opiums - la revue Trouble(s)

Transcription

opiums - la revue Trouble(s)
TROUBLE(S)
numŽro 3
opiums
sexualitŽs / politiques / cultures
opiums
enquête sur la masturbation
les politiques des drogues
interview de Nick Tosches
figures du paradis
interview de Jean Delumeau
crée ta secte millénariste
3 )S(ELBUORT
MAI 2005 ¥ 8 EUROS
www.revuetroubles.com
TROUBLE(S)
sexualitŽs / politiques / cultures
édition association Ravaillac
directeur de publication Jonathan
Desoindre
impression Nouvelle imprimerie Laballery
— rue Louis Bleriot 58502 Clamecy
comission paritaire 0406 G 84627
issn 1766-4179
adresse 20 av. Victor Hugo 92170 Vanves
mail [email protected]
rédaction William Blanc, Thibault
Chaffotte, Jonathan Desoindre, Marie
Hermann, Elzbieta Kowalska, Charles-Henry
Morling
ont contribué à ce numéro Vincent
Bourseul, Philippe Chlous, Alban Lécuyer,
Mélanie Perrier, Rémy Prin, Isabelle Zribi
image de couverture Peter Quinn,
Projector7, LLC, www.proj7.com
illustrations d’ouverture de chapitre
sexualités ¬ Egon Schiele, Walli renversée,
1913
politiques ¬ Frederik Peeters, image
extraite de Lupus Tome 2, Atrabile, 2004
cultures ¬ Horacio Paone
Franck Delaire
abonnement
Uniquement en France métropolitaine
4 numéros par an
o abonnement simple : .............................. 32 €
o abonnement de soutien : ........................ 50 €
o abonnement à vie : ............................... 300 €
o abonnement héritable : ...................... 1 000 €
Remplissez le formulaire ci-dessous et retournez le, accompagné
de votre règlement à l’ordre de Association Ravaillac à l’adresse
suivante : Trouble(s) – 20 av. Victor Hugo 92170 Vanves
nom : ..........................................................................................
prénom : ....................................................................................
adresse : ....................................................................................
tél. : ............................................................................................
mail : ..........................................................................................
dessins Ivan Casidanus, Antoine Delaire,
Fako, Pierre Ouin
photos Alban Lécuyer, Horacio Paone,
Claude Vittiglio
maquette Franck Delaire
thèmes des prochains numéros :
trouble(s) 4 – Vivre l'autre
trouble(s) 5 – Décolonisation
si vous souhaitez participer à la revue,
contactez nous à
[email protected]
édito
Trouble(s) 3 sort plus tard que prévu.
nous empêche-t-elle de vouloir transformer
Ce retard mérite quelques explications. Pu-
le réel ? Le débat est aussi vieux que la na-
blier une revue nécessite de concilier une
ture duelle des drogues, qui à la fois guéris-
diffusion somme toute restreinte en librairies
sent et empoisonnent. Ce numéro s’emploie
et un coût élevé d’impression. L’équation est
dès lors à dépasser cette alternative morale.
assez simple : plus on tire d’exemplaires,
Nous croyons en effet que cette tension
moins ils nous reviennent chers, mais pour
n’est pas résoluble par un simple jugement
en tirer beaucoup, mieux vaut disposer de
de principe mais implique au contraire une
nombreux points de vente… trop coûteux
vraie réflexion éthique. Si les opiums, de
pour nous. Cette quadrature du cercle, la
l’industrie du divertissement aux figures re-
majorité des revues la contourne de deux
ligieuses, ont des valeurs opposées suivant
manières : soit leurs membres possèdent
la manière dont ils agissent sur ceux qui
suffisamment de ressources pour amortir
les consomment, comme armes de propa-
le coût d’impression, soit elles bénéficient
gande, agents de dépendance, ou matrices
de l’aide que le Centre National du Livre ac-
d’utopies… ce n’est pas eux qu’il faut inter-
corde à une très large partie d’entre elles.
roger mais leurs usages.
N’étant pas héritiers, nous nous sommes
tournés vers cet établissement public, qui à
« Par-delà bien et mal. » La formule de
deux reprises nous a opposé une fin de non-
Nietzsche permet ici de se souvenir qu’il
recevoir, au prétexte que nous ne serions pas
s’agit non de juger d’après la cause — ce qui
une revue… L’arbitraire de cette décision,
constitue la démarche morale par essence
d’évidence inéquitable, n’appelant aucun re-
— mais plutôt d’après les résultats produits
cours, nous avons donc dû, faute de tréso-
par les opiums. Se demander s’ils octroient
rerie, attendre d’avoir vendu suffisamment
ou non un gain de puissance ne revient pas
d’exemplaires du n°2 avant de faire imprimer
à en justifier l’usage mais invite plutôt à s’in-
avaler la pilule
celui-ci. Face au rétrécissement de l’espace
terroger sur les réseaux qui les structurent
public que nous pressentions dans notre der-
et les volontés qui s’y déploient. De ce ren-
nier éditorial, la survie de Trouble(s) repose
versement de point de vue, nous nous em-
donc plus que jamais sur ses lecteurs.
ployons ici à fonder une éthique de l’usage.
De Koltès à Assayas, de l’accoutumance
En mettant le réel à distance, les
qu’implique prétendument la masturbation à
opiums auxquels se réfère ce troisième
la réduction des risques, en passant par le
opus de Trouble(s), ont la propriété d’être à
jeu compulsif, élaboration d’un savoir qui dé-
la fois des outils possibles de libération et
passerait à la fois la pose élitiste du consom-
des instruments d’asservissement. L’imagi-
mateur éclairé et la condamnation primaire
nation qu’ils convoquent permet-elle de s’af-
— qu’elle se fasse au nom de l’ordre moral
franchir des normes sociales ou au contraire
ou de la libération du peuple.
sommaire
3 > Edito
17 > Ecran d’arrêt / chronique
27 > Groupuscules / chronique
35 > Transit Intestinal / chronique
65 > Plus con tu meurs / chronique
71 > Easy rider / chronique
72 > Indépendance avec les loups / chronique d’histoire sociale
115 > Espace / chronique
130 > Tous ensemble ! / chronique
131 > Ours et abonnement
sexualités
la main heureuse
8>
18 >
20 >
22 >
Sur la touche / enquête sur la masturbation
Répression des Freud / masturbation et psychanalyse
Doigts d’auteurs / masturbation et littérature
Dernier porno à Paris / reportage
28 > Le bordel d’Ophir / extraits de roman
32 > Plaisir d’offrir, joie de recevoir / le théâtre de Koltès
36 > La chère de sa chair / nouvelle
41 > L’ennemi kado : François Ozon
42 > Fais le toi-même !
politiques
à l’usage
48 > Techniques de drogues / enquête sur les politiques des drogues
56 > La réduction des risques, et après ? / tribune
60 > Pluies d’acides / LSD et révolution
66 > « Plonger dans la mer, là où l’on n’en aperçoit pas le fond, et revenir à terre
à la nage… » / interview de Nick Tosches
76 > Loin des yeux loin du coeur / tribune
78 > Dans ces casinos sans croupiers ni smokings /
enquête sur la Française des Jeux
83 > L’ennemi kado : Blandine Kriegel
84 > Fais le toi-même !
cultures
les portes du paradis
90 > Utopies romanes / histoires du paradis
93 > Utopies (1) / le royaume du prêtre Jean
96 > Utopies (2) / la république corsaire de Salé
99 > Utopies (3) / le kibboutz
102 > Il y a un désenchantement à l’encontre d’un paradis sur terre /
interview de Jean Delumeau
106 > Mescaline de fuite / drogues et création artistique
109 >Filmeries d’opium / le cinéma de Cocteau
112 > De la propagande… aux bonbons acidulés / critique
116 > Du rêve à 50 roupies / reportage à Bollywood
121 > Retour d’héroïne / critique
125 > L’ennemi Kado : Patrick de Carolis
126 >Fais le toi-même !
« Il y a dans le théâtre comme dans
la peste quelque chose à la fois de
victorieux et de vengeur. […] La peste
prend des images qui dorment, un
désordre latent et les pousse tout
à coup jusqu’aux gestes les plus
extrêmes ; et le théâtre lui aussi prend
des gestes et les pousse à bout :
comme la peste il refait la chaîne
entre ce qui est et ce qui n’est pas,
entre la virtualité du possible et ce qui
existe dans la nature matérialisée. »
Le parallèle entre peste et théâtre que
trace Antonin Artaud dans Le théâtre
et son double, éclaire le scandale dont
la masturbation fait l’objet depuis plus
de trois siècles. Contagion épidémique,
mal à la fois diffus et localisé, fièvre
érotique, fléau avant tout social…
l’onanisme partage avec la peste un
certain nombre de symptômes. La
peur collective qu’elle suscite prend
néanmoins ses racines ailleurs.
Comme à la peste et au théâtre, lui
est surtout reproché d’alimenter un
sentiment de révolte en faisant appel
au pouvoir de l’imagination, source de
corruption de l’âme, d’affaiblissement
de la volonté et de dépendance.
Dans l’espoir que cela soit vrai,
nous avons donc convoqué ici ces
figures dangereuses de l’imagination,
des propriétés épidémiques de la
masturbation à la création littéraire, en
passant par le théâtre koltèsien.
sexualités
la main heureuse
Sur la touche
Alors que Thomas Laqueur sort un épais
ouvrage sur la masturbation, il nous a paru
important de confronter cette pratique
encore décriée au nom de l’addiction
qu’elle provoquerait, aux discours qui
l’enveloppent depuis trois siècles. On nous
a néanmoins trop reproché notre usage de
la philosophie de Foucault pour que nous
ne l’assumions pas ici : ce rapide panorama
du traitement de la masturbation doit
beaucoup à son Histoire de la sexualité. De
Foucault nous avons gardé le souci de ne
pas réduire trop hâtivement les instances
de contrôle à des outils répressifs, et
l’inscription des processus de fabrication
des sexualités dans la lutte des classes.
Parce qu’il ne s’agit justement pas de
refaire un traité sur l’onanisme, nous avons
pourtant éclaté la pensée de Foucault,
la confrontant aux effets historiques et
sociaux des discours sur la masturbation et
à ses avatars contemporains. Dossier à lire
d’une seule main.
8 9
et inversement. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’Eglise était visiblement animée avant
tout par la volonté d’établir le couple hétéroDès le XVIe siècle, la masturbation est consi-
sexuel comme modèle universel, détaillant
dérée par l’Eglise comme un péché mortel et
précisément ses règles de fonctionnement.
un acte contre-nature. Pourtant c’est en 1715
Si les différentes « perversités », y compris
avec la parution d’Onania, rédigé par un auteur
la masturbation, constituaient effectivement
anonyme, ni médecin ni ecclésiastique, que
les discours antimasturbatoires commencent
à avoir un écho important. En 1760, Samuel
Tissot prend le relais avec sa Dissertation
A la fin du XVIIIe l’Eglise définit les diverses
perversions et aggrave leurs perfidies.
sur l’onanisme — qui sera rééditée tous les
des péchés, cette bataille était largement
ans jusqu’en 1782 — et achève de mettre en
secondaire. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe que
place un climat de peur. On considère alors
l’Eglise définit les diverses perversions et ag-
que la masturbation engendre les pires maux,
grave leurs perfidies. Elle distingue alors les
de l’impuissance à la mort. Les discours ré-
péchés de luxure et d’excès, qui incluent les
pressifs sont bientôt largement relayés par
pollutions et l’onanisme. La masturbation et
les médecins, et surtout par les acteurs du
le coïtus interruptus (1), soit des pollutions
système éducatif, qui prônent une extrême
externes volontaires entraînant la dispersion
vigilance envers les enfants. A la fin du XVIIIe,
du sperme en dehors d’un but procréatif, sont
quelques « hérétiques » (parmi lesquels des
considérés comme des actes contre-nature.
médecins) commencent à tempérer ces dis-
De plus, selon Saint Augustin, intervenir dans
cours alarmistes, affirmant par exemple que
la génération ne serait pas un simple outrage
la masturbation est inoffensive lorsqu’elle est
à la nature (comme chez les païens), mais une
pratiquée sans excès. Au début du siècle sui-
offense à Dieu dans son œuvre créatrice. Au
vant, Freud ira dans le même sens, sans pour
XIXe siècle, la masturbation était donc claire-
autant statuer définitivement sur la nocivité
ment établie, comme pratique non seulement
de cette pratique. C’est ensuite la sociologie,
anti-naturelle et immorale, mais aussi forte-
et notamment les docteurs Kinsey et Hite,
ment honteuse.
qui contribuera dans les années 50 à démonter les théories antimasturbatoires. Leurs
Pour renforcer cette honte, il était indispensa-
rapports révèlent en effet l’extrême banalité
ble de s’appuyer sur des techniques d’aveu.
de cette pratique — et sachant dès lors que
L’aveu, outil de pouvoir utilisé au moins de-
92% des hommes et 83% des femmes s’y
puis le Moyen Age, fut employé d’abord et
livrent régulièrement, il devient plus difficile
surtout dans le confessionnal. « Le vrai, s’il
de croire que la masturbation est mortelle.
est dit à temps, à qui il faut, et par celui qui
Pourtant aujourd’hui encore, on observe un
en est à la fois le détenteur et le responsable,
certain nombre de survivances, plus insidieu-
guérit » indique Michel Foucault (2). Ce dis-
ses et détournées, des discours alarmistes du
cours de la vérité, cette recherche de l’intime,
XVIIIe. A travers leurs évolutions mêmes, la
se transforme en un discours scientifique,
masturbation demeure ce par quoi les maux
repris par des magistrats, des éducateurs et
sociaux sont supposés se révéler.
des médecins aux XVIIIe et XIXe siècles. Ces
deux dernières professions ont imposé leur
Médecine douce. Le discours de l’Eglise
sur la sexualité a toujours semblé légèrement
confus. Un péché considéré comme mortel
pouvait facilement devenir véniel par la suite,
pouvoir très rapidement avec Onania, qui
(1) La notion d’onanisme,
vient du « péché d’Onan »
qui, contrairement au sens
courant du mot, a commis
non le péché solitaire,
mais le coïtus interruptus,
puisqu’il désirait faire
l’amour avec sa belle-sœur
sans l’engrosser.
(2) In Histoire de la
sexualité, t.1 La volonté
de savoir, Michel Foucault,
Gallimard, 1976.
sexualités / politiques / cultures
la main heureuse
Opérations
Appareillages
Lors d’un débat à la société de chirurgie de Paris, en 1864,
un médecin, Broca, qui considère comme trop peu efficace
la section des nerfs clitoridien, et trop cruelle l’amputation du
clitoris, rapporte l’opération qu’il a menée sur une petite récidiviste de 5 ans. Cousant ensemble les grandes lèvres, pour
empêcher tout accès au clitoris et au vagin, il laisse une cavité
de la taille d’un petit doigt pour permettre l’écoulement de
l’urine et des règles. Un certain docteur Degrise raconte quant
à lui avoir entretenu par des cautérisations répétées pendant
un an, une irritation rendant la masturbation trop douloureuse
chez un petit garçon « aujourd’hui reconnaissant ».
Pour éviter la masturbation des adolescentes, on leur appliquait souvent des liens qui empêchaient les membres supérieurs d’atteindre les organes génitaux, des gants en toile
métallique qui s’opposaient aux mouvements des doigts, ou
encore une camisole. Aux enfants, on immobilisait le tronc
à l’aide de rouleaux d’étoffe ou d’un instrument en bois à
double enfourchure que l’on attachait à la partie interne des
cuisses pour en obtenir l’écartement. On appliquait aussi des
ceintures munies de boîtes métalliques en forme de pénis,
couvrant les organes génitaux. On pouvait également appliquer un anneau en métal à travers le prépuce ramené en
avant du gland.
entre 1715 et 1778, a été réédité vingt-deux
visite honteuse à la pharmacie, tandis que pu-
fois. Le succès démesuré de cette brochure,
blicités, affiches, tracts et revues proposent
écrite pourtant par un parfait inconnu dépour-
des solutions facilement accessibles : des
vu de connaissances médicales, a introduit le
médicaments végétaux, des appareils, des
sujet de la masturbation dans les salons de
ceintures… Les médecins conseillent égale-
toute l’Europe. On a dès lors considéré qu’en
ment des visites chez les prostituées (5).
plus d’être un péché, l’onanisme avait de gra-
(3) Comme l’annonce,
en 1819, le Dictionnaire
des sciences médicales :
« effets terribles.
Susceptible de donner
naissance à presque
toutes les maladies aiguës
ou chroniques qui peuvent
déranger l’harmonie de
nos fonctions ».
(4) Le sexe en solitaire :
contribution à l’histoire
culturelle de la sexualité,
Gallimard, 2005.
(5) L’anglais Mandeville
Leyde recommande dès
1711 les bordels comme
remède à la masturbation.
(6) Le changement a
commencé néanmoins
un peu plus tôt, dès
1899, avec Studies in
the Psychology of Sex
d’Ellis Havelock dans le
premier volume (AutoErotism) duquel l’auteur
se disait pour la libération
de la masturbation et
critiquait les discours des
charlatans.
ves conséquences sur la santé : ulcères, con-
Les années qui ont suivi la première guerre
vulsions, épilepsie, consomption, croissance
mondiale ont apporté pour la première fois
ralentie, perte de vigueur, et pour les femmes
un souffle nouveau (6) grâce à une campagne
stérilité et fausses couches (3). Or à l’épo-
contre les maladies sexuellement transmis-
que, comme l’indique Thomas Laqueur dans
sibles, qui approuvait la masturbation en la
Le sexe en solitaire (4), les petites infections,
considérant comme moins dangereuse que
une mauvaise alimentation, un alcoolisme
les MST (7). La psychanalyse puis le rapport
répandu et le stress plongeaient l’ensemble
Kinsey contribuent à la libération de la mastur-
de la population dans un état de fatigue et de
bation (8), qui atteint son sommet en mai 68.
léthargie, provoquant maux de tête ou autres.
Au XXe siècle, de nouveaux charlatans ont
Il était alors pratique de croire que la raison
néanmoins pris la place des médecins, des
ultime en était établie. En 1760, Tissot écrit
religieux, etc. Ce sont des psychologues,
L’onanisme, ou dissertation physique sur les
des sociologues ou des sexologues qui ont
maladies produites par la masturbation, où il
développé une nouvelle parole mensongère
souligne qu’il se place non du point de vue
sur l’onanisme. En détournant les modes de
moral mais médical. Il n’y avait pourtant pas
répression, ils ont de nouveau conféré à la
de grande différence entre un auteur comme
masturbation un caractère d’anormalité. Ils
celui d’Onania et un médecin — leur avis était
la considèrent comme une pratique normale
d’une portée égale sur les questions médica-
dans certaines situations, et la condamnent
les. C’est donc à la même époque qu’on voit
dans d’autres. Didier-Jacques Duché dans
surgir des milliers de charlatans proposant
l’Histoire de l’onanisme (9) souligne en 1994
des cures pour vaincre la masturbation. Les
que la masturbation renforce la dimension
médicaments et les instruments sont souvent
narcissique, le jeu des fantasmes, et donc
achetés de la main à la main pour éviter toute
met la réalité à l’écart. Les nouvelles répressions, considérant la masturbation comme
une pratique égoïste, un repli sur soi-même,
constatent qu’elle est et doit rester seule-
10 11
ment un passage de l’enfance à la vie adulte,
ou un acte de pauvre substitution au coït :
« La masturbation si elle est fréquente, à
certains moments de l’évolution sexuelle,
sommateur, donc dans la majorité des cas
n’en est pas moins une imperfection du
le masturbateur, vers la violence et d’autres
point de vue sexuel. Elle correspond aussi
« perversions ».
à une imperfection du point de vue de l’évolution affective. » (10) La masturbation est
La bite nique. Tissot, dont les consulta-
aussi réprimée de manière détournée par la
tions médicales portaient principalement sur
condamnation de la pornographie autant sur
la question de la masturbation, affirmait avoir
internet que par minitel, ou à la télévision.
en grande majorité des patients provenant de
Selon les « experts », elle amènerait le con-
la bourgeoisie et de la noblesse. Néanmoins,
c’est surtout la bourgeoisie — nouvelle classe
sociale qui se développe en même temps que
croît la répression de la masturbation — qui
semble être à l’origine et au cœur de la dramatisation de l’onanisme. Cette classe, dès son
ascension au début du XIXe siècle, a eu besoin
d’adopter des signes distinctifs pour se valoriser et s’imposer comme classe dirigeante. Là
où la noblesse avait le « sang bleu » et existait
alors par le corps, la bourgeoisie voulait s’affirmer par sa sexualité, ou plutôt par la régulation de cette sexualité. Selon Foucault (11),
en mettant en place un système de répression
de la masturbation, elle n’aurait pas, dans un
premier temps, cherché à contrôler les autres,
mais elle-même. Son auto-affirmation nécessitait alors de s’emparer des questions de corps,
de vigueur, de longévité et de la problématique
sanitaire en général. Le contrôle de la sexualité
s’élargit cependant au-delà de la masturbation
— vice aussi inutile que dangereux — pour
préserver le corps bourgeois. Selon Foucault,
« il faut donc revenir à des formulations depuis longtemps décriées ; il faut dire qu’il y a
une sexualité bourgeoise, qu’il y a des sexualités de classe. Ou plutôt que la sexualité est
originairement, historiquement bourgeoise,
En détournant les modes de répression, ils
ont de nouveau conféré à la masturbation un
caractère d’anormalité.
et qu’elle induit, dans ses dé-
(7) Dès son lancement
a pourtant ressurgi un
mouvement contraire
avec des médecins
radicaux, l’Eglise et des
enseignants. Certains
considèrent cette période
comme la plus répressive
pour la masturbation.
De nombreux articles et
pamphlets, comme True
Manliness de Jand Elice
Hopkins, vendu à plus
d’un million d’exemplaires
en 1909, contraient les
mouvements libérateurs.
(8) Parallèlement, depuis la
découverte des bactéries
et la baisse de la mortalité
enfantine, la masturbation
ne pouvait plus être
considérée comme la
cause des maladies et de
la mort.
placements successifs et ses
transpositions, des effets de
(9) Collection Que sais-je,
PUF, 1994.
classe spécifiques. » Cette prétendue supériorité de la « morale
sexuelle » bourgeoise se donnait à voir dans
le traitement réservé aux basses classes dans
les textes sur la masturbation : les enfants
(10) In Pour une
authentique éducation
sexuelle, Dr Paul Le Moal,
Editions Vitte, 1963.
(11) Foucault, op. cit.
sexualités / politiques / cultures
la main heureuse
par la dispersion du sperme qu’elle occasionne. D’ailleurs la classe dirigeante disait
agir au nom de l’intérêt public, tel le docteur
Demeaux, qui en s’adressant en 1849 aux
grandes instances de la République, tentait
de les prévenir du danger de la masturbation
et de les aider à retrouver une sexualité féconde et économiquement utile. Ce concept
recoupe celui développé par Emmanuel Kant,
qui considérait d’une part que la perte de tout
fluide corporel, y compris le sperme, entraîne
la perte de l’énergie vitale, et d’autre part
que la masturbation est différente d’autres
« vices », comme le tabac ou l’alcool, puisqu’elle n’est pas attachée au système économique d’échange. Le coït, selon lui nécessairement lié au mariage, est l’exemple par
excellence d’échange régulant la vie sexuelle
— le contrat de mariage ne permettant la relation sexuelle qu’au prix de certaines obligations. La masturbation n’est pas acceptable
Ce double axe, d’autodiscipline corporelle et de
ségrégation sociale, produit ainsi une variété
d’assignations quotidiennes.
dans ce système, puisque, selon Kant, on
ne peut pas avoir de contrat ou d’obligations
envers soi-même. Thomas Laqueur dans Le
sexe en solitaire cherche lui aussi une raison
économique à la répression. Il constate que
de celles-ci y sont décrits comme des sujets
la masturbation était considérée par ceux qui
animaux. Ce double axe, d’autodiscipline cor-
la condamnaient comme l’un des vices du ca-
porelle et de ségrégation sociale, produit ainsi
pitalisme et du progrès technique — en tant
une variété d’assignations quotidiennes : par
que désir inutile, luxure, besoin non naturel,
exemple, il était formellement interdit aux fem-
rendu pourtant de plus en plus accessible
mes de la classe dominante, non seulement
par la modernité. Selon lui, c’est la mise en
de « se mêler aux basses classes », mais aus-
place des modes d’impression massive qui,
si de rester seules. L’usage du contrôle de la
en mettant cette luxure à portée de main, en
sexualité par la bourgeoisie pour se démarquer
favorisant le développement de la sphère de
est souligné aussi dans l’ouvrage de Jean-Paul
l’imaginaire et des fantasmes à travers livres
Aron et Roger Kempf, La Bourgeoisie, le sexe
et romans, a développé la répression.
et l’honneur (12). Selon les auteurs elle valori(12) Bruxelles, 1984.
sait la vertu morale face à une noblesse déver-
Pervers et mères indignes. « Profes-
(13) Cité par Duché dans
L‘onanisme, Collection
Que sais-je, PUF, 1994
gondée, à l’image de Sade.
seurs, directeurs, supérieurs, ouvrez les yeux,
Aron et Kempf développent également l’idée
redoutable : s’il pénètre, s’il entre, il dévas-
(14) A la tête, dès 1834,
de plusieurs institutions
d’éducation religieuse très
prisées par les grandes
familles françaises.
selon laquelle la bourgeoisie, prude et éco-
tera votre maison, il y perdra tout, il jettera
nome, interdit la masturbation parce qu’elle
victimes sur victimes, morts sur morts ! »
soyez vigilants ! Car voilà l’ennemi, l’ennemi
la voit comme un gaspillage. Selon le psychanalyste René Spitz (13), la masturbation
était considérée comme un acte anti-social
12 13
Terribles maladies
Secte
En 1882, Francisco d’Albuquerque Cavalcanti écrit une thèse
médicale sur la masturbation. Il en constate les effets : troubles
nerveux et respiratoires, convulsions dangereuses, voire mortelles, toux sèches, organes flasques, ridés, un gland énorme qui
dépasse. Psychologiquement la victime est atteinte d’inquiétude
continuelle, d’agacement, de changements brusques de caractère, de paresse, d’abrutissement, ainsi que de perte d’intelligence
et de mémoire. Le corps souffre de paralysie, surdité, myopie, inflammation de la prostate, incontinence, atrophie des testicules
(grosseur d’un haricot), convulsions dangereuses, voire mortelles.
La Gnose, mouvement religieux concurrent du christianisme, prône l’existence de deux dieux : un dieu mauvais, créateur de la matière, et un bon, créateur de l’esprit. Une grande partie des gnostiques se livre ainsi à la
débauche à seule fin de montrer au mauvais dieu les possibilités lamentables qu’il offre à l’homme. En conclusion
de leurs séances masturbatoires, ils tendent leurs mains
remplies de sperme vers le ciel, cette fois à l’attention du
bon dieu — il s’agit de lui montrer qu’ils font tout pour lui
permettre de créer un homme nouveau.
s’écriait au XIXe siècle monseigneur Dupan-
toute évidence relativement vaine) s’explique
loup (14) à propos de la masturbation. Les
sans doute par l’utilisation faite de l’éducation
traités d’éducation de l’époque prodiguent
sexuelle. En réalité, la vigilance qu’on impose
de fait d’innombrables conseils pour en dis-
aux éducateurs et aux parents offre la pos-
suader les enfants (du régime alimentaire à
sibilité aux différents pouvoirs de pénétrer
la nature du lit, en passant par les sports ou
directement dans l’intimité des familles. Ce
les habits pour la nuit), et promeuvent toutes
n’est pas seulement l’enfant qu’on cherche
sortes de moyens mécaniques (bandages, ca-
à rendre coupable, mais aussi le parent, cou-
misoles, opérations chirurgicales). Toutes les
pable de ne pas avoir assez fait culpabiliser
collectivités (pensions, collèges ou ateliers)
son enfant.
sont incriminées — parce qu’ils vivent ensemble, les enfants seraient plus qu’ailleurs
On observe aujourd’hui des survivances évi-
exposés au mauvais exemple de leurs cama-
dentes de ce double mouvement, qui à la fois
rades plus âgés. Sont plus particulièrement
cherche à rendre secret ce qui ne l’était pas
visées celles accueillant des enfants aisés,
au départ (et pousse l’enfant à se cacher pour
dont on souhaite préserver la descendance
mieux le prendre sur le fait), et place l’enfant
et les capacités intellectuelles — que la se-
au centre de toutes les observations, faisant
mence des enfants d’ouvriers se perde dans
de lui l’objet de la plus grande vigilance. Les
la nature dérange moins. L’institution scolaire
émissions télévisées traitant de la masturba-
inscrit de surcroît le sexe des enfants en son
tion se dotent ainsi, au fil des ans (et alors
centre, des règles de vie (emplois du temps
que le discours qu’elles dé-
très stricts empêchant tout temps libre) jus-
veloppent est toujours
qu’à l’architecture (conçue de manière à ce
plus vide et con-
que tout reste visible). D’autre part, elle en-
formiste),
traîne une multiplication des discours à son
propos, ceux-ci émanant à présent des éducateurs, des médecins, des parents, mais
aussi des enfants, qu’il s’agit à tout prix
de « dépister » puis de faire avouer
— tout en considérant que l’enfant
qui n’avoue pas ment probablement. Cet acharnement, dont les
proportions paraissent démesurées
en comparaison aux résultats qu’on
pourrait en attendre (l’entreprise étant de
sexualités / politiques / cultures
la main heureuse
Les discours sur la masturbation, en opérant
une mainmise sur les familles, permettent
d’étendre leur pouvoir à d’autres sujets. Ainsi,
la masturbation devient un vecteur comme un
autre de normalisation de la différence sexuelle et de ses conséquences, et ce dès le plus
jeune âge. Freud, qui fut pourtant le premier
à établir l’existence d’une sexualité infantile
considérée comme « normale », la refuse aux
filles, qui selon lui renoncent à se masturber
dès lors qu’elles constatent leur absence de
pénis. Et si dans les années soixante plus personne n’ose condamner absolument la masturbation, on se cramponne à cette dimension
là — une réserve étant toujours émise pour
la masturbation des filles, chez qui elle doit
rester épisodique. Didier-Jacques Duché indique encore en 1994 (17) que la masturbation
ne joue pas le même rôle dans le développement sexuel de la fille et du garçon, puisque
celle-ci ne peut que « constater un manque,
une mutilation ». De fait, même s’il est admis que culpabiliser les enfants à outrance
est dangereux, il semble très difficile, encore
aujourd’hui, de tolérer une masturbation enfantine sans contrainte. Au nom de la nécessaire maîtrise des instincts, la répression
reste pour beaucoup un moindre mal. De fait,
Catherine Solano, dans un livre destiné aux
ados (18), se contente de remplacer le concept de Dieu par celui de nature pour établir
(15) Si Canal + parle
déjà en 2001 de
« dépendants sexuels »,
il le fait sans complexe
devant des enfants, à
midi. En 2002 sur M6,
un « accord parental est
souhaitable » pour une
émission très insipide
sur la masturbation ; et
sur France 5 une même
émission propose que les
enfants « nous rejoignent
d’ici cinq minutes », pour
demander ensuite, en
2003, « d’éloigner les
enfants ».
La masturbation devient un
vecteur de normalisation de la
différence sexuelle et de ses
conséquences.
qu’une culpabilité irrémédiable — utile pour
d’avertissements implorant instamment les
de la sexualité des enfants. On le voit encore
parents d’en préserver leurs enfants (15) tan-
aujourd’hui dans l’ampleur que prennent les
dis que l’éducation sexuelle, obligatoire en
discours faisant de la masturbation une étape
France depuis 1973, ne la mentionne toujours
« transitoire ». Mettre ainsi l’accent sur cette
pas. Les méthodes employées pour détourner
supposée transition permet de lier les sexua-
les enfants de leurs activités cybermasturba-
lités de l’adulte et de l’enfant. En cantonnant
toires relèvent de la traque (historiques, filtres,
la masturbation à l’enfance, on rappelle au
ou encore programme enregistrant les adresses et écrans visités) (16) — le mieux étant
bien sûr de ne jamais laisser l’enfant seul.
rappeler la dangerosité de l’égoïsme — accompagne nécessairement tout geste masturbatoire. On a ainsi le sentiment qu’il est
difficile de se défaire de cette mainmise sur
les adultes et leur intimité par le truchement
14 15
Vocabulaire
Règles de vie
Le mot « masturbation » vient soit de mas (penis) et turbatio
(excitation) soit de manus (main) et stuprare (souiller, profaner).
La connotation morale est pourtant moins forte que dans le
terme « onanisme », qui renvoie au « vice d’Onan », condamné par la société comme par la morale chrétienne. Un autre
terme souvent repris, et peu connoté moralement, est l’autoérotisme, désignant juste un acte consistant à provoquer sur
soi-même un plaisir sexuel. Il était et est encore d’usage, pour
éviter d’employer les termes exacts, de parler de succubat, de
« mauvaise habitude », de manusturpation, de branlette, de
touche-pipi ou de veuve Poignet…
Un manuel d’éducation du XVIIe conseille aux parents d’interdire le cheval à bascule (pour les filles) et la rampe à escalier (pour les garçons). Les chaises doivent être en paille ou
en bois, les lits remplacés par des bancs de pierre. Il est préférable que les régimes alimentaires soient sobres : épices,
viandes riches et venaisons sont proscrites. Pour occuper
l’esprit, il est bon d’apprendre des poèmes par cœur, et de
ne lire la Bible que par extraits. Enfin, des appareils peuvent
corriger les cas extrêmes, même s’il est souvent reproché
à cette solution d’amoindrir la volonté de l’enfant — l’ultime
remède demeurant malgré tout le mariage.
parent que même non nocive, elle doit malgré tout être contrôlée, maîtrisée — chez son
enfant, qu’il doit empêcher de se masturber
trop longtemps, mais aussi chez lui, à qui la
même restriction s’applique autant. Par bonheur, il existe encore des magazines pour qui
Si la figure du masturbateur est plus imprécise,
plus mouvante que les autres, c’est parce qu’elle
les contiendrait toutes, au moins à l’état de
germination.
le seul danger de la masturbation consiste
en une simple irritation : Le Toronto Star (19)
tout particulièrement Onania, qui a beaucoup
conseille ainsi à ses jeunes lecteurs, lorsque
contribué à l’élaboration de ce caractère. Ca-
leur frottement est trop insistant, d’utiliser de
valcanti (21), qui le dit aisément reconnaissa-
la salive ou du lubrifiant.
ble à ses « expression languissante du visage,
paupières gonflées et livides, inclinaison de la
La main à la pâte. « Enfants trop éveillés,
tête vers la terre, développement excessif des
fillettes précoces, collégiens ambigus, domes-
organes génitaux, voix rauque, manière sacca-
tiques et éducateurs douteux, maris cruels
dée de lancer les tibias en marchant », men-
ou maniaques, collectionneurs solitaires, pro-
tionne également une « fureur de maniaque »
meneurs aux impulsions étranges […] C’est
qui pousse à se masturber jusqu’à l’agonie.
l’innombrable famille des pervers qui voisinent
Pourtant, comme le montre Laqueur (22), s’il
avec les délinquants et s’apparentent aux
est parfois fait mention de cette figure, elle a
fous », montre Foucault (20). Au XVIIIe, les dif-
toujours été bien moins répandue que celles
férents discours répressifs créent une série de
de nombreuses autres perversions (l’homo-
personnages qui se démarquent progressive-
sexuel, le sadique ou encore la prostituée).
ment des libertins traditionnels : les pervers.
La principale raison en est que c’est la seule
Obsédés, sadiques ou homosexuels se voient
pratique qui se réduise à un simple acte (tan-
ainsi attribuer une série de traits communs, qui
dis que toutes les autres font obligatoirement
concernent tant leur histoire personnelle que
appel à d’autres instances et donc à un con-
leur corps. Le sexe y est omniprésent, pulsion
texte particulier — par exemple, la prostitution
continue laissant des stigmates physiques,
implique l’argent, la police, l’hygiène, etc.) Ce
et perceptible par tous. Il est possible de re-
qui fait d’elle une pratique essentiellement uni-
constituer une figure du masturbateur grâce
verselle, qui concerne tout le monde. D’autre
aux innombrables descriptions morales et phy-
part, l’Etat n’a jamais légiféré sur la masturba-
siques qu’en donnent les traités du XVIIIe, et
tion autant qu’il a pu le faire par exemple avec
l’homosexualité, en l’interdisant. Cependant, il
semble que ce soit précisément cette universalité qui ait permis de faire de la masturbation
(16) « Internet : comment
protéger vos enfants.
Les vertus du dialogue »,
L’Express, juin 2001.
(17) Didier-Jacques Duché,
op.cit.
(18) Sexo ados, Catherine
Solano, Marabout, 2002.
(19) Toronto Star,
« Masturbation is common
practice for teenagers »,
mars 1998
(20) Foucault, op.cit.
(21) In Les passions
tristes, le libertinage et la
syphilis considérés comme
cause de phtisie, 1882.
(22) Laqueur, op.cit.
sexualités / politiques / cultures
la main heureuse
les assumer. D’autre part, on prête toujours
au « masturbateur » une conduite addictive et
désocialisante. Enfin, fonctionnant exclusivement sur le fantasme — souvent inaccessible
— et permettant facilement de combler un
désir, fondée sur une fiction élaborée hors de
toute humiliation et de toute contrainte (25), la
masturbation couperait dangereusement du
réel celui qui la pratique. Les éducateurs du
XIXe la jugeaient cause de paresse, voire de
folie. L’Encyclopédie de la vie sexuelle (26) apprend encore en 1973 aux adolescents que la
masturbation doit être temporaire, puisqu’elle
renforce la fuite devant la réalité.
Lorsque le frottement est trop insistant,
utilisez de la salive ou du lubrifiant.
La peur que suscite la masturbation a paradoxalement à voir avec l’émergence d’une certaine modernité. Devenue problème par le biais
des médias de masse (imprimerie, presse et
(23) Duché écrit ainsi :
« on sait que les
homosexuels peuvent se
livrer à des masturbations
réciproques, qui sont
des souvenirs des
jeux érotiques de
l’adolescence ».
(24) « Enquête
sur la face cachée
d’Internet »,L’Express, juin
2001.
(25) Bertrand Ferrier,
dans Un plaisir maudit,
enjeux de la masturbation
(La Musardine, 2000),
montre ainsi que loin de
sombrer dans l’illusion,
le masturbateur,
puisqu’il se fonde sur un
fantasme, est conscient
de l’inaccessibilité de ce
fantasme et de la fiction
qu’il crée.
(26) Encyclopédie de la
vie sexuelle, Cohen, KahnNathan, Tordjman, Verdoux,
citée dans Histoire
d’une grande peur :
la masturbation, Jean
Strengers, Anne Van Neck,
éditions de l’université de
Bruxelles, 1984.
le point de départ ou de concentration de tou-
aujourd’hui télévision), elle rejoint et favorise
tes les autres perversités. Si la figure du mas-
dès lors l’essor de la bourgeoisie comme du
turbateur est plus imprécise, plus mouvante
corps médical. C’est au nom de ce monde
que les autres, c’est parce qu’elle les contien-
capitaliste et industriel émergeant qu’elle est
drait toutes, au moins à l’état de germination.
condamnée, soit au motif qu’elle en serait l’in-
Ainsi la masturbation et l’homosexualité sont-
carnation perverse soit au contraire qu’elle en
elles fréquemment associées, l’une étant cen-
serait l’antithèse. C’est en tout cas à travers
sée mener irrémédiablement à l’autre — non
elle que se constituent les figures et les corps
seulement parce qu’un jeune masturbateur
sociaux du monde moderne, des bourgeois
serait souvent initié par quelqu’un de même
aux pervers. A ce titre elle est moins prétexte
sexe, mais surtout parce que, pratique perçue
répressif que production de normes, de désirs
comme particulièrement fréquente chez les
et d’une temporalité nouvelle. Ce n’est pas un
homosexuels, la masturbation serait l’essence
hasard si la figure de l’enfant occupe une place
d’une sexualité considérée comme puérile et
centrale dans les dispositifs qu’elle engendre :
narcissique (23).
c’est bien la question de la généalogie et de
l’histoire collective et individuelle qui est ici en
De fait, on considère encore aujourd’hui que
jeu. Retracer l’histoire des discours sur la mas-
la masturbation ouvre à nombre d’autres « né-
turbation permet d’en faire remonter l’origine
vroses ». Ainsi Pascal Leleu, sexologue, s’in-
répressive moins à l’ère de la chrétienté qu’au
quiète-t-il dans L’Express (24) de la banalisation
XVIIIe siècle, et de relativiser la portée de la li-
opérée par la cyberpornographie, qui permet
bération sexuelle des années 60. Cela permet
de mettre en pratique collectivement des « pa-
surtout de repérer que ces instances de con-
thologies » telles que le SM, la fessée ou le
trôle se réinventent constamment, cherchant
voyeurisme, et de s’exprimer à leur sujet (à tra-
à imposer leur propre rythme au mépris du
vers sites, forums, et chats) — donc de mieux
temps de l’histoire — et qu’en cela elles sont
la modernité même.
Joseph S. et La Cane Hardeuse
Illustrations Ivan Casidanus, Antoine Delaire
ECRAN D’ARRET
Sexe, mensonges, et vidéo
« Qui a craché dans mon Yop ? »
Les années Tony Blair (2002) de Peter Kosminsky n’est pas un téléfilm politique. Du moins, ce
n’est pas ce qui le caractérise le mieux. S’il s’agit
en effet d’une fresque s’en prenant au New Labour pour avoir renié ses fondements socialistes
et dénonçant ses méthodes peu démocratiques,
l’analyse reste niaise et ne témoigne pas d’une
grande originalité. Non, si Les années Tony Blair
est agréable à regarder c’est parce que c’est un
sitcom croisé avec un film d’espionnage.
Réaliser un équivalent de Friends au sein du
parti travailliste est une gageure pour trois raisons :
1. Les travaillistes ne connaissant même pas
l’humour anglais, c’est dire s’ils sont drôles.
2. L’ambiance d’une fête trotskiste, en plein air,
un jour de pluie, est plus glam que celle qui
règne chez les travaillistes.
3. La banlieue de Londres, ce n’est pas exactement Manhattan.
Pourtant Peter Kosminsky s’acquitte de cette
tâche honorablement.
Comme tout sitcom qui se respecte, Les années Tony Blair suit quatre jeunes, correspondant aux canons du genre et vivant en collo-
cation, tout en prenant soin de porter l’accent
sur leurs histoires de cul. Comme personnage
principal on a Paul, spin doctor de Tony Blair,
qui aime Maggie, élue travailliste, sans que ce
soit réciproque. Il se rabat donc sur Lindsey, la
voisine infirmière — subtile métaphore pour
montrer qu’il baise les pauvres aussi bien à la
maison qu’au travail, où il coupe sans vergogne dans le budget de la santé. Maggie campe
le rôle de la rebelle et doit son titre au fait que,
comble de la perversion, elle couche parfois
avec un membre du parti conservateur. En
couple-qui-dure-mais-qui-connaît-des-hauts-etdes-bas, il y a Irene, la journaliste, qui sort avec
Richard, conseiller du Ministre des Finances, et
qui ne rate pas une occasion pour piéger le
parti de son chéri. Et juste pour montrer à quel
point les travaillistes manquent cruellement
de sex-appeal, il y a Harvey, le glandeur non-politisé aux cheveux longs et gras, qui sort avec
plein de filles.
Néanmoins, pour pallier les inévitables lacunes
dont souffre Les années Tony Blair en tant que
sitcom, Peter Kosminsky a eu le flair d’y ajouter
une part d’espionnage.Ainsi les coups tordus se
multiplient au point que l’on jurerait être face à
un James Bond cheap où les vodka-martini seraient remplacées par des pintes. Entre Paul qui
fait les poubelles des conservateurs pour y dénicher matière à scandales, les réunions secrètes
et les brutes qui n’hésitent pas à se montrer violentes pour intimider les députés qui ne suivent
pas les consignes du parti, il suffirait que le nom
des membres du parti conservateur se termine
en « -vitch » pour que l’illusion soit parfaite.Alors
seul resterait le manque de goût vestimentaire, si
caractéristique des productions de la BBC, pour
nous rappeler qu’il s’agit là d’évènements somme toute assez proches de la réalité.
Mme Patate
la main heureuse
Répression
des Freud
Il serait tentant de voir dans l’avènement de la
psychanalyse à la fin du XIXe siècle un tournant
exclusivement libérateur dans l’histoire de la
masturbation, celle-ci étant enfin délestée de ses
conséquences physiologiques néfastes. Néanmoins,
sous ses aspects de révolution médicale, la
psychanalyse (1) semble être un nouvel outil de
contrôle de la masturbation, plus sophistiqué.
(1) On ne traitera ici
que de la psychanalyse
freudienne, celle-ci
s’étant rapidement
imposée comme le
modèle dominant en
matière d’analyse de la
masturbation. Il est à noter
toutefois que le sujet de la
masturbation était au cœur
de nombreuses tensions
lors des discussions
viennoises. Ainsi Stekel,
l’un des disciples de Freud,
ne s’opposait pas à la
masturbation chez l’adulte.
Dans l’introduction de son essai intitulé « La
masturbatoires étaient exemptes jusque-là
sexualité infantile » (2), Freud s’étonne de
de toute condamnation médicale, religieuse
l’ignorance généralisée qui règne en matière
ou morale. En en recensant l’origine et en fai-
de sexualité des enfants. Or pour le fonda-
sant de la sensation voluptueuse une réaction
teur de la psychanalyse, comprendre les
purement mécanique, Freud opère ce qui, en
« pulsions sexuelles » passe nécessairement
apparence, ressemble à une banalisation de
par la reconnaissance de l’enfant comme
la masturbation. Celle-ci perd son statut de
être sexuel. Succions voluptueuses et jeux
mal contagieux et mortel pour ne devenir
autour du contrôle de la zone anale sont ainsi
qu’un simple phénomène naturel auquel tous
présentés comme autant de manifestations
les enfants ont toujours été exposés.
autoérotiques, qui seront amenées avec
l’âge à se fixer sur les zones génitales. De
Orgasme clitoridien. Toutefois si la mas-
plus, l’enfant ne découvre pas ces pratiques
turbation infantile n’est plus diabolisée, elle
à cause de camarades de jeux cherchant à le
continue à relever du domaine de l’interdit
corrompre (s’estompe alors l’image du mas-
pour les adolescents et les adultes. Car se-
turbateur prosélyte), mais uniquement parce
lon Freud, sous le poids d’une « évolution
que certaines parties de son corps sont quoti-
organiquement déterminée, héréditairement
diennement exposées à des stimuli, sources
fixée » (3), renforcée par l’éducation, sont
naturelles de plaisir. Ces manifestations pré-
érigées des digues (4) qui permettent de con-
18 19
gine de véritables cures de désintoxication
à base d’isolement pour les masturbateurs
invétérés.
tenir les pulsions sexuelles de l’enfant et de
les orienter, par un processus de sublimation,
Symptômes. Le lien qui unissait mastur-
vers de nouveaux buts plus « civilisés », tels
bation et pathologie n’est donc en aucun cas
que les productions culturelles. Ainsi le pro-
rompu avec la psychanalyse. Comme le sou-
longement de la phase masturbatoire hors
ligne Thomas Laqueur dans Le sexe en soli-
de l’enfance « constitue la première grande
taire (7), la masturbation est au cœur de l’un
déviation par rapport au développement
des plus importants virages de la psychana-
que l’homme civilisé doit s’efforcer d’attein-
lyse freudienne : c’est suite à son travail sur la
dre » (5). Pour les filles, l’abandon de la mas-
masturbation que Freud fait passer la névrose
turbation est, selon Freud, encore plus difficile
du statut de résultat d’un traumatisme à ce-
car il implique de passer des orgasmes clito-
lui d’expression d’un arrêt de l’évolution de
ridiens, assimilés à une sexualité masculine
soi, et de son corollaire, la culpabilité. Mais si
et active, aux orgasmes vaginaux davantage
masturbation et pathologie restent indissocia-
passifs et féminins. La tolérance à l’égard de
bles, leur rapport s’est inversé : avec l’avène-
la masturbation infantile reconduit les princi-
ment du paradigme psychanalytique à la fin
pes normatifs, conditionnant le développe-
du XIXe siècle, la masturbation n’apparaît plus
ment de la sexualité et du genre, naturalisant
tant sous les traits d’un agent infectieux que
la masturbation et son abandon.
sous ceux d’un symptôme — même si la culpabilité qui accompagne la masturbation chez
S’il a pu se démarquer de ses prédécesseurs
l’adulte implique qu’elle participe à la genèse
en matière de sexualité infantile, Freud, en
des névroses et n’est pas complètement
posant l’adulte masturbateur comme un être
inoffensive. Et c’est parce que la masturba-
non civilisé, renoue avec l’acception plus
tion est dorénavant à ranger parmi les symp-
classique du plaisir solitaire comme menace
tômes que la psychanalyse devient l’outil de
pour le corps social. Alors que chez l’enfant
contrôle le plus performant en matière d’ona-
la masturbation n’est que pur jeu et ne s’ac-
nisme. Symptôme d’un mal psychique plus
compagne pas de fantasmes, chez l’adulte
profond à révéler, la masturbation appelle l’in-
elle met en échec la théorie freudienne de
tervention d’un personnel spécialisé. Pour la
la libido, qui requiert que le plaisir soit dirigé
scientia sexualis dont parle Foucault, faire de
vers un objet extérieur, faute de quoi il ne
la masturbation un phénomène naturel, qui
peut y avoir de rapports sociaux. Comme par
dans un premier temps est une étape de la
le passé, c’est la fonction désocialisante du
généalogie du soi et dans un second temps
fantasme qui est ici mise en cause : celui-ci
un symptôme, permet de réduire la part de
induit un décalage entre le désir physique et
honte entourant cette pratique et donc d’en
le désir psychologique et tend à se substituer
faciliter l’expression — sans pour autant re-
à la réalité. De là naît l’idée selon laquelle la
venir sur son aspect éminemment négatif et
masturbation serait une solution de facilité,
dangereux. La masturbation est ainsi devenue
que Freud condamne sur les mêmes bases
le sujet de l’aveu par excellence, et la psycha-
que ses précédents détracteurs. Dans une
nalyse la discipline habilitée à l’extorquer.
lettre à Wilhelm Fliess (6) en 1897 il décrit
ainsi la masturbation comme « l’addiction
(2) In Trois essais sur la
théorie sexuelle, Gallimard,
1987.
(3) Op.cit.
(4) Le dégoût, la pudeur et
la morale selon Freud.
(5) Op.cit.
Mme Patate
(6) Médecin allemand très
proche de Freud.
primaire » dont dériverait l’ensemble des addictions humaines, à commencer par celles
aux drogues. Dans la même lignée, il ima-
(7) Sous-titrée Contribution
à l’histoire culturelle de la
sexualité, Gallimard, 2005.
sexualités / politiques / cultures
la main heureuse
Doigts
d’auteurs
Même si elle en a longtemps été officiellement
bannie, la masturbation a occupé dans la littérature
diverses fonctions, pour la plupart non négligeables.
Tour d’horizon de cette interpénétration, qui se fit
tour à tour aveu, plaisir ou leçon de morale.
(1) Friedrich- Karl Forberg,
dans son Manuel
d’érotologie classique
(1824), rapporte également
l’indignation de Martial
devant un homme qui
en laisse un autre le
masturber au lieu d’ « user
de ses fesses » : « La
Nature a partagé les
garçons ; un côté est
réservé aux filles / L’autre
aux hommes : use de ta
portion ».
Si le thème de la masturbation apparaît déjà
bation que dans le cadre de la confession se
dans les épigrammes de Martial (1), qui y
situe dans la lignée de la mise en discours
avertit son lecteur (« ce que tu perds entre
du sexe. L’introspection méticuleuse et la
tes doigts, c’est un homme »), ou chez Aris-
nécessité de se raconter — tout confesser,
tophane, qui dans Les guêpes mentionne un
y compris ce qui n’est pas explicitement ré-
« câble pourri qui aime encore à être frotté »,
préhensible par la religion — devient une rè-
il s’agit là d’exceptions. Souvent en effet, la
gle applicable à tous au XVIIe siècle. D’autre
masturbation reste cantonnée en littérature
part, les auteurs ouvertement moralisateurs,
au domaine de l’aveu, de l’intime — comme
qui partent de leurs propres confessions pour
si d’une part un tel thème était indigne d’être
mieux en dénoncer les aspects honteux et
transformé en fiction, et comme si d’autre
interdits, traitent de la masturbation comme
part il était impossible d’y intéresser n’im-
le faisaient la religion, la médecine, ainsi que
porte quel lecteur. L’avertir qu’il s’agit de con-
la pédagogie. Cependant, si à compter de ce
fessions le met en position d’intrusion, de
moment il va s’agir véritablement, dans la
voyeur, ce qui permet de légitimer l’aspect
littérature, de « tout dire » sans « déguiser
intime et cru du sujet. Ainsi en est-il de Rous-
aucune circonstance », selon les termes de
seau, qui ne relate ses expériences que dans
Sade, et si nombre d’auteurs s’en dédoua-
les Confessions, en feignant de les avoir
nent sous couvert d’instruction du lecteur
oubliées dans L’Emile, son traité d’éduca-
et d’analyse de faits, on écrit alors principa-
tion. C’est le cas également de Proust, Gide,
lement « pour son propre plaisir ». Parler de
ou encore Green, qui prennent soin de ne
son désir permet en effet de le transformer,
mentionner la masturbation que dans leurs
de le déplacer, de l’augmenter — démarche
autobiographies, sans jamais l’aborder dans
qui s’écarte de l’aveu fait uniquement dans
leurs œuvres de fiction. Ne traiter la mastur-
un dessein moralisateur.
20 21
« Que faire maintenant ? J’éclate, à force de bander,
Et je remplirais trois ou quatre fois de grosses outres ;
Il y a longtemps que ma mentule n’a vu de connins,
Et longtemps qu’elle n’a fouillé les boyaux d’aucun mâle.
Elle est raide le jour, raide la nuit, jamais
Ne baisse : nuit et jour elle lève la tête.
Nul garçon, nulle fille n’entend mes prières,
Nul ne vient : que ma droite fasse l’office accoutumé ! »
Pacificus Maximus, Elégie XII.
« La main est le siège de la jouissance d’écrire. […] La main
éprouve alors une telle volupté, apparentée sans doute à
celle du cheval qui s’emballe, du prisonnier qui s’évade. Une
autre constatation s’impose, d’ailleurs : n’est-il pas troublant
que, pour l’écriture et la masturbation, c’est le même instrument — la main — qu’on utilise ? […]
– La masturbation est-elle un emploi noble de la main ?
– Et comment ! Qu’une simple et modeste main puisse à
elle seule reconstituer une chose aussi complexe, coûteuse,
difficile à mettre en scène et encombrée d’états d’âme que
le sexe, n’est-ce pas formidable ? »
Amélie Nothomb, Hygiène de l’assassin.
La question de la masturbation comme fiction
La littérature récente, si elle n’assume évi-
semble par ailleurs étroitement liée aux diffi-
demment plus un ton ouvertement morali-
cultés qu’a la littérature à parler du corps. Ce-
sateur, peine encore à aborder la masturba-
lui-ci, on le sait, est longtemps formellement
tion de manière positive. Ainsi David Lodge,
exclu de la littérature « noble », la tragédie en
dans Thérapie (3), adopte-t-il le point de vue
particulier. Le roman, d’abord considéré com-
d’un personnage considérant la masturbation
me un sous-genre puisque rédigé en prose, va
comme une sous-sexualité de collégien, une
s’y intéresser en même temps qu’aux basses
activité honteuse, et le sommet de la vulga-
classes, elles aussi cantonnées jusqu’alors à
rité — sans jamais remettre en cause cette
la comédie. C’est ainsi un romancier natura-
conception, ni discréditer son personnage. Il
liste qui, le premier, fera de la masturbation le
en est de même dans Café Nostalgia, de Zoé
thème central de son ouvrage : Paul Bonne-
Valdès (4), où un homme se masturbe en at-
tain, dans Charlot s’amuse (1883), décrit un
tendant qu’une femme veuille bien coucher
homme que ses pratiques solitaires mèneront
avec lui, ou dans La vie est ailleurs, de Mi-
à la pire déchéance. S’il dénonce « Tissot et
lan Kundera (5), où la masturbation est pour
les vulgarisateurs fantaisistes du même gen-
le personnage principal une étape nécessaire
re », et s’amuse parfois de la noirceur exagé-
avant le vrai amour. Ainsi, il semble en être de
rée qu’entraîne l’ « implacable hérédité » bien
la littérature, même fictionnelle, comme de la
connue du naturalisme, il ne dépasse pas
plupart des autres domaines — si on a admis
un récit bassement psychologisant et mo-
qu’elle n’était ni dangereuse, ni mauvaise, la
ralisateur. Cette tentation psychologisante,
masturbation ne peut pourtant pas dépasser
comme le montre Sarane Alexandrian (2), est
le stade de la sexualité transitoire. Sauf si on
pour plusieurs auteurs la seule possibilité de
en croit Bertrand Ferrier, qui dans Un plaisir
faire de la masturbation un thème romanes-
maudit (6), fait de la masturbation le parallèle
bonus
Retrouvez l’interview de
Sarane Alexandrian auteur de
La sexualité de Narcisse sur
www.revuetroubles.com
que. Ainsi, Raymond Guérin dans L’apprenti,
exact de la littérature — toutes deux évoca-
décrit-il longuement une sorte de période pré-
tion d’une absence qu’on tente de transfor-
paratoire lors de laquelle son héros, d’abord
mer en présence, et suscitant la jouissance
voyeur, jaloux du couple qu’il observe, trouve
de la réalisation, ainsi qu’une sensation de
par la suite un exutoire dans la masturbation.
délivrance et de libération. La ressemblance
On peut voir ici, sans doute, des persistan-
la plus évidente, inexplicablement ignorée en
(2) Auteur de La sexualité
de Narcisse, Le jardin des
livres, 2000.
ces de la difficulté de prendre le corps pour
littérature, semblant être la réappropriation, la
(3) Rivages, 1998.
sujet central — l’auteur contournant cette dif-
mise à distance, voire la soumission du réel
ficulté en se réfugiant derrière la justification
que la littérature comme la masturbation im-
d’un étude analytique qui, certes abordant le
pliquent presque nécessairement.
corps, s’attacherait avant tout à l’« âme ».
(4) Actes Sud, 2000.
(5) Gallimard, 1973.
La Cane Hardeuse
(6) La Musardine, 2000.
sexualités / politiques / cultures
la main heureuse
porno
à Paris
Le dernier
Un homme assis au milieu de la salle tient à
bout de bras son téléphone portable avec appareil photo intégré. L’air de rien, il goinfre la
mémoire de son appareil des dernières images du film, des gros plans où le visage de
l’actrice se déforme dans la douleur du plaisir
simulé. Relique ultrapixellisée du Beverley, le
dernier cinéma de quartier parisien pour adultes (1). Sur l’écran, l’image de la fille et de ses
deux partenaires s’éclaircit, se met à trembler, puis disparaît sans générique. Dans la
cabine du projectionniste, la bande de 35 mm
tourne à vide autour de la bobine. Le temps
de remplacer Chattes en chaleur par Je suis
une monteuse, les lumières se rallument sur
une élégante salle de 84 strapontins en skaï
clair et les haut-parleurs diffusent un message vocal : « Le Beverley vous souhaite, dans
le plus profond respect des uns et des autres,
une excellente séance. » L’homme au portable sort sans se retourner, d’autres se dirigent
vers la caisse pour griller une clope avec l’âme
des lieux. Maurice Laroche, ancien caissier
et projectionniste, a repris le Beverley il y a
douze ans, quand son patron est parti à la retraite. Depuis, il tente de perpétuer un esprit
du cinéma porno indépendant, un endroit où
En septembre, la mort du réalisateur
halluciné des Vixens, Russ Meyer,
coïncidait avec la sortie en DVD de
La Chatte à deux têtes, une plongée
anthropologique de Jacques Nolot dans
l’univers d’une salle X de quartier. Deux
bonnes raisons de se demander ce que
devient la pornographie collective, du
dernier cinéma parisien pour adultes,
aujourd’hui en danger, aux cabines de
visionnage des sex-shops, symptômes
underground d’une individualisation
rampante du voyeurisme.
(1) 14, rue de la VilleNeuve, Paris 2e.
(2) MK2 éditions, 2002,
interdit aux moins de
16 ans lors de sa sortie
en salle.
l’on entre sans raser les murs, où les clients
restent après la séance pour discuter recettes de cuisine autour d’un café. « Il y a même
des hommes d’affaires qui me laissent leur
portable à la caisse, raconte Maurice. Ils me
disent : “Si ça sonne, c’est ma secrétaire. Tu
décroches, elle sait que je suis là” ».
On retrouve ici les mêmes figures nyctalopes
que dans La Chatte à deux têtes (2), un travelling lent et mélancolique de Jacques Nolot
sur une salle porno de quartier. En regardant
le néon rose de son enseigne se refléter dans
le caniveau, Maurice évoque cette société
microcosmique qu’il a vue fermenter depuis
vingt-deux ans, avec ses travelos déglingués,
ses timides, ses mal fichus, ses hommes po-
22 23
litiques et même son mort. Autant de désirs
besogneux qui manquent régulièrement leur
envol pour aller s’écraser contre le dossier
d’un strapontin. « Quand j’ai repris le cinéma,
mineurs, suppression des subventions publi-
se souvient-il, ça faisait huit ans qu’un homme
ques), la loi sur la classification de 1975 a,
dormait ici tous les jours parce qu’il avait pas
volontairement ou non, condamné les ciné-
les moyens de se payer une piaule. On l’a viré
mas spécialisés. Pour tenter
le jour où il a tordu sa canne sur le crâne d’un
de sauver le dernier vestige
client importuné par ses ronflements. »
parisien, son propriétaire se
bat pour faire accepter l’idée
Côté cul. D’ailleurs le client laisse sou-
d’une cinémathèque du vieux
vent son statut social au vestiaire. Comme
film X. En attendant son mu-
le dit élégamment Maurice, « à 1/10ème du
sée, Maurice a monté avec
coup de feu, il n’y a plus de conventions.
un cercle d’habitués Le Bel-
Si le mec n’a pas de Kleenex, il aura beau
veydere, une association des-
avoir une Légion d’honneur au revers de sa
tinée à promouvoir « le hui-
veste, il sera beaucoup plus crade que son
tième art, celui du plaisir » (3).
voisin balayeur. » Certains viennent habillés
Plusieurs fois par mois, des
en travesti, d’autres se changent sur place.
hommes, des femmes et des
« Une fois j’ai surpris un homme qui allait un
couples se réunissent pour
peu trop loin avec un client. Il m’a répondu :
organiser des soirées artisti-
“Je ne suis pas homosexuel monsieur, je
ques (photographie, peinture,
suis marié. Mais je préfère m’éclater avec un
théâtre, musique) autour de
homme plutôt que tromper ma femme” ». Si
l’érotisme. « En ce moment,
un mineur pointe le bout de son nez, le cais-
on cherche une violoncelliste
sier lui offrira une entrée pour le jour de ses
pour jouer en guêpière sur du
dix-huit ans. Il pourra même fêter son anni-
George Sand. A l’occasion du
versaire dans la salle. « On a perdu quelque
bicentenaire de sa naissance,
chose avec la disparition de ce rite initiatique,
on va fêter son côté cul ! »
déplore Maurice. Ce n’est pas la même cho-
En longeant les Grands Bou-
se de regarder un DVD seul chez soi ou de
levards, on ne peut que cons-
découvrir le corps de l’autre sur grand écran.
tater les ravages de la loi de 1975. Avant la
C’est comme Le Grand bleu, ça crache quand
classification, il existait près de 200 salles
même plus au Grand Rex. »
en France, dont une bonne partie sur les
En stigmatisant la
pornographie, la loi de 1975
a condamné les cinémas
spécialisés.
Champs-Elysées et boulevard Bonne-NouNé dans les années 60, le Beverley pourrait
velle. En moins de trente ans, les grandes
ne pas survivre à son dernier propriétaire. Il
surfaces et les fast-food ont remplacé ces
fait deux fois moins d’entrées qu’il y a vingt
lieux mythiques. A Paris, la légende veut que
ans et avec un tarif unique à 9,99 € la séan-
l’ancien Midi-Minuit soit devenu la salle des
ce de deux films, notamment à cause d’une
coffres d’une célèbre banque.
TVA à 19,5% contre 5,5% pour les cinémas
traditionnels, il devient rare de voir le même
Adolescentes enceintes. Dans son mani-
client revenir trois fois dans la journée. En
feste « Pour un mémorial des salles X » (4), le
stigmatisant la pornographie (interdiction aux
critique cinématographique Francis Moury se
(3) Renseignements au
01 40 26 00 69. « Le “69”,
c’est la dame de France
Télécom qui me l’a donné
pour me faire plaisir. »
remémore cette époque où il écumait les salles sans distinction de genre : « Entre lycéens
de dix-huit ans, c’était un motif de fierté et de
(4) In la revue Repérages
n°15, novembre-décembre
2000.
sexualités / politiques / cultures
la main heureuse
rigolade. Une fois en faculté, comme il n’y
avait plus de rapport social entre étudiants, le
sentiment de confidentialité et donc de honte relative augmentait. » Plus tard, poursuit
1975. En théorie, le Centre national de la ci-
Moury, « cela redevenait une activité sociale
nématographie considère qu’à partir de deux
normale puisque les salles étaient légales,
sièges une salle doit figurer sur ses registres.
étalées publiquement. » Avec Russ Meyer,
Or les propriétaires de sex-shops ont réussi
metteur en scène obsédé par les seins à la
à faire valoir que leurs salles de projection ne
limite du paranormal, c’est un nouveau pan
constituent qu’une activité annexe à la vente
de cette histoire qui disparaît. Quelques jours
d’articles pour adultes. Un vide juridique qui
après la mort de son pair, le réalisateur des
leur octroie un quasi-monopole sur les 2000
Débutantes 1 et 2, John B. Root, nous con-
vidéos pornographiques éditées chaque an-
fiait regretter ce « terroriste iconoclaste » qui
née. Parmi ces productions, les films dits
« n’épargnait rien ni personne : les bigots, les
« spéciaux » occupent une place de plus
Le riche se branle en dolby 5.1 entre les
baffles de son home-cinéma pendant que le
pauvre hante les cabines privées à 1 euro.
en plus importante, conformément
à la demande de la clientèle. Des
montages (on peut difficilement
encore parler de films) qui suivent
l’évolution de l’offre disponible sur
internet, parfois fort éloignée du répertoire
classique : bukkake (éjacs faciales collectives), snowballing (échanges de sperme de
la bouche à la bouche), puking (fellations
forcées jusqu’à ce que vomissement s’ensuive), golden shower (un ou plusieurs « acteurs » urinent dans la bouche d’une fille),
rapports avec des handicapées, des adolescentes enceintes et, bien sûr, des animaux.
Francis Moury tient toutefois à relativiser
cette radicalisation apparente du genre :
« Les anthologies dénuées de fil narratif ont
toujours existé, et ce dès le cinéma muet.
Certains films “hard” des années 70-80
n’étaient absolument pas aseptisés. » Pour
s’en convaincre, il suffit de lire Ciné-X, petit
manuel à l’usage des amateurs (5), ouvrage
paru en 1978 et où l’auteur, Pat Delbe, pose
cette question à un certain Serge, ingénieur,
fachos, les moralistes… » Bref, sous les sou-
marié et deux enfants : « Quel est votre
tifs 110 E, il y avait un peu de sens. Est-ce à
sentiment par rapport à quelques tendances
dire que les cassettes vidéo et les DVD sont
marginales : zoophilie, défécation, sexualité
devenus les derniers refuges du porno ? Oui
au troisième âge, etc. ? » Le père modèle lui
et non. Car les sex-shops se sont débrouillés
répond : « Je n’ai guère de propension pour
pour échapper aux contraintes de la loi de
toutes ces choses. Il y en a une pourtant
vers laquelle j’incline : c’est le rapport avec
(5) Editions et publications
premières, collection
Eroscope, 1978.
des petites filles. Les chattes pubères (sic)
et imberbes me fascinent. »
24 25
dans le noir en permanence, ce qui complique
terriblement la tâche pour trouver une place
libre au son des mains qui s’agitent dans les
Actrice croate. Pour rejoindre les derniers
poches des pantalons. En ce milieu d’après-
territoires de la pornographie collective, il
midi de semaine, une trentaine d’hommes
suffit de trouver une gare. C’est vrai à Lille, à
squattent les sièges du fond avec, toujours,
Cannes, à Bruxelles ou à Tokyo, le voisinage
des gares reste un quartier de prédilection
pour des commerces qui, d’une part, vont
souvent de paire avec les hôtels anonymes
et leur clientèle fugitive et, d’autre part, ont
interdiction de s’établir à moins de 100 mètres d’une école. Une situation dont ils s’accommodent très bien. Le propriétaire du premier sex-shop ouvert à Lille, le Golden Boys,
nous expliquait il y a quelques années que
son activité n’avait réellement décollé que le
jour où il avait déménagé sa boutique pour
une ruelle plus clandestine, à deux pas de
la gare Lille-Flandres : « Les clients hésitent
à entrer s’ils craignent d’être surpris. » Ce
au moins une place libre entre eux. Vu la
relatif anonymat favorise l’individualisation
moyenne d’âge, on croirait un car de séna-
du voyeurisme. Supplantées les salles de
teurs fuyant la canicule, version pardessus
quartier où, le temps d’une séance, l’ouvrier
cradingues. Les femmes, qui se laissent vo-
immigré et le cadre supérieur avaient le
lontiers séduire par le charme désuet du Be-
sentiment « de s’intégrer momentanément
verley, ne s’aventurent pas dans ces lupanars
à une communauté partageant la même
numériques. Au moins les clients se sentent-
passion » (6), le riche se branle aujourd’hui
ils à l’abri des regards désapprobateurs. Cer-
en son dolby 5.1 entre les baffles de son
tains, assoupis, laissent échapper un léger
home-cinéma pendant que le pauvre hante
ronflement, d’autres râlent quand quelqu’un
les cabines privées à 1 euro. C’est d’ailleurs
s’assoit près d’eux. Il y a aussi un groupe qui
tout l’intérêt du sex-shop : on a beau y aller
discute le bout de gras debout dans le couloir,
pour mater, on peut y circuler sans être vu.
visiblement aussi à l’aise qu’au hammam. Sur
Le caissier a l’amabilité de ne pas chercher
l’écran, une actrice croate fait semblant de
à être aimable, les clients rasent les murs
se faire violer. Elle n’a pas l’air de compren-
avec les épaules et le sol avec les yeux.
dre le français et ouvre la bouche quand son
partenaire lui demande d’écarter les jambes.
Au Ciné-Nord, « établissement climatisé » si-
La fin du film approche. En partant, il est de
tué en face de la gare du Nord à Paris, on a
bon ton de pousser le soupir navré du critique
le choix entre un cinéma permanent — qua-
d’art, manière de se désolidariser du reste de
tre films qui passent en boucle de 10h à 23h
l’audience sur le mode : « Moi qui suis surtout
pour 9 € — et des projections privées. La
venu en cinéphile, je n’ai pas trouvé ça très
grande salle se trouve au premier sous-sol,
bon. » La moitié de l’assistance quitte la salle
derrière une porte en skaï molletonné assez
40 secondes après le début de la dernière
classe qui rappelle les complexes Gaumont
ou UGC. Comme le « projectionniste » enchaîne les DVD non-stop, la salle est plongée
(6) Francis Moury, op. cit.
sexualités / politiques / cultures
la main heureuse
Il y a deux grands écrans de télévision, celui
où passe la chaîne sélectionnée et une mosaïque pour surveiller où en sont les autres
films. Sur le moniteur en patchwork, c’est le
scène de cul, l’autre moitié 20 minutes plus
vertige. Ça se perfore de partout, tellement de
tard, au moment où l’acteur exprime la pleine
gros plans qu’on ne sait plus s’il s’agit d’une
puissance de ses sentiments à la figure de la
femme avec un homme, de deux femmes ou
croate. Question d’endurance.
de trois hommes. Néanmoins, la frustration
causée par l’impossibilité de faire pause ou
Bruits de masturbation. Au second sous-
retour rapide rend le concept assez addictif.
sol on tombe sur une brochette de cabines
On se dit qu’on reverrait bien certains passa-
individuelles, toutes dessinées sur le même
ges à la prochaine diffusion, qu’un film encore
modèle : des murs carrelés bleus façon toi-
meilleur commence peut-être en ce moment
lettes d’hôtel, un siège de secrétaire en skaï,
sur une autre chaîne, allez encore une pièce,
un cendrier, un interrupteur pour étein-
après tout il peut se passer beaucoup de cho-
dre la lumière, pas de distributeur de
ses en six minutes. L’ennui, c’est qu’entre le
Sopalin mais une poubelle à papier.
voisin qui met le volume à fond pour couvrir
Comme dans les photomatons, le
ses bruits de masturbation, le technicien de
spectateur introduit lui-même les
surface qui essaye toutes les deux minutes
pièces dans la fente de la ma-
d’entrer pour passer la serpillière et les « clic-
chine. A un euro les six minu-
clic » des zappeurs fous, pas facile de se con-
tes, mieux vaut prévoir de la
centrer. On sort presque de l’histoire quand
monnaie si on ne veut pas
le caissier vient à la rescousse d’un client âgé
avoir à remonter en courant
qui n’a pas compris qu’à la fin du film il fal-
« Au cinéma les morts se relèvent,
là les mecs bandent pendant 1h30,
ça s’appelle un montage. »
lait changer de chaîne. « Sinon
jusqu’à la caisse à l’approche du moment fatidi-
caissier et un autre client : « Monsieur, ouvrez
que. Grâce à un tableau de bord, le spectateur
la porte de votre cabine s’il vous plait.
peut moduler le son et, surtout, choisir l’un des
64 canaux où passent en boucle les productions les plus variées : du SM, des niaiseries
françaises des années 80, des gang-bangs
californiens et, pour un gros tiers, des films
vous allez passer toute la séance dans le noir ! » Ce qui donne
quelques secondes plus tard
ce dialogue surréaliste entre le
– (Enervé) Qu’est-ce que vous me voulez ?
– C’est pour vous rembourser vos six minutes dans le noir.
– Mais de quoi vous me parlez ? (cliquetis
de ceinturon).
homos ou trans. Tout ça joué par des comé-
– Oh! Pardon, je me suis trompé de cabine. »
diens de génie comme Gina Vice qui, encore
Par chance, un couloir permet de sortir de
trempée de sperme à la fin de Busty, a cette
l’établissement sans repasser devant la cais-
phrase formidable : « Ah bon, c’est pas vous
se. On se demande quand même si on n’est
le photographe ? — Bah non, c’est la porte d’à
pas épié quand un haut-parleur crache la voix
côté. » Heureusement, Maurice Laroche l’a dit,
du caissier à l’intérieur des cabines : « Mon-
l’important c’est « le film que les gens se font
sieur, veuillez arrêter ça immédiatement. »
dans leur tête. Je plains ceux qui prennent ça
au premier degré. Au cinéma les morts se relèvent, là les mecs bandent pendant 1h30, ça
s’appelle un montage. »
Reportage et photos Alban Lécuyer
GROUPUSCULES
Combat de chiens
« On bouffe quoi à midi, chinois ou kebab ? »
Maître d’œuvre de la lutte finale, le parti communiste ne peut échouer. Sauf si des affreux
en prennent le contrôle et infléchissent sa
ligne. Le vrai militant doit alors soit tenter
d’en reprendre les commandes, soit créer
un nouveau parti pur de toute dérive. Dans
la famille marxiste-léniniste, c’est la deuxième option qui a sans cesse été privilégiée.
Si bien qu’aujourd’hui il existe une nuée de
micros partis, tous convaincus de détenir la
vérité à l’inverse de leurs cousins qui eux
se sont fourvoyés dans les méandres de la
dialectique. Une histoire corse dont il vaut
mieux rire, d’autant que plus le groupuscule
est petit, plus il croit être la réincarnation
du grand-parti-ouvrier-qui-va-prendre-le-palaisd’hiver-une-deuxième-fois.
Un exemple parmi tant d’autres, la revue
Combat, organe de l’Alternative Révolutionnaire Socialiste. Prenons son n°27, gratuit et
c’est tant mieux, ça m’aurait fait mal de le
payer. Son constat : « la classe ouvrière ne
porte plus le projet de société alternatif au
capitalisme ». Son objectif : rendre aux prolos
le sens de leur « rôle historique », ce que l’éditorialiste traduit par un slogan digne du grand
timonier : « Il faut mettre les mains rouges
à la pâte ouvrière ». En d’autre terme, il faut
donner aux travailleurs et à leur lutte une « ligne » vraiment révolutionnaire. Pour cela, à
chaque problème doivent répondre des « solutions vraiment socialistes ». Pour que cesse
le racket des banques, est-il ainsi indiqué dans
une brève, il faut « des banques nationalisées,
entre les mains du peuple. » Un article sur le
Rwanda aux analyses idiotes soutient quant à
lui que « l’Afrique n’a pas échappé au capitalisme, elle n’échappera pas non plus à son
antidote. » Ces bonnes âmes ne jugent sans
doute pas utile de demander leur avis aux
Africains, ni de penser que dans les pays des
Grands lacs, leur classe ouvrière providentielle
n’existe quasiment pas.
Continuons. Un papier sur les femmes les
décrit comme « les traditionnels piliers des
familles ». Impressionnantes paroles de la part
de ces bougres qui prétendent lutter contre
« l’aliénation mentale dans laquelle on veut
nous cantonner ». Pourtant, le meilleur reste à
venir dans un article sur le mariage homo. C’est
clair, pour ces supers révolutionnaires, l’union
libre « révèle la déstructuration hallucinante
des valeurs qui fondent la base de toute communauté humaine ». Ils continuent en s’interrogeant « Quel rôle social utile la collectivité
peut-elle attribuer aux pratiques sexuelles de
personnes de même sexe ? AUCUN. » avant de
conclure : « Nous prétendons que les générations futures doivent être élevées dans l’Humanité du couple que constituent l’homme
et la femme. Tout le reste est déséquilibre
mental, prostitution, décadence. » Compris
les pédés et les gouines ? Pas socialement utiles, facteurs de déséquilibre mental, vous savez
où vous finirez dans la société de demain. C’est
beau le léninisme.
Guillaume Noir
ROMAN
Le bordel d’Ophir
par Isabelle Zribi
Nico, un journaliste français, arrive à Bathory, un petit pays d’Europe de l’Est qui
semble être à première vue le paradis sur terre, dans un futur proche qui n’est pas daté.
Les habitantes (les «invitées») sont toutes belles, grandes, jeunes, blondes. La jeunesse y
est éternelle. La différence des sexes a été abolie. Les richesses sont réparties de manière
égalitaire. La sexualité est libre. Le travail peu contraignant… Mais bientôt se révèle la
violence de Bathory. C’est la trame du roman d’Isabelle Zribi, Le Paradit, dont nous vous
proposons quelques morceaux choisis.
Un message d’Eva interrompt ma lecture de l’antibiographie de Bathory Erzsebet. La teneur du message est nettement moins poétique. Elle me propose d’aller avec elle à Ophir.
Je n’hésite pas un instant. La chaleur perpétuelle de Bathory me travaille les hormones de
façon énervante. Et mes scores de chasteté sont largement dépassés. Deux mois ! Bathory
se révèle un paradis plus chrétien que musulman. On est loin des 11 000 vierges en chaleur
qui se jetteraient sur moi, à peine arrivée. J’enfile ma veste, et cours la rejoindre devant une
station de r-limousine. Pendant que nous survolons Bathory Ville, Eva me fait part de ses aspirations et réflexions préalables à notre entrée à Ophir. Cette fois, Eva recherche davantage
un « bon coup » que « la bonne personne », « même si on sait jamais Daisy a bien rencontré
Petra sur un sentier de drague dure ». Comme je lui dis que je me sens dans le même état
d’esprit, Eva me propose de préférer cette fois au Bar où la discussion est une politesse nécessaire un « Sésame ouvre-toi par lequel il faut passer », le bordel où les approches se font
dans l’ordre et le désordre, où on joue comme on aime, parfois sans que les partenaires ne
se soient adressé la parole. Bref le bordel permet de se vider rapidement et efficacement
sans dépenser d’énergie buccale fastidieuse. « Parfois c’est très beau », ajoute Eva. « Une fois
comme ça, j’ai croisé une invitée dans les WC. On ne s’est rien dit. On s’est juste suivies. Et
on s’est emballées » (et désemballées). Juste quand nous descendons au bordel, L m’appelle
et me passe les bb. Wal dit : tata Nico, notre litière pue ! Dante et Zami répétent en riant :
tatanicoçapue ! Oh merde. Taux de bonheur : 4%. J’envoie en vitesse de quoi nettoyer la
28
litière des bb. Remplacement de la litière en matière minérale par une litière en matière
d’argile, c’est mieux pour leur santé. Accroissement du taux de bonheur porcin. J’éteins
mon Tout en main. Pas question que les bb me gâchent ma visite à Ophir.
Le bordel d’Ophir est un lieu étonnant. Pour avoir le choix, tu as le choix. On est loin des
catalogues de gadgets et cassettes sexuels habituels ! Voilà comme ça se présente. Ophir
j’adore. Ophir me fait bander et mouiller. A Ophir, je trouve mon bonheur. A Ophir, rien ne
manque ! Y a de tout à Ophir ! Pour une nuit pour la vie, à Ophir, tu cherches et tu trouves !
Des inscriptions de ce type couvrent l’espace. Des centaines d’écrans. Les invitées en quête
d’aventure marchent lentement d’un écran à l’autre, s’arrêtant pour envoyer leur profil, ou
pour « flasher » une personne de leur choix (si on flashe sur quelqu’un, on le flashe à l’aide
de son Tout en main ou manuellement sur les écrans géants). Je finis par vraiment croire
que dieu vient d’éteindre le mécanisme apocalyptique, les nuées de cafards, et autres vilains
moustiques, les fleuves de sang contaminé, les fleuves de larmes, et qu’il a tout essuyé, et
que la cité carrée m’est enfin apparue avec ses joies inimaginables réservées aux élues. Des
guirlandes de cœurs chantent : « le coup de foudre le coup de foudre ». Pas loin de là, une
invitée plantureuse répète en baissant et en remontant son slip : « plus vite, plus vite, moins
cher ! ». « A Ophir, les invitées les plus chaudes de ta région ! » ou « Ce soir j’ai envie de
délirer, et toi ? ». Eva dit qu’elle va aller faire un plongeon dans la piscine du bordel. Elle sort
une boîte de pilules. Tu en veux ? Ce sont des water pills, des pilules qui permettent de te
baigner sans effet mouillé. Je n’ai pas le temps de répondre, qu’Eva nage déjà dans la piscine, nue, aussi sèche que si elle traversait le désert.Autour de moi, les écrans produisent leurs
promesses de plaisir. Fruits et légumes clique ! Fruits et légumes soft ! Fruits et légumes
hard ! Encule une pastèque ! vite ! Mouille toi les pieds de leur jus ! Clique ! Ca jute bien
sous tes pieds clique ! Ca jute hein ça jute ! Les tomates farcies ! Clique ! Farcis-toi une tomate (suit une liste de fruits et légumes variés : courgettes, aubergines, etc.) ! Un gros pamplemousse rose c’est pour qui ça hein ? La petite chienne réclame qu’on l’empale avec un
concombre géant ! Fais une belle fusée avec une endive courte et dodue ! Clique ! La grosse truie préfère les bananes naines ! Clique clique ! Tu aimes trop ça : clique ! Pauvres et
délinquants ! Elles sont pauvres, au chômage, et feraient n’importe quoi pour trouver du
travail ! Clique ! Clique ! Clique ! Katia passe une audition très spéciale avec le directeur
marketing photo Iapafoto ! Astrid, cette petite chienne en chaleur, ne refuse jamais un entretien de débauche ! Hum ! Hum ! Tu aimes ça : clique ! Tu aimes ça hein : clique ! Clique
salope pour continuer ! Skets et Slips ! Clique ! Ca sent le phoque ! Ca sent la toute nouvelle Nike ! Ca sent la Nike de ta vie ! Ca sent pas la lavande ! On a marché dans ces toutes
nouvelles Nike hyper pneumatiques ! Approche ! Plonge ton nez dans la toute super nouvelle Nike qui sent ni la rose ni la violette ! Tu diras pas que t’aimes pas ça ! Renifle espèce
de tante ! Ton odorat n’est pas mort ! C’est bien la toute nouvelle super Nike 7 semaines !
Ca sent le singe ici ! Ca sent la belle salope qui se sent bien dans ses skets ! Renifle mon slip
10 semaines ! Ca sent la bonne touffe qui a bien transpiré clique ! Clique pour continuer !
Reste avec nous ! Clique ! Trip poils clique ! L’invitée de Neandertal ! L’invitée qui ressemble comme un frère à l’invitée de Neandertal ! Découvre le dos de gorille de Sarah ! Regarde les jambes de Dieter ! Baise immédiatement avec le loup-garou ! Clique ! Clique encore ! Ou tu gagnes ou tu meurs ! Vite, clique ! Baise sans latex ! Risque ta vie ! Le tout pour
29
le tout ! C’est peut-être la dernière fois que tu es heureuse clique ! Clique ! Chope la mort
une bonne fois pour toutes ! Encore ! C’est la roulette russe ! Clique ! Tu aimes les émotions fortes clique ! Fais un test immédiatement après le rapport et découvre si tu as chopé
la maladie ou pas ! Si je pense que je risque de mourir pendant que je baise je bande plus
fort et plus mouillé ! Clique clique ! La pluie d’or ! La pluie d’or ! Clique clique ! Golden
rain golden rain ! La prime jeunesse n’est plus ? Golden rain ! Tu souhaites être aspergée
plus jaune plus fort ? Clique belle salope ! Ecoute les bruits que fait la pluie d’or qui sort
d’Anna ! Tu es dans un hôtel à poil et une grosse truie te pisse dessus ! Golden rain ! Des
émotions inoubliables ! La pluie d’or ! Tu ne l’oublieras pas ! Un calendrier de rêve : lundi
tu vas chez ta banquière, et tu la payes en liquide, mais elle en aura sur ses lunettes. Mardi
tu vas chez ta crémière et elle te refourgue de la crème mais pas dans les mains ! Mercredi
tu baises avec tes deux voisines… Recto verso ! C’est chaud ! Jeudi : téléphone à une inconnue. C’est une dominatrice, et elle ce qu’elle adore, c’est envelopper les visiteuses de bandes scotch ! Avec elle il faut aimer le gang bang ! Tu as peur ! Tu as peur et tu bandes + tu
mouilles ! Tu aimes ça ma chérie, tu aimes ça hein : clique ! Vendredi : tu en as marre du
train train, et tu te fais un trip tournante dans une banlieue crade ! La banlieue crade ! La
banlieue crade clique ! La banlieue crade recèle bien des excitations méconnues clique
30
clique ! La cave où ça bouge tous les week-ends ! Clique clique ! C’est une lolita clique !
Clique ! Les lolitas ! Clique ! Les lolitas entre elles clique ! Les lolitas en minuscules strings
brésiliens ! Les lolitas au sexe tout épilé ! Clique ! Lolita vient voir le grand méchant loup
clique ! Elle a été chopée sans son consentement pendant qu’elle se brossait les dents, elle
a les yeux bandés, et dix invitées la défoncent comme elle ne le sera plus que par un croque-mort pervers ! Clique clique ! Clignotant à gauche, clignotant à droite, elle chope le
langage des extraterrestres ! Elle a la tête défoncée clique pour voir ! Prenez la parole !
C’est vous qui parlez : « je m’appelle Sue, j’ai 23 ans, et ma chérie, 40.Au moment où je vous
parle, ma chérie se prépare à me sodomiser. C’est la toute première fois et je tiens à faire
partager cette expérience aux connectées en direct live. » [email protected].
La tête gobeuse ! La tête gobeuse te tète jusqu’à épuisement ! Installe la tête gobeuse sur
ton sexe et fais-toi une petite gâterie ! Clique ! Samedi : tu restes seule avec ton doberman.
Le doberman vient plus près de toi pendant que tu manges des chips. Soudain, te vient une
idée très spéciale… Dimanche : Petr rentre de Londres. Juste une petite pipe, elle suce si
bien ! Clique clique ! Elle avale tout ! Elle avale ! Avale ! Avale ça ma grosse chienne en rut
clique clique ! Les connectées prennent la parole ! C’est vous qui parlez ! Candy, 30 ans,
kinésithérapeute, kiné67fpurmomentd’extase.com : le travail était assez physique. Vers la
fin de la journée, je vais dans les douches pour faire pipi. Là, je trouve Toy en train de se
savonner l’ensemble de l’anatomie. Elle s’est savonné le haut du corps, puis le bas. Elle m’a
dit de faire comme si elle n’était pas là. C’était génial ! Aujourd’hui, c’est caviar ! Karine et
Bernadett ont décidé de servir un dîner de choix à leurs invitées ! Etrons et menstrues ! Tu
n’as jamais essayé ? Clique ! Karine et Bernadett chient dans les assiettes de leurs invitées !
Par chance, Bernadett a ses règles, et elle peut accommoder le repas d’un coulis à la couleur
de framboise très mûre ! C’est prêt ! A table ! On va se régaler ! Miam ! Clique ! Miam miam
clique ! Tu aimes ça hein ! Tu aimes la bonne merde produite par les petits culs de Karine
et Bernadett ! Clique ! Clique ! Tu ne veux pas mourir idiote ! Mamie ! Mamie a envie de
baiser ce soir ! Clique ! Clique ! Regarde les beaux nichons de mamie ! Mamie donne-moi
tes nichons ! Les fesses de mamie ont de la gueule ! Clique clique ! Ce que nos lectrices
n’aiment pas dans le X : 1- La platitude des dialogues. 2- Les invitées-objets. 3- Les hardeurs
qui ont autant de cervelle qu’un acarien. 4- La vulgarité. 5- Les faux seins. 6- L’épilation à
100%. Prenez la parole ! Les visiteuses racontent. C’est vous qui parlez ! Zita, 34 ans, mécanicienne, méca66fruitdéfendu.com : « sur l’écran il y avait une scène de cul, et mon sexe
dans sa bouche a provoqué un des plus puissants orgasmes de ma vie. J’ai giclé dans sa
bouche ! ». Ce que nos lectrices attendent du X : 1- Une montée progressive du désir et du
plaisir. 2- De belles invitées normales. 3- Des invitées naturelles à gros seins. 4- Un peu de
soumission. 5- Un peu d’amour. 6- Un scénario crédible. Rencontre Black Jim ! Avec Black
Jim, tu ne t’ennuies jamais ! Enlève la queue de Black Jim et découvre ce qu’il y a à l’intérieur ! Black Jim te pénètre comme tu ne l’as jamais été ! Black Jim retire sa queue, et te
demande d’enfoncer sa chatte très loin très fort ! Vite ! Vite Black Jim ! Clique ! Découvre
Black Jim et ses multifonctions !
Je finis par sucer une invitée dont je n’ai pas pu voir le visage du fait de l’obscurité. Pas
la joie.
31
Plaisir d’offrir,
joie de recevoir
D.R.
32 33
En quelques pièces, écrites entre 79 et 88, date à laquelle il meurt du sida,
Bernard-Marie Koltès invente le théâtre du deal. Ce n’est pas tant qu’on y
prend des drogues (1), mais plutôt que l’ensemble des rapports humains y
est lu à travers le prisme de la négociation. L’enjeu en est le désir, qu’il soit
toxicomane ou sexuel, et son déploiement dans l’espace et le langage.
Ouverts et fermés à la fois, les espaces koltè-
et celui de sa condamnation. Dealer ce n’est
siens sont des hétérotopies, le monde y est en
donc pas tant prendre ou vendre de la drogue
même temps mis à distance et interrogé (2).
qu’être dans l’illégalité, endosser l’habit du
Isolés, ils ne sont pas tant en marge de la so-
banni et du hors-la-loi.
ciété qu’indéfinis, libres de tout usage pré-déterminé. Ainsi dans Quai Ouest : « c’est peut-
Figures du désir. Si on négocie dans les
être une rue, peut-être une maison, peut-être
pièces de Koltès, ce n’est donc pas de l’ar-
bien le fleuve ou bien un terrain vague, un
gent. Au contraire, du Koch de Quai Ouest à
grand trou dégoûtant » (Monique). Plongés
Zucco, ses personnages ne cessent de pro-
dans l’obscurité, les décors de Koltès appel-
clamer leur mépris des biens financiers, dont
lent à la fois le désir, puisque tout y est possi-
il faudrait se défaire pour qu’ait lieu le deal.
ble, et sa répression. Ce ne sont pas spécifi-
Si le premier réflexe des dominants (riches,
quement des lieux de deal, mais des espaces
blancs, hommes, parents…) est de proposer
dont la nature, fluctuante et trouble, influe sur
de l’argent, ce n’est pas ce que demandent les
les personnages, qui craignent de se laisser
autres — qui eux veulent faire du « bizness ».
entraîner par leurs inavouables désirs. L’or-
Qu’attendent-ils donc de ce trafic ? D’une part
dre moral s’impose donc progressivement,
gagner le respect de l’autre, établir un rapport
marque les lieux et les personnages, pervertit l’espace koltèsien dont la logique première
d’indétermination et d’échange
disparaît à mesure que croit la
Dealer ce n’est pas tant prendre ou vendre
de la drogue qu’endosser l’habit du banni
et du hors-la-loi.
peur de la police. Cette peur est encore plus
d’égalité, de donnant-donnant. D’autre part,
forte dans les deux dernières pièces, Roberto
la négociation permet de laisser une place
Zucco et Le retour au désert, où les figures de
à l’échange verbal. Est ainsi réaffirmée l’im-
l’autorité et de la norme sont omniprésentes.
portance de l’Autre, d’un regard extérieur qui
Face à elles s’inventent alors des résistances,
permette au langage et donc au désir d’adve-
d’irréconciliables révoltes : « Je vous défie,
nir — d’où l’importance dans le texte koltè-
l’air que vous respirez, la pluie qui tombe sur
sien du chevauchement des monologues. La
vos têtes, la terre sur laquelle vous marchez »
présence d’autrui fait advenir le désir, et en
(Mathilde - Le retour au désert). A l’indétermi-
même temps la formulation du désir permet
nation initiale succède un conflit de plus en
à l’Autre d’exister. Négocier c’est trouver un
plus explicite entre deux ordres, celui du désir
langage commun.
(1) Même si, ancien
junkie, Koltès traduit
magnifiquement la
dépendance : « Je ne
veux plus lui parler, plus
l’écouter, ne plus céder
[…] qu’on finisse par voir
qui obéit à qui. […] C’est
l’esclave que je ne peux
pas affranchir, le chien que
je ne peux pas abattre,
mais au contraire, je dois
m’accrocher des mains et
des dents à sa laisse, car
son nom c’est le mien et
je ne veux pas que soit
effacée la mention de
mon existence parmi les
hommes. » (Fak – Quai
Ouest).
(2) « On rencontre parfois
des lieux qui sont, je ne
dis pas des reproductions
du monde entier, mais
des sortes de métaphores
de la vie ou d’un aspect
de la vie, ou de quelque
chose qui me paraît grave
et évident » confie Koltès
à Jean-Pierre Han, in Une
part de ma vie, Minuit,
1999. La définition vaut
bien sûr à la fois pour les
lieux de deal et pour le
théâtre.
sexualités / politiques / cultures
Koltes de l’air
Le deal est un jeu de langage — le plaisir réside moins dans l’acquisition du produit que
dans la négociation préalable, puisqu’elle
permet de définir, et donc de s’approprier,
faire avoir, il ne reste que les coups. Dès lors
l’objet du désir. Néanmoins personne ne sort
que l’on n’attend plus rien des autres ne res-
vainqueur de ce jeu de dupes. En effet si la
te que l’affrontement. Faute d’être satisfait,
le désir koltèsien se tend jusqu’à la rupture,
forcément violente (4).
Absences du plaisir. Les metteurs en
scène réduisent souvent le deal de Dans la
solitude au trafic de drogue ou à une scène
de passe. Le sexe est en effet l’envers du
monde koltèsien, ce qui en est à la fois la
quintessence et la frontière. Figures du deal
et du sexe se confondent : désir lié à la présence de l’Autre, difficulté du dire, volonté
d’être à égalité, dans la nudité même. Ainsi
La négociation entraîne de subtils rapports
de forces, plus excitants et dangereux que
n’importe quelle drogue.
ci-dessus. La Solitude des
Champs de Coton, mise en
scène Jean-Christophe Sais.
© Jean-Paul Lozouet
[email protected]
http://photosdespectacles.free.fr
www.maxppp.com
(3) Le « désir inavoué [de
l’acheteur] est exalté par
le refus, et il oublie son
désir dans le plaisir qu’il a
d’humilier le vendeur. » (Le
Dealer – Dans la Solitude
des champs de coton).
(4) Mais là encore avec la
volonté de négocier, on
retrouve ainsi plusieurs fois
chez Koltès l’idée d’être à
« égalité avec la mort ».
dans Quai Ouest, Fak essaie par tous les
moyens de convaincre Claire de l’accompagner dans le hangar, pour coucher, imagine-t-on, avec lui. Pourtant l’acte, une fois
accompli, ne procure aucun plaisir. Normal,
rencontre avec autrui permet l’émergence
il résidait, explique Fak, dans la négociation
d’un désir… encore faut-il qu’il puisse être
du désir, « quand je te demandais de passer
assouvi. La négociation entraîne de subtils
avec moi là-dedans. » L’ambiguïté de Koltès
rapports de forces, plus excitants et dange-
est là. Lire le monde à travers la métaphore
reux que n’importe quelle drogue (3). Chez
du deal, lui permet aussi de faire écran, de
Koltès, les différences de statuts sont tou-
dissimuler ses parts d’ombres. Lui qui refu-
jours prégnantes (entre riches et pauvres,
sait de faire un théâtre de sentiments, qui
hommes et femmes, mais surtout entre
sont « un faux commerce avec de la faus-
celui qui demande et celui qui donne) et ce
se monnaie » (5), ne fait que cela. Il y a de
qu’on échange c’est aussi l’humilité et l’ar-
grands absents dans son œuvre : à force de
rogance, dans une réversibilité fantasmée
négocier on ne consomme jamais, à force de
des rôles. « Je ne suis pas là pour donner
séduire on ne baise jamais. Mais où est pas-
du plaisir, mais pour combler l’abîme du dé-
sée la bite de Koltès ? Pris dans les pièges
sir, rappeler le désir, obliger le désir à avoir
de l’universalisme, et bien qu’il soit homo-
un nom » dit le dealer de Dans la solitude.
sexuel, Koltès refusait toute lecture homo de
Ceux qui se risquent à dire le désir, sans
ses pièces. Pourtant si, comme il le prétend,
pour autant le satisfaire, encourent pourtant
ce qui nous constitue c’est ce que l’on tait,
la mort (la mère dans Quai Ouest, Cal dans
ce serait bien ce sexe masculin absent le
Combat de nègre et de chiens). Puisqu’on ne
moteur de son théâtre : « Je sais, moi, dit le
peut pas savoir ce que veut / vaut vraiment
dealer de Dans la solitude, que le sexe d’un
l’autre, pour ne pas perdre son désir ou se
homme […] se déplace doucement d’un lieu
à un autre, jamais caché en un endroit précis,
(5) Le client (Dans la
Solitude des champs de
coton).
mais visible là où on ne le cherche pas. »
Le Satrape rôdeur
TRANSIT INTESTINAL
La rhubarbe à papa
gressivement comme un poison hautement
mortel, elle fut même utilisée par les Australiens au cours d’une campagne visant à exterminer les trop nombreux lapins pullulant
sur leur territoire. Ces lapins, comme tout le
monde visiblement, n’avaient que faire de
la rhubarbe qu’on planta massivement dans
leurs prés, et continuèrent à proliférer joyeusement. L’Australie décida alors d’importer
des grenouilles (que rien ne dégoûte) pour
exterminer la rhubarbe, et se retrouva dans la
délicate situation que l’on sait.
Parmi les histoires les plus tristes de polygonacées, celle de la rhubarbe, qui remonte au
XIVe siècle, est particulièrement consternante.
Tout commence dans les 1360’s, dans la cour de
Léopold II, roi d’un territoire minuscule, le Tapistan, situé non loin du Kurdistan. A l’époque,
la rhubarbe y abondait littéralement — c’était
d’ailleurs le seul endroit où l’on pouvait en
trouver — mais n’intéressait strictement personne. Personne, si ce n’est un certain baron
Tonplon, foncièrement insipide, mais qui cherchait à se faire remarquer du roi par tous les
moyens. Il avait à cette fin la curieuse habitude,
parmi d’autres, d’accoler un « ru » à la plupart
des mots qu’il prononçait (on lui doit d’ailleurs,
force est de le reconnaître, les appellations de
rhumatisme, de rutabaga, et de la très fameuse
pilule abortive RU 486). Il avait fait de l’ignorée
rhubarbe (qui, à l’époque, ne portait même pas
encore de nom) son cheval de bataille, et allait
régulièrement plaider sa cause aux oreilles du
roi, qui n’en avait que fichtre. La quatorzième
tentative fut la bonne : Tonplon, à peine entré
dans les pénates royales, s’entendit dire « oh, la
barbe ! », et répondit bingo. La rhubarbe prit
alors le nom qu’on lui connaît.
Malheureusement, cela ne suffit pas, loin s’en
faut, à la rendre populaire. Considérée pro-
En 1879, une guerre civile éclata au Tapistan,
déchirant le peuple pendant de longues années. La nourriture venait à manquer, les importations se faisaient de plus en plus rares,
et bientôt il ne resta plus que la rhubarbe, que
personne ne s’abaissa pourtant à juger comestible. Désespéré, laminé, le Tapistan tenta alors
de mobiliser l’aide internationale, plaidant
pour la mise en place d’un programme intitulé
« rhubarbe contre nourriture ». Tout le monde
leur rit au nez. Il ne leur restait que leur rhubarbe pour pleurer. Aujourd’hui encore, elle
survit dans l’indifférence la plus totale. Il se
trouve pourtant quelques rares grand-mères
qui, parmi d’autres lubies inexplicables, s’entêtent à la faire avaler à leurs petits-enfants
sous forme de confitures, compotes, ou pire
encore, tartes à la rhubarbe. « Ils aiment pas,
mais je leur en fais quand même à chaque
fois qu’ils viennent. Ca leur fera les pieds »,
dit ainsi Josette à travers ses moustaches. Ellemême n’en a jamais avalé, et s’y refuse encore :
« Ca va pas ou quoi ? C’est une cochonnerie
ce truc là ». Il ne nous reste ainsi qu’à souhaiter que la rhubarbe sorte un jour de l’oubli, et
soit enfin appréciée à sa juste valeur. Même si
cet espoir est bien maigre.
La Cane Hardeuse
NOUVELLE
La chère de sa chair
par La Cane Hardeuse
Son corps comme un objet dont on se détache, qu’on regarde de loin. Quand elle s’aventure dans le périmètre rapproché d’un miroir c’est toujours pour « vérifier ». Jamais elle ne
s’observe, jamais elle ne se regarde se regarder. Elle vérifie comment son pull tombe sur
ses épaules, si son maquillage n’a pas coulé, si ses cheveux sont encore en place. Comme
si tout devait toujours être en parfaite adéquation avec un canevas rigide, fixement établi.
Lorsqu’elle s’approche d’un miroir elle lui fait toujours très exactement face, le regard
franc, les épaules droites, les seins tendus, les deux pieds plantés dans le sol. Elle se prépare
au combat, à nous deux, il faut prendre sa respiration et accepter d’affronter ce qui déraille
une bonne fois pour toutes. On va bien voir.
Elle ne comprend dans « dévisager » que son sens ancien, « défigurer ». Pour elle se regarder revient à se détruire, à réduire à néant la vague illusion qui s’attardait encore en
elle de ne pas être si laide. Comme une adolescente. Jamais dans cette séduction déplacée, incongrue, que d’autres exercent face à leur miroir, qui s’épient par dessus l’épaule,
qui exacerbent un galbe, clignent de l’œil, soupirent enfin avant de se préoccuper d’autre
chose. Et comme le « type » d’une comédie, si dépersonnalisé, si désindividualisé qu’on
ne lui reconnaît plus que quelques traits grossiers, grotesques, qui finissent par être son
essence – elle finit par se définir grâce à tous les traits qui caractérisent ceux de son
espèce. Elle devient un personnage comique, envers lequel on s’est défait de toute sympathie pour pouvoir rire de lui. Comme Arlequin n’est Arlequin qu’avec son costume
débraillé, et qu’on rit de ses chutes parce qu’on ne commence jamais par se demander
s’il s’est fait mal ; elle n’est elle qu’avec son pas gauche, ses pieds rentrés, sa maladresse et
sa manière de danser infiniment répétitive, aux mouvements restreints, à l’alibi cigarette
terminant inconditionnellement la silhouette de son bras droit – et on rit d’elle parce que
lorsqu’elle casse des verres, se cogne aux chaises, fait tomber des lampes, on ne voit plus
cela que comme des gags sans conséquence. Elle sait d’ailleurs l’artificialité de ses mouvements, l’aspect très alambiqué des postures qu’elle prend, la légère angoisse qu’elle
éprouve lorsqu’il y a du monde qui la regarde et qu’il s’agit de s’asseoir par terre sur un
coussin, elle ne sait que faire de ses bras, de ses jambes qu’il vaudrait mieux replier sans
doute, de sa tête qu’il va bien falloir appuyer quelque part. Il arrive que des nouveaux ve-
36
nus particulièrement prévenants s’inquiètent de son confort, lui demandent « mais tu es
vraiment bien comme ça ? » et elle répond « oui, oui », en baissant les yeux évidemment.
Elle sait aussi, parce qu’on a eu l’indélicatesse de le lui faire remarquer un jour, qu’elle est
incapable de montrer aux autres qu’elle accepte leurs corps dans le même espace qu’elle.
Cela ne lui viendra jamais à l’idée, par exemple, de laisser passer quelqu’un qui cherche
à la dépasser dans un couloir. Sans qu’elle le fasse intentionnellement, elle ne cesse de se
cogner aux autres, ou de faire en sorte qu’ils se cognent à elle, comme pour leur rappeler
que son corps est là, pour qu’eux au moins le sachent.
Elle se lave sans vraiment se toucher. Elle n’oserait jamais marquer sa distance avec un gant
de toilette, ce serait trop évident. Elle se force à le toucher quand même, elle sourit de caresser
ses seins avec le savon, de souligner ses fesses. Bien sûr, malgré sa répugnance, malgré ce sentiment de ridicule et d’inutile, elle se lave souvent, elle se parfume beaucoup. Elle ne supporte
pas l’odeur de sa transpiration, l’odeur de sa peau, l’odeur de son vagin. Elle couche en « se
donnant ». Elle s’offre, inconsidérément, négligemment, ce qui signifie aussi que parfois elle
se refuse. Ce n’est pas l’autre dont il lui arrive de ne pas vouloir, ni l’acte, ni le lieu – tant de
questions qui ne se posent pas, à quoi bon ? – mais « se donner », parce que soudain elle sent
que son corps n’en vaut plus la peine, parce qu’il est trop lourd, trop lâche. Lorsqu’à l’inverse
elle en a envie, elle s’allonge, ouvre sa veste, écarte ses cheveux, soulève sa jupe, sourit peutêtre. Etreint ensuite avec une violence immensément reconnaissante le pauvre amant trop
rapide qui se laisse choir sur sa poitrine avec un regard vaguement désolé.
Et lorsqu’elle souffre. Il faut toujours que quelqu’un finisse par lui dire de faire quelque
chose. Que quelqu’un l’oblige à aller au-delà des regards hébétés qu’on lance à ses blessures
et qui suffiraient à la soigner, parce qu’ils lui rappellent son corps, que sa souffrance se voit,
qu’elle est reconnue par les autres comme telle. Elle a parfois tant de difficultés à se le dire
qu’elle est tout à fait rassurée lorsque quelqu’un d’autre le formule, sans plus éprouver le
moins du monde le besoin de se soigner.
Son corps comme un objet sous contrôle, dont elle fait précisément ce qu’elle veut.
Voilà plusieurs fois qu’elle en prend. De ça, de ce qui la met en possession incontestable
de chacun de ses membres. Elle décide du moment où, délibérément, elle n’aura plus la
moindre idée de l’heure qu’il est. Elle décide de l’instant où le temps se diluera dans de
longues traînées opaques, des traînées alanguies, aguicheuses, offertes, de vagues sillons où
la responsabilité se détrempe. Elle décide de l’endroit qui se noiera lui aussi, dont elle ne
distinguera plus que quelques bavures de lumière, quelques fragments fumeux de meubles,
de gens, de paysages surgissant au travers d’une fenêtre, tous indistinctement mêlés dans
une masse gravitant autour d’elle, en orbite trop fixe pour se trouver, même par intermittences, à portée de sa main. Elle décide de ce qu’elle infligera à son corps, qui devra tant
bien que mal se le réapproprier, l’incorporer et en faire quelque chose. Le plus évident, le
plus immédiat : étirer chaque geste, chaque tressaillement jusqu’à sa dissolution. Comme
cette trouvaille en musique contemporaine qui consiste à disséquer le spectre d’une note
pour en rejouer chacune des sonorités dans un temps déployé. Comme si ses mouvements
étaient lisibles sur un sismographe, sous forme de courbes plus ou moins acérées, et que ce
sismographe devenait soudain la partition d’une chorégraphie ample, souple, diluée. Alors,
n’importe quel frémissement compte, signifie, a son importance propre, peut fonctionner
37
indépendamment de celui qui le précède et de celui qui le suit. Alors, n’importe quelle
secousse est effectuée jusqu’à la lie, jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible d’aller plus loin,
dans son amplitude maximale. Alors, chaque sursaut, chaque tremblement, chaque tressautement devient un haut-le-corps. Et finalement chaque geste est à ce point poussé à l’extrême, qu’il déborde. Inévitablement il va un tout petit peu plus loin que prévu, dépasse sa
ligne de conduite, s’étire jusqu’à prendre son autonomie. Et lorsqu’elle se lève elle manque
de tomber à la renverse, lorsqu’elle verse du vin le vin déborde, lorsqu’elle danse un bras
se lance, tourne autour d’elle et finit par s’abriter derrière sa taille, lorsqu’elle enlace elle
étouffe presque, lorsqu’elle s’approche elle frôle, touche, embrasse.
Et fait l’amour. Animalement. Pire, bestialement. Elle n’a pas de mot moins méprisant, moins
galvaudé. Elle se voit coucher comme des bêtes s’étripent, elle étreint comme elles se battent,
elle va et vient aussi mécaniquement qu’elles se reproduisent. Son attirance est elle aussi incontrôlable, violente. Elle griffe. Lacère. Embrasse à pleine bouche comme si elle allait finir par
avaler l’autre. Elle fait mal, souvent, mais aime qu’on agrippe ses cheveux, la retourne sans un
mot, l’étreigne en coupant presque sa respiration. Elle aime voir surgir en elle des éclats de
conscience claire, des morceaux de phrase qui s’énoncent seuls, et formulent une domination
qui s’exerce. Que ce soit sur elle ou sur lui d’ailleurs, elle aime par dessus tout qu’on l’empoigne
comme si on la possédait toute entière, le clitoris dans la paume et le majeur dans l’anus. Elle
aime par dessus tout qu’on la laisse faire, que les mouvements du bassin étranger se taisent,
observent scrupuleusement un calme absolu, et qu’elle décide enfin, entièrement seule, de la
cadence, de l’amplitude, de l’angle, de la durée.
Elle fait don de son corps pour mieux le reprendre ensuite. Elle n’accepte d’avoir mal que
parce qu’elle sait qu’on ne lui fera jamais plus mal que ce qu’elle peut supporter, que parce
que c’est elle qui en a formulé la demande ; et aussi parce que pouvoir prêter son corps
comme elle le fait n’est possible que lorsqu’on en est en pleine possession.
Son corps comme quelque chose qui la dépasse. Son corps qui réclame, qui se plaint, qui
gémit, qui geint. Son corps qui n’a pas eu ce qu’il voulait. Son corps comme un adversaire
avec lequel elle ne se bat pas. Elle se voit mal lui donner des coups, se rouler avec lui dans
un combat à mains nues, elle se voit mal lui administrer des violences physiques aussi assumées. Elle préfère à cela quelque chose de plus insidieux, plus sournois, dont elle est certaine que l’issue lui donnera raison. Elle cherche à le convaincre au moyen de longs débats
argumentés, à le persuader avec des battements de cil, des haussements de la voix.
Il finit par exiger ce qu’elle croyait lui administrer contre son gré. Par le vouloir, le vouloir
si bien qu’il lui rappelle constamment son existence, il hurle qu’il est là, et s’empare de
tout ce qu’elle aurait bien du mal à contrôler. Sans arrêt il la dépasse. Soubresauts, sursauts,
sueurs, vomissements, nausées, troubles de la vision, cœur qui bat à une vitesse obsédante,
pâleur, cernes. L’étendue de ses armes ressemble à l’énumération des symptômes d’une
maladie incurable. Comme elle cède, comme elle se tiraille, comme elle s’étripe elle-même
à se dire soudain que si elle en reprend, si elle reprend de ce qui lui donnait ce sentiment si
léger, si facile d’être libre, ce sera par sa faute à lui. Bien sûr, elle le savait, on le lui avait dit,
il aurait fallu être singulièrement sourd pour ne jamais avoir entendu parler de ce risque, de
ce précipice. Mais elle n’en revient pas.
38
39
Ainsi donc, son corps aurait des exigences autres que celles auxquelles elle a toujours été
habituée et qu’elle sentait plutôt comme des exigences corporelles. Ainsi donc, son corps
exigerait autre chose que manger, boire et faire l’amour, il voudrait des choses bien moins
naturelles, bien moins habituelles, et qu’elle était la première à lui imposer. Il est atroce, ce
sentiment d’une dépendance qu’on ne peut pas faire semblant d’ignorer. Auparavant elle
n’avait jamais éprouvé que des dépendances qu’on appelle facilement « psychologiques »,
dans une cigarette elle avait surtout envie du geste, de l’idée. Son corps ne s’était jamais
chargé de lui en réclamer une. Il est atroce aussi, ce sentiment d’une dépendance qui n’est
pas remplaçable. Un besoin qu’elle ne peut pas tromper, contourner. Son corps a besoin
d’une chose, et de rien d’autre. Son corps a besoin de se perdre, de se noyer, et c’est sans
doute cela le pire. Son corps lui donne l’impression qu’il n’a plus rien à foutre dans la réalité, maintenant qu’il a connu autre chose.
Son corps comme quelque chose qu’elle a du mal à appeler « mon corps ». Parce que
c’est aussi avec ce corps qu’elle pense. Comment, sans une sorte de folie, ou de négligence,
décider soudain de s’en dissocier radicalement et déclarer qu’il lui appartient ? Cela la
gêne, cela l’ennuie, de voir son corps comme un esclave asservi, un simple instrument de
sa bonne volonté. Elle aime mieux le voir surgir, se manifester soudain, et l’écouter comme
on écoute un enfant qui trépigne justement. Il a faim, elle mange, il pleure, elle essaie de
comprendre pourquoi, elle renifle, il essaie de mobiliser ses anticorps, elle a peur, il a mal
au ventre. Ils se chevauchent, se dépassent, se distancent, et finissent par se rattraper dans
un étrange soulagement. Elle sait, bien sûr, que lorsqu’il prend les traits du farceur le plus
sournois pour se mettre à gargouiller alors qu’elle embrasse un homme qu’elle vient de
rencontrer, lorsque c’est si tentant de dissocier définitivement son âme de son corps, c’est
encore elle qui n’a fait qu’hésiter.
Il existe pourtant un moment où elle a le sentiment de ne pas pouvoir faire autrement,
d’être obligée de se séparer de son corps. Elle s’est longtemps caressée mécaniquement,
sans trop y penser, surprise ensuite par son orgasme comme si elle avait oublié ce qu’elle
était en train de faire. Petit à petit elle n’y est plus parvenue, le va-et-vient mécanique n’a
plus rien eu d’excitant, ses pensées prenaient le pas sur le reste, elle était entièrement concentrée sur autre chose et finissait par se rendre compte soudain que son sexe était fatigué,
entièrement désintéressé de la main qui s’agitait dessus. Elle imagine à présent que sa main
est celle de quelqu’un d’autre. La main de quelqu’un qui n’a pas de visage, mais un corps,
mais un sexe, mais une voix qu’elle imagine rude et tranchante, qui lui ordonne de s’accroupir, de s’allonger, de se taire, une voix qui l’insulte parfois, mais un sexe qu’elle imagine
entrer en elle, violent, autoritaire, un sexe qui ne la laisse pas choisir, mais un corps qu’elle
imagine lécher, mordre, implorer, mais une main qui ne cesse pas de la caresser, de la faire
gémir, et jouir. Elle s’est dit quelques fois qu’il s’agissait peut-être, ne serait-ce qu’au début,
d’une manière de contourner la culpabilité pesant sur le plaisir qu’on prend seul. Elle s’est
dit ensuite que c’était peut-être cette idée même qui était encore plus excitante : posséder,
être son corps au point de décider volontairement de le mettre à distance. Même artificiellement, même temporairement – pour mieux être surpris, ensuite, par une jouissance dont
il ne faudrait surtout pas qu’elle devienne contrôlable.
40
L’ENNEMI KADO
Ozon enfoncer
des portes ouvertes
D.R.
« Viens, on va pisser dans l’eau. »
François Ozon, qui constate que « tout n’a pas
été dit sur le couple », sans visiblement penser que ce soit une raison suffisante pour en
dire quelque chose, montre dans 5 X 2 (dont
le scénario est publié chez L’arche), un couple
« banal », dont les protagonistes sont chacun
« l’archétype de l’homme et de la femme ».
C’est l’histoire d’un mec, Gilles, qui aime une
fille, Marion, alors ils se marient, ils ont un enfant, ils s’engueulent, et puis ils divorcent.
Comme tout le monde doit pouvoir s’identifier, Ozon décide de tendre au maximum à
l’universel. Et pour être bien sûr de ne surtout
pas être original, il emploie scrupuleusement,
l’un après l’autre, les clichés les plus rebattus :
le juge qui prononce le divorce est forcément
« solennel », le couple qui divorce a forcément
« le visage défait, l’air grave », le frère pédé
est forcément « élégant et précieux ». Gilles,
qui fuyait la réalité dans sa voiture, décide
de l’affronter à nouveau en… enclenchant
les essuie-glaces. Les membres de ce couple,
comme dans tous les couples — croit savoir
Ozon — débutent avec des illusions, se sentent seuls, sont mesquins, se trompent, et parfois (rarement) ils boivent et dansent, ce qui
les rend heureux. Quand finalement ils se séparent, ils s’aiment encore un peu, et c’est dur.
Si 5 X 2 représente à merveille la vacuité cinématographique et le néant de la réflexion,
il ne peut s’empêcher de remplir sans rougir
sa bonne petite fonction normalisatrice. Ozon
fait preuve de misogynie, en montrant des femmes éternellement complexées, passives, puériles, maternelles, hystériques, à la chair faible
et traître (Marion, pendant leur nuit de noces,
trompe son mari, trop éméché pour l’honorer). Sexuellement aussi, c’est le pied : il filme
trois fois des couples qui font l’amour — trois
rapports sexuels, trois viols. Bien entendu, ils
ne sont jamais identifiés comme tels (le violeur est sympa, il va juste un peu mal, ou est un
peu trop excité), et sont décrits avec les mots
d’un porno de M6 : « Marion crie, mais Gilles
est le plus fort », ou bien « Gilles est agressif
et directif. Petit à petit, Valérie semble aimer
ça ». Bien sûr, son hétéronormativité est consternante : le mariage est LE jalon de la vie du
couple, mais Gilles est excusé d’office d’avoir
fui l’accouchement de sa femme — c’est normal, être père, c’est flippant, et une femme
qui saigne, c’est vraiment dégoûtant. Enfin,
Ozon fait montre d’une possible homophobie
(involontaire ? ironique ? autodestructrice ?),
en donnant à voir des pédés obnubilés par le
sexe, incapables de tomber amoureux, éternellement légers, volages et inconséquents.
Ozon prétend montrer avec ce film que c’est
la nature qui « piège » les hommes et les femmes. Ou plus précisément que c’est leur nature, foncièrement et éternellement différente,
qui les empêche de se comprendre et de vivre
ensemble harmonieusement. La métaphore
qu’il fait de cette nature, enfermant inexorablement les hommes dans des comportements
figés, laisse perplexe : un soleil couchant dégoulinant sur la mer…
La Cane Hardeuse
FAIS LE TOI-MÊME
Apprends à te toucher
Se toucher c’est formidable. Bien se toucher c’est encore mieux, mais ce n’est pas donné à tout le
monde. Suis ces conseils à la lettre, ou avale cette page pour mieux les intégrer, et tu deviendras un
Supermasturbateur.
Premiers pas
Quelque chose bouge dans ton pantalon... n’aie pas peur mais sois prudent. Plusieurs possibilités : c’est un nain de jardin perdu, ta mère qui
t’appelle sur ton portable, une colonie de morpions en vacances, un
lapin Duracel... Quoiqu’il en soit, une seule solution : la masturbation.
Cette technique ancestrale nous vient d’une peuplade d’outre-Oural qui
l’employait pour battre les œufs en neige. Elle fut remise au goût du jour
par Maïté qui, lors d’une diffusion à la Cuisine des mousquetaires, jeta le
trouble sur les mœurs françaises.
Technique
Attrape le premier sexe qui passe. Si ce que tu as entre les mains ressemble à un pénis ou à tout autre objet contondant : saisis le entre le pouce
et l’index et replie tes doigts. Va, viens, va, viens, va, viens... jusqu’à ce
que ça brille. Si ce que tu tiens ressemble à un clitoris ou à un bouton de
rose (ou de redingote) : mets un doigt ou plus et amorce un mouvement
en cercles concentriques. Va, viens, va, viens, va, viens... Si ce que tu as
saisi ne ressemble à rien de tout ça : va et viens quand même, ça marche
à tous les coups.
Jouissance
Bientôt tu va sentir un tsunami de bonheur argenté traverser ton corps.
Laisse toi porter en adoptant la position la plus adéquate : penché(e) en
arrière en tenant le genou droit dans le coude gauche, cambré(e) avec
un doigt dans le nez, la tête sous la moquette les pieds dans la cuvette...
Pousse un cri ou entonne des chants tyroliens. Il est possible que tu
éjacules ou que tu propulses du jus de foufoune. Si c’est le cas garde le
pour toi.
Lieux
Une fois les principes de base acquis, il est temps pour toi d’intégrer
quelques règles de convenance. Te masturber n’importe où n’est pas
conseillé : ronds-points à cause des gaz d’échappements, caves à cause
des rats, le QG de la CGT à cause de Bernard Thibault... Préfère des
endroits où tu pourras assouvir ton envie d’exotisme et de luxure : la
jungle parce qu’il y a des moustiques, H&M parce qu’y a de la meuf en
soquettes et des mecs en goguette, le resto U parce que vendredi c’est
raviolis.
Lassitude
Malgré ton envie pressante de te faire des choses, tu ne bandes ni ne
mouilles... Ta dernière visite à Lourdes avec ta tante Jacqueline et ses
moustaches t’a malgré tout donné des idées : si Bernadette se biroute toi
aussi tu peux le faire. Mais tu as beau insérer des pièces jaunes dans les
fentes, rien ne tombe. Pour faire couler l’eau bénite à flots, remets toi en
situation. Déguise toi en bonne sœur pour te toucher en profondeur et
rends ainsi au nonnanisme sa juste place.
Puzzle
Kit mains libres
Parce que les manchots peuvent aussi se masturber et parce tes mains sont souvent occupées à autre chose, quatre manières de se caresser sans les mains.
1 : Assis sur la machine à laver.
Vendredi soir. Y’a rien à la télé et le sosie
d’Yves Duteil chante devant tes fenêtres. Un seul refuge, le Lavomatic,
où tu ne seras pas le / la seul(e)
à mouiller. Après avoir séparé les
couleurs, choisis ton programme :
délicat, avec ou sans prélavage, arrêt
cuve pleine ou demie-charge. Prends
place sur la machine à laver, installe toi
confortablement à califourchon et attends.
Les vibrations régulières et saccadées te lessiveront sans faille. Laisse toi aller juste avant le rinçage
pour mieux apprécier les sensations fortes de l’essorage.
3 : Avec les pieds.
Les dîners de famille ou les réunions de travail
sont soumises à une étiquette précise,
qui impose notamment de garder ses
mains sur la table. Tu peux pourtant
t’offrir un peu de bon temps tout en
gardant fourchettes et stylos bien en
main. Soulève ton pied gauche, place
le soigneusement sous ta cuisse droite,
tout en t’étirant pour faire diversion. Par
un léger mouvement de rotation de la cheville, dans un sens puis dans l’autre, tu parviendras avec
aisance à tenir jusqu’au dessert grâce à la pression de
ton talon. Cette manœuvre nécessite cependant un minimum de souplesse.
2 : Avec un arroseur automatique.
L’important dans le pique-nique c’est l’emplacement. Choisis une pelouse entretenue avec
soin grâce à des arroseurs automatiques. Déshabille toi mais garde ton chapeau pour te
protéger des insolations. Pour bénéficier
de l’effet jacuzzi à moindres frais cours
après le jet d’eau le sexe à l’air. Conserve une posture cambrée afin de bien
exposer tes organes aux flux et déplace toi
de manière circulaire en suivant le mouvement de l’arroseur.
3 : En se frottant.
« Les frottements de la verge (ou du clitoris) contre des corps plus ou moins
résistants tels que les matelas dans
le cubitus abdominal, le bord d’un
meuble, le pied d’une table, l’angle
d’une chaise, l’arête d’un banc, etc.
(procurent) une sensation de plaisir » note
Thésée Pouillet en 1897. C’est vrai, mais incomplet.
La même expérience peut être pratiquée avec succès
grâce à : un radiateur, un rebord de baignoire, une clôture électrique, un abribus, le facteur ou le plombier, le
micro-ondes, un piano à queue, une tringle à rideaux...
CUSTOMISE TON VIBRO
Comme disait Jean-Paul II, «J’aime bien quand ça secoue». Et comme disait Mère Thérésa «J’aime pas
quand c’est mou». Toi aussi rejoins la grande famille des vibro-masters. Ton budget est serré, acquiers
donc le modèle le moins cher. Si tu suis nos conseils tu pourras cependant épater tes amis.
Un abat-jour. Parce que le plaisir n’est pas forcément phallique,
change la forme de ton vibro en
le coiffant par exemple d’un abatjour. Fonctionne aussi avec : fer à
repasser, implants capillaires, décolleuse à papier peint et pin’s
parlant.
Des enceintes. Toi aussi, fais vibrer la vibe. Parce que tout est toujours question de rythme, équipe
ton vibro d’une paire d’enceintes.
Si t’aimes le gros son, envoie la
Big Beat.
Un masseur. Après
l’effort le réconfort.
Parce qu’il est nécessaire de soigner son vibro, parce que tendu
c’est bien, mais relaxé
c’est mieux, engage
une grosse costaude.
Ou sinon prends un
vibro, mon frère.
Un parachute. Pour la
re d e s c e n t e .
Pour la montée, prends
les escaliers.
Un
vaporisateur
d’ambiance, parfum petit salé aux
lentilles. Comme
dit ta grand-mère
« ton derrière ne
sent pas la rose ».
Ne la fais pas mentir
et adopte la lentille
attitude.
Une brouette. Achète une brouette
pour lui tenir compagnie. Mets les
tous les deux dans le jardin. Cette vie
au grand air leur fera le plus grand
bien. Néanmoins, prends soin de les
couvrir en hiver pour les protéger du
gel. Méfiance tout de même : le Front
de Libération des Vibros de Jardin sévit encore.
Un porte-gobelet. Parce qu’entre tirer et boire
un coup on ne
devrait pas avoir
à choisir.
Des coquillages. Parce que
quand même, c’est plus joli. En
plus quand tu te le mets dans
l’oreille, tu entends la mer.
MERCI
GERTRUDE !
Lourd passif
« L’actif c’est la bite » Le
Satrape rôdeur, con comme la
sienne.
Josépine
« Un homme peut souhaiter avoir une salope pour
maîtresse mais pas pour
épouse. » Le Napoléon de
Kubrick. Et maman est encore
vierge.
Dinde farcie
« Le poulet y’a un trou. Mais
ça sert à quoi d’enculer une
poule ? » Mme Patate, qui
saute du coq à l’âne.
France téléconne
« Ma femme avait l’habitude
de pénétrer dans mes téléphones » Charles Pieri. Et moi
je lui bourrais le fax.
anarchiste
objections des camarades
Extrait de « Réponse aux
ts rouges, 2002.
Wilhelm Reich, Les nui
uvre de
s » (1936) cité dans L’œ
En rondelle
« Y a pas de place pour la
courgette chez Freud » Le
Satrape rôdeur. Mais si, en
poussant bien.
Fesse-tin
« Les fesses qui puent le
soir, c’est ton truc préféré »
Joseph S.
Relie les points
Suite à une
étude de
Trouble(s),
il s’est avéré
que si tout
le monde
sait dessiner
des bites,
personne
ne connaît
le schéma
d’un vagin...
Cours de
rattrapage.
Cantonner les drogues à un simple
« problème de société » a pour
conséquence de masquer tout ce
qu’elles peuvent avoir de politique.
Pourtant les rapports de forces
économiques, sociaux et médicaux, qui
ont contribué à forger la mythologie
associée aux drogues et à ses usagers,
témoignent du fait qu’elles sont
au centre de nombreuses relations
de pouvoir. Leur interdiction, leur
médicalisation et les modalités selon
lesquelles ces contrôles s’effectuent ne
vont pas de soi mais répondent à des
impératifs qui, malgré les arguments
scientifiques ou sanitaires qui peuvent
venir les étayer, sont avant tout
politiques.
Interroger les différents discours ayant
émaillé l’histoire des drogues permet
ainsi de mettre à jour la contingence
de la place qui leur a été assignée et
de réinventer, ou tout au moins de
réinterroger, leurs usages. Processus
au cœur des pratiques militantes
américaines dans les années 70 et de
la récente politique de réduction des
risques, il passe nécessairement par
une redistribution du pouvoir et de la
parole au profit des usagers.
politiques
à l’usage
Techniques
de drogues
« Drogue est un mot indifférent, qui englobe
aussi bien ce qui sert à tuer que ce qui sert à
soigner, ainsi que les philtres d’amour, mais
On parle souvent des
la présente loi condamne seulement ce qui
drogues au singulier,
est utilisé pour tuer. » A la suite de la lex cor-
masquant ainsi la
nelia romaine, en matière de drogues, la loi
diversité des usages
ne condamnera longtemps que les poisons,
comme des discours.
sans se prononcer sur l’usage récréatif des
L’apparent hégémonisme
substances. La drogue ne fera scandale qu’à
du répressif en matière
partir du XIXe siècle lorsque apparaissent en
de drogues ne doit pas
Angleterre les problématiques de santé pu-
dissimuler à quel point il
blique. Le modèle anglais, où un contrôle
est le produit de rapports
étatique rigoureux se fonde sur une exper-
de forces et d’une lente
tise médicale, se diffusera ensuite dans
conquête du pouvoir
toute l’Europe. Les médecins français dénon-
médical. L’histoire
cent dès 1850 l’usage pédiatrique abusif de
des politiques des
l’opium que font les mères ouvrières, pour
drogues, des
mieux substituer aux pratiques populaires
conditions de leur
ainsi dévalorisées leur propre savoir. La lutte
interdiction ou
contre la drogue s’engouffre en France dans
de leur régulation,
la brèche du contrôle social sur l’enfant et son
croise bien souvent
éducation, et s’y installera durablement. Ap-
celle de la santé
paru à la même époque dans les dictionnaires
publique et du
populaires, le terme « stupéfiant », d’abord
contrôle social des
seulement médical, est repris au tournant
corps.
du siècle par les journalistes et le personnel
politique. Désormais au centre du débat public, les drogues mobilisent différentes forces
(religieuses, médicales, économiques…) aux
intérêts divergents. La répression s’impose
48 49
peuvent que laisser faire. Toutefois, pour des
raisons électorales (4) et afin de maintenir le
rapport de force en leur faveur, les politiques
officielles ne sont pas modifiées, confinant la
mais ses contradictions seront le reflet de
RdR à une espèce de semi-clandestinité. Ce
ces affrontements originels. Le XIXe siècle
n’est qu’en 1999 qu’elle acquiert une exis-
e
était celui des médecins, le XX sera celui des
tence officielle, qui permet certes d’éviter que
policiers (1).
la police piétine les seringues de Médecins du
monde comme en 1993, mais qui présente
Après quatre décennies d’hégémonie quasiabsolue de la justice et de la police, au milieu
des années 60, la santé publique réinvestit
progressivement le domaine des drogues (2).
Délaissée par les hôpitaux, l’aide aux toxico-
La lutte contre la drogue s’engouffre en
France dans la brèche du contrôle social sur
l’enfant et s’y installera durablement.
manes est, pour certains médecins, un moyen
rapide de faire carrière et ils s’empressent de
également certains inconvénients : en rédui-
mettre en place des structures expérimen-
sant la RdR à une réponse purement prag-
tales où se mêlent psychanalyse et anti-psy-
matique au sida — argument survalorisé par
chiatrie. Trop heureux de s’être débarrassé
ses promoteurs mêmes pour des raisons stra-
de patients gênants, le Ministère de la Santé
tégiques — elle risque notamment de n’être
accorde à ces structures la légitimité qui leur
appliquée qu’aux seules drogues dont la prise
permettra par la suite de s’imposer comme le
présente un risque de contamination.
paradigme en matière de toxicomanie, et de
poser le précepte indiscutable de la toxicoma-
Blouses blanches. Des années 1870 à la
nie comme symptôme d’un traumatisme plus
première guerre, la médecine étend son pou-
profond — ainsi que son corollaire, le sevrage.
voir sur le corps social. Elle s’invente concepts
Ce n’est qu’à la fin des années 80, et sous la
et outils, au premier rang desquels la « santé
menace longtemps minimisée du sida, que ce
publique », qui lui permet d’instaurer une
modèle, incapable de freiner la propagation
médecine d’Etat en se posant en « instance
du virus, sera remis en cause. Une alliance
souveraine des impératifs d’hygiène » (5). De
stratégique de médecins et d’associations,
plus en plus de médecins accèdent à la dépu-
cristallisée autour du collectif Limiter la casse,
tation et valorisent politiquement leur exper-
s’efforce de promouvoir la Réduction des Ris-
tise. L’apogée de la prise de pouvoir du corps
ques (RdR), politique en rupture aussi bien
médical en matière de toxicomanie a lieu en
avec la guerre à la drogue qu’avec le modèle
1917, lors du vote de la loi sur les drogues
psychologico-médical dominant, car reposant
qui s’appuie principalement sur l’approche
sur la reconnaissance de l’usage de drogues
médicale. Cette victoire des médecins mar-
et la tentative d’en réduire les conséquences
que paradoxalement leur déclin : « Le rapport
néfastes, notamment à l’aide de traitements
de force a subtilement changé. Le médecin,
de substitution (3). La RdR, entraînant une dé-
gagnant le pouvoir, a perdu son aura » (6). La
médicalisation partielle du travail sur les dro-
politique de la RdR leur permettra cependant
gues (celui-ci passant par exemple davantage
au cours des années 90 de se réapproprier ce
par des distributions de seringues stériles et
pouvoir, en replaçant les impératifs de santé
par les associations d’usagers) et opérant en
théorie une redistribution des pouvoirs, suscite
de fortes résistances. Mais obligés de reconnaître son efficacité, Etat et corps médical ne
(1) Selon la formule
d’Anne Coppel, in Peut-on
civiliser les drogues ?, La
Découverte, 2002.
(2) La guerre à la drogue
n’est pas pour autant
abandonnée et gagne
même en puissance avec
la loi de 1970 qui instaure
l’incrimination de l’usage
privé.
(3) Les traitements de
substitution permettent de
remplacer partiellement
une drogue illégale
(essentiellement les
opiacés) par une autre
légale qui, parce qu’elle n’a
pas besoin d’être injectée,
permet de diminuer les
risques de contamination
par le VIH.
(4) Comme le note Anne
Coppel in op. cit., « les
opposants à la guerre à
la drogue sont assimilés
à des Munichois ou,
plus grave encore, à des
partisans de la drogue… »
(5) Histoire de la sexualité,
t.1 La volonté de savoir,
Michel Foucault, Gallimard,
1976.
(6) La drogue dans
le monde – hier et
aujourd’hui, Christian
Bachmann et Anne Coppel,
Points Actuel, 1989.
sexualités / politiques / cultures
à l’usage
sant à l’époque, et dont l’administration comporte “une effraction corporelle en dehors
du regard du médecin” » (10). Aujourd’hui,
l’autorité restaurée du médecin passe donc
publique au cœur du dispositif de lutte contre
en premier lieu par un contrôle renouvelé de
les toxicomanies. Si le virage de la RdR a des
ce dernier sur le produit, par une réintroduc-
effets indubitablement positifs, il a comme
tion de son droit de regard sur l’usage.
effet pervers de rendre au médical son rôle
pivot et de renforcer ainsi les techniques de
Cette surveillance doit cependant être nuan-
contrôle social.
cée : « En France, il existe des traditions
Médicaliser des pratiques qui ne relèvent pas de
la maladie permet d’étendre le pouvoir de l’Etat
sur certaines populations.
beaucoup plus réticentes au contrôle social
« L’usage des drogues n’étant pas une ma-
le dispositif qui permet de se faire prescrire
ladie, la médicalisation devenait un outil de
du Subutex (11) par un généraliste est unique,
contrôle social ; elle faisait du médecin le
tout comme l’auto-support. L’argument du
bras armé de la justice » souligne Anne Cop-
contrôle social existe mais il ne suffit pas à in-
pel (7), sociologue et militante de la RdR. Et
valider la RdR. » La médicalisation serait ainsi
en effet, tout le problème est là : médicaliser
un outil de normativité moins par le contrôle
des pratiques qui ne relèvent pas de la mala-
qu’elle instaure sur les pratiques et les subs-
die permet d’étendre le pouvoir de l’Etat sur
tances, que par le régime de parole qu’elle
certaines populations. La substitution à la
fonde : tout doit être dit, et selon des techni-
méthadone (8), en obligeant l’usager de dro-
ques singulières d’aveu et de mise à jour de la
gues à se soumettre à un programme con-
vérité (12). Pour être pris en charge, l’usager
traignant, à des présences quotidiennes, à
de drogues doit non seulement en faire la de-
des observations renouvelées, peut devenir
mande volontaire, mais aussi s’astreindre à un
« la pièce maîtresse d’un système peu oné-
discours de vérité sur lui-même. La psycholo-
reux, qui permet le contrôle des toxicomanes
gisation, encore en vigueur, instaure une con-
avec une prise en charge qui n’en est pas
fusion entre le cadre thérapeutique et la loi,
une et dont la seule finalité est une apparen-
où les règles de fonctionnement deviennent
te normalité » (9). Le principe de l’injonction
des lois symboliques, et où la transgression
thérapeutique, l’intrusion dans la vie privée
des règles du soignant entraîne l’exclusion du
de l’usager de drogues, la manière dont est
soigné. « Science par excellence du normal et
délivrée la méthadone, la dépendance ainsi
du pathologique » (13), la médecine n’a cessé
(7) In op. cit.
(8) Produit de substitution
aux opiacés, délivré,
souvent quotidiennement,
sous forme liquide.
(9) « Le toxicomane
apprivoisé » de Claude
Olivenstein in Manière
de voir, Le monde
diplomatique, mars-avril
2001.
(10) Les poisons de l’esprit
– Drogues et drogués au
XIXe siècle, Jean-Jacques
Yvorel, Quai Voltaire, 1992.
alimentée au produit de substitution, renforcent une société de normes dans laquelle le
toxicomane est accepté à condition qu’il se
(11) Produit de substitution
aux opiacés, délivré sous la
forme de comprimés.
soumette à un double régime d’invisibilité
(12) Foucault avait déjà
remarqué en quoi ce
dispositif d’aveu a pour
but l’émergence d’un
nouveau sujet, bien plus
que l’éclosion de nouveaux
savoirs.
pour définir l’usager de drogues dépendant
à la société et de visibilité au médecin. Aux
alentours de 1875, le premier terme inventé
est « morphinomane » : « Il n’est pas fortuit
que la forme d’intoxication passionnelle qui
aboutit à la dénomination du péril est celle
qui utilise l’alcaloïde de l’opium, le plus puis-
que dans le nord de l’Europe, avec des résistances, des garde-fous, précise Fabrice
Olivet, membre d’ASUD, association d’autosupport d’usagers de drogues. Par exemple,
50 51
de se doter d’instruments de régulation normative des drogues et de leurs usages, s’imposant au fil du temps comme l’unique matrice des discours sur les drogues.
tion vers une psychopathologie contribue à
Blousons noirs. Mieux comprendre la
l’exclusion de l’usager » (15). Ces construc-
mise en place du discours médical nécessite
tions stigmatisantes ont permis aux pouvoirs
un bref retour en arrière. A l’orée du XXe siè-
publics de refuser aux groupes d’usagers le
cle, de malade, le toxicomane devient cou-
statut d’interlocuteurs politiques : « Ils sont,
pable. Confronté à l’échec thérapeutique, le
pense-t-on, bien incapables de savoir ce qui
corps médical lui reproche d’être improductif,
est bon pour eux et d’occuper, par consé-
vicieux, irrationnel, manipulateur, menteur.
quent, une place dans les processus d’élabo-
La figure du drogué pervers (14) est encore
ration de l’offre sanitaire » (16).
illustrations. Pierre Ouin,
extraits de Courrier Toxique,
L’Esprit frappeur, 2004 (cicontre).
Fako, extraits du matériel de
prévention de Techno+
vivace. La psychologisation des années 80 l’a
même renforcée : en faisant de la toxicoma-
Pervers, le toxicomane est irréconciliable-
nie le symptôme d’une souffrance psychique
ment autre. « La drogue dangereuse c’est
et du toxicomane la victime de pulsions in-
la drogue de l’Autre » souligne Anne Cop-
contrôlables, les médecins ont conforté leurs
pel. Aux Etats-Unis, les couches historiques
propres savoir et expérience. Soumis à ses
de l’immigration structurent ainsi la prohi-
passions, l’usager de drogues aurait besoin
bition. Le thème de la jeunesse menacée
de l’interface médicale pour formuler sa pra-
par les drogues apparaît avec l’opium des
tique. Ainsi, « sur le plan social cette évolu-
chinois, qui s’en serviraient pour violer de
jeunes blanches. La cocaïne des noirs, la
marijuana des hispano-américains, entraîneront ensuite les mêmes préjugés. En
France, les bonnes drogues nationales, telles le vin, sont opposées aux mauvaises venues de l’étranger : « Il y a une intolérance
(13) « L’extension sociale
de la norme » in Dits et
écrits t.2, Michel Foucault,
Gallimard, 2001.
terrible des gens qui prennent un produit,
à l’égard de ceux qui en prennent un différent » note Fabrice Olivet. Les drogues
sont ainsi dénoncées au nom de la sécurité
nationale, en temps de guerre — la cocaïne
est interdite en 1917 parce que produite par
l’Allemagne — ou d’agitation sociale — la loi
de 1970 se donne pour objectif de rétablir
l’autorité de l’Etat face au péril gauchiste.
« La vision qu’une société se forge du développement d’une “pathologie” chez l’autre,
nous éclaire souvent sur les craintes et les
(14) L’obsession de faire
de l’usager de drogues
un pervers, selon JeanJacques Yvorel, « peut
alors se résumer en un
syllogisme : la sexualité
est immorale, la drogue
est aphrodisiaque donc la
drogue est immorale. »
Ce double effet de
sexualisation du corps
social et de consolidation
du pouvoir est au cœur du
premier tome de l’Histoire
de la sexualité de Michel
Foucault.
fantasmes que cette société entretient face
(15) Jean-Jacques Yvorel,
op. cit.
à cette pathologie » (17).
Ce n’est donc pas étonnant si les drogues
sont pensées en termes d’épidémie, dont
les consommateurs seraient les prosélytes
et les jeunes les victimes. La presse popu-
(16) L’Etat et la
toxicomanie, Henri
Bergeron, PUF, 1999.
(17) Jean-Jacques Yvorel,
op. cit.
sexualités / politiques / cultures
à l’usage
ce sous la gauche, la droite s’en est emparé
comme d’un thème permettant de mettre en
avant sa politique de lutte contre l’insécurité,
et de réaffirmer à peu de frais des valeurs,
laire a depuis 150 ans véhiculé cette peur
notamment familiales, délaissées par une
paranoïaque. Dès la fin du XIXe, les journaux
gauche laxiste. « La mise sur agenda politi-
se sont nourris de faits divers plus ou moins
que n’est donc pas simplement fonction de
inventés pour augmenter leurs tirages, en
la gravité “objective du problème” considéré mais dépend aussi des idéologies et des
La conception du toxicomane comme malade
sans droits est au cœur des politiques
françaises.
compétitions politiques du moment » (18). Il
reste que paradoxalement les acteurs de la
RdR préfèrent travailler avec les gouvernements de droite qu’avec la gauche. Parce que
la RdR pose la question du contrôle social et
faisant de la drogue un sujet à sensation.
que, comme le souligne Vincent Bourseul,
En 1917 comme en 1970, les lois anti-dro-
militant de la RdR, « les socialistes sont inca-
gues répondent à de larges campagnes de
pables d’assumer leurs ambitions de contrôle
presse plus qu’à une demande de la popu-
social », elle a connu ses avancées les plus
lation. L’association Techno +, qui mène des
significatives sous la droite — sans bien évi-
actions de RdR en milieu techno, a extrê-
demment que le dispositif répressif en place,
mement redouté, en 1997, la diabolisation
pourtant contraire à la logique de la RdR, ne
soudaine des raves par les médias, qui ont
amplifié chaque incident au nom de la protection de la jeunesse. Son ancien président,
Jean-Marc Priez, relativise pourtant : « Les
médias ont un impact sur les politiques mais
pas forcément sur la société. »
Silences du politique. Parce qu’incapable
de s’appuyer sur une définition cohérente des
drogues, et parce que comme l‘indique JeanMarc Priez, « la seule politique qui donne des
(18) Henri Bergeron, op.
cit.
résultats, c’est celle qui est contraire au dis-
(19) In Drogues
et médicaments
psychotropes, Esprit, 1998.
été un sujet épineux pour l’Etat. Silencieux
(20) Ainsi le gouvernement
justifie la mise en place de
l’incrimination de l’usage
privé avec la loi de 1970 en
ces termes : « A l’époque
où le droit à la santé et aux
soins est progressivement
reconnu à l’individu
[…] il paraît normal, en
contrepartie, que la société
puisse imposer certaines
limites à l’utilisation que
chacun fait de son propre
corps ».
1994), les gouvernements se sont le plus
cours dominant », les drogues ont toujours
la plupart du temps (la première commission
à parler de « catastrophe sanitaire » date de
souvent contentés de renforcer l’arsenal répressif afin de rassurer l’opinion publique.
Les rares tentatives pour développer d’autres
approches se limitent à de grands effets d’annonce, à l’image de la récente campagne cannabis : indépendamment de l’utilité douteuse
des consultations cannabis (cellules d’écoute
pour les jeunes mises en place cette année),
celui-ci ayant bénéficié d’une relative toléran-
52 53
soit transformé. Ainsi Pasqua d’un côté affichait, en tant que Ministre de l’Intérieur, un
discours public extrêmement répressif en
matière de drogue, tandis que de l’autre les
Hauts-de-Seine, dont il était président du
conseil général, fut l’un des premiers départements à mettre en place des programmes
de distribution de seringues.
Déconnectés des réalités, les politiques,
comme le souligne le sociologue Alain Ehrenberg (19), soumettent en réalité leur action à
ce qu’ils imaginent être des impératifs républicains. Pour eux, les intérêts privés étant subordonnés à l’intérêt général, et le toxicomane
plaçant au contraire ses intérêts et son plaisir
privés au-dessus du bien collectif, celui-ci doit
être ramené dans le droit chemin par l’Etat. A
ce dernier la charge de se doter d’outils normatifs lui permettant de réglementer la vie
privée et le corps de l’usager de drogues (20),
qu’il s’agisse du sevrage ou du dispositif de
RdR (21). Cette conception du toxicomane
comme malade sans droits, au cœur des politiques françaises, est ce qui les différencie des
Le concept de toxicomanie ne dérive plus
tant de la sphère médicale que de catégories
juridiques mâtinées de pseudo-scientificité.
politiques américaines qui n’intègrent pas de
questionnements de santé publique et pour
des drogues. Ce qui, selon Fabrice Olivet,
qui l’usager de drogues n’est qu’un criminel.
n’est pas sans risques : « Dire que les drogues c’est mal, c’est une position morale qui
Usages de la force. Depuis 1916, le légis-
a pour effet des contaminations, des over-
lateur n’a cessé d’inscrire les drogues dans
doses… » Le souci de catégorisation et de
des tableaux. La distinction entre drogues
comptabilisation est déconnecté de toute
licites et illicites n’a pourtant aucune valeur
expertise scientifique. Il n’existe aucune étu-
médicale. Assigner une place aux drogues
de nationale fiable, les intervenants en toxi-
est une chimère : « Il n’y a pas de drogue
comanie craignant de se voir dépossédés de
“dans la nature” […] Le concept de drogue
leur savoir « de terrain ». De même, seules
suppose une définition instituée, institution-
les overdoses dans la rue sont aujourd’hui
nelle : il y faut une histoire, une culture, des
comptabilisées. Combien de morts en réa-
conventions, des évaluations, des normes,
lité ? Personne ne semble vouloir le savoir.
tout un réseau de discours enchevêtrés, une
Se construit ainsi un arsenal législatif qui
rhétorique explicite ou elliptique » indique
ne repose sur des données ni médicales, ni
Derrida (22). Concept performatif donc : ce
scientifiques, ni sociologiques… Anne Cop-
sont des évaluations morales, politiques ou
pel constate à juste titre (23) que « le clas-
sociales qui conditionnent le classement
sement d’une substance dans la liste des
(21) Derrida montre ainsi
que « la drogue en général
n’est pas condamnée
parce qu’elle procure du
plaisir mais parce que
cet aphrodisiaque n’est
pas le bon : il engendre
la souffrance et la
déstructuration du moi, il
désocialise. » In Points de
suspension, Galilée, 1993.
stupéfiants est le produit d’un rapport de
force qui n’a pas grand-chose à voir avec une
(22) In op. cit.
évaluation objective du risque sanitaire. »
(23) In op. cit.
sexualités / politiques / cultures
à l’usage
Ces rapports de forces, qui opposent juges,
médecins et pouvoir politique, parce qu’ils
régissent l’écriture des lois, sont détectables
au sein du corpus légal. Ainsi la loi de 1970
n’est autre que le mélange d’un projet de loi
du Ministère de la Justice et d’un contre-projet du Ministère de la Santé (24). Née à une
époque où le gouvernement cherchait à réaffirmer son autorité après les évènements de
mai 68, elle s’inscrit toutefois dans un cadre
plus large de remoralisation de la société (25)
qui privilégie implicitement son volet répressif. Ainsi, malgré des justifications d’ordre
sanitaire et son inscription dans le Code de la
santé, il s’agit là, comme l’indique Jacqueline
Bernat de Celis (26), d’une loi essentiellement pénale. En effet les concepts de toxicomane et de toxicomanie ne dérivent plus
tant de la sphère médicale que de catégories
juridiques mâtinées de pseudo-scientificité.
De même, bien que son article 1 affirme que
les toxicomanes seront placés sous autorité
sanitaire, l’injonction thérapeutique, qui servait de garantie aux médecins, ne joue que
si le parquet se dessaisit volontairement de
l’affaire. L’emprunt est cependant réciproque
et les catégories juridiques de toxicomane,
de toxicomanie et de stupéfiant, une fois
reprises par les médecins, ont longtemps
empêché ces derniers de penser les différents usages de drogues.
Usages des plaisirs. L’émergence dans
les années 90 des associations d’usagers
de drogue ébranlera pour la première fois le
triumvirat médecine / justice / Etat, et contribuera très largement à la mise en place
de la RdR. D’une part parce que l’argument
Ce n’est qu’en intégrant le point de vue de
l’usager dans son dispositif que la RdR a pu
réellement être efficace.
principal des opposants à la RdR, à savoir le
contrôle social qu’elle induirait, perdait de sa
force dès lors qu’une partie de ce contrôle
était effectué par les usagers eux-mêmes,
et d’autre part parce que ce n’est qu’en intégrant le point de vue de l’usager dans son
dispositif que la RdR a pu réellement être
efficace (27). A l’image des associations de
lutte contre le sida dont elles se sont en
54 55
grande partie inspirées (28), les associations
d’usagers de drogues leur permettent de
changer de statut. D’objets de discours qui
leur sont étrangers, ils deviennent sujets de
d’éléments empruntés au discours médical
leur propre discours. La comparaison avec
et faisant office de garantie. Ainsi en est-il
les associations de lutte contre le sida s’ar-
également de la question du plaisir. Bannie
rête là — du moins officiellement. Car mal-
par la RdR, parce qu’apparemment moins
gré des origines communes concédées par
urgente que les questions de mortalité, la re-
toutes les associations, aucune d’entre elles
connaissance du plaisir est pourtant l’une des
ne reconnaît l’existence d’une communauté
revendications premières des associations
d’usagers de drogues : Techno + parle d’une
d’usagers car elle leur permettrait de sortir
communauté techno, tandis que selon Fabri-
du binôme malade / délinquant. Mais comme
ce Olivet, ASUD se bat pour « la reconnais-
le note Vincent Bourseul, « comment être
sance de l’universalité de la consommation
pris au sérieux quant à son vécu personnel
de drogues ». Pourtant comme le souligne
si on ne dit pas “je” à un moment ? » Ainsi
Anne Coppel, « ceux qui consomment une
dans le cadre de la RdR, la seule manière
même drogue », parce qu’ils partagent un
d’aborder la question fut via son pendant, la
certain nombres de codes, « appartiennent à
douleur, afin d’imposer l’idée que la soulager
une même culture » et forment de véritables
était tout aussi important, si ce n’est plus,
communautés. A ces réponses communau-
que le sevrage (29).
taires qui ne disent pas leur nom, il convient
d’ajouter le refus tout aussi fort d’affirmer
Les réticences des acteurs de la RdR à abor-
une identité d’usagers de drogues. Alors qu’il
der la question du plaisir sont le symptôme
s’agirait là du moyen de se débarrasser de
d’une frilosité plus générale à l’égard du
ces étiquettes de « patient » et de « délin-
versant politique et militant des drogues.
quant », personne n’ose dire « je », comme
Pour passer une alliance avec les médecins
a pu le faire le mouvement homosexuel, et
afin que la RdR voit le jour, ils ont été les
parler en tant qu’usager de drogues. Même
premiers à mettre en avant l’idée qu’elle
à ASUD, où n’est pas niée la consommation
était une réponse apolitique et pragmatique
de drogues, on préfère dire « nous sommes
à une situation d’urgence sanitaire. Cela a
des citoyens ».
pourtant des conséquences néfastes pour
la RdR qui, bien que née sous l’impulsion
Ce silence autour des questions de com-
d’un mouvement avant tout social, est en
munauté et d’identité a pour conséquence
train de s’intégrer, pour le meilleur comme
d’attribuer un rôle ambigu à l’expertise des
pour le pire, au discours dominant. Tout en
usagers, souvent mise à l’écart et dévalori-
continuant à se développer, notamment
sée par les usagers eux-mêmes, alors qu’elle
avec l’instauration de salles de shoot et de
pourrait permettre un renversement des
programmes d’héroïne médicalisée, la RdR,
structures dominantes de savoir-pouvoir. Il
dans sa version aseptisée, ne pourra faire
n’en reste pas moins que, comme le remar-
évoluer le statut du consommateur et celui
que Vincent Bourseul, « l’expertise profane,
des produits tant que sa dimension politique
si elle était mise en forme, serait plus vaste
restera dans l’ombre.
et plus dense que l’expertise médicale. »
Mme Patate et Le Satrape rôdeur
Seul le journal d’ASUD s’est pour l’instant
Illustrations Fako et Pierre Ouin
attelé à cette tâche. Là encore, l’expertise
des usagers, parce que non assumée comme telle, n’est présentée qu’accompagnée
(24) La mutuelle inimité de
ces deux ministères est
probablement à l’origine de
l’inefficacité des diverses
coordinations ministérielles
qui ont pu voir le jour.
(25) Ont été votées
à la même époque la
loi « anticasseurs » du
04/06/1970 et la loi sur les
libertés individuelles du
17/07/1970.
(26) In Drogues :
consommation interdite,
L’Harmattan, 1996.
(27) Ainsi la Stéribox, kit
qui permet des injections
propres, a été développée
en partenariat avec des
usagers.
(28) ASUD a été créé
en 1992 sur le modèle
d’AIDES.
(29) Parce qu’il ne peut
être « guéri », le sida a
aussi beaucoup contribué
à faire évoluer la place
de la douleur au sein du
dispositif médical.
sexualités / politiques / cultures
à l’usage
La réduction
des risques, et après ?
Chef de service au Centre de soins spécialisés en toxicomanies de Nanterre (La
Fratrie) et membre du conseil d’administration de l’Association Française de
Réduction des Risques, Vincent Bourseul, militant de la réduction des risques,
répond à quelques idées courantes suscitées par cette politique de santé publique.
Nous avons fait beaucoup. Les choses se
sont améliorées en un peu plus de 20 ans.
Bien des barrières, intellectuelles, politiques
ou religieuses ont cédé face à l’irrésistible
poussée de cette politique de santé, née
jadis comme un mouvement social et culturel — et jusqu’aux partisans de la prohibition
ont dû reconsidérer l’usage de drogues. Si
bien qu’aujourd’hui il est nécessaire de se
demander sur quels terrains doit se poursuivre la lutte. Le siècle passé a connu la plus
improbable innovation sociale et politique
dans le merveilleux monde de « La Drogue ».
Ne pensez pas à l’invasion des nouvelles
molécules produites par les révolutions industrielles et techniques, ou à l’expansion illimitée des trafics internationaux. Ne songez
pas non plus aux puissances de ce monde
faisant feu de tout bois dans la guerre à ce
juteux marché. Je pense plus modestement
à cette méprisable — parce que mauvais objet pour certains — révolution pragmatique
nommée réduction des risques : distribution
gratuite de seringues stériles, substitution
aux opiacés, héroïne médicalisée, salles de
shoot, lieux d’accueil bienveillants, contrôle
56 57
La réduction des risques est une utopie qui n’en a
pas l’air. Une révolution sans armes mais avec ses
morts tout de même, eux aussi invisibles.
C’est le moment de jouer à « Qui est qui ? ».
Qui sont les premiers, qui sont les seconds ?
Faites vos jeux (1).
Se trouer, s’inhiber, se défoncer. La
illustrations. Pierre Ouin,
extraits de Courrier Toxique,
L’Esprit frappeur, 2004 (page
de gauche).
Fako, extraits du matériel de
prévention de Techno+ (cicontre et page suivante).
réduction des risques est aujourd’hui légale (2), reconnue et consacrée comme politique de santé publique de la France. Une
victoire ? Sûrement. D’abord parce que son
officialisation réglementaire favorisera le développement de ce mouvement politique
et sanitaire. Ensuite parce qu’elle offre une
sécurité, même relative (la réforme visant à
l’instauration des CAARRUD (3) n’englobera
pas la moitié des actions de RdR en place
de la qualité des drogues à portée du con-
dans notre pays), d’existence et de parole
sommateur. Rien qu’une suite sans menu de
aux acteurs des programmes, intervenants
microscopiques changements extraordinai-
comme consommateurs. Peu d’entre nous
res. Microscopiques parce qu’invisibles pour
ont pris la parole et à de trop rares occasions,
la majorité de nos concitoyens et pénétrant
pour exprimer autre chose que la joie de voir
le tissu social et politique avec l’air de ne pas
tous les efforts accomplis remerciés par cette
y toucher. Une révolution sans armes mais
institutionnalisation. Le point noir est cepen-
avec ses morts tout de même, eux aussi
dant cerné : l’institution. L’encadrement de la
invisibles. La réduction des risques est une
politique de réduction des risques est une vic-
utopie qui n’en a pas l’air. Elle n’a l’air de rien
toire totale, pour le maintien, en direction du
d’ailleurs, et c’est là sa principale qualité. Peu
plus grand nombre, des actions d’accompa-
la considèrent pour ce qu’elle vaut : certains
gnement et de réduction des dommages liés
se contentent d’y voir l’abaissement des
à la consommation de drogues. Mais son en-
exigences sociales et le signe d’une grande
trée dans le giron de l’Etat pourrait bien nous
débâcle face au mal absolu, d’autres y trou-
jouer des tours. Nous risquons sans doute de
vent un intérêt sanitaire. Les uns font partie
voir se refermer cette « fenêtre » ouverte par
des « anti », les autres pactisent avec nous
l’épidémie de sida, noyau atomique d’une ré-
autres « les défenseurs de la cause » comme
volution de « la drogue » au-delà de la seule
autant de petits diables qu’il faudra bien ca-
question sanitaire. Seulement voilà, seule
naliser un jour. Les premiers sont nos enne-
reste aujourd’hui la nécessité épidémique
mis, les seconds auraient pu être des amis.
pour justifier la survie de cette politique, après
l’effroi populaire. Nous avons perdu, sauf
pour la décoration, nos revendications sociales d’intégration du drogué à sa juste place
(1) Solution au jeu. Pour
les premiers : le collectif
« anti-crack », des
socialistes, des UMPtistes,
George W. Bush, des
toxicologues analytiques,
Ronald Reagan, Christine
Boutin... Pour les seconds :
des médecins, l’Etat,
quelques soignants, les
socialistes...
(2) La loi d’orientation de
santé publique adoptée
en juillet 2004 a inscrit la
réduction des risques dans
les compétences de l’Etat.
Le dispositif se trouvant du
même coup assuré d’une
reconnaissance légale et
d’un financement moins
précaire que par le passé.
Voir « Les 4 saisons de
la RdR » sur le site de
l’Association Française de
Réduction des risques :
http://reductiondesrisques.
free.fr/
(3) Centres d’Accueil et
d’Accompagnement à la
Réduction des Risques
pour Usagers de Drogue.
sexualités / politiques / cultures
à l’usage
gique du statut de « poison » à celui de « médicament ». Ce qui vous ruinait hier vous guérira demain. Pouvons-nous raisonnablement
dans la population, et de reconnaissance des
souhaiter, dans ce contexte, que l’héroïne soit
usages personnels. Nous ne menons plus le
médicalisée en France ? Avons-nous envie
travail de pensée nécessaire à la bonne com-
de renforcer davantage le poids du pouvoir
préhension de ce comportement de l’être ci-
médical dans la bonne gestion des usages
vilisé qu’est « la consommation
des drogues, quand il s’octroie une connais-
de drogues ». S’il nous reste des
sance supposée unique sur le sujet, faisant
revendications, elles sont pour
fi de l’expertise profane, alors que nous de-
nous et nous seuls. Elles ne se-
vons déjà faire face au pouvoir policier ? Nous
ront d’ailleurs peut-être même
sommes encore loin de pouvoir applaudir la
pas partagées par nos nouveaux
majorité des pratiques thérapeutiques, qui ne
amis de la réduction des risques,
reconnaissent ni le savoir ni la volonté des per-
futurs collègues d’une politique
sonnes. Pourtant nous l’avons réclamé long-
d’Etat nomenclaturée et étroite.
temps et le demandons encore parfois. Nous
Des équipes comme il en pousse
le demanderons encore, de même que nous
partout en France, dans certains
soutiendrons longtemps les traitements de
centres de soins spécialisés
substitution, parce qu’ils sont nécessaires à la
autrefois très antipathiques à no-
survie et à la vie des personnes. Mais nous ne
tre égard, dans ces collectivités
pouvons feindre d’ignorer le contexte médical
territoriales surfant sur la vague
dans lequel tout cela évolue. Le temps n’est
« nouvelles drogues » (qui n’en
pas à la détente, il ne l’a jamais été d’ailleurs.
finissent plus d’être nouvelles) et
Nous avons perdu, sauf
pour la décoration,
nos revendications sociales
d’intégration du drogué
et de reconnaissance des
usages personnels.
expédiant d’improbables interve-
Et s’en faire d’autres. Nous avons déve-
nants au beau milieu des « nou-
loppé et condensé un savoir énorme sur « la
veaux espaces festifs » où plus
drogue » depuis quelques décennies. Mais
personne ne fait la fête depuis
qu’allons-nous faire de ce savoir ? A mon
longtemps, dans ces « consulta-
sens, cette expertise devient un fardeau dont
tions cannabis » prétexte à tou-
le partage et l’enregistrement dans le savoir
tes les dépenses et complaisan-
collectif s’enlisent année après année. Les
ces théoriques abjectes.
consommateurs de drogues sont devenus des
experts parfois reconnus (minoritairement) ;
Explorer ses orifices na-
les militants ont étudié, recherché pour vali-
turels. Le contrôle social des
der des points de vue utiles au débat. Mais là
drogués n’a sans doute jamais
encore, et après ? Il n’a jamais été aussi com-
été aussi fort et sophistiqué qu’à
pliqué d’y voir clair dans les revendications
l’heure actuelle. Là où nous de-
civiles en matière de drogues, les sensibilités
mandions la libération des molécules, nous
se sont écartelées au fur et à mesure que le
avons dû nous contenter d’un accès médi-
savoir augmentait, des chapelles se sont éri-
calisé à certaines d’entre elles (méthadone,
gées, des sous-groupes constitués. Faire un
bubrénorphine). Nous ne rejetons pas la né-
tour d’horizon supposerait de distinguer les
cessaire contribution de la médecine au bon
pro-légalisation, les anti-prohibition, les pro-
usage des drogues, ce serait un comble.
légalisation contrôlée, les fanatiques de la ré-
Mais le pouvoir médical s’est renforcé, qu’il
le veuille ou non, en matière de dépendance
chimique des drogués par le déplacement ma-
58 59
duction des risques à tous crins, les partisans
de l’auto-production, les malades en demande
d’aide thérapeutique (cannabis entre autres),
les socialistes, les anarchistes, les favorables
expérience soumise à sa seule volonté. Qui
à la légalisation « molécule par molécule »,
n’a jamais soulagé sa peine, ou augmenté sa
les communautaires, les cannabisophiles, les
joie en accompagnant un repas d’un bon vin,
auto-support, les supporters de l’agence du
en s’administrant un analgésique, en jouant
médicament, les gens qui gobent et qui snif-
avec la pharmacie de maman, en se ruant sur
fent mais qui ne se droguent pas, sans oublier
la machine à café pour se mettre au travail ?
les plus démunis et les plus précaires qui en
Qui n’a jamais tenté de retrouver au présent le
général ne font partie d’aucune sous-unité.
plaisir d’une première fois révolue, expérience
L’expertise nous encombre. Nous employons
à jamais plus intense que toutes celles qui lui
des termes complexes, les associations militantes sont désertées par ceux-là mêmes qui
les ont motivées. Les discours deviennent
totalement abscons. Pourquoi ? Parce que
nous ne passons plus assez à l’acte. Pour fuir
Les sensibilités se sont écartelées au fur et à
mesure que le savoir augmentait, des chapelles
se sont érigées, des sous-groupes constitués.
la noyade, il faut ré-agir, mais pas seulement
en le scandant — c’est dans les faits que nous
ont succédé pour désespérément lui ressem-
devons reprendre place.
bler ? Mais déjà pointe l’exclusion : « non,
mais moi je ne suis pas vraiment un drogué,
Souvenons-nous que l’un des tous premiers
enfin pas comme un toxicomane ». Cette
passages à l’acte essentiels en ce qui con-
réaction largement partagée, fournit à elle
cerne « la drogue », demeure la première
seule la clé de l’énigme. La tolérance sociale
consommation. Non pas parce qu’elle trans-
du phénomène dépend de la qualité du retour
gresse un interdit social ou juridique, mais
sur soi de l’expérience du « psychoactif ». La
parce que cette expérience a des retentisse-
non-reconnaissance de sa propre expérience,
ments sur la conscience de soi et du monde,
renforcée par le déni du plaisir (sauce aigre-
pour toujours — si on entend « la drogue »
douce et culpabilité), s’entretiennent et s’ag-
comme l’ensemble des molécules légales
gravent entre elles. L’usage des drogues ne
et illégales susceptibles de modifier l’état de
s’oppose pas au bien être social. Pour le for-
conscience et de vigilance d’un individu. Toute
muler autrement : la toxicomanie ne s’oppose
l’expertise du monde ne changera rien à l’in-
pas en soi à la santé ou à l’ordre public. On ne
térêt du partage collectif de l’expérience de
peut pas la chasser du revers de la main, que
« la drogue ». Non pas qu’il faille encourager
ce soit pour en réduire les perturbations ou
la consommation des produits psychoactifs,
pour la faire disparaître, en la résumant à un
ce qui serait pénalement répréhensible dans
« problème » ou à un « fléau ». Ce qui reste
notre pays, mais bien au contraire la recon-
délétère dans l’usage des drogues doit faire
naissance individuelle et collective de nos
l’objet d’une éducation de masse. Education
usages de drogues, expérience partagée par
qui ne se réduirait pas à la seule prévention
la grande majorité des êtres humains. Chacun
des overdoses ou des psychoses cannabi-
d’entre nous, se souvient nécessairement du
ques, mais offrirait l’accompagnement dont
moment où l’utilisation d’un produit (restons
chaque citoyen devrait pouvoir bénéficier dans
dans le seul domaine de la chimie) fut une
son apprentissage d’une relation civilisée avec
les drogues. C’est la seule solution pour ne
pas avoir à placer un flic derrière chaque cul.
Vincent Bourseul
sexualités / politiques / cultures
à l’usage
Pluies
d’acides
Entre 1960 et 70, l’Amérique a tremblé sur
ses bases. Tandis que la gauche radicale
faisait descendre la jeunesse dans la rue,
D.R.
la popularisation du LSD contribuait à
l’émergence de la contre-culture. Pendant
dix ans, psychédéliques et politiques se sont
combattus, copiés ou tutoyés. Retour sur le
seul mouvement de contestation d’envergure
qui ait tenté de prendre en compte les drogues
comme force politique.
Deux évènements marquent l’année 1960.
cidé peut changer le monde et déploient un
Premièrement, un groupe d’étudiants socia-
activisme frénétique et déjanté. Persuadés
listes crée le SDS (Students for a Democratic
eux aussi de la nécessité de « réveiller les
Society). Partisans de la démocratie participa-
multitudes », ils multiplient dès 65 les Acid
tive, militants des droits civiques, pacifistes,
Tests, initiations collectives et publiques aux
ils fondent ce que l’on appellera générique-
drogues chimiques. Frères ennemis, le SDS
ment la Nouvelle Gauche. Deuxièmement, un
et la communauté psychédélique se détes-
enseignant d’Harvard, Timothy Leary, explore
tent cordialement. Les étudiants radicaux ma-
avec ses étudiants les propriétés du LSD.
nifestent même contre Leary, qui les abjure
Le gauchisme et la contre-culture partagent
de cesser l’activisme politique sous prétexte
cependant plus qu’une même date de nais-
que l’Etat se désintégrera de lui-même sous
sance. Portés tous deux par la génération du
la poussée du LSD.
baby-boom, ils cherchent de nouvelles formes
(1) The Sixties : Years of
hope, days of rage, Todd
Gitlin, Bantam Books,
1987. Gitlin fut l’un des
membres importants de la
« vieille garde » du SDS,
qu’il présida en 1963-64.
de protestation. Ainsi, les Merry Pranksters,
Pourtant, en 65 « un fossé générationnel [ap-
menés par Ken Kesey, se définissent comme
paraît] au sein du mouvement étudiant, re-
des « drogués militants ». Sans être directe-
produisant celui qui était en train d’émerger
ment politisés, ils partagent avec la Nouvelle
dans la société en général » (1). Les jeunes
Gauche la conviction qu’un petit groupe dé-
militants, contrairement à la « vieille garde »
60 61
L’Oracle qui est à l’initiative de cette première
expérience de réconciliation. Depuis quelques
mois la presse alternative dans son ensemble
du SDS, qui milite depuis le début des années
travaille à sensibiliser les deux communautés,
60, consomment tout naturellement marijua-
donnant des conseils sur l’usage de stupé-
na et LSD, écoutent Dylan et s’imprègnent
fiants, mettant en garde contre les produits
de l’underground : « En ces lumineuses occa-
dangereux ou publiant les classiques psyché-
sions, la tension d’une vie militante disparais-
déliques. Cependant, malgré la forte affluen-
sait ; vous pouviez vous échapper de la guerre
ce, alors que le Be-In était censé rapprocher
du Vietnam, de vos espoirs, de vos terreurs et
politiques et hippies, il souligne le fossé qui
vos angoisses. Les drogues semaient l’utopie
les sépare. La volonté d’entente est feinte de
dans votre propre esprit » (2). La Nouvelle
part et d’autre : Leary est convaincu que le
Gauche est alors tiraillée entre ses propres
politique est nécessairement oppression, tan-
pratiques et un discours fortement teinté
dis que les radicaux dénoncent le mysticisme,
de moralisme, dénonçant le commerce des
les excès de défonce, les tentations fascistes
drogues et l’individualisme qu’induirait le
des hippies. A l’exception d’Allen Ginsberg,
LSD. Les plus dogmatiques s’en prennent
rares sont ceux qui croient à la convergence
même à toute la contre-culture émergeante.
politique / psychédélique. Mais tous veulent
Les impayables marxistes-léninistes du PL
gagner la jeunesse à leur cause.
(Progressive Labour Movement) déclarent
par exemple : « Les tendances bourgeoises
Resté lettre morte d’un point de vue stratégi-
— cheveux longs, barbes, marijuana — doi-
que, le Be-In permet néanmoins à la contre-
« Après la révolution,
nous serons de nouveau des beatnicks. »
culture de se diffuser encore
davantage au sein du mouvement étudiant. Depuis 66, Yellow Submarine avait déjà rem-
vent être exclues ». L’histoire commune des
placé l’hymne syndical Solidarity Forever dans
drogues et du militantisme débute ainsi par
les meetings du SDS. Au printemps 1967,
une forte méfiance réciproque.
lorsque Rubin se porte candidat à la mairie de
Berkeley, il appelle à la fin de la guerre, au
Une pilule dure à avaler. « Les militants
soutien du Black Power, mais aussi à la léga-
politiques de Berkeley et la Love Generation
lisation de la marijuana. Le slogan de son di-
de Haight-Ashbury vont désormais main dans
recteur de campagne, Stew Albert, ancien du
la main. Ils vont fumer le calumet de la paix,
PL, est : « Après la révolution, nous serons de
faire la fête et amorcer une ère de liberté,
nouveau des beatnicks ». Le lien entre dro-
d’amour et de paix… » Le communiqué de
gues et politique se fait spontanément mal-
presse est formel. En ce janvier 67, au Gol-
gré les dissensions théoriques. Pourquoi ?
den Gate Park de San Francisco, le premier
« Il y a un avant et un après LSD — comme
Human Be-In permettra aux radicaux et aux
vous le faites aussi quand vous vous engagez
hippies d’enterrer leurs querelles passées et
politiquement. Et rien ne peut vous donner
de s’allier dans la contestation du système.
plus clairement cette impression [de transfor-
Pas de revendications affichées mais une
mation radicale] qu’un trip d’acide. Sauf peut-
tribune prestigieuse réunissant à la fois les
être la construction d’une barricade, explique
papes psychédéliques — d’Allen Ginsberg à
Carl Oglesby, ancien président du SDS. Non
Leary — et des leaders étudiants tels Jerry
Rubin, qui dirige le comité Vietnam à l’université de Berkeley. C’est le journal underground
(2) Idem.
sexualités / politiques / cultures
à l’usage
1967 est l’année des Diggers. D’inspiration
vaguement anarchiste, ils se revendiquent « la
branche exécutive du mouvement hippie. »
Pour eux, employé dans un contexte de contestation sociale, l’acide permettrait l’épanouissement personnel. Partisans des happenings
violents et de l’action directe, ils perturbent
l’université d’été de la vieille garde du SDS, insultent violemment les participants, mettent le
doigt sur le conflit latent entre contre-culture et
radicaux. Cette violente prise à partie favorise le
passage de la Nouvelle Gauche à un plus grand
radicalisme. Les militants musclent à la fois leur
discours, se revendiquant désormais marxisgauche. Tract d’invitation à
une séance d’initiation à l’acide
organisée par Ken Kesey - DR.
droite. Le numéro d’août
1968 du Berkeley Barb, journal
étudiant underground du
campus de Berkeley - DR.
Les militants musclent leur discours et leurs
pratiques, augmentant leur consommation de
drogue et s’installant en communauté.
tes-léninistes, et leurs pratiques,
augmentant leur consommation
de drogue et s’installant parfois
en communauté. Inversement,
les Diggers politisent la com-
que le LSD ait directement contribué à la pri-
munauté psychédélique : « Que les hippies ap-
se de conscience radicale ou révolutionnaire
prennent à se battre » proclament leurs tracts.
— mais l’expérience s’apparentait de façon
Ils profitent pour cela du Summer of love en 67,
structurelle au geste contestataire. »
lorsque des dizaines de milliers de jeunes débarquent dans le quartier de Haight-Ashbury à
(3) Idem.
(4) Il y eut quelques
lieux où le mélange
radicaux / hippies fut plus
harmonieux. En 1969, par
exemple, à Berkeley, tous
s’unirent pour défendre un
jardin public convoité par
des promoteurs. Rebaptisé
People’s Park, le jardin fut
repris par la police, mais
les contestataires avaient
réussi à s’entendre sur des
mots d’ordre commun,
dont celui visant à
« protéger et étendre notre
culture des drogues ».
Explosion en plein vol. Sans être à pro-
San Francisco pour y bâtir une société parallèle.
prement parler un moteur de l’action politi-
Les Diggers créent des Free Stores, distribuent
que, le LSD permet néanmoins aux jeunes de
repas, drogues et argent gratuits, fondent des
formuler et de vivre leur volonté de change-
dortoirs et des dispensaires. Durant quelques
ment. Il entretient la force de l’utopie. C’est
mois le quartier devient un lieu d’échange en-
pourquoi, à la fin des années 60, même si
tre militants politiques et défoncés. Mais la
elle n’appelle pas encore à la consommation
soudaine pression démographique à Haight
de stupéfiants, l’extrême gauche américaine
empêche l’utopie de durer. Les drogues dures
plane. « Drogues ou pas, les jeunes radicaux
s’installent, les viols se multiplient, la pauvreté
en 1967 ressentaient le besoin urgent de
frappe des centaines de jeunes sans point de
faire monter les enchères — de la guerre,
chute, des tensions éclosent avec les com-
des noirs, des flux identitaires. Nous avions
munautés black et hispanique voisines. Trop
commencé la décennie avec de grandes, si
de monde, trop de défonce, trop de flics et de
ce n’est de grandioses, espérances, et sans
dealers : Haight-Ashbury ne se remettra pas du
aucune aide des drogues. Désormais les dro-
Summer of Love (4). A l’été 68, Les Diggers se
gues ne faisaient certainement rien pour dimi-
dissolvent.
nuer le sentiment d’un espoir politique — ou
d’une imminente apocalypse » (3). L’immen-
Même divisé, le mouvement contestataire
se mobilisation des campus contre la guerre
américain, où les drogues sont politiques et
du Vietnam et pour un autre monde fait croire
où la politique est high, fera rêver l’under-
que tout est possible. Pour les militants, tout
s’accélère et ce ne sont certainement pas les
hippies qui vont les faire redescendre.
62 63
le marginal qui se balade avec un flingue à la
ceinture. » En 1968, Abbie Hoffman et Rubin, décident de fonder une nouvelle alliance
ground français des années durant. L’équipe
hippies / Nouvelle Gauche (6).
du mensuel engagé Actuel ne cesse d’offrir
Ce sera le Youth International
une tribune aux grands frères d’outre-atlanti-
Party. Les Yippies adaptent
que, de Kesey à Shelton, de Crumb à Leary.
les codes de la contre-culture
Le journal consacre deux numéros spéciaux à
à l’action révolutionnaire, afin
la drogue et fait côtoyer tous les mois dans
de donner un large écho mé-
sa rubrique « Nova Press » l’actualité des dro-
diatique à leurs revendications.
gues, des manifs et des concerts.
Ils brûlent de l’argent sur Wall
Street, se foutent à poil au mi-
L’hippie pourra. « Les groupes [politiques]
lieu d’une messe, envoient des
ne brandissent plus leur charte anti-drogue et
joints à des inconnus. Fin août,
« Ceux qui vivent ensemble
et luttent ensemble,
baisent ensemble. »
s’intéressent un peu à la pop-music » se féli-
à l’occasion de la convention
cite Actuel en avril 71. Vœux pieux. Les gau-
du parti démocrate à Chicago,
chistes français sont beaucoup plus camés au
ils organisent une immense
militantisme intensif, au dogme mao ou trots-
manifestation. Traqués par le
kiste, à l’auto-critique et à l’ouvriérisme, qu’au
FBI et complètement cramés à
LSD. La rigueur idéologique et la passion jan-
l’acide, ils menacent d’arroser
séniste du gauchisme français font sa force.
la ville de LSD et promettent
Son manque d’ouverture, d’humour, d’intérêt
un soulèvement. La situation
pour les luttes dites secondaires participeront
leur échappe. « Toutes nos
à sa chute. En 71, la seule organisation politi-
décisions nous les prenions
que à s’interroger un peu sur les drogues est
sous LSD, se souvient John Sinclair, ancien
VLR (Vive La Révolution !), d’obédience mao-
chef des White Panters. C’était excitant
libertaire. Ses quelques dizaines de membres
mais pas toujours très avisé. Penser que
vivent en communauté, s’investissent dans la
ta conscience personnelle peut soumettre
création du MLF ou du FHAR, prennent des
les forces historiques est une erreur. » Mal
acides. Une ouverture malgré tout relative
préparée, la manifestation se heurte à une
puisque dans ce même numéro d’Actuel, Ro-
immense répression policière. 68 marque un
land Castro, l’un des fondateurs de VLR, parle
tournant pour le mouvement contestataire :
ainsi des drogues : « C’est un signe de re-
devant une écrasante répression policière
connaissance, une transgression de l’interdit
et judiciaire, les gauchistes haussent le ton,
qui aide peut-être des types à s’exprimer. Ce
proclamant qu’au temps de la résistance
symbole de reconnaissance culturelle n’est
doit désormais succéder celui de la révolu-
pas, pour nous, un problème de groupe. Aux
tion. De plus, mis hors-la-loi en 1966, le LSD
Etats-Unis l’usage de la drogue témoigne de
devient une arme redoutable de répression.
l’absence de relais politiques vers la prise du
« Etant donné que l’usage de la marijuana et
pouvoir. » Ce qui au mieux ne veut pas dire
des drogues en général est répandu parmi
grand chose.
les membres de la Nouvelle Gauche, vous
devez être sur le qui-vive afin de pouvoir les
Rien à voir avec la définition que Jerry Ru-
arrêter pour possession de drogue. » écrit
bin donne du Yippie dans Do It (5) : « Le
John E. Hoover, directeur du FBI, dans un
marxiste super-planant, le bolchevik psychédélique. Il pratique la défonce militante.
C’est le camé qui aime le combat de rues,
haut. Distribution gratuite de
nourriture par les Diggers à
San Francisco en 1967 - Chuck
Gould.
bas. Les Merry Pranksters à
bord de leur bus Further - DR.
(5) Editions du Seuil, 1971.
(6) Ils furent même
soutenus par les Black
Panthers, avec lesquels
ils signèrent le manifeste
Panther-Yippies Pipe
Dream. Eldridge Cleaver,
porte-parole des Panthers
reviendra pourtant plus
tard sur cette entente : « Il
s’agissait d’un mouvement
psychédélique imbécile
que nous avons soutenu
tactiquement, parce que
c’était à l’époque le seul
allié que nous avions à
nous mettre sous la dent…
Nous en avons assez de
ces fous. » (Actuel n°6,
mars 71).
sexualités / politiques / cultures
à l’usage
mémo interne. Les arrestations et l’emprisonnement de militants augmentent dès lors
considérablement.
Weathermen condamnent Woodstock, tandis
Descentes difficiles. La rupture de 68 si-
qu’Abbie Hoffman y prêche : « La révolution,
gne l’arrêt de mort du SDS, la Nouvelle Gauche
ce n’est pas seulement écouter du rock et se
se déchirant sur la marche à suivre. Au con-
défoncer », avant que le leader des Who ne
grès de juin 69, le PL prend le pouvoir au SDS
lui assène un coup de guitare. Parallèlement,
sur des mots d’ordre maoïstes.
(7) Todd Gitlin, op. cit.
De nombreux militants quittent
Traqués par le FBI et complètement cramés à
l’acide, ils menacent d’arroser la ville de LSD et
promettent un soulèvement.
(8) LSD et CIA — quand
l’Amérique était sous
acide, Martin Lee et Bruce
Shlain, Editions du Lézard,
1994.
le SDS pour fonder des grou-
marxistes-léninistes ou guévaristes suivant
la culture liée aux drogues perd son esprit
(9) Il faudra raconter un
jour la dernière épopée
de Timothy Leary, tant
l’histoire du gauchisme
finissant s’y donne à
lire. Condamné en 70 à
20 ans de prison pour
possession de stupéfiants,
il est libéré de prison
par les Weathermen
grâce aux fonds de la
Fraternité de l’Amour
éternel, communauté de
dealers. Leary déclare
alors renoncer aux
drogues et avoir rejoint le
camp de la lutte armée.
Accueilli par les Black
Panthers en exil à Alger,
il se fâche rapidement
avec eux. Il traverse
ensuite l’Europe, avant
d’être repris en 73 en
Afghanistan. Il négociera
sa libération en dénonçant
ses anciens camarades.
Au début des années 80,
il se reconvertira dans la
cosmologie new-age.
les périodes, ces derniers sont persuadés
contestataire lorsqu’elles deviennent un pro-
que la révolution a déjà commencé. Partisans
duit de consommation de masse dans les an-
de la Terreur, ils rentrent dans la clandestinité,
nées 70. En 70 a lieu la dernière grosse mobi-
poussant les quartiers populaires à l’émeute,
lisation étudiante contre la guerre. La même
multipliant les attentats à la bombe sur le ter-
année Hendrix et Joplin meurent d’overdose,
ritoire américain. Adoptant le slogan « Ceux
suivis par Morrison en 71. Les temps chan-
qui vivent ensemble et luttent ensemble, bai-
gent. L’histoire des uns et des autres ne s’ar-
sent ensemble », les Weathermen formaient
rête pas là (9) mais l’occasion de leur rencon-
un groupe fusionnel où terrorisme, sexe et
tre est définitivement manquée.
(10) Olivier Rolin, Tigre
en papier, Seuil, 2002.
Olivier Rolin était l’un
des dirigeants du groupe
maoïste la Gauche
Prolétarienne.
(11) Il s’agit ici
d’Antoine de Gaudemar,
ancien membre de la
Gauche Prolétarienne,
actuellement directeur de
la rédaction de Libération.
In Génération, tome II Les
années de poudre, Seuil,
1988.
pes plus radicaux, à l’image des
Weathermen. Tiers-mondistes,
drogues étaient vécus en commun. Si « ces
hors-la-loi hypes donnaient à la révolution un
En France, la cassure a lieu plus tard, lors-
air fun » (7), ils étaient aussi de maladifs sec-
qu’en 73 de nombreux groupes politiques
taires. Proclamé révolutionnaire, le LSD sert
se dissolvent, prenant acte de leur échec.
également aux Weathermen à briser leurs
Ironiquement, c’est à ce moment-là que les
« inhibitions bourgeoises », à pratiquer l’auto-
gauchistes hexagonaux commencent à expé-
critique et annihiler l’ego ou encore à démas-
rimenter les drogues qu’ils avaient tant con-
quer les agents infiltrés du FBI…
damnées. « C’était la fin de La Cause, vous
aviez décidé la mort dans l’âme de baisser le
Le silence initial de l’extrême gauche sur les
rideau, de vous disperser. En Allemagne et en
drogues s’est progressivement transformé
Italie l’histoire de ces années là s’enfonçait
en une logorrhée délirante. Pourtant, à l’ex-
dans le sang. Vous gardiez juste assez de bon
ception peut-être des Yippies, aucun groupe
sens pour ne pas vouloir de ça, vous c’était
militant n’a tenté d’opérer la synthèse entre
juste alcool et défonce, un suicide par-ci, par-
les pratiques révolutionnaires et celles de
là, la vie, quoi… » (10) Ce sont des temps de
l’underground. « Par orgueil de défoncés,
désespérance, de communautés tristes où
les Yippies, les White Panthers et les Wea-
les gauchistes pansent leurs plaies en se dro-
thermen avaient mal interprété la révolution
guant et découvrent ce qu’ils ont oublié de
culturelle et ses retentissements sur la situa-
vivre. « Antoine (11) se remet à lire, à écrire.
tion politique en Amérique. » (8) Au début
Emporté par les hallucinogènes — depuis
des années 70 le divorce est consommé. Les
l’herbe jusqu’à l’acide — il rédige des textes
où domine l’influence de la post-beat generation. » Trop tard.
Le Satrape rôdeur
PLUS CON TU MEURS
La motarde me monte au nez
feux allumés en plein jour, de radars, de hordes
de gendarmes et de platanes.
Le chevalier et sa monture protestent énergiquement contre ces dangers. Dans les colonnes du
magazine sont relevés les endroits où la route
est un péril. Le mobilier urbain est montré du
doigt comme inhospitalier pour le motard qui
irait s’y vautrer. En effet, quand celui-ci est à la recherche d’extrêmes limites, celle entre la chaussée et le trottoir est parfois dure à distinguer.
Pourtant, même Brigitte Bardot avait chanté en
son temps : « En moto, j’y vois que dalle ».
Si vous avez déjà jeté un coup d’œil, chez votre marchand de journaux, aux magazines de
niche, vous avez peut-être aperçu Moto magazine. Au milieu de la cinquantaine de titres qui
traitent de ce qui a plusieurs roues et un moteur, cette publication fait figure d’exception.
Nul ne se douterait qu’il ne s’agit pas là d’un
banal titre de plus sur les motos, mais d’une
publication militante, celle de la Fédération
Française des motards en Colère. « Mais en colère contre quoi ? » ne manqueras-tu pas de me
demander, ami lecteur. La lecture de la publication permet d’apporter quelques éléments de
réponses.
Le titre, Moto magazine, pourrait laisser penser qu’il est ici seulement question de l’objet
motorisé alors que le sujet est autrement plus
vaste. La moto c’est avant tout un état d’esprit,
une attitude, une aventure. Se représenter cette
vie à la manière d’Easy Rider serait une erreur,
la référence est plutôt à aller chercher du côté
de Mad Max 2 – le guerrier de la route. En
effet, on ne siffle pas tranquillement les Byrds
habillé en peau de caribou sur une route désertique chez les motards pas faciles. La route
est un monde hostile peuplé d’automobilistes
Moto magazine comporte toutefois des rubriques plus triviales. Petites annonces : acquissez
la bête rugissante de votre choix. Fashion : la
collection printemps-été de Yamaha. Conso :
quel pot d’échappement présente la musicalité
la plus harmonieuse ? Les questions de société
sont également abordées sans concession : peuton mettre un pare-brise Secdem Pullman sur
une moins de 630 cm3 ? Bref, tout pour passer
un dimanche agréable, même si Coluche affirmait : « La moto c’est chiant comme la mort ».
Après avoir essayé d’endiguer la politique sécuritaire du gouvernement en militant pour
l’abolition la contravention pour excès de
vitesse, la FFMC a aujourd’hui l’objectif plus
raisonnable de mettre fin à l’injonction faite
aux automobilistes d’allumer leurs feux le
jour. A l’appui d’une rhétorique implacable
qui veut que si les voitures font de la lumière
en plein jour, on court le risque de les confondre avec des guirlandes de noël, les motards
se mobilisent en nombre. La morale populaire
leur donne d’ailleurs raison car comme dit le
proverbe : « Quand la route s’enflamme, l’écureuil mange des noisettes ».
Beauté nébreuse
Tosches
« Plonger dans la mer, là où l’on
n’en aperçoit pas le fond, et revenir à
terre à la nage… »
Dans vos livres, on sent une tension entre deux
Chasseur de serpents, critique musical, poète,
modes d’être : être du côté de la puissance du
journaliste, Nick Tosches est aujourd’hui l’auteur
monde ou être dans le retrait, dans l’ascétisme.
de biographies sur les icônes populaires américaines
D’un côté le Johnny de Trinités, qui maîtrise le
(Hellfire, Dino…) et de romans noirs sur la mafia
trafic de drogue, a le pouvoir de vie et de mort,
(Trinités, La Religion des ratés…) (1). Son dernier
de l’autre le vieux sage, isolé sur son île, dans
livre, La Main de Dante, paru chez Albin Michel
La Main de Dante, dépositaire d’une autre
en 2003, reprend ses thèmes de prédilection :
forme de puissance, peut-être même plus forte que
l’affrontement dans le monde et en nous de deux
la première. Avec comme passerelle entre les deux
forces contradictoires — qu’il serait réducteur d’appeler
les personnages de Dante ou de Nick Tosches dans
le Mal et le Bien — les flux de pouvoir, la dénonciation
La Main de Dante, qui tendent tous deux vers
d’un certain mode de vie américain. Que ce soit dans
une certaine disparition de l’écriture, ou cherchent
ses romans ou ses enquêtes (2), les drogues jouent
au moins le terme juste, celui qui permettrait
toujours un rôle important, comme déclencheur
d’écrire l’existence en un seul mot. Quelle part la
ou révélateur. Cet entretien, réalisé par mail, suggère
drogue joue-t-elle dans cette tension ?
d’autres lectures, plus hallucinées peut-être, de l’un
des seuls écrivains rock.
L’état dans lequel il faut s’efforcer de vivre est
un état d’ataraxie. Mais combien de personnes en sont capables, ne serait-ce que pour
une journée ? Seule la sagesse peut nous
66 67
permettre d’atteindre cet état, et la sagesse
est aussi rare qu’elle est sacrée. Enfant, on
observe les nuages se déplacer dans le ciel ou
les étoiles sur fond de nuit noire et on fait ainsi
elles pas plutôt ce qui fait écran entre l’homme
l’expérience d’un sentiment d’infini. Mais l’on
et le silence ? La drogue permet-elle une plus
perd ce sentiment sous l’effet atrophique de
grande sensibilité au monde ou non ?
ce que l’on nomme la civilisation. Et de nos
jours, beaucoup d’enfants n’ont même pas eu
Les drogues ne permettent pas d’atteindre
cette occasion de goûter au sacré. Dès l’âge
l’ataraxie — pas directement en tout cas —
de 3 ans on les déclare atteints d’hyperacti-
mais elles peuvent permettre de retrouver le
vité et de déficit d’attention — de la sorcelle-
chaos originel de l’esprit qui se trouve enfoui
rie de psychiatre qui cherche à enfermer les
en nous. Certaines drogues nous permettent
enfants qui préfèrent observer le ciel plutôt
de connaître ce que l’on ne peut exprimer.
que d’écouter les appels de la civilisation, qui
Elles nous permettent de savoir qu’en fait
préfèrent courir partout plutôt que de rester
il n’y a rien à exprimer. La grande révéla-
assis et de devenir des putains de gros tas qui
tion de Charles Olson, dans Maximus from
auront le cœur fragile à 12 ans, qu’on bourre de
Dogtown est : « On
speed — méthylphénidate et autres substan-
boit / ou l’on ouvre /
ces du même ordre — ou d’antidépresseurs.
nos veines seulement /
Le truc, c’est de retrouver en nous cette im-
pour savoir » (3). Je ne
pression d’infini, cette parenté enfantine avec
parle pas ici en termes
les dieux des cieux et des brises, et de la faire
d’addiction. Je parle de
ressortir. Mais comment y parvenir si elle
plonger dans la mer, là
n’a jamais existé ? Les gens sont en train de
où l’on n’en aperçoit pas le fond, et de re-
droguer leurs enfants pour qu’ils deviennent
venir à terre à la nage. Une addiction à quoi
aussi givrés qu’eux, mais d’un autre côté ils
que ce soit est mauvaise. Cela nous asservit.
parlent d’abus de substances. Tout ça, ce ne
Mais encore une fois, à moins d’être riche,
sont que des néologismes bidons — « hype-
ce monde nous asservit également. On a be-
ractivité », « déficit d’attention », « abus de
soin de recouvrer notre liberté, pas de s’as-
substances ». Mais au final, de nos jours, du
servir davantage. Ca tue l’âme. D’ailleurs, ce
berceau jusqu’à la tombe, nous vivons dans
même poème d’Olson nous offre une vision
une société saturée de drogues. Et ce ne sont
plus sombre des drogues : « Les quatre cent
pas les bonnes drogues. Ce sont les drogues
dieux / de la seule boisson / s’assirent avec
qui inoculent la docilité, la conformité, et la va-
lui / alors qu’il mourait / en pièces. » Dans la
cuité agitée si caractéristiques de la société.
danse de l’ataraxie et de l’oubli, c’est l’ata-
La capacité d’atteindre l’ataraxie est ainsi en-
raxie qui doit mener. Je ne pense pas que les
core plus rare, encore plus exclusive, encore
drogues soient le dernier rempart contre le
plus difficile à acquérir. Beaucoup de gens font
silence. Je pense qu’elles mettent à distance
semblant d’y parvenir. Ils arborent une spiri-
le vacarme absurde du monde.
bonus
Retrouvez la version
en anglais de cette interview
sur notre site :
www.revuetroubles.com
Du berceau jusqu’à la tombe,
nous vivons dans une société
saturée de drogues.
Et ce ne sont pas les bonnes.
tualité cheap mais derrière il n’y a rien.
Dans vos biographies, le rapport entre prise de
Vos livres semblent suggérer que certaines drogues
drogue et création est également double. Suivant
permettraient d’être en retrait du monde, de
les personnages et les moments, la drogue, et
percevoir son frémissement et ses flux. Ne sont-
l’alcool pour Emmett Miller (4) par exemple,
sont vus soit comme une puissance créatrice
soit comme une force inhibitrice. Comment
estimer la part que jouent les drogues dans la
(1) Hellfire, Allia, 2001.
Dino, Rivages, 2001.
Trinités, Gallimard, 1996.
La religion des ratés,
Gallimard, 2000.
(2) Comme dans
Confession d’un chasseur
d’opium, enquête réalisée
en 2000 pour le magazine
Vanity Fair (et éditée en
France chez Allia, 2003),
où il parcourt le monde à
la recherche des dernières
fumeries d’opiums.
(3) Poète américain
(1910-1970). Ce recueil de
poèmes est paru en France
sous le titre Maximus
amant du monde, Ulysse
Fin de Siècle, 1988.
(4) Emmet Miller (1900 1962) est un ménestrel
blackface, un chanteur
blanc grimé en noir, dont la
musique est au croisement
de la country, du blues et
du jazz. Musicien méconnu,
il est le héros de Blackface
(Allia, 2003), dans lequel
Nick Tosches essaye de
retracer son histoire.
sexualités / politiques / cultures
Tosches
L’histoire de Jerry Lee Lewis, telle que vous la
dressez dans Hellfire, semble pouvoir être lue
comme une série d’addictions : à l’alcool, aux
création ? Quelle place joue-t-elle dans votre
drogues, à la religion et à la musique. Comment
propre processus créatif ? Peut-on tout réduire
la religion, qui se pose comme adversaire et
au dilemme de Johnny à la fin de Trinités : la
remède des autres addictions, entretient-elle
puissance ou l’abstinence ?
un rapport, qui en fait relève de l’addiction,
avec ses fidèles ? Greil Marcus dans la préface
de Hellfire indique que Jerry Lee Lewis est
passé de la musique du péché (le rock’n’roll)
à la musique de la culpabilité (la country).
Ne serait-ce pas ce sentiment de culpabilité
attisé par la religion qui maintient cet état de
dépendance ?
Je n’ai jamais vraiment aimé le poète James
Dickey. Mais il a écrit une belle phrase : « La
culpabilité c’est magique. » Tout peut être
une addiction, tout peut être une sorte d’asservissement. Et tout peut être un moyen de
se libérer, une sorte de salut. Le seul péché
est de jeter le seul don que l’on a : le don du
souffle de l’instant présent. Une des choses
que j’essaye de déterminer depuis un certain
temps, dans mes livres et au quotidien, c’est
si l’homme a inventé le bien et le mal avant
d’inventer les dieux. La seule chose que je
sais c’est que tout ce truc monothéiste sera
Il s’agit plus de savoir si les drogues sont
notre perte.
une force créative ou une force destructive.
Encore une fois il s’agit de cette danse en-
Vous écrivez dans La Main de Dante que
tre ces deux pôles. Ce souffle entre l’illumi-
la musique est plus apte à rendre compte des
nation gnostique d’Olson et le « mourir en
sensations liées à la prise de drogues que la
pièces ». Les drogues peuvent susciter un
littérature. Pourquoi ? Parce qu’elle permettrait
afflux d’inspiration, de puissance poétique,
de faire partager au public la sauvagerie qui lui
de perception. Mais ces choses ne peuvent
est inhérente ? Dans Hellfire la sauvagerie du
porter leurs fruits sous l’influence des dro-
rock’n’roll de Jerry Lee Lewis semble découler
gues. Les drogues peuvent vous rapprocher
directement des transes pentecôtistes. Existe-t-
de la muse, mais l’on ne peut lui faire la cour
il un lien entre la prise de drogues et la transe
à moins d’être clean. Je n’ai jamais écrit un
religieuse ? La musique est-elle une sorte de
seul mot sous l’emprise de drogues. J’écris
synthèse de ces deux addictions antithétiques ?
dans une sorte de monde souterrain entre
Plus généralement quelle est la part de religion
l’ataraxie et l’oubli. Et non, je ne crois pas
dans la culture populaire ?
que tout peut se réduire au choix entre la
puissance et l’abstinence. J’ai l’impression
que tout se réduit à abandonner et la puissance et l’abstinence.
68 69
La musique se passe de mots. Ou — Arvo
Part (5), les Rolling Stones — les mots sont
secondaires par rapport à la musique. George
Steiner a beaucoup de choses à dire concernant la pureté de la musique dans son livre
Grammaires de la création (6). J’aime penser les transes en d’autres termes que ceux
que l’on emploie d’habitude. En général les
transes sont perçues comme des états de
tranquillité transportée. Mais l’on ne doit par
oublier toutes ces vieilles transes sauvages
de ces formidables cultes anciens et mystérieux : Dionysos, Mithra, Eleusis, et tout
le reste. Nombre de ces cultes employaient
des drogues dans leurs rituels. Le pentecôtisme chrétien — ce truc de parler en langues — est un peu fou. Mais j’ai l’impression
que le rock’n’roll de Jerry Lee Lewis ne dérivait pas tant de cette folie religieuse de sa
jeunesse que de la folie singulière du génie
de son âme.
Aussi bien dans Hellfire que dans Dino vous
semblez vouloir décrypter la culture populaire
américaine à travers deux de ses idoles. Comment
le culte des idoles peut-il nous permettre de
comprendre la culture américaine ? Héros
oubliés du rock’n’roll (7) est-il une tentative
de déconstruire les idoles de la culture populaire
américaine ?
Dans la danse de l’ataraxie et de l’oubli,
c’est l’ataraxie qui doit mener.
c’est symptomatique de la déchéance et de
Hellfire est la légende d’un homme qui mena
la vacuité de notre culture. Héros oubliés du
une vie issue en partie de l’Ancien Testament
rock’n’roll était en effet une tentative de dé-
et d’un roman de Faulkner. En fait, ce sont
truire les idoles de la culture populaire amé-
les rythmes du livre : les rythmes de la Bible
ricaine. Je voulais montrer qu’une grande
de King James et les rythmes de Faulkner.
quantité de personnes l’avait fait en premier
Dans Dino j’ai essayé d’utiliser Dean Martin
et l’avait fait mieux. Et je voulais m’amuser
comme une figure au premier plan d’une his-
en le faisant.
toire bien plus vaste : l’histoire de la culture
populaire et de la corruption en Amérique. Je
Vous dites que « les industriels de l’image en
ne pense pas que le culte des idoles puisse
boîte » ne nous fournissent que des « images
nous permettre de comprendre quoi que ce
fallacieuses » de la drogue (8). Que serait alors
soit. Toutes les idoles sont de fausses ido-
« l’image vraie » de la drogue ?
(5) Compositeur de
musique contemporaine.
(6) Gallimard, 2001.
les. On vit dans une culture d’idoles, mais
« Les industriels de l’image en boîte »,
« images fallacieuses. » Je ne reconnais pas
ces phrases. Les ai-je écrites ? Peu importe.
(7) Allia, 2000.
(8) In La Main de Dante,
op. cit.
sexualités / politiques / cultures
Tosches
notre ardeur à consommer des mensonges,
qui posent problème.
Tout votre travail semble être animé par la
volonté de trouver les lieux et les hommes qui
contrôleraient les flux du monde, que ce soit les
flux de drogues, de pouvoir, de divertissement.
Cependant il semble que la maîtrise de ces
flux prime la maîtrise des objets de ces flux :
il est plus important de s’accaparer les canaux
que ce qui y transite. En même temps vous
semblez suggérer qu’il suffirait de pervertir
le contenu des flux (de remplacer la drogue
par des explosifs comme dans Trinités, ou de
représenter la vérité au cœur du divertissement
populaire comme a pu le faire Dean Martin)
pour faire exploser les réseaux de pouvoir et se
réapproprier les flux. Est-ce le but de vos livres :
pervertir la machine ?
Dans le monde dans lequel on vit, le contenu
n’a que peu d’importance, c’est l’emballage
qui compte. Le savon, les livres, les céréales,
les hommes politiques. Ce n’est pas tant ce
qu’ils sont, que la manière dont ils sont emballés et vendus. Des noms de marques sont
même imprimés sur les sachets d’héroïne. On
On n’en est pas moins des cons qui
tombent en ruines.
s’emballe nous-même. On se balade avec des
noms de marques sur nos vêtements, déboursant de l’argent pour faire de la publicité gratuitement pour des escrocs qui exploitent des
C’est certainement vrai que l’on se voit im-
ateliers clandestins dans le Tiers-monde. On
poser une image diabolisée des drogues.
porte de faux cheveux, on s’injecte du Botox,
L’Organisation Mondiale de la Santé a affir-
du collagène, de la silicone. Mais on n’en est
mé il y a quelques années que : « Sous l’in-
pas moins des cons qui tombent en ruines, et
fluence du cannabis, le risque de commettre
qui restent vides à l’intérieur. Je ne crois pas
des meurtres non-prémédités était très im-
que les livres devraient avoir un but. Ils sont,
portant ; ils peuvent être commis de sang-
c’est tout. S’ils sont bons, alors les lecteurs
froid, sans aucune raison ou aucun motif, de
ressentiront quelque chose. Quelque chose
manière inattendue, sans dispute préalable ;
de vrai. Et s’ils ressentent quelque chose de
souvent, le meurtrier ne connaît même pas la
vrai, ce sentiment pervertira la machine.
victime, et tue par simple plaisir. » C’est cet-
Propos recueillis par
te même organisation qui fait office d’apôtre
Mme Patate et Le Satrape rôdeur
principal du mythe du tabagisme passif. Il y
Photos Claude Vittiglio
a une myriade d’images vraies des drogues.
Il y a une myriade d’images vraies de tout.
C’est notre incapacité à voir cette vérité, et
EASY RIDER
Exercice de critique barock
« Je vais devoir y aller, ma vessie a lâché. »
La Miroiterie. Vendredi soir. Au programme,
une brochette de jeunes groupes rock aux
styles assez divers. Depuis les hauteurs de Belleville, une interminable pente mène à l’ancienne manufacture reconvertie en squat artistique. S’y trouvent pêle-mêle habitués de la
friche, habitants du quartier, jeunes et plus-dutout-jeunes, bourgeois proto-punks-rockers,
occupants du lieu que rien ne semble pouvoir
émouvoir… Une bonne centaine de personnes en tout. La salle n’est pas très grande, mais
la large porte et les fenêtres grandes ouvertes
permettent de profiter de la musique depuis
l’extérieur.
Secret Rhipidon monte sur scène. Un trio tout
ce qu’il y a de moins glam, dont les membres
ont visiblement été bercés avec l’intégrale de
Sonic Youth. En ces temps où rock rime presque exclusivement avec dandysme, la référence fait plaisir d’autant plus qu’ils s’acquittent
de cet exercice de style fort honorablement.
Reste que le côté copié / collé fait qu’on ne
les écoute que d’une oreille. C’est d’ailleurs ce
que semble faire un étrange personnage placé
au premier rang, qui dessine un coucher de soleil et prend un plaisir certain à faire des trous
dans son chef d’œuvre à l’aide de sa cigarette.
Affublé d’un accordéon, l’un des occupants
s’improvise DJ et comble les pauses entre
les sets d’une musette assez approximative
pendant que Little Fury s’installe. Je me dirige vers le bar dans l’espoir de rencontrer
quelqu’un à saluer, histoire de rentabiliser
mon perfecto. J’ai beau écluser des verres
pendant vingt minutes, accoudé à la planche
posée sur deux bidons, personne n’a l’air de
connaître Trouble(s). J’essaye alors de me
faire passer pour un journaliste de Rock’n
Folk. Sans plus de succès. Depuis l’extérieur,
Little Fury sonne à l’image de la bière vendue deux euros la pinte : sans grande saveur
mais pas désagréable. Un punk, dont on ne
sait pas très bien s’il est défoncé ou juste sur
le point de s’endormir, décide de rendre le
show plus violent côté public. A son grand
regret la baston ne prendra pas et il ira se
réfugier dans les bras d’un de ses camarades. Tout compte fait, il vaut mieux rester
au bar.
Deux autres groupes doivent suivre, Los Calaveras et Nelson. Tous les deux déjà vus mais
on les réécoute avec plaisir. Seulement, c’est
compter sans l’avis des voisins qui visiblement n’apprécient pas le volume et / ou le
post-punk. Aucune sommation, c’est la police.
Dans l’ordre : interruption, évacuation et frustration, pour tout le monde. Il est 23 heures.
Rapatriement vers le rade préféré des groupes
qui n’ont pas joué. Le groupe qui s’y produit
à l’air prometteur, seulement j’arrive trop tard.
Je n’ai que le temps de remarquer la puissance
vocale de la chanteuse qui semble tout droit
sortie de la BD De mal en pis. D’ailleurs c’est
un peu ça. On discute. Je lui dis qu’elle me fait
penser à Mick Jagger, elle me plante là. Je suis
bon pour rentrer à pied.
Beauté nébreuse
Chronique d’histoire sociale
« Il existe dans la tête des ouvriers des expériences fondamentales, issues des grandes luttes [...] Mais les journaux, les
Indépendance
avec
les
loups
livres, les syndicats ne retiennent que ce qui les arrange [...] A
cause de tous ces oublis, on ne peut donc pas profiter du savoir
Jacques Simon, ancien militant
et de l’expérience de la classe ouvrière. Il serait intéressant,
pour l’indépendance de l’Algérie est
autour du journal, de regrouper tous ces souvenirs, pour les
aujourd’hui historien. Il préside le
raconter et surtout pour pouvoir s’en servir et définir à partir
Centre de Recherche et d’Etude sur
de là des instruments de luttes possibles. » En 1973, Michel
l’Algérie Contemporaine et dirige deux
Foucault proposait au cours d’un entretien au journal
collections aux éditions L’Harmattan.
Libération la création d’une chronique d’histoire sociale,
sur le mode du « feuilleton ». Cette expérience que
Libé n’a pas su mener, à nous de l’initier aujourd’hui.
Je suis né le 1er avril 1933 à Palat, en Algérie,
L’histoire est trop souvent l’apanage des puissants,
dans l’une des deux familles berbères juives
le vecteur de la domination. Pourtant nos souvenirs
qu’il y avait dans le village. Lorsque les lois
personnels, notre histoire familiale portent souvent en
de Vichy ont été appliquées, mes parents
eux des traces d’anciennes révoltes. Réveillons les.
ont été chassés de leurs postes et ont perdu
leur nationalité française. La section clandes-
Le principe de cette chronique est fort simple.
tine du PPA, organisation qui couvrait toute
Premièrement, elle a pour sujet l’histoire sociale (à
l’Algérie (1), décide alors de nous prendre
savoir le récit des luttes, des conditions de travail, du
sous sa protection au titre d’Algériens spo-
peuple) de 1900 à nos jours, en France ou ailleurs, et
liés par la France. Les nationalistes algériens
devra s’appuyer sur des souvenirs personnels, vécus
et leur dirigeant, Messali Hadj, deviennent
ou transmis, et/ou sur des documents (tracts, affiches,
à mes yeux les véritables adversaires du
photos, articles...). Deuxièmement, c’est vous lecteurs
qui la faites vivre à travers les textes ou les documents
que vous nous faites parvenir (pour nos coordonnées,
voir en fin de numéro). Enfin, c’est un feuilleton
décousu : à vous de réagir aux textes déjà publiés, de
les enrichir ou les contester, sur le fond ou sur des
points de détail, ou de passer à un sujet totalement
différent. Cette chronique peut faire dix ou une page,
traiter d’un seul thème sur l’année ou de cinq différents
par numéro, suivant ce que vous nous envoyez. Après
Draveil et Creys-Malville, la guerre d’Algérie à travers
les souvenirs de Jacques Simon…
72 73
colonialisme français — qui avait placé une
partie de ma famille dans les camps du sud.
En mai 1945, surviennent les événements
de Setif (2). Membre à l’époque des scouts
proches du PPA, je participe aux premières
manifestations, avant que la répression ne
s’abatte. Là encore, j’ai pu voir comment la
France coloniale traitait les revendications
Le FLN obtient de nombreux relais
médiatiques qui lui permettent
de passer auprès de l’opinion de
gauche pour résistant.
Images. extraites de La Voix du
peuple, organe clandestin du
mouvement national algérien,
11 mars 1959.
des peuples colonisés — et non seulement
les gaullistes, mais aussi les socialistes et les
communistes, qui à l’époque étaient dans le
gouvernement d’union nationale.
Prendre le maquis. En 1954, je vais à Paris pour faire mes études. C’est là que j’ai
vécu la crise du PPA-MTLD (3). L’historiographie actuelle nous en parle comme d’une lutte entre les pro-Messali et les autres. En fait,
c’est faux. Il s’agissait d’une véritable opposition entre le PPA et le MTLD. La différence
entre les deux organisations était criante. La
première, véritable organisation de masse,
présente en Algérie depuis les années trente, prônait l’indépendance suivie d’élections
libres, afin de former une assemblée constituante. Le PPA appelait donc la fin effective
du régime colonial et à de profondes réformes sociales. Pour ce faire il n’excluait pas
le recours à la lutte armée et à l’insurrection.
C’est pour cela qu’existait au sein du parti
dre de l’Union Française (4), rejoignant ainsi
une structure paramilitaire, l’OS (Organisa-
les positions des communistes algériens
tion Spéciale) qui, bien que mise à mal lors-
et des réformistes de Ferhat Abbas (5). Le
que son existence fut révélée en 1950, exis-
PPA s’oppose à cette vision, revendiquant
tait toujours en 1954. Le MTLD, de son côté,
au contraire une large union maghrébine
était depuis l’interdiction du PPA la couvertu-
anti-coloniale, et s’allie avec les Marocains
re légale qui se présentait aux élections. A la
et les Tunisiens en leur proposant une insur-
différence du PPA, composé essentiellement
rection généralisée en décembre 1954. Je
de paysans, d’artisans, d’ouvriers, le mouve-
rentre alors en Algérie en juillet pour prépa-
ment accueillait surtout des intellectuels et
rer l’insurrection. En septembre, l’OS et le
des membres de professions libérales qui,
PPA sont prêts à prendre le maquis. C’est là
élus grâce aux succès électoraux du MTLD,
qu’entre en jeu le CRUA (6) mis en place par
s’habituèrent à la cogestion coloniale. Cette
le comité central du MTLD pour contrer le
élite nationale devint de plus en plus favo-
processus que nous avions engagé. Il s’allie
rable à l’existence d’une Algérie dans le ca-
pour cela avec l’Egypte de Nasser qui voulait transformer l’Algérie en une province
de la Nation arabe, même sous influence
française. Le 1er novembre 1954 éclate ainsi
(1) Parti du Peuple
Algérien, fondé par Messali
Hadj en 1937 après
l’interdiction de l’Etoile
Nord-Africaine.
(2) Suite à des
manifestations, une
répression lourde s’abat
en Algérie. Le nombre de
morts s’élève, selon les
estimations, à entre 15 000
et 45 000.
(3) Mouvement pour le
Triomphe des Libertés
Démocratiques, fondé en
1947.
sexualités / politiques / cultures
chronique d’histoire sociale
messalistes. Il est rejoint par tous ceux qui
refusent la constituante de Messali, les réformistes et les communistes. Avec eux, le
FLN obtient de nombreux relais médiatiques
qui lui permettent de passer auprès de l’opinion de gauche pour résistant, lui donnant
une crédibilité que seul méritait le PPA.
Purges. Au congrès de la Soummam (7) le
FLN se propose d’englober toutes les tendances du mouvement national, y compris
les réformistes et les oulémas, et d’en devenir le seul représentant officiel. Toutefois,
il ne s’agit pas d’un Front comme la résis(4) Structure mise en place
en 1946 par la France
pour remplacer l’Empire
colonial français. Elle ne
fait en réalité que doter
les colonies d’assemblées
consultatives sans rien
changer au problème
colonial.
tance française, car il n’accepte que des adhésions individuelles, les partis disparaissant
littéralement en son sein (on retrouve là la
dimension totalitaire du nationalisme arabe
nassérien). Par conséquent, tous ceux qui
refusent d’adhérer au FLN sont qualifiés
d’ennemis et abattus. Les purges les plus
(5) Chef de file de
l’Union Démocratique
du manifeste Algérien
favorable au maintien
d’un régime colonial
démocratisé dans lequel
les élites algériennes
auraient leur place.
(6) Comité Révolutionnaire
d’Unité et d’Action,
où se retrouvèrent les
« historiques » du FLN,
tel Boudiaf (assassiné
en 1992) ou Ben Bella,
renversé en 1965 par
Boumediene.
(7) Congrès d’unification
du FLN qui eut lieu le
20 août 1956. Pour
beaucoup, cet événement
marque la véritable
création du FLN.
(8) Gouvernement
Provisoire de la République
Algérienne, mis en place
par le FLN en 1958 avec
comme président Ferhat
Abbas.
(9) L’Étoile Nord-Africaine.
sanglantes auront lieu en France, car la base
ouvrière — socialiste en un mot — y était
forte et n’acceptait pas de se soumettre à un
parti totalitaire. Beaucoup de militants y ont
néanmoins cru et se sont laissés berner, trop
occupés à combattre le régime colonial pour
réagir. Ce qui n’a pas pour autant servi ceux
à l’origine de la manœuvre anti-messaliste.
ce que l’on a appelé la « Toussaint Rouge »
Car tout au long de la guerre, alors que les
dont la proclamation n’a rien à voir avec les
militants les plus sincères se faisaient mas-
principes fondateurs du PPA (le texte fait
sacrer dans les maquis de l’intérieur, aux
notamment allusion à un « Etat algérien sur
frontières marocaines et tunisiennes, une ar-
des principes islamiques »). Juste après, la
mée professionnelle était mise sur pied par
répression s’abat, non sur les dirigeants du
les éléments les plus réactionnaires du FLN.
MTLD, mais sur les messalistes qui, pen-
Elle ne fut engagée dans aucun combat et
sant que le moment d’agir était venu, pren-
ce n’est qu’après l’indépendance, en 1962,
nent tous le maquis. Alors que les militants
qu’elle intervint pour renverser le GPRA (8)
luttent sur le terrain, le CRUA, devenu FLN
et installer à sa place une dictature militaire
sous la houlette de son chef autoproclamé
qui devint peu à peu un régime corrompu et
Abane Ramdane, élimine un à un les chefs
rétrograde, accordant une grande partie du
pétrole et du Sahara à la France, et instaurant un code de la famille fondé notamment
sur les lois islamiques. Les éléments les plus
74 75
droitiers du nationalisme algérien sont ainsi
parvenus à maintenir l’Algérie dans le giron
français.
Pour comprendre ces événements il faut remonter aux origines de Messali Hadj et de
L’ENA (9). Messali était un Koulougli : d’origine turque, il appartenait à la confrérie soufi
Les purges les plus dures auront lieu en France,
où la base ouvrière était forte et n’acceptait pas
de se soumettre à un parti totalitaire.
des Derkawa. Celle-ci prônait l’éloignement
du pouvoir corrupteur, la recherche de justice
sociale et un islam œcuménique, souvent acculturé par des traditions berbères fondées
sur des communautés autonomes. Messali
pensait que la culture berbère, commune à
l’ensemble du Maghreb, devait permettre
de fonder un vaste Commonwealth nordafricain. C’est notamment dans ce but que
l’ENA a été créée en 1926 au sein du parti
communiste. Tous ses membres sont obligatoirement membres de la CGTU. Il y a donc
une forte culture ouvrière, d’autant plus que
l’émigration était composée essentiellement
de célibataires travaillant en usine. L’ENA
se bat sur les principes de la Troisième Internationale (nationalisation des banques,
égalité hommes femmes), qu’elle quitte lors
du virage stalinien du Komintern pour se lier
avec les trotskistes et les anarchistes. L’ENA
sera de tous les combats ouvriers de l’époque. En février 1934, ses militants seront
en première ligne. Elle participera aux grèves de 1936 et adhérera au Front populaire,
avant d’être interdite en 1937 par Blum car
son développement en Algérie inquiète fortement les autorités coloniales. Sa position
mondain, se donnant des airs de tiers mon-
contre le fascisme sera de même très claire.
diste pour mieux asseoir son image, tout en
Alors que le Mufti de Jérusalem bénira Hit-
faisant exactement l’inverse du programme
ler, Messali refusera catégoriquement toute
de Messali et du PPA : une Algérie unifiée
collaboration avec les fascistes. Les racines
de force par une arabisation venue de l’ex-
du nationalisme algérien sont donc multiples
térieur et étouffée par un islam rétrograde
mais se rejoignent dans un grand projet d’en-
et étatisé. L’état FLN se fonde donc sur une
semble : l’Afrique du Nord socialiste et unie
imposture : celle d’être la continuation, et
grâce à sa culture berbère. De tout cet héri-
la finalité, du nationalisme algérien. Se rap-
tage, le FLN n’a gardé que le côté socialiste
peler les véritables origines de la révolution
revient à poser les bases d’un changement
positif en Algérie.
Propos recueillis par Guillaume Noir
Bibliographie
de Jacques Simon
· Messali Hadj (1898-1974),
La passion de l’Algérie libre,
Ed. Tirésias, 1998.
· L’Étoile Nord-Africaine (19261937), L’Harmattan, 2003.
· Le MTLD (1947-1954),
L’Harmattan, 2003.
· Novembre 1954 : la révolution
commence en Algérie,
L’Harmattan, 2004.
sexualités / politiques / cultures
Bush en cœur
yeux
cœur
Loin des
loin du
Les élites et les médias français se dopent à
l’anti-américanisme, préférant porter Farenheit
9/11 aux nues qu’interroger les soubresauts de
la politique extérieure française. Tentative de
désintox.
(1) Voir à ce sujet la
revue Afrique XXI, n°0
et 3 concernant plus
particulièrement la Côte
d’Ivoire. Voir aussi le post
du 20/11/2004 sur
www.revuetroubles.com
(2) Pour une très bonne
synthèse voir le livre de
Jean Paul Gouteux, La
nuit rwandaise (L’esprit
frappeur, 2002) et le livre
de Dominique Franche,
Généalogie du génocide
rwandais, Tribord, 2004.
Ah, qu’elles étaient élogieuses en France les
même le Figaro, propriété du groupe Hersant
critiques de Farenheit 9/11, le dernier film de
Dassault, encense-t-il le livre du cinéaste Dé-
Michael Moore. Jugez plutôt. M6 « l’adore »,
graissez-moi ça ! alors que ce journal et ses
le Nouvel Observateur le qualifie de « gau-
dirigeants sont l’essence même de la collu-
chiste le plus célèbre des Etats-Unis, héri-
sion entre les pouvoirs que critique Moore ?
tier de Steinbeck et de Chaplin » tandis que
Rien de plus simple que de répondre à cette
France 2 n’hésite pas à dire : « le trublion
question. Ce que met au pilori l’homme de
américain est toujours exigeant de la forme
Flint est ailleurs, dans cet ailleurs bien parti-
et grâce à un humour torride, ménage le re-
culier qui se nomme l’Amérique. Et les élites
cul. Ce qui renforce la puissance de convic-
françaises sont par essence accros à l’antia-
tion du film. » Bref, le « Coluche américain »
méricanisme. À l’origine de ce sentiment dif-
est adulé au pays du fromage. Et quoi de plus
fus, il y a déjà un brin de chauvinisme, mais
normal après tout ! Le cinéaste atteint, avec
aussi une pincée de ce messianisme républi-
son dernier documentaire, une rare qualité et
cain qui veut que notre pays soit porteur d’un
fait montre d’une sensibilité politique impres-
projet politique universel issu de la Révolu-
sionnante. Et pourtant, on peut s’étonner que
tion. À ce jeu, il y aurait bel et bien une com-
l’ensemble de la classe médiatique (à de rares
pétition entre Marianne et l’oncle Sam, entre
exceptions près) et intellectuelle plébiscite ce
le « jacobinisme » et le « libéralisme ». C’est
fils de prolo mal dégrossi qui affirme qu’il ne
du moins une manière de lire les choses.
fera aucun quartier aux démocrates s’ils arrivaient au pouvoir, qui fustige les multinationa-
L’autre serait de voir dans les beuglements anti-
les et les dérives de l’establishment. Pourquoi
yankees des Français le complexe de l’éternel
second, frustré que son pays soit relayé au
deuxième plan international et furieux qu’un
texan ait gagné six fois le Tour de France. Ces
76 77
massacre à propos de l’embargo qui frappa
l’Irak pendant dix ans. Mais qui parmi elles se
souvient du génocide rwandais perpétré avec
deux analyses restent pourtant des plus super-
la complicité quasi-exclusive de la France (2) ?
ficielles. Les amateurs de série policière sa-
Il me semble que nous revivons, quant à no-
vent bien que les pandores ont une manière in-
tre conscience politique, une sorte d’années
faillible pour remplir leurs quotas d’arrestation.
soixante bis où une immense partie de l’opi-
Ils font appel à des criminels qui en balancent
nion critiquait parfois violemment (et encore
d’autres. C’est ainsi que le système judiciaire
une fois à juste titre) la guerre du Vietnam alors
tourne depuis des lustres, les juges n’ayant
que nous avions en parallèle à mener un tra-
sous la main que les truands qui ont commis
vail de mémoire important sur la Shoah, mais
l’erreur de ne pas avoir d’assez bonnes rela-
aussi sur les guerres
tions avec la police. Maintenant imaginons que
d’Indochine et d’Algé-
l’Etat français soit un criminel, que les médias
rie. De ces trois événe-
soient la police et que le juge, le jury, soit com-
ments, seul le premier
posé de l’ensemble des citoyens. La meilleure
a fait l’objet d’un travail
maxime pour faire oublier les crimes de l’Etat
sérieux. En comparaison,
ne serait-elle pas de détourner l’attention du
les Américains ont de-
jury vers un autre malfrat ? N’est-ce pas là ce
puis longtemps mangé
qui se passe entre les Etats-Unis et la France,
leur chapeau vietnamien,
l’establishment médiatique français, de TF1
et la plupart critiquent la
à Télérama, du Figaro à Libération, agitant le
participation de leur pays
chiffon rouge de la bannière étoilée devant nos
à ce conflit. Pour s’en
yeux pour mieux faire oublier les dérives politi-
convaincre il n’y a qu’à
ques françaises ? C’est d’autant plus facile que
voir la production cinéma-
l’impérialisme américain est brutal, sanguinaire
tographique massive con-
et que son administration est arrogante, stu-
cernant cette guerre, et la comparer à ce qui
pide, népotiste. Mais cela doit-il nous rendre
est sorti en France (dans une quasi-confiden-
coupables d’amnésie localisée ?
tialité) concernant l’Indochine et l’Algérie (3).
images. Affiches du PCF 1951
Ce que met au pilori l’homme
de Flint est dans cet ailleurs
bien particulier qui se nomme
l’Amérique.
Quant à la politique intérieure, le repoussoir
Certes Bush est un guignol, mais sommes-
marche toujours à fond les manettes. Hollan-
nous mieux lotis avec Chirac à l’Elysée ? Cer-
de n’appelait-il pas à voter pour la constitution
tes les Américains sont des gens religieux,
européenne pour construire un continent fort
chauvins, mais ce n’est pas chez eux que le
capable de faire la nique aux Américains (4) ?
Front National, parti ouvertement raciste, fait
Bref, ce constat, si affligeant soit-il, ne doit
presque 20% des voix. Autant il est pertinent
pas nous empêcher d’aller manifester contre
de combattre l’occupation américaine en Irak,
l’actuelle politique yankee. Mais cessons pour
autant il est stupide dans le même temps
autant de se rattacher à un antiaméricanisme
d’oublier que notre armée occupe actuelle-
qui nous rend amnésiques sur les crimes de
ment l’Afghanistan, plusieurs pays africains
notre propre histoire et pensons à faire aussi,
et qu’en Côte d’Ivoire elle a servi de rempart
voire même d’abord, le ménage chez nous. A
à un régime corrompu, raciste et prônant la
moins d’attendre que Michael Moore vienne
préférence nationale avant de se retourner
faire un film sur la France et la famille Chirac.
vaguement contre lui suite aux derniers événements (1). Ah, qu’elles avaient belle allure
ces cohortes de manifestants contre la guerre
dans le Golfe, qui parlaient avec raison de
Guillaume Noir
(3) Concernant les oublis
de la mémoire française
coloniale concernant
l’Algérie voir : Lounis
Aggoun et J-B Rivoire,
Françalgérie, Crimes et
mensonges d’états, La
découverte, 2004.
(4) Voir sa déclaration
sur son site :
www.fhollande.net/article/
index.php?id_doc=695
sexualités / politiques / cultures
jeux interdits
Dans ces
casinos
sans croupiers
ni smokings
« S’il est quelque joueur qui vive de son gain,
On en voit tous les jours mille mourir de faim. »
Jean-François Regnard, Le Joueur
Un matin de 1999, David se réveille dans une
ville transformée. En se rendant à l’agence de
voyage qui l’emploie, il tombe sur un casino,
dont il jurerait qu’il n’était pas là la veille. Au
coin de la rue, un second casino, puis un troisième et ainsi de suite jusqu’au bar-tabac où
il a ses habitudes, juste en face de l’ancien
music-hall Le Palace. Ici aussi, il découvre
l’une de ces machines à résultat quasi-instantané. David ne rêve pas. La Française des
Jeux (FDJ) vient de lancer le Rapido, une lote-
Depuis une dizaine d’années, la stratégie
rie ultrarapide ou une machine à sous un peu
de la Française des Jeux consiste à faire
lente, c’est selon. Joueur occasionnel du Loto
de chaque bar-tabac un casino de proximité. Dernier
jusqu’à ce matin-là, David se passionne tout
épisode en date : la sortie en septembre
de suite pour cet écran qui scintille en rouge,
d’une version relookée du ticket à gratter Vegas. Mais
bleu, vert au-dessus de la porte du bar et qui
à l’abri de son statut et fort d’un chiffre d’affaires en
affiche les résultats toutes les cinq minutes.
perpétuelle croissance, l’opérateur public reste sourd
Il mise trois ou quatre euros par grille, par-
aux avertissements du monde médical sur le jeu
fois dix, finit par y passer ses après-midi, des
pathologique.
semaines entières. En ce jeudi d’août 2004,
David en est à sa trentième tentative en
moins de trois heures et ignore combien il a
déjà dépensé : « Des fois je joue une cinquantaine de grilles d’affilée, sans me lasser. » Il
parle sans quitter l’écran des yeux. Encore
78 79
nées à l’étranger — notamment au Québec où le problème est pris très au sérieux
— permettent d’évaluer leur nombre à envi-
« L’Etat est vertueux et rigoureux en apparence
mais si âpre au gain que son comportement
apparaît ambigu. »
ron 2 à 3% de la population
adulte (2), une proportion
équivalente à celle des toxicomanes. Ce qui en France
représenterait
300 000
à
perdu. Il froisse sa grille machinalement, la
500 000 personnes, victimes, dans leur gran-
laisse tomber par terre et retourne miser à
de majorité, des casinos. Mais il semblerait
la caisse. « Je ne suis pas vraiment malade,
que l’offre de la Française des Jeux soit de
mais j’aurais du mal à m’en passer. » David
plus en plus addictive. Dans Le jeu exces-
n’a jamais gagné gros. Il dit que le jour où la
sif (3), des psychologues québécois écrivent,
chance lui sourira il pourra « changer de vie »,
à propos des loteries sur écran vidéo, telles
mais qu’en attendant, ce qui lui plaît, « c’est
que le Rapido : « Le Keno ou la loterie tradi-
de connaître le résultat immédiatement. »
tionnelle, où la fonction du hasard est plus
évidente, sont moins attirants et risquent
Depuis une dizaine d’années, la Française
probablement moins d’entraîner des habitu-
des Jeux a décidé de changer l’image de ses
des excessives de jeu que la loterie vidéo,
points de vente. Dépassé le prolo qui coche
qui suggère de plus grandes possibilités de
inlassablement les dates de naissance de ses
contrôle — tout à fait illusoires. » Parallèle-
enfants sur sa grille de Loto, il s’agit désormais
ment, en imitant l’univers visuel des casinos,
d’offrir à chacun la possibilité de jouer à la rou-
la Française des Jeux cherche à attirer une
lette, au black-jack ou au poker au coin de la
nouvelle clientèle, comme a pu le constater
rue, sans smoking. Tandis que la loi française
Marc Valleur. Depuis quatre ans, il voit arriver
limite sévèrement l’implantation de casinos,
en consultation des patients accros au Rapido
la FDJ a sorti successivement le Black-Jack
et aux jeux de grattage : « Certains ont aban-
(1992), le Rapido (1999) puis le Vegas (2000).
donné le casino parce qu’ils perdaient le con-
Un jeu qui promet, dixit le site de la FDJ, de
trôle et ils se sont rabattus sur les jeux qu’on
« redécouvr[ir] le plaisir de la roulette, du po-
trouve pratiquement dans chaque café. C’est
ker, du craps » et des machines à sous grâce
une sorte de tentation permanente. »
à une règle du jeu qui se veut « la plus proche
possible de la réalité. » Depuis le 16 septem-
« L’accrochage des joueurs. » S’il a
bre, des spots de pub tous azimuts rabâchent
déjà vu des patients acheter des tickets par
la sortie d’une nouvelle version du Vegas, un
plaques entières pour plusieurs centaines
ticket relooké qui se veut plus attractif. « La
d’euros et les gratter compulsivement chez
Française des Jeux fait évoluer ses produits
eux, Christian Bucher (4), psychiatre au CHU
sur le modèle de ce qui se fait dans les casi-
de Strasbourg, estime que les jeux de grat-
nos, confirme Marc Valleur, chef du service
tage et de tirage ne sont que des produits
d’addictologie au centre médical Marmottan
d’appel. « En augmentant l’offre de ces jeux,
à Paris (1). Elle favorise les jeux d’impulsion
explique-t-il, comme avec la création de l’Euro
où l’on mise des sommes très faibles mais de
Millions, on augmente mathématiquement le
manière répétée tout au long de la journée. »
nombre de joueurs qui vont tomber sur le
Faute de données sur les comportements liés
Rapido, donc le nombre de joueurs pathologi-
au jeu et sur ses conséquences sociales, on
ignore combien la France compte de joueurs
pathologiques. Néanmoins, les études me-
(1) Service du Dr Marc
Valleur au centre
médical Marmottan :
01 45 74 00 04.
(2) Le jeu pathologique,
Marc Valleur, PUF, 1999
(non réédité).
(3) De Robert Ladouceur,
Caroline Sylvain, Claude
Boutin et Céline Doucet,
éditions de l’Homme,
2000.
(4) Accueil des urgences
psychiatriques au
CHU de Strasbourg :
03 88 11 66 48.
sexualités / politiques / cultures
jeux interdits
presse en métropole, s’ajoutent dans les
DOM-TOM des épiceries de village et des
stations-service. Résultat, les Français n’ont
jamais autant joué. D’après une étude réalisée
par Ipsos en 2003, un tiers des 28,4 millions
de clients de la Française des Jeux joue au
moins une fois par semaine. L’année dernière, l’opérateur a vu son chiffre d’affaires progresser de 4,8% au cours du dernier exercice
et atteindre 17 fois son niveau de 1977. Avec
23% des mises totales, le Rapido arrive en
deuxième position derrière le Loto et devient
le principal levier de croissance de la FDJ. On
est bien loin des loteries du XVIIIe siècle, conçues avant tout pour soutenir les œuvres de
charité ou financer les hôpitaux.
« La Française des Jeux a compris les bénéfices qu’elle pouvait tirer du jeu et ces bénéfices passent nécessairement par l’accrochage des joueurs », déplore Dan Velea (6),
psychiatre dans le service du Dr Valleur. Or,
l’Etat-croupier n’a aucun intérêt à lutter contre des dépendances liées à une activité qui
lui a rapporté plus de deux milliards d’euros
l’année dernière, autant que l’impôt de solidarité sur la fortune. Dans son rapport publié
en 2002, la mission sénatoriale sur les jeux
de hasard et d’argent en France dénonce
l’inertie des pouvoirs publics en ces termes :
« L’Etat est vertueux et rigoureux en apparence mais si âpre au gain que son compor-
(5) Etude Ipsos réalisée
en 1996.
(6) Auteur de Toxicomanies
et conduites addictives,
Heures de France, 2004.
(7) Le rapport dans son
intégralité peut être
consulté sur le site
www.senat.fr
ques. » Une incitation à entrer dans l’univers
tement apparaît ambigu » (7). Politiquement
du jeu à laquelle il est difficile d’échapper. Aux
moins porteuse que les addictions avec toxi-
yeux du Dr Bucher, la Française des Jeux est
ques, la dépendance au jeu n’entre pas dans
« probablement le pire des opérateurs comp-
les priorités de santé publique et les psychia-
te tenu des moyens qu’elle met en œuvre
tres sont contraints de se débrouiller avec
pour communiquer sur ses produits. » Pu-
les moyens du bord. « Je vois mes patients
blicités omniprésentes, partenariats avec de
presque en douce, confie Christian Bucher.
nombreuses émissions de télévision, avalan-
Je note juste L 630 sur le dossier, le code du
che de cagnottes exceptionnelles et sponso-
jeu pathologique. » Pour pallier le manque de
ring sportif permettent aux produits labellisés
données sur le sujet, il a créé, avec le Dr Val-
FDJ de se classer parmi les mieux connus du
leur, l’Observatoire des jeux, une structure
public avec 96% de taux de notoriété (5) ! En
destinée, notamment, à mener des études
outre, il existe actuellement près de 43 000
points de vente, soit un pour 1 400 habitants.
Aux bureaux de tabac, bars et diffuseurs de
80 81
épidémiologiques. Depuis sa création il y a
un an, l’Observatoire n’a toujours pas reçu
un euro de subventions publiques.
La mise est de quelques euros et le jackpot
Totalement à rebours des casinotiers qui com-
d’un million. Pour contourner la législation sur
mencent à former leur personnel pour repérer
les jeux de hasard, le gouvernement de l’épo-
les joueurs excessifs et réfréner leur consom-
que a prévu d’introduire dans le projet de loi de
mation, la Française des Jeux reste sourde
finances rectificative une taxation sur les jeux
aux avertissements du monde médical. Elle ne
d’un type nouveau, sous-entendu étrangers à
propose aucun programme d’aide aux joueurs
la catégorie des machines à sous, mais « uti-
« Ce sont des jeux qui touchent
des gens culturellement plus exposés ou moins
fortunés, qui sombrent dans les crédits revolving. »
lisant tout support
que l’évolution des
moyens
informati-
ques permettra de
mettre à la disposi-
endettés, elle n’informe pas ses clients sur les
tion des participants. » Ce jeu aurait inauguré
risques de dépendance, et les taux de redistri-
une nouvelle génération de loteries individuel-
bution ne sont toujours pas affichés dans les
les et hautement addictives si la commission
points de vente — de 58 à 68% pour les jeux
des finances n’avait pas enterré le projet. Afin
de grattage contre 93% en moyenne pour les
de donner des gages de bonne volonté, la
jeux de casino. Cela s’appelle une espérance
Française des Jeux s’est dotée d’une charte
de gains négative. Rappelons qu’en dessous
d’éthique où elle prétend, d’une part, « préve-
de 100% de redistribution, les joueurs n’ont à
nir les comportements non souhaitables et le
terme aucune chance de gagner, qu’à 100%
jeu excessif », et d’autre part, entretenir « des
ils ne gagnent pas davantage mais ne perdent
relations régulières avec des représentants
plus et que ce n’est qu’au-delà des 100% qu’ils
du milieu associatif intervenant dans le suivi
commencent à gagner contre l’opérateur. « La
des joueurs fragiles ». D’abord, la prévention
Française des Jeux ne cherche pas à rendre
du jeu pathologique. D’après sa charte, la
les joueurs dépendants mais elle cherche
FDJ prendrait soin, au cours des stages de
à les faire jouer le plus facilement et le plus
formation qu’elle impose à ses détaillants,
souvent possible avec de petites sommes,
d’attirer leur attention sur « la nécessité de
souligne Marc Valleur. En faisant cela dans un
réguler les comportements excessifs dans
esprit commercial et sans aucune réflexion
leurs points de vente. » Le hic, c’est que sur
sur les dépendances, elle les favorise. »
la trentaine de détaillants parisiens que nous
avons contactés, aucun n’a entendu parler de
« C’est du forcing permanent. » L’une
dépendance au jeu. Au contraire. Ce patron,
de ses poussées de fièvre commerciale a
qui vient de racheter une brasserie dans le
d’ailleurs déjà amené l’opérateur public à flir-
XVIIe arrondissement, raconte sa formation à
ter avec l’illégalité, et ce avec la complicité du
la FDJ : « C’est un stage obligatoire non rému-
gouvernement. En 1994, un jeu révolutionnai-
néré qui tourne presque exclusivement autour
re est sur le point d’envahir les bars-tabacs :
du fonctionnement de la machine à enregis-
le Booster. De la taille d’une calculette, ce boî-
trer les mises. Ainsi, avec les nouvelles machi-
tier est muni d’une puce électronique et d’un
nes, même si le client a indiqué sur sa grille de
bouton sur le modèle des machines à sous.
Loto ne pas vouloir participer au tirage Joker,
l’écran nous demande quand même : “ Joker : Oui ou Non ? ” Et si on se trompe, c’est
pour notre pomme. Mais dans la plupart des
sexualités / politiques / cultures
jeux interdits
beaucoup moins importante à la FDJ que dans
un casino (environ 5 euros par joueur contre
40) et qu’il s’agit à chaque fois de « petites
cas, le client finit par rajouter un ou deux euros
sommes de 1 ou 2 euros. » Précisons toute-
de Joker en se disant que c’est peut-être un
fois que les mises au Cote & Match s’échelon-
signe du destin. C’est du forcing permanent. Il
nent jusqu’à 2 000 euros, qu’un ticket à gratter
faut vendre, vendre, vendre ! Alors les joueurs
a été émis à l’occasion des Jeux olympiques
dépendants… » Son de cloche tout aussi cy-
à cinq euros pièce et qu’à l’inverse, certaines
nique chez Monique, gérante du bar-tabac Le
machines à sous fonctionnent avec des pièces
Week-end dans le Xe arrondissement. « Un
de dix cents. En fait, Marc Valleur a constaté
gros joueur c’est aussi un gros client, dit-elle,
que si la chute est moins spectaculaire chez
je risque pas de le dissuader de quoi que ce
les joueurs de la FDJ que chez les amateurs
soit, sinon il ira jouer ailleurs. De toute façon,
de casino, « ce sont des jeux qui touchent
les très gros joueurs savent se débrouiller :
des gens culturellement plus exposés, com-
« Il faut vendre, vendre, vendre ! Alors les
joueurs dépendants… »
me les immigrés qui rêvent de faire fortune
avant de revenir au pays, ou moins fortunés
et qui sombrent dans les crédits revolving, les
emprunts aux proches, puis aux proches des
(8) Lire à ce propos
l’excellent passage
consacré aux chartes
d’éthique des grandes
entreprises du pamphlet
de Corinne Maier, Bonjour
paresse (éditions Michalon,
2004).
ils jouent dans plusieurs endroits, achètent
proches pour rembourser les premiers, etc. »
les jeux dans un bar, vont toucher leurs gains
Un sondage réalisé en 2000 par Ipsos indique
dans un autre, etc. » Pour comprendre le zèle
que les produits de la Française des Jeux sé-
de ces commerçants, il faut savoir qu’en plus
duisent davantage les ouvriers, les employés
de toucher une commission de 5% sur les
et les professions libérales que les retraités ou
ventes (jusqu’à 10 000 euros par an), ils peu-
les cadres supérieurs. Dan Velea ajoute : « les
vent gagner des primes au rendement sous
gens qui ont des troubles anxieux, qui s’en-
forme de séjours gratuits au Maroc, aux Etats-
nuient, et qui recherchent des sensations, des
Unis ou en Thaïlande.
stimulations. »
« Les gens qui s’ennuient. » Concernant
Un samedi endormi, au début du mois d’août,
les « relations régulières avec des représen-
dans un bar-tabac du IXe arrondissement de
tants du milieu associatif » (8), il s’agit en réa-
Paris. Une vieille dame et un homme d’une cin-
lité de la seule association d’aide aux joueurs
quantaine d’année fixent le compte à rebours
dépendants, SOS Joueurs, que la FDJ cofinan-
du Rapido. L’homme transpire, il a retroussé
ce avec le PMU et les casinos. SOS Joueurs
les manches de sa chemise. Il en est à son cin-
a refusé de répondre à nos questions, visible-
quième ou sixième tirage, ne sait plus. « Si on
ment soucieuse de ne pas froisser la suscep-
fait les comptes, on ne joue plus. » Les résul-
tibilité de la FDJ : « Nous ne sommes pas anti-
tats tombent. Perdu. Nouvelle grille. L’homme
jeu et nous ne pouvons donc pas prendre le
a cinq minutes devant lui, en profite pour grat-
risque que notre parole soit interprétée dans
ter un Solitaire et perdre. Il commande un café,
ce sens », explique-t-on à l’association. Une
rejoue, reperd. Il boit une gorgée, remplit une
responsable nous demande tout bonnement
nouvelle grille, perd, s’emporte, quitte le bar. Il
de ne pas trop insister sur la FDJ, rappelant
reste 2 minutes 30 avant le prochain tirage. La
que les bandits manchots font plus de victi-
vieille dame achète un Vegas. Gratte. Perd.
mes que les jeux de grattage ou de tirage. Un
argumentaire que l’on retrouve… à la Française des Jeux. Le service de presse insiste sur
le fait que la mise moyenne hebdomadaire est
Reportage et photos Alban Lécuyer
L’ENNEMI KADO
Kriegueule toute seule
dans le désert
dans les années 70, mais qui a tout de même
eu la sagesse de trouver une porte de sortie à
cette « révolte adolescente ».
« Moi, je suis plutôt deleuzien, tu vois. »
S’il y a une personne qui a mal digéré Foucault, c’est bien Blandine Kriegel. Présidente
du Haut Conseil à l’Intégration (HCI), elle
est l’auteur de Michel Foucault aujourd’hui
(Plon, 2004), qui, sous ses airs d’éloge du philosophe, n’est en fait qu’un bilan édulcoré
de son œuvre. Ce Foucault light offre en effet l’avantage à Kriegel d’être plus en accord
avec ses propres travaux et de justifier par la
même occasion son emploi de chien de garde de la République. Exit donc son image de
gauchiste chauve homosexuel : ses travaux
sur la sexualité sont évacués au détour d’une
phrase (ne parlons pas de ses quelques textes
sur l’homosexualité ou le sado-masochisme)
et « la réinstauration de la philosophie » devient le summum de la « provocation » chez
Foucault. De même, si la partie « Foucault militant » fait plus d’une demi-page, c’est uniquement parce que Kriegel y déguise Foucault
en chantre de la République, repenti de ses
erreurs passées, et qui tel « Don Quichotte »
est revenu de sa folle et inutile quête « d’un
monde où tous les individus pourraient
avoir une égale dignité ou pourraient être,
comme lui, des chevaliers… » (op. cit.). Ou
elle en fait un Foucault-guide, qui a certes pu
s’engager auprès de gens peu fréquentables
On comprend mieux sa volonté de se placer
sous le patronage de Foucault à la lecture de
ses interviews ou de son récent rapport, La
violence à la télévision. S’y entrechoquent
en effet déclarations alarmistes sur le thème
de tout-fout-le-camp (« Comment avons-nous
pu laissé filer les incivilités, les agressions,
et s’installer une situation particulièrement
dommageable aux plus fragiles ? », La Violence à la télévision) et banalités réactionnaires
visant notamment à interdire la pornographie,
source de « comportements pervers » chez
l’enfant. Toutefois si, selon elle, son rapport a
été l’objet de nombreuses attaques, ce n’est
pas tant parce qu’il est nul que parce que nous
vivrions dans une société où « il est plus dangereux de protéger les enfants de la violence
à la télévision que naguère de publier une
libre défense de la dignité des homosexuels »
(Michel Foucault aujourd’hui, op. cit.). On
retrouve pourtant dans ses prises de position
publiques le même mélange de faiblesse philosophique et d’idéologie essentialiste.Toujours
subtile, elle a ainsi déclaré : « il y aura une cité
pour tous si les jeunes des cités, blacks, blonds,
beurs, sont unis par la volonté de combattre
pour la France » — une place dans la cité oui,
sur le monument aux morts.
Malheureusement pour elle, le label Foucault
ne suffira pas à masquer son républicanisme
primaire et ses analyses sommaires. Le fait que
François Ewald, le seul autre assistant qu’ait
eu Foucault, soit actuellement le philosophe
du Medef, soulève néanmoins l’hypothèse
d’une malédiction.
Mme Patate
FAIS LE TOI-MÊME
Le point d’injection
Extraits du matériel de prévention
d’ASUD. Destinés à la réduction
des risques, ces conseils ne sont
en aucun cas des incitations à la
consommation de drogues.
Le sommet des bras est bon
pour les injections intra-musculaires.
Les injections dans le cou sont
hyperdangereuses ! A éviter !
L’avant-bras est OK : le top
des veines. Alterne le point
d’injection.
Les veines des bras sont
OK. Pour éviter de les
détruire, change régulièrement de point d’injection.
Les femmes doivent
éviter les fixs dans les
seins.
Le ventre : uniquement pour injection
sous-cutanée.
Hyper-dangereux : le sexe.
Il a une grosse veine et une
grosse artère. Si tu loupes
ton fix, tu risques de devenir
eunuque !
Les veines
des doigts
et des mains
sont envisageables.
Utilise une
aiguille très
fine. Retire
tes bagues.
Les fesses (le bord extérieur
en haut). Uniquement pour
injection intra-musculaire.
Evite les membres inférieurs car
le réseau veineux y est superficiel (risque de phlébite).
ASUD
01 53 2
6
asud@c 26 53
lub-inte
rnet.fr
Les pieds : à éviter. Beaucoup de petites veines
très fragiles : injection très
douloureuse.
Conseils pour une injection propre
Avant l’injection :
Procure toi systématiquement du
matériel neuf (les seringues sont
en vente libre en pharmacie et
distribuées gratuitement par certaines
associations). Si tu n’as qu’une
seringue usagée, lave la abondamment,
puis désinfecte la dans de l’eau de
Javel (concentrée à 24° et pendant 1
minute minimum).
Préparation de l’injection :
Utilise du matériel neuf ; ne le partage
pas y compris coton, cuillère, eau
qui, comme les seringues, peuvent
être porteurs des virus du sida et des
hépatites. Lave toi les mains et réduis
les contacts entre tes mains et le
matériel.
Un citron entamé est un nid à candida
(champignons). Si tu le réutilises les
candida risquent de se disséminer
dans ton organisme. Au mieux, tu
fais une «poussière» (septicémie due
à une bactérie ou forte allergie à un
des composants du produit injecté),
au pire, tu risques de perdre la vue.
De nombreuses brunes se dissolvent
sans citron. Commence par faire
bouillir ta dope et, si un solvant est
indispensable, rajoute de préférence
une pointe d’acide citrique.
Ne partage pas l’eau. Utilise une eau
stérile ou au moins propre (robinet).
L’eau peut contenir des germes et les
transporter d’un endroit à un autre :
de la seringue usagée à la cuillère, de
la cuillère au coton. Le coton peut
aussi poser problème : le filtrage ne te
protège pas des poussières. Si tu refais
chauffer un ou plusieurs cotons tu
multiplies les risques de «poussière»
car les cotons humides conservés
à la chaleur génèrent leurs propres
bactéries.
L’injection :
Désinfecte ton point d’injection
(alcool à 70°). Mieux vaut injecter le
produit lentement ; tu le sentiras mieux
et limiteras les risques d’overdose.
Fais ton injection dans le sens de la
circulation du sang. L’aiguille doit
être en direction du cœur : ça évite
des hématomes et ménage les valves
des veines. Desserre toujours le garrot
avant d’injecter la dope. Ne touche
jamais aux artères.
Après l’injection :
Neutralise ton matos usagé pour éviter
tout accident mais aussi empêcher sa
réutilisation.Casse l’aiguille et introduis
le tout dans une canette. Pour éviter
hématomes et veines boursouflées,
maintiens un coton alcoolisé pressé
sur ton point d’injection durant (au
moins) 30 secondes. Masse tes veines
avec un baume décongestionnant.
S’il existe un dispositif dans ta ville, le
mieux est de jeter tes seringues dans
les récupérateurs prévus à cet effet.
Tu peux également contacter l’un des
programmes d’échanges de seringues
pour lui remettre ton matériel usagé
en échange d’un matériel neuf.
Comment déceler
si vos parents se droguent
Tout le monde sait que les yeux
rouges indiquent une consommation
régulière de stupéfiants. D’autres
signes ne trompent pas : le strabisme,
les cernes à l’œil droit, l’œil au beurre
noir ou maître d’hôtel.
La chute des cheveux, accessoirement signe de l’âge est essentiellement provoquée par l’inhalation
de poppers. Planquez toutes ses
moumoutes pour qu’il ait honte
devant ses camarades.
Parkinson est un mythe : le tremblement de la main ne s’explique que
par l’abus d’opiacés. Si le pied tremble
aussi c’est que votre parent deale.
C’est grave : avant d’appeller la police,
prenez le temps d’en discuter avec
lui. Le dialogue est la base d’une vie
familiale heureuse.
A l’image de ses idoles placardées
sur les murs de sa chambre, papa
prend du speed, et bave. La télécommande est perpétuellement gluante
et les fleurs n’ont plus besoin d’être
arrosées. Ca fait chier.
De récentes études scientifiques ont
prouvé que l’ecstasy donne envie de
faire des bébés. A 65 ans c’est pourtant dégeulasse. Une seule solution, la
stérilisation.
Le drogué reproduit les codes vestimentaires de sa tribu. Le pantalon
remonté jusque sous les aisselles et
le polo rayé sont les standards de la
rave generation. Menace le de brûler
ses charentaises, ça lui fera les pieds.
MERCI
GERTRUDE !
Tous ensemble !
« J’ai vu Marc avec sa guitare, j’ai cru qu’il partait en
voyage. » Un prof à propos
d’un lycéen gréviste. Et quand
les flics l’ont trainé par terre
j’ai cru qu’il faisait le ménage.
Barbie Girl
Une lycéenne en grève :
« J’adore les CRS, on dirait
trop des Playmobils. » En
avant les histoires...
Travail à la chaîne
« Ma gueule c’est vraiment
l’usine à boutons. » Joseph S.
Et mon cul c’est une usine à
boulons.
Extrait de Manuel pour un peu plus
d’autonomie face aux premiers
secours, Editions des-entravés.
EX
D ER
E C
N IC
O ES
N
Guide du parfait militant
anti-constitution européenne
Notre but n’est pas ici de vous dire pourquoi il faudrait que vous votiez non.Après tout, vous êtes assez
grand pour le comprendre vous même et d’autres l’ont déjà fait avec plus ou moins de brio. Ce guide
est juste une esquisse de ce qu’il faut faire si vous êtes convaincu de voter non à ce texte sans toutefois
vous résoudre à militer pour cela dans des structures classiques qui, outre qu’elles vous donnent de
l’urticaire, ont un discours si stéréotypé qu’il en devient ennuyeux. Alors vous voilà seul face à la machine. Que faire ? Monter un Collectif Contre la Constitution Patronale (CCCP) ou qu’importe le nom.
Soit, mais vous n’avez jamais fait de tract de votre vie. Quant à la maquette, c’est une véritable catastrophe. Pas de problème, Trouble(s) a pensé à vous !!! Extraits choisis du recueil des mille et une façons
de dire non à la constitution, pour tous les publics, de 7 à 77 ans.Vous y trouverez des autocollants, des
tracts, des affiches… alors bonne lecture et bon NON !
Trosko-lénino-stalino-marxiste
Organe de la ligue internationaliste
prolétarienne de France
Formation, pour la création d’une
initiative visant à reconstruire le parti
ouvrier paysan cinquièmiste social
iste.
La voie informative
ouvrière en lutte
Editorial de notre porte parole élu au premier congrès :
« Le capital attaque à nouveau. Les forces de la bourgeoisie européenne, alliées à leurs alliées objectives,
les forces de la sociale-démocratie qui, malgré leur
mandat ouvrier, se mettent dans une position suivisteréformiste-attentiste-défensiviste-droitière, veulent
faire passer la constitution européenne. Ce texte n’est
ni plus ni moins qu’un ramassis scandaleux des projets
que caresse la bourgeoisie industrialiste-compradore
depuis des décennies et qui profite du fait que la classe
ouvrière et surtout son avant-garde large et restreinte
se soit réfugiée dans une attitude anti-matérialiste,
foncièrement défensive et trade-unioniste ne donnant
aucune perspective ouvrière prolétarienne socialiste à la majorité de la population
qui en ressent pourtant expressément le besoin. Il concrétise aussi le retour des vieux
démons impérialistes-fascistes anti-ouvriers dans le but de former un front interclassiste apte à renverser les dernières forteresses des travailleurs. Voilà pourquoi nous
dénonçons :
– Le projet de constitution bourgeoise impérialiste.
– L’alliance réformiste avec les forces bourgeoises. La constitution n’est pas amendable mais seulement détruisable.
Nous appelons donc tous les jeunes, les ouvriers, les paysans et les confiseurs à se
réunir sous les mots d’ordre suivants :
– À bas la constitution bourgeoise européenne de MM Blair-Schröder-Chirac-Berlusconi-Giscard-Kouchner.
– Formation d’un grand front unifié de classe unitaire sous la bannière du refus du
diktat bourgeois et de ses alliés objectifs sociaux démocratiques qui ont trahi leurs
mandats ouvriers.
– Vive la construction du grand parti jeune ouvrier prolétarien internationaliste qui
préparera la construction d’une Fédération Européenne Socialiste Solidaire Ouvrière
Unifié Vers une Concorde Révolutionnaire des Travailleurs en Entreprise.
Socialo-honteux
Vous êtes socialiste ou vert. Vous faites partie de la Confédération Etudiante ou
de l’Unef.Vous avez du mal à faire passer la position de votre parti auprès de vos
amis. Ne vous inquiétez pas, voici un argumentaire tout prêt fait pour vous.
“
Moi je suis pour le non parce que je pense que le PS doit retrouver le chemin du peuple. Nous, socialistes, avons quelques
difficultés à le voir, mais des gens risquent de souffrir très mal si
ce texte passe. Ce n’est pas que nous soyons foncièrement contre,
parce que être contre-contre, ce n’est pas constructif, et en plus
après tout il y a aussi des patrons de gauche et des gens sympas
à droite, mais en fait on n’est pas pour non plus parce qu’il
faut bien avouer que ce n’est pas comme ça qu’on arrivera à se
faire élire. Et puis, il faut savoir que si le oui passe, la tendance
A risque de prendre le dessus et ça c’est nul car moi je suis de
la tendance C et la majo va sûrement nous chipper nos places
d’éligibles aux prochaines municipales, d’autant que les E et les
F nous surveillent de près sur la question. Alors moi je dis non,
et non c’est non… mais bon, même si t’es pour le oui, on reste
amis quand même ? Hein, dis.
Gourmet
ansnationaux
Gourmets Tr
Comité des
du
e
rt
ve
ou
Lettre
es,
es, gastronom
ds, compatriot
Amis gourman
bitués hélas
gouvernent, ha
niers qui nous
isi
aler une
av
cu
ire
les
,
fa
ce
tenant de nous
qu’est la Fran
ain
ble
m
ta
t
en
de
nt
an
te
gr
,
Dans cette
vaises soupes
er de bien mau
à nous prépar
e.
nquet fraternel,
pilule encore pir
e un grand ba
rêvons comm
is, sauf leur
us
gla
no
e
an
is
qu
,
am
dîner européen
e ce sont nos
in
qu
ha
e
perfides
oc
oir
de
pr
cr
r
à
du
t
pa
es
Le menu
risquons pas,
indigestes. C’
us
s
no
plu
s
ne
és se sont
de
aîn
ais
et
s
M
.
no
ts
semble en eff
d’autant que
totalité des pla
in,
la
ud
é
ar
bo
nt pas
ép
de
so
pr
u
t
ea
se, que ce ne
respect, qui on
te Cordiale en
raît, après analy
péenne,
former l’Enten
pa
ro
ns
ap
eu
tra
le
us
à
uil
no
s,
Il
bo
.
ion
m
allus
ce sujet
la nouvelle ta
le
auvais sang à
sponsables de
rs œufs dans
fait assez de m
che qui sont re
mettre tous leu
détrian
de
au
-m
ts
tre
es
an
ell
ou
ige
tri
d’
us
dir
nos cousins
fromageries ind
s marmitons de
s
ues
no
de
niq
de
an
gé
gr
de
ns
les
itu
tra
ier
mais bien l’hab
s de jambons
oisi de privilég
tant vous
ont-ils pas ch
tion de tranche
N’
Au
ica
r.
?
br
fa
nie
te
la
pa
na
e
rg
s,
re
ve
mêm
laitiè
e au
s sont
saucisse sèch
es exploitations
upe, les carotte
et gratuite de
ment des petit
eveux sur la so
e, où à
ch
tribution libre
cin
un
dis
ra
e
la
la
m
r
de
m
pa
co
ns
aux dépe
e, qui arrive
ôt les pissenlits
tel programm
angerons bient
dire qu’avec un
et que nous m
es
m
no
ro
st
ga
ose au lieu
i je vous prop
cuites pour les
la farine ! Auss
.
dards
les
ns
en
uil
da
ét
s
no
s
s
ulé
no
de
ro
ir
ut
être
roug
défa
lion et de faire
avons assez d’
en
du
r
us
ge
no
an
n,
m
Mais no
mpote, de
ive.
jambes en co
révolte gustat
de rester là les
t
porter haut la
ur
po
es
at
m
e Dumas, il es
comme des to
s et d’Alexandr
S DE
ON
urs de Rabelai
te
GE
ira
AN
m
ad
CH
.
et
nc
amis
eau du pain bla
s et consœurs,
mange à nouv
Chers confrère
mie populaire
no
ro
!
st
ga
RD
la
TA
e
temps qu
SOIT TROP
ANT QU’IL NE
CREMERIE AV
la CGT
Le bureau de
bonus
nsemble des
Retrouvez l’e
non sur
de
s
ice
exerc
ubles.com
www.revuetro
Le paradis, tel qu’il est le plus souvent
représenté aujourd’hui, se résume à
une poignée de cocotiers et quelques
rayons de soleil. Il n’est plus comme
autrefois l’objet ou le moteur d’une
imagination foisonnante. Parler d’un
unique paradis serait absurde au vu de
la diversité de ses représentations tant
artistiques que sociétales. Lorsqu’on
nous dit que les utopies sont mortes,
cette affirmation s’étend généralement
à l’idée de paradis.
Le jardin d’Eden a certainement
perdu du terrain, mais au profit de
représentations plus diverses. De
Salé à Munster, de Deganya à Salt
Lake City, il a muté, se transformant
puis accouchant de différents lieux
imaginaires ou réels, plus mystiques
ou athées selon les endroits et les
époques. Retracer quelques-uns de ses
itinéraires permet de mesurer sa force
fascinatrice et ses effets.
cultures
les portes du paradis
Utopies romanes
« La religion est l’opium du peuple »
écrivait Marx alors qu’il n’avait pas
encore de barbe. A l’addiction des
pratiques cultuelles répond la quête
d’un état extatique, incarné par le
paradis. Promesse de bonheur éternel
et instrument d’oppression sociale, le
paradis chrétien, protéiforme, n’a cessé
d’imprégner l’imaginaire occidental —
instillant ses codes et représentations au
cœur même de l’utopie, son versant laïc.
Phénomène culturel, autant que politique
et social, il irrigue œuvres picturales et
littéraires, qui en retour en redéfinissent
les contours.
90 91
Jetons un regard sur une mappa mundi du
XIIIe siècle. Comme toutes celles de l’époque, cette carte, orientée Est-Ouest, est
conçue avant tout pour illustrer l’histoire pas-
autogestionnaires. Se retrouve dans ces pra-
sée et future du Salut. Un Salut qui, pour la
tiques l’image mythique de la vieille ekklesia
civilisation judéo-chrétienne puis chrétienne
antique, sur laquelle ne pesait pas la bureau-
médiévale, viendrait de l’Orient. Jérusalem,
cratie romaine, et où les fidèles avaient tous
où tout doit se finir, y est placée au centre ;
accès à la Bible, et donc au Salut, sans pas-
l’Eden terrestre, d’où ont été chassés Adam
ser par l’intermédiaire d’un prêtre. Le protes-
et Eve, situé à l’Est, se trouve en haut de la
tantisme naissant sera porteur de cet idéal,
carte ; l’Occident, qui n’est après tout que
au point de dépasser l’objectif initial de ses
l’aboutissement d’une longue dégénérescen-
théoriciens, notamment de Luther. La com-
ce, de Rome aux Carolingiens, se trouve en
mune de Munster est un exemple parfait de
L’ère de l’utopie chrétienne se clôt en Europe
et trouve une terre nouvelle où tout
reprendre à zéro.
Page de gauche.
Photogrammes du film Mission
(1986) réalisé par Rolland Joffé.
ces tentatives utopistes chrétiennes qui ont rapidement
été combattues et écrasées
par l’Eglise catholique, les
Etats monarchiques puis les
bas. Le Christ entoure le monde de ses bras,
églises réformées les plus établies. Pendant
le protégeant par sa bonne parole, sa tête,
un an, « la communauté des biens observée
partie par essence la plus noble du corps,
par les apôtres est rigoureusement appliquée
étant dessinée juste au-dessus du jardin des
[…] l’argent est même supprimé et la polyga-
délices. L’Occident attend ainsi patiemment
mie rendue obligatoire, sur le mode des pa-
la fin du monde et le Jugement Dernier qui
triarches d’Israël. L’autorité ancienne est abo-
doivent le libérer. L’Armageddon étant non
lie, remplacée par une nouvelle théocratie […]
une catastrophe, mais la fin de la vallée de
on supprime les livres, à l’exception de la Bi-
larmes et l’ouverture du royaume de Dieu à
ble, […] on promulgue un nouveau calendrier
tous les justes chez les chrétiens, ces der-
[…]. Une monnaie purement décorative est
niers en attendent impatiemment les signes
mise en circulation, frappée de l’inscription
avant-coureurs. Des signes qui devraient jus-
“ Le Verbe s’est fait chair et demeure avec
tement venir de l’Orient. C’est en effet vers le
nous ” » (1). L’ère de l’utopie chrétienne se
Levant que se déploie tout l’imaginaire escha-
clôt alors en Europe et va trouver une terre
tologique (à savoir relatif à la fin du monde) et
nouvelle où tout reprendre à zéro. L’Améri-
utopique chrétien.
que est le lieu de tous ces espoirs.
Munster et compagnie. L’Europe vit
Contrairement aux idées reçues, Christophe
alors ses derniers soubresauts d’idéalisme
Colomb n’est jamais parti à la recherche d’un
religieux. Les utopies chrétiennes ont tou-
nouveau monde. Bien au contraire, il part
jours présenté une double caractéristique :
pour rejoindre cet Orient mythique, lieu du pa-
elles sont moralisatrices et excluent ceux qui
radis terrestre. Il se voit lui-même instrument
ne se montrent pas à la hauteur des valeurs
de la volonté divine (2). Au-delà de la simple
qu’elles veulent imposer, mais une fois ad-
révolution géographique, le navigateur, sans
mis au sein de la communauté, l’individu a
le savoir, opère là un extraordinaire renverse-
accès à des libertés quasi démocratiques et
ment des valeurs. Car après 1492, le regard
de l’Occident se tourne vers l’ouest. Symptomatique de cet imaginaire, la mythologie syncrétique de J.R.R Tolkien place ainsi le paradis
(1) « Utopie et réforme »,
Frank Lestringuant, in
Utopie, BNF-Fayard, 2000.
(2) Colomb dira lui-même :
« C’est moi que Dieu avait
choisi pour son messager,
me montrant de quel côté
se trouvait le nouveau ciel
et la terre nouvelle dont le
seigneur avait parlé par la
bouche de Saint Jean dans
son Apocalypse. »
sexualités / politiques / cultures
les portes du paradis
renforçait les prévisions eschatologiques — la
conversion des Juifs étant dans l’Apocalypse
un signe annonciateur de la Fin. Peu après l’arrivée de Cortès au Mexique, douze missionnaires (nombre hautement
symbolique) partirent le
rejoindre. On dénombre
entre 1525 et 1532 près
d’1,2 millions de convertis. Il fallait dès lors préserver ce que ces peuples avaient d’originel.
La pauvreté des Indiens,
leur dénuement, leur huLa communauté de New
Harmony in The Co-operative
magazine, Knight and Lacey,
1826-1828.
milité n’étaient pas sans
Or millénarisme chrétien et démocratie représentative
peuvent faire bon ménage, l’un et l’autre
s’interpénétrant pour fonder une religion « civile ».
rappeler celle de Jésus.
Les franciscains s’opposèrent à l’établissement
de la dîme, qui aurait imposé une hiérarchie ec-
de Valinor à l’ouest — alors que le lieu des
clésiastique et se serait écarté du modèle des
origines se situe à l’est. L’allusion n’est pas
premiers chrétiens — qui influença le fonction-
si anodine qu’il n’y paraît au vu du phénomé-
nement des missions. Dans le film Mission (4),
nal succès des œuvres de l’écrivain, succès
à un cardinal de passage à la mission deman-
sûrement dû au fait que ces légendes se cal-
dant comment sont réparties les richesses, un
quent parfaitement sur l’imaginaire occiden-
jésuite répond : « équitablement entre tous
tal. Celui-ci s’imprègne des sensations que lui
les membres de la communauté. » « Selon
procure cette terra incognita, à la végétation
les principes de ces français ? » s’enquiert le
luxuriante et à l’étendue démesurée. Vasco
cardinal (l’action se déroule au XVIIIe siècle),
de Quiroga expliquera ainsi en 1535 le terme
« Non, comme dans les premiers temps de
« Nouveau monde » : « non parce qu’on vient
l’Eglise ». Ce modèle n’est toutefois pas l’uni-
de le trouver, mais parce que, par ses habi-
que source d’inspiration de ces communautés.
tants et par presque tout, il est comme les
On sait par exemple que Juan de Zumarraga,
premiers temps de l’Age d’or. » L’Amérique
premier évêque de Mexico, y avait apporté
permet donc un retour aux sources de l’Eden
l’Utopie de Thomas Moore, lui-même inspiré
qui attire tous les déçus du christianisme dans
par les récits des premiers colons américains.
le but de fonder une communauté idéale.
Là où l’Ancien Monde était sujet au vice et
à la corruption, le Nouveau Monde devait se
(3) Courant de pensée
s’inspirant des écrits
de Joachim de Flore
(1132-1202) qui découpait
l’histoire en trois périodes.
Voir à ce sujet l’interview
de Jean Delumeau p. 102.
(4) Film de Roland Joffé,
1986.
L’abbé sauvage. Les franciscains, sous
rapprocher le plus possible de Dieu. Nouveaux
l’influence du joachimisme (3), crurent être
hommes de l’Age d’or, les Indiens sont con-
arrivés à l’âge de la conversion universelle
sidérés comme purs et ignorants du péché.
précédant la fin du monde. Le baptême des
Le mythe du bon sauvage naît sans doute à
Indiens devint alors une de leurs premières
cette époque, les Indiens eux-mêmes se sou-
préoccupations. Ces derniers étant considérés
par les franciscains comme les descendants
des dix tribus perdues d’Israël, leur conversion
92 93
utopies ( 1 )
Le royaume du prêtre Jean
La civilisation médiévale regardait constam-
Les hommes du Moyen
ment vers l’Orient. Tout ce qui s’y trouvait ne
Age, imprégnés de l’idée
pouvait être que merveilleux, extraordinaire.
que la vérité est divine,
Outre le paradis terrestre, le Moyen Age clas-
ont cru à l’existence de
sique vit apparaître une autre image du monde
ce royaume. Le monar-
parfait via la légende du prêtre Jean. Le nom
que mythique aura non
apparaît dès 1122 puis se répand au cours du
seulement de nombreu-
siècle, notamment grâce à une lettre diffusée
ses incarnations littérai-
dans toute l’Europe. La version la plus courante
res
de cette légende décrit le royaume d’un souve-
Les voyages de Jean
rain mythique, habitant non loin de l’Eden et
de Mandeville, le livre le
des Indes, protecteur du tombeau de Saint
plus lu du Moyen Age avec l’œuvre de Dan-
Thomas (apôtre du Christ envoyé pour con-
te), mais il prendra aussi forme « humaine ».
vertir les populations de l’Est). Si aujourd’hui
Ainsi, au milieu du XIIIe siècle, tandis que ce
les historiens débattent de l’origine de cette
qui reste des royaumes latins de Palestine
légende (groupes de chrétiens nestoriens (1),
est menacé malgré les croisades de Louis IX,
roi chrétien de tribus turco-mongoles…), tous
les Mongols détruisant les antiques royau-
reconnaissent qu’elle traduit les rêves de la
mes musulmans sont pris pour les troupes
société occidentale d’alors. Vu de près, le
du prêtre Jean venues au secours de l’Oc-
royaume du prêtre Jean est une sorte d’utopie
cident. La présence de chrétiens nestoriens
réalisée. Il est à la fois le roi d’une chrétienté
auprès du Grand Khan fera illusion jusqu’à ce
réunie sous les auspices d’un même souverain
que Guillaume de Rubrouck (2) mette fin à la
(le pape, l’empereur, le basileus byzantin ou le
légende. Déçu, l’imaginaire médiéval se tour-
roi de France selon les versions et l’origine de
ne alors vers le royaume chrétien d’Ethiopie
leur auteur). Ce monarque n’est pas un tyran
(censé être à l’époque une partie de l’Inde)
mais un véritable chef féodal élu par ses pairs
pour incarner le pays du roi prêtre. Les Portu-
(évêques et nobles) et assume à la fois les
gais tenteront de le rejoindre en contournant
fonctions de chef séculier et religieux (résol-
le cap de Bonne Espérance et prendre ainsi la
vant ainsi le problème qui divisa la chrétienté
puissance ottomane montante à revers avec
depuis Charlemagne). Enfin, il est le véritable
les troupes du Roi mythique. D’autres tente-
mandataire de Dieu, il contrôle les forces malé-
ront une voie plus directe. Le 10 août 1492,
fiques présentes sur Terre pour mieux les relâ-
trois navires commandés par un certain
cher au moment de l’Apocalypse, provoquant
Christophe Colomb appareillent en direction
le retour du Fils à Jérusalem (qu’il accompa-
des Indes merveilleuses.
gnera) et le Jugement Dernier.
(notamment
dans
Guillaume Noir
(1) Tendance de l’église
menée par Nestorius
et condamnée après le
concile d’Ephèse en 431.
Chassée d’Occident,
elle se développa en
Perse Sassanide, en
Chine dés le VIIe siècle et
dans les steppes où de
nombreuses tribus turcomongoles l’adoptèrent.
Beaucoup de proches des
gengiskhanides furent
nestoriens, ce qui renforça
sans doute la légende du
prêtre Jean.
(2) Ce franciscain fut
envoyé par Saint Louis en
1252 comme ambassadeur
officieux auprès du Grand
Khan. A la différence de
ses contemporains, il fait
preuve dans ses écrits
d’un esprit d’observation
quasi anthropologique,
refusant tout recours au
merveilleux en rejetant
par exemple la légende du
prêtre Jean.
sexualités / politiques / cultures
les portes du paradis
idée de prise de pouvoir des institutions, cette
famille, dont les principaux représentants se-
Andrew Joseph Russell,
Mormon Family, Great Salt Lake
Valley, 1869
ront Owen et Fourier, prônera la mise en place
immédiate de collectivités utopiques. L’autre
partie du mouvement (Saint-Simon puis Marx)
acceptera l’idée de l’Etat et fera de sa conquête son objectif principal, réalisable uniquement
par l’action providentielle d’une classe sociale
(bourgeoisie industrielle chez Saint-Simon,
prolétariat chez Marx). Nous le verrons, chacune de ces deux branches du socialisme fera
en son temps son exil vers l’ouest.
Great awakenings. En Amérique, l’utopie
chrétienne continue cependant de fleurir. Dès
leur fondation les Etats-Unis s’inscrivent dans
la filiation de l’eschatologie chrétienne. John
Winthrop parle ainsi de la Nouvelle-Angleterre, dont il deviendra, en 1643, le premier gouverneur : « Nous serons comme une ville au
mettant assez facilement à la religion. La dé-
sommet d’un mont, les yeux de tous les peu-
couverte de ce monde perçu comme idyllique
ples seront fixés sur nous. Si nous sommes
laissait présager de la destruction de l’Ancien.
déloyaux envers notre Dieu dans la tâche que
On prévoit alors un nouveau déferlement des
nous avons entreprise et qu’ainsi Dieu soit
Maures en Espagne, ou encore la destruction
amené à nous retirer l’aide qu’Il nous accorde,
de Rome par les Turcs et donc l’établissement
alors nous seront la fable et la risée du monde
d’un nouveau Saint-Siège à Lima.
entier ». Il y a ici deux allusions, l’une directe
à l’Evangile de Mathieu (chapitre 5, verset 14
(5) Oeuvre d’un journaliste,
John Louis O’Sullivan,
cette profession de foi
proclame en 1839 : « la
naissance de notre nation
marque le début d’une
histoire nouvelle […] Nous
sommes [la nation] du
progrès humain, et qui
peut, qui pourrait fixer les
limites de notre marche
en avant ? Aucun pouvoir
terrestre n’en est capable,
car la Providence est avec
nous […] L’Amérique a
été choisie pour cette
mission sacrée envers les
nations du monde, privées
de la lumière vivifiante
de la vérité, et son noble
exemple frappera d’un
coup mortel la tyrannie
des rois. » in Etats-Unis :
l’imposture messianique,
Nicole Guérin,
L’Harmattan, 2004.
Des espoirs de paradis terrestre réapparais-
à 16) et l’autre, en filigrane, à « l’Exode des
sent en Europe à partir de la fin du XVIIIe siè-
Juifs vers Canaan menés par Moïse puis par
cle, mais déçus par le christianisme, ils seront,
Josué ». Cette vision marque profondément
dans l’énoncé du moins, athées et matéria-
l’histoire et la société américaine, au point
listes. La référence n’est plus Dieu, mais la
que, dès le XVIIe siècle, les Etats-Unis seront
nature, la vertu, la philosophie, la science qui,
le pays occidental qui connaîtra le plus de mou-
chacune à leur tour ou simultanément, assu-
vements religieux globaux. Ainsi, des « great
meront le rôle de deus ex machina de l’histoire
awakenings » successifs lancés par des pré-
universelle, apte à porter l’humanité vers un
dicateurs zêlés, qui visaient à parfaire l’iden-
nouvel Age d’or. Le socialisme naîtra de ces
tité chrétienne de la nouvelle nation — sans
tentatives, et des interrogations issues du
cesse remise en cause par les différentes va-
choc entre les anciens régimes européens
gues d’immigration — dans le but notamment
et le nouveau capitalisme. D’abord création
d’être prêt, en cas d’Apocalypse, à tenir le rôle
de bourgeois intellectualisants, ce courant de
de flambeau des nations. Aujourd’hui encore,
pensée prend vite deux directions, dont les
au niveau de la politique extérieure, la présen-
destinées s’entrecroiseront sans cesse. La
ce du divin est constante et prend l’apparence
première rejette l’Etat-nation et esquisse une
société idéale sous le signe d’une fédération
de communautés autonomes. Rejetant toute
94 95
Perle ou Paul Wolfowitz, ces derniers, issus
des courants trotskistes anti-staliniens, étant
de farouches athées. Mais il existe plusieurs
soit d’un repli frileux, à l’image des républi-
dénominateurs communs. Comme le no-
cains traditionalistes comme Pat Buchanan,
tent Alain Frachon et Daniel Vernet : « Néo
adversaire de George W. Bush aux primaires
et théo-conservateurs partagent […] des
du parti en 2000, soit d’un interventionnisme
valeurs : la famille, la lutte contre la vulga-
constant, de la « destinée manifeste » (5) aux
rité et la pornographie dans la culture […],
quatorze points de Wilson en passant par les
la réfutation du relativisme culturel et moral
guerres de Bush. En politique intérieure, l’évo-
[des soixante-huitards], l’importance de la re-
lution est sensiblement la même, la vie sociale
ligion dans la société [comme ferment social
américaine étant rythmée par une forte religio-
pour le peuple] » (6). De même, Sébastien
sité. Le quotidien en lui-même est plein de ri-
Fath (7) note que si chez les théo-conserva-
tes. Chaque matin, les écoliers des Etats-Unis
teurs il existe une vision millénariste (l’Amé-
récitent le serment d’allégeance au drapeau :
rique devant préparer le retour de Jésus sur
« Je fais serment d’allégeance au drapeau
Terre), les néo-conservateurs développent
des USA et à la République qu’il représente,
quant à eux une image post-millénariste,
une nation devant Dieu, avec liberté et justice
affirmant en l’occurrence à mots couverts,
pour tous. » Il existe aussi des jours de prière
que le paradis sur terre existe déjà, et qu’il
nationale, dont le dernier a eu lieu en pleine
est représenté par la démocratie capitaliste
guerre d’Irak en mars 2003. Enfin, si les allu-
américaine. On rappellera à ce sujet l’article
sions incessantes de George Bush à la Bible
de Francis Fukuyama qui proclamait en 1992
sont bien connues, John Kerry, son adversaire
la fin de l’Histoire (8) et l’aboutissement du
démocrate, a quant à lui déclaré le jour de sa
meilleur des systèmes politiques : la démo-
défaite la joie qu’il avait eu de visiter le peuple
cratie représentative. Or millénarisme chré-
américain dans ses maisons et dans ses égli-
tien et démocratie représentative peuvent
ses, montrant ainsi clairement sa vision de la
faire bon ménage, l’un et l’autre s’interpé-
société américaine où la collectivité s’organise
nétrant pour fonder une religion, certes « ci-
autour de l’institution religieuse locale.
vile » (selon le terme de Sébastien Fath) et
nouvelle, mais plongeant ses racines dans
Certains pourraient, à juste titre, objecter
un substrat judéo-chrétien très net (9). On y
que cette vision d’une Amérique de plus
retrouve ainsi la croyance en un Bien trans-
en plus puritaine est soit datée, soit carica-
cendant opposé à un Mal, créé pour l’ensei-
turale. De même, il faudrait ajouter, ce que
gnement des hommes et désormais identifié
Tocqueville avait déjà remarqué
en son temps, que les églises
protestantes évangéliques, ne
forment pas un seul bloc, loin
s’en faut. Le protestantisme de
La pauvreté des Indiens, leur dénuement,
leur humilité n’étaient pas sans rappeler
celle de Jésus.
la Bible Belt a pu ainsi accoucher d’un Martin
à l’Islam (10). S’invente ainsi une sorte de
Luther King ou d’un Jesse Jackson, placés à
Dieu reconnaissable par tous, débarrassé
la gauche des démocrates, en même temps
des dogmes les plus visibles, décentralisé,
que de fondamentalistes tels les chrétiens
individualisé, mais toujours moralisateur et
sionistes où les prêcheurs anti-avortement.
normalisateur. Or, cette religion civile n’est-
Certes la politique de George W. Bush est
parfois moins influencée par les évangélistes
(6) L’Amérique
messianique, Seuil, 2004.
(7) In Dieu Bénisse
l’Amérique, Seuil, 2004.
(8) La fin de l’histoire
et le dernier homme,
Flammarion, 1992.
(9) Que les néoconservateurs ne s’y
retrouvent pas leur
importe peu. Anciens
marxistes habitués
au concept d’avantgarde, tous issus de la
bourgeoisie intellectuelle,
ils estiment qu’une religion
est importante pour
maintenir la cohésion de
la population qui, sans
références normalisatrices,
irait jusqu’à critiquer
radicalement leur
société. De même on
se rappellera que les
chrétiens convaincus
arrivent rapidement à
faire bon ménage avec la
démocratie, car ils voient,
d’Andrew Jackson à
George W. Bush, l’élection
au suffrage universel
comme un signe de la
volonté divine.
(10) On se reportera
pour une analyse plus
approfondie des thèses de
Samuel Huntington, auteur
du Choc des civilisations,
et théoricien d’un
monde multipolaire aux
affrontements culturels
et religieux, à l’article de
Tariq Ali, « Au nom du
“ choc des civilisations ” »,
Le Monde Diplomatique,
octobre 2001.
que par des néo-conservateurs, tels Richard
sexualités / politiques / cultures
les portes du paradis
utopies (2)
La république corsaire de Salé
L’ensemble
citadin
licisme et protestantisme se rigidifient. Or,
Rabat-Salé, placé sur
pour P. Lamborn Wilson, l’islam, ou du moins
la côte Atlantique ma-
l’image que s’en fait l’Occident, apparaît com-
rocaine, a été, au long
me permettant un accès plus personnel au
du XVIIe siècle, le ha-
Salut surtout grâce à l’absence de clergé, ce
vre de pirates le plus
qui explique que nombre de renegados soient
redouté d’Europe et le
devenus musulmans. De même, cette reli-
des renegados
gion semblait autoriser une vie sexuelle plus
chrétiens. Si l’on ne peut
refuge
libre, permettant légalement d’avoir plusieurs
pas qualifier ce lieu d’uto-
concubines, de goûter à des plaisirs inédits
pie au sens où nous l’en-
en Europe (le kiff) et promettant un paradis
tendons aujourd’hui, Salé
plein de voluptés et de vierges.
a pu sembler à l’époque,
(1) Terme générique
désignant les opérations
de piraterie organisées
sous la protection (même
purement théorique) d’un
pouvoir quelconque.
pour les marins euro-
Enfin, il faut se souvenir que les statuts
péens, comme le paradis
d’européen et de chrétien étaient liés. Ceux
sur Terre. En effet, comme le montre le pira-
qui étaient mis au ban de la société allaient
tologue M. Rediker, les conditions de travail
donc se réfugier tout naturellement chez les
des matelots étaient telles que l’on peut par-
ennemis déclarés de la religion tutélaire, et
ler d’un véritable prolétariat avant l’heure. La
ce d’autant plus facilement qu’il est presque
vie de la Course (1), sans fouet ni enrôlement
certain aujourd’hui que les musulmans n’exi-
de force et avec un partage plus égalitaire des
geaient pas la conversion des renegados (at-
parts de prise, avait en revanche de quoi faire
titude alors opposée à celle de l’Espagne qui
rêver les forçats de la mer. D’autres raisons
pratiquait des conversions forcées de juifs et
entraient aussi en compte. Salé et le reste
de maures). Si on ne peut pas estimer préci-
de la côte barbaresque (Alger, Tunis, Tripoli)
sément le nombre d’Européens qui partirent
cumulaient le double avantage d’être à la fois
vers les barbaresques, on en connaît néan-
à la périphérie de l’Empire Ottoman et de
moins quelques grandes figures, tel Mourad
l’Europe, donc loin de toute autorité étatique
Raïs, de son nom de baptême Jan Jansz, né
pesante. Salé fut ainsi, de 1610 à 1660, to-
à Harlem en Hollande. De plus on est sûr qu’il
talement indépendante et gouvernée par un
n’y eut des transfuges que dans un sens, de
conseil (diwân) de capitaines corsaires élus.
l’Occident vers les côtes barbaresques, preu-
En pleine période d’expansion de l’absolu-
ve que les rejetés d’une Europe prenant la
tisme en Europe, l’exemple est unique. Autre
voie du capitalisme et de l’étatisme voyaient
e
facteur d’attraction, la religion. Le XVII siècle
bien les ports corsaires comme de possibles
est en effet une période de réaction spirituel-
paradis où s’échouer.
e
le après un XVI foisonnant d’hérésies. Catho-
Guillaume Noir
96 97
Socialisme par là-bas. Pourtant, il serait
faux de croire que l’idéal chrétien utopique
n’a été reçu en héritage que par les seuls
évangélistes. Pour le comprendre il faut
d’abord revenir en Europe. Le socialisme y
ayant pris une direction marxiste étatiste,
c’est-à-dire une vision
« réaliste » du passa-
L’Amérique est le paradis terrestre,
le lieu de tous les possibles. Pour
vivre son rêve, il faut aller vers
l’ouest, toujours vers l’ouest.
ge au communisme,
les utopistes partirent vers des pays où le
poids de l’Etat, autant dans les faits que dans
les mentalités, était moindre, c’est-à-dire principalement vers les Amériques. Or, au lieu de
tenter de changer la société américaine en
profondeur, ils préférèrent installer des communautés indépendantes pour vivre leur idéal
immédiatement. Désillusion des tentatives
Ci-contre. Edition de 1715
de l’Utopia de Thomas More,
planche : Comment trente
familles utopiennes mangent
dans chaque réfectoire.
saint-simoniennes ou marxisantes ? Cela est
elle pas en train de se radicaliser, à l’image
peu probable. On peut y voir plutôt l’influence
de la situation sociale, nationale et internatio-
de la représentation dominante : l’Amérique
nale ? N’assiste-t-on pas à une fuite en avant
est le paradis terrestre, le lieu de tous les
de cette croyance, renforcée par la certitude
possibles. Rien ne sert de s’attarder sur la
qu’ont beaucoup d’américains que l’arrivée
côte est où tout est déjà corrompu par l’an-
du Millénium est proche (11) ? De même,
cien mode de vie européen. Pour vivre son
depuis près de vingt ans, le centre de gravité
rêve, il faut aller vers l’ouest, toujours vers
politique des USA glisse vers le sud. Si aupa-
l’ouest, dans des lieux déserts où repartir à
ravant, la majorité des présidents américains
zéro est envisageable (12). Outre les socialis-
était issue de l’aristocratie de la Nouvelle
tes, ce schéma sera celui des derniers grands
Angleterre, les plus récents locataires de la
mouvements millénaristes chrétiens protes-
Maison Blanche (Clinton et son colistier Al
tants qui tous, sans exception, partiront vers
Gore, tout comme Bush) viennent de la Bible
l’ouest américain pour y fonder des commu-
Belt. Pour expliquer un tel bouleversement,
nautés utopiques. Les plus connus seront les
il faut se rappeler que cette région est à la
mormons qui s’installèrent en 1847 dans le
fois l’héritière de l’idéal jeffersonien du ci-
territoire qui deviendra l’Utah. S’effectue alors
toyen — petit propriétaire indépendant — et
un intéressant syncrétisme entre les groupes
de l’utopie communautariste chrétienne, au
utopistes socialistes et chrétiens. Leur mode
point que Sébastien Fath n’hésite pas à dire
de vie est empreint de religiosité fervente, de
que les églises ont rempli là-bas le rôle que
stabilité sociale (13) et se veut surtout l’anti-
jouaient les paroisses au Moyen-Age.
thèse du monde extérieur, ou tout du moins
de la vision qu’en ont les membres de la
communauté. C’est pourquoi nombre de ces
groupes ressentirent toute pression étatique
(11) Preuve en est le
succès de la saga Les
survivants de l’Apocalypse,
sorte de thriller millénariste
plein de syncrétisme
chrétien dont les onze
tomes se sont vendus
à près de 55 millions
d’exemplaires.
(12) Par exemple New
Harmony : la communauté
de Robert Owen installée
dans l’Indiana à partir de
1824.
(13) Ce n’est pas un
hasard si leurs habitudes
sociales ressemblent tant
à celles pratiquées lors
du siège de Munster :
polygamie, référence
constante à la Bible,
prédominance de la figure
du prophète, attente du
Millenium…
sexualités / politiques / cultures
les portes du paradis
comme une véritable oppression et refusèrent de s’inscrire pleinement dans la vie civique américaine sans sérieuse garantie du res-
Johannes Stradan, Americus
Vespuccius Florentinus
Americam, 1522.
portentosa navigatione
pect de leur mode de vie. Encore aujourd’hui,
ganisée pour encourager l’indépendance des
les communautés qui ont survécu constituent
hommes ». Tout l’héritage démocratique de
de sérieux contre-pouvoirs, allant parfois jus-
l’idéal chrétien du paradis terrestre est pré-
qu’à prôner un pacifisme total, comme les té-
sent dans ce texte : la liberté plutôt que la
soumission, l’Eglise-communauté plutôt que
l’Etat-Vatican, le fédéralisme plutôt que l’étatisme. Ce mouvement, par nature décentralisé, s’est vite scindé en de multiples groupes
organisés en communautés (gays, latinos,
afro-américains…) — structure qui choque
de nombreux observateurs européens. Car
le réflexe des militants de gauche ou d’extrême gauche du vieux continent est de se
placer toujours dans une perspective supranationale, comme si leur pays n’était pas ou
plus porteur d’un idéal. A l’inverse, aux USA,
les activistes font constamment référence à
leur pays, à leur constitution, non pas comme
repoussoir mais comme modèle. L’emblème
La liberté plutôt que la soumission,
l’Eglise-communauté plutôt que l’État-Vatican,
le fédéralisme plutôt que l’étatisme.
de l’extrême gauche aux Etats-Unis n’est-il
pas le drapeau national inversé montrant par
là que, loin de rejeter l’idéal américain, ils le
reprennent à leur compte, l’estimant trahi
par le capitalisme ? Quant au millénarisme,
moins de Jéhovah. Le phénomène hippie est
le célèbre discours de Martin Luther King à
le dernier né de la famille communautariste
Washington en août 1963 l’illustre très bien :
utopiste. Il en réunit toutes les caractéristi-
« J’ai un rêve qu’un jour, chaque vallée sera
ques, jusqu’à assumer d’être le contraire de
levée, chaque colline et montagne sera nive-
la société de consommation. Au-delà de ce
lée, les endroits rugueux seront lissés et les
rejet, d’autres tentèrent non de vivre à l’écart
endroits tortueux seront fait droits, et la gloire
mais de proposer une véritable alternative.
du Seigneur sera révélée, et tous les hommes
Rejetant l’expérience soviétique, les militants
la verront ensemble ».
de cette « Nouvelle Gauche » allèrent la chercher dans leur propre histoire. Cela aboutit en
Che pas gagné. Le marxisme aura lui aussi
1962 à la déclaration de port Hudson : « Nous
sa ruée vers l’ouest. Nous l’avions laissé en
remplacerons le pouvoir enraciné dans la pos-
spectre hantant l’Europe, prêt à sa conquête.
session, les privilèges et les circonstances
Voilà qu’en 1917, les prédictions du vieux Karl
par un pouvoir et une singularité enracinés
se réalisent et, que dans un pays, la classe
dans l’amour, la réflexion, la raison, la créati-
ouvrière prend le pouvoir. Mais très vite, les
vité. Pour ce qui est du système social, nous
militants déchantent. La Tchéka, les camps,
recherchons l’instauration d’une démocratie
les purges... le paradis tant rêvé se transforme
fondée sur la participation et régie par deux
principes centraux : que l’individu participe
aux décisions […] et que la société soit or-
98 99
utopies (3)
Le kibboutz
Le kibboutz est l’une des réalisations utopi-
et les travailleurs procèdent régulièrement à
ques les plus spécifiques du XXe siècle. C’est
une rotation des tâches. Chaque haverim (3)
un lieu qui est à la fois le produit du sionisme,
reçoit une allocation annuelle indépendante
du socialisme et de la religion juive. Les pre-
de la production de l’individu.
miers kibboutzim (1) sont créés peu après les
premières colonies juives en Palestine. Dès
Cette première communauté va en inspirer
les premières alyot (2), certaines nouvelles
nombre d’autres qui elles-mêmes connaî-
colonies rurales s’orientent vers une forme
tront une croissance rapide jusqu’à la fin de
de vie communautaire idéale. Ces entreprises
la seconde guerre mondiale. Pourtant, les
échouent cependant et à la fin du XIXe siècle,
premiers kibboutzim ne sont pas exactement
seuls dix-huit villages réussissent à se main-
les utopies que l’on imagine. Leurs fonda-
tenir grâce à l’aide du baron Rothschild. C’est
teurs, petits-bourgeois devenus subitement
davantage au cours de la deuxième aliyah que
travailleurs manuels, entretiennent pauvreté
l’idéal utopique se réalise. Elle est principa-
et ascétisme afin de ne pas s’éloigner du mo-
lement composée d’intellectuels polonais et
dèle prolétarien. Quant aux femmes, elles oc-
russes fuyant les pogroms et la répression
cupent plus souvent la cuisine que les postes
tsariste, suite à leur participation aux soulève-
à responsabilité. Toutefois ce modèle reste
ments de 1905. Ces nouveaux arrivants ne se
séduisant par la productivité qu’il engendre
reconnaissent pas dans leurs prédécesseurs,
ainsi que par son côté pionnier. En effet, il ne
qu’ils trouvent grossiers et dominateurs. A
se résume pas seulement à un mode de vie al-
la suite d’une grève, douze ouvriers quittent
ternatif, mais doit également poser les jalons
donc leur exploitation agricole pour créer le
d’un état juif. Avec l’apparition de celui-ci en
premier kibboutz à Deganya en 1910. Ce pre-
1947, les kibboutzim évoluent. Ils se moderni-
mier village communautaire est fondé sur plu-
sent et sortent de leur cadre strictement agri-
sieurs principes, parmi lesquels l’absence de
cole pour laisser à l’industrie une part de plus
propriété privée, limitée aux seuls objets de
en plus grande. L’organisation du travail est
première nécessité. Les richesses produites
également modifiée, puisque apparaissent le
sont réparties selon les besoins de chacun et
salariat ainsi que la spécialisation et la hiérar-
les membres inaptes au travail sont pris en
chisation du travail. Des élites politiques com-
charge par la communauté suivant les prin-
mencent à se dessiner, au point que certains
cipes de Marx. Le kibboutz est organisé de
haverim deviendront des dirigeants nationaux.
manière autogestionnaire. L’autorité suprême
Aujourd’hui, on parle encore des kibboutzim
est l’Assemblée des membres où siège l’in-
comme de territoires utopiques, mais rares
tégralité du village. Chaque branche de travail
sont ceux qui le font en y ayant vécu.
a un responsable élu pour deux ou trois ans,
Beauté nébreuse
(1) Pluriel de kibboutz.
(2) Pluriel d’aliyah
qui signifie « vague
d’immigration ».
(3) Membre.
sexualités / politiques / cultures
les portes du paradis
100 101
vont avoir le plus de retentissement, grâce
au sandinisme qui par l’usage de symboles
en enfer. Quant à continuer la Révolution dans
chrétiens intégrera stratégiquement une di-
d’autres pays du vieux continent, cela s’avère
mension religieuse. En effet dans ces CEB,
vite impossible. Les travailleurs, avec l’instau-
une lecture libre de la Bible en permettra des
ration de l’Etat-providence, deviennent, pour
analyses prolétariennes. Le portrait du Che
beaucoup des militants d’extrême gauche,
ou de Sandino est accroché dans les maisons
des « éléments dégénérés », une aristocratie
à côté de celui de saints.
ouvrière trop installée dans son confort pour
Il ne s’agit pas d’une fas-
faire la vraie révolution tant promise. Déçus,
cination comme celle que
comme les protestants en leur temps, par le
vouent les gauchistes de
vieux continent, les gauchistes occidentaux
cette époque à Trotski ou à
tourneront alors leur regard vers le Tiers Mon-
Mao, mais d’une adoration qui repose sur un
de et plus particulièrement, l’Amérique du
engagement perçu comme pieux et à l’image
Sud. La révolution cubaine, outre les espoirs
de celui de Jésus. Le caractère iconique des
qu’elle suscite chez la gauche européenne,
photos du Che alimentera cette conviction.
remet en question la place de l’Eglise en Amé-
De même, leur fonctionnement collectiviste
rique du Sud. En effet celle-ci émet une vive
n’est pas tiré de principes socialistes mais du
Chacune des deux branches du
socialisme fera en son temps
son exil vers l’ouest.
critique du clergé qui, de manière générale,
Livre des Actes des Apôtres. La révolution de
s’est toujours rangé aux côtés des dictatures
1979 va dans ce contexte générer une nou-
militaires et de l’establishment. Une situation
velle mythologie, qui fera dès lors de la pra-
que ne manquent pas de dénoncer les barbu-
tique révolutionnaire une forme d’adoration.
dos, nouveaux héros du jour. Sur ce continent
Ce ré-enchantement prendra fin au début des
où la religion est intrinsèquement mêlée à la
années 90 avec la défaite électorale des san-
culture, une profonde remise en question va
dinistes et la chute du régime soviétique.
bonus
Retrouvez un article
sur musique et paradis sur
www.revuetroubles.com
s’opérer sur le rôle que doit jouer l’Eglise. À
la suite du concile de Vatican II, la conférence
La conception que l’Occident se fait du pa-
des évêques d’Amérique latine déclare alors
radis ne cesse de se métamorphoser. D’une
que l’Eglise doit s’engager aux côtés des
part l’Amérique engendre en permanence
pauvres et mettre un frein à l’oppression et
de nouveaux avatars de la pensée milléna-
à l’injustice. Une plus grande tolérance dans
riste. Les églises pentecôtistes et charisma-
les débats de cette conférence, permettent à
tiques (14) sont ainsi en passe de devenir la
Gustavo Gutierrez, un jeune théologien péru-
deuxième dénomination chrétienne mondiale,
vien socialiste, de s’exprimer sur le rôle com-
après le catholicisme. D’autre part, l’extrême
batif que l’Eglise doit adopter face au capita-
gauche, notamment marxiste, fait appel, elle
lisme, source des inégalités et de la division
aussi, au corpus eschatologique, invoquant le
en classes de la société. C’est le début de la
spectre de la fin du monde tout en laissant
théologie de la libération, à la suite duquel une
miroiter l’espoir d’un ailleurs parfait et inéluc-
grande partie du clergé latino-américain s’exile
table. Se défaire des représentations issues
dans les quartiers les plus pauvres. L’engage-
de la tradition chrétienne, se libérer de ces
ment n’est plus uniquement caritatif mais se
sombres fantasmes aux tentations totalitai-
doit également d’être politique. Au milieu des
res, permettrait sans doute d’enfin construire
années 60, sur le modèle d’une communauté
d’autres révoltes.
établie sur l’île de Solentiname, se développent les CEB (Communidades Eclesiales de
Base), d’abord au Nicaragua puis dans toute
l’Amérique latine. C’est dans ce pays qu’elles
Beauté nébreuse et Guillaume Noir
(14) Mouvement né au
début du XXe siècle aux
USA, fondé sur une foi
de l’émotion amenant
un second baptême
« par le saint esprit », et
permettant un contact plus
direct avec Dieu. Dans
l’esprit des pentecôtistes,
cette deuxième conversion
doit être apportée à
l’humanité entière
pour qu’advienne l’âge
eschatologique de l’esprit,
reprenant ainsi les thèses
Joachimistes.
sexualités / politiques / cultures
les portes du paradis
« Il y a un désenchantement à
l’encontre d’un paradis sur terre »
Historien des religions, professeur honoraire au Collège de France, où il fut titulaire
de la chaire d’histoire des mentalités religieuses dans l’Occident moderne, Jean
Delumeau a publié de nombreux ouvrages sur le paradis (1). Protestant fervent,
il retrace pour nous l’histoire du paradis. Partir à la recherche de sa localisation
permet ainsi de mieux saisir ses filiations, des mouvements millénaristes aux
expériences révolutionnaires.
A quelle époque le christianisme et le judaïsme
delà n’est apparu que timidement au VIe siè-
spatialisent-ils le paradis sur Terre ?
cle, pour faire ensuite progressivement son
chemin dans les mentalités. Saint Thomas
(1) On se reportera
principalement à sa
considérable Histoire du
Paradis, dont les trois
tomes (Le jardin des
délices / Mille ans de
bonheur / Que reste-t-il du
Paradis ?) ont été publiés
respectivement en 1992,
1995 et 2000 chez Fayard.
(2) Ces fleuves étaient
identifiés avec des noms
de cours d’eau réels, tel le
Tigre, l’Euphrate, le Gange,
L’Indus et parfois le Nil,
preuve de la croyance en
une localisation précise du
paradis terrestre.
Il faut d’abord savoir de quel paradis on parle.
d’Aquin lui-même, dans sa somme théologi-
En effet, le mot « paradis » vient du persan
que, reprendra le terme « paradis » dans son
apiri-dæza qui veut dire jardin et a été traduit
sens le plus absolu, celui du jardin des origi-
en grec par paradeisos. Dans la Genèse, le
nes. La spatialisation du paradis a ainsi eu lieu
mot paradis désigne ce que nous appelons le
dès le début. En effet, on a longtemps pensé
paradis terrestre, le jardin des délices d’où ont
que l’Eden, bien que fermé aux hommes par
été chassés Adam et Eve, et ce sera pendant
Dieu depuis la Chute, existait encore et c’est
longtemps son seul sens dans la tradition
ce lieu que la géographie médiévale plaçait à
judéo-chrétienne. Ainsi, Jésus, lorsqu’il veut
l’Est. D’où une orientation constante des car-
parler d’au-delà, utilise plutôt l’expression
tes vers l’Orient, au sommet desquelles une
« Royaume des cieux ». En fait, l’emploi du
vignette représentait souvent le jardin des
terme « paradis » comme synonyme de l’au-
délices avec parfois Adam et Eve, l’arbre de
la connaissance et les quatre fleuves prenant
leur source en Eden (2). Cette spatialisation a
eu son importance. On a longtemps cru par
102 103
exemple qu’il y avait quelque part en Orient
un royaume dont le souverain était un prêtre
chrétien, appelé le prêtre Jean. La localisation supposée de cet état d’Orient était si
près du paradis qu’il en avait conservé un certain nombre de richesses. Ce voisinage mer-
« Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se
couchera près du chevreau. »
veilleux explique sans doute à la fois la popularité du mythe et le nombre de voyageurs
qui ont tenté de l’atteindre. Nous pouvons
comprendre de la même manière les motivations de Christophe Colomb qui lui aussi
voulait atteindre l’Asie. Lorsqu’il a touché la
terre continentale près de l’embouchure de
l’Orénoque, il a cru qu’il était à proximité du
paradis terrestre et qu’en remontant ce fleuve, on finirait par atteindre l’Eden.
Existe-t-il un lien entre quête du paradis terrestre
thématiques, quoique de manière moins clai-
et millénarisme ?
re. Il espérait en effet réunir assez d’or avec
ses voyages en Asie pour que le roi d’Espa-
Oui et non. Le terme « millénarisme » (ou chi-
gne puisse reprendre — pas spécialement par
liasme en grec) exprime la conviction de l’ap-
la guerre d’ailleurs — Jérusalem et la Terre
proche d’une ère de bonheur de mille ans sur
Sainte. Cette reconquête aurait fait de lui le
Terre. Dans l’Ancien Testament, s’il est très peu
roi des derniers jours, légende qui veut que
question de millénaires (les juifs comptaient
juste avant la Parousie (4) l’humanité soit uni-
plutôt par périodes de sept ans), de nombreux
fiée sous le règne d’un souverain chrétien.
page de gauche. Le paradis
terrestre, Lucas Cranach
l’Ancien, 1530.
page de droite. Le paradis
terrestre, extrait de l’Atlas
Catalan, XIVe siècle.
textes font allusion à une période de bonheur
futur. Le plus connu est celui d’Isaïe où il est
Peut-on considérer la réforme comme indissociable
dit : « [Alors] le loup habitera avec l’agneau,
du millénarisme ?
le léopard se couchera près du chevreau. Le
veau et le lionceau seront nourris ensemble,
Il y a eu à cette époque une relecture à mon
un petit garçon les conduira […] Il ne se fera ni
sens erronée des écrits de Joachim de Flore
mal ni destruction sur la montagne sainte, car
(1135-1202). Il faut se souvenir que cet hom-
le pays sera rempli de la connaissance du Sei-
me était un moine tout à fait pacifique, qui a
gneur » (3). Ce n’est qu’à partir de la rédaction
introduit dans l’histoire occidentale un thème
de l’Apocalypse en 90 après J.C., à l’intention
très important, celui des trois périodes. La
des chrétiens persécutés par l’empereur Do-
première étant celle d’avant la Grâce, celle du
mitien, que le chiffre mille apparaît clairement
Père et de la Loi. La seconde, en cours selon
pour décrire un âge d’or après la révélation, et
le moine, était celle de la Grâce, sous le rè-
juste avant le Jugement Dernier. Ce qui relie
gne du fils, de l’Eglise séculière et de l’amour.
cette idée à celle de paradis terrestre, c’est
Puis viendra la troisième, le temps de la plus
qu’il est annoncé que l’on retrouvera, pendant
grande Grâce, placé sous le règne de l’Esprit
ce millénaire, les conditions idéales de l’Eden.
et la conduite des moines et qui devait adve-
Christophe Colomb lui-même mêla les deux
nir, d’après Joachim, vers 1260. Ce message
a été repris tout au long de la fin du Moyen
Age par des gens pauvres qui voyaient l’opulence papale comme une corruption insup-
(3) Isaïe : 11, 6-9.
(4) Second avènement du
Christ à la fin des temps.
sexualités / politiques / cultures
les portes du paradis
millénaristes étaient pacifiques et qu’ils ont
été forcés de fuir l’Europe à cause de persécutions religieuses. Quoi qu’il en soit une
chose est certaine : les pères pèlerins étaient
millénaristes et ils étaient persuadés qu’ils allaient créer en Amérique une nouvelle Eglise
qui apporterait la régénérescence à l’Eglise
globale. Ils pensaient être en quelque sorte
le noyau dur de ce nouveau christianisme qui
mènerait aux mille années de bonheur avant
le Jugement Dernier. Dans ce sens, on peut
dire que l’Amérique est vraiment devenue
la patrie du millénarisme, d’autant que l’on
remarque qu’elle fut au XIXe siècle la terre
d’élection des mouvements chiliastes, tels
Christophe Colomb espérait réunir
assez d’or avec ses voyages en Asie pour
que le roi d’Espagne puisse reprendre
Jérusalem et la Terre Sainte.
les mormons, les témoins de Jéhovah ou les
adventistes. Encore aujourd’hui, la politique
de George W. Bush est, je pense, inspirée par
la conviction que les Etats-Unis ont été bâtis
comme la nation apte à porter le projet d’un
Millénium de liberté, de vertu et de bonheur.
portable et qui espéraient l’avènement d’une
Qu’est-il advenu en Europe de l’idée du paradis
Église plus « pure ». Combinée à une phrase
terrestre et du millénarisme ?
célèbre de la Bible, « les premiers seront les
(5) Révolte réformatrice
en Bohème entre 1419 et
1436, inspirée par Jan Hus.
(6) Thomas Müntzer fut
l’auteur de nombreux
écrits au moment de
la propagation de la
Réforme. Il rêvait d’établir,
selon Jean Delumeau,
une « théocratie
démocratique » qui
mettrait à mal l’Eglise et
les princes. Déçu par le
tournant de plus en plus
conservateur de Luther,
il rejoignit en 1525 les
révoltes paysannes qui
éclataient à cette époque
en Allemagne. Après sa
défaite à Frankenhausen,
il fut capturé par les
autorités, puis décapité.
derniers », interprétée dans le sens « les pau-
L’Europe a progressivement abandonné l’idée
vres passeront devant les riches », cette idée
de paradis terrestre. Luther et Calvin ont ainsi
mena les radicaux de nombreux mouvements
écrit que l’Eden avait été noyé par le Déluge
à des pratiques révolutionnaires, doublées
et que, par conséquent, il n’était plus possi-
d’espérance eschatologique. Il y eut dans
ble de le retrouver. L’idée fit progressivement
cette lignée les « taborites », qui formaient ce
son chemin et à la fin du XVIe siècle, elle était
qu’on appelle en termes modernes la « gau-
communément acceptée. En ce qui concerne
che » du mouvement hussite (5), mais aussi
le millénarisme, on le retrouve très clairement
les écrits de Thomas Müntzer et la révolte des
dans l’idée de progrès. Le XVIIe siècle va en ef-
paysans allemands en 1525 (6) ou encore au
fet voir apparaître l’idée que l’humanité serait
XVIIe siècle en Angleterre le mouvement des
en marche vers une période de mieux-être,
« niveleurs » et des hommes de la cinquième
d’évolution positive des connaissances. No-
monarchie (7).
tamment sous l’influence de Fontenelle, Kant,
ou Leibniz, qui affirme dans De l’origine radi-
On a l’impression que les échecs de ces différents
cale des choses (1697) qu’ « il faut reconnaître
mouvements ont entraîné progressivement une
un certain progrès perpétuel et absolument
émigration vers les Amériques pour rebâtir une
illimité de tout l’univers, de sorte qu’il marche
société eschatologique.
toujours vers une plus grande civilisation. »
Oui, mais les émigrants américains n’étaient
pas toujours issus des courants révolutionnaires violents. Il faut noter que beaucoup de
104 105
des progrès de la science au XIXe siècle. En
tout cas, je suis certain de la filiation. Pour Michelet par exemple, l’âge de l’esprit annoncé
L’école hégélienne puis socialiste s’inscrivent-elles
par Joachim de Flore « c’est le libre esprit,
dans cette filiation ?
l’âge de la science. »
Oui. C’est à ce moment précis que l’on retrou-
Pensez-vous que le millénarisme ait inspiré
ve l’influence de Joachim de Flore. Hegel en ef-
l’Allemagne nazie ?
fet divisa lui-même l’histoire humaine, passée
ou à venir, en trois périodes. Il ajoutait même
Je suis très réservé sur cette question.
que, depuis la Réforme protestante, l’huma-
D’abord, les nazis pensaient seulement en ter-
nité s’acheminait vers le règne de l’Esprit. Le
mes nationaux et étaient convaincus que seul
thème marxiste de l’abolition du salariat et de
leur pays allait profiter de l’Age d’or. On n’est
l’aliénation n’est ni plus ni moins qu’une repri-
donc plus dans le registre général du milléna-
se laïcisée de la problématique soulevée par
risme, mais plutôt dans celui du patriotisme
Hegel et le millénarisme, avec néanmoins une
exacerbé. Le thème du Reich de mille ans
différence : la société sans classes n’a pas de
apparaît seulement de manière incidente dans
page de gauche. La cité
terrestre et la cité céleste,
enluminure de la La cité
de Dieu de Saint Augustin,
XVe siècle.
page de droite. Saint François
aidant les moines à parvenir au
paradis.
les discours et les écrits de Hitler. Il était certes
plus présent dans les écrits de Rosenberg, qui
était le théoricien du NSDAP, mais à mon sens
ce n’était pas une dominante du discours nazi.
Et
que
reste-t-il
de
l’idéal
paradisiaque
aujourd’hui ?
Après l’échec des différentes tentatives communautaires et socialistes, il y a un réel désenchantement à l’encontre de la fondation d’un
paradis sur terre. De même, nous nous sommes aperçus que si la science avait pu nous
Le thème marxiste de l’abolition du salariat et de
l’aliénation n’est ni plus ni moins qu’une reprise
laïcisée de la problématique millénariste.
donner quelques avantages,
elle n’était pas parfaite —
d’autant plus que le confort
technologique reste l’apanage d’une minorité d’êtres
limite chronologique, alors que les mille ans
humains sur la planète. Voilà pourquoi nous
de bonheur, par définition, ont une fin. Mais
dissocions aujourd’hui l’idée de bonheur et
même avant Marx, le courant socialiste, je
de progrès technique. Quant au millénarisme
pense en particulier à Saint-Simon et Auguste
chrétien, il est certes encore vivace aux Etats-
Comte, avait adopté cette division de l’his-
Unis, mais de manière très minoritaire. Reste
toire. Ils pensaient ainsi qu’après la période
par contre encore très ancrée l’espérance, que
théologique puis philosophique viendrait celle
je partage, d’un au-delà de bonheur.
dite « rationnelle » ou « positive ». On ne sait
Propos recueillis par Guillaume Noir
pas très bien pourquoi la redécouverte de Joa-
et Beauté nébreuse
chim de Flore date de ce moment précis, mais
je crois que c’est lié autant à la redécouverte
romantique du Moyen Age qu’aux espoirs nés
(7) Les niveleurs
(Levellers) apparurent dans
l’explosion politique de
la première guerre civile
anglaise (1642-1646).
Favorables à la démocratie
directe et à la séparation
de l’Eglise et de l’Etat, ils
furent millénaristes par
défaut plus que par raison.
Au contraire, les hommes
de la cinquième monarchie
rêvaient d’établir une
théocratie composée
d’une élite de saints,
hérauts du cinquième
royaume (d’après la
prophétie de Daniel,
7 1-29) qui annonçait le
Millénium. D’abord très
liés à Cromwell, ils s’en
séparèrent et tentèrent,
sans succès, de le
renverser.
sexualités / politiques / cultures
phartmacies
droite. Portrait d’Anna et
de Jaroslaw Iwaszkiewicz,
Stanislaw Ignacy Witkiewicz,
1922.
gauche. Composition,
Stanislaw Ignacy Witkiewicz,
1922.
Mescaline de fuite
Les années vingt voient l’émergence de nouveaux mouvements
nombre de tribus indiennes prou-
artistiques, qui font de l’expérience des drogues le moteur
vent que les visions obtenues
de leur création. A la recherche de regards inhabituels, d’un
sous l’effet de cet hallucinogène
dépassement de la réalité, ils se servent de stupéfiants,
sont très semblables, le parcours
notamment hallucinogènes, pour produire des œuvres
et les singularités de chacun n’in-
radicalement en rupture. Bien qu’éminemment fécond, ce
terférant pas avec les hallucina-
croisement de l’art et des drogues est néanmoins rapidement
tions. C’est ce même peyotl et
renié par une partie de cette nouvelle génération, parfois déçue
son dérivé, la mescaline, qui ont
par les paradis artificiels, souvent effrayée par leurs effets
sans cesse été redécouverts par
secondaires de mieux en mieux connus.
les milieux artistiques européens
à partir des années 1910, à côté
(1) Plante mexicaine
qui provoque des
hallucinations visuelles.
« Dans une deuxième phase, des troubles
de la morphine, de la cocaïne, ou encore de
visuels apparaissent. Ce sont d’abord des illu-
l’opium. Certains suggèrent même que l’art
sions : les objets les plus ordinaires se muent
abstrait et géométriquement symbolique
en prodiges, les teintes ont un éclat, une dé-
trouve d’une façon ou l’autre ses sources
licatesse, une variété extraordinaires ; elles
dans ces rêves hallucinatoires. Même si cet
changent si vite que l’on a peine à les suivre.
art puise non seulement dans les drogues,
[…] Ainsi apparaissent de lumineuses arabes-
mais surtout dans la volonté d’aller au-delà de
ques, des figures géométriques, des sphères
l’habituel et de trouver de nouvelles formes
baignées dans un flot de clarté, des rayures
et concepts, les années vingt sont effective-
aux couleurs changeantes, des étoiles d’un
ment placées sous le signe de l’expérience.
éclat bleu, vert ou jaune, des cristaux multico-
Un artiste prenait des drogues pour voir jus-
lores, vrillant d’une lumière magique » indique
qu’où elles pouvaient le mener. En effet, si
en 1948 un traité de médecine sur les expé-
des drogues comme la morphine étaient déjà
riences rituelles que font les Indiens avec le
utilisées à la fin du XIXe siècle, les années
peyotl (1). Jean-Pierre Valla dans L’expérience
vingt leur ont attribué un but bien plus précis :
hallucinogène (2), en décrivant le « rêve de
la possibilité artistique de trouver un « au-delà
yaje » causé par le peyotl, souligne lui aussi
du réel ». Les artistes se procuraient ces di-
la présence d’images géométriques au ca-
verses substances chez leurs amis médecins
ractère ornemental, ainsi que la brillance des
(2) L’expérience
hallucinogène, Masson,
1983.
objets et l’intensification de la perception des
couleurs. Les études menées sur un certain
106 107
et pharmaciens, qui d’un côté partageaient le
besoin intellectuel de mener des expériences
avec les drogues, et de l’autre avaient la voie
assez libre, puisque l’usage des stupéfiants
du développement du groupe, leur phase ex-
n’était pas encore tout à fait réglementé. Dans
périmentale est déjà achevée. Incapables de
La « Coco », poison moderne (3), Victor Cyril
gérer leur rapport aux drogues, de conserver
et le docteur Berger, à propos des « esthètes,
une distance objective, certains arrêtent tan-
les amateurs de cubisme, les hystériques de
dis que Vailland devient toxicomane.
la littérature », affirment que « leur interprétation assez exceptionnelle du monde extérieur
Les années vingt ont favorisé de nombreu-
— formes, sons, couleurs — n’est la plupart
ses recherches concernant l’influence des
du temps qu’un phénomène d’intoxication ».
drogues sur la création. Joë Bousquet notamment, qui avait commencé à prendre des dro-
Vertige des âmes. En 1921, quatre ly-
gues sans but précis, développe une théorie
céens, Roger Gilbert-Lecomte, Robert Mey-
selon laquelle la drogue permettrait à l’être
rat, Roger Vailland et René Daumal, fondent
humain de retrouver son origine grâce à une
la revue Apollo, publiée sous forme manus-
régression qui confine à l’anéantissement (6).
crite. De leurs expériences adolescentes
Stanislaw Ignacy Witkiewicz, peintre et écri-
des drogues, spontanées et naïves, ils tirent
vain polonais de l’entre-deux-guerres, a con-
progressivement une doctrine philosophique,
sacré une grande partie de son œuvre aux
le simplisme. Cette radicalisation suit l’exclu-
expériences des dro-
sion dont ils font l’objet, les grandes écoles
gues, en voulant lui
qu’ils préparaient refusant d’accueillir ces
aussi
jeunes gens trop fous, trop curieux, trop in-
état
dépendants, alors même qu’ils appartenaient
d’aller au-delà de la
déjà à la vie artistique des années vingt. René
création habituelle.
Daumal propose ainsi une définition du sim-
Néanmoins pour Wit-
plisme : « il y a peut-être là quelque analogie
kiewicz,
avec cet état d’enfance que nous recherchons
semblait
— un état où tout est simple, facile. […] Cette
d’essayer, de goûter
facilité vers laquelle nous tendons est ce que
et de chercher, que
les théologies appellent la grâce. […] C’est
de trouver. Ses pri-
pour cette glissade sur le dos vers un vertige
ses de drogues ressemblaient presque à des
des âmes que nous aimons les surréalistes
analyses médicales : il joignait à ses portraits
— au même titre que l’opium » (4). Dans cet-
et dessins la description précise des drogues
te recherche de simplicité, il serait nécessaire
ou des diverses substances (« petite bière »,
d’atteindre d’abord le stade de l’inconscience
« thé », « pilules contre la toux » ou « cervel-
totale, et pour ce faire d’endormir l’intelli-
le, patates avec de la salade et une tarte aux
gence avec des drogues comme l’opium. Les
pruneaux ») prises pendant leur exécution.
simplistes cherchent alors un état de vérité,
Ses connaissances sur les drogues et leurs
comme celui de l’enfance, ou mieux encore,
effets étaient techniquement d’une grande
comme le suggère Max Milner (5), un état
valeur médicale. Comme écrivain, il faisait, à
prénatal. Ils essayent de saisir l’anéantisse-
travers les personnages de son roman Adieu
ment de la conscience pour capturer cet état
à l’automne par exemple, des comptes-ren-
premier de l’humain, l’état pur de « l’évidence ». Néanmoins, en 1928, au moment où ils
créent la revue Le Grand Jeu, étape suivante
retrouver
qui
Portrait de Wlodzimierz
Nawrocki devant un paysage,
Stanislaw Ignacy Witkiewicz,
1926.
un
permette
l’objectif
être
plus
(3) Flammarion, 1924.
(4) René Daumal,
Correspondance, édition
établie et commentée par
HJ Maxwell, 1926.
(5) Se référer à ce propos
à son ouvrage L’imaginaire
des drogues : de Thomas
de Quincey à Henri
Michaux, Gallimard, 2000.
(6) Idem.
sexualités / politiques / cultures
phartmacies
Contrairement à Witkiewicz, qui, en critiquant
les drogues, se réfère à ses propres buts artistiques, les surréalistes, par leur refus total
des drogues, en font une partie de leur doctrine. Aragon s’en fait l’écho dans son Traité du
style (8) : « Il n’est pas lyrique de se droguer.
C’est tout simplement lamentable. […] Rien de
nouveau, rien que ce qui est en moi, la même
André Breton, 1947-48.
marchandise sans fin. Cela vous change moins
qu’un costume. On me fait passer d’un état
dans l’autre, et il est absolument sûr que si
j’obtiens un instant d’exaltation, j’en payerai la
dépression avec honnêteté. Et toujours la recherche imbécile du bonheur. Rien de plus. »
Les surréalistes considéraient alors que même
si les drogues favorisaient une évasion, ce
n’était qu’une évasion hors du réel qui ne leur
Wtkiewicz joignait à ses portraits et dessins la
description précise des drogues ou des diverses
substances prises pendant leur exécution.
permettait pas de créer quelque chose de nouveau. Ils cherchaient alors un dépassement du
réel qui se réfèrerait toujours à l’inconscient
— inconscient qui selon eux ne pouvait pas
ressurgir sous l’influence des drogues.
dus réels et complets des consommations de
drogues. Il organisait des expériences collecti-
Les surréalistes refusent alors les drogues
ves — avec notamment le peintre Janusz Ko-
qu’ils considèrent trompeuses et inutiles. Ils
tarbinski et le médecin Teodor Bilynicki-Birula,
continuent néanmoins à mener des séries
qui dessinèrent et racontèrent leurs visions
d’expériences pour atteindre un état qui trans-
pendant une séance de prise de mescaline.
cende la réalité. Ils organisent notamment de
fréquentes séances collectives d’hypnose,
(7) Traduction libre de
L’unique issue, paru
en français chez L’Age
d’homme en 2001.
(8) Gallimard, 1980.
Drogues artificielles. Une grande partie
recherchant des émotions et des sentiments
des artistes de la période de l’entre-deux-guer-
plus profonds. Ils mènent également des es-
res renonça à la drogue. Witkiewicz, tout en
sais d’écriture automatique, éditant ces textes
expérimentant les drogues, en critique les ef-
dans leur forme première, sans modifications ni
fets, les considérant inadaptés à ses besoins
titres. Breton lui-même en publie trente-deux.
artistiques : « Aucune drogue […] ne pouvait
Par ailleurs, ils trouvent refuge dans le mysti-
rien faire ici : elles produisaient un étrange réa-
cisme et le sommeil, occasion pour eux d’éditer
lisme, ni métaphysique ni absolu, une étran-
des récits de rêves sur le même modèle que
geté “de conte”, féerique tout simplement,
les textes d’écriture automatique. Aux drogues
voire empirait l’étrangeté de la vie, que le plus
réelles, ils substituent des drogues « irréelles »,
commun gars de dancing peut parfois ressen-
des moyens inédits de tromper la conscience,
tir. […] La plus grande dose qu’on peut subir
des recherches de nouveaux « états purs ». En
ne nous donnera pas plus que cela » (7). Les
abandonnant les rêves hallucinatoires, ils se jet-
surréalistes parviennent à une conclusion simi-
tent dans les bras des rêves hallucinogènes.
laire. Dans la préface du premier numéro de
La révolution surréaliste, Eluard, Vitrac et Boiffard refusent ainsi ouvertement les drogues :
« nous ne nous piquons pas et nous rêvons. »
Joseph S.
108 109
Filmeries
d’opium
Les commentateurs classiques de Cocteau préfèrent
souvent confiner sa consommation d’opium à la
simple anecdote. Pourtant, son usage de drogue ne
donnera pas naissance qu’à Opium — journal d’une
par le roman Thomas l’Impos-
désintoxication, mais irriguera l’ensemble de son
teur, il semble que Cocteau se
œuvre cinématographique.
soit réfugié dans la création en
jouant sur tous les fronts. Sa
Jean Cocteau a 29 ans lorsqu’il entre à la
désintoxication dans l’urgence ne sera qu’en
maison de santé de Saint-Cloud fin 1928. Sa
apparence un rappel à l’ordre. En effet, outre
désintoxication, lente et douloureuse, le gar-
Opium, Cocteau, à bout de forces, parvient
dera enfermé quatre mois, durant lesquels il
entre ses sommeils oniriques à rédiger deux
rédigera depuis son lit d’hôpital Opium, son
œuvres essentielles : Les Enfants terribles et
Journal d’une désintoxication. Les années 20
La Voix humaine. D’autre part, ce sera pour le
ont été pour le jeune poète celles d’un long
poète une période de transition, voire même
enfermement dans la solitude. Après le décès
de renaissance, car après s’être exprimé sous
soudain de Raymond Radiguet (1), il s’est mis
bien des formes, Cocteau s’apprête à utiliser
à consommer de l’opium afin de combattre
un nouveau « véhicule de poésie ». Ce sera le
sa douleur intérieure. Une « difficulté d’être »
cinéma. Il s’y emploie dès 1930 avec Le Sang
dont il se sentira jusqu’à la fin de sa vie la vic-
d’un Poète où immédiatement son style avant-
time impuissante.
gardiste s’impose. Refusant catégoriquement
les canons du cinéma classique au profit de ce
Zones fumeurs. Cocteau se servira d’une
qu’il appellera le « cinématographe », il met
dépendance pourtant physique à l’opium pour
en images ce premier essai, sorte d’autopor-
étendre son indépendance artistique. Déjà,
trait, sous la forme d’un « documentaire réa-
les années écoulées de « sommeils éveillés »
liste d’événements irréels ». Dès ce premier
l’ont amené à produire une œuvre prolifique et
film Cocteau laisse à ses fantômes intérieurs
multiforme. Des pièces Œdipe-Roi et Antigone
la liberté d’envahir les images, créant le style
au recueil de poèmes Plain-Chant en passant
onirique qui hantera ses huit films. C’est dans
sa trilogie orphique (composée du Sang d’un
Poète en 1930 ; d’Orphée en 1949 ; puis du
Testament d’Orphée en 1959) que les rapports
(1) Raymond Radiguet
(1903-1923), amant
de Cocteau, a publié
notamment Le Diable au
corps aux éditions Grasset
en 1923.
sexualités / politiques / cultures
lignes de Cocteau
Les mouvements de leurs corps ne répondent
plus qu’au rythme de l’opiomane, celui qui « dort
debout » et « marche immobile ».
de la poésie pure. Les personnages deviennent dépendants d’un temps torturé qui n’est
plus le leur — la temporalité y est sensitive,
tour à tour distendue ou raccourcie. Perdus
dans ces « zones » mystérieuses où règne
entre le poète et l’opium seront les plus claire-
une ambiance somnambulique, ils ne maîtri-
ment exploités. Cocteau y inscrit ses person-
sent plus leur corps, dont les mouvements
nages dans un milieu réaliste, voire quotidien,
ne répondent plus qu’au rythme de l’opio-
où l’étrange va peu à peu s’immiscer et les
mane, celui qui « dort debout » et « marche
emporter. Ainsi dans Le Sang d’un Poète, le
immobile » à la manière d’Heurtebise et de
peintre (Enrique Rivero, double de Cocteau,
la Princesse dans Orphée. Chez Cocteau,
marqué à l’omoplate d’une cicatrice semblable
ces « zones » de poésie sont initiatiques et
à la signature étoilée du poète), en proie aux af-
peuvent prendre bien des formes : l’hôtel des
fres de la création dans son atelier, voit soudain
Folies Dramatiques (où, à travers une série de
apparaître une bouche au creux de sa main.
trous de serrures, le poète voit de multiples
Cette brusque manifestation du fantastique va
chambres, dont celle d’un fumeur d’opium se
agir ici à la manière d’une drogue sur le film, en
découpant en ombres chinoises sur un « pla-
se superposant au réalisme d’origine. Comme
fond céleste »), la cour du lycée Condorcet
dans Orphée, c’est par une réaction en chaîne
ayant pris la forme d’une scène de théâtre
de l’étrange sur l’espace de l’action que naît
dans Le Sang d’un Poète, l’Enfer anti-dantes-
la poésie, avant de faire lentement glisser les
que tout de ruines labyrinthiques dans lequel
personnages vers un ailleurs inconnu.
Orphée et Heurtebise sont aspirés ou encore
l’univers du conte de fées avec le château de
L’idée du passage du réel à l’irréel restera
La Belle et la Bête où Josette Day erre, immo-
centrale chez Cocteau, notamment avec la fi-
bile, parmi les chandeliers animés… Autant
gure des miroirs qui happent les personnages
de mondes fantasmatiques, voire autobiogra-
et ouvrent sur des mondes parallèles. Avec la
phiques, de lieux de poésie pure où les héros
traversée de ces portes réflectives, le poète
affrontent seuls leurs quêtes…
trouve en effet la métaphore visuelle lui permettant d’illustrer son expérience personnelle
de plongée dans la dimension opiacée : celle
110 111
les corps respirent et expirent l’opium comme
s’ils en étaient intégralement constitués, à
l’image de la Bête errant dans les couloirs du
Regard vide. Avec le cinématographe Coc-
château et dont le corps fume comme incen-
teau fait donc œuvre de poète en rendant
dié de l’intérieur, ou encore les innombrables
visuelle sa poésie de l’opium. Parallèlement,
cigarettes que ne cesse de fumer Yvonne de
il assouvit son fantasme d’éternité en immor-
Bray dans Les Parents terribles, l’enfermant
talisant sur pellicule et en rendant réels ses
dans une continuelle prison de brume. Et si
mondes fantastiques. En se servant du vé-
le sang dont parle Cocteau dans le titre de
risme du tournage et du « merveilleux direct »
son premier film n’était autre que cette fu-
de la prise, il neutralise et authentifie l’irréalité
mée d’opium, ce sang vaporeux et opiacé qui
apparente que sa caméra capte et enregistre.
circulerait dans le corps des poètes et d’où
A l’aide de trucages simples et ingénieux,
l’inspiration serait puisée puis expulsée ? Cela
exécutés en direct au sein des plans, il injecte
expliquerait ce plan du Sang d’un Poète où le
une forme de réalisme crédible dans l’as-
peintre, d’un bras dont les veines bleues sem-
pect fantastique de ses « poésies de films ».
blent prêtes à exploser, bâillonne une statue
Lorsque, dans Orphée, Jean Marais revêt les
et lui insuffle la vie. N’est-ce pas grâce à cette
gants magiques d’Heurtebise pour passer à
poésie de l’opium que le cadavre de Cocteau
travers le miroir qui mène en Enfer, Cocteau
ressuscite dans Le Testament d’Orphée, alors
tourne à l’envers un gros plan des mains re-
que sa bouche fume encore et que sa voix-off
tirant brutalement les fameux gants. Remis
annonce solennellement : « Faites semblant
à l’endroit, le plan montre alors les gants re-
de pleurer, mes amis, puisque les poètes ne
vêtir voracement et comme par magie les
font que semblant d’être morts » ?
mains d’Orphée. Autre exemple étonnant
de cette poésie du direct dans Le Sang d’un
poète : l’évolution pénible de Enrique Rivero à
travers les couloirs de l’hôtel est tournée par
Cocteau en plongée totale sur un décor du
Chez Cocteau les corps respirent et expirent
l’opium comme s’ils en étaient intégralement
constitués.
corridor couché à plat, donnant ainsi l’illusion
que l’homme avance dans un état de semi-
En poète, Cocteau croyait à la « phénixolo-
lévitation. Enfin, la poésie opiacée du poète
gie », cette science élaborée par Dali qui con-
est constamment représentée dans ses films
siste à avoir, comme l’oiseau fabuleux de la
à travers la fumée. Une fumée vaporeuse qu’il
mythologie antique, le pouvoir de s’immoler
prend plaisir à filmer et dont il capte l’évolu-
par le feu pour ensuite renaître de ses cen-
tion dans l’air. Ainsi Le Testament d’Orphée
dres. Cette poésie de l’opium semble être
s’ouvre et se clôt par le plan ralenti d’une bulle
la clé de son œuvre. Immoler ses entrailles
remplie de fumée, qu’une lame vient crever,
par la drogue fut une manière d’intérioriser
laissant la mystérieuse brume s’évader en
sa douleur, provocant ainsi cette expulsion de
dehors du cadre. Chez les personnages, la
mots et d’images enflammés qui composent
fumée opiacée est également très présente.
son étonnante poésie. « Je n’accepte pas que
En effet, elle ne cesse de s’échapper de leurs
l’on me tolère », écrivait-il anonymement à la
corps, comme dans ce gros plan des yeux de
fin du Livre Blanc en 1928, « cela blesse mon
Maria Casares dans Le Testament d’Orphée,
amour de l’amour et de la liberté ».
où, Princesse de la Mort, elle déclare qu’« il
Rémi Prin
n’y a pas d’ici où nous sommes » en laissant
fuir de sa bouche la mystérieuse fumée qui
voile alors son regard vide. Ainsi chez Cocteau
sexualités / politiques / cultures
bonbon de gaz
De la
aux
propagande…
bonbons acidulés
Il a fallu attendre quinze ans pour que La fabrique de l’opinion publique soit traduit en
France. Dès 1987 Noam Chomsky et Edward
Hermann dévoilent les mécanismes de propagande opérés par les mass media et mettent
en cause la superficialité du discours médiatique et son allégeance aux pouvoirs étatiques.
Chomsky examine les informations, les lit, les
dissèque. On retrouve cette analyse, dans
bon nombre de ses entretiens, notamment
dans De la propagande : « La réalité n’est pas
voilée par la presse, au contraire la vérité est
dite et rendue publique. Mais c’est l’interprétation de cette réalité qui est “ hermétiquement assujettie ”, c’est la valeur des faits qui
est sous contrôle et non pas la divulgation de
ces faits » (1). Aussi, ce n’est pas l’information en tant que telle qui est mise en cause
mais bien sa mise en scène. Une information
relayée par des médias qui « ne laissent à leur
(1) De la propagande,
Noam Chomsky, Fayard,
2000.
(2) Comprendre les
Medias, Marshall Mac
Luhan, Seuil, 1968.
(3) Présentation de la
revue Trafic au Jeu de
Paume, transcription in Les
cahiers du cinéma, n°458,
1992.
Dernièrement a été réédité chez
public que peu de blancs à remplir ou à com-
10/18, l’un des entretiens phares de
pléter » (2). La communication n’admet plus
Noam Chomsky : De la propagande,
de retour, le dialogue semble impraticable. Le
ainsi que Le profit avant l’homme.
public est conçu uniquement comme récep-
En ces temps de scepticisme
teur et non plus comme interlocuteur. On as-
généralisé, Chomsky nous donne
siste donc à ce que Chomsky appelle (repre-
des outils pour comprendre ce
nant un terme du journaliste Walter Lippman)
qui est en jeu dans ces nouvelles
« la fabrication du consentement » (repris plus
guerres de propagande : le mépris
tard par Badiou). Cette tyrannie de la commu-
de l’individu qui dorénavant
nication va alors prospérer dans le champ des
s’affiche.
images, pour les contaminer. Les images sont
délestées de sens au profit du commentaire,
et « ne nous disent pas ce qu’on voit mais
ce qu’on devrait y voir en principe » comme
le signalait Serge Daney (3). Rendue abstraite
et illisible, l’image à la télévision et dans les
autres organes de presse se voit affublée de
codes protéiformes : titres, sous-titres, bande
passante, voix off, logos, qui lui confèrent dès
112 113
lors sa valeur informative : cachet validant sa
diffusion. L’image est abandonnée par la télévision au profit d’un « visuel », « sans contrechamp, sans manque, clos et en boucle » (4),
tériau informationnel. Priorité est donnée à la
confirmait Serge Daney.
manière dont nous recevons le monde, plus
qu’à celle dont nous le pensons. Félix Gonza-
Mise à mort de l’image. Le JT en est l’un
lez Torres était l’un d’entre eux. Alors que ses
des théâtres, les grandes crises internationa-
œuvres battent des records dans les salles de
les des preuves de la mise à mort de l’image
ventes depuis quelques mois, revenons sur
et du triomphe du commentaire. Rappelons-
un artiste disparu dont
nous, diffusés en boucle sur CNN, les der-
l’œuvre est d’une saisis-
niers grands conflits étouffés sous la signalé-
sante actualité.
tique et les commentaires. Les évènements
sont en direct, les frappes chirurgicales, les
Chewing-gum. Connu
images propres. Lorsque les grands conflits
pour la délicatesse de
sont programmés à la télévision, que dire des
ses tas de bonbons et
conflits dont l’Occident ne tient pas compte ?
autres empilements épu-
Noam Chomsky a exposé (5) que l’absence
rés de feuilles de papiers
d’articles, et a fortiori d’images dans la presse
imprimées, il était animé
américaine et mondiale, notamment sur le Ti-
avant tout d’une vive attention pour les mé-
mor oriental était utilisée pour « déréaliser »
canismes de l’information et l’élaboration de
un événement, un pays, un peuple. Sans té-
leur sens : les livres et les journaux étaient
moins, qui pourra prouver que tout cela a eu
selon lui d’inestimables sources tandis que la
lieu ? Dans ce climat de guerre d’images et
télévision enfermait la perception du public.
d’overdose marketing, le champ de l’art con-
Comme le souligne Nancy Spector, spécialis-
temporain se saisit de l’urgence de ces ques-
te de Gonzalez-Torres, son art cherche à plai-
tions. Les mécanismes de communication et
re, « mais ce que vous croyez voir n’est pas
les nouveaux régimes visuels imposés par les
forcément ce qu’on vous donne à voir ». Os-
médias traversent de plus en plus les prati-
cillant entre le refus de nommer et la sugges-
Ce n’est pas l’information qui est en cause
mais sa mise en scène.
tion, ses œuvres n’ont pas de
titre à proprement parler, elles
ont toutes des sous-titres, sortes de légendes discrètement
ques artistiques contemporaines et envahis-
mises entre parenthèses. L’artiste place ainsi
sent les centres d’art. Citons notamment Con-
leur caractère indiciel au centre de son travail
tre-informations à Brest ou Arrêt sur images
de représentation. « Rien n’existe en dehors
à Berlin en 2001, Media-city à Séoul en 2002,
de la langue » commente Felix Gonzalez Tor-
in media res à Rennes et Propaganda à Paris
res. A l’interrogation que pose dès 1931 Wal-
cette année. Alors que la question des médias
ter Benjamin, « les légendes ne deviendront-
est devenue à la mode (pas une semaine sans
elles pas le composant des images ? » (6),
qu’un magazine publie sa propre analyse en-
il répond : « Le discours dominant n’est pas
tre télé réalité et conflits mondiaux), il y a plus
statique. Il change rapidement. Il requiert de
d’une dizaine d’années que certains artistes,
nouveaux modes de contestations » (7). Ces
tout comme Chomsky, s’attachent à ce ma-
modes de contestations, l’artiste les érige
progressivement, à l’image de ses panneaux
d’affichages, ses « portraits linguistiques »
ou ses masses de bonbons cimentant un
ci-dessus. Untitled (Public
Opinion), Felix Gonzalez-Torres,
1991.
page de gauche. Untitled
(America), Felix GonzalezTorres, 1995.
(4) Devant la
recrudescence des vols de
sacs à main, Aléas, 1991.
(5) Dans le documentaire
Manufactering Consent
– Noam Chomsky , les
médias et les illusions
nécessaires, réalisé par
Peter Wintonick et Mark
Achbar en 1993. Le
problème du Timor oriental
a fait l’objet de nombreux
articles de Noam Chomsky
dès la fin des années 70.
(6) « Petite histoire de la
photographie » (1931),
in Poésie et révolution,
Denoël, 1971.
(7) Extrait de l’interview
avec Robert Nicklas, in «
Felix Gonzalez Torres, sans
arrêt dans le monde », in
Flash Art, décembre 1991.
sexualités / politiques / cultures
bonbon de gaz
au sol, au goût amer, destinés à être mangés par chaque visiteur. Cet amas uniformisé
de bonbons au réglisse en forme de missi-
Untitled (Death by gun), Felix
Gonzalez-Torres, 1991.
activisme farouche. Ainsi voit-on des légen-
les rappelle combien l’opinion majoritaire
des, dates et rappels historiques la plupart du
peut être hostile et menaçante. Ou encore
temps axés sur les grands conflits mondiaux
Untitled (Welcome Black heroes), réalisé
ou faits de société marquants, abandonnés
en 1991 lors du retour triomphal des trou-
sur des espaces vides sans image, juste des
pes américaines du Golfe. Deux cents kilos
évènements flottants à tra-
de chewing-gum Bazooka aux couleurs de
vers le temps. Avec la série
l’Amérique patriote signalent ce que les mé-
des photostats entre 1987
dias taisent : 30 % des soldats envoyés sur
et 1992, Felix Gonzalez-Tor-
place étaient afro-américains. Au regard de
res bannit l’image et la rem-
cette parole sans image, de ce corps anony-
place par le langage. Les in-
me aux prises avec celui de l’autre, proposés
formations surgissent avec
par Félix Gonzalez Torres, l’art ne pourrait-il
l’irrégularité de la mémoire
pas ainsi rendre les moyens de se confronter
ou l’incohérence du zap-
au monde ? Le public reprendrait prise sur
ping télévisé (8) pour poin-
l’information et la pratique artistique nous
ter « l’inaction historique »
dirait ce que l’artiste pense, et pas ce que
avec laquelle les informa-
le public doit penser. Elle serait une manière
tions sont diffusées. Le
de faire prendre conscience, de sensibiliser
texte n’accompagne plus
chacun au contexte dans lequel il se trouve.
l’image, il est désormais
L’œuvre devant répondre à la question de
seul, décontextualisé, plon-
Nicolas Bourriaud (10) : « Me donne-t-elle
gé dans le silence. Mais comme l’explique
la possibilité d’exister en face d’elle ou au
l’artiste « lorsque l’information “ voyage ”
contraire me nie-t-elle en tant que sujet ? »
(quand on la sort de son contexte pour l’in-
Fondamentale pour l’œuvre d’art, cette exi-
tégrer à un autre) elle prend parfois d’autres
gence l’est tout autant pour les médias et ré-
significations plus réelles ».
vèle ici toute sa dimension politique. De fait
Cet amas de bonbons en forme
de missiles rappelle
combien l’opinion majoritaire
peut être hostile.
les médias ne devraient-ils pas donner dans
(8) Interprétation avancée
par Nancy Spector dans
« Felix Gonzalez Torres »
in Galeries Magazine, avrilmai 1991.
(9) Interviewé par Tim
Rollins dans « Felix
Gonzalez Torres » in Art
Ressources Transfer, 1993.
Car, ajoute-il : « Je demande au public de
leur manière de rendre compte du monde,
m’aider, de prendre certaines responsabilités,
la possibilité d’exister face à l’information ?
de s’intégrer au travail, de participer » (9). Un
Autrement dit de se présenter comme un
bonbon par personne, une feuille de papier
moyen de transmettre l’information et non
par personne. L’œuvre de Félix Gonzalez
pas comme un médiateur s’interposant en-
Torres rend la parole aux spectateurs, une
tre l’État et le peuple. C’est pourquoi, l’art
parole que les médias n’autorisent plus.
continue de fomenter ses résistances.
L’artiste s’adresse au spectateur de manière individuelle et lui renvoie sa particularité
Gonzalez Torres et bien d’autres nous ont ap-
face à la masse. Une masse qu’il n’aura de
pris que résister c’était créer. Les résistan-
cesse de pointer du doigt, tout au long de
ces perdurent, se jouant des artifices média-
son œuvre. Cette masse, il la met à terre,
tiques. De Philippe Parreno à Claude Closky
comme dans Untitled (Public Opinion) com-
en passant par Gianni Motti ou Matthieu
posée d’une multitude de bonbons déposée
Laurette, l’art fourmille de têtes chercheuses. L’alternative existe. Certains semblent
(10) In L’esthétique
relationnelle, Les presses
du réel, 1997.
l’avoir compris.
Mélanie Perrier
ESPACE
Palace ton univers impitoyable
côtoyaient des stars ». Si c’est ce qu’en retiennent ceux qui le racontent aujourd’hui, c’est
parce qu’à l’époque, ils vivaient moins bien
que maintenant — ce qui leur fait croire qu’ils
ont un jour fait partie de la classe ouvrière. Et
pour en finir avec cette pseudo diversité, rares
sont les photos où on voit autre chose que des
blondinets bien pâles.
Il est de bon ton ces derniers temps dans les
médias — et plus particulièrement dans la
presse branchouille — de célébrer avec nostalgie l’âge d’or de la boîte Le Palace. Les litres
d’encre déversés méritent qu’on s’attarde un
peu sur les raisons de ce succès.
Si on entend parler aujourd’hui de la fin des
années 70 et du début des années 80 comme
d’une période bénie, c’est d’abord parce que
c’est loin. Ceux qui se trémoussaient sur la piste du club en question avaient en moyenne 2530 ans à l’époque, ce qui les situe aujourd’hui
autour de la cinquantaine. Leurs membres
étaient souples et la prostate était une allégorie, même s’ils avaient passé leurs nuits au fond
d’un caniveau, ils en auraient conclu l’évocation par un « Ah ! C’était le bon temps ».
Mais la distance temporelle permet d’entretenir d’autres illusions. Le Palace était, paraît-il,
ouvert à tous, le seul critère discriminant, à part
celui d’être plein aux as, se situant au niveau du
style vestimentaire. C’est ce qui revient le plus
souvent dans les témoignages : « C’était vraiment le paradis, il y avait des plombiers qui
Ce qui étonne le plus, c’est qu’on en parle exactement de la même manière que du Studio 54.
Un endroit « magique », havre du divertissement et des excès en tous genres. C’est vrai
que l’époque n’était pas très rose. Le chômage
qui s’installe, Elvis qui meurt, Mitterrand qui arrive au pouvoir, il y a de quoi s’enfermer dans
une pièce sans fenêtres, et sniffer de la coke en
écoutant du disco toutes les nuits. C’est sans
doute ce contraste avec la réalité glauque qui
contribue à son succès post-mortem et produit
une illusion paradisiaque.
Cette déformation de la réalité a disparu et
c’est peut-être ce qui manque le plus à ceux
qui sont aujourd’hui patrons de boîtes de com
ou directeurs de rédaction. Il a bien fallu sortir
un peu de cette tour d’ivoire, s’abonner au câble, faire des gosses, se marier. Les peoples eux
s’en foutent sûrement, il y a toujours autant
d’endroits pour s’encanailler aujourd’hui. Cette
génération de cinquantenaires est décidément
plus chiante que la précédente, qui était tournée vers un avenir qu’elle voulait radicalement
différent. Ils avaient au moins conscience de
vivre dans un monde de merde. Leur honte
ou leurs regrets les empêchent aujourd’hui
de trop s’épancher sur leur jeunesse. Les suivants, persuadés d’avoir vécu ce qui se fait de
mieux, ne cessent de radoter dessus. Vivement
qu’Alzheimer leur fasse oublier tout ça.
Beauté nébreuse
bollywood
Du rêve à
50 roupies
A Bollywood, les héros sont beaux et dansent en
cadence. L’Inde vit au rythme d’un cinéma facile,
et peu importe l’histoire racontée, il faut produire
du rêve pour plus d’un milliard de spectateurs.
Le système fonctionne, entretenu par le fantasme
d’un star-system bien rodé. A l’image de sa
lointaine cousine californienne, Bollywood est
devenue un temple magique où vagabondent
quelques immortels choisis des dieux…
Le Héros reçoit 40 cm de poignard dans le
il le faut. Un public de rêve pour un cinéma
ventre. Blessé, mais fou d’amour, il court une
national affichant salles combles en perma-
dizaine de kilomètres pour sauver sa fiancée
nence. « Nous réalisons 5 000 entrées par jour
d’un méchant très teigneux. La pauvre héroï-
et 7 500 le dimanche », souligne le directeur
ne, rouée de coups par son père alcoolique,
d’une des grandes salles de Bombay. Au bas
sa mère acariâtre, son meilleur ami, la police
mot, le cinéma indien représente 5 milliards
et accessoirement par tout un gang versé
d’entrées par an, et emploie un million de per-
dans la traite des blanches, sauvera finale-
sonnes. Une industrie devenue, depuis sa pre-
ment sa virginité pour l’homme de sa vie. Un
mière réalisation en 1913, la plus importante du
Happy End concluant trois heures d’un film
monde avec près de 700 films produits par an
rythmé par les musiques de Love Story, Doc-
contre 300 à Hollywood. A l’image du cinéma
teur Jivago ou du Parrain, remixées en chan-
américain des années 30, qui offrait des comé-
sons d’amour… Un pur délice. Pourtant, en
dies à un pays en pleine crise économique, les
cherchant bien, ce film retrace certains traits
productions indiennes ont créé le « Massala
de la société indienne, où la femme ne vaut
Movie ». Ces films très « dilués », répondent
pas grand-chose, la police est violente, et la
à des impératifs bien précis : le bien triomphe
hiérarchie sociale omniprésente.
toujours, les dialogues sont simples et l’histoire fait alterner mélodrame et comédie. Enfin,
En Inde le spectacle est à la fois sur l’écran
le tout est impérativement emmené par des
et dans la salle. Le spectateur vit le film. Il re-
chants et des danses. A 50 roupies (1 $), la
prend en chœur les chansons, s’agite au mo-
séance, il offre un concentré d’espoir facile et
ment des danses, rit, pleure et tremble quand
bien sucé à une population voulant oublier un
116 117
quotidien pénible. L’Inde vit au rythme de son
Les débutants. « Bollywood est mon tem-
cinéma, les yeux rivés sur la capitale de ses
ple ». Merveilleusement costumée, Shweta,
rêves en boîte : Bollywood.
une jeune actrice, profite d’un temps de repos sur le tournage de Hosh be awake, une
Film City. Le machiniste envoie une volée de
sorte de remake de Dr. Jeckyl et Mr. Hyde,
confettis multicolores sur un groupe de dan-
sur le campus d’un collège… « Ici, je réalise
seuses en plein tournage. A 10 mètres du sol,
un rêve d’enfant. Bollywood était pour moi un
en équilibre sur deux planches, il recommence
lieu imaginaire, où les histoires se terminent
pour la sixième fois cet exercice périlleux. La
toujours bien… »
chaleur est écrasante sous les tôles ondulées
« Bollywood était pour moi un lieu imaginaire,
où les histoires se terminent toujours bien… »
servant de toit aux studios Natraj. Bombay
compte des dizaines de studios plus ou moins
fonctionnels. Un peu à l’extérieur de cette
mégalopole de 20 millions d’habitants, les
grandes productions se sont réunies autour
de Film City. Sur des collines verdoyantes, se
dressent des temples et palais de carton-pâte.
On y réalise des films historiques ou modernes. Des techniciens montent et démontent
en un temps record de gigantesques décors.
Certains, en dur, laissés à l’usure des vents,
attendent de revivre pour une prise ou deux,
de trop courts moments de gloire.
A l’autre bout de la ville, coincé dans un
fauteuil, un producteur et réalisateur obèse
dirige l’une des séries TV du moment, re-
Sandeep Bedi, la jeune vedette masculine, af-
traçant l’histoire du dieu Vishnu. Autour du
fiche un sourire éclatant. « C’est mon premier
gros homme, une cour de techniciens écoute
grand film et ma première chance. Il y a deux
avec bonheur les recommandations du maî-
sortes de cinéma en Inde. Le premier, consi-
tre, ponctuées par de petites séries de rots
déré comme intellectuel, ne touche que 5 à
discrets. L’œil rivé sur un écran de contrôle,
10% de la population. On y compte les œuvres
le pacha semble prendre un certain plaisir à
de Satyajit Ray ou Mira Nair, le réalisateur de
faire recommencer pour la dixième fois une
Salam Bombay. L’autre s’adresse à la masse.
scène à l’acteur principal. Au milieu d’un
Si vous voulez faire un succès, vous devez tra-
décor évoquant les fonds marins, l’acteur
vailler pour celui-ci, et vous gagnerez beaucoup
s’essouffle à répéter une prière sur tous les
d’argent. » L’argent, peu d’acteurs aiment en
tons. Une jeune fille arrive, elle sera la nou-
parler. Stars ou débutants, ils sont gênés d’an-
velle déesse Krishna, infligeant la morale de
noncer des sommes dépassant de beaucoup
l’épisode à quelques dizaines de millions de
les 2 ou 3 000 roupies (40 à 60 $) mensuels
téléspectateurs. Accompagnée de sa grand-
d’un employé de base. Plus de 350 millions
mère, elle se dirige vers le réalisateur, se
d’Indiens vivent aujourd’hui en dessous du seuil
penche vers lui, lui laissant le temps d’appré-
de pauvreté. Avec beaucoup d’hésitation, une
cier sa poitrine généreuse, soulève sa main
simple danseuse nous avouera gagner 20 $ par
et y pose un baiser respectueux. L’attitude
jour de travail. « J’arrive à peu près à gagner ma
ne semble choquer personne. C’est aussi
vie avec ce métier », explique la jolie Shweta,
cela Bollywood.
« heureusement, mon père m’aide dans les
sexualités / politiques / cultures
bollywood
périodes creuses, sinon je serais obligée de tra-
se sont installés. Les gens veulent des films
vailler dans des séries TV, et après, il est bien
de Bollywood, de la romance, des histoires
difficile d’en sortir… Si ce film est un succès,
familiales, de la musique et de la danse. Les
j’espère recevoir d’autres propositions. Certains
grandes majors américaines commencent à
ont attendu trois ans avant de retrouver un rôle
comprendre l’énorme marché que nous repré-
dans un film. Tout se passe par relations ici. Il
sentons, et investissent dans nos productions.
faut savoir se débrouiller… » Bien évidemment,
En Inde, les films américains ne sont pas des
Blessé, mais fou d’amour, le Héros court une
dizaine de kilomètres pour sauver sa fiancée
d’un méchant très teigneux.
concurrents sérieux. Les Indiens veulent des
films indiens, même si certaines productions
comme Titanic ont été d’énormes succès. »
Le producteur. Si plus de 700 magazines
certaines payent de leur personne pour réussir,
indiens sont uniquement consacrés au monde
mais dans un pays où il reste tabou de montrer
du cinéma, très peu gardent une réelle objec-
deux amoureux en train de s’embrasser sur un
tivité sur la qualité des réalisations. Bien sou-
écran, on obtient éternellement la même répon-
vent, les critiques ont des intérêts dans cer-
se : « Cela existe sûrement, mais moi, je n’en ai
taines productions et veulent préserver leurs
jamais entendu parler… »
bonnes relations dans un monde finalement
assez petit. « Ici, les films sont classés en 3 ca-
La star. Sunil Setty sort de sa caravane sous
tégories : A-B-C grades. Les deux dernières
le regard admiratif des filles présentes. Grand,
sont en train de disparaître. Avec l’avènement
bien bâti, l’ex-mannequin est devenu l’une des
de la télévision, les spectateurs veulent tou-
stars incontestées de Bollywood. Ce Bruce
jours plus de qualité ». Pammi Sandhu est l’un
Willis indien est une valeur sûre, capable à lui
des producteurs honorablement connus à Bol-
seul d’assurer le succès d’un film. « Je suis ar-
lywood. Une profession devenue dangereuse
rivé dans le monde du cinéma au moment où
avec l’arrivée en force de capitaux douteux.
il s’est orienté vers les films d’action. Je suis
Dès les années 70, la mafia indienne a trouvé
devenu un spécialiste du genre, mais j’avoue
dans Bollywood un moyen pratique de blanchir
qu’aujourd’hui je voudrais plutôt me tourner
de l’argent. Des investissements se traduisant
vers la comédie, comme Kasamse, le film que
rapidement par des extorsions et des récupé-
je tourne actuellement. » Depuis ses débuts
rations de gains sur l’ensemble des bénéfices,
à l’écran, Sunil Setty a tourné dans 35 films
y compris sur les exportations de cassettes vi-
à une cadence moyenne de 3 ou 4 par an. Il
déo. Bollywood, qui était une fête continuelle,
faut 60 jours pour tourner un film comme ce-
a perdu beaucoup de son côté festif. Menacée,
lui-là. « Il est difficile d’être une star en Inde.
la majorité des producteurs et acteurs ne sort
Nous ne sommes pas organisés comme à
plus sans une protection rapprochée. Tout a
Hollywood, où l’on ne travaille qu’un seul film
commencé en 1997, avec le meurtre de Guls-
à la fois. Ici, vous devez étudier jusqu’à 5 scé-
han Kumar, un producteur, suivi de tentatives
narios en même temps, et passer d’un tour-
sur deux autres. Basés en Asie du Sud Est, ou
nage à un autre. Il y a un énorme star-system
dans les Emirats, les parrains de la mafia in-
à Bollywood. Chaque vendredi, c’est un acteur
dienne tiennent fermement Bollywood.
différent qui fait la promotion de son dernier
film, mais si vous regardez bien, on retrouve
Inquiet de cette vague de violence, le gouver-
toujours les mêmes dix ou douze. Le cinéma
nement a octroyé un « statut industriel » au
indien a beaucoup évolué ces cinq dernières
cinéma indien, afin de mieux contrôler la pro-
années. Il s’exporte de plus en plus : en Asie,
venance des capitaux. Enfin l’arrestation de
en Amérique du Nord et partout où des Indiens
Bharat Shah, un célèbre industriel de Bombay,
119 119
sexualités / politiques / cultures
bollywood
Roshan Taneja écoute discrètement la conversation. Il en a entendu d’autres depuis toutes ces
années. Célèbre professeur d’art dramatique, il a
eu entre les mains bon nombre des stars de Bollywood. Ancien élève de Sidney Polak, il a travaillé
aux USA avec Robert Duval et quelques grandes
vedettes. Il se trompe rarement sur la valeur de
ses étudiants et les productions s’adressent à
lui pour dénicher de nouveaux talents. « Je veux
que mes étudiants dévoilent leurs émotions et
trouvent leur propre individualité. » Une vingtaine de jeunes gens suivent avec attention Ashita
Dhillon et deux autres comédiens improviser
une scène sur un thème imposé. Les dialogues
« Il est difficile d’imaginer un film indien sans
musique et danse. Je n’aime pas cela. »
sont en indie, la langue officielle du pays. On
parle une bonne centaine de dialectes en Inde.
Un film tourné à Madras le sera dans une langue
incompréhensible à Bombay. Si le film est bon
servant d’intermédiaire entre la mafia et Bol-
et avec des vedettes, il sera traduit, sinon, ses
lywood, apparaît pour beaucoup comme le
droits d’auteurs seront rachetés par un studio qui
début d’un nettoyage salutaire…
réalisera le même film localement.
Pammi Sandhu n’a pas envie d’aborder ce sujet.
Le cours terminé, Roshan Taneja se lève,
D’une pirouette, il raconte ses débuts auprès
laissant sa place à une séance de « mouve-
d’un producteur très connu. « Il m’a enseigné
ment ». Les jeunes acteurs vont y apprendre à
comment contrôler les réalisateurs, les acteurs
se déplacer sur une musique de supermarché.
et les techniciens… et croyez-moi, c’est tout
« Il est difficile d’imaginer un film indien sans
un art ! Aujourd’hui, le cinéma indien est ca-
musique et danse. Je n’aime pas cela. Il y très
pable de rivaliser avec Hollywood. Bien sûr, il
peu d’évolutions dans le cinéma indien. C’est
subsiste des archaïsmes, comme la censure.
dommage car le potentiel est là. » Hilare, Ishq
Chaque film doit obtenir un agrément avant sa
mime une valse. A 26 ans, ce Canadien d’ori-
distribution. C’est d’autant plus ridicule que la
gine indienne ne veut pas devenir acteur, mais
télévision diffuse sans problème tout ce que
musicien. « Ce que j’apprends ici va m’aider à
le cinéma n’a pas le droit de montrer. »
mieux comprendre le cinéma de Bollywood. Je
suis un musicien de rap-indie. Je veux adapter
Réussir. « Je veux devenir célèbre… et ri-
ma musique à la culture cinématographique si
che. » La gamine vous regarde droit dans
particulière à Bombay. Plus le temps passe,
les yeux et avec une lueur de défi. A 21 ans,
plus je suis persuadé que ma musique a sa pla-
Ashita Dhillon ne doute de rien. « Dans
ce ici. Ce n’est pas gagné, car sans relations,
six mois, j’aurai terminé ce cours de comédie
on ne perce pas facilement, mais j’y crois. Les
et le plus dur restera à faire : frapper aux por-
Indiens ont besoin de rêver, et tous les rêves
tes. A chacun sa destinée, mais il faut savoir
se font en musique à Bollywood… »
la provoquer. Jamais je ne tomberai dans le
Philippe Chlous
piège de ceux qui veulent abuser de vous. Je
photos Horacio Paone
commencerai dans des films commerciaux
pour me faire connaître, et après, j’attaquerai
des films plus sérieux. »
A
120 121
Clean en 6 phrases
Compagne de Lee, rocker déchu, Emily est héroïnomane. Lorsque Lee
meurt d’overdose, elle est condamnée à six mois de prison pour possession de drogue. A sa sortie, elle retourne vivre à Paris, où elle travaille
comme serveuse. Elle tente alors de décrocher de sa dépendance, afin
de récupérer la garde de son fils, Jay, confié aux parents de Lee. Tandis
qu’elle parvient à se rapprocher de Jay, grâce à l’aide de son beau-père
Albrecht, une ex-compagne de cellule lui propose de venir enregistrer
un disque à San Francisco. Après de multiples tensions, elle finira par
concilier son amour pour son fils et sa volonté de refaire sa vie dans le
monde de la musique.
ARP Séléction.
Retour d’héroïne
Sorti en septembre dernier et désormais disponible en DVD (1), le nouveau
long-métrage d’Olivier Assayas est un film à la structure et au rythme musicaux.
Pourtant, malgré son sujet et sa BO, Clean n’est pas un film rock : pas de sexe,
plus de drogues, et une image fragile. Alors qu’est-il : post-rock ou pré-désintox ?
Dénouons les fils de cette œuvre unplugged au son de quatre de ses chansons.
Track 4 : Breakaway. A l’image d’Emily,
l’imagerie populaire, ce n’est pas échapper au
son personnage principal, Clean est habité
monde mais au contraire s’ancrer dans le réel.
par la tentation de la fuite. Rendue respon-
La seule scène, située au début du film, où
sable de l’overdose de son mari, considérée
est montrée une injection d’héroïne est ainsi
comme une mère indigne, supposée inapte à
constituée de deux très beaux plans fixes
toute activité compte tenu de son passé de
d’Emily, dans une voiture garée sur un parking
junkie, soumise au regard des autres et à la ri-
désert face à d’imposantes usines — rappel
gidité du monde, Emily rêve de disparaître, de
des réalités sociales autant qu’indication de
se fondre dans le hors champ. Prendre cette
l’immobilisme originel de l’héroïne. Ici, on ne
fuite pour une solution de facilité serait pour-
verra donc ni rédemption, ni déchéance rache-
tant une grave méprise. Le geste, constam-
tée par une abstinence gagnée sur soi-même
ment retenu, d’échappée belle, qui hante le
à force de volonté. Les « films de dépendan-
film, est au contraire empreint à la fois d’une
ce » comportent des passages obligés, dont
grande tristesse et d’une extrême légèreté.
Clean se fait l’écho pour mieux rappeler la
Jouant sur les deux registres, Clean pratique
distance qui l’en sépare. Inutile donc d’atten-
l’art de l’esquive et du décentrement, toujours
dre un quelconque salut de ces figures clas-
sur le fil du rasoir, résistant à l’analyse et se
siques. Emily a beau symboliquement jeter
soustrayant aux genres qu’on voudrait lui ac-
ses drogues par la fenêtre du métro aérien,
coler. Ainsi, malgré l’annonce programmati-
elle n’en continue pas moins par la suite de
que d’Emily, qui soutient que pour retrouver
rechercher des ordonnances pour entretenir
son fils il faudrait qu’elle devienne clean, ce
sa toxicomanie pharmaceutique.
n’est en rien un film sur la dépendance. Ne serait-ce que parce que la drogue n’est pas cet
Le refus d’Assayas de tout jugement moral
ailleurs dans lequel Emily rêve de se réfugier.
se manifeste ainsi par le fait qu’on ne sache
Se faire un fix, contrairement à ce que voudrait
jamais si elle a ou non décroché pour de bon.
(1) Chez ARP Sélection,
2005.
sexualités / politiques / cultures
ARP Séléction.
Le geste d’échappée belle, qui hante le film, est
empreint à la fois d’une grande tristesse et
d’une extrême légèreté.
Track 1 : An Ending. Le sujet de Clean
n’est pas la drogue mais le manque. Le manque de drogues, bien sûr, puisque, de l’irritabilité à l’évanouissement, Emily traverse dans
le film plusieurs crises dues au sevrage. Mais
Pour reprendre l’avis que le personnage joué
aussi et surtout le manque affectif qu’en-
par Béatrice Dalle a sur la musique d’Emily,
traîne la mort de Lee. Absente lors de son
consommer des drogues n’est ni bien ni mal,
overdose, empêchée par la police de voir son
« ça ressemble à d’autres trucs ». Comme
corps, Emily n’aura de cesse de reconstituer
l’explique Emily à son fils Jay, c’est avant
l’image manquante de Lee. Le film se donne
tout un plaisir, mais un plaisir qui peut avoir
ainsi à voir comme un long réapprentissage
un prix — la dépendance, voire la mort. Etre
de la temporalité : sans drogues, Emily déve-
parvenu à filmer cette économie de la jouis-
loppe une autre perception du temps — qui
sance — qu’il ne faut pas confondre avec le
lui permet non seulement de voir son fils
sexe, absent du film — est l’une des principa-
grandir, mais aussi d’apprivoiser la mort. Deux
les réussites de Clean. L’enjeu du film n’est
moments rythment ce travail de deuil : la dé-
donc pas d’arrêter ou non de se camer, la
couverte par Emily d’un dealer victime d’over-
frontière entre les deux étant d’ailleurs rela-
dose et la maladie de la mère de Lee. Réap-
tivement poreuse. En l’exhortant à changer,
propriation du corps mort, qu’elle peut voir et
Albrecht ne demande pas à Emily de deve-
toucher avant l’arrivée de la police, d’abord,
nir abstinente mais plutôt de se reconstruire
attente d’une mort annoncée ensuite.
différemment, de s’inventer d’autres économies et d’autres points de fuite. Contraire-
De l’invisibilité initiale à l’observation de la
ment à ce qu’elle croit d’abord, l’alternative
lente déchéance du corps, l’image comme ab-
à sa vie de junkie n’est pas la normalisation
sence est donc au cœur de Clean. Son régime
d’une existence insipide mais la découverte
fait question, notamment à travers Jay, qui à la
de nouvelles figures. De l’abandon de son
télévision préfère la lecture de mangas et aux
fils au fantasme d’une fugue commune,
DVD pour enfants ceux pour adultes. A la quê-
Emily ouvre ainsi progressivement d’autres
te d’images différentes, interdites ou tabous,
trajectoires.
les personnages de Clean fuient les images
trop lisses ou trop pures. Le cinéaste aussi,
qui, s’il travaille l’épure à travers ses cadrages,
ses couleurs ou même sa trame narrative, pa-
122 123
opérées sur le langage et les effets de traduction. En mettant en scène les pérégrinations
d’Emily, homeless, et celles de son fils, objet
rasite sans cesse ses plans par l’intrusion in-
de toutes les tractations, Clean ne multiplie
tempestive d’objets ou de personnages dans
pourtant déplacements et deals que pour
le champ ou met en scène le décentrement,
mieux en saisir les logiques. Ainsi aux flux de
par exemple avec ce plan étrangement beau
drogues — des motels crasseux, pharmacies
de la mère de Lee, courant de manière désor-
de garde et aires urbaines désaffectées, au
donnée après qu’on lui ait annoncé la mort de
corps d’Emily — répond une économie des
son fils. Il y a dans Clean un subtil mélange en-
jouissances. S’il est essentiel de savoir qui a
tre une grande simplicité narrative et des plans
acheté et apporté la drogue à Lee ce n’est pas
toujours en mouvement, qui semblent courir
pour des raisons morales mais justement pour
derrière les personnages, dans l’inquiétude
repérer ce qui préside au déplacement des
constante de les perdre en route — et parado-
flux. C’est pourquoi la question économique
xalement cette superposition de temps longs
ressurgit constamment, Assayas filmant d’in-
et rapides laisse aux personnages la possibi-
cessants rapports d’argent : location de voi-
lité d’exister et aux acteurs une chance de les
tures et de chambres d’hôtel, vente de biens
habiter. L’image-absence qu’interroge le film
immobiliers, emprunts et dettes… Ce n’est
n’est ainsi pas tant celle qui resterait de nous
qu’en maîtrisant les codes de l’échange que
après notre mort (2) que celle qui nous per-
les personnages peuvent espérer regagner le
mettrait de ne pas disparaître. Face à la mort
contrôle de leur vie. La profusion des moyens
de Lee, et à travers lui celle du rock, la solution
de transport (voitures louées ou revendues,
pour ne pas s’éteindre à son tour est de trou-
scooters, métros, trains…) n’assure pas leur
ver de nouvelles représentations, d’autres mo-
libre circulation mais les condamne à un deve-
des d’existence. Où chercher cette image, si
nir en transit, toujours reporté. Pour inverser
tant est qu’elle existe ? Certainement pas à la
le cours des choses, il faut donc se réappro-
trop versatile télévision, devant laquelle meurt
le dealer. Pas non plus au cinéma, où pour un
personnage sortir du cadre équivaut à la mort,
comme le rappelle le manager de Lee, qui
prévient de manière prophétique Emily qu’en
L’image-absence qu’interroge le film n’est ainsi pas tant
celle qui resterait de nous après notre mort que celle
qui nous permettrait de ne pas disparaître.
quittant la pièce il n’existera plus pour elle.
S’il invite à faire son deuil par l’image, Clean
prier les canaux de circulation : ce n’est pas un
ne proclame cependant pas qu’il faudrait faire
hasard si Albrecht, seul personnage serein du
son deuil de l’image. Il nous invite plutôt, à la
film, construit des bateaux — il est ainsi celui
manière de Jay, à se nourrir d’autres référen-
qui non seulement maîtrise le flux, mais aussi
ces, d’autres découpages, d’autres rythmes.
sa production. La quête d’Emily suppose cette
Devant la fragilité des images s’esquissent
même reprise en main — ce que soulignent
d’autres respirations, notamment musicales.
ses deux scènes en scooter. D’abord conduite
par son dealer, elle prend finalement le volant
Track 9 : Wait For Me. Drogues, enfant,
en récupérant son fils. Répétons le : dompter
paroles, argent ne cessent de se mouvoir
les flux, ou du moins en anticiper les ressacs,
et de s’échanger dans Clean, traversé par la
n’est donc pas chez Assayas une invitation à
dispersion des flux et par leurs tentatives de
arrêter sa course ou à se fixer.
régulation. Dissémination : tourné dans différentes langues aux accents variés, en anglais,
français et chinois, le film capte les distorsions
(2) Cette image-là ne peut
être que douce-amère :
la mort a ainsi conféré a
Lee un statut d’icône, le
rendant méconnaissable
à ses parents mêmes,
décontenancés par le texte
des livrets et l’illustration
des pochettes de ses
albums ressortis.
sexualités / politiques / cultures
clean d’œil
fils décousus, racontait une même histoire,
celle du retour au studio ? Clean commence
par un constat d’échec : Lee n’est plus caAu contraire, si se faire un fix, c’est risquer
pable de créer, il a perdu son inspiration et la
la mort, il est préférable de rester en mouve-
confiance des maisons de disques. Le film
ment. La dernière scène du film le confirme : la
se conclut inversement sur l’enregistrement
caméra tourne circulairement autour d’Emily,
par Emily d’une maquette d’album. Entre les
chantant au micro, et en l’enfermant dans son
deux, il faut réapprendre à chanter. Le chemin
ARP Sélection.
des studios est pourtant semé d’embûches
pour Emily, rejetée par le monde du rock qui
la rend coupable de la déchéance de Lee, si
ce n’est de sa mort. Sa relégation à la marge
des concerts en est la preuve : si elle s’exclut
elle-même du concert de Metric, où à peine
arrivée elle repart déjà, Tricky, de passage à
l’Olympia, la tient quant à lui soigneusement
à distance (3). Elle doit donc tout reprendre
à zéro, et d’abord retrouver le rythme de la
musique, celui de Lee — ce qu’elle fait en
touchant le corps du dealer mort, palpant son
cœur pour voir s’il bat encore. La fulgurance
du film tient dans cette confusion volontaire
La fulgurance du film tient dans cette confusion
volontaire entre travail de deuil et quête du rythme.
(3) Assayas filme
brillamment ces concerts
— sur un mode très
corporel : les jambes et la
tête de la chanteuse de
Metric, le torse de Tricky.
La musique est présentée
comme quelque chose de
très physique, matérialité
dont le film se fait l’écho,
mais contrairement au
cliché pas nécessairement
comme sexuelle… Elle
ouvre au contraire à
d’autres désirs.
entre travail de deuil et quête du rythme.
Emily doit ensuite reprendre la parole — ce
à quoi tous l’exhortent à la fin du film : son
orbite suggère la stabilité que pourrait lui offrir
fils exige qu’elle lui dise qui a acheté la dro-
cette nouvelle vie. Pourtant, Emily finit par cas-
gue qui a tué son père, Albrecht lui demande
ser ce mouvement rotatif en courant subite-
sa parole qu’elle ne tentera pas d’enlever Jay
ment hors du studio, entraînant la caméra avec
(« Can I have your word ? »), et son ex-compa-
elle. Clean laisse ainsi aux personnages une
gne de cellule lui demande de venir chanter à
place pour se mouvoir. Leurs corps peuvent
San Francisco. Clean ne se contente pourtant
se déployer dans l’espace, qu’ils occupent
pas de l’équation sommaire musique = vie.
plus qu’ils n’y résistent, le rendant consistant
Il tire au contraire le constat de la mort d’un
par leur manière d’être constamment en mou-
certain régime d’images et de musiques, mais
vement. Dans la scène du restaurant chinois,
en interrogeant son cinéma à l’aune de cette
qu’Emily encombre de son corps de serveuse
disparition, Assayas rend compte de la nais-
maladroite, comme dans celle de la gare, où,
sance d’autres images et sons, plus discrets,
indécise, elle court dans un sens puis dans
apparemment plus clean mais en réalité plus
l’autre, l’espace est ainsi plus fluide que laby-
fragmentés, mouvants et bâtards que jamais.
rinthique. Cette fluidité ne rend pas l’univers
Réinvestir les lieux de production musicale, se
du film virtuel, mais au contraire lui apporte la
donner une nouvelle image, mêler autrement
densité du réel, celle des flux du monde.
rythme et parole, c’est à cela qu’invite en réalité la mort du rocker.
Track 12 : Dead disco. Economie des
jouissances, deuil, maîtrise des flux, invention
de rythmes différents… Posons une hypothèse : et si l’ensemble de ces pistes, de ces
Le Satrape rôdeur
L’ENNEMI KADO
Rester sur le Carolis
monde. En tant que telle, sa fonction première
est de garantir l’ordre social, fonction que bien
évidemment seules les grandes familles dotées
d’une histoire sont à même de remplir. Si au
Moyen Age celles-ci sont à chercher du côté de
la noblesse, au XXIe siècle les Chirac en constituent l’archétype. D’ailleurs Bernadette l’a bien
compris et remarque fort pertinemment que
« privé de l’encadrement de la cellule familiale, […] le jeune est à la dérive. »
Commençons par l’évidence. Le dernier livre de
Patrick de Carolis, Les demoiselles de Provence
(Plon, 2005) est d’un ennui mortel. Piètrement
écrit, bourré de clichés et sans aucune qualité
historique, tout y est à jeter. Mais si cette star
du petit écran a été élevée au rang d’ennemi
kado c’est avant tout parce que ses deux ouvrages (le second étant un livre d’entretiens avec
Bernadette Chirac paru chez Plon en 2001)
transpirent un bon sens populaire ultraconservateur, abordant tour à tour les grands thèmes
classiques que sont la famille, le mariage, et la
différence entre les sexes.
Le mariage, en cela qu’il détermine l’évolution
de la famille, devient par conséquent l’un des
éléments clefs des Demoiselles de Provence.
Parce que de lui dépend l’avenir du patrimoine
familial, celui-ci se fait de telle sorte que rien ne
tombe entre des mains étrangères (aussi bien nationalement que socialement). Le mariage permet à la famille, comme au récit qui reste dans
son giron, d’être hermétiquement close. En se limitant à l’histoire des grands, à celle de leurs mariages consanguins, de leurs guerres et de leurs
garde-robes, le roman ne présente les dominés
dans leur ensemble que comme révélateurs de
la bonté des seigneurs qui, à l’occasion des fêtes,
leur distribuent des vivres et de l’argent.
Pour de Carolis, tout se donne à lire à travers
le prisme de la famille. Sorte de Stéphane Bern
en armure, il se propose dans Les demoiselles
de Provence de dresser un panorama de la noblesse européenne entre 1231 et 1295, en prenant pour fil conducteur la famille du comte
de Provence dont la devise pourrait être : « défendre les intérêts de [sa] famille, protéger
[ses] enfants et assurer leur avenir ». Car, c’est
bien connu, rien n’est plus important que la
famille, surtout lorsqu’elle s’accompagne du
culte de la terre et de ses ancêtres et que, forte
de cet enracinement dans le passé, elle constitue l’unique point d’ancrage face au chaos du
Ordre social et ordre sexuel allant de paire, les
livres de Patrick font également la part belle à
la répartition des rôles entres les hommes et
les femmes. Ainsi Les demoiselles de Provence
voit les femmes cantonnées à un rôle procréateur tandis que de Carolis s’adresse à Bernadette en ces termes : « Avant d’être l’épouse
du chef de l’Etat, vous êtes d’abord une mère
de famille » — présentation un tantinet réductrice même si ce statut convient probablement
à Bernadette. Si seulement de Carolis pouvait
rester fidèle à ses principes et se consacrer
tout entier à sa famille…
Mme Patate
« Et merde, je suis encore sorti de la maison en pyjama »
FAIS LE TOI-MÊME
4
1
2
5
6
3
MERCI
COMMENT CRÉER SA GERTRUDE !
SECTE MILLÉNARISTE
1
2
3
Achète une parcelle de terrain. Choisis la bien desservie, près
de la Francilienne mais en milieu rural pour bénéficier des subventions européennes. Sélectionne un terrain triangulaire : en référence à la Trinité, aux trois étapes de l’Histoire et aux 2 Be 3.
Bâtis tout autour un mur d’enceinte haut de trois mètres, large
comme ta sœur, et avec des créneaux parce que c’est plus joli.
Ainsi tu pourras faire face aux hordes de Gog et Magog qui attendent démoniaquement au Café de la Poste.
Construis une Eglise. Il est indispensable que tes fidèles puissent se recueillir dans un lieu à la hauteur de ton culte. Orienté
vers Mantes-la-Jolie, lieu de naissance de Jacques Pradel, il doit
s’élancer vers les cieux tel le pain dans le toaster. Erige à la gloire
du Grand Ordonnateur des fonds marins un poulpe de 17m51 de
diamètre, tentacules non comprises, devant la porte, mais légèrement sur la gauche pour laisser passer les processions. N’oublie
pas de brûler la chapelle du village avoisinant, repère d’hérétiques
bouseux.
Recrute. Comme disait Jésus à Marie-Madeleine, « Sans fidèles,
c’est le bordel ». Munis-toi de Carambars et de Beaujolais nouveau
pour faire la sortie de l’école du village. Montre la voie aux jeunes
égarés et à leurs parents. S’ils résistent, trépigne. Si ça ne marche
toujours pas, abats en plein vol un pigeon pour l’exemple.
4
Développe des infrastructures. Après les avoir recrutés, tu devras empêcher tes fidèles de rentrer chez eux. Construis pour eux
des dortoirs, des cantines et une salle de baby-foot. Réserve deux
tiers du terrain à ton usage personnel.Tu y bâtiras un baisodrome,
un hyppodrome et un séjour dans la Drôme. Une piscine géante
fera la liaison entre toi et tes fidèles : le mardi et le jeudi soir, les
croyants pourront y communier nus avec le poulpe géant en apprenant la brasse. Le mercredi soir, c’est soirée Cousteau.
5
Cultive la terre. Afin de préparer ton domaine au royaume millénaire et pour assurer l’autonomie de ta communauté, plante de
l’origan à foison sur tes 15 hectares. Fais en manger tous les jours
à tes fidèles ils auront le teint vert et les fesses rugueuses.
6
Crée un pôle de recherches. Sinon le poulpe il reste en bas.
Fibres and chips
« C’est pas un ami du petit
déjeuner celui qui mange des
hot-dogs au goûter. » La Cane
Hardeuse.
Voir les Alpes...
« Le pape skie avec une
grande aisance. » Un guide de
montagne.
... et mourir
« L’électro-encéphalogramme
du pape est plat. » Une agence
de presse italienne. Mais la
terre est ronde.
Point final
«Jean-Paul II est le pape du
point d’exclamation. » Gian
Carlo Zizola, vaticaniste entre
parenthèses.
Boum, boum, boum
« La TNT est un projet
marxiste. » Patrick Le Lay. I
want you in my room.
Pouët pouët camion
Emile Louis : « Je suis porté
sur le sexe comme beaucoup
d’hommes. » J’ai d’ailleurs pu
le constater en prison.
Sortez couverts
Jean-Pierre Roux-Duraffourt,
tueur fou : « J’étais penché audessus de ma caisse à outils,
un marteau dans les mains.
J’ai dit à ma femme :“ Oh !
lala ! Ca va pas, j’ai envie de
tuer. Faut que je prenne des
précautions. ” Je suis passé au
Crédit Lyonnais.
Construis ta catapulte
Matériel :
- des chutes de bois suffisent, tasseaux ou barres de
bois rondes (pin ou hêtre) aux cotes qui suivent, à 1
ou 2 cm près.
- une perceuse électrique, si possible avec support
- un rabot.
- une scie à chantourner, du papier abrasif et de la
colle à bois.
- un tour pour travailler les bois ronds sera pratique ; tu pourras tourner aux extrémités les essieux
de roues. Si tu n’as pas de tour, perce les essieux
aux extrémités et ajoute une cheville qui tiendra
lieu d’axe de roue.
Certains éléments de cette construction sont
chevillés et collés, ce qui donne une plus grande
stabilité. Bien entendu, tu peux modifier l’échelle
de la catapulte. Ponce soigneusement au papier
de verre fin tous les éléments avant montage et,
ensuite, protège le bois avec une couche de vernis
mat incolore.
La rainure du dispositif d’accrochage s’emboîte sur un tenon du levier.
La portée dépend du poids de la pierre.
C’est là qu’est la force.
Les cordes sont fixées et
bloquées sur le côté par
des tourillons.Tends fortement en tournant et fixe.
Pour les longues batailles,
prévoir des cordes de
rechange.
Les bois ronds :
l’axe de roue, a
été tourné ; cicontre, assemblage par simple
cheville ronde ;
en bas, dispositif
d’arrêt.
Découpe les roues
dans du pin de 10
cm d’épaisseur,
avec une scie cloche. Le trou central
correspond au
diamètre de l’axe
de roue.
Assemblage : ajuste essieux et axes
de roues dans les côtés du châssis, et
colle tous les éléments, à l’exception
de l’axe de détente. Cheville et colle
les éléments verticaux et la traverse.
Ajuste les roues et fixe les sur les
axes par des chevilles. De même
pour l’axe de détente. Mets en place
le levier.
1. Châssis avec essieux
et roues. Perce les deux
côtés, constitués de
tasseaux de pin de 8 cm,
suivant le diamètre des
bois ronds. N’oublie pas
les trous verticaux (lignes
pointillées).
2. Montants verticaux et
écharpes. Montants en
pin de 8 cm, à percer
pour les chevilles. Echarpes en pin de 7cm.
3.Traverse supérieure et
traverse du châssis. En pin
de 8cm.
4. Axe du dispositif de
détente.Trou gauche pour
pièce 5, trou droit pour
pièce 6.
5. Dispositif d’arrêt.Tourne dans du bois de hêtre
(10 cm de diamètre) et
pratique la rainure.
6. Manette de déblocage. En hêtre, 6 cm de
diamètre.
7. Levier. Bois de pin.
Tourne et perce suivant le
schéma.
Trouvez le bon animal de compagnie
Le monde dans lequel nous vivons ne respecte plus les règles essentielles de l’étiquette,
sombrant dans l’anarchie et le mauvais goût. Heureusement Baronne Nadine est là. A
chaque numéro, elle vous permettra de vous remettre à niveau, partageant avec vous
son précieux savoir du beau monde classieux.
A un moment ou à un autre, on ressent tous le besoin de la présence physique d’un animal dans notre vie. Vous êtes triste et seul depuis que le dernier corse à cagoule s’est fait
arrêter ? Vous voulez avoir l’air doux et aimable (surtout après avoir mordu un bébé au
supermarché, même si c’était un acte de défense) ? Pour ne pas avoir l’air déprimé, jouez
sur votre image, prenez un animal de compagnie, accessoire qui vous gagnera des regards
curieux et souriants. Ne vous décidez pourtant pas sans respecter certaines règles, et
prenez préalablement connaissance des principes de base.
Il est d’abord nécessaire de se rendre à l’animalerie. Là, si vous êtes grand, chauve et que
vous aimez les requins, prenez un âne (on peut lui mettre des bottes, et en hiver il fait de
la buée presque aussi bien qu’une vache). Ou alors une biquette – seulement si on a déjà
une biche, trois vaches et une fourrure en léopard pour lui faire peur quand elle mord les
meubles. Sinon, on a toujours l’air chic avec un pingouin, et plus besoin de chercher une
escorte pour l’opéra. Même si les panthères roses sont rares et chères, n’en prenez pas
une noire, on finit par avoir l’air trop déprimé. Pour finir : les dauphins, même s’ils sont
assez pénibles, donnent l’air intelligent, les zèbres ont un effet amincissant, les pigeons
donnent l’air cracra.
Et n’oubliez pas : toujours prendre deux perroquets (sinon ils s’ennuient et il faut leur
parler), trois poissons (comme ça il y a moins de risque qu’ils s’entremangent), mais un
seul caniche, ça revient moins cher en sacs plastiques.
Baronne Nadine
Deviens une star du rock
Tu en as marre des groupes de pop minets, tu ne te laves pas, personne
ne t’aime... deviens une vraie rock star. Tel Lemmy, bassiste / chanteur / auteur / compositeur / dieu / tourneur-fraiseur de Motörhead,
choisis la voie d’Elvis.
Toi aussi porte des lunettes miroir pour dissimuler à tes quinze fans enthousiastes tes yeux défoncés par le speed, le Jack Daniel’s et la crotte de
pigeon. Cet accessoire est indispensable pour toute interview : tu pourras faire semblant d’être attentif aux questions du journaliste de la République du Centre ou de Voiles et pêche tout en regardant dans ton slip.
Pour faire ressortir ton teint bronzé, rien de tel qu’un gros furoncle purulent. Malheureusement le Biactol a rendu à ton visage sa douceur d’antan.
Colle toi une gomette. C’est moche mais de toutes façons ce qui compte
dans le rock c’est la bière.
Même si selon Lemmy « la guitare est un aimant à chattes » achète
toi une basse, véritable aimant à kangourous. Si tu ne sais pas en jouer
ce n’est pas grave, tape dans tes mains et fracasse la sur le crâne d’un
spectateur du premier rang — au prix de la place c’est forcément un
bourgeois.
Achète ta ceinture sertie de balles de fusil chez Pimkie.Tu prouveras ainsi
que tu es un rocker de gros calibre. Seul inconvénient, tu ne pourras pas
franchir les portails de l’aéroport. En même temps ce n’est pas très grave,
tu n’as que des dates dans le Jura.
TOUS ENSEMBLE
Lester Bangs est avec nous.
avant tout un moyen pour Lester Bangs de se
les réapproprier et de les resignifier.
La rédaction au grand complet.
Nous ne sommes plus seuls.A l’instar de Sartre
et de Katharine Hepburn, le mythique critique
rock des années 60-70, Lester Bangs, est venu
grossir nos rangs. La légende veut qu’après
avoir ingéré une demi-douzaine de barbituriques, il serait parti à la découverte du rock
français. Vite déçu, il a néanmoins décidé de
rester en France et de nous prêter main-forte.
1 - Parce que ses critiques sont politiques.
Les critiques de Lester Bangs se distinguent
de la très grande majorité de celles de ses collègues en ce qu’elles sont engagées. D’une
part parce qu’une lecture politique de la culture sous-tend l’ensemble de ses textes : Helen Reddy est ainsi louée pour ses sarcasmes
féministes (« les nanas disposent d’une bande-son adaptée pour réduire les dragueurs
à une gelée tremblotant sous la table »), tandis que Black Sabbath est présenté comme le
croisement improbable entre des catholiques
fervents et les Socialist Workers. D’autre part
parce qu’elles participent directement à la
création d’une contre-culture populaire. Car
décrypter les mécanismes de pouvoir — à
commencer, dans la plus pure tradition gonzo,
par le rêve américain — qui travaillent le rock,
et la culture populaire de manière générale, est
2 - Parce qu’il mélange les genres.
Cette contre-culture populaire qu’il cherche
à alimenter, parce que profondément impure,
permet des croisements autrefois impossibles.
Kierkegaard côtoie ainsi les Sex Pistols en exergue à son article « John Lydon : au delà de la
frontière ». Plus qu’une simple provocation, il
s’agit là d’une tentative, non pas d’élever les Sex
Pistols au même rang que Kierkegaard, mais au
contraire, de malmener les écrits de ce dernier
et de leur apporter un éclairage nouveau, aussi
approximatif soit-il. Punkiser Kierkegaard, révéler d’éventuelles passerelles entre ses textes et
les chansons des Sex Pistols, permet en effet
de mettre à jour l’artificialité des frontières qui
séparent les genres culturels.
3 - Parce que c’est un mutant.
« Je suis moi-même un indécrottable inadapté,
par choix ou par destin ou par dieu sait quoi. »
Groupie fleur bleue traînant avec les Hell’s Angels, aussi bien fan de Brian Eno que de Miles
Davis, en faisant éclater les genres culturels, en
se métamorphosant constamment, Lester Bangs
se condamne à n’être jamais à sa place. Mais
c’est de ce sentiment d’étrangeté, de ce point
de vue singulier, que son écriture tire sa force
critique et (auto)déconstructrice : c’est parce
qu’il a été punk dès la fin des années 60, qu’en
1977, au moment même de l’avènement du No
Future, il est capable de cerner les limites de ce
mouvement dans son article « Pour en finir avec
le punk ». Lorsqu’il affirmait dans « Bref voyage
à travers mon adolescence » qu’« il nous fallait
nous bousiller avant de pouvoir nous lever »,
Lester Bangs esquissait ce qui allait être le moteur de l’ensemble de son œuvre.
Mme Patate
www.revuetroubles.com
TROUBLE(S)
sexualitŽs / politiques / cultures
édition association Ravaillac
directeur de publication Jonathan
Desoindre
impression Nouvelle imprimerie Laballery
— rue Louis Bleriot 58502 Clamecy
comission paritaire 0406 G 84627
issn 1766-4179
adresse 20 av. Victor Hugo 92170 Vanves
mail [email protected]
rédaction William Blanc, Thibault
Chaffotte, Jonathan Desoindre, Marie
Hermann, Elzbieta Kowalska, Charles-Henry
Morling
ont contribué à ce numéro Vincent
Bourseul, Philippe Chlous, Alban Lécuyer,
Mélanie Perrier, Rémy Prin, Isabelle Zribi
image de couverture Peter Quinn,
Projector7, LLC, www.proj7.com
illustrations d’ouverture de chapitre
sexualités ¬ Egon Schiele, Walli renversée,
1913
politiques ¬ Frederik Peeters, image
extraite de Lupus Tome 2, Atrabile, 2004
cultures ¬ Horacio Paone
Franck Delaire
abonnement
Uniquement en France métropolitaine
4 numéros par an
o abonnement simple : .............................. 32 €
o abonnement de soutien : ........................ 50 €
o abonnement à vie : ............................... 300 €
o abonnement héritable : ...................... 1 000 €
Remplissez le formulaire ci-dessous et retournez le, accompagné
de votre règlement à l’ordre de Association Ravaillac à l’adresse
suivante : Trouble(s) – 20 av. Victor Hugo 92170 Vanves
nom : ..........................................................................................
prénom : ....................................................................................
adresse : ....................................................................................
tél. : ............................................................................................
mail : ..........................................................................................
dessins Ivan Casidanus, Antoine Delaire,
Fako, Pierre Ouin
photos Alban Lécuyer, Horacio Paone,
Claude Vittiglio
maquette Franck Delaire
thèmes des prochains numéros :
trouble(s) 4 – Vivre l'autre
trouble(s) 5 – Décolonisation
si vous souhaitez participer à la revue,
contactez nous à
[email protected]
TROUBLE(S)
numŽro 3
opiums
sexualitŽs / politiques / cultures
opiums
enquête sur la masturbation
les politiques des drogues
interview de Nick Tosches
figures du paradis
interview de Jean Delumeau
crée ta secte millénariste
3 )S(ELBUORT
MAI 2005 ¥ 8 EUROS