Nana ou « La Blonde Venus » - De « Dès lors, la pièce était

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Nana ou « La Blonde Venus » - De « Dès lors, la pièce était
Nana ou « La Blonde Venus » - De « Dès lors, la pièce était sauvée ... » (p40) à « des gambades
de petite flûte. » (p41) – Chapitre I
Le roman s'ouvre au théâtre des Variétés par la première représentation de « La Blonde Vénus »,
opérette qui parodie la mythologie gréco-latine, en avril 1867. La lecteur découvre le personnage
de Nana qui joue le rôle de Vénus. Celle-ci, malgré sa vulgarité et son absence de talent, parvient à
subjuguer la salle entière. L'extrait proposé se situe au début du second acte et voit la consécration
totale de l'héroïne. Les dieux sont déguisés en terriens et se joignent à un bal populaire...
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Dès lors, la pièce était sauvée, un grand succès se dessina. Ce carnaval des dieux, l'Olympe
traîné dans la boue, toute une religion, toute une poésie bafouées, semblèrent un régal
exquis. La fièvre de l'irrévérence2 gagnait le monde lettré des premières représentations; on
piétinait sur la légende, on cassait les antiques images. Jupiter avait une bonne tête, Mars était
tapé3. La royauté devenait une farce, et l'armée, une rigolade. Quand Jupiter, tout d'un coup
amoureux d'une petite blanchisseuse, se mit à pincer un cancan échevelé, Simonne, qui jouait
la blanchisseuse, lança le pied au nez du maître des dieux, en l'appelant si drôlement: «Mon
gros père!» qu'un rire fou secoua la salle. Pendant qu'on dansait, Phébus payait des saladiers
de vin chaud à Minerve, et Neptune trônait au milieu de sept ou huit femmes, qui le régalaient
de gâteaux. On saisissait les allusions, on ajoutait des obscénités, les mots inoffensifs étaient
détournés de leur sens par les exclamations de l'orchestre. Depuis longtemps, au théâtre, le
public ne s'était vautré dans de la bêtise plus irrespectueuse. Cela le reposait.
Pourtant, l'action marchait, au milieu de ces folies. Vulcain, en garçon chic, tout de jaune
habillé, ganté de jaune, un monocle fiché dans l'oeil, courait toujours après Vénus, qui arrivait
enfin en Poissarde, un mouchoir sur la tête, la gorge débordante, couverte de gros bijoux d'or.
Nana était si blanche et si grasse, si nature dans ce personnage fort des hanches et de la
gueule, que tout de suite elle gagna la salle entière. On en oublia Rose Mignon, un délicieux
Bébé, avec un bourrelet d'osier et une courte robe de mousseline, qui venait de soupirer les
plaintes de Diane d'une voix charmante. L'autre, cette grosse fille qui se tapait sur les cuisses,
qui gloussait comme une poule, dégageait autour d'elle une odeur de vie, une toute-puissance
de femme, dont le public se grisait. Dès ce second acte, tout lui fut permis, se tenir mal en
scène, ne pas chanter une note juste, manquer de mémoire; elle n'avait qu'à se tourner et à
rire, pour enlever les bravos. Quand elle donnait son fameux coup de hanche, l'orchestre
s'allumait, une chaleur montait de galerie en galerie jusqu'au cintre. Aussi fut-ce un triomphe,
lorsqu'elle mena le bastringue. Elle était là chez elle, le poing à la taille, asseyant Vénus dans
le ruisseau, au bord du trottoir. Et la musique semblait faite pour sa voix faubourienne, une
musique de mirliton, un retour de foire de Saint-Cloud, avec des éternuements de clarinette et
des gambades de petite flûte.
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1 Lieu où séjournent les Dieux.
2 Irrespect, insolence.
3 Fou (terme familier).
La visite du Prince – De « Mais, sans attendre la permission, ... » (p154) à « en répétant les
mêmes toasts. » (p155) – Chapitre V
Au théâtre des Variétés se donne la 34ème représentation de « La Blonde Vénus » qui
connaît un succès retentissant malgré la médiocrité et le mauvais goût du spectacle, succès
essentiellement dû à l'obscure fascination qu'exerce Nana sur le public, notamment masculin. Le
Prince de Galles, qui assiste à la représentation, a décidé de rendre visite à Nana dans sa loge de
comédienne.
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Mais, sans attendre la permission, Fontan entrait, zézayant, répétant:
— Moi pas pignouf, moi payer du champagne…
Brusquement, il aperçut le prince, qu'il ne savait pas là. Il s'arrêta court, il prit un air de
bouffonne solennité, en disant:
— Le roi Dagobert est dans le corridor, qui demande à trinquer avec Son Altesse Royale.
Le prince ayant souri, on trouva ça charmant. Cependant, la loge était trop petite pour tout
ce monde. Il fallut s'entasser, Satin et madame Jules au fond, contre le rideau, les hommes
serrés autour de Nana demi-nue. Les trois acteurs avaient encore leurs costumes du second
acte. Tandis que Prullière ôtait son chapeau d'Amiral suisse, dont l'immense plumet n'aurait
pas tenu sous le plafond, Bosc, avec sa casaque de pourpre et sa couronne de fer-blanc, se
raffermissait sur ses jambes d'ivrogne et saluait le prince, en monarque qui reçoit le fils d'un
puissant voisin. Les verres étaient pleins, on trinqua.
— Je bois à Votre Altesse! dit royalement le vieux Bosc.
— A l'armée! ajouta Prullière.
— A Vénus! cria Fontan.
Complaisamment, le prince balançait son verre. Il attendit, il salua trois fois, en murmurant:
— Madame… amiral… sire…
Et il but d'un trait. Le comte Muffat et le marquis de Chouard l'avaient imité. On ne
plaisantait plus, on était à la cour. Ce monde du théâtre prolongeait le monde réel, dans une
farce grave, sous la buée ardente du gaz. Nana, oubliant qu'elle était en pantalon, avec son
bout de chemise, jouait la grande dame, la reine Vénus, ouvrant ses petits appartements aux
personnages de l'État. A chaque phrase, elle lâchait les mots d'Altesse Royale, elle faisait des
révérences convaincues, traitait ces chienlits de Bosc et de Prullière en souverain que son
ministre accompagne. Et personne ne souriait de cet étrange mélange, de ce vrai prince,
héritier d'un trône, qui buvait le champagne d'un cabotin, très à l'aise dans ce carnaval des
dieux, dans cette mascarade de la royauté, au milieu d'un peuple d'habilleuses et de filles, de
rouleurs de planches et de montreurs de femmes. Bordenave, enlevé par cette mise en scène,
songeait aux recettes qu'il ferait, si Son Altesse avait consenti à paraître comme ça, au second
acte de la Blonde Vénus.
— Dites donc, cria-t-il, devenant familier, nous allons faire descendre mes petites femmes.
Nana ne voulut pas. Elle-même pourtant se lâchait. Fontan l'attirait, avec son masque de
grotesque. Se frottant contre lui, le couvant d'un regard de femme enceinte qui a envie de
manger quelque chose de malpropre, elle le tutoya tout à coup.
— Voyons, verse, grande bête!
Fontan remplit de nouveau les verres, et l'on but, en répétant les mêmes toasts.