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LES ENTREPRISES SOCIALES, UNE REELLE
ALTERNATIVE ?
Analyse
Juillet 2012
Véronique Huens
Coordinatrice Education permanente
Poser cette question pourrait paraître absurde ou suicidaire de la part d’une fédération qui défend les
entreprises sociales depuis plus de 30 ans. SAW-B ne croirait-elle plus dans ce modèle ? Faut-il se
rallier aux propos de Paul Jorion lorsqu’il écrit : « [L’économie sociale], on peut essayer, mais ça ne
marche pas. Au pire on vous assassine, au mieux ça vivote »1 ?
Bien au contraire. L’économie sociale semble plus pertinente que jamais, dans le contexte de crise
actuel. Crise qui dépasse largement les aspects financiers car il s’agit bien d’une crise politique qui
exige de repenser notre modèle de société, de changer de paradigme. Le capitalisme2 tel que pratiqué
aujourd’hui conduit à une impasse. Et les entreprises sociales, les valeurs et méthodes qu’elles
mettent en œuvre peuvent offrir une piste d’alternative.
Mais il serait dangereux de tomber dans un idéalisme aveugle. L’économie sociale n’est pas la
panacée, ses entreprises ne sont pas toutes des modèles de vertu ou de démocratie. Et les risques de
se faire instrumentaliser par les pouvoirs publics ou récupérer par le capitalisme sont importants, sans
une grande vigilance.
Comme le rappellent régulièrement certains penseurs et économistes, la portée d’action et de
changement de l’économie sociale est toute relative car nous vivons, qu’on le veuille ou non, dans une
société qui est encore dominée par la pensée capitaliste. Quel est alors notre rôle dans ce système ?
Au mieux, penser les plaies béantes qu’il laisse derrière lui ? Jouer le rôle que les pouvoirs publics
devraient endosser mais que, sous l’influence de la pensée libérale et maintenant sous le prétexte de
l’austérité, ils délaissent de plus en plus ? Former des poches de résistance qui, tant qu’elles ne
dérangent pas de trop, sont tolérées ?
Plusieurs évènements donnent envie de se confronter à ces interrogations. D’abord, la sortie du livre
« La nouvelle alternative ? » de Philippe Frémeaux, éditorialiste de la revue « Alternatives
économiques » et président de la coopérative du même nom. Cet ouvrage questionne le bien fondé
des vertus de l’économie sociale (et solidaire) et souligne ses paradoxes, ses contradictions et ses
échecs. Et ce au travers de nombreux exemples qui jalonnent l’histoire de l’économie sociale.
Ensuite, différents groupes d’économistes et philosophes (comme les « économistes atterrés »,
Roosevelt 2012, etc.) apportent depuis quelques temps des éclairages intéressants sur les mesures
qui semblent indispensables à un réel changement de modèle économique. Tout comme Philippe
Frémeaux, ils estiment que l’économie sociale a un rôle à jouer mais qu’il doit absolument être nuancé
et surtout pas idéalisé. Car l’économie sociale, dans sa configuration actuelle et surtout dans la
configuration politique et économique que nous connaissons, n’a que peu de chance de jouer un rôle
1
Interview de Paul Jorion intitulé « Des solutions, on n’en a pas » dans Alterechos, avril 2012.
Nous entendons par capitalisme un système économique et financier caractérisé par la recherche du profit financier, la
propriété des entreprises aux mains des détenteurs de capitaux (et non des travailleurs) et la régulation par le marché.
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majeur de changement. Cette analyse passera en revue les critiques émises par ces auteurs –
essentiellement français – et apportera un éclairage propre et plus belgo-belge. Pour, c’est en tout cas
l’objectif, être mieux à même de les dépasser.
Les entreprises sociales
Les entreprises sociales semblent, a priori, représenter des candidates toutes désignées pour apporter
un réel changement au capitalisme financier3. Parce qu’elles révolutionnent en profondeur ses
fondements.
A la recherche du profit financier et de l’enrichissement des actionnaires comme buts ultimes, elles
opposent la recherche de l’intérêt général, le service à la collectivité et surtout une rémunération
limitée du capital. Elles proposent donc un équilibre plus juste entre rémunération du travail et du
capital. Parce que les travailleurs participent tout autant, si pas plus, à la création de richesse que
ceux qui ont amené les capitaux nécessaires au fonctionnement de l’entreprise.
A une ploutocratie4, dans laquelle les actionnaires sont de plus en plus souvent des entreprises ou des
banques, les entreprises sociales opposent une démocratie économique en remplaçant le modèle
« une action, une voix » par le principe « un homme, une voix ». Une véritable révolution !
A la consommation et surconsommation dont les outils sont la publicité et le crédit facile, elles
opposent des services et des biens qui cherchent à répondre à de vrais besoins. Cela, avec un ancrage
territorial et dans le respect des consommateurs, des travailleurs, des fournisseurs et des autres
parties prenantes, souvent directement associées au projet.
Au quotidien, les entreprises sociales œuvrent, comme le dit bien Philippe Frémeaux « en faveur de
modes de production et de consommation plus équitables, plus respectueux de l’environnement et
plus intégrateurs sur le plan social. Elles apportent une alternative en actes à la logique économique
dominante. De quoi transformer en permanence notre société. » Mais ce qui fait leur force peut aussi
être facteur de faiblesse ou même représenter des risques de dérives potentielles.
La première force ou faiblesse consiste en la finalité-même de l’entreprise sociale qui peut être
partagée par ses membres mais être fort éloignée de l’intérêt général ou de l’idéal de société tel qu’on
pourrait l’entendre. Cette nouvelle école créée à Bruxelles par une maman mécontente du système
scolaire actuel. L’ « arboretum college » illustre à merveille ce possible dérapage. Elle s’affiche
clairement comme un établissement élitiste réservé aux enfants dont les parents peuvent se
permettre de payer entre 13.000 et 23.000 euros de minerval annuel. Il propose aussi des bourses
pour les élèves les plus méritants… Une manière de voir l’enseignement très éloignée des valeurs
d’égalité et de solidarité chères à nos démocraties modernes et à l’économie sociale. Pourtant, cette
maman souhaite en faire une société coopérative à finalité sociale dont les bénéfices seront reversés
au profit des élèves de l’école. Une façon, pour les plus riches, de s’entraider ? Autres cas tout aussi
parlants : des entreprises qui ont pour objectif social de remettre au travail des personnes
handicapées ou éloignées de l’emploi et qui, pour atteindre cet objectif, sont prêtes à se lancer dans
tous les secteurs d’activité, y compris l’armement. Des coopératives d’agriculteurs qui visent à
mutualiser les achats pour faire bénéficier leurs membres d’un prix moins élevé, le tout au profit d’une
agriculture intensive destructrice de notre environnement et de notre santé. Les exemples sont
nombreux et montrent combien un objectif social louable peut en cacher d’autres qui le sont parfois
nettement moins.
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Selon Wikipedia, le capitalisme financier est un terme qui désigne un système économique capitaliste qui est déconnecté de
«l’économie réelle» et où l’importance accordée à l’actionnaire est largement excessive.
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La ploutocratie est définie par le Robert comme « un gouvernement par les plus fortunés ». Il s’agit donc d’un système de
gouvernement où l'argent constitue la base principale du pouvoir. Ce sont les personnes qui ont le plus d’argent qui ont le plus
de pouvoir.
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Une autre limite qui, en même temps, constitue un des points forts des entreprises sociales : la
gestion démocratique. Si elle constitue une réelle plus-value et une marque de changement
lorsqu’elle est effective, elle peut, tout aussi bien, représenter un frein important ou pire être utilisée
comme une simple façade. La gestion démocratique des entreprises sociales mérite à elle seule une
thèse mais il parait indispensable de revenir d’abord sur la diversité des formes qu’elle recouvre. Car
derrière le principe « un homme, une voix » se cache une multitude de réalités. Les propriétaires des
entreprises sociales sont parfois leurs travailleurs, parfois leurs clients et usagers, parfois encore leurs
fournisseurs, leurs partenaires ou simplement des personnes qui soutiennent le projet financièrement
(dans une coopérative) ou symboliquement. Leur nombre peut aussi varier fortement et les
dynamiques à l’œuvre être très diverses.
Mais les limites et dérives semblent être les mêmes partout. La première est sans doute la difficulté de
faire face à une certaine démotivation des membres ou sociétaires qui se traduit, dans beaucoup de
structures par une absence massive aux assemblées générales. Ou comment transformer les AG en de
réels lieux de débat et de décision que les membres se réapproprient, dans une société où les
citoyens ne voient déjà plus l’intérêt d’aller voter ? Particulièrement en temps « normal », c'est-à-dire
tant que la structure fonctionne bien et répond aux attentes de ses sociétaires ou membres. Quels
outils mettre en place pour permettre à tous de participer au-delà de la distance physique ou des
horaires incompatibles avec des vies de famille ? Des questions auxquelles certaines entreprises ont
cherché et parfois trouvé des solutions5 mais qui exigent souvent du temps et des moyens humains et
surtout une certaine volonté. Car combien d’entreprises sociales communiquent peu ou mal à leurs
membres ou sociétaires sur leur possibilité d’assister aux AG et sur le pouvoir qui y est lié ?
Une deuxième limite est celle de la cooptation ou la tentation de s’adjoindre des alliés et partenaires
qui vont d’office abonder dans le sens souhaité par la direction. Une pratique courante, dans
l’entreprise classique, mais aussi dans le monde associatif où les conseils d’administrations sont
composés des amis ou associations partenaires qui elles-mêmes les invitent dans leur propre CA. Si la
cooptation peut parfois être un facteur de stabilité au sein de la structure, elle met clairement en
danger la démocratie qui, pour vivre, nécessite du débat et des opinions divergentes. Un CA qui ne
peut émettre la moindre critique de peur du retournement de manivelle est un CA mort. Ouvrir le
cercle à une multiplicité de parties prenantes comme le propose les SCIC françaises, peut, dans
certains cas, représenter une piste intéressante. Mais pas toujours suffisante.
La « managerisation » des entreprises ou la prise de pouvoir par l’équipe dirigeante est un troisième
risque qui se rencontre peut-être plus souvent dans des entreprises sociales de grande taille. Car la
démocratie suppose de vulgariser suffisamment les informations pour que tous puissent se les
approprier et participer aux décisions. Elle exige également de fournir une information dans des délais
suffisants. Mais la transparence de l’information reste toujours liée à la volonté de l’équipe dirigeante
car toute information peut être biaisée ou incomplète sans le paraître.
La démocratie économique6 représente un réel moteur de changement face au modèle capitaliste
(opaque et quasi totalitaire). Elle n’est pourtant pas une évidence. Elle exige du temps et des moyens
et surtout une vigilance importante de tous, des dirigeants comme des parties prenantes impliquées
dans l’entreprise.
Dernier constat : les entreprises sociales sont extrêmement diverses, dans leurs missions et leurs
modes de gestion. Cette diversité est source de richesse mais représente aussi un frein important à
leur capacité de « faire mouvement ». Car se positionner comme alternative au modèle dominant
exige d’abord d’identifier clairement – et que puisse être identifiée – le type d’alternative que l’on
souhaite mettre en place. Or, il semble évident qu’elle n’est pas la même pour une petite coopérative
autogérée active dans le commerce équitable que pour un grand groupe qui offre des services d’aide
ménagère. Rendre l’économie plus humaine peut prendre des formes multiples et il n’y a, pas ou peu
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Des assemblées décentralisées ou même par vidéoconférence, des votes par Internet sur certaines questions, des assemblées
réalisées le week-end avec, à côté, des activités pour les enfants sont quelques unes des propositions réfléchies ou mises en
œuvre par des entreprises sociales.
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Entendu comme un système reposant sur une gestion démocratique de l’entreprise (un homme, une voix).
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de réelle vision partagée par l’ensemble des entreprises sociales, qu’elles soient belges francophones
ou européennes. La pilarisation encore fort présente dans notre petit pays n’aide en rien à construire
cette vision.
Autre frein à ce mouvement commun : le peu de visibilité de ces alternatives. Les clients et
travailleurs eux-mêmes ignorent, dans beaucoup de cas, que leur entreprise porte une vision sociale
de l’économie et fait partie d’un mouvement plus large. Et ce manque de visibilité est directement lié
au manque de volonté de certaines entreprises sociales à s’afficher comme telles. Il serait utile de
questionner les entreprises sur le changement qu’elles souhaitent mettre en œuvre au travers de leurs
activités. Cette interrogation pourrait être faite, non seulement aux directions mais également aux
milliers de travailleurs qui sont actifs dans ces entreprises. Et la réponse risque bien d’être cinglante. A
y regarder de plus près, un nombre important d’entreprises d’économie sociale ne se positionne pas
comme « alternative » ou « acteur de changement ». Et il faut se garder de porter un jugement sur
un leur choix parce que leurs finalités contribuent souvent, par leur nature à amener des
changements si infimes soient-ils. Certaines entreprises sociales actives dans l’insertion
socioprofessionnelle assument pleinement leur rôle de « pansement » des méfaits du capitalisme.
Leur mission est essentielle, et indispensable, c’est clair. Elles essaient simplement – et c’est déjà bien
assez compliqué comme ça – d’améliorer le quotidien de leurs travailleurs et de leurs usagers sans
chercher à changer le système qui est, en partie, responsable de la situation problématique dans
laquelle ces derniers se retrouvent. Mais créer les conditions pour que les travailleurs se sentent à
l’aise pour apprendre et progresser ne constitue-t-il pas une première étape essentielle pour leur
permettre de devenir acteur de changement d’eux-mêmes et puis, peut-être du collectif, de la
société ?
D’autres entreprises sociales préfèrent faire la révolution en silence car ça leur paraît plus efficace. Si
leur mode de gestion est en opposition complète avec celui pratiqué chez leurs concurrents, elles ne
font aucun cas de cette différence qui passe encore trop souvent aux yeux des clients comme une
marque d’amateurisme et de manque de sérieux. Pourtant, communiquer sur ses différences peut
offrir un « garde-fou » intéressant aux valeurs que l’entreprise porte. « Ils ne peuvent pas affirmer
que leurs sociétaires occupent une place dominante sans leur donner un peu de pouvoir. Quand la
MAIF (grand groupe d’assurance français) choisit le slogan « assureur militant », cela change la donne
et infléchit nécessairement, et dans le bon sens, les pratiques. Ils ne peuvent pas rester dans la
schizophrénie. » 7
Ces limites montrent qu’il est trop simple de présenter les entreprises sociales comme des
organisations hyper vertueuses face à des entreprises « classiques » qui incarneraient toutes les
dérives du capitalisme. Pourtant, nombre de dirigeants de l’économie sociale travaillent au jour le jour
pour que leur entreprise s’approche au maximum de l’idéal de démocratie et de solidarité. Mais,
comme l’expliquent bien Philippe Frémeaux et d’autres économistes, la tâche est ardue car les
entreprises sociales ne peuvent naviguer dans une autre économie que celle qui existe actuellement, à
savoir une économie de marché et de concurrence. Et, en général, les règles concurrentielles
pénalisent les comportements vertueux8.
La configuration économique et politique actuelle
Dans un monde qui n’est pas vertueux, peut-on vraiment l’être ? Peut-on vraiment fonctionner à
contre-courant ? La réponse semble claire pour beaucoup d’économistes comme Paul Jorion : « dans
un cadre institutionnel qui n'est pas vertueux, il n'est pas possible d'être vertueux. On peut l'être, mais
7
Entretien de Jean-Philippe Milesy, délégué général de la coopérative Rencontres sociales dans le magazine Basta. Cette
interview est accessible sur la page internet suivante : http://www.bastamag.net/article2086.html
8
L’introduction de clauses sociales dans les marchés publics est une manière de modifier les règles du système en favorisant les
entreprises qui démontrent un réel objectif d’utilité sociale. Toutefois, cela permet d’infléchir les règles du jeu mais pas de les
modifier en profondeur. Les clauses sociales ne remettent en effet pas en question le tout au marché et la concurrence ellemême entre entreprises et le fait que bon nombre de services publics sont désormais soumis à adjudication.
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10 ou 15 minutes, parce qu'on est éliminé directement. Dans un cadre qui encourage au crime comme
la finance actuellement, les initiatives de type individuel pour changer le système par un exemple
vertueux sont éliminées par les lois de la concurrence. » 9
Philippe Frémeaux met ce constat en évidence et pointe trois risques pour les entreprises d’économie
sociale : la récupération, la banalisation et l’institutionnalisation.
La récupération
Parce qu’elles répondent à des besoins non-rencontrés et souvent peu solvables, les entreprises
sociales font souvent preuve d’innovation importante. Elles ont investi des secteurs nouveaux quand
personne n’y croyait : le commerce équitable, le recyclage des déchets, les systèmes d’assurance
sociale, les énergies renouvelables, etc. Rançon du succès qu’elles y ont connu après des années de
disette : la concurrence des entreprises capitalistes ou la récupération par les autorités publiques. Au
risque de disparaître et surtout de dénaturer les valeurs qui présidaient dans ces entreprises. Un des
exemples les plus parlant est sans doute celui de Terre qui après avoir investi le secteur du recyclage
de papier, se voit concurrencer par des grands groupes multinationaux auxquels elle ne peut que
difficilement faire face. Et les bénéfices que ces derniers engrangeront, soyez-en sûrs, ne serviront
pas à soutenir des organisations paysannes du Sud !
La banalisation
Un risque qui augmente souvent avec la taille de l’entreprise et le haut degré de concurrence du
secteur d’activité. Des grands groupes ou entreprises sociales qui finissent par ressembler comme
deux gouttes d’eau à leurs concurrents, voire parfois à abandonner leurs valeurs et principes. Le plus
souvent suite à l’absence de contrôle des membres ou sociétaires bien démunis face à la complexité
de gestion de l’entreprise. Mais aussi suite au besoin de professionnalisation qui peut conduire à
recruter des cadres aux salaires exigeants, qui partagent parfois fort peu l’éthique ayant présidé à la
naissance de l’entreprise. Ces entreprises perdent alors toute spécificité aux yeux du grand public. Et
un nécessaire travail d’autoanalyse et de rappels des valeurs qui animent l’entreprise et ensuite de
sensibilisation à l’interne comme à l’externe s’imposent. Quels sont les clients qui savent par exemple
que le groupe Multipharma est une coopérative ?
L’instrumentalisation
Ou quand les entreprises sociales deviennent le bras armé des politiques publiques. Un risque qui
guette surtout le secteur de l’insertion socioprofessionnelle, souvent considéré par les pouvoirs publics
belges comme l’économie sociale à lui tout seul. Le risque majeur est évidemment de perdre tout
contrôle sur la gestion de l’entreprise car celle-ci est avant tout déterminée par les agréments et les
subsides dont elle bénéficie. Mais cette instrumentalisation peut aussi être le fait d’entreprises privées.
Les missions locales et missions régionales en sont un bon exemple même si elles sont loin d’être les
seules. Entre les politiques d’emploi menées par le gouvernement fédéral, les exigences chiffrées et
quantitatives des gouvernements régionaux et celles des entreprises privées, quelle place ont-elles
encore pour mener les missions qui leur sont propres ? Et comme ces mesures et contraintes viennent
s’ajouter les unes après les autres, le risque est qu’elles « endorment » lentement la capacité de
réaction de ces structures. Force est de constater que certaines semblent avoir intégré ces contraintes
comme « normales » et « nécessaires ». Comme l’eau qui chauffe doucement endort la grenouille…
jusqu’au point de non-retour ?
Les entreprises sociales ne contribuent-elles pas justement, au travers de leurs actions, à changer
lentement le cadre ? Oui et non. Non parce que nous l’avons suffisamment démontré : les entreprises
sociales ont leur propres limites et participent elles-mêmes, dans certains cas, à perpétuer le système
auquel elles proposent une alternative. Non parce qu’elles ne peuvent rien seules. Pour certains
économistes, si les entreprises sociales représentent une dynamique intéressante, elles sont encore
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Interview de Paul Jorion dans Alterechos, avril 2012 « Des solutions, on n’en a pas ».
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trop marginales pour peser réellement. Et on ne peut pas vraiment leur donner tort. Elles participent à
un mouvement, mais c’est finalement plus les crises du capitalisme qui poussent aujourd’hui les
citoyens à découvrir l’économie sociale que l’existence des entreprises sociales elle-même. C’est quand
des organisations internationales, des cinéastes, des médias se sont emparés de la question de la
malbouffe et des conséquences désastreuses de l’agriculture intensive que le bio a connu un certain
essor. Les entreprises sociales restent donc trop peu nombreuses, trop peu visibles et pas assez
puissantes pour imposer l’alternative qu’elles portent à l’ordre du jour. Et si les chiffres de l’économie
sociale peuvent parfois paraître importants du point de vue statistique, c’est parce qu’ils intègrent des
structures qui, si elles appartiennent, théoriquement au mouvement, l’ignorent parfois elles-mêmes, à
l’instar de pas mal d’ASBL.
Mais oui, les entreprises sociales ont un rôle de transformation à jouer. Certaines en sont pleinement
conscientes et choisissent de le faire savoir, et d’en être les porte-drapeaux. D’autres, agissent et
évitent, au quotidien, de tomber dans les écueils que cette analyse a évoqués. Par là-même elles
contribuent à faire avancer le mouvement, elles démocratisent de facto l’économie. Mais elles ne
souhaitent pas toutes aller plus loin dans la dynamique politique portée par les entreprises sociales de
manière collective. Les mouvements et fédérations qui rassemblent ses alternatives doivent les rendre
plus visibles. Parce que l’exemple est la meilleure manière de faire changer les choses, de montrer
qu’il est possible d’agir autrement. Parce que « si nous attendons les instructions venant d’en haut
pour changer la manière dont nous vivons, nous risquons d’attendre encore longtemps »10. Oui, les
entreprises sociales peuvent être moteur de transformation à travers des outils et des nouveaux
modes de pensées qu’elles développent. Car même si ceux-ci restent marginaux, ils restent essentiels
et démontrent que d’autres manières de penser sont possibles. Tels les indicateurs alternatifs de
richesse ou les monnaies alternatives qui remettent en cause le principe de l’usure ou la recherche de
profit financier comme unique curseur de l’activité économique.
Pistes
Pour jouer ce rôle de transformation, il semble indispensable de prendre bien conscience des limites à
la fois internes et externes à ce rôle. Faire « comme si » l’économie sociale était la panacée, comme si
les entreprises sociales formaient un mouvement uni et parlaient d’une seule voix, comme si les
risques de récupération et de dénaturation des projets n’existaient pas, serait sans doute la pire des
choses. Nous devons être conscients des « conséquences inattendues » de nos actions, comme
l’explique Paul Jorion. Conséquences qui viennent aussi bien de l’extérieur, parce que nous sommes
dans un monde non vertueux, contraire à nos idéologies que de l’intérieur, parce qu’il y a des failles
que l’on n’aurait pas vues. Les entreprises sociales qui souhaitent jouer un rôle de transformation de
notre société doivent donc rester réalistes et critiques, en remettant sans cesse en question leur
propre organisation interne pour que celle-ci soit en lien avec les idéaux qu’elles poursuivent.
Cela suffit-il pour autant ? Est-ce que, bien conscients de ces limites, nous ne devons pas aussi – et
nombre d’entreprises sociales le font déjà – faire un pas de plus ? La transformation des règles du jeu
économique et la construction d’une société plus juste et plus solidaire qui offre à tous l’accès à des
biens et services de qualité ne passe-t-elle pas aussi par des alliances avec d’autres mouvements
sociaux ? Par le refus de l’instrumentalisation par les pouvoirs publics mais plutôt pour la construction
avec eux de partenariats équilibrés pour répondre aux besoins des citoyens ? Par un dépassement des
vieilles querelles de clochers pour plus de coopération entre nous ? Par une communication plus
affirmée et efficace de nos plus-values, de nos idées… Des chantiers passionnants même si
terriblement ardus pour certains.
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Intervention de Paul Jorion lors du colloque « Rêves de (R)évolutions », le 4 mai 2012 à Paris.
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