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1. Les mouchetures de l’habit de lumière
Docteur Kebab avait donné son nom à son établissement, un boui-boui respectable construit à la
sueur de son front. Cartes postales d’Ankara et d’Istanbul, azulejos criards en frise sur le mur, mobilier en
plastique, raï et musique traditionnelle en fond : rien ne distinguait cette gargote d’une autre et pourtant,
on y cuisinait les meilleurs plats turcs de la ville. Doc était mort et ses trois neveux s’acquittaient
convenablement de la tâche qui leur incombait, si l’on n’était pas trop regardant. Certaines lettres de
l’enseigne en néon ne brillaient plus, d’autres clignotaient dans la nuit aux reflets mouillés.
J’y allais encore pour plusieurs raisons : par nostalgie, car Doc me manquait, pour ne pas avoir à
cuisiner moi-même, et aussi pour voir un autre spectacle que celui de mon bureau, plein de dossiers et de
paperasse – virtuelle autant que réelle.
Comme il pleuvait à seaux, on avait tiré les marquises et allumé les halogènes chauffants. J’allai au
comptoir commander un café, serrai le poignet du benjamin des propriétaires, un gars à peine sorti de
l’adolescence, qui préférait le vacarme des cuisines au brouhaha de la salle. De sa main synthétique, il me
remit un paquet de clopes de contrebande et rentra dans son antre avant même que j’aie pu le remercier
d’un signe de tête.
Je déchirai l’emballage plastique, me collai une cigarette aux lèvres et retournai sur ma table de
terrasse pour l’allumer. Le tabac non officiel était toujours aussi dégueulasse, mais toujours aussi peu
cher. En amateur de goût, j’aurais préféré un tabac de luxe, mais je n’avais pas les moyens.
Caroline m’attendait, assise à ma table.
— Salut, lançai-je. Je te commande quoi ?
— J’ai déjà mangé, merci. Mais va pour un café.
Je fis signe qu’on apporte un second expresso. Caroline étira ses longues jambes et se laissa couler
dans sa chaise. La fatigue cernait ses yeux bleu glacier et tirait ses traits ; je ne comprenais pas pourquoi
elle tenait tant à faire la fière. La nanotechnologie lui aurait donné le soupçon d’énergie dont elle aurait eu
besoin pour se sentir tout à fait bien. Pour ma part, j’avais obtenu ma nano-usine juste avant mon service
aux Casques Noirs. Sans cela, je n’aurais probablement pas pu me permettre de payer une telle
augmentation. Elle secoua sa courte chevelure frisée, au blond terni par la pluie.
— Tu ne viens pas pour la compagnie, j’imagine ?
— Non, en effet. J’ai juste un gros coup à te proposer.
— Gros comment ? soufflai-je.
— Plus besoin de te vendre au rabais à BodyWatch ou OneGuard ou je ne sais qui.
— Je ne traite pas avec OneGuard. Ils sont un peu trop exigeants sur les augmentations à mon goût.
— Ce n’est pas moi qui te jugerai là-dessus. C’est vraiment une affaire, mais vu la paie, ça pue le
danger.
— Pas grave, j’ai besoin de fric. Combien ?
— Mille deux cents par jour.
J’émis un sifflement admiratif et nos cafés arrivèrent. Caroline leva sa tasse, sourit derrière une
fumerolle parfumée et but. J’aimais bien Caroline – peut-être plus que de raison –, mais dans ce cas, ça
sentait vraiment le coup fourré. Nous le percevions tous les deux. Mon ancienne camarade replaça une
mèche de cheveux derrière son oreille. Elle avait l’air de vouloir prendre son temps. Je sirotai mon café à
la turque et l’amertume dessina sa spirale noire dans mon esprit. Peut-être bien que j’étais accro au café
de chez Docteur Kebab, aussi.
Je posai un billet couvrant la totalité de la note et avalai le fond de mon verre d’eau avant de me
lever. Après le goût intense du café, le liquide avait une saveur presque sucrée. Caroline me désigna sa
voiture de l’autre côté de la place et je bravai avec elle la trombe grasse qui faisait luire le goudron
comme la peau d’un animal marin.
Caroline arrêta son véhicule devant un immeuble de taille moyenne – dix étages environ, estimai-je –
d’une architecture à la pointe de la technologie : on aurait dit un pavé de miroirs et pourtant, à
l’observation, il était possible de distinguer des arbres au travers, comme si le bâtiment était transparent.
La masse de béton et de verre polarisé n’écrasait pas le paysage comme l’auraient fait d’autres buildings
et la pluie qui courait sur la façade troublait les détails aperçus. Un panneau rouge barrait le mirage
cristallin, surmonté d’un A stylisé en flèche.
— Ascensus ? Tu es sérieuse ? Ils ont leur propre division sécurité…
Ascensus. L’endroit où l’on concevait et produisait les meilleures des nanotechnologies, des bioprothèses et des augmentations. Je répétai le nom et entendis l’incrédulité donner un aspect irréel à ma
voix.
— On n’est pas là pour eux, David. Ton client t’attend à l’intérieur. Demande Ari Weiss, septième
étage.
— Qu’est-ce que tu gagnes, là-dedans, Caro ?
— Je fais travailler un ami, affirma-t-elle.
— On te paie pour ça, hein ?
— OK. Oui. Un jour de ton salaire si tu fais l’affaire, deux si le client est satisfait, s’expliqua-t-elle.
— Tu aurais au moins pu me payer un coup à boire.
— C’est toi qui devrais…
Je ne la laissai même pas finir. S’il y avait bien une chose que je haïssais par-dessus tout, c’était cette
lâcheté : elle n’osait pas dire qu’il n’y avait pas que l’amitié. Je n’en étais pas à mon premier coup avec
elle : nous avions opéré vite et bien, elle du côté sombre de l’oreillette et moi dans le feu de l’action. Si
elle avait eu les tripes de me dire ce qu’elle y gagnait tout de suite, je ne m’en serais même pas offusqué.
Venant d’elle, cette réserve me blessait.
Pris d’une impulsion colérique, je sortis de la bagnole en claquant la porte, tirai une cigarette de son
étui et me dirigeai vers l’immeuble d’Ascensus sans même accorder un regard à mon ancienne partenaire.
Je savais qu’elle se sentirait coupable, qu’elle regarderait ses ongles sans céder à la tentation de les
ronger, puis qu’elle fermerait sa veste en cuir de daim avec un soupir avant d’emprunter le chemin de
chez elle. Elle avait souvent besoin de ces petits gestes pour se renforcer, pour se convaincre qu’elle
avançait.
En fumant ma cigarette à l’abri d’un petit auvent, sous le regard impassible d’une caméra, j’observai
la sécurité du lieu. Rien de mieux pour se calmer qu’une analyse froide. De l’autre côté de la porte en
verre, deux cyborgs de grade militaire, à en juger par leur corps épais, montaient une garde solennelle. On
leur avait laissé leur visage d’origine afin d’éviter les troubles psychologiques. Je n’aimais pas me frotter
à de tels spécimens, bien plus dangereux que l’humain moyen, ils avaient la possibilité de pousser leur
corps à des extrêmes que personne, naturel ou augmenté, ne pouvait atteindre.
De la pointe du pied, j’écrasai ma clope et je soufflai un dernier nuage délétère.
Un petit gros bedonnant en uniforme de sécurité faisait l’accueil derrière un bureau, café-pâtisseries
à l’appui. Un des cyborgs me passa un détecteur de métaux sur le corps, ne trouva que mes clefs, mon
portefeuille, un stylo (je tenais à un support d’écriture physique) et mon PDA.
— David De Vries. Je viens voir Ari Weiss, septième.
— Pour monsieur Weiss. Très bien. On m’a annoncé votre arrivée. Voici votre badge visiteur. Il
vous donne accès à certaines zones du septième seulement et expirera dans dix heures.
— Je ne mettrai pas autant de temps.
— Vous me le laisserez à la sortie, dans ce cas. Bonne soirée, monsieur De Vries.
Il me désigna un portique et une rangée d’ascenseurs au-delà. Le badge émit un éclair vert alors que
je franchissais le dernier chaînon de sécurité. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent juste devant moi et
j’enfonçai le bouton pour le septième une fois mon passe scanné à nouveau. Après une courte attente, la
porte coulissa pour me révéler un type en costume cravate impeccable. Le regard brillant, le visage
anguleux et carnassier – celui d’un quarantenaire qui prend soin de lui –, le businessman s’agitait avec
une excitation digne d’un enfant de trois ans. Il me serra la main avec nervosité.
— David De Vries, je présume ? Ari Weiss, je suis votre client. Ravi de faire votre connaissance.
— Pourquoi Ascensus, Monsieur Weiss ? Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de cette invitation dans
leur forteresse de haute technologie ?
— Je pourrais tout vous expliquer dès maintenant, mais ce n’est pas nécessaire, vous verrez bien
assez tôt. Vous êtes aussi bon qu’on le dit ?
— Vous n’avez pas l’air stressé, lui fis-je remarquer. Je doute que vous soyez mon client ; vous
n’avez pas l’attitude d’une victime. De plus, on ne débourse pas autant sans bonne raison. Une somme
comme celle que vous avez engagée pourrait vous valoir toute une escouade de gardes du corps,
augmentés, voire même des cyborgs. Alors, qui êtes-vous ?
Weiss eut un geste exaspéré – et exaspérant. Il me prit par les épaules et me regarda dans les yeux
comme un instituteur le ferait pour donner un conseil important à un gamin fautif. Je décidai que je
détestais cet homme, mais je choisis d’ignorer ce que me dictait mon esprit : je n’étais pas assez fortuné
pour jouer les fines bouches. Par principe, j’affichais mon mépris pour mes clients s’il y en avait. Cela
m’avait fait perdre une affaire ou deux, mais c’était une question d’honneur personnel. Aussi, je ne cachai
pas la grimace qui me vint aux lèvres.
— Le stress n’est pas bon pour ma calvitie naissante, ironisa-t-il, tout comme votre humour déplacé.
Je suis un des sept agents les plus puissants de ce pays.
— Vous pouvez tout simplement dire qu’il y en a six devant vous, ça simplifierait les choses,
rétorquai-je. Qui représentez-vous ?
— Je peux donc compter sur votre entière discrétion ?
— Allons. C’est ma base de travail.
— J’ai une clause de non-divulgation à vous faire signer.
Il me présenta un PDA sur lequel s’affichait un accord m’obligeant à taire ce que je verrais. Je
validai d’un coup de signature électronique et d’une empreinte du pouce.
— Suivez-moi, dit-il en partant derechef. Je n’ai pas toute la nuit.
Je lui jetai un regard ulcéré et il tira sur les pans de son costume anthracite avant de faire demi-tour.
Je me laissai guider dans un couloir aseptisé et calme qui n’avait pas l’odeur astringente des pharmacies
ou des hôpitaux – lieux que j’avais tendance à visiter bien plus souvent que de raison –, tournai pour
déboucher sur un grand corridor au plafond décoré de mobiles lumineux. Il s’agissait d’une mer de
triangles mouvants, de laquelle rayonnait une lumière douce, et pourtant grise. Je songeai à la pluie audehors. Peut-être le mobile s’adaptait-il aux conditions météorologiques actuelles. À ma droite s’ouvrait
un open space de paillasses, de hottes et d’instruments dont j’aurais difficilement pu deviner l’usage,
tandis qu’à ma droite des rangées de portes à double battant s’alignaient. Des infirmiers en blouse
poussaient des blisters de prothèses sur des chariots.
— On arrive, c’est à gauche après le yucca, m’indiqua l’agent.
Pourquoi Ascensus avait-elle embauché un agent ? Pour faire la communication et le service
relations publiques de la société ? Cela semblait stupide et évident à la fois. Une entreprise de cet acabit
préférait acheter le réseau et la portée médiatique d’un agent plutôt que de demander à un service interne
de travailler d’arrache-pied.
Je m’attendais au pire. Je n’avais pas très envie de me mêler à une guérilla corporate à base
d’espionnage et de kidnapping de cerveaux. J’évaluai la possibilité : cela pouvait m’apporter une certaine
notoriété dans le milieu des hautes sphères, en plus d’un pécule substantiel. Cependant, si je passais le
reste de ma vie à fuir un groupe industriel, l’affaire promettait de ne pas être si rentable que ça. S’il
s’agissait d’un conflit de consortiums, j’allais négocier une augmentation, une couverture et une
assurance dentaire.
Ari Weiss poussa la porte et me laissa rentrer. Un environnement d’un blanc chirurgical m’attendait.
Une fille aux cheveux teints en noir et rouge, penchée sur un ordinateur, tourna la tête et m’adressa un
regard indifférent. Sur le moniteur holographique derrière elle, je distinguais des colonnes de chiffres, des
graphes et des fenêtres de configuration. Elle se leva et j’observai avec curiosité son jean moulant déchiré
dans des endroits stratégiques et son haut affichant un pavillon noir, le tout rehaussé par un maquillage
exubérant et des bijoux à piques chromées. Ari se précipita aux côtés de la jeune femme pour nous
présenter.
— Viviane, voici David, notre nouveau collaborateur.
— Enchantée.
Elle me serra la main et me désigna une table d’opérations sophistiquée façon fauteuil de dentiste,
bardée d’instruments dont je pouvais seulement imaginer le nom : cutter laser, cautériseur, soude-tissus,
dépolymérisateur. Le genre de trucs qu’on voyait dans les séries télé policières, dans les ateliers
clandestins destinés à la pose de prothèses illégales ou dans les salles de torture des Triades. Ou encore
dans les cauchemars des augmentés.
Sur le rebord de cette table était assise une silhouette frêle, une adolescente engoncée dans un sweat
à capuche bleu ciel et un baggy brun. Les genoux enserrés au creux de ses bras, elle semblait dormir. Ses
pieds, nus, révélaient que la fille possédait au moins deux augmentations. Ou qu’il s’agissait d’un cyborg
de luxe. Qui aurait besoin d’un corps fluet et peu fonctionnel ? Un petit volume corporel ne permettait pas
de stocker beaucoup d’augs de grade militaire. Même les unités de discrétion avoisinaient les cent
cinquante kilogrammes.
— Votre véritable client, le voilà, triompha Ari Weiss derrière moi.
L’ordinateur de Viviane émit un crachotement statique. Je sursautai et me retournai pour voir une
fenêtre de stream audio apparaître à l’écran tandis que la jeune fille arrachait ses écouteurs de leur prise.
— Bonjour, David, modula une voix féminine assurée.
Je regardai l’ordinateur, médusé.
— Regarde-moi quand je te parle, continua la voix.
Je compris et reportai mon regard sur la table d’opération ; l’augmentée qui s’y trouvait n’avait pas
bougé.
— Peut-être me connais-tu. Je suis Madharva.
— La chanteuse ?
— Oui.
— Alors j’ai entendu parler de vous. Dur de ne pas vous voir si on ne vit pas dans une grotte. Et
encore, je suis certain que votre service de pub dessert les endroits les plus reculés. Je ne peux pas dire
que je sois fan de votre travail, en revanche.
— Cela n’a aucune importance, rétorqua-t-elle.
Madharva. Ma mémoire pêcha toutes les informations dont elle disposait. Chanteuse pop cyborg,
voix modulaire. Remixée pour la discothèque, les bars, et les spots publicitaires. Quatre albums vendus à
des millions d’exemplaires. Produits dérivés par dizaines. Agent, Ari Weiss. L’a probablement
découverte, faite monter et elle est restée avec lui par loyauté alors que n’importe qui aurait voulu un
contrat avec elle. Un intérêt économique certain pour lui, à ne pas négliger.
— Bon, allez, crachez vos marrons. Qu’est-ce qui vous est arrivé pour que vous décidiez de faire
appel à Mademoiselle Spada ?
Elle se leva et se rapprocha de moi, puis souleva délicatement le capuchon bleu qui me dissimulait
son visage. Elle me révéla une face bandée puis enleva lentement les pansements. Je dus blêmir, car le
système sonore de l’ordinateur émit un léger ricanement satisfait. Dans mon métier, j’avais contemplé
beaucoup d’atrocités et vu beaucoup de victimes passées à tabac, mais là, je me devais d’avouer une
certaine admiration malsaine pour le type qui avait commis le coup : le visage de la chanteuse était brûlé,
tordu par les coups. Je me demandai soudain combien de fractures elle avait eu à soigner. Une bonne
partie de la chair avait été arrachée du côté droit, peut-être par le frottement trop prolongé avec l’asphalte
ou par une batte à clous ou un acide quelconque. Pour la gauche, son œil semblait crevé. Et sa mâchoire
disloquée laissait entrevoir une bouche dans laquelle manquait la langue.
— Voilà ce qu’on m’a fait, dit-elle à travers l’ordinateur, sans bouger un muscle de son visage.
Viviane, la gothique décrocha le téléphone de sa station de travail.
— Sean ? Il faudrait que tu viennes, elle a enlevé ses pansements faciaux.
— Merci, dit Madharva. Mais il fallait que monsieur De Vries comprenne ce que j’ai subi. À l’entrée
des artistes, juste après un concert. Mes deux gardes du corps sont dans le coma. Tout ce dont je me
souviens, c’est un chapelet de jurons, la douleur et le sol, les poubelles et les briques rouges de l’arrière
du bâtiment.
— Je peux prendre le poste vacant, mais à mon avis, vous ne voulez pas de garde du corps, vous
voulez un enquêteur. Sinon, vous n’auriez pas contacté Caroline.
— Je ne vois pas comment je pourrais être plus claire, David. Je veux que tu attrapes la raclure qui
m’a fait ça et que tu le fasses payer. Ta collègue ne veut pas se battre, tant pis pour elle. J’ai besoin d’un
expert en combat.
— Ça va, ça va, j’ai été Casque Noir pendant cinq ans, cabotinai-je.
— Sans aug ? Je suis étonnée.
— Une nano-usine, rien de plus. Mais bien utilisé, ça fait déjà des miracles.
Un type en blouse blanche poussa la porte à double battant et tira derrière lui un chariot plein
d’ustensiles.
— C’est bien ici ? Ah, salut, Viviane.
— Pourquoi ne pas laisser le boulot aux flics ?
— Je ne veux pas que cela s’ébruite.
— Pourquoi ? demandai-je naïvement.
À peine avais-je posé la question que je trouvai la réponse. Les problèmes entre augmentés et
naturels faisaient rage. Je m’en tirais bien, avec ma nano-usine invisible, mais il suffisait que la prothèse
soit apparente, ou pire, que l’on ait un corps de synthèse, pour susciter les réactions les plus virulentes.
Dans les chaires d’université, les tensions perduraient depuis les balbutiements du transhumanisme.
L’éthique et la philosophie morale avaient détrôné l’économie, l’écologie et la philosophie politique.
Et Madharva, star mondialement connue, faisait partie d’un des deux camps de cette âpre lutte. Elle
m’adressa un regard borgne fatigué derrière les pansements de l’infirmier. Le masque blanc se recomposa
lentement alors que le haut-parleur émettait la voix désincarnée de la chanteuse.
— Je ne veux pas faire empirer la situation. Tu as peut-être entendu parler des émeutes de Tokyo, il
y a dix jours ? On a arraché des prothèses pour en faire un feu de joie. En représailles, un groupe de punks
augmentés a fait brûler des effigies du président du comité d’éthique japonais, Junichirô Kawahara,
devant chez lui. Ils ont cassé ses fenêtres. On se croirait dans un mauvais film sur le Ku Klux Klan. Si je
me laisse voir dans cet état, la presse va l’ébruiter. On t’a parlé de l’effet Streisand ?
— Non.
— Un truc de star du vingtième, je ne sais plus très bien l’histoire. Quoi qu’il en soit, c’est un
phénomène qui survient lorsqu’une information censurée est divulguée ; elle aura plus d’effet après sa
censure qu’avant.
— Je crois que je vois le rapport. Vous ne voulez pas rendre l’affaire publique, mais vous voulez que
je vous venge, ni vu ni connu.
— Crois-tu que je puisse pardonner aux salauds qui m’ont fait ça ?
Je croisai les bras et jetai un regard à Ari. Les lèvres plissées, il me jaugeait d’un œil noir, une main
sur le menton.
— J’ai une question, en fait, fis-je en me retournant vers la chanteuse. Pourquoi ne pas adopter un
visage de synthèse ?
— Les nano-machines font leur travail de réparation. J’aurais pu solliciter une chirurgie plus directe,
mais le travail aurait été moins propre. C’est mon visage. J’y tiens.
L’agent de Madharva me tapa sur l’épaule.
— Je peux vous toucher un mot ? En privé.
— Bien sûr.
Nous sortîmes et je remarquai que la chanteuse m’adressait un regard intense, que j’eus du mal à
déchiffrer. Devais-je voir de la passion et de l’impatience, ou de la réserve ? Ou encore une étrange
défiance ?
Une fois hors du box de soins, Ari me désigna un canapé de cuir coincé entre deux plants de yuccas
particulièrement prospères. Nous nous y dirigeâmes et je m’assis dans un grincement ; vrai cuir, mais plus
tout frais. L’agent resta debout, croisa les bras et bomba légèrement le torse. Pour un peu, j’aurais cru
qu’il tentait de m’impressionner.
— Avant que vous ne commenciez à jouer les héros, comprenez bien ceci : vous n’êtes pas son garde
du corps. Nous avons signé un contrat avec une société pour ça et c’est leur job. Vous, vous êtes le limier
qui va traquer les fumiers qui ont pris leur pied à défigurer ma cliente. Officiellement, vous êtes
consultant sécurité, rien de plus. On ne veut pas de souci avec les autorités après. C’est clair ?
— Je crois que oui.
— Et pas de romance avec ma cliente. On n’a pas mis de clause sur le contrat, mais ce n’est pas pour
autant qu’il faut refuser tout code d’honneur.
— Ce n’est pas parce que j’accepte le travail en marge de la légalité que je suis un salaud, rétorquaije. Mais ça ressemble vraiment à un discours de petit ami jaloux, ce que vous me tenez là. Vous êtes sûr
d’appliquer les règles que vous m’énoncez ?
Il écarquilla les yeux, contint visiblement une réplique cinglante, passa une main fébrile sur sa
bouche et déglutit :
— Ne jouez pas au plus malin avec moi.
— Vous vouliez me dire autre chose ? demandai-je, détaché.
— J’ai une décharge à vous faire signer pour les augmentations. Vous êtes toujours d’accord pour
ça ? Implant neuronal et interface visuelle ?
— Ouais, ouais, allez-y, je signe. Tant que ce n’est pas avec mon sang…
— C’est surtout en cas de rejet d’Arakawa.
— Ouais, enfin, on m’a dit que c’était surtout psychosomatique, et de ce côté-là, je me fais
confiance.
— Tant mieux pour vous, conclut l’agent.
Il me tendit un papier clipsé sur un porte-documents et un stylo élégant, qui valait une petite fortune.
Un anneau d’or patiné ornait l’annulaire gauche d’Ari. Marié. Peut-être des enfants. Mais peut-être aussi
une passion inavouée pour cette starlette cyborg, à n’en point douter sa poule aux œufs d’or ?
Je signai. Et je pensai à Caroline, elle qui n’aimait pas se battre. Elle qui ne voulait pas de
biotechnologies dans son corps. Tant pis pour elle.
La pose d’augmentations fut à la fois plus impressionnante et moins terrifiante que je ne l’imaginais.
On ne me trépana pas pour m’ajouter l’implant neuronal. Loin de l’appareil noir et anguleux que je
redoutais, l’augmentation était une pellicule argentée. Elle dansait comme une méduse dans sa seringue,
indolente. Armé de gants de latex, Sean désinfecta ma tempe avec un produit inodore de couleur bleue. Il
traça une croix sur ma peau à l’aide d’un stylo-feutre. Ses doigts frais, récemment rincés, m’arrachèrent
un frisson. Il sentait le détergent médical.
— Prêt pour le grand saut ?
Je répondis à son sourire confiant d’un haussement d’épaules.
Il m’injecta l’augmentation ; la seringue colla à ma peau et je sentis une légère piqûre. Dix secondes
plus tard, l’infirmier reposa l’instrument dans une bassine de métal. Je m’étonnai.
— Déjà ?
— Oui, il ne reste plus qu’à activer le software. Nous allons attendre qu’elle se déploie sur votre
cerveau avant. Cela devrait prendre une trentaine de minutes. Pendant ce temps, nous allons vous mettre
les yeux. Là, il va bien falloir une petite anesthésie, mais pas d’inquiétude : l’intervention est routinière,
rien de bien sorcier.
Je patientai dans le canapé de cuir du couloir, guettant la moindre différence dans mes pensées, mais
rien ne se produisit. Lorsque l’infirmier passa à nouveau, je lui décrivis cette absence de changement. Il
m’adressa un sourire amusé :
— Rien de plus normal. Nous n’avons pas encore activé les logiciels. Cela viendra une fois que vos
yeux seront posés. Je reviens dans cinq minutes.
Peu après, il m’emmena dans une salle munie du même fauteuil que celui sur lequel j’avais vu la
chanteuse. Alors que je m’allongeais, un bras robotique m’injecta un produit et je sentis immédiatement
une vague de chaleur m’engourdir les membres.
Lorsque j’ouvris les yeux, j’eus l’impression que rien n’avait changé. Peut-être voyais-je un peu plus
trouble, mais je mis cela sur le compte du soporifique que l’on m’avait administré et de la reconstruction
encore récente du nerf optique. Les merveilles de la technologie me surprenaient néanmoins. Les contours
s’affinèrent vite et les couleurs devinrent plus riches, comme si j’avais toujours été frappé de daltonisme
et que, soudainement, je m’en voyais guéri. Je commençais à mieux comprendre certaines nuances de
couleurs – ce n’avait jamais été mon fort – et je me demandai soudain comment j’avais pu communiquer
si précisément en ayant une vision si réduite des choses. De la même façon, l’implant neuronal améliorait
mon ouïe ; je percevais les sons de manière plus précise et plus immédiate, triais immédiatement les
parasites sonores. Le pourtour de toute chose se dessinait, rendant la réalité plus tangible que jamais.
Puissance de l’artifice moderne !
L’infirmier me tendit un miroir de poche. Dans la glace, tout semblait presque à l’identique : mes
yeux bleus avaient été remplacés par d’autres de la même couleur, et je ne voyais de signes du
changement qu’une cornée un peu plus laiteuse et qu’un code-barres dans une fine ligne au pourtour de
l’iris. Le numéro de série, probablement.
En me relevant de la table d’opération, ma tête tourna. Je trébuchai, encore groggy, et fus rattrapé par
un Sean attentif. Le moiré de sa chemise de satin gris clair perturbait ma nouvelle vision, car je percevais
à la fois l’effet de lumière et la texture du tissu. Il me soutint avec une force insoupçonnée. Sportif ou
augmenté ? Il rit doucement et rajusta ses lunettes d’un doigt.
— Il faut croire que vous avez la chimie sensible. Vous voulez vous reposer un peu plus ?
— Non. Qu’on en finisse, amenez-moi à Viviane pour qu’elle installe ce qu’il faut.
Nous fîmes quelques pas claudicants, peinant à accorder nos rythmes de marche. Je me sentais
mystérieusement dépourvu de force et Sean m’expliqua que c’était le contrecoup de l’anesthésie ; on
dosait plus fort les nano-augmentés car les minuscules machines avaient tendance à détruire les corps ou
molécules indésirables de façon imprévisible. Je n’arrivais pas à redresser la tête et celle-ci se balançait de
droite à gauche, pour finalement reposer contre l’épaule – musc, déodorant tropical – de l’infirmier. Et
dessous, le détergent.
— Un café vous ferait du bien.
— Vous êtes anglais ? demandai-je sans transition.
— Je viens d’Oxford. L’accent me trahit toujours.
— Va pour le café alors. Sans sucre.
Bras-dessus bras-dessous, nous nous dirigeâmes vers un distributeur de boissons chaudes ; il me
présenta un gobelet de carton fumant. Je plissai les narines et avalai le pétrole corsé. Quelques minutes
plus tard, nous revînmes à la salle où j’avais rencontré Madharva. Viviane n’avait pas bougé de son poste
et la chanteuse semblait sommeiller ou méditer au fond d’un fauteuil, le regard absent sous son visage de
momie. Dès que j’entrai, l’informaticienne pivota sur son siège et me fit signe de venir.
— J’ai besoin d’activer ton augmentation. Mets ce casque, dit-elle en me tendant un appareil léger
qui se fixait sur la tempe en faisant le tour de la tête.
Insidieuse, une appréhension me parcourut. Il s’agissait du siège de ma conscience, après tout, et
j’allais y toucher ! Madharva se leva soudain, se dirigea vers moi d’un pas félin et s’arrêta à deux mètres,
les mains dans les poches de son sweat à capuche.
— On se voit bientôt de l’autre côté, lança-t-elle.
— De quoi dois-je avoir peur ?
— Tu verras.
Un instant de neige fit la transition entre ma réalité et le souvenir de Madharva. Si je commençais à
m’habituer à ma nouvelle vision et mon ouïe accrue, rien ne me préparait à la sensation de posséder un
corps de cyborg. Tout mouvement était pensé, calculé, effectué. Je-Madharva se releva sous un tonnerre
d’applaudissements ; le second rappel se terminait. Les projecteurs donnaient une lumière trop forte,
faisant scintiller l’air autour de moi-Madharva.
Elle se dirigea vers les coulisses, attrapa une serviette-éponge qu’un assistant lui tendait. La joie
éclata parmi les régisseurs et les techniciens. Ari sauta littéralement sur elle et la prit dans ses bras !
— Maddy ! La salle était comble. On avait vingt mille personnes. Et quel tonnerre
d’applaudissements ! Tu les as tous ravis.
— Merci, Ari. Merci à vous tous d’avoir rendu tout ça possible, lança Madharva à la cantonade.
— J’ai reçu un coup de fil pendant ton rappel. Tu ne devineras jamais ce que je t’ai obtenu…
— C’est ce à quoi je pense ?
— Oui. La cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques Augmentés, Maddy. Va fêter ça dignement.
Je sentis les lèvres de la chanteuse s’étirer en un sourire et son pouls s’accélérer. Puis un rire
s’échapper de ses lèvres.
— Mais c’est génial, Ari ! Merci, merci, merci ! Je comptais faire une apparition au Karma Club,
histoire d’honorer l’accord qu’on avait avec eux. Je peux faire l’annonce là-bas ?
— Tu peux. Je t’accompagnerais bien, baby doll, répondit l’agent avec un regard peiné, mais ma
femme m’attend de pied ferme, elle veut qu’on parle de notre mariage.
— À plus tard, alors.