Histoire d`une Turquie aux marches de l`Europe

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Histoire d`une Turquie aux marches de l`Europe
Histoire d’une Turquie aux
marches de l’Europe
Aux origines de l’héritage kémaliste et du désir
d’Europe de la Turquie
Anne-Lise BARRIERE
Résumé :
La révolution kémaliste a transformé en profondeur la société turque, touchant tous les
domaines : politique, économique, religieux... Mustafa Kemal a proclamé la République, a
défini de nouveaux droits, a imposé la laïcité, a relevé le pays économiquement ; il avait
établi un programme d’action, guidé par six principes, pour moderniser et réformer le
pays. Cette césure est donc considérée par beaucoup comme l’accession de la Turquie à
la modernité occidentale. Nous avons voulu réfléchir sur ce thème : la révolution
kémaliste est-elle une occidentalisation de la Turquie ? Quelles définitions et réalités se
cachent derrière certains mots -tel « laïcité », par exemple »- ? Peut-on vraiment parler
de rapprochement de la Turquie vers l’Europe à travers la révolution kémaliste et son
héritage ?
Cette étude présente dans un premier temps les causes et le cadre de la révolution
kémaliste, puis elle tente d’analyser les principes du kémalisme et l’occidentalisation de
la Turquie pour enfin s’interroger sur l’héritage du kémalisme, facteur ou non de
rapprochement entre la Turquie, les valeurs de l’Europe et le désir d’Europe de la
Turquie.
Zusammenfassung :
Die kemalistische Revolution hat die türkische Gesellschaft in vielen Bereichen –politisch,
wirtschaftlich, religiös usw… gründlich verändert. Mustafa Kemal hat die Republik
ausgerufen, neue Bürgerrechte definiert, die Laizität durchgesetzt, das Land
wirtschaftlich modernisiert; er hatte ein Aktionsprogramm, das von sechs Prinzipien
geleitet war, um sein Land zu reformieren. Viele betrachten deswegen diesen Bruch als
den Eintritt der Türkei in die westliche Modernität. Dieses Thema wirft viele interessante
Fragen auf: Ist die Revolution von Atatürk eine Verwestlichung der Türkei? Welche
Definitionen und Realitäten muss man hinter manchen Wörtern –wie Laizität- verstehen?
Kann man durch die kemalistische Revolution und ihre Folgen wirklich von Annäherung
der Türkei an Europa reden?
Zuerst wird diese Studie versuchen, die Wurzeln und die Rahmenbedingungen dieser
Revolution darzustellen, dann werden die Prinzipien des Kemalismus und die
Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
Verwestlichung der Türkei analysiert. Letztendlich werden wir uns in einem dritten Teil
fragen, welche Folgen der Kemalismus hatte, ob er Grund einer Annäherung zwischen
der Türkei und den europäischen Werten war und welche Rolle er für den Wunsch der
Türkei spielt, Europa zu gehören.
Abstract :
The Kemalist revolution has deeply changed the Turkish society, related to many fields :
policies, economy, religion... Mustafa Kemal proclaimed the Republic, defined new rights,
imposed religious secularity, and rebuilt the economy. He had established an action plan
aimed by six principles in order to modernize and to reform the country. This caesura is
considered as the Turkish entrance into modernity. We wanted to reflect on this topic:
does the Kemalist revolution mean a “westernisation” of Turkey? Which definitions and
realities are behind words like “secularity”, for instance? Could we consider that Turkey
has become closer to Europe through Kemalist revolution and its inheritance?
This article initially presents the origins and the framework of Kemalist revolution, then
tries to analyse the principles of Kemalism and Turkey’s westernisation for finally
wondering about the heritage of the Kemalism, factor or not of bringing together Turkey,
values of Europe and the desire of Europe of Turkey.
2
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
INTRODUCTION .................................................................................................. 4
I. L’EFFONDREMENT DE L’EMPIRE OTTOMAN ET LA VICTOIRE DE MUSTAFA
KEMAL ................................................................................................................ 5
AU LENDEMAIN DE LA PREMIERE GUERRE MONDIALE : UN EMPIRE OCCUPE ET PARTAGE ................... 5
MUSTAFA KEMAL : ORIGINE D’UN CHEF ........................................................................ 7
DE L’OCCUPATION D’IZMIR AU TRAITE DE SEVRES 1919-1920 : MUSTAFA KEMAL S’AFFIRME ....... 10
1920-1923 : LA GUERRE D’INDEPENDANCE : LA VICTOIRE FINALE ...................................... 14
II. LES PRINCIPES DU KEMALISME : VERS UNE OCCIDENTALISATION DE LA
TURQUIE ?........................................................................................................ 17
LE NATIONALISME ............................................................................................... 18
LE REPUBLICANISME ............................................................................................ 20
LE LAÏCISME ..................................................................................................... 21
LE PROGRESSISME .............................................................................................. 23
L’ETATISME ...................................................................................................... 25
LE POPULISME ................................................................................................... 27
III.
L’HERITAGE DU KEMALISME ET L’OCCIDENTALISATION DE LA TURQUIE :
BILAN CRITIQUE DU KEMALISME DANS LA PERSPECTIVE DE LA MARCHE DE LA
TURQUIE VERS L’EUROPE ................................................................................. 29
LE KEMALISME APRES MUSTAFA KEMAL DE 1950 A 1998 ................................................. 29
De la mort de Mustafa Kemal à 1950 .............................................................. 29
Les années de 1950 à 1970 : deux décennies entre le multipartisme et les coups
d’états militaires.......................................................................................... 30
Les trois décennies de 1970 à 1998................................................................ 31
a) Le régime militaire de 1971 ................................................................................ 31
b) Les années « d’ingouvernabilité » de 1973 à 1980 ................................................. 32
c) Les années de l’ANAP ......................................................................................... 32
d) Les années de 1993 à 1998 ................................................................................ 33
LA REVOLUTION KEMALISTE : UNE OCCIDENTALISATION PARTIELLE ....................................... 33
L’incapacité du système à répondre à la société ............................................... 33
Les principes kémalistes au coeur de cette impossible mutation démocratique ...... 35
Un nationalisme fermé ou d’exclusion....................................................................... 35
Le laïcisme ........................................................................................................... 36
Le républicanisme ................................................................................................. 37
L’héritage kémaliste et le désir d’Europe de la Turquie ...................................... 38
CONCLUSION .................................................................................................... 41
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................... 42
3
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
Introduction
A l’occasion de la signature de l’accord d’association du 12 septembre 1963 entre
la Turquie et la Communauté économique européenne, le président de la Commission
européenne, Walter Hallstein, affirme que « la Turquie fait partie de l’Europe » et invoque
à l’appui de son propos « le souvenir de la puissante personnalité d’Atatürk »1. La
révolution kémaliste, menée de 1920 à 1938 par Mustafa Kemal, est considérée comme
l’accession de la Turquie à la modernité occidentale.
Cette césure, qui fonde la Turquie moderne, a transformé en profondeur tous les
aspects de la société turque : la révolution et tout d’abord la guerre d’indépendance, en
refusant le Traité de Sèvres, imposent les frontières définitives du territoire turc
indépendant et redéfinissent la notion de turcité, ancrée dans ce nouvel espace. Mustafa
Kemal mène ensuite une révolution intérieure, qui touche tous les domaines : politique,
économique, religieux ou de l’éducation et qui est guidée par six principes : nationalisme,
républicanisme, laïcisme, progressisme, étatisme et populisme.
La République est proclamée, le califat-sultanat est aboli, de nouveaux droits sont
définis, les femmes sont émancipées, la laïcité est imposée, l’éducation est étendue et
d’importantes réformes assorties d’une centralisation des pouvoirs permettent de relever
le pays économiquement, de développer l’agriculture, l’industrie, les transports.
Pendant les décennies qui suivront la mort d’Atatürk, la vie politique de la jeune
République sera profondément marquée par les principes kémalistes et l’héritage de la
Révolution.
Mais comment Mustafa Kemal a-t-il pu imposer ces réformes radicales ? Quel a
été l’héritage de cette révolution ? Et surtout, dans quelle mesure le kémalisme et son
héritage représentent-ils vraiment une occidentalisation de la Turquie ? Peut-on alors
parler de rapprochement de la Turquie vers l’Europe à travers la révolution kémaliste et
son héritage ?
Nous tenterons de répondre à ces questions en présentant dans une première
partie les causes et le cadre de la révolution kémaliste, puis nous analyserons dans une
seconde partie les principes du kémalisme et l’occidentalisation de la Turquie, enfin dans
une dernière partie, nous nous interrogerons sur l’héritage du kémalisme, facteur ou non
de rapprochement entre la Turquie et les valeurs de l’Europe, et nous le confronterons au
désir d’Europe de la Turquie.
1
Laurent Amar, Les étapes et les enjeux de la candidature à l’Union européenne, in : Questions internationales,
n°12, mars-avril 2005 ; p. 21
4
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
I. L’effondrement de l’empire ottoman et la victoire
de Mustafa Kemal
Au lendemain de la première guerre mondiale : un empire occupé
et partagé
Dès l’automne 1908, profitant des troubles causés par la révolution du Comité
Union et Progrès, les Etats balkaniques sont le théâtre d’agitations : la BosnieHerzégovine est annexée par l’Autriche, la Bulgarie proclame son indépendance, la Crête
voit l’agitation irrédentiste grandir et l’Italie s’empare de la Tripolitaine. Dans le courant
de l’année 1912, plusieurs alliances sont conclues entre les Etats balkaniques qui
aboutissent à une coalition contre l’empire ottoman. En quelques semaines de combats,
celui-ci perd la quasi-totalité de ses territoires européens et en mai 1913, il se voit
contraint de signer le traité de Londres, qui accepte les exigences des Etats balkaniques.
Lors de la deuxième guerre balkanique en juillet- août 1913, la Turquie profitera du
conflit pour reprendre Erdine et la Thrace orientale.
L’empire sort de ces conflits amoindri, exsangue et affaibli.
La première guerre mondiale voit l’empire s’allier aux puissances centrales,
décision prise sous l’impulsion de quelques dirigeants du Comité Union et Progrès au
pouvoir. Après avoir hésité face aux pressions anglaises et françaises pour la neutralité,
l’empire ottoman engage les combats en octobre 1914. La guerre s’avère désastreuse sur
tous les fronts pour l’empire : en janvier 1915, les Turcs voient leur armée décimée et
ensevelie sous la neige lors de la défaite de Sarïkamïş contre l’armée russe sur le front
de l’est, les Anglais progressent du sud de l’Irak jusqu’à Mossoul et ses gisements
pétrolifères. Le seul succès de l’armée turque réside dans son héroïque résistance dans
les Dardanelles, où le jeune colonel Mustafa Kemal s’illustre avec ses troupes dans la
presqu’île de Gallipoli. La révolution russe en 1917 facilitera la tâche des armées de
l’empire ottoman sur le front de l’est.
En septembre 1918, la Bulgarie demande l’armistice, les forces de l’Entente sont
aux portes d’Istanbul et l’empire ottoman est obligé de négocier à son tour. Le 30
octobre 1918, l’armistice de Moudros est signé, comportant des clauses très dures pour
l’empire ottoman. Celui-ci accepte la reddition de sa flotte, la démobilisation de son
armée, la reddition des garnisons ottomanes de Syrie, de Tripolitaine et de Mésopotamie,
l’évacuation d’une partie de la Transcaucasie, l’ouverture des détroits, où les Alliés
pourront maintenir des troupes. Par l’article 7, les puissances de l’Entente se réservent le
droit d’occuper certains points stratégiques de leur choix ; cette clause très vague laisse
le champ libre à tous les abus et confère à l’armistice un caractère de reddition sans
5
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
conditions2. L’occupation et la partition de ce qui restait de l’empire ottoman suivent cet
armistice : la Grande-Bretagne s’empare de la totalité de la province de Mossoul, l’Italie
de la province d’Antalya et la France de la Cilicie. Les Grecs occupent certains points
stratégiques en Thrace orientale. La Turquie est réduite aux provinces anatoliennes et à
Istanbul et devra accepter les zones d’influence des puissances de l’Entente. Appuyées
par les puissances alliées, les minorités, notamment grecque et arménienne, voit leur
émancipation approcher.
Les principaux responsables de la participation de la Turquie à la guerre, devant
l’ampleur du démembrement programmé de l’empire ottoman, s’enfuient à l’étranger.
Ces responsables sont les dirigeants du Comité Union et Progrès et leur fuite provoque la
déroute politique de leur parti. Le sultan Mehmed VI, monté sur le trône en juillet 1918,
profite de la situation pour se réapproprier le pouvoir et dissoudre l’Assemblée. Il
gouverne par l’intermédiaire de Damad Ferid, son beau-frère. Son pouvoir étant faible, le
sultan est prêt à obéir aux Alliés, en échange de leur protection.
La dépendance de l’empire ottoman par rapport aux puissances européennes n’est
pas seulement territoriale, mais aussi économique.
Depuis le milieu du XIXème siècle, les finances de l’empire sont en très mauvais
état, en déficit chronique. Le sultan avait recours à l’emprunt aux banques étrangères, et
cet emprunt ne cesse d’augmenter jusqu’au début du XXème. Chaque emprunt était
compensé par des garanties et des gages, dont le total finissait par équivaloir à une
conquête : la France, l’Angleterre, la Russie ou l’Allemagne avaient des concessions, des
monopoles et ses contrôleurs ; les banques, le chemin de fer, les exploitations minières,
les compagnies de gaz et des eaux, tout était créé et exploité par des étrangers3. A tous
les échelons de la hiérarchie, la présence étrangère se fait sentir.
Les quatre années de guerre ont ruiné la principale activité économique du pays,
l’agriculture. L’industrie et l’artisanat local n’arrivent pas à se développer. Le mouvement
des Jeunes-Turcs a essayé de promouvoir l’Anatolie, d’encourager les Turcs à devenir
commerçants ou banquiers, mais ils obtinrent peu de résultats.
Face à cette ingérence européenne dans l’empire au niveau économique, face au
rétrécissement énorme des territoires de l’empire et face à la faiblesse du sultan lors de
l’armistice de Moudros, les courants nationalistes se font plus visibles.
Les associations patriotiques prennent leur essor un peu partout, à Istanbul mais
aussi à l’intérieur du pays. Les prémisses d’un esprit national turc se manifeste. Dans les
zones occupées ou menacées d’occupation, la lutte armée s’engage : en Cilicie, en
2
3
Paul Dumont, Mustafa Kemal invente la Turquie moderne, 1983, Bruxelles ; p.15
Jacques Benoist-Méchin, Mustafa Kemal ou la mort d’un empire, 1991, Paris ; p.74
6
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
Anatolie de l’ouest, sur le littoral pontique. Une des premières sociétés patriotiques fut le
Comité ottoman de Défense de la Thrace, dont le but était de maintenir cette région dans
les mains turques4.
Un
événement
va
augmenter
l’agitation
nationaliste :
l’occupation
d’Izmir
(Smyrne pour les Grecs) et de sa région par les Grecs en mai 1919.
En 1917, la France et la Grande-Bretagne avaient promis cette région à l’Italie,
mais cet accord est déclaré caduc, faute de ratification russe. En février 1919, lors de la
conférence de la Paix de Paris, le premier ministre grec, Vénizelos, revendique la
possession de la région. Lloyd George et Clémenceau appuient la demande du
gouvernement grec. Début mai, les Grecs sont autorisés à débarquer à Izmir, les Alliés
jugeant cette opération conforme à l’article 7 de l’armistice de Moudros.
La population turque s’insurge contre ce débarquement, l’émotion et la colère
gagnent tout le pays. D’Izmir, les troupes grecques progressent vers l’intérieur du pays.
Le sultan, qui désire rester fidèle aux Alliés paralyse le pouvoir. Cet événement et
l’inertie du pouvoir stimulent l’action des associations patriotiques, et ceux qui étaient
favorables aux Alliés se tournent maintenant vers les partisans de la résistance face à
l’ingérence étrangère. La situation s’envenime, des massacres turcs et grecs ont lieu et
les Alliés s’inquiètent.
Mais il manque à ces mouvements patriotiques, à ces initiatives isolées une
organisation et un chef, qui saurait les rallier. Le général Mustafa Kemal, qui vient de
débarquer à Samsun avec la mission de rétablir l’ordre dans l’intérieur du pays pour le
sultan, va canaliser, mobiliser et réorganiser ces mouvements patriotiques épars.
Mustafa Kemal : Origine d’un chef
Mustafa
naît
en
1881
à
Salonique ;
son
père
est
fonctionnaire
dans
l’administration des finances puis travaille dans le commerce des bois. A la mort du père
en 1890, son commerce avait été ruiné et la famille se retrouve dans une situation
précaire. Pendant quelques années, la mère et ses enfants s’installeront à la campagne à
quelques kilomètres de Salonique, logés par un oncle. Sa mère aurait voulu faire de
Mustafa un prêtre, il lui imposera sa volonté de devenir officier.
En 1893, Mustafa entre à l’école militaire des cadets de Salonique. Il y découvre
la discipline et se révèle doué en langue et en mathématiques. Durant la deuxième
4
Geoffrey Lewis, La Turquie, le déclin de l’Empire, les réformes d’Atatürk, la République moderne, 1965,
Verviers ; p.61
7
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année, on ajouta à Mustafa le nom de « Kemal », qui signifie « perfection ». Elève
brillant, il sera envoyé ensuite à l’école militaire de Monastir en Macédoine : il est
confronté à l’agitation sécessionniste dans cette région des Balkans et découvre d’une
part les tracts des organisations secrètes et l’idéal révolutionnaire, d’autre part la
désorganisation et le manque de moyens de l’armée ottomane. Mustafa s’enthousiasme
pour la révolution et dévore avec un camarade toute la littérature clandestine qu’ils
peuvent se procurer : Montesquieu, Voltaire, Rousseau, les Encyclopédistes, les discours
de Mirabeau, une biographie de Robespierre ou l’économie politique de Stuart Mill5.
En 1899, Mustafa part pour la capitale de l’empire car il a été accepté au cours de
l’Académie de Guerre d’Istanbul. Il découvre pour la première fois la capitale et sortira de
cette école en 1905 avec le grade de capitaine d’Etat-major. Pendant ces années, il
prendra conscience de l’ingérence des puissances étrangères dans les affaires ottomanes,
s’intéressera de plus en plus à la politique et sera un lecteur enthousiaste des
intellectuels réformistes de l’empire. Les élèves officiers essaient d’avoir accès aux
oeuvres interdites des Jeunes-Turcs et découvrent l’exaltation des valeurs proscrites par
le sultan Abdül-Hamid : la patrie, le droit, la constitution, le parlementarisme ou la
liberté6.
Dans ce milieu, l’hostilité à l’égard du régime est vive, et beaucoup se font les
défenseurs d’un nationalisme turc pour combattre les nationalismes balkanique, arabe ou
arménien. Kemal est séduit par les activités subversives, pendant quelques mois, il
dirigera le groupe révolutionnaire du Vatan, qui s’oppose à l’absolutisme du sultan et se
bat pour l’institution d’un gouvernement constitutionnel. Kemal sera mis quelques temps
en prison pour cette activité, avant d’être affecté à un régiment de Damas, loin
d’Istanbul.
Sitôt arrivé sur place, il s’emploie à organiser une section du Vatan dans cette
région de Syrie, malgré les dangers ; il rêve de révolution mais l’état de délabrement de
l’armée, la distance entre Damas et Istanbul et les populations en majorité arabes sont
des obstacles trop grands pour entreprendre une action.
Kemal désire se rapprocher de la zone européenne de l’empire et réussit à se faire
muter à Salonique en octobre 1907, à l’état-major de la IIIème armée. Là, l’atmosphère
est pré-révolutionnaire. Une puissante organisation révolutionnaire, le Comité Union et
Progrès, regroupe les opposants, Kemal la rejoint, mais n’occupera jamais une place de
premier ordre dans le système unioniste. En juillet 1908, la révolution Jeune-Turque et
son Comité Union et Progrès rétablissent la constitution et prennent le pouvoir.
5
6
op. cit. J. Benoist-Méchin, p.91
Alexandre Jevakhoff, Kemal Atatürk: Les chemins de l’Occident, 2001, Paris ; p.18
8
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Cependant, Mustafa Kemal est critique face à ce mouvement, qui, d’après lui, ne
combat pas assez la pénétration étrangère en Turquie. La révolution de 1908 le déçoit, il
n’observe pas de grands changements dans la politique extérieure ou financière de
l’empire. De plus, Kemal éprouve de l’antipathie pour Enver, un des héros de la
révolution, qui défend l’idée d’une alliance avec l’Allemagne, alors que Kemal souhaite
placer les intérêts turcs au-dessus de tout.
Kemal, alors en poste en Tripolitaine, conspire contre le pouvoir en place, et tient
des discours très critiques. Il est rappelé à Istanbul pour être mieux contrôlé et on lui
donne une place au ministère de la guerre.
Dès l’éclatement des guerres balkaniques, Kemal ne fait plus de politique et n’est
plus que soldat défendant son pays. Durant la guerre italo-turque de 1911, il combat en
Tripolitaine, et en octobre 1912, lorsque les états balkaniques se liguent contre l’empire,
il lutte contre les Bulgares.
Il s’illustre pendant la première guerre mondiale lors de la campagne des
Dardanelles, dont il sort victorieux face aux troupes de l’empire, alors que les armées
ottomanes connaissent des défaites sur tous les fronts. Les Alliés s’étaient lancés au
début de l’année 1915 dans une offensive contre les Détroits. Le jeune colonel Kemal
défend ses positions avec acharnement dans la presqu’île de Gallipoli et les Alliés sont
obligés de se retirer en janvier 1916, après neuf mois de bataille et des milliers de morts
dans les deux camps. Mustafa Kemal est fêté partout, devient une célébrité. On lui
accorde le titre de pacha et il est promu général de brigade en avril 1916, alors qu’il est
en train de combattre contre les Russes en Anatolie orientale.
Sur ce front du Caucase, Kemal rencontre Kiazim Karabekir et le colonel Ismet,
deux hommes qui joueront un rôle important dans l’action de Kemal.
A la mi-décembre 1917, le prince héritier Vahideddin effectue une visite officielle
en Allemagne et Enver envoie Kemal participer au voyage. Un dialogue se noue entre le
prince et Kemal : celui-ci critique l’alliance avec l’Allemagne et tente de le convaincre
qu’il faut se débarrasser d’Enver et des dirigeants unionistes qui n’oeuvrent pas dans
l’intérêt turc. Kemal se propose pour prendre la tête d’une armée et s’allier avec le
prince. Vahideddin écoute et semble parfois être presque séduit par les discours du
pacha, mais finalement, de retour à Istanbul, il ne donnera pas suite aux espoirs de
Kemal.
Le général Kemal est envoyé prendre d’importants commandements en Syrie et
en Palestine.
9
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Le 30 octobre 1918, l’armistice de Moudros est signé et entraîne la fuite des
principaux responsables unionistes à l’étranger. Kemal revient à Istanbul.
Pendant ce séjour dans la capitale, l’idée de résistance prend son essor, Kemal
rencontre des officiers qui prônent le nationalisme et l’opposition aux puissances
occidentales. Des projets de renversements du sultan circulent. Kemal va à la rencontre
de Vahideddin, qui vient de monter sur le trône en juillet 1918 et est devenu Mehmed VI,
et tente de le rallier à la résistance nationale. Le sultan refuse, il ne veut pas s’opposer
aux puissances alliées et craint ce jeune officier impulsif.
Le parlement est dissous et en mars 1919, Damat Ferid, un homme de l’ancien
régime, devient grand vizir. Ferid s’allie aux puissances occidentales et impute la
responsabilité de l’entrée en guerre de l’empire aux unionistes. Les dirigeants du Comité
Union et Progrès sont condamnés à mort.
En mai 1919, le haut commissariat britannique a demandé au gouvernement
ottoman de prendre des mesures afin de mieux assurer l’ordre public en Anatolie et
particulièrement dans la région de Samsun7, où des incidents entre Turcs, Grecs et
Arméniens deviennent inquiétants. Après quelques hésitations, surtout de la part des
Alliés, mais aussi du sultan, Kemal sera nommé inspecteur général dans cette zone et à
ce titre responsable pour rétablir l’ordre en Anatolie. On lui donne deux corps d’armée et
le 30 avril 1919 il obtient les pleins pouvoirs militaires et civils sur les provinces de Sivas,
Trébizonde, Erzurum, Van et sur le district de Samsun.
Le 15 mai 1919, les Grecs occupent Izmir et déclenchent la colère parmi les
populations turques. Le lendemain, Kemal quitte Istanbul pour la ville de Samsun, d’où il
compte bien organiser la révolte contre le pouvoir en place.
De l’occupation d’Izmir au Traité de Sèvres 1919-1920 : Mustafa
Kemal s’affirme
Kemal va savoir profiter de l’émoi qu’a provoqué l’occupation d’Izmir pour mettre
en œuvre son projet : rassembler autour de lui les forces nationales et s’opposer non
seulement aux puissances alliées mais aussi à l’autorité du sultan.
7
op. cit. A. Jevakhoff, p.94
10
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Il reste en contact avec trois personnalités favorables à la cause nationale :
Kiazim Karabekir, chef du 15ème corps d’armée, Ali Fuat, responsable du 20ème corps
d’armée à Ankara et l’ex-ministre de la Marine, Hüseyin Rauf bey.
La fonction d’inspecteur de Kemal lui permet d’entrer en contact avec les
responsables des différents corps sans consentement de l’état-major d’Amasya. Il envoie
des télégrammes et des circulaires aux officiers et aux fonctionnaires civils supérieurs
pour les pousser à organiser des associations patriotiques. Lui-même provoque des
rassemblements populaires et harangue la foule. Il rassemble les forces nationalistes très
vite et après avoir rallié autour de lui les principaux chefs militaires du pays, Kemal
décide de convoquer un congrès à Sivas en octobre 1919. Le 22 juin, Kemal envoie une
circulaire datée d’Amasya à toutes les organisations patriotiques et à toutes les autorités
militaires et civiles dignes de confiance. Cette circulaire est résumée par Geoffrey Lewis
comme suit : « Notre patrie et notre indépendance sont en danger. Le gouvernement
central est incapable de faire face à la situation. Nous devons constituer un corps
national, libre de toute ingérence étrangère, qui portera aux oreilles du monde le cri
d’une nation qui n’exige que son droit. Il a été décidé de tenir un congrès national à
Sivas ; chaque province y enverra un délégué qui devra, si nécessaire, voyager
incognito. »8 Kemal veut créer une représentation nationale libre de toute influence et
indépendante de tout contrôle ; il est intéressant de remarquer que la circulaire ne
critique pas le sultan mais le gouvernement.
Le pouvoir d’Istanbul prend peur et le sultan somme Kemal de revenir dans la
capitale. Kemal refuse d’obéir et après un long échange de télégrammes, il démissionne
de ses fonctions d’inspecteur et de celles qu’il avait au sein de l’armée le 18 juillet 1919.
Ainsi, il a les mains libres et peut se consacrer à la lutte qu’il vient d’engager.
Pour préparer le congrès de Sivas, Kemal participe au congrès régional d’Erzurum
de juillet-août 1919, organisé par l’Association pour la défense des droits des provinces
de l’Est. Dans ces provinces, la crainte de l’expansion de l’Arménie voisine, soutenue par
les dirigeants alliés, est grande. 54 délégués participent à ce congrès et Kemal en profite
pour exposer ses idées, qui s’appuient au début sur cette situation locale mais la
dépassent vite pour se placer dans une perspective nationale9. Kemal réussit à se faire
élire à la présidence du congrès et il présente ses idées : défendre le territoire national,
mobiliser les forces nationales contre l’inertie du gouvernement et face à l’ingérence des
puissances étrangères, créer une assemblée s’appuyant sur la volonté du peuple.
Finalement et après de longues discussions, les délégués adoptent une motion dictée par
Kemal : « La patrie est une et indivisible. Les provinces de l’est s’opposeront d’un
8
9
op. cit. G. Lewis, p.66
op. cit. P. Dumont, p.46
11
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commun accord à toute occupation ou intervention étrangère. Si le gouvernement du
sultan
se
montre
incapable
de
sauvegarder
l’indépendance
de
la
nation,
un
gouvernement provisoire sera constitué pour prendre la conduite des affaires de
l’Etat. »10 On retrouve dans cette motion un des grands principes de la révolution
française : « Il faut que la volonté nationale soit, à l’avenir, érigée en puissance
souveraine. »11
L’ordre est successivement donné à Hüseyin Rauf et à Kiazim Barabekir d’arrêter
Kemal ; ils s’y refusent.
Le congrès de Sivas s’ouvre le 13 septembre 1919 et va être facilité par les acquis
du congrès d’Erzurum. Les délégués arrivent de toute la Turquie, ayant souvent été
obligés de voyager clandestinement. Ils ne sont pas nombreux mais le retentissement de
ce rassemblement va traverser toute la Turquie.
Kemal assure la présidence du congrès et il réussit à faire voter les décisions
prises à Erzurum. Puis, il décide d’aller plus loin et propose de nouvelles résolutions sur
l’indivisibilité et l’indépendance du territoire turc. Les conclusions du congrès affirment
l’indépendance du peuple turc et sa résistance face à l’occupation d’une part quelconque
de la Turquie. Le congrès se dote d’un Comité exécutif, dont Kemal est le président ; il le
transforme
très
vite
en
gouvernement
provisoire
et
agit
indépendamment
du
gouvernement de Damad Ferid. Une assemblée nationale devait siéger afin de statuer
sur le destin de la nation.
Kemal envoie alors un message à Istanbul, demandant la démission du
gouvernement de Damad Ferid et la convocation immédiate de la Chambre des Députés.
Le sultan prend de plus en plus au sérieux les activités de Kemal et renvoie le
gouvernement de Damad Ferid. En octobre 1919, Ali Riza prend la tête d’un nouveau
gouvernement, composé de personnalités plutôt favorables aux kémalistes. Le sultan
tente de récupérer le mouvement national et le nouveau cabinet annonce l’organisation
d’élections régionales en vue de la convocation de la Chambre des députés.
Les élections donnent une large majorité aux nationalistes, Kemal est élu député
d’Erzurum. Les nouveaux députés de l’Assemblée siègent à Ankara, où Kemal a installé
son quartier général depuis décembre 1919. Mais le sultan invite les députés à venir
siéger à Istanbul et malgré la méfiance et les avertissements de Kemal, qui décide de
rester à Ankara, ils partent pour la capitale, dans une optique de réconciliation avec le
pouvoir du sultan. Le 12 janvier 1920, la nouvelle Chambre ouvre sa session à Istanbul
et le 28 janvier, ils adoptent en séance solennelle un texte portant le nom de « Pacte
10
11
Robert Mantran (dir.), Histoire de l’Empire ottoman, 1989, Paris ; p.641
op. cit. P. Dumont, p.47
12
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
National », inspiré des motions d’Erzurum et de Sivas. Ce document proclame
l’indivisibilité des territoires turcs non occupés par l’ennemi au moment de l’armistice de
Moudros, exige que le sort des provinces arabes de l’empire soit réglé selon la volonté
librement exprimé par les populations locales et énonce diverses autres conditions en vue
d’une paix juste et durable : reconnaissance de l’abolition des Capitulations, retour des
provinces de Kars, Ardahan et Batoum à la Turquie, libre circulation dans les Détroits
sous réserve de dispositions assurant la sécurité d’Istanbul, enfin acceptation par les
Puissances de la souveraineté et de l’indépendance complète de la nation turque.12
Les Alliés prennent peur devant cette agitation parlementaire et le 16 mars 1920,
les Anglais arrêtent en pleine Chambre plusieurs personnalités politiques. Les députés
proclament alors la dissolution du Parlement ottoman et refluent vers Ankara. Mehmed
VI rappelle Damad Ferid et proclame une fetva contre Kemal. Ainsi, l’empire et la nation
se dressent l’un contre l’autre13.
Le 23 avril 1920, la Grande Assemblée nationale de Turquie se réunit à Ankara,
rassemblant autour de Kemal des délégués beaucoup plus décidés au changement que
par le passé mais pas forcément d’accord sur les méthodes à employer contre le pouvoir
en place ou sur la forme d’un nouveau régime. En quelques jours, l’Assemblée élit un
Comité exécutif qu’elle déclare gouvernement légal mais provisoire du pays. Kemal est
proclamé président. Le but de l’Assemblée est de chasser l’occupant et d’éviter le
démembrement du territoire turc.
Mais des difficultés apparaissent vite : le sultan joue de son pouvoir spirituel
contre les nationalistes, les Alliés encouragent les manifestations anti-nationalistes et ces
conflits internes menacent le combat nationaliste. En outre, les partisans nationalistes se
battent contre l’ennemi extérieur : au sud-est contre les Français en Cilicie, à l’ouest
contre les Grecs et au nord-est contre les Arméniens. La situation est très délicate quand
survient la nouvelle du traité de Sèvres, qui va retourner la situation.
Durant l’été 1920, les Alliés et le sultan concluent la paix, le 10 août, le Traité de
Sèvres est signé et consacre le démembrement de l’empire ottoman : les Détroits étaient
neutralisés et administrés par les Alliés, Istanbul devait servir d’otage, gage de la bonne
conduite des Turcs à l’égard des minorités ; les provinces de l’est étaient partagées entre
un Kurdistan autonome et une Arménie indépendante ; la Grèce recevait Izmir et sa
région ainsi que la Thrace ; l’Italie la moitié sud de l’Anatolie occidentale et centrale ; la
12
13
op. cit. R. Mantran, p.642
op. cit. J. Benoist-Méchin, p.233
13
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
France le sud-est.14 La Turquie devenait donc un petit Etat anatolien, les Capitulations
étaient rétablies et la mainmise des puissances alliées sur le territoire turc confirmé.
Du jour au lendemain, la population turque prend parti pour les nationalistes, les
combats entre fractions s’arrêtent pour former une sorte d’union sacrée face à l’affront
de ce traité. Les partisans se pressent de rejoindre Ankara, point de départ de la lutte
nationaliste et Kemal va avoir assez de moyens pour arracher la victoire finale.
1920-1923 : la guerre d’indépendance : la victoire finale
Sur tous les fronts, l’armée de Kemal va se battre pendant deux ans pour
repousser l’occupant.
Le 23 septembre 1920, les hostilités sont ouvertes contre les Arméniens, les
forces menées par Kiazim Karabekir se déploient en direction de Kars et repoussent les
Arméniens, qui sont abandonnés par les forces de l’Entente. Début décembre 1920, un
traité de paix est signé, qui réduit l’Arménie à la région d’Erevan et du lac Sevan.
Le front du sud est stabilisé, les forces nationalistes turques remportent des
victoires contre les Kurdes, les Français et les Italiens et libèrent l’Anatolie.
Il reste le front de l’ouest contre les Grecs. Le 10 janvier 1921, Ismet repousse les
Grecs après la victoire d’Inönü. Les Alliés s’efforcent d’arrêter les hostilités et organisent
une conférence à Londres, où seront présents à la fois les délégués d’Istanbul et
d’Ankara. Les Alliés et les forces turques tentent de trouver un compromis et de modifier
le traité de Sèvres. Mais cette tentative se soldera par un échec, aucun accord ne sera
trouvé. La Grande-Bretagne, la France et l’Italie proclament alors leur neutralité sur le
front de l’ouest, la guerre devient une guerre exclusivement gréco-turque et les Alliés
créent une zone neutre de chaque côté des Dardanelles.
Le 20 janvier 1921, Kemal réunit la Grande Assemblée Nationale, à laquelle il
demande d’adopter une loi constitutionnelle concernant l’organisation fondamentale de
l’Etat turc. Le principe démocratique est opposé à la souveraineté du sultan, de ce
principe démocratique découle toute la puissance politique de la souveraineté du peuple
et le droit constitutionnel. Le Gouvernement provisoire devient le « Gouvernement de
l’Assemblée nationale » et une nouvelle armée est constituée. Le gouvernement d’Ankara
et ses députés s’affirment comme le nouveau pouvoir, choisi librement par la volonté du
peuple.
14
op. cit. G. Lewis, p.75
14
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
En juillet 1921, l’armée grecque attaque et avance, regagnant beaucoup de
territoire ; les forces turques sont désemparées. Kemal demande alors les pleins pouvoirs
à l’Assemblée pour réorganiser la lutte ; il les obtient le 5 août, malgré les protestations
de certains députés, qui refusaient que le commandement suprême échappe à
l’Assemblée15. Le 13 septembre 1921, les Grecs sont refoulés par Kemal au-delà de la
Sakarya. Kemal devient gazi, c'est-à-dire « victorieux ».
En octobre 1921, la Turquie trouve un accord avec la France et les soldats turcs
qui étaient postés en Cilicie refluent vers l’Anatolie. Cela permet à Kemal de reconstituer
son armée et de mener durant l’été 1922 une offensive qui écrase l’armée hellénique,
elle-même affaiblie par des problèmes de pouvoir interne grec. Le 9 septembre 1922, les
Turcs pénètrent à Izmir.
Les forces turques veulent récupérer la Thrace orientale et les Détroits, elles se
retrouvent face aux troupes alliées. La situation s’avère très délicate face aux Anglais ; le
général Harington, commandant en chef des forces britanniques et Kemal font tout pour
éviter le combat sur ce terrain. Au dernier moment, l’armistice de Moudania est conclu le
11 octobre 1922. La victoire nationale turque est consacrée, les Alliés abdiquent, l’armée
hellénique évacue le territoire turc.
Le Gouvernement de la Grande Assemblée est le vainqueur, légitimé par la guerre
pour l’indépendance, et seul pouvoir effectif du pays. Pourtant le sultan et ses ministres
sont toujours à Istanbul. Kemal exprime vite son désir d’éliminer le sultanat mais les
autres dirigeants sont encore attachés à la fidélité au sultanat. Mais en octobre 1922, les
députés apprennent que le sultan veut envoyer ses propres négociateurs à la conférence
de paix prévue à Lausanne, parallèlement à la délégation de la Grande Assemblée
nationale, cet incident provoque la colère des députés à Ankara. Début novembre, Kemal
saisit l’occasion : il propose de séparer le sultanat du califat ; la souveraineté
appartenant à la nation, le sultanat doit être aboli et le califat serait seul conféré au
successeur de Vahideddin. Kemal impose son point de vue, par des menaces quand il le
faut, et formule la nouvelle loi de façon adroite sans prononcer le nom du sultan. Kemal
lut le projet de loi qui se terminait par ces mots : « L’Assemblée nationale décide que la
loi constitutionnelle du 20 janvier 1921 s’applique à l’ensemble des territoires turcs
revendiqués par le Pacte National. En conséquence, toute la Turquie passe sous
l’administration du gouvernement d’Ankara, car le peuple turc considère la forme du
gouvernement d’Istanbul, fondé sur la souveraineté d’une personne, comme appartenant
à jamais au domaine de l’histoire. »16
A la mi-novembre 1922, le sultan prend la fuite, son gouvernement s’effondre.
15
16
op. cit. G. Lewis, p.78
op. cit. J. Benoist-Méchin, p. 294
15
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
Le 24 juillet 1923, le traité de Lausanne, négocié pour la Turquie pendant huit
mois par Ismet, le vainqueur de la bataille d’Inönü contre les Grecs, efface l’humiliation
du traité de Sèvres. Ce traité consacre la victoire de Mustafa Kemal, qui récupère une
grande partie des territoires revendiqués par le Pacte national de 1920. Il reconnaît à la
Turquie des frontières stables, englobant la Thrace orientale et les territoires en litige
d’Anatolie (région d’Izmir, Cilicie, littoral pontique, province de l’Est) ; il apporte au
problème des minorités une solution -l’échange des populations- ; il reconnaît la
souveraineté de la Turquie sur les Détroits ; enfin, il jette les bases de la liquidation de la
Dette publique ottomane17. Il n’est plus question ni d’Arménie ni de Kurdistan
indépendants.
Ce traité est un succès pour la Turquie kémaliste, qui s’affirme comme une nation
libre et indépendante et que Kemal va maintenant bouleverser dans son fonctionnement
interne.
17
op. cit. R. Mantran, p.646
16
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
II. Les principes du kémalisme :
occidentalisation de la Turquie ?
vers
une
Alexandre Jevakhoff donne la définition suivante du kémalisme : c’est la mise en
œuvre de la raison et du pragmatisme au service d’un grand dessein, la transformation
de la Turquie en une nation moderne et laïque18. Ceci est l’essence du kémalisme : une
méthode pragmatique, rationnelle, volontaire pour faire entrer la Turquie dans la
modernité.
Mustafa Kemal diagnostique les maux principaux de l’empire ottoman, qui ont
entraîné son immobilisme et son incapacité à affronter les tâches de son temps et
propose une méthode pour libérer son pays de ces maux. L’empire connaissait une
impossibilité de poser les problèmes politiques en raison de la confusion entre le domaine
politique et le domaine religieux. Il y avait un blocage du corps politique dans un système
sclérosé, le sultanat, qui rendait impossible la rénovation de la société et son accession
au progrès. Ou encore, la nation et son centre, le peuple anatolien avaient été oubliés et
le peuple était maintenu dans l’ignorance. Pour sortir de ces maux et pour fonder ce
nouvel état turc moderne et tourné vers l’occident, six principes fondateurs vont guider
l’action du gazi : nationalisme, républicanisme, laïcisme, progressisme, étatisme et
populisme.
Ces six principes ne vont pas être énoncés clairement dans les premières années
des réformes entreprises par Kemal mais ils sont les lignes directrices de l’action du
gouvernement. En 1931, ces principes seront distinctement établis et en 1937, ils seront
promus, lors d’une révision de la Constitution, au rang de principes fondamentaux de
l’Etat turc. Ils seront représentés dans l’emblème du parti unique par une gerbe de six
flèches symboliques, piliers idéologiques du régime.
Derrière ces six principes se cache la volonté finale de Kemal de moderniser et
d’occidentaliser
la
Turquie,
tout
en
la
rendant
complètement
indépendante
économiquement des puissances occidentales.
18
Alexandre Jevakhoff, Le kémalisme, 50 ans après, Cahiers d’études sur la méditerranée orientale et le monde
turco-iranien, n°8,
17
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
Le nationalisme
Le
nationalisme
est
le
ressort
principal
de
l’action
de
Mustafa
Kemal.
Historiquement, le kémalisme est un mouvement de réveil national. La nation turque,
étouffée dans un empire pluriethnique établi sur plusieurs ensembles géographiques et
dirigé suivant une logique marquée par un universalisme religieux, prend conscience
d’elle-même, se recentre sur son cœur anatolien et se libère de sa mission impériale du
sultanat et de sa vocation religieuse à diriger l’ensemble des croyants musulmans. La
politique nationaliste du pouvoir kémaliste sous-tend toutes les réformes de Mustafa
Kemal et revêt une place primordiale au sein du système kémaliste.
Les victoires militaires de Mustafa Kemal sont placées sous le signe de la
reconquête de l’indépendance nationale ; toute son action a pour point de départ
l’Anatolie et le paysan anatolien. Il veut insuffler la fierté d’être turc dans ces régions lors
des combats pour l’indépendance. Il choisit aussi Ankara comme capitale. Mais ce
nationalisme triomphant n’est pas agressif vis-à-vis du monde extérieur et s’accompagne
d’un grand respect des équilibres géo-politiques et de la place des autres nations : la
diplomatie kémaliste sera équilibrée, raisonnable et refusera toute aventure. Le nouveau
régime ne prépare pas la guerre, il conclut des traités de paix avec ses voisins, même
avec la Grèce et avec les puissances européennes. Le nationalisme kémaliste refuse
l’expansionnisme : Kemal a compris que dans une société moderne, la grandeur d’une
nation réside dans son armée de commerçants, d’industriels, de scientifiques et non dans
sa domination par les armes.
Mustafa Kemal se positionne très vite sur le pantouranisme –idée de créer un lien
politique entre toutes les populations turcophones de Turquie, Russie, Perse, Afghanistan
et Chine-, qu’il refuse pour se consacrer au développement exclusif de la Turquie, à
l’intérieur de ses frontières établies par le traité de Lausanne.
Cette nouvelle notion d’Etat territorial de Turquie est difficile à inculquer car les
Turcs ont fonctionné longtemps à l’intérieur d’un cadre de fidélité différent : fidélité à une
religion -l’islam- et à une dynastie -ottomane-. Des mesures draconiennes sont donc
prises pour que ce nationalisme pénètre chaque citoyen turc : l’usage de la langue
turque, le développement de l’enseignement, la formation progressive d’une nouvelle
élite turque et non ottomane sont obligatoires partout. Des campagnes sont organisées
dans le pays ayant pour thème « Citoyen ! Parle turc ! », l’usage oral d’autres langues
est pénalisé et les non-turcophones marginalisés19.
19
Hamit Bozarslan, Histoire de la Turquie contemporaine, 2004, Paris ; p.36
18
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
Une nouvelle historiographie apparaît, exaltant les victoires du peuple turc.
L’histoire de toute l’Anatolie est turcifiée et les auteurs kémalistes s’efforcent de faire
remonter l’origine turque de cette contrée à plusieurs millénaires20. En 1931 et 1932 sont
fondés l’Institut turc de l’Histoire et l’Institut turc de langue ; le passé historique hittite
ou sumérien est mis en valeur comme authentiquement turc. Dans les années 30, des
théories raciales apparaissent, glorifiant la « race turque ».
Très vite, le problème de l’homogénéité des populations à l’intérieur du territoire
se pose : en divers endroits, la population turque est en minorité au milieu de
populations étrangères. Kemal allait avoir pour but d’expulser ces éléments allogènes
pour regrouper et remembrer les populations authentiquement turques21.
Les Kurdes sont en premier lieu les victimes de la politique nationale. Dès 1921,
les Kurdes s’insurgent, d’une part poussés par le nationalisme kurde, d’autre part par
attachement aux traditions religieuses et à l’Islam et donc au refus des mesures de
sécularisation. Trois révoltes kurdes (1925/1930/1936-38) sont réprimées violemment
par l’armée turque. La violence de cette répression montre la volonté kémaliste de
dissuader les Kurdes de se considérer comme un groupe ethnique distinct eu sein de la
République. Dans ce but, Mustafa Kemal mène aussi une politique d’assimilation des
Kurdes et de turcification du Kurdistan ; la loi sur l’installation en 1934 encourage
l’installation de colonies turques dans cette zone à majorité kurde22.
Les Grecs, les Arméniens, les Juifs et les Arabes sont considérés comme des
ennemis de l’intérieur et tout est fait pour que les activités professionnelles qu’ils
exerçaient traditionnellement soient données aux Turcs. La classe moyenne turque se
crée peu à peu.
Ce nationalisme a peur du démembrement, de l’éclatement du territoire.
Ce nationalisme se définit donc tout d’abord par une restriction au niveau du
territoire, redéfini par le traité de Lausanne. Mustafa Kemal veut que la nation turque
retrouve sa grandeur, par l’utilisation de ses capacités, autrefois guerrière et paysanne,
demain commerçante et technicienne, et non plus par la domination d’un empire. Tout le
mouvement kémaliste, de la guerre d’indépendance à la création de la République et à la
modernisation de la société est inspiré par la seule idée de la grandeur et la force de la
nation.
20
21
22
op. cit. H. Bozarslan, p. 37
op. cit. J. Benoist-Méchin, p.338
op. cit. H. Bozarslan, p.40
19
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
Le républicanisme
Avec le nationalisme, le républicanisme est le deuxième ressort de la révolution
kémaliste. Mustafa Kemal veut redonner force à la nation, libérer ses forces engluées et
inventer un mode de gouvernement de la société, permettant de définir des objectifs
clairs et des méthodes de gouvernement modernes. Pour se détacher du rêve impérial de
l’empire ottoman tourné vers le passé, il choisira la République comme forme de
gouvernement. C’est le souci d’efficacité, d’ordre et de modernité qui guide Kemal, et la
République qu’il met en place est bien sûr très éloignée d’un système de démocratie
libérale : les pouvoirs sont entre les mains de Mustafa Kemal, qui veut d’abord mener à
bien toutes ses réformes et éduquer le peuple turc avant de laisser lui donner la liberté
démocratique. Mais il crée la base d’un nouvel Etat et assure l’impossibilité d’un retour en
arrière.
En 1921, le gouvernement d’Ankara avait proclamé la souveraineté du peuple et
la grande Assemblée dépositaire du pouvoir national. En novembre 1922, Kemal avait
réussi à abolir le sultanat et ainsi à rompre avec l’ancien régime. En établissant le siège
permanent de l’assemblée à Ankara, il marque de nouveau la rupture avec l’empire.
En 1923, au sein de la Grande Assemblée, des résistances contre Mustafa Kemal
apparaissent : des députés demandent que Kemal ne soit pas à la fois Président de
l’Assemblée et président du Parti du Peuple, fraction à l’assemblée. Le gazi organise alors
une crise ministérielle en ordonnant secrètement à ses ministres de démissionner. Les
députés n’arrivent pas à s’entendre sur un nouveau cabinet et appellent Kemal à l’aide.
Celui-ci s’assure que sa proposition sera votée, quelle qu’elle soit, et proclame alors la
République le 29 octobre 1923. Dans cette loi, l’exécutif se trouve renforcé : l’assemblée
se contente d’élire le président de la République, qui choisit librement son premier
ministre, lequel à son tour désigne les autres membres du cabinet23. La loi votée,
Mustafa Kemal est élu président de la République.
Le sultanat avait été supprimé mais pas le califat. Le calife avait reçu des
consignes précises quant aux limites de son rôle, mais il ne les respecta pas et constituait
un obstacle aux réformes sociales et laïques du kémalisme. Kemal réussit habilement à
supprimer cette fonction le 3 mars 1924 et le régime républicain se débarrasse ainsi du
dernier signe d’autorité de l’empire.
23
op. cit. P. Dumont, p. 148
20
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
En 1923, le système politique de la République est à la fois pluraliste et
subordonné
à
la
personne
de
Kemal.
L’assemblée
regroupe
plusieurs
groupes
parlementaires et en 1924, deux partis politiques s’opposent : le Parti républicain du
peuple de Mustafa Kemal et le Parti progressiste républicain de Kiazim Karabekir et Ali
Fuad. Il existait donc un certain pluralisme politique, qui allait être de courte durée, en
effet, Kemal y met fin en 1925. En réponse à une révolte kurde, la loi dite du
« rétablissement de l’ordre » est décidée, la presse est muselée et le Parti progressiste
est interdit, accusé de soutenir les insurgés.
Un an plus tard, Kemal consolide son pouvoir et la mainmise de son parti : en juin
1926, certains opposants organisent un attentat contre le gazi, qui fut informé. Il en
profite non seulement pour châtier les auteurs de cette tentative, mais aussi pour
éliminer d’autres personnalités défavorables au kémalisme.
Il y aura en 1929 une autre tentative de pluralisme politique, orchestrée par
Mustafa Kemal. Un parti républicain libéral est créé, dirigé par Fethi, un collaborateur de
Kemal, qui se prête à cette tentative d’ « opposition intégrée ». Ce nouveau parti
mobilisa les foules, proposant plus de libertés. Mustafa Kemal, devant ce succès
démesuré dissout le parti républicain libéral, réorganise son parti unique et le dote de
nouveaux relais : les « Maisons du peuple », qui encadraient toute la population.
La construction d’un ordre républicain s’impose à Kemal comme une nécessité
logique, pour bien marquer la rupture avec l’empire et pour faire entrer son pays dans le
cercle des nations dotées d’une forme de gouvernement moderne. Cependant cette
République était bien éloignée de l’idéal démocratique et le Président concentrait tous les
pouvoirs entre ses mains ; mais c’était pour le kémalisme le seul moyen pour mener à
terme ses réformes, éduquer les Turcs à devenir des citoyens et préserver cette nouvelle
forme de gouvernement.
Le laïcisme
Sur ce point, la volonté du kémalisme de tourner la Turquie vers l’occident et de
couper tous les liens avec l’héritage ottoman est très forte. Kemal, lecteur et admirateur
des philosophes des Lumières et convaincu que l’Islam serait un obstacle politique face à
ses projets, a une politique radicale dans le domaine religieux.
Le 3 mars 1924, le califat est aboli et Abdul Mecid II expulsé de Turquie ; cette
décision de lutter contre le calife provoque des réactions fortes de rejets parmi la
population et les députés, mais Kemal tient bon.
21
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
Il proclame la séparation de la religion et de l’Etat et affirme le caractère laïc du
nouveau régime. Une loi sur l’unification de l’enseignement confie en mars 1924 au
ministre de l’Education nationale tous les établissements d’instruction du territoire de la
République. Le gouvernement fait fermer les écoles coraniques24. Les études supérieures
islamiques
sont
rendues
très
difficile
d’accès,
l’instruction
religieuse
disparaît
progressivement des programmes scolaires, et la mixité est introduite dans les écoles. En
avril 1924, les tribunaux religieux sont abolis. En 1925, Kemal ordonne la fermeture des
couvents des derviches, interdit les autres confréries religieuses et les biens des
fondations pieuses sont transférés au Trésor public25.
Ayant affirmé le caractère laïc du régime, Mustafa Kemal doit adopter un corpus
complet de lois nouvelles, différent de l’ancien droit canonique de la « charia » : sur les
conseils d’un collège de juristes occidentaux, la Turquie adopte le code commercial
allemand (mai1926), le code pénal italien (mars 1926), le code civil suisse (avril 1926) et
le code de procédure civile français. En adoptant le code civil helvétique, la femme
devient l’égale de l’homme (égalité juridique, institution du mariage civil monogamique).
En 1934, Mustafa Kemal veut émanciper encore plus les femmes : elles reçoivent des
droits électoraux égaux à ceux des hommes et elles s’engagent au sein du Parti
républicain du peuple.
Après avoir laïcisé le pouvoir, Mustafa Kemal veut réformer des éléments de la vie
quotidienne de la population turque : la réforme dite « du chapeau » déclare hors-la-loi
les couvre-chefs autre que le chapeau, le fez fut interdit. Le gazi se heurte cette fois à
des résistances fortes de la population, qui ne tolère pas d’abandonner le couvre-chef qui
la distingue des chrétiens. Mustafa Kemal réprime ces résistances violemment.
L’interdiction du port de tout habit religieux en dehors des lieux de culte est imposée,
tout emblème religieux est supprimé des endroits publics.
Mustafa Kemal réforme dans tous les domaines de la vie quotidienne : le
calendrier grégorien et le système d’horaire international sont adoptés. En 1934, chaque
citoyen turc doit adopter un patronyme -Mustafa Kemal reçoit celui d’Atatürk, « père des
Turcs »- ; en 1935, le jour hebdomadaire de congé du vendredi est remplacé par le
dimanche.
En 1928, la religion islamique comme religion d’Etat avait été abandonnée ; en
1937, le principe de la laïcité fit son entrée dans la Constitution.
Aux yeux de l’Europe, Mustafa Kemal incarne la victoire de la laïcité, les mesures
draconiennes contre l’élément religieux. Pourtant, la situation est plus compliquée.
24
25
op. cit. G. Lewis, p.96
op. cit. H. Bozarslan, p.34
22
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
En effet, si Kemal sépare strictement le religieux du champ politique et tente
d’imposer des éléments du laïcisme dans la vie courante, son concept de turcité repose
néanmoins sur deux paramètres : le fait d’être turcophone et le fait d’être de confession
sunnite. L’unité de la nation turque repose sur une seule religion, celle de confession
sunnite. Le laïcisme, qui apparaît dans un premier temps comme évacuant le fait
religieux, s’en sert néanmoins pour façonner l’unité de la nation.
Le progressisme
Nous emploierons le terme « progressisme », mais certains auteurs emploient le
mot « révolutionnarisme » pour traduire le terme turc inkilapçilik.
Qu’est ce que le progressisme ? Ce sont tous les éléments de la méthode de
gouvernement kémaliste qui tendront à transformer une société jusque là figée dans son
passé en une société tournée vers l’avenir, c'est-à-dire moderne, dynamique, ouverte,
capable de se transformer : pour Mustafa Kemal, la référence pour guider cette
transformation se trouve dans le modèle des sociétés occidentales. Dans un premier
temps, le but du progressisme sera d’occidentaliser la Turquie. Kemal, en inaugurant la
faculté de droit d’Ankara, affirme : « Cette nation a maintenant admis que, dans le
combat international pour l’existence, le seul moyen dont disposent les nations pour
survivre est d’accepter la civilisation occidentale. »26
Cette volonté de moderniser la Turquie, de libérer ses institutions de la mentalité
ottomane et de faire accéder la société aux valeurs culturelles du monde occidental
constitue certainement le point cardinal de la méthode kémaliste. On peut en effet
concevoir le républicanisme et le laïcisme comme des applications de la volonté de
modernisation dans les champs particuliers que sont les institutions politiques d’une part,
et les rapports entre les normes politiques et les normes religieuses de l’Islam, d’autre
part. Hormis ces deux domaines, la démarche progressiste s’appliquera aux questions
suivantes : l’éducation, la langue et son enseignement, l’introduction de méthodes de
pensée modernes, l’ouverture de la société à la modernité et la transformation de
l’économie (ce dernier point sera traité dans l’étude de l’étatisme).
Pour des raisons de développement économique et afin de permettre la naissance
du citoyen, le kémalisme veut prioritairement développer un enseignement primaire
obligatoire, ouvert à tous, garçons et filles, puis permettre l’accès à un enseignement
secondaire ou professionnel fondé sur les qualités et sur le mérite. Ce projet est très
ambitieux, car l’héritage de l’empire ottoman en matière d’éducation est caractérisé par
26
op. cit. A. Jevakhoff, p. 359
23
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
les traits suivants : monopole des religieux sur l’enseignement, hétérogénéité de
l’enseignement et surtout très grand taux d’analphabétisme (90%)27. Des tentatives de
réformes éclairées avaient été faites au XIXème siècle, mais elles étaient restées
circonscrites à un très petit nombre d’établissements.
Le kémalisme, dans son projet de transformation radicale de la société turque,
mettra la modernisation de son système d’enseignement au cœur de sa volonté
transformatrice de la société. Quatre priorités caractérisent ce projet : l’instruction pour
tous, un enseignement laïque et moderne sous le contrôle de l’Etat, l’acquisition par les
Turcs de modes de pensées et de techniques occidentales et enfin la création d’une
conscience commune à tous les citoyens de la nouvelle République turque28. Ces
transformations du système éducatif donnent des résultats impressionnants : à la mort
d’Atatürk, en 1938, le nouveau système est en place et il a permis le recul de
l’analphabétisme, la formation de techniciens et l’émancipation de la femme.
Corrélativement à cet effort d’institution de l’enseignement, la réforme de
l’écriture de la langue turque est engagée en 1928. La substitution de l’alphabet latin à
l’alphabet arabe rend la transcription des sons plus aisée et les nouveaux caractères
facilitent l’enseignement de la langue et permettent au peuple de s’approprier la langue
écrite : après le vote de la loi sur le nouvel alphabet, Mustafa Kemal part en campagne
pour l’expliquer à la population, entre 1928 et 1935, le taux d’alphabétisation augmente
de 10%29.
La langue turque est purifiée et se rapproche de la langue comprise et parlée par
les Turcs, alors que la langue de l’empire ottoman, faite d’un mélange de turc, d’arabe et
de persan était devenue trop compliqué pour le peuple : c’était une langue de
fonctionnaires, qu’ils ne comprenaient pas. L’enseignement du nouvel alphabet et l’effort
d’épuration de la langue devaient permettre la renaissance culturelle du peuple. Kemal
Atatürk dit : « Par son écriture et sa pensée, notre peuple montrera qu’il a sa place dans
le monde »30.
Les nouvelles méthodes fondées sur l’ouverture aux sciences et aux techniques
modernes, rompent avec la tradition d’enseignement fondée sur la répétition et les
récitations, que pratiquaient les écoles religieuses. Ces méthodes permettront le
développement de futurs citoyens qui s’appuient sur leur raison et leur esprit critique.
27
Joëlle Pierre, Finalités, évolution et avenir des principes kémalistes en matière d’éducation, in : Robert
Anciaux (dir.), La République laïque turque trois quarts de siècle après sa fondation par Atatürk, 2003,
Bruxelles ; p.15
28
op. cit. J. Pierre, p.15
29
op. cit. A. Jevakhoff, p.393
30
op. cit. A. Jevakhoff, p.391
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
De même, dans la modernisation de la vie économique, le kémalisme n’hésitera
pas à faire appel aux experts étrangers afin que ceux-ci introduisent des méthodes
modernes qui se diffuseront dans toute la société31.
D’une manière générale, la vie quotidienne est transformée par l’action
modernisatrice : la définition de nouveaux droits, l’émancipation de la condition féminine,
la réforme de la langue, tout concourt à l’occidentalisation du pays. Pour Atatürk, cette
modernisation s’inspire du modèle des Lumières, la science et la technique devaient en
être les guides.
L’étatisme
On peut comprendre sous ce terme les trois éléments suivants : la survalorisation
du rôle de l’Etat dans l’action politique, l’inspiration de l’action économique et l’influence
du contexte historique.
L’action d’Atatürk entre 1919 et 1938 a été une action de refondation de l’Etat et
de régénération de la société sur des bases nouvelles : le but était de créer un EtatNation moderne sur le modèle occidental. La seule définition de ce projet permet de
comprendre que dans le kémalisme, l’Etat occupe une place centrale dans la
transformation de la société. On peut appeler « étatisme » cette survalorisation de l’Etat.
Dans la révolution kémaliste, l’Etat est appelé à jouer le rôle pivot : il sera le moteur, le
modèle, le gardien de cette modernisation. Par exemple, dans le domaine de la
transformation des mœurs, le corps des fonctionnaires devait être à la fois un modèle et
un gardien. De même, imposer en 1926 un nouveau code civil, inspiré du code civil
suisse, avec toutes les conséquences d’un tel choix sur le statut juridique des femmes,
sur le mariage désormais civil et monogamique, sur l’égalité juridique entre citoyens, ne
peut être fait que si l’on dispose d’un Etat fort, capable d’imposer cette révolution
juridique.
De même, toutes les mesures de transformation de la société que nous avons
étudiées dans le point consacré au laïcisme, cette démarche résolue, irréversible
d’arrachement de la société à la tutelle des autorités religieuses et de séparation stricte
entre les domaines de la société et ceux de la religion, toutes ces mesures de rupture ne
peuvent être imposées et défendues que si l’on dispose d’un Etat puissant, soumettant la
société aux impulsions du pouvoir politique.
31
op. cit. J. Benoist-Méchin, p. 370
25
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
Mustafa Kemal et ses collaborateurs sont pragmatiques : leurs buts sont d’une
part, l’indépendance économique de la Turquie, en rupture complète avec la situation de
dépendance de l’empire ottoman à l’égard des puissances occidentales et, d’autre part, le
développement économique du pays. Pour atteindre ces deux objectifs, l’étatisme ne fut
pas recherché par principe mais il fut choisi comme une réponse concrète à des
problèmes posés : Celal Bayar, artisan de la politique économique du régime, précise en
1935 que « l’étatisme de la nouvelle Turquie n’est pas un système copié sur les idées que
divers théoriciens socialistes ont mis en avant depuis le XIXème siècle. C’est un système
engendré par les besoins spécifiques de la nouvelle Turquie, un système qui lui est
propre. »32
Pour rendre la Turquie maîtresse de son destin économique, il fallait développer
une agriculture moderne et les transports, promouvoir l’industrie, créer des banques.
Pour développer une agriculture moderne, l’Etat conçoit une politique d’irrigation
des terres et instaure une politique des prix agricoles. L’Etat engage des grands travaux
d’infrastructure, développe les transports. De 1926 à 1936, des centaines de kilomètres
de voie ferrée sont construits, prolongeant et reliant les tronçons déjà existants. De
même les ponts et chaussées développent le réseau routier. Ceci entraîne l’essor de
l’agriculture, en permettant l’échange des produits agricoles d’une région à l’autre33.
Dans le domaine industriel, les premières grosses entreprises turques sont
encouragées (sucre, ciment, textile). Dans le domaine de l’énergie, dès 1928 de
puissantes centrales électriques sont construites34. Afin de maîtriser tous ces efforts de
développement, un « Programme d’industrialisation nationale » est élaboré sur le modèle
des plans quinquennaux soviétiques.
Pour financer ce développement, un système bancaire est créé : une banque
centrale est placée à son sommet.
On peut remarquer que le kémalisme se déploya de 1922 à 1938 dans un
contexte historique marqué par la naissance et les succès initiaux de mouvements
révolutionnaires très différents : le communisme soviétique en URSS, le fascisme en
Italie. Ces mouvements survalorisaient l’Etat comme moteur des révolutions (soviétiques
ou nationales) engagées ; ceci a pu influencer Mustafa Kemal, mais l’extrême lucidité de
cet homme d’action fit qu’il ne se laissa jamais emporter par sa création.
32
33
34
op. cit. P. Dumont, p.165
op. cit. J. Benoist-Méchin, p.361
op. cit. J. Benoist-Méchin, p.364
26
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
Le populisme
Trois idées viennent à l’esprit si l’on tente de définir le concept de populisme dans
le régime kémaliste.
-L’idée, tout d’abord, que l’inspiration de la politique réside dans la volonté de
replacer le peuple, ses intérêts, ses valeurs au centre de la politique. Ceci s’oppose à la
politique de recherche de la grandeur d’un empire multiethnique et contre les partisans
du sultanat.
-L’idée que dans l’action politique, tout procède du peuple et tout y revient ; les
médiations et les différentes institutions s’effacent devant ce lien direct entre le dirigeant
et le peuple.
-L’idée que le débat politique doit être circonscrit à l’intérieur d’un parti unique
émanent du peuple, le Parti républicain du Peuple, parti contrôlé et fermement dirigé par
Mustafa Kemal. Ceci signifiait que la Turquie kémaliste n’était prête ni pour le
pluripartisme, ni pour la démocratie parlementaire.
Les deux premiers éléments renforcent l’argument de Kemal, selon lequel la
société turque ne connaît ni clivages sociaux, ni lutte de classes. Cette approche
populiste de la vie politique est imprégnée d’une vision solidariste de la société, vision
dans laquelle les classes sociales d’une société ne peuvent s’opposer mais se fondent
dans la totalité. Le principe du populisme signifie coopération sociale et solidarité
fraternelle entre toutes les couches de la société35.
De cela découle la justification de l’interdiction des partis d’opposition : la Turquie
n’a pas besoin de pluripartisme car toutes les couches sociales y sont solidaires les unes
des autres et que le Parti républicain du Peuple les représente toutes36.
Ce premier kémalisme laisse ouvertes pour l’avenir les questions de démocratie
parlementaire et de multipartisme. Le citoyen turc les découvrira peu à peu au cours de
l’évolution de son pays comme ce fut le cas dans les autres pays européens.
Quel bilan tirer de la révolution kémaliste à la mort d’Atatürk ?
Indéniablement, Mustafa Kemal a radicalement transformé la Turquie et l’a
modernisée : il a donné au peuple turc un territoire, l’indépendance et la force d’une
35
36
op. cit. P. Dumont, p. 164
op. cit. P. Dumont, p. 165
27
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
nation moderne ; il a imposé un nouveau mode de gouvernement, la République ; il a
rejeté le religieux hors de la sphère politique, en laïcisant le pouvoir, mais il paraît en
1938 avoir aussi réussi à laïciser la vie quotidienne ; au niveau de l’instruction et de la
formation du citoyen, d’énormes progrès sont faits, de nouveaux droits sont définis ;
Kemal désire et met en place un Etat fort, à l’image des Etats-Nations européens, moteur
des réformes et secondé par un corps de fonctionnaires nombreux ; au niveau
économique, l’étatisme pragmatique du kémalisme permet le développement d’une
agriculture moderne, des transports, de l’industrie et des finances ; enfin, Kemal place le
peuple au centre de l’action politique et laisse entrevoir l’espoir d’un système
démocratique pour le futur, lorsque le citoyen turc sera suffisamment instruit.
Dès 1924, des commentaires enthousiastes paraissaient dans les journaux
européens tel celui-ci : « [...] En trois jours, la République turque a réalisé plus de
réformes que la vieille Turquie en trois siècles. Se débarrassant d’un geste brusque des
dernières entraves théocratiques, elle s’est élancée sans frein dans le sillon des idées
européennes. [...] La République turque [...] vient d’adopter en bloc tous les principes de
la civilisation occidentale, sa mentalité, son idéal. Elle vient de dire définitivement : adieu
à l’Orient. »37
A la veille de la mort d’Atatürk, il semble qu’il ait réussi son pari d’occidentaliser la
Turquie, en la turcifiant et en la modernisant. Mais comment ce nouveau modèle va-t-il
évoluer après la disparition de son fondateur charismatique ? Et cette occidentalisation
va-t-elle contribuer à rapprocher la Turquie des pays de l’Union Européenne ?
37
Paul Gentizon, « Adieu à l’Orient », Le Temps, 15 mars 1924 ; in : Questions Internationales, n°12 mars-avril
2005 ; p. 17
28
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
III. L’héritage du kémalisme et l’occidentalisation
de la Turquie : Bilan critique du kémalisme dans
la perspective de la marche de la Turquie vers
l’Europe
Le kémalisme après Mustafa Kemal de 1950 à 1998
Dès la mort de son fondateur le 10 novembre 1938, le kémalisme comme mode
d’organisation de la société et comme cadre de référence pour les valeurs de la Turquie,
sert de référence pour les six décennies qui suivent. Après un paragraphe introducteur
balayant les annéées de 1938 à 1950, nous nous sommes intéressés aux cinq décennies
allant de 1950 à 2000 et nous les avons découpées en quatre périodes suivant la
périodisation retenue par Hamit Bozarslan38. Il nous a semblé utile de faire ce long
détour historique, car l’on ne peut comprendre la pertinence d’une méthode de
gouvernement et d’administration de la société qu’en examinant ses réussites et ses
échecs apparus au fil des événements.
De la mort de Mustafa Kemal à 1950
Après la mort d’Atatürk, le régime respecte ses lois jusqu’en juillet 1945, à la fin
de la seconde guerre mondiale. A cette date, Ismet Inönü, qui a géré la conduite de la
Turquie entre les belligérants au mieux des intérêts turcs, comprend qu’il est primordial
pour la Turquie d’apparaître comme un allié indéfectible des Etats-Unis face à l’Union
soviétique. La Turquie s’engage diplomatiquement dans l’alliance américaine. Le réalisme
diplomatique kémaliste a été respecté à la lettre : prudence, indépendance, pacifisme
extérieur et volonté d’occidentaliser la Turquie.
Les années de 1945 à 1950 sont celles de la première mue du système : après
Ismet Inönü, la Turquie va entrer dans le post-kémalisme avec des dirigeants non
kémalistes : Celal Bayar et Adnan Menderes. Cependant, elle reste, par l’organisation de
sa vie politique, par la grille de lecture de sa société, par les valeurs orientant les choix
politiques, une société et un Etat réglés selon la méthode kémaliste.
38
op. cit. H. Bozarslan, p. 50-96
29
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
Les années de 1950 à 1970 : deux décennies entre le multipartisme et
les coups d’états militaires
Nous allons étudier ces deux premières décennies en ayant comme repère les six
valeurs
fondamentales
du
kémalisme
-nationalisme,
laïcisme,
républicanisme,
progressisme, étatisme et populisme- déjà étudiées dans la seconde partie. L’héritage du
kémalisme, méthode de direction, d’orientation, de régulation de la société et de l’état
turc, va être mise à l’épreuve des faits.
Les années cinquante commencent par une rupture : les forces démocrates
l’emportent et permettent une décennie de démocratie de 1950 à 1960. Cette expérience
de multipartisme et de libéralisme politique est un premier trait d’une marche vers
l’Occident. En outre, cette décennie de démocratie correspond à l’arrimage stratégique
de la Turquie dans le camp occidental -adhésion à l’OTAN en 1952-. Cela signifiait-il que
la Turquie s’occidentalisait en profondeur ?
L’occidentalisation peut être définie selon les trois critères suivants :
-
l’ouverture à la modernité et la naissance d’une société ouverte à
l’innovation et à l’étranger
-
l’organisation moderne de la société fondée sur la résolution pacifique des
conflits : solution non violente et d’ordre politique par la voie démocratique
-
l’émancipation de l’individu parvenant à une autonomie dégagée des
contraintes religieuses, sociales, politiques
La décennie de 1950 à 1960 pouvait témoigner de la marche de la Turquie vers la
modernité, pleinement pour le premier critère, partiellement pour le second.
Mais, un coup d’état militaire, le 27 mai 1960, suspendit la démocratie et lui
substitua un gouvernement autoritaire s’appuyant, non sur une société civile naissante,
mais sur les « forces dynamiques », dûment étiquetées ainsi dans une terminologie
kémaliste : ces forces dynamiques se limitaient à la jeunesse, l’armée et les intellectuels
kémalistes. La pluralité disparaissait, on retrouvait l’unité de la nation masquant toutes
les différences et tous les conflits potentiels sous l’autorité d’une armée-Etat qui allait
utiliser la violence comme mode de solution des conflits.
Le régime des colonels ayant rappelé à la société les principes kémalistes la
régissant, la démocratie fut à nouveau tolérée : en 1961 Süleyman Demirel et son Parti
de la Justice put participer à la vie politique à côté du parti kémaliste, le Parti Républicain
du Peuple. En 1965 et en 1969 Süleyman Demirel gagna les élections et dirigea un
gouvernement civil durant lequel la société turque se transforma rapidement, se
modernisa, s’urbanisa et s’occidentalisa à travers les cycles économiques marqués par de
violentes secousses.
30
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
Ces transformations de la société firent resurgir des courants politiques que l’Etat
kémaliste ne tolérait pas : ces courants étaient au nombre de quatre :
-
la droite radicale nationaliste, celle qui s’identifiait à la flèche nationaliste
du kémalisme et s’inscrivait dans la tradition pantouraniste. Soutenue par une
partie de l’armée, elle se dota d’une force de frappe.
-
La gauche radicale, ensemble de groupes d’extrême- gauche portés par
une espérance révolutionnaire et pouvant pratiquer la guérilla urbaine
-
Les forces kurdes, car le kémalisme de Mustapha Kemal avait écarté, dans
son nationalisme d’exclusion, toutes les populations chrétiennes, les Kurdes, les
Alévis. Le nationalisme kémaliste ne voulait accorder aucun droit politique, aucune
autonomie, fût-elle seulement culturelle, aux Kurdes de Turquie.
-
Le mouvement islamique renaissant qui dénonçait le régime laïque infidèle
et revendiquait une autonomie religieuse ; il pouvait être violent ou non-violent
comme le mouvement dirigé par Necmeddin Erbakan.
L’existence de ces quatre pôles, leurs luttes, entre eux ou contre l’Etat turc,
montrait que la méthode kémaliste et son concept fermé d’Etat, de nation, de religion
mettait un couvercle sur beaucoup de problèmes, interdisait leur expression politique qui
aurait dû apparaître dans le jeu des forces politiques. Toutes ces tensions, non
maîtrisées, indicibles dans le jeu politique toléré conduisirent à un nouveau coup d’état
militaire, celui du 12 mars 1971 qui ouvre notre troisième période.
Les trois décennies de 1970 à 1998
a) Le régime militaire de 1971
Les vrais détenteurs du pouvoir, l’armée et son expression politique, le Conseil
National de Sécurité ne pouvaient tolérer les expressions des multiples radicalismes. Le
seul radicalisme que l’armée-Etat tolérait et instrumentalisait était le radicalisme de la
Droite nationale. Les soubresauts de la société civile qui nourrissaient ces quatre pôles de
radicalité conduisirent à nouveau les militaires à mettre la démocratie politique entre
parenthèses. Un régime très répressif s’installa ; lorsqu’il jugea que sa tâche de
restauration des principes kémalistes était accomplie, il toléra de nouvelles élections en
octobre 1973.
31
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
b) Les années « d’ingouvernabilité »39 de 1973 à 1980
Aux élections de 1973 se présentent les deux forces habituelles, le Parti de la
Jeunesse de Süleyman Demirel, le PRP de Bülent Ecevit et un nouveau parti, islamiste, le
Parti du Salut National de Necmeddin Erbakan. Ce triangle de trois partis donnera des
coalitions diverses qui dirigeront le pays jusqu’en 1980. Les années de 1975 à 1980 sont
marquées par la violence : il y eu pendant ces années-là plus de morts et de blessés que
pendant la guerre d’indépendance de 1919 à 192340. La violence venait de la droite
radicale et de l’extrême- gauche. Il existait aussi une autre violence : la violence
communautaire qui figeait les identités communautaires et détruisait les espaces de
mixité. Cette violence concernait les Kurdes et les Alévis, les deux communautés que le
nationalisme kémaliste refusait d’accepter.
Le système politique était incapable de maîtriser cette violence -aggravée par une
crise économique importante- et de fabriquer un espace politique dans lequel les conflits
auraient été résolus de manière démocratique. Cela conduisit à un nouveau coup d’état
militaire, celui du 12 Septembre 1980.
Le chef du C.N.S., Kenan Evren proclama l’état de siège, renvoya l’assemblée,
interdit tous les partis politiques, les syndicats et les associations. La purge violente dura
trois ans, jusqu’en 1983. Lorsque la junte eut estimé que son œuvre de restauration de
la sujétion de la société à l’ordre kémaliste -les six principes- avait été accomplie, elle
rendit, comme d’habitude, le pouvoir aux forces politiques qu’elle tolérait. Parmi ces trois
forces, un nouveau parti, l’ANAP (le Parti de la mère patrie) de Türgüt Özal, allait diriger
la vie politique turque de 1983 à 1991.
c) Les années de l’ANAP
L’ANAP est la fusion de quatre partis, à présent tolérés par l’armée : elle regroupe
la droite libérale, la gauche, les islamistes et la droite radicale ; cette fusion se voulait le
défenseur du pilier central de la société turque : les classes moyennes. C’est une
tentative de refonder la république en proposant une rénovation des principes
kémalistes : Türgüt Özal était prêt à ouvrir la question kurde, il pouvait comprendre les
questions religieuses, il était conservateur, occidentalisé, mais prêt à fonder une IIéme
république, en rupture avec les principes figés du kémalisme. Il fut un temps aidé par
Süleyman Demirel dans cette tentative. Celle-ci fut bloquée par les militaires qui
interdirent toute tentative de refondation.
La mort, en 1993, de Türgüt Özal, le plus audacieux des politiciens turcs, qui
voulait ouvrir la question kurde, négocier avec les Arméniens la reconnaissance du crime
39
40
op. cit. H. Bozarslan, p.60
op. cit. H. Bozarslan, p.62
32
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
contre l’humanité commis en 1915 et était prêt à refonder la république, fut un tournant
politique.
d) Les années de 1993 à 1998
Türgüt Özal recherchait l’occidentalisation de la Turquie mais il comprenait que
celle-ci devait avoir une composante politique : il voulait que la vie politique affronte les
problèmes refoulés sous les principes kémalistes. Ses successeurs, Suleyman Demirel ou
Tansu Ciller n’eurent pas cette audace. A nouveau, la vie politique ne pouvait exprimer
tous les conflits et ne pouvait apporter de réponses à une société en proie à de nouvelles
fragmentations. Necmeddin Erbakan, dans ce jeu d’alliances changeantes, dirigea le pays
après les élections qu’il gagna en 1995. Les militaires kémalistes, une fois encore ne
purent supporter l’islamisme d’Erbakan et ils firent un nouveau coup d’état restaurateur
de l’unanimisme kémaliste en juin 1997.
La révolution kémaliste : une occidentalisation partielle
Dans notre deuxième partie, nous avions montré que la révolution kémaliste était
synonyme d’une formidable modernisation et occidentalisation de la Turquie. Cependant,
après avoir examiné les nombreuses crises politiques, la violence, l’exclusion de certaines
composantes de la société et le manque de démocratie qui ont marqué les décennies
suivant la mort d’Atatürk, l’héritage du kémalisme semble n’avoir pas su préserver et
surtout réformer ce modèle pragmatique de gouvernement. La modernisation et
l’occidentalisation, posées sur une socle fragile, n’évoluent plus, ne répondent pas aux
problématiques de la société turque et semblent remises en question.
L’incapacité du système à répondre à la société
Le système politique façonné par les principes du kémalisme et sans cesse
restauré par des coups d’états militaires, lorsqu’un dirigeant voulait s’en écarter, n’a pas
su répondre aux mutations de la société turque de 1970 à 1980, puis de 1983 à 1998. Il
était bloqué par ce pouvoir d’état exercé par le Conseil National de Sécurité (comprenant
la réunion des 5 chefs d’état major de l’armée) et par le Conseil Constitutionnel.
Ainsi ce pouvoir de l’armée- Etat interdisait au gouvernement civil d’aborder
quatre questions qui remuaient en profondeur la société turque depuis la naissance de la
Turquie après le traité de Lausanne en 1923 : la question kurde, la question religieuse et
33
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
islamique, la question de la différence religieuse des Alevis et l’extrémisme de la droite
radicale.
Il est permis d’ajouter une dernière question : la reconnaissance du génocide des
Arméniens au temps de l’Empire Ottoman en 1915.
Türgüt Özal et Suleyman Demirel, pour ce dernier un temps seulement, voulaient
aborder la question kurde. Les gardiens de l’ordre kémaliste ne le permirent pas et on
continua d’appliquer les vieilles méthodes de répression : de 1987 à 2002 l’état
d’exception fut appliqué aux provinces kurdes de Turquie. Du fait de la lutte extrémiste
et suicidaire elle aussi du PKK (Parti ouvrier du Kurdistan) d’Abdullah Öcalan, la
population kurde eut à supporter le combat des deux extrémismes : celui de l’armée et
celui du PKK. Trois millions de personnes sur douze millions de Kurdes de Turquie furent
déplacées, des villages et des villes furent détruits et il fallut l’expulsion de Syrie de
Abdullah Öcalan, le 16 janvier 1998, prélude de son arrestation en 1999, pour que
d’autres leaders puissent apparaître, préconisant une stratégie kurde moins suicidaire.
L’Islam politique devient dans les années 90 une force politique de premier ordre.
Ce succès s’appuie sur l’échec des partis classiques, sa popularité peut venir du refuge
qu’il offre à une population perplexe devant l’occidentalisation très rapide de la société.
Le Parti de la Prospérité est très pragmatique dans ses alliances et il change très
facilement d’allié pour conquérir le pouvoir. Et surtout ce parti modernise son programme
et l’Islam devient une référence culturelle et religieuse et non plus un programme
politique. C’est le début d’une mue de ce parti qui permettra, quelques années plus tard
à Recep Erdogan, maire d’Istambul, de comparer le parti qui remplacera le Parti de la
Prospérité, l’AKP, à un parti démocrate-islamiste à l’image du parti démocrate chrétien,
la CDU en Allemagne.
La question de la différence religieuse des Alevis persiste, car le concept de laïcité
kémaliste n’envisage qu’une seule forme religieuse de l’Islam : l’Islam sunnite. C’est un
laïcisme fermé, ne tolérant pas la pluralité des opinions religieuses.
L’extrémisme de la droite radicale et son nationalisme ont été très dangereux
parce qu’elle avait réussi à s’implanter durablement au cœur des institutions : cela avait
été favorisé par les coups d’état restaurateurs kémalistes.
Ces quatre questions non résolues et l’impossibilité d’aborder la cinquième, le
génocide arménien, ont fait dire à Hamit Bozarslan qu’on se trouvait devant une société
34
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
civile introuvable. Ce même auteur décrit aussi une société extrêmement fragmentée,
marquée par les conflits entre islamistes et kémalistes, entre Turcs et Kurdes, entre
Alévis et Sunnites. L’auteur remarque une évolution dans la stratégie des acteurs au
cours des années 90 . Les acteurs chercheront à présent davantage à contourner l’Etat
qu’à l’affronter : le parti islamiste (Parti de la Prospérité) en est un bon exemple.
Pour décrire l’attitude de l’armée- Etat kémaliste, deux auteurs, Irzik et
Güzeldere41, font le raisonnement suivant : l’armée s’est approprié la modernité
occidentale, mais après l’avoir amputée de deux de ses qualités essentielles :
l’autonomie individuelle d’une part, et le pouvoir de délibérer et de choisir selon un mode
démocratique, d’autre part.
Un autre auteur Ahmet Insel définit le régime républicain-kémaliste comme un
« régime de sécurité nationale ».
Les
principes
kémalistes
au
coeur
de
cette
impossible
mutation
démocratique
L’application et le maintien comme uniques repères des principes kémalistes pour
diriger la vie politique ont provoqué le blocage du système politique. La société turque
est traversée par trois conflits : tradition/modernité, turcité/non turcité, société
civile/armée. Ces trois conflits sont au cœur des transformations de la société. La
référence permanente aux six valeurs-clés du kémalisme a interdit d’affronter ces conflits
et a fermé les voies du renouvellement de la démocratie en Turquie. Nous allons
reprendre les trois premiers principes kémalistes et montrer en quoi ils ont pu empêcher
dans une certaine mesure le renouvellement démocratique et les défis que posait la
société turque.
Un nationalisme fermé ou d’exclusion
Nous
opposons
nationalisme
fermé,
d’exclusion,
au
nationalisme
ouvert,
d’intégration. Le nationalisme ouvert est une forme de dépassement du nationalisme
d’exclusion.
Pourquoi le nationalisme kémaliste nous apparaît-il comme un nationalisme
fermé ?
Nous avons vu dans la première partie que le kémalisme fut essentiellement une
révolte de la Nation turque rejetant le traité de Sèvres qui créait un Etat arménien et
envisageait la création d’un Etat ou d’une entité autonome pour les Kurdes. La création
41
in : op. cit. H. Bozarslan, p. 86
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
de l’Etat arménien était fondée sur la reconnaissance du génocide commis en 1915 et sur
la volonté d’y apporter une forme de réparation.
Le nationalisme kémaliste n’accepte sur le sol anatolien qu’une seule essence, la
turcité. Que d’autres peuples, Arméniens, Kurdes, aient pu ou puissent se constituer en
nation sur ce sol leur est impensable au sens strict.
Cette dénégation commence avec le refus d’examiner le génocide arménien,
commis par les Jeunes Turcs et qui conduisit à la disparition du peuple arménien de
Turquie. Le kémalisme, qui a reçu l’héritage de la Turquie, refuse, jusqu’en 2005, de
nommer cet acte, de réfléchir à sa signification et exclut toute reconnaissance du
génocide. 90 ans après, les héritiers kémalistes orthodoxes le refusent toujours et
s’opposent à l’action des intellectuels turcs prêts à le reconnaître.
De même, une des constantes du kémalisme fut de refuser constamment au
peuple kurde la possibilité d’exister comme Nation ou comme entité possédant certains
droits. Le nationalisme kémaliste refuse au peuple kurde, occupant un quart du territoire
et correspondant à un quart de la population tous droits politiques ou tous droits
culturels.
Des tentatives furent faites par Türgüt Özal et Suleyman Demirel pour ouvrir la
question kurde, négocier avec des représentants des Arméniens la reconnaissance du
crime contre l’humanité. Ces tentatives furent interdites au nom de l’orthodoxie
nationaliste kémaliste.
Il apparaît ici un manque essentiel du kémalisme que seule une révision
fondamentale
pourrait
enlever :
le
passage
d’un
nationalisme
d’exclusion
à
un
nationalisme d’ouverture permettrait d’accepter des identités multiples.
Dans l’Europe d’après 1945, dépasser le nationalisme fermé qu’elle avait cultivé et
qui avait failli la détruire fut un immense travail. Les Européens inventèrent un
nationalisme ouvert, acceptant des identités plurielles. Une partie de la société turque les
accepte aussi ; elle mérite d’avoir un système politique digne d’elle, gondé sur le
dépassement du nationalisme kémaliste.
Le laïcisme
Il semble que l’on puisse là aussi s’interroger en opposant un laïcisme ouvert et
un laïcisme fermé.
Nous pouvons appeler laïcisme ouvert, un laïcisme qui admet la pluralité des
opinions religieuses, qui admet l’autonomie de la pensée et qui suspend, dans le champ
politique, l’expression des sensibilités religieuses lorsque celles-ci tendent à déduire des
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règles politiques à partir de normes religieuses. Ce laïcisme ouvert fonctionne dans des
pays qui furent essentiellement chrétiens et qui ont inventé, en Europe par exemple, des
formes diverses de laïcité. Un tel laïcisme ouvert devrait tout aussi bien fonctionner en
pays majoritairement musulman.
Mustafa Kemal a basé sa révolution sur la séparation du religieux et du politique,
mais son concept de turcité reposait sur deux éléments : être turcophone et être de
confession sunnite. L’unité de la nation turque repose à partir de là sur une seule
religion, celle de confession sunnite. Ce laïcisme n’est donc pas un laïcisme de liberté, qui
accepte la pluralité des opinions.
La Turquie devra se détacher de cette conception du laïcisme et devra inventer un
laïcisme ouvert.
Le républicanisme
Le troisième point cardinal du kémalisme est le républicanisme. « A présent, la
Nation s’est rebellée et elle a résolu de reprendre elle-même l’exercice de sa
souveraineté », écrivait Mustafa Kemal.
Le républicanisme kémaliste est l’affirmation de la nation dans sa volonté de
s’émanciper,
de
s’autodéterminer.
La
forme
que
prendra
la
république,
forme
parlementaire, forme démocratique ou autre forme est secondaire par rapport au but : la
liberté de la nation. Ainsi ce républicanisme kémaliste ne s’organise pas comme les
républicanismes de l’Europe de l’ouest ou la démocratie britannique autour de
l’articulation de la liberté de la nation et de la liberté de l’individu. Dans ces démocratieslà, la liberté de la nation et les droits de l’homme sont les deux faces de la même
recherche de l’émancipation.
Il semble que le kémalisme néglige cette deuxième face de la liberté : les libertés
publiques de l’individu ou de certains groupes ne sont pas recherchées. Il y a là un
décalage entre la voie occidentale et européenne d’invention de la démocratie et la voie
turque. Sur ces points de démocratisation de la société, d’autonomie des individus, des
libertés religieuses et culturelles, il semble que la Turquie kémaliste ne suive pas la voie
occidentale. Seul un dépassement du kémalisme qui tiendrait compte des droits de
l’homme permettrait à la Turquie de retrouver les nations occidentales et notamment
européennes.
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
L’héritage kémaliste et le désir d’Europe de la Turquie
A l’issue de ces deux sous-parties consacrées au bilan du kémalisme, la Turquie
nous apparaît prise entre trois forces qui l’animent : le nationalisme, l’Islam et la
modernité. Jusqu’à présent, le jeu de forces entre ces trois courants a été régulé et
parfois de manière violente par l’institution militaire qui a joué le rôle d’une armée- Etat ;
ce faisant, l’armée s’attribuait un pouvoir d’Etat qu’elle n’a plus dans aucune démocratie
européenne.
Or, une quatrième force, qui, au départ peut apparaître comme une déclinaison du
désir de modernité, travaille en profondeur la société turque : c’est le désir d’Europe
présent dans toute l’histoire de la Turquie des cinq dernières décennies. De même que la
Turquie, dès 1945, choisissait le camp occidental et entrait dans tous les desseins de
l’Amérique depuis cinquante ans -adhésion à la doctrine Truman en 1947 et au Plan
Marshall en 1948, adhésion à l’OTAN en 1951, engagement en Corée en 1950, poste
avancé de l’OTAN aux confins du monde soviétique et du monde arabo-persique-, tout en
défendant ses intérêts d’Etat, de même la Turquie moderniste a observé avec attention
et un intérêt grandissant les étapes de la construction européenne. Son intérêt fut tel
que, dès 1963, un accord de partenariat entre la Turquie et la Communauté Economique
européenne était signé, la Commission étant présidée par François-Xavier Ortoli. Cet
accord prévoyait la constitution d’une Union douanière et, à terme, l’entrée de la Turquie
dans la Communauté.
Depuis 1963, ce désir d’Europe de la Turquie a sans cesse été répété : c’est une
ligne de force constante de sa diplomatie ; on pourrait l’appeler la deuxième face de
l’occidentalisation de la Turquie.
Ainsi, la première face de l’occidentalisation serait l’engagement stratégique, à long
terme, toujours renouvelé, auprès de l’Amérique, et parfois d’Israël, au nom de la raison
d’Etat et sans tenir aucun compte de la religion du pays, l’Islam, qui pourrait parfois
incliner le peuple turc à d’autres préférences.
La deuxième face de l’occidentalisation serait alors cette volonté, toujours
manifestée, de 1963 à 1999, de faire partie du projet européen. Nous appellerons cette
deuxième face le désir d’européanisation de la Turquie.
Ici encore et face à ce désir, il nous faut interroger l’héritage kémaliste. Notre
question sera : l’héritage kémaliste est-il un atout ou un frein dans ce désir d’Europe de
la Turquie ?
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
Cette question nous fait découvrir un nœud du système kémaliste que la Turquie
devra dénouer pour adhérer à l’Union européenne : la question des droits politiques,
l’autonomie de la société civile, l’absence de rôle politique de l’armée, les droits
individuels et collectifs.
Dans le Traité Constitutionnel, actuellement en débat en Europe, une partie
essentielle, la partie II, appelée la Charte des Droits fondamentaux de l’Union, définit
dans son titre I la Dignité42, dans son titre II les Libertés43 et dans son titre III l’Egalité44.
Ce sont des droits fondamentaux que la pratique kémaliste du pouvoir de l’armée-Etat
n’a jamais respectés, ni même pensés.
Il faudra donc faire sur cette question là une révolution copernicienne : ces droits
fondamentaux, qui étaient impensés dans les six valeurs-clés du kémalisme, doivent
désormais être placés au cœur du futur ordre constitutionnel et des pratiques futures de
la Turquie. Certains courants et certaines forces en Turquie, les intellectuels proeuropéens, certains islamistes modérés, sont prêts à faire cette révolution copernicienne
qui mettra la Turquie à égalité avec les pays de l’Union Européenne.
Les principes kémalistes qui ont permis la renaissance de la nation turque après la
chute de l’Empire Ottoman et qui ont permis de faire entrer la Turquie dans la modernité
au cours du vingtième siècle sont, si on les envisage à présent dans la perspective de
l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne, des obstacles à cette entrée.
Le refus du Traité de Sèvres rejetait hors du champ de la réflexion politique une
part de l’héritage de l’Empire Ottoman que la Turquie nouvelle recevait ; cette part
d’héritage, le génocide arménien, la question kurde, le kémalisme n’a pas pu l’accepter,
comme nous l’avons montré.
Mais à présent, quatre-vingt dix ans après 1915, au moment de s’arrimer à
l’Europe, la Turquie moderne est devant l’obligation d’étudier ces questions refoulées.
Pourquoi ?
Parce que l’Europe n’est pas seulement un marché unique, une zone de circulation
de capitaux, d’idées et de personnes, l’Europe a un héritage spirituel, c’est surtout une
civilisation : c'est-à-dire une manière d’articuler les droits de l’individu et de la société et
aussi une faculté d’entreprendre un examen critique de sa propre histoire. Pour se
rapprocher de cette Europe des valeurs, Europe héritière des combats pour les libertés
42
43
44
Traité constitutionnel, éd. Documentation française, p. 49
Traité constitutionnel, op. cit. ; p. 50
Traité constitutionnel, op. cit. ; p. 53
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
publiques, pour la dignité de la personne humaine, Europe définie comme un idéal
exposé dans la Charte des
droits fondamentaux, la Turquie doit dans ces domaines évoluer profondément.
La reconnaissance du génocide arménien, la définition et le respect des droits
fondamentaux des citoyens, la séparation des pouvoirs, l’attribution du pouvoir à la
société civile et non aux militaires, tous ces éléments permettront la refondation de la
Turquie. En faisant cela, comme les nations européennes l’ont fait -celles-ci ont dû aussi
dépasser ce nationalisme d’exclusion qui par deux fois a conduit l’Europe à la ruine au
cours du vingtième siècle-, la Turquie montrera qu’elle est apte à entrer, selon un mode
que l’avenir indiquera, dans la construction européenne.
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
Conclusion
Sachant profiter de l’agitation nationaliste renforcée par l’affront de l’occupation
d’Izmir en 1919 par les Grecs et du Traité de Sèvres de 1920, Mustafa Kemal s’empare
du pouvoir et refonde la Turquie, la faisant entrer dans le cercle des nations modernes.
Le Traité de Lausanne est négocié et permet la marche de la Turquie vers des réformes
profondes.
La Turquie se dote d’un territoire bien défini et la nation turque, façonnée par une
langue
et
une
confession,
prend
son
essor.
Les
réformes
d’Atatürk
sont
impressionnantes : de nouveaux droits sont définis, le système politique de la République
est imposé, l’économie se redresse, et dans des domaines très différents tel
l’émancipation de la femme, l’éducation, la réforme de l’alphabet ou l’imposition de la
laïcisation du pouvoir politique, la Turquie s’occidentalise « à marche forcée ».
Le kémalisme signifie donc le refus de l’humiliation des vainqueurs, la libération
du pays des occupations étrangères, la renaissance de la Nation turque fondée sur les
principes d’un Etat- Nation souverain et tous les succès des réformes intérieures menées.
Après la mort d’Atatürk, la société turque continue d’être profondément marquée
par les principes du kémalisme. Mais ceux-ci, figés, ne semblent plus être capables de
répondre aux nouveaux défis de la société turque, marquée par les coups d’Etat
récurrents, la violence, l’exclusion de certaines composantes de la société et une société
civile « introuvable », selon le terme d’Hamit Bozarslan. En étudiant de plus près les
principes
kémalistes,
qui
semblent
tout
d’abord
être
la
réussite
absolue
de
l’occidentalisation et donc du rapprochement de la Turquie vers l’Europe, nous avons
démontré qu’ils étaient beaucoup plus éloignés des concepts européens qu’ils ne
paraissent : le nationalisme, le républicanisme ou le laïcisme turcs, inspirés d’Atatürk
doivent encore changer en profondeur pour rejoindre les valeurs que comprennent les
Européens sous ces termes. Les questions des droits politiques, de l’autonomie de la
société, de l’absence du rôle politique de l’armée, des droits individuels et collectifs
devront être abordées.
Enfin, le rapport au passé de la Turquie devra changer : l’héritage de l’Empire
ottoman que la Turquie a reçu et que le kémalisme a refusé doit être accepté ; la
reconnaissance du génocide arménien et la question kurde en sont deux points
essentiels.
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Histoire d’une Turquie aux marches de l’Europe, l’héritage kémaliste
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(mémoire de licence)
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