Commentaire composé

Transcription

Commentaire composé
Commentaire composé
Comme ils en étaient là, ils entendirent à quelque
distance derrière eux du bruit et des cris ; ils retournèrent la tête, et virent une troupe d'hommes armés de
gaules et de fourches qui s'avançaient vers eux à
toutes jambes. Vous allez croire que c'étaient les gens
de l'auberge, leurs valets et les brigands dont nous
avons parlé. Vous allez croire que le matin on avait
enfoncé leur porte faute de clefs, et que ces brigands
s'étaient imaginé que nos deux voyageurs avaient
décampé avec leurs dépouilles. Jacques le crut, et il
disait entre ses dents : “Maudites soient les clefs et la
fantaisie ou la raison qui me les fit emporter ! Maudite
soit la prudence ! etc. etc.” Vous allez croire que cette
petite armée tombera sur Jacques et son maître, qu'il y
aura une action sanglante, des coups de bâton donnés,
des coups de pistolet tirés ; et il ne tiendrait qu'à moi
que tout cela n'arrivât ; mais adieu la vérité de l'histoire, adieu le récit des amours de Jacques. Nos deux
voyageurs n'étaient point suivis : j'ignore ce qui se
passa dans l'auberge après leur départ. Ils continuèrent
leur route, allant toujours sans savoir où ils allaient,
quoiqu'ils sussent à peu près où ils voulaient aller ;
trompant l'ennui et la fatigue par le silence et le bavardage, comme c'est l'usage de ceux qui marchent, et
quelquefois de ceux qui sont assis.
Il est bien évident que je ne fais pas un roman, puisque
je néglige ce qu'un romancier ne manquerait pas d'employer. Celui qui prendrait ce que j'écris pour la vérité,
serait peut-être moins dans l'erreur que celui qui le
prendrait pour une fable.
Cette fois-ci ce fut le maître qui parla le premier et qui
débuta par le refrain accoutumé. Eh bien ! Jacques,
l'histoire de tes amours ?
Jacques
Je ne sais où j'en étais. J'ai été si souvent interrompu
que je ferais tout aussi bien de recommencer.
46-47.
68
Introduction
Jacques et son maître ont repris leur route, après une nuit
mouvementée où le valet a tenu en respect une douzaine de
brigands. Il a consigné les malfaiteurs dans l'auberge en emportant la clef de la chambre où il les avait enfermés. Tout à coup,
sur le chemin, une horde d'hommes en armes poursuit les deux
cavaliers pour... les tuer sans doute. L'amorce de la scène laisse
prévoir en effet une belle action, dans la logique des événements
précédents. Or le passage va mettre à l'épreuve la curiosité du
lecteur, grâce à une série de procédés qui condensent la manière
de Diderot dans Jacques le Fataliste. En utilisant les attentes
créées par la narration et par le type romanesque auquel l'œuvre
s'apparente, ce passage met en évidence une nouvelle conception du roman. Diderot y formule les principes d'un réalisme
paradoxal qui renouvelle les rapports du lecteur et de l'écrivain
et les conditions de l'illusion romanesque.
1. Un récit discontinu
La discontinuité du passage est créée par :
1.1. Les interruptions incessantes du Romancier
Par quatre fois, ses discours viennent interrompre le récit ou
les interventions des personnages. La trame de l'histoire est
émiettée, la tension romanesque s'en trouve affaiblie. Ce phénomène déroute le lecteur et malmène ses habitudes tandis que,
sur la route des personnages, surgit une nouvelle mésaventure.
1.2. L'intervention d'une péripétie
L'extrait s'ouvre sur un incident qui perturbe le voyage des
héros : l'arrivée d'un troupe menaçante qui semble fondre sur
eux. Jacques en oublie de reprendre son récit, il avoue en avoir
perdu le fil ; et le lecteur a le même sentiment. C'est le maître
qui remet son serviteur dans le fil de son histoire, par son
« refrain accoutumé » : « Eh bien ! Jacques, l'histoire de tes
amours ? »
69
Diderot s'amuse puisqu'il est la cause de ces interruptions :
les dernières paroles de Jacques (« J'ai été si souvent interrompu que je ferais mieux de recommencer ») décrivent en fait
le déroulement du roman. Les hasards du chemin se confondent
avec les humeurs de l'auteur, c'est-à-dire la fantaisie de son
imagination. L'écriture du roman est donc l'occasion d'un exercice ludique qui détruit toute l'illusion romanesque et frustre les
attentes du lecteur.
2. Les attentes du lecteur
Le lecteur réagit devant ce passage en fonction des attentes
que peut faire naître chez lui une tradition littéraire le roman
picaresque, et de celles qui ont été créées, depuis le début, par le
suspense entretenu autour des amours de Jacques.
2.1. Un épisode picaresque ?
Ce passage peut confirmer le lecteur dans l'impression que
cette œuvre s'apparente au roman picaresque. Deux hommes à
cheval se trouvent exposés aux hasards du chemin, livrés au
risque d'une mauvaise rencontre. De ce fait, le lecteur se croit
fondé à imaginer des aventures : « action sanglante », « coups de
bâton donné », « pistolets tirés ». Or ce qui va se passer est contraire à ces hypothèses : au lieu d'un moment décisif, un temps
mort ; au lieu d'une action tumultueuse, l'errance banale de
deux cavaliers « trompant l'ennui et la fatigue par le silence et
le bavardage ». Il semble donc que cette fausse aventure ne
serve qu'à différer les amours de Jacques.
2.2. Un récit sentimental ?
Comme le maître, le Lecteur attend la suite des amours du
héros ; comme lui, il se demande avec la même comique obsession : Eh bien ! et l'histoire des amours de Jacques ? Le Romancier affecte de ne pas se détourner de son projet ; mais le temps
qu'il passe à affirmer la continuité du récit lui permet justement
de l'interrompre ! Il feint même d'accélérer le processus de la
narration en nous épargnant les récriminations de Jacques :
« Maudite soit la prudence ! etc. etc. » ; mais en dépit des guil70
lemets, ce n'est pas Jacques qui parle, c'est le Romancier qui
suspend et abrège (« etc. etc. ») sous prétexte d'en venir à l'essentiel ; or l'essentiel ne vient pas...
Le Lecteur partage le sort du maître : tous deux sont également soumis au bon vouloir du Romancier qui s'ingénie à les
décevoir. Pour « continuer » son récit, Jacques ne voit d'autre
solution que de « recommencer » : effet d'attente et de piétinement qui signale une intention esthétique chez Diderot.
3. Le roman : fable ou vérité ?
L'intervention des brigands permet de poser les questions essentielles à la nature du roman.
3.1. Le problème de la vraisemblance
Les anticipations du Lecteur formulées par le Romancier
sont fondées, vraisemblables : la reprise anaphorique de « Vous
allez croire que... » ouvre des possibilités qui s'inscrivent dans
un déroulement logique, par rapport aux scènes précédentes. En
effet, Jacques et son maître viennent de quitter en hâte la mauvaise auberge où le valet a séquestré pour la nuit une bande de
soudards et de brigands. L'esprit du lecteur ne peut s'empêcher
de relier l'apparition de cette troupe hurlante d'hommes armés à
l'épisode précédent, de ramener l'effet à sa cause la plus probable. Cette logique est partagée par Jacques, spécialiste des
relations de cause à effet : « Jacques le crut... »
3.2. Le vraisemblable n'est pas le vrai
En philosophe et en théoricien du roman, Diderot se refuse à
identifier la vraisemblance et la vérité : « Nos deux voyageurs
n'étaient pas suivis ». Il ne veut pas céder à la facilité d'un enchaînement commode et s'affranchit d'un modèle romanesque,
celui du roman picaresque. Ici, le vraisemblable sera faux, et la
vérité ne se conformera pas aux conventions d'un genre littéraire. Quelle est donc cette troupe ? Pourquoi est-elle si animée ? Pourquoi épargne-t-elle les voyageurs ? La seule réponse
porte non sur la conduite de l'histoire mais sur les intentions
71
esthétiques du conteur : « Je néglige ce qu'un romancier ne
manquerait pas d'employer ».
L'ambition de Diderot est de faire œuvre de vérité : « et il ne
tiendrait qu'à moi que cela n'arrivât ; mais adieu la vérité de
l'histoire ». Aussi préfère-t-il l'incertitude, chaque fois qu'il ne
peut garantir l'exacte vérité : « J'ignore ce qui se passa dans
l'auberge après leur départ ». Diderot met son lecteur en garde :
ce serait se tromper que de prendre cette histoire pour une fiction. Dans la réalité, les événements restent parfois énigmatiques, leurs liens n'apparaissent pas toujours ; il n'y a que dans
la fiction que tout peut être expliqué, que tout s'enchaîne avec
clarté. « Celui qui prendrait ce que j'écris pour la vérité serait
peut-être moins dans l'erreur que celui qui le prendrait pour
une fable ».
L'exigence de Diderot dépasse celle de Boileau dans l'Art poétique (« Le vrai peut quelque fois n'être pas vraisemblable »,
chant III) : il ne s'agit pas seulement de refuser une convention
(la vraisemblance) qui, sous prétexte de respecter la sensibilité
du lecteur, limite les ressources et l'efficacité de l'art ; il s'agit de
relier ce choix esthétique à une philosophie qui admet l'absence
d'ordre ou de logique, l'absence du sens. C'est pourquoi Diderot
identifie le roman et la fable, c'est-à-dire le mensonge. Le procédé demeure néanmoins très ambigu : sous prétexte de nous
éclairer, le Romancier ne fait que nous égarer davantage.
3.3. Un nouvel artifice du Romancier ?
Vérité ou fable ? Le doute s'installe dans l'esprit du lecteur.
Le voyage de Jacques et de son maître nous est présenté tout à
coup comme réel. Le passage ne serait qu'une transcription fidèle par un conteur rigoureux, refusant de rien modifier à la
vérité de l'histoire. Autrement dit, l'écrivain s'effacerait derrière
des événements réels.
Or Diderot se comporte en maître, véritable démiurge qui
non seulement tient entre ses mains les personnages mais encore qui s'est placé lui-même au cœur de la fiction, à travers le
Romancier, élément essentiel du roman. Lui seul sait où vont
ses héros ; lui seul décide de les maintenir dans l'ignorance de
72
leur destination comme de leur destin : « Ils continuèrent leur
route, allant toujours sans savoir où ils allaient ».
Malice ? fantaisie ? badinage gratuit ? L'écrivain se joue des
lecteurs, et le procédé de ses interruptions pourrait ne pas dépasser le stade de la parodie. Mais le sérieux des déclarations
sur le roman et sur la vérité, maintient le lecteur dans une ambiguïté stimulante quant à la signification esthétique du roman.
Conclusion
Cet extrait de Jacques le Fataliste révèle le caractère original
et déroutant d'un roman fondé sur le principe de l'interruption
et celui de la déception. Ces deux principes permettent à Diderot de remettre en cause les rapports traditionnels de confiance
entre l'auteur et le lecteur, rapports sur lesquels se fonde l'illusion romanesque. Mais il ne se borne pas à cette remise en
cause : tous les procédés traditionnels du roman sont bafoués.
Dix pages après le début de l'œuvre, que savons-nous des personnages ? Qui sont-ils vraiment ? pourquoi voyagent-ils ? Autant de questions qui resteront sans réponse.
Ce passage s'inscrit non sans ambiguïté dans une ambition
réaliste qui ne peut être qu'une forme plus consciente et moins
conventionnelle de l'illusion. Sur un mode fantaisiste et à l'intérieur même du roman, Diderot ouvre la voie à toute une réflexion théorique sur le roman et ses mensonges, sur le rôle du
lecteur et sur la place de l'écrivain dans son œuvre.
73