détail de la méthode dans cet article

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détail de la méthode dans cet article
11 mai 2015
Mettre le prix pour sortir un pays du chaos (ou l’empêcher d’y entrer) est rentable1
Après les accords de Paris en 1991, qui ont suivi l’épisode Khmers rouges et l’occupation
vietnamienne, le Cambodge a bénéficié d’une aide internationale massive pour reconstruire le pays.
Cette aide n’a pas été seulement financière. Une administration provisoire a été mise en place. Le
coût a été élevé, mais à partir de la fin des années 90 et l’installation d’un gouvernement sortant des
urnes, le pays a décollé et a connu au cours des années 2000, jusqu’à aujourd’hui, un taux de
croissance élevé. Cet effort a été, selon les termes appliqués pour un investissement, rentable.
La voie actuellement prise dans de nombreux pays en crise est celui d’une aide internationale
parcimonieuse, minimale parfois, ou qui n’équilibre pas l’effort entre dépenses militaires et civiles. Le
fonds Bêkou multibailleurs pour la Centrafrique a été abondé jusqu’à ce jour à hauteur de 64M€ par
l’Union européenne et 3 Etats membres (Allemagne, France et Pays-Bas). Même si ce fonds a permis
d’initier rapidement des projets sur le terrain2, les volumes financiers sont hors de proportion avec
les besoins réels pour construire ou reconstruire un pays. Il peut cependant être montré, avec des
hypothèses simples et prudentes, qu’une aide consistante peut offrir un retour hors de proportion
pour le pays. A l’inverse, si l’aide n’atteint pas une masse critique, elle peut être perdue, du fait
d’une instabilité récurrente. Le coût de la Minusca et de l’appui militaire français Sangaris en
Centrafrique atteint sur un an près d’un milliard de dollars3.
L’objet de cet article est donc de relier les trois idées suivantes : il faut une masse critique d’aide
pour aider un pays à sortir d’une crise, cette aide doit équilibrer parties civile et militaire, et elle peut
dès lors être rentable, avec un taux calculé élevé. Le Cambodge et la Centrafrique serviront
d’illustration, avec en perspective tous les pays post crise ou qui pourraient basculer en crise.
Rentabilité de l’aide au Cambodge
On pourrait considérer que la rentabilité des 2,5 Md$ investis au Cambodge par la communauté
internationale entre 1992 et 1993 a été de 28% par an sur 15 ans : le PIB a été multiplié par 3, de
2,4 Md$ en 1994 à 7,7 Md$ en 2008, en dollars constants (source Banque Mondiale). Le coût de
l’Apronuc, a été de 1,7 Md$ (source Wikipedia) par l’envoi de plusieurs milliers de militaires, policiers
et personnels civils et les frais associés4. Nous y rajoutons l’aide internationale des deux premières
1
Les auteurs de cet article sont, par ordre alphabétique, Eric Beugnot, responsable de la surveillance des
risques à l’AFD et précédemment directeur au Cambodge, Hervé Conan, directeur de l’AFD au Cameroun et en
RCA, Chargé de mission au Cambodge entre 2006 et 2009, Jean-Daniel Gardère, ancien directeur général du
Centre Français du Commerce Extérieur, responsable de la mission économique au Cambodge de 2005 à 2007,
auteur de Monnaie et Souveraineté (2010) ainsi que Les voies du Cambodge, croissance et défis (2013).
2
Le Fonds a été créé fin juillet 2014, les premiers projets validés par le Comité de Gestion fin septembre et les
premières actions sur le terrain ont démarré début 2015.
3
la Mission intégrée multidimensionnelle de stabilisation des Nations Unies en République centrafricaine
(Minusca) comprend fin avril 2015 8500 militaires et 1500 policiers ((10.000 et 1800 respectivement en
septembre), son coût total est estimé entre 500 et 800 M$. L’opération Sangaris compte 2000 militaires
français et son coût est évalué à 1 M€ par jour.
4
La mission de l’Apronuc s’est déroulée de février 1992 à septembre 1993 avec la participation de 45 pays. Elle
a impliqué 15 991 militaires, 3 359 policiers, 1149 agents civils internationaux, 465 volontaires des Nations
unies et 4830 agents locaux.
années, 800 MUSD. Les bénéfices économiques obtenus sont estimés par la différence de PIB entre
une situation sans croissance et une situation avec croissance.
PIB du Cambodge en milliards de dollars
constants
9
8
7
6
5
4
3
2
1
0
Investissement
initial 2,5 Md$
Ecart de PIB
29 Md$
Sur la période considérée, cette différence a représenté en cumulé 11 fois les 2,5 Md$ d’aide initiale.
Le raisonnement sous-jacent est de considérer que sans cette aide massive, le pays serait resté dans
le chaos. Il faut se souvenir que les Khmers rouges n’ont été définitivement désarmés que vers la fin
des années 90.
La première objection qui pourrait être soulevée est celle de la fiabilité de l’outil statistique. La
critique est sans doute pertinente dans les premières années, mais en même temps, sauf à
considérer que les données ont été fausses de tout temps, la tendance sur cette période, illustrée par
le graphique, n’est pas incohérente. A l’encontre de cette objection, on pourrait aussi ajouter que la
matière statistique appréhendée par le PIB est généralement sous-évaluée compte tenu de
l’importance de l’économie informelle et illégale5; les effets réels pourraient être encore plus
importants.
L’objection suivante est que le Cambodge a pu bénéficier d’un environnement externe favorable. Les
pays voisins, Chine, Thaïlande, Vietnam y ont réalisé des investissements productifs (usines textiles,
hôtellerie à Angkor, plantations…) puis immobiliers considérables. Même si nombre de leurs
opérations laissaient relativement peu de valeur ajoutée locale, leur apport en terme d’emplois, de
revenus et d’exportations a été décisif pour entrainer le pays sur une pente de croissance annuelle
moyenne de plus de 10% en 1999 puis de 2003 à 2008. Cependant, ces investissements n’auraient
pas eu lieu si la réhabilitation des infrastructures, l’adoption d’une législation favorable, la
stabilisation macroéconomique et surtout l’ouverture à tout crin du pays – assortie de la totale
liberté des transferts et d’une forte dollarisation de la masse monétaire – n’avaient été entreprises
avec l’argent des bailleurs de fond ou comme condition de leurs apports.
Il est à cet égard symptomatique de noter que jusqu’en 98, dans la première phase ayant
accompagné et suivi la brève mais intense intervention de l’APRONUC, la croissance fut souvent
décevante, en dessous de 6%, malgré l’énorme effet de rattrapage que les économistes étaient en
5
La réouverture du pays aux investisseurs, pendant de l’aide internationale, a bien sûr attiré au Cambodge des
opérateurs, principalement asiatiques, à la recherche de moyens de blanchiment. Surtout, malgré le
renforcement indéniable – mais largement théorique – de l’appareil réglementaire et des contrôles, elle a
facilité la ruée vers les ressources naturelles du pays. Ce phénomène a lui-même déclenché de sérieux
problèmes fonciers et sociaux et favorisé la poursuite, parfois l’accélération du processus de déforestation
dont pour une bonne partie les gains considérables – plusieurs milliards de dollars estime-t-on – ont été à leur
tour réinvestis dans le pays en particulier dans l’immobilier.
2
droit d’attendre après plus de vingt ans de guerre, génocide et isolement. C’est dans une seconde
phase, après la clarification politique brutale mais efficace due au coup de force du PPC de juillet 97
et à la complète élimination ou intégration des guérillas khmères rouges résiduelles que la croissance
a décollé. Et que, malgré la forte poussée des inégalités, les revenus réels moyens de la population
ont commencé à progresser, conduisant à la division par deux du taux de pauvreté. Pour autant, ce
sont à coup sûr les premiers apports internationaux qui par leur volume – équivalent à une année de
PIB – ont permis la pacification et la libéralisation politique et économique du pays, d’une part, son
intégration au système mondial des échanges avec les avantages de sa catégorie, d’autre part. C’est
également au cours de cette première phase que les quatre moteurs de l’hyper-croissance
cambodgienne ont démarré cahin-caha: confection textile (par redéploiement d’entreprises
principalement asiatiques), tourisme, bâtiment et banques.
Il est vrai que les flux d’aide internationale eux-mêmes – abondés par celle de la Chine dans les
années 2000 – se sont poursuivis sans faiblir, allant jusqu’à représenter 1/10ème du PIB officiel. Mais
là aussi, on peut répondre que l’élan initial a sans doute été déterminant.
Un regard pragmatique sur la période allant de 1991 à 2008 montre que l’injection massive d’argent
frais des années 91-94, due à la combinaison des dépenses locales et salaires laissés sur place de
l’APRONUC et des dons et prêts à fort élément-don de la communauté internationale, n’a pas à elle
seule changé les choses ni directement embarqué le Cambodge sur la route d’une croissance
exceptionnelle. Mais elle en a certainement fourni le cadre et l’amorçage indispensables.
Que le processus ait produit aussi quelques effets qui se sont révélés à moyen terme pernicieux ne
peut être non plus contesté. La dollarisation paralyse quelque peu la mise en œuvre d’une politique
monétaire plus efficace et d’une politique de crédit mieux orienté vers l’agriculture familiale et les
micro-entreprises. La surpopulation bancaire présente des risques. Les profits indus tirés de la
fourniture à prix très élevés de services de tous ordres à l’APRONUC et à ses personnels ont permis
l’émergence d’une classe d’entrepreneurs cambodgiens ; mais ils ont aussi provoqué l’émergence
d’un capitalisme sauvage, sous-fiscalisé et peu respectueux des règles ; et ont amplifié la montée des
inégalités. Mais ceci est une autre histoire qui tient au contenu de la croissance voulue ou acceptée
par les autorités.
Application à la Centrafrique
Mettre en place une véritable stratégie de développement, ou en d’autres mots remettre la
population au travail, est indispensable pour rendre efficace l’opération de maintien de la paix.
La Centrafrique est actuellement dans un état de destructuration profonde, aussi bien au plan de son
administration, des services essentiels de santé et d’éducation qui ne fonctionnent plus depuis au
moins deux ans, de l’activité économique qui est arrêtée. La production agricole s’est effondrée, la
plupart des routes sont devenues impraticables.
Si on applique l’effort entrepris pour le Cambodge à la Centrafrique, on arrive, en dollars
constants, à un peu moins de 4 Md$. La population du Cambodge en 1992 (9 millions d’habitants) et
celle de la RCA aujourd’hui (4,6 M) restent dans le même ordre de grandeur. De quoi commencer à
installer une véritable administration et former ses agents, assurer la sécurité, développer les
infrastructures de base, accroitre la résilience de la population et renforcer les compétences pour
relancer le secteur productif. Dans les grandes lignes de la stratégie de développement, le
rétablissement des voies de communication entre Bangui et les principales villes et la promotion de
3
celles-ci comme îlots de développement, bases d’une relance agricole sont prioritaires. Le retour des
investissements étrangers, déclenchant un cercle vertueux, pourrait suivre. Les études et plans de
développement ne manquent pas : le PURD (Plan d’Urgence et de développement durable 20142016) a évalué les dépenses sur cette période à 4,5 Md$ dont la moitié pour le volet économique,
l’autre étant consacrée à la gouvernance et aux secteurs sociaux. La conférence des bailleurs de
décembre 2012 était quant à elle partie sur un Pacte de Convergence 2013-2015, donnant la priorité
au développement et à la relance économique pour 1,5 Md$, hors programme routier.
Entre 2012 et 2013, en considérant que ces chiffres ne reflètent qu’un ordre de grandeur, le PIB
centrafricain a perdu un tiers de sa valeur de 2 Md$ à 1,3 Md$. Si, avec un effort initial de 4 Md$, il
regagne en 5 ans son niveau de 2 Md$ (soit 10% de croissance annuelle) puis sur les 10 années
suivantes progresse au rythme de 5% par an, l’écart de valeur économique générée par rapport à
une croissance nulle serait de 15 Md$ : la rentabilité annuelle serait de 15%. Ces résultats ne sont
pas irréalistes : la Centrafrique retrouverait au terme de ces 10 années un PIB par habitant voisin de
celui du Burkina Faso, pays enclavé comme lui et de population et taille comparables.
Il faut souligner ici une évidence, les modalités de l’aide sont tout aussi importantes que les
montants. Il n’est pas équivalent d’avoir 1 Md$ d’aide constituée d’importations intégrales (experts,
fournitures et équipements) et 1 Md$ contribuant à créer de la valeur ajoutée locale. Les premiers
appels d’offres lancés par l’ONU pour accueillir la Minusca, n’ont laissé absolument aucune place aux
fournisseurs locaux6. Un effort réaliste doit être programmé pour renoncer à la facilité en recourant à
des fournitures locales, ce qui signifie accepter une qualité moindre et certains aléas. La qualité de
l’aide devrait être mesurée par un ratio de dépenses locales.
6
Les appels d’offres groupés intégrant expert, fourniture et équipement, par opposition à des AO par lots, ne
permettent absolument pas une réponse par des groupements locaux.
4
Les hypothèses de travail sous-jacentes :
La première est l’acceptation par le pays d’un partage de souveraineté, pendant une période
donnée. Il n’est pas envisageable de transférer des montants très importants dans un pays
déstructuré, sans un contrôle étroit, mais partagé, de leur utilisation par la communauté
internationale. Il faut espérer que le « paquet » soit suffisamment attractif pour que les parties en
présence l’acceptent. Un cadre contractuel de stabilité pourrait ainsi être établi pendant une période
suffisamment longue (5 à 10 ans) pour relancer une dynamique positive. Le pacte de convergence
pour la RCA proposé en 2012 allait dans cette direction en posant « un accord mutuel dynamique et
flexible entre Gouvernements et partenaires au développement… et en partageant les
responsabilités et les risques tout en renforçant la prévisibilité de l’aide publique au
développement».
La deuxième est que la stabilité politique accompagnera un chemin de croissance retrouvé. Il est
cependant évident que l’aide financière ne peut à elle seule tout résoudre. Elle constitue un substrat,
qui doit être accompagné de tous les efforts, diplomatiques, politiques, culturels et religieux visant à
aboutir à une réconciliation nationale. Elle doit créer les conditions nécessaires pour favoriser les
IDE7 sur les secteurs de croissance de la RCA. L’aide doit tirer les leçons de tous les échecs passés, y
compris au Cambodge où l’Apronuc a fait l’objet de virulentes critiques. Le récent rapport Pharos8
destiné à comprendre la crise centrafricaine sous ses aspects culturels et religieux illustre ce besoin
d’une approche globale.
En conclusion, un choix raisonnable reste à faire, pour éviter des coûts supplémentaires liés à la
déstabilisation profonde des pays en crise.
Ces calculs, aussi grossiers soient-ils, amènent à réfléchir sur un choix d’opportunité à faire. Dans les
paramètres de ce choix il y a une masse critique en deçà de laquelle l’aide pourrait être inefficace et
potentiellement perdue. La Centrafrique ne sortira pas du chaos par les seules forces de maintien de
la paix. Un autre paramètre est qu’une déstabilisation durable ce pays, au carrefour de cinq autres,
ne restera pas confinée.
Le raisonnement sur la Centrafrique pourrait être étendu aux pays de la bande sahélienne et le coût
de l’inaction (ou d’une action partielle), avec ses répercussions prévisibles sur les pays occidentaux,
mériterait d’être calculé sous différents scénarios adverses. Il ferait certainement encore davantage
peser la balance vers le choix raisonnable d’un investissement significatif.
Les pays industrialisés ont compris sans calcul de rentabilité qu’il était avantageux de dépenser des
centaines de milliards pour surmonter la crise financière. Ils l’ont fait d’autant plus facilement que
nous ne sommes plus à l’époque de l’étalon-or, où toute dépense avait une contrepartie physique.
Europe et Etats-Unis ont fait fonctionner la planche à billets. Face aux drames humains qui se jouent,
aujourd’hui et demain, quelle réticence à canaliser intelligemment des flux des dizaines de fois moins
importants vers des pays aux frontières de l’Europe ?
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IDE : Investissements Directs Etrangers
Comprendre la crise centrafricaine – Mission de veille, d’étude et de réflexion prospective sur la crise
centrafricaine et ses dimensions culturelles et religieuses. Observatoire Pharos – Février 2015.
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