de Paul Valéry d`après son écrit « Au propos de la Poésie
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de Paul Valéry d`après son écrit « Au propos de la Poésie
Revista de Lenguas Modernas, N° 23, 2015 / 109-121 / ISSN: 1659-1933 Analyse esthétique du poème « Poésie » de Paul Valéry d’après son écrit « Au propos de la Poésie » Laura Castro Esquivel Escuela de Lenguas Modernas Universidad de Costa Rica Résumé Cet article porte sur l’écrit « Au propos de la Poésie » (1924) et le poème « Poésie » (1922) de Paul Valéry. Il s’agit de faire une analyse esthétique des correspondances entre eux. Dans cette étude, on questionne la mise en pratique de la poétique valéryenne dans un poème du même auteur. Mots clés: poésie, poétique valéryenne, langage, son, sens, poésie française Resumen Este artículo trata del ensayo « Au propos de la Poésie » (1924) y del poema «Poésie» (1922) de Paul Valéry. Se hace un análisis estético para establecer correspondencias entre ambos textos. En este análisis se cuestiona la puesta en práctica de la poética valeriana en un poema del mismo autor. Palabras claves: poesía, poética valeriana, lengua, sonido, sentido, poesía francesa Tout homme crée sans le savoir Comme il respire Mais l’artiste se sent créer Son acte engage tout son être Sa peine bien aimée le fortifie. Paul Valéry Inscription au Palais de Chaillot (Aile Passy) Recepción: 13-4-15 Aceptación: 1-6-15 110 Revista de Lenguas Modernas, N° 23, 2015 / 109-121 / ISSN: 1659-1933 Introduction P aul Valéry n’est qu’un grand poète de la littérature française, il est aussi un grand théoricien et un brillant intellectuel du XXème siècle. Ses sujets de prédilection sont les sciences, les arts, la conscience et ses fonctions et l’intellect. Tout au long de sa vie, il rédige plus ou moins 261 Cahiers où il expose une pensée raffinée et complexe. Ce poète à la fois classique et symboliste, octroie beaucoup d’importance à la perfection formelle et aux règles de la versification classique. D’après lui, la pureté des œuvres classiques trouve son origine dans le respect total des conventions. Il suit convaincu les règles de la prosodie et il considère que c’est le seul moyen d’entraîner sa « liberté d’esprit » ; à ce propos il dit : « Les œuvres à grandes contraintes exigent et engendrent la plus grande liberté d’esprit. » (2005 : 94). En plus, la poésie de Paul Valéry se nourrit des caractéristiques des classiques : le souci de la perfection, le respect des règles, la recherche d’équilibre, d’harmonie, de naturel, l’influence de la mythologie et de la littérature gréco-latines, et notamment la dominance de la raison, c’est-à-dire le bon sens. Il se plie à l’ordre de règles qui sont basées sur celui-ci. Rigoureux et perfectionniste, il travaille et retravaille ses poèmes sans cesse jusqu’à sa parution finale. Pour lui, l’intérêt de son travail consiste à la conception du poème et non pas à la finition ; dans le Calpin du poète (1960), il dit : « Je confesse une fois de plus que le travail m’intéresse infiniment plus que le produit du travail. » (Valéry, 1960 : 1455). De façon générale, il reprend les thèmes mythologiques comme le Narcisse et le mythe d’Orphée. Il traduit les Bucoliques de Virgile en vers. Il admire énormément les écrivains classiques comme Descartes, Racine et Bossuet entre autres. Il est dans une quête constante entre l’harmonie et l’équilibre, de même qu’entre le son et le sens. Contrairement à ses prédécesseurs symbolistes comme Verlaine, il reconnaît la valeur et le respect des règles classiques, preuve de ceci est qu’à la fin de sa vie, il aura écrit plus au moins mille six cents vers d’alexandrins et huit cents vers d’octosyllabes. Considéré comme l’héritier de Mallarmé, maître du symbolisme, il essaie de voir les liens entre les choses, entre les êtres ; il cherche de trouver des correspondances entre les sons, les images et les parfums, raison pour laquelle il fait recours aux symboles, aux images pour représenter la vérité. Selon les symbolistes, toutes les choses du monde sont susceptibles d’être rapprochées ; en plus, la vérité se cache derrière les apparences. Les symbolistes comme Verlaine, Rimbaud, Mallarmé et Valéry recherchent la musicalité dans leurs vers. Ils se soucient des sonorités, du rythme, seules façons d’après eux, pour exprimer des sensations et l’évolution du monde. Ils accordent une telle importance à la musicalité dans leurs poèmes qu’il n’est pas bizarre de trouver une véritable et solide amitié entre eux et les musiciens comme Debussy. À ce propos, Valéry demande qu’on donne aux « sons du langage […] une importance égale à celle du sens » (Valéry, 1960 : 1079). Les réflexions sur le sens et le son sont l’un des aspects de base de CASTRO. Analyse esthétique du poème ... la poétique valéryenne. Il revient souvent sur ce sujet, à tel point qu’il définit le poème comme une « hésitation prolongée entre le son et le sens » (Valéry, 1960 : 637). Pour lui, il est question de trouver le mot juste en créant une harmonie pour l’oreille ; de cette façon nous, lecteurs, comprendrons mieux l’art de Valéry que nous allons analyser. Paul Valéry, sa pensée et son œuvre Paul Valéry naît le 30 octobre 1871 à Sète au sein d’une famille bourgeoise. Son père Barthélémy Valéry, est vérificateur des douanes. Sa mère est d’origine génoise et vénitienne. Il passe son enfance dans ce port sur la Méditerranée jusqu’à l’âge de treize ans. Celle-ci est marquée par le soleil et la mer, qui plus tard vont lui inspirer son célèbre poème Cimetière Marin, en 1920. Il poursuit des études secondaires dans la ville de Montpellier où il découvre son désir d’entrer à l’École Navale, mais malheureusement son rêve ne s’accomplit pas vu ses difficultés pour les mathématiques. C’est en 1889 qu’il s’inscrit à la faculté de Droit à Montpellier ; trois ans après, en juillet 1892 il finit ses études . C’est pendant cette période qu’il lit des poèmes de Victor Hugo, de Théophile Gautier et de Baudelaire. En même temps, il étudie les mathématiques, les sciences, la musique et les arts. Pendant cette étape de sa vie, il fait ses débuts dans la poésie. Sa première publication apparaît dans la revue Maritime de Marseille sous le titre de Rêve (1889). Pendant cette même année, il fait la découverte de Huysmans, les frères Goncourt, Verlaine et Mallarmé. 111 Une année plus tard, il fait la rencontre de Pierre Louÿs qui lui donne la possibilité de publier quelques poèmes dans la revue Conque dont il est le propriétaire. C’est justement par l’intermédiation de ce dernier que Valéry fait la connaissance d’André Gide et de José María de Heredia. Il faut dire que le lien d’amitié entre Gide et Valéry va durer toute leur vie. En 1891, Valéry rend visite à Mallarmé, maître du symbolisme. Cette rencontre est considérée par les spécialistes comme clé, puisqu’ils voient Valéry comme l’héritier de Mallarmé, après la mort de celui-ci en 1898. En juillet 1882, il part en vacances chez la famille maternelle à Gênes où il va vivre une grave crise sentimentale et intellectuelle dans la nuit du 4 au 5 octobre. Suite à cet événement, Paul Valéry décide de renoncer à la poésie telle qu’il l’avait connue, c’est-à-dire qu’il rejette les idoles sentimentales et artistiques, il va être la proie de son propre intellect, c’est pour cela qu’il va essayer d’analyser le fonctionnement de l’esprit humain à travers un travail toujours rigoureux. Deux ans plus tard, une fois installé à Paris, Paul Valéry commence à fréquenter ses amis : Mallarmé, Gide, Pierre Louÿs et de Heredia. Dans cette période de fécond travail et de réflexion, il commence l’écriture de ses Cahiers (1973) qui s’achève lors de sa mort. À ce propos, il dit « Sur ces cahiers, je n’écris pas mes « opinions » mais j’écris mes formations. » (2005 : 95). Sa vaste production littéraire commence à être connue du large public après la publication de l’article commandé Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1885) publié dans la Nouvelle Revue. En 1896, il diffuse La 112 Revista de Lenguas Modernas, N° 23, 2015 / 109-121 / ISSN: 1659-1933 soirée avec Monsieur Teste, catalogué par la critique comme l’un de ses textes les plus célèbres. En 1900, Valéry épouse Jeannie Gobillard, avec qui il aura trois enfants. Cette année-là, il devient secrétaire particulier de l’administrateur de l’agence Havas, Édouard Lebey. L’obtention de ce poste lui permet de consacrer beaucoup de temps à sa production intellectuelle. En 1912, André Gide lui demande de rassembler et de retoucher ses anciens vers de jeunesse, qu’après quatre ans de travail il nommera La Jeune Parque (1917). Avec ce poème de 512 alexandrins publié par Gallimard, il remporte le succès immédiat et il devient célèbre. Consécutivement, il enchaîne les succès avec la publication de deux recueils de poèmes intitulés : L’Album de Vers Anciens (1920), Le Cimetière Marin (1920) et Charmes (1922), ce qui lui vaut quelques années plus tard le titre de « poète d’État ». Pendant les années vingt et trente, il parcourt l’Europe donnant des conférences et des interviews. Sa veine d’écrivain s´élargit avec des récits sur le personnage de fantaisie Monsieur Teste, des dialogues de théâtre comme Eupalinos (1923), L’Âme et la Danse (1925), Dialogue de l’arbre (1943), deux mélodrames, Amphion (1931) et Sémiramis (1934), et d’autres œuvres théâtrales comme la Cantate du Narcisse et Mon Faust (1949). Sa vaste production littéraire compte cinq volumes de Variété (1924 à 1944), Rhumbs (1926), Autres Rhumbs (1927), Regards sur le monde actuel (1931 à 1945), Pièces sur l’art (1931), Degas danse dessin (1936), Mauvaises pensées et autres (1941-1942). Paul Valéry atteint la gloire en 1925 lorsqu’il est élu à l’Académie Française au fauteuil d’Anatole France. À partir de 1932, il est nommé aux différents postes comme membre du conseil des Musées Nationaux, administrateur du centre universitaire méditerranéen, président de la commission de synthèse de la coopération culturelle pour l’Exposition Universelle. C’est en 1937 que Paul Valéry est nommé titulaire de la chaire de poétique du Collège de France, poste créé spécialement pour lui où il donne des cours jusqu’à sa mort en 1945. Paul Valéry reçoit des funérailles nationales. Il est inhumé au cimetière de Sète. Sur sa tombe, l’épitaphe consiste en ces deux vers tirés du poème dédié à ce lieu, le Cimetière Marin (1920) : Ô récompense après une pensée Qu’un long regard sur le calme des dieux ! Avec ces vers on peut affirmer qu’on résume la vaste vie intellectuelle de ce grand poète. Son énorme contribution à la littérature de la première moitié du XXe siècle lui confère la reconnaissance dans le milieu des lettres comme essayiste, dramaturge, orateur et professeur mais notamment comme poète et penseur. Analyse du « Propos de la poésie » L’écrit « Propos sur la Poésie » est apparu dans le recueil Variétés I en 1924. Paul Valéry nous présente ce que la poésie est pour lui ; celle-ci a deux sens, celui du genre d’émotions et celui d’un art ; les relations et les différences de deux sens se confondent. CASTRO. Analyse esthétique du poème ... Le rôle du poète est celui de restituer l’émotion poétique, cette émotion est un spectacle naturel et se distingue de l’émotion ordinaire parce que cellelà est une sensation de l’univers. Il [l’homme] a cherché, il a trouvé des moyens de fixer et de ressusciter à son gré les plus beaux ou les plus purs états de soi-même, de reproduire, de transmettre, de garder pendant des siècles les formules de son enthousiasme, de son extase, de sa vibration personnelle ; et, par une conséquence heureuse et admirable, l’invention de ces procédés de conservation lui a donné du même coup l’idée et le pouvoir de développer et d’enrichir artificiellement les fragments de vie poétique dont sa nature lui fait don par instants. (Valéry, 1924 :1362) Ce système de rapports où les événements se ressemblent les uns aux autres, s’approche de l’univers du rêve (terme qui nous parvient du romantisme) : « Il distingue d’abord un certain genre d’émotions, un état émotif particulier, qui peut être évoqué par des objets ou des circonstances très diverses » (Valéry, 1924 :1362). Ces faits se nomment les uns aux autres parce que le rêve est la représentation mentale des choses réelles. Valéry affirme que l’univers poétique « présente de grandes analogies avec l’univers du rêve » (1924 :1363). L’homme veut éviter la dissipation naturelle des choses, il veut ressusciter les états les plus beaux, les plus purs, « Poésie, en ce sens, nous fait songer à un art, à une étrange industrie dont l’objet est de reconstituer cette émotion que distingue le premier sens du mot. » (Valéry, 1924 :1362). Il em- 113 bellit les fragments de la vie poétique parce qu’il a appris à extraire du cours du temps les perceptions qui s’auraient perdues sans l’intervention du « moi ». C’est pour cela que les arts perpétuent les instants délicieux. À ce propos Valéry affirme : « Vous savez ce que la plupart des hommes éprouvent plus ou moins fortement et purement devant un spectacle naturel qui leur impose. » (1924 :1362). Il est clair que l’être humain cherche à avoir de beaux souvenirs, il veut faire durer les sensations qu’il a éprouvées, de là l’importance qu’il accorde à la façon de les exprimer. Le langage reproduit le monde poétique, mais il ordonne la poésie ; les poètes ont conscience des problèmes à résoudre, c’est-à-dire qu’ils sont des personnes téméraires car ils nous émerveillent malgré les difficultés de leur métier. Une de ces difficultés, sinon la plus importante, est celle du langage. Valéry exprime à cet égard : Or, parmi ces moyens de produire ou reproduire un monde poétique, de l’organiser pour la durée et de l’amplifier par el travail réfléchi, le plus ancien, peut-être, le plus immédiat, et cependant le plus complexe – c’est le langage. (1924 :1364-1365) Pour Valéry, le langage est un outil grossier que l’on utilise selon les circonstances, il est une sorte de jouet ou un instrument de torture ; il affirme que « le langage est tout le contraire d’un instrument de précision. » (1924 :1366). L’académie est un obstacle pour la production personnelle parce que le poète s’en sert pour ses propriétés ou ses possibilités musicales et pour ses valeurs significatives illimitées. Malgré cela, le poète doit 114 Revista de Lenguas Modernas, N° 23, 2015 / 109-121 / ISSN: 1659-1933 s’en servir aussi pour ses moyens poétiques, il doit utiliser des mots communs pour des fins exceptionnelles comme l’affirme Valéry : « le langage, à cause de sa nature abstraite » (1924 :1365) produit des effets notamment intellectuels. C’est pour cela qu’il exprime des réflexions très sérieuses à ce propos : En somme, le destin amer et paradoxal du poète lui impose d’utiliser une fabrication de l’usage courant et de la pratique à des fins exceptionnelles et non pratiques : il doit emprunter des moyens d’origine statistique et anonyme pour accomplir son dessein d’exalter et d’exprimer sa personne en ce qu’elle a de plus pur et de singulier. (Valéry, 1924 :1366) En outre, Valéry compare le musicien au poète ; le premier a des moyens bien définis pour sa création, les sons simples sont les repères auditifs, on reconnaît leurs relations exactes et leurs silences aussi. Les instruments de mesure contrôlent, unifient et codifient la musique. À ce propos, il indique : « L’évolution de son art lui a fait une condition privilégiée. Ses moyens sont bien définis, la matière de sa composition est toute élaborée devant lui. » (Valéry, 1924 :1366). Ces moyens donnent au musicien la correspondance exacte entre les sensations et les actes et cette reconnaissance lui permet de produire son art. En revanche, la tâche du poète s’avère difficile, « Il a devant soi ce langage ordinaire, cet ensemble de moyens si grossiers que toute connaissance qui se précise le rejette pour se créer ses instruments de pensée. » (Valéry, 1924 :1368). Le poète doit se plier à une série de conventions pour garder l’harmonie dans son œuvre poétique. Il est tout à fait limité par le langage qui constitue aux yeux de Valéry : « un mélange d’excitations sensorielles et psychiques parfaitement incohérentes. » (Valéry, 1924 :1369) qui finalement vont être décryptées par quelqu’un d’autre. Dans ces différences, Valéry distingue aussi le son et le bruit. Un son évoque par lui-même tout l’univers musical, il indique que les sons « sont aptes à former des combinaisons suivies, des systèmes successifs ou simultanés dont la structure, les enchaînements nous apparaissent et s’imposent. » (Valéry, 1924 :1367), tandis que le bruit ou des inattentions brisent la continuité de l’œuvre musicale. Les réflexions sur le son et le sens deviennent des incontournables de la poétique valéryenne. Il est sûr et certain que le son ou la forme d’un poème passent avant le sens et le fond et que la puissance poétique réside dans la forme du poème : Il faut donc que dans un poème le sens ne puisse l’emporter sur la forme et la détruire sans retour ; c’est au contraire le retour, la forme conservée, ou plutôt exactement reproduite comme unique et nécessaire expression de l’état ou de la pensée qu’elle vient d’engendrer au lecteur, qui est le ressort de la puissance poétique. (Valéry, 1924 :1338) De cette manière, Valéry arrive même à avouer que certains de ses poèmes viennent d’abord d’une quête presque obsédée de la nécessité formelle. Cette recherche correspond en fait à l’idéal de la « poésie pure ». Pour lui, elle constitue un effort de la part du poète pour arranger les sons, pour trouver des mots justes, pour créer CASTRO. Analyse esthétique du poème ... une harmonie à l’oreille. Il donne un exemple de cette chasse au trésor de l’art poétique dans Autres Rhumbs (1927) : Je cherche un mot [dit le poète] un mot qui soit : féminin de deux syllabes, contenant P ou F, terminé par une muette, et synonyme de brisure, désagrégation ; et pas savant, pas rare. Six conditions-au moins ! (Valéry, 1927 :676) Comme nous venons de voir, la poésie cherchée par Valéry s’agit d’ « une exploration de tout ce domaine de la sensibilité qui est gouverné par le langage » (Valéry, 1924 :1458). C’est un idéal limité par les désirs et les efforts du poète pour découvrir la poésie en elle-même. Il doit explorer toutes les façons de la fabriquer, de la créer et de la retravailler une et mille fois pour la mettre au point pour qu’elle soit ressentie par le large public. Dans la poétique valéryenne, le poète et le musicien ont des emplacements diamétralement opposés ; le poète a une position peu avantageuse vis-à-vis le musicien, il doit créer ou recréer ce que le musicien trouve tout prêt. Il doit suivre des règles qui ne lui donnent pas la liberté artistique, il doit ranger le désordre pour créer un poème. Le poète doit satisfaire en même temps les aspects du fond et les aspects de la forme, tels que la grammaire, la logique et les figures de style entre autres. Le poète n’a pas les instruments de mesure qui sont à la portée du musicien parce que la poésie ne marche pas 115 dans ce sens « Point de diapasons, point de métronomes, point de constructeurs de gammes et de théoriciens de l’harmonie. » (Valéry, 1924 :1368) ; le poète utilise le langage comme moyen d’expression. Dans la poésie, un mot a plusieurs sons, et plusieurs sens parce qu’ils sont différents de leurs images secondaires « C’est là une circonstance très compliquée pour n’importe quel poète, celui qui débute ou celui avec une vaste expérience, donc les effets musicaux qu’ils avaient prévus sont corrompus ou défigurés par l’acte de leurs lecteurs. » (Valéry, 1924 :1369) Tâche difficile pour le poète, il ne doit que concilier uniquement sens et son, il doit créer des sensations chez son lecteur. Il utilise un discours qui doit satisfaire et être commun pour presque tous. De là que Valéry affirme que : La parole est chose complexe, elle est combinaison des propriétés à la fois liées dans le fait et indépendantes par leur nature et par leur fonction. Un discours peut être logique et chargé de sens, mais sans rythme et sans nulle mesure ; il peut être agréable à l’ouïe et parfaitement absurde ou insignifiant : il peut être clair et vain, vague et délicieux… (Valéry, 1924 :1369) Cette multiplicité du discours a donné naissance à des disciplines qui s’occupent de ces éléments : On peut étudier un texte bien de façons indépendantes, car il est tour à tour justiciable de la phonétique, de la sémantique, de la syntaxe, de la logique, de la rhétorique, sans omettre la métrique et l’étymologie. (Valéry, 1924 :1369) 116 Revista de Lenguas Modernas, N° 23, 2015 / 109-121 / ISSN: 1659-1933 L’étude du discours a mené à diviser l’art littéraire en deux : prose et vers. La prose a un objet précis, « elle est un acte dirigé vers quelque objet » (Valéry, 1924 :1370) ; c’est-à-dire qu’elle a un certain but, elle a des propriétés qui se combinent à chaque occasion parce que chaque création est spéciale et unique, tandis que le vers a son aboutissement en lui-même, il cherche un objet idéal en utilisant les mêmes propriétés que la prose. Dans la poétique valéryenne la poésie est assimilée à : un système d’actes, mais qui ont leur fin en eux-mêmes. Elle ne va nulle part. Que si elle poursuit quelque chose, ce n’est qu’un objet idéal, un état, une volupté, un fantôme de fleur, ou quelque ravissement de soi-même, un extrême de vie, une cime un point suprême de l’être… (Valéry, 1924 :1371) De cette manière, la prose et la poésie se distinguent par certaines lois ou conventions. La poésie n’est faite ni pour raisonner, ni pour convaincre, elle implique un changement du langage, alors que la prose est le résultat de la démarche inverse parce qu’elle doit être compréhensible et pratique : En d’autres termes, dans les emplois pratiques ou abstraits du langage qui est spécifiquement prose, la forme ne se conserve pas, ne survit pas à la compréhension, elle se dissout dans la clarté, elle a agi, elle a fait comprendre, elle a vécu. (Valéry, 1924 :1373) La poésie par contre, est une construction plus complexe, c’est un échange harmonieux entre la forme et le fond, entre son et sens, elle n’est pas réalité, elle n’a pas de date de péremp- tion, « le poème ne meurt pas pour avoir servi ; il est fait expressément pour renaître de ses cendres et redevenir indéfiniment ce qu’il vient d’être. » (Valéry, 1924 :1373) ; donc, il est évident qu’il y aura des différences entre les lecteurs de la prose et ceux de la poésie. Les lecteurs de la prose sont absorbés par le récit, ils veulent connaître la fin au plus vite possible parce qu’ils traversent une crise de crédulité, alors que les lecteurs de la poésie sont plus actifs parce que celle-ci tente à reproduire l’unité et l’harmonie chez l’homme possédé par un sentiment puissant, donc la différence entre ces deux genres est d’ordre corporel et psychologique : La poésie doit s’étendre à tout l’être ; elle excite son organisation musculaire par les rythmes, délivre ou déchaîne ses facultés verbales dont elle exalte le jeu total, elle l’ordonne en profondeur, car elle vise à provoquer ou à reproduire l’unité et l’harmonie de la personne vivante, unité extraordinaire, qui se manifeste quand l’homme est possédé par un sentiment intense qui ne laisse aucune de ses puissances à l’écart. (Valéry, 1924 :1375) Ce sentiment dont parle Valéry devient le but principal du poète. Il conteste constamment son travail qui ne s’achève jamais, puisque pour faire des vers il ne suffit pas d’avoir la muse. Selon ce penseur, l’inspiration « c’est au lecteur qu’elle appartient et qu’elle est destinée. » (Valéry, 1924 :1378). Pour Valéry, le poète est signataire, il est instrument parce que les poèmes sont le résultat d’intelligence et de travail parce qu’il est la proie d’une énergie qui agit par de brèves et fortuites manifestations, il doit écarter « matériaux 117 CASTRO. Analyse esthétique du poème ... nobles » de « matériaux inutilisables » pour fabriquer un bijou : Ces expressions jaillies de l’émoi, ne sont qu’accidentellement pures, elles comportent bien des scories, contiennent quantité de défauts dont l’effet serait de troubler le développement poétique et d’interrompre la résonance prolongée qu’il s’agit enfin de provoquer dans une âme étrangère. (Valéry, 1924 :1378) En somme, Valéry, d’un côté, exige du poète une émotion spontanée, due à l’inspiration qui est destinée à nous, lecteurs ; d’autre côté, elle doit communiquer l’impression d’un état idéal dans lequel le poète doit créer un poème magnifique avec des outils limités tels que le langage, le son et le sens. Analyse du poème « Poésie » Paul Valéry est un poète à la fois classique et symboliste, vue l’importance qu’il accorde à la perfection formelle et aux règles de la versification classique, qu’il a héritées des poètes classiques. Tout d’abord, il faut remarquer que cette analyse ne porte pas sur les aspects techniques du poème, sinon sur la mise en pratique des idées esthétiques de Paul Valéry ; malgré cela, ce poème a des vers de sept syllabes, avec des rimes croisées, il y a une apposition à je au vers 21. Il y a aussi des métaphores aux vers 11-12, 21-24, 32, 35-36. Dans son poème « Poésie » (1922), Valéry fait preuve de ce qu’il a dit dans « Au propos de la poésie » (1924). Il attaque son lecteur avec les deux préceptes qu’il a annoncés dans son écrit, il présente la poésie comme un genre qui vise les émotions de nous, lecteurs, ainsi qu’il nous présente celle-ci comme un véritable art. Les poètes sont de vrais connaisseurs de la psychologie humaine. Paul Valéry semble concilier dans ce poème le drame de la divergence entre l’essence et l’existence humaine du poète. Voici le début du poème : Par la surprise saisie Une bouche qui buvait Au sein de la Poésie En sépare son duvet - O ma mère Intelligence, De qui ma douceur coulait, Quelle est celle négligence Qui laisse tarir son lait La « bouche qui buvait » (vers 1) dont parle Valéry, n’est qu’une image de l’âme du poète, justement c’est une âme qui se nourrit « au sein de la Poésie » (vers 3). Elle est allaitée de la source même de la vie, de l’essence de l’être « de qui la douceur coulait » (vers 6). C’est-à-dire, c’est la source première de l’existence de toute réalisation car elle est la « mère Intelligence » (vers 5). L’essence dont parle Valéry est intrinsèquement liée à l’activité de l’âme, on n’arrive pas à les séparer dans la poétique valéryenne, elles sont inconcevables l’une sans l’autre. Alors qu’autour de la bouche du poète le « duvet » (vers 4) pousse, symbole de changement, d’évolution, de laisser les préjugés et devenir un poète à part entière, il doit quitter l’insouciance enfantine et passer à une autre étape, celle où prime la raison avant que l’amour et la sensibilité. Le poète va privilégier la précision et la rigueur en risquant de « tarir son lait » (vers 8). 118 Revista de Lenguas Modernas, N° 23, 2015 / 109-121 / ISSN: 1659-1933 Révolté, le poète questionne la « mère Intelligence » pour l’avoir quitté, et il se souvient de son passé heureux : A peine sur ta poitrine, Accablé de blancs liens, Me berçait l’onde marine De ton cœur chargé de biens A peine dans ton ciel sombre, Abattu sur ta beauté Je sentais, à boire l’ombre, M’envahir une clarté ! Valéry nous dit que la poésie allaite et berce l’artiste (vers 11 et 12) pour éviter la disparition naturelle des choses, c’est pour cela qu’elle est « immortelle » (vers 33). Le poète nous fait part de l’éveil de son âme à la conscience, dès tout le premier âge, le berceau « accablé de blancs liens » (vers 10) jusqu’à la prise totale de conscience représentée par la « clarté » (vers 16). Le poème « Poésie » (1922) est le résultat de l’intelligence et du travail de Paul Valéry parce que sans labeur le génie n’a pas de talent, alors il est peu de chose. La « mère Intelligence » (vers 5) donne naissance à l’inspiration qui s’épanouira dans la « clarté » (vers 16). Ce processus dont parle l’auteur a des passages sombres, des perceptions obscures dans les premières étapes de la vie comme on peut constater par le « ciel sombre » (vers 14) où « boire l’ombre » (vers 15). Dieu perdu dans son essence, Et délicieusement Docile à la connaissance Du suprême apaisement, Je touchais à la nuit pure, Je ne savais plus mourir, Car un fleuve sans coupure Me semblait me parcourir… Le poète éprouve un état mystique : « Dieu perdu dans son essence » (vers 17) qui lui permet de sentir en soi ce « fleuve sans coupure » (vers 23), sans fin. L’idée d’écoulement est fortement liée à celle de la continuité, elle va au-delà du temps et de l’espace, elle atteint le perpétuel à sa façon, de cette manière le poète ne sait « plus mourir » (vers 22) ; c’est-àdire qu’il touche l’immortalité, jusqu’à se sentir comme un « Dieu » (vers 17). Cependant, tout ce bonheur disparaît lorsque la peur prend le poète. Valéry montre les craintes propres d’un créateur, le poète ressent la passion de la connaissance, elle l’encourage à aller au-delà se laisser emporter par cette affection ; mais aussi elle peut le tromper, le trahir, s’il est hautain et il ne se plie pas à la rigueur de la raison, il risque de ne plus rien comprendre, il sera égaré, tel que Valéry l’exprime avec amertume dans ces vers : Dis, par quelle crainte vaine, Par quelle ombre de dépit, Cette merveilleuse veine A mes lèvres se rompit ? Le poète s’applique à chercher la réponse à cette dernière question, celle-ci réside dans son cœur. Il est conscient du fait que la raison est raisonnante et qu’accompagnée de la rigueur peut briser « le silence » (vers 31). Il faut dire que la rigueur est une sorte de phare qui illumine le poète pendant sa création littéraire. Valéry ne conçoit pas une poésie sans harmonie entre son et sens, entre essence et existence, de là l’importance qu’il attache à la révision constante de ses poèmes. 119 CASTRO. Analyse esthétique du poème ... De même, l’inspiration pour Valéry ne vaut que contrôlée, critiquée, reprise et travaillée, son art poétique s’oppose à l’improvisation, il nous invite à éprouver de l’inspiration, de laquelle il nous fait part en tant que lecteurs, autrement on risque de le tarir si l’on se laisse emporter par une passion mal disciplinée. Donc la composition de n’importe quel poème exige le recueillement et la paix de l’âme parce que le sentiment n’est rien s’il est mal exprimé ; inversement, la poésie ne vaut rien si elle n’exprime qu’un sentiment profond (vers 40). Mais la poésie, d’après lui, est rigoureuse (vers 29 à 32 et 37à 38), telle qu’il l’a présentée dans « Au propos de la poésie » (1924), quand il nous montre les difficultés des poètes vis-à-vis du langage ; cette rigueur dont il parle est un obstacle pour la production poétique, le rôle du langage est celui d’amener à la lumière la conscience et l’esprit car il permet d’agir sur l’individu. Malgré cela, elle est le seul moyen qu’a le poète pour transmettre son message parce qu’il doit prendre en compte des aspects de fond et de forme ; en plus, la poésie lui donne la vie, elle est le sein qui le nourrit (vers 1 à 8). Ô rigueur, tu m’es un signe Qu’à mon âme je déplus ! Le silence au vol de cygne Entre nous ne règne plus ! Pour échapper à l’impuissance qu’il ressent dans son travail, dans cette quête constante de la perfection, du bon mot, du bon son, il fait des reproches à la « mère Intelligence » (vers 5) dans la strophe qui suit : Immortelle, ta paupière Me refuse mes trésors, Et la chair s’est faite pierre Qui fut tendre sous mon corps ! Le poète juge que la « mère Intelligence » (vers 5) qualifiée comme « Immortelle » (vers 33) ne lui a pas accordé ses « trésors » (vers 34), comme s’il ne les avait pas reçus tout naturellement. Il regrette de tout son cœur que la poésie et ses charmes se soient durcis jusqu’au point de rendre « la chair » (vers 35) autre fois « tendre » (vers 36) en « pierre » (vers 35). Des cieux même tu me sèvres, Par quel injuste retour ? Que seras-tu sans mes lèvres ? Que serais-je sans amour ? Que serait en effet la poésie sans le poète ? (vers 39). Que serait le poète sans la poésie ? (vers 40). La poésie a besoin du langage comme le poète a besoin d’elle pour ressentir l’amour parce qu’elle ne raisonne pas, elle est faite pour être ressentie, donc elle exige une participation active des deux parties. Cette relation de dépendance est si forte que les deux éléments ne peuvent pas vivre l’un sans l’autre. Le poète atteint un état de grâce qui contraste avec les autres existences, c’est pour cela qu’il a un sentiment d’immortalité, il n’est plus pensée, plus esprit pur parce qu’il mène une vie spirituelle. Mais la Source suspendue Lui répond sans dureté : - Si fort vous m’avez mordue Que mon cœur s’est arrêté ! Nonobstant, Valéry met en garde le poète, dans la dernière strophe, du risque qu’il court s’il abuse de la poésie, de l’inspiration, de l’intelligence et 120 Revista de Lenguas Modernas, N° 23, 2015 / 109-121 / ISSN: 1659-1933 des recours qui sont à sa portée, celle-ci meurt, son « cœur s’est arrêté » (vers 43). L’attitude abattue de la « Source » (vers 41) appelle l’attention de tous, elle est soumise, elle « répond sans dureté » (vers 42) aux questions rhétoriques posées dans la strophe précédente. Conclusions Il ne nous reste qu’à formuler quelques conclusions sur les traits caractéristiques de l’œuvre poétique de Paul Valéry. Celui-ci a contribué à la littérature critique moderne, son témoignage précis du poète s’élargit en étant critique et théoricien. On ne peut pas négliger l’importance de cette combinaison de qualités, qu’on trouve si rarement développées chez un seul être humain. Il est clair que ses jugements à propos de la poésie ont percé le temps, la valeur de sa poétique est déterminante pour la première moitié du XXe siècle. Il devient facilement un référent de la littérature française. Son intérêt aux questions littéraires l’a poussé à créer une vaste production littéraire dont il fait preuve. Un travail d’une application extrême, propre d’un illustre penseur. Il mélange avec adresse le concept d’auteur-critique-théoricien. Ses facultés créatrices se trouvent si développées qu’il semblerait qu’il ne trouve aucun problème pour passer d’un concept à l’autre tout en étant fidèle à sa poétique. Ses observations à propos du son et du sens sont si pénétrantes, si riches grâce à un esprit toujours clair. Il est déterminant d’indiquer que son expérience de poète constitue un atout qu’on voit reflété dans sa vaste création poétique. Le fait de travailler, corriger et retravailler chacun de ses poèmes d’une façon presque obsédée leur donne une valeur particulière. De manière générale, Paul Valéry ne se laisse pas emporter par ses émotions, mais par son esprit ; son don le plus apprécié est sans doute la conscience de soi, il est toujours accablé même torturé par sa quête constante de la poésie « pure ». Il est évident que cet exercice mérite une véritable introspection ; l’importance qu’il accorde à l’acte créatif est profondément liée à la rigueur, caractéristique de la poétique valéryenne. Pour finir, il ne nous reste qu’à vous inviter à vous plonger dans la poétique valéryenne que nous avons essayé d’ébaucher dans cette petite analyse sur deux écrits de Paul Valéry, et qui sans aucun doute pourraient avoir d’autres lectures possibles. Bibliographie Aigrisse, Gilberte et al. Les critiques de notre temps et Valéry. Paris : Garnier, 1971. Aquien, M. et R. Pickering. Les cahiers 1894-1914 de Paul Valéry en Edition Intégrale. Clermond- Ferrand : Presses Universitaires Blaise Pascal, 2005. Borgomano, M. et E. Ravoux. Littérature française du XXème siècle. Paris : Armand Colin, 1995. Charpier, Jacques. Paul Valéry. Paris : Seghers, 1975. Faubureau, Hubert. Poésies choisies. Paris : Hachette, 1952. Hytier, Jean. La poétique de Valéry. Paris : Armand Colin, 1970. Jarrety, Michel. Valéry devant la littérature : mesure de la limite. Paris : PUF, 1991. CASTRO. Analyse esthétique du poème ... Michel, Pierre. Expliquez-moi Valéry. Paris : Foucher, 1969. Mitterrand, Henri. La littérature française du XXème siècle. Paris : Nathan, 1996. Monestier, Robert. Charmes. Paris : Larousse, 1975. Valéry, Paul. Cahiers. Paris : Gallimard, 1973. Valéry, Paul. Introducción a la Poética. Buenos Aires : Rae, 1975. 121 Valéry, Paul. Œuvres I. Paris : La Pléiade, 1960. Valéry, Paul. Tel quel : Rhumbs, Autres Rhumbs, Analecte et Suite. Paris : Gallimard. 1971 Valéry, Paul. Variété I. Paris : La Pléiade, 1924. Wallzer, Pierre-Olivier. Littérature française le XXème siècle. Paris : Arthaud.