Caste et racisme
Transcription
Caste et racisme
Introduction "Je suis une femme Dalit de vingt-six ans et je travaille comme journalière dans l'agriculture. Je gagne 20 roupies par jour (US$ 0,50). En décembre 1997, la police a pillé notre village... Le superintendant de police (SP) m'a appelée pallachi, qui est un nom de caste voulant dire prostituée. Il a ensuite ouvert sa braguette... A onze heures du matin, le "sub-collector" est venu. Je lui ai dit que le SP avait ouvert sa braguette et a utilisé un mot vulgaire. Je lui ai aussi dit qu'il a avait brisé mon pot en argent. Le SP était en colère que je l'aie dénoncé... Le lendemain la police a cassé toutes les portes et a arrêté tous les hommes dans le village... Le SP est venu me voir. Mon mari se cachait sous le lit de camp. Ma mère état avec moi à ce moment. J'étais habillée de mes vêtements pour la nuit. Les policiers ont commencé par me traiter de prostituée et ont commencé à me battre. Le SP m'a traînée dans la rue, nue, sur une centaine de mètres. J'étais enceinte de quatre mois à l'époque... Une femme de soixante ans leur a demandé d’arrêter. Ils l'ont battue et brisé ses mains... Ils m'ont emmenée nue à la station de police... Cinquante-trois hommes avaient été arrêtés. L'un d'eux a enlevé son longi (tissu avec les hommes se vêtissent) et me l'a donné afin que je puisse me couvrir. J'ai prié les policiers de la prison de m'aider. Je leur ai même dit que j'étais enceinte. Ils se sont moqués de moi pour avoir fait un témoignage aussi crû à la police le jour précédent. J'ai passé cinq jours en prison. J'ai perdu mon enfant dix jours après. Rien n'a été entrepris contre les policiers qui m'ont fait ça..." 1 Guruswamy Guruammal, Madurai, Etat du Tamil Nadu. Ce cas très grave d'abus perpétré par les autorités de l'Etat en Inde révèle de nombreux problèmes auxquels est confrontée environ 18%, presque un cinquième, de la population de ce pays, les Dalit. Les Dalit sont ceux que l'on appelait jusqu'à récemment les "intouchables", les plus basses castes de l'Inde. Dalit est un mot marathi lancé par Dr B.R. Ambedkar (1891-1956), grand leader intouchable et père de la constitution de l'Inde indépendante. Il veut dire "hommes brisés", "hommes opprimés". Les intouchables utilisent ce mot de manière revendicative pour se définir eux-mêmes. Pour en revenir au témoignage de la jeune femme de Madurai, il reflète donc de nombreux aspects de la vie que doivent mener une très grande partie des Dalit : Pauvreté extrême ; Manque de terre et exploitation comme main d’œuvre agricole bon marché ; Mépris par les gens des castes supérieures ; Exploitation sexuelle des femmes ; Partialité des autorités publiques ; La montée des violences à l'encontre des Dalit. La seule chose que ce témoignage ne révèle pas sont les tâches auxquelles sont astreints les Dalit depuis des siècles dans le cadre d'un système des castes oppressif qui leur dénie toute humanité comme le ramassage, à la main, des ordures et des excréments humains. Témoignage puisé dans Human Rights Watch, Broken People. Caste Violence against India's "Untouchables", New York, 1999, page introductive. 1 1 Pour comprendre les tenants et les aboutissants d'une telle situation, il est nécessaire de remonter très loin et de comprendre la cause essentielle de celle-ci : le multiséculaire système des castes, système social extrêmement inégalitaire spécifique à l'Inde. Mais au-delà, il s'agit aussi de montrer que ce système a depuis toujours été remis en cause par les basses castes et que la mobilisation des Dalit ne cesse de s'accroître. Ceci dans un contexte de mondialisation, qui, d'une part, les affaiblit encore davantage, mais qui d'autre part les amène à exposer leurs problèmes sur la scène internationale, comme en témoigne la campagne lancée par une coordination d'ONG indiennes intitulée "Dalit Rights are Human Rights" ("Les droits des Dalit sont des droits de l'Homme"). En démontrant que l'oppression dont ils sont l'objet est assimilable à du racisme, fondé non sur une prétendue race, mais sur la naissance dans une caste inférieure, ils essaient d'attirer l'attention de l'opinion publique internationale sur ce qu'on appelle souvent l'"apartheid caché" de l'Inde. L'enjeu pour eux est que la question de l'oppression pour cause de caste soit mise à l’ordre du jour de la Conférence mondiale sur le racisme de début septembre 2001 à Durban en Afrique du Sud. Plusieurs questions se posent à celui qui se penche sur le problème des Dalit. Tout d'abord, qu'est-ce que le système des castes et comment fonctionne-t-il ? Quelle est la place et le rôle des "intouchables" dans ce système ? Le système des castes n'a-t-il pas été critiqué ou remis en question ? Qu'a fait et que fait l'Etat indien pour remédier à cette situation ? Face à l'inertie de la société et des autorités nationales, quelles options ont les Dalit pour se faire entendre sur la scène internationale ? La première partie du présent texte se penchera sur tout ce qui touche la caste : le fonctionnement et l'origine du système des castes avec une attention particulière accordée aux "intouchables", les remises en question dont il a été et est actuellement l'objet, la position de l'Etat face à la situation des Dalit, pour finir avec un bilan de leur situation. Dans un second chapitre, nous aborderons le racisme par ses mécanismes et par un aperçu historique avec une comparaison de diverses formes de racisme et de discriminations que subissent les Dalit. Enfin, le troisième et dernier chapitre se penchera sur la campagne nationale qui les mobilise actuellement et montrera quelles options ont les Dalit pour se faire entendre sur la scène internationale. 2 I. La caste en Inde A. Le système des castes Les discriminations et les violences que subissent les Dalit aujourd’hui sont liées à un système des castes très ancien et très ancré encore dans la société indienne. Avant de se pencher sur le problème de l’intouchabilité, il est nécessaire de comprendre le système des castes et sa logique. 1. Définition de la caste Tout d’abord, qu’est-ce que la caste ? a. Les caractéristiques de la caste : spécialisation, répulsion, hiérarchie La société indienne est divisée en groupes fermés qui occupent chacun une position particulière au sein du système social. Ce sont des groupes héréditaires, inscrits dans une hiérarchie sociale forte. La caste telle qu’elle se présente en Inde a, d’après l’analyse qu’en fait Célestin Bouglé, trois principales caractéristiques : la spécialisation héréditaire, la répulsion et la hiérarchie. 2 Les castes sont traditionnellement spécialisées dans des métiers et des rôles sociaux et religieux qui sont transmis de génération en génération. Elles fonctionnent selon le principe de la répulsion par la pratique d'une endogamie stricte. Aujourd'hui, si les métiers traditionnels disparaissent, l'endogamie est encore très largement répandue. Les mariages ne se pratiquent qu'au sein d'une même caste. Ainsi, la caste est un groupe social fermé auquel on accède par la naissance "et par la naissance seulement."3 b. Varna et jati Il y a deux dimensions de la caste en Inde : les varnas et les jati. Les varna, mot qui veut dire « couleur », sont les quatre catégories sociales élaborées par les textes sacrés de l’hindouisme il y a de nombreux siècles. Ce sont, des plus prestigieux aux moins considérés, les Brahmanes (prêtres, lettrés), les Kshatriya (rois, guerriers), les Vaishya (commerçants, propriétaires terriens), et les Shudra (serviteurs des castes supérieures). Toutefois il n’y a pas, comme on le dit souvent, "quatre castes" en Inde, mais des milliers. Car au sein même de ces 2 3 Analyse reprise par Robert Deliège dans Le système des castes, Paris, PUF, 1993, pp. 11-17. R.Deliège, Le système des castes, op.cit. p.13. 3 varnas on trouve d’innombrables groupes fermés pratiquant l’endogamie, ce sont les jati, « les castes véritables », dont on « trouve des milliers ». 4 Ainsi, il y a de très nombreuses castes de Brahmanes, de Kshatriya, de Vaishya et de Shudra. Les membres de ces jati ne se marient pas avec des membres de jati différents, même s'ils font partie du même varna. Les intouchables, qui seront le centre de notre préoccupation, bien qu'exclus du système des varna, donc "hors-caste", sont aussi organisés en jati et sont par conséquent aussi des castes. La hiérarchie de ce système social ne se retrouve pas seulement entre les varnas, mais au sein de ceux-ci. C'est pour cela que Dr Ambedkar, leader intouchable sur lequel nous nous attarderons plus longuement, parle d'"inégalité graduée" de la société indienne.5 c. Un système fondé sur l'idéologie du pur et de l'impur La hiérarchie du pur et de l'impur Cette hiérarchie graduelle de la société des castes est fondée sur une notion fondamentale de la religion hindoue, celle de la pureté rituelle, avec sa contrepartie, l'impureté. "Le système des castes peut en effet être considéré comme une institutionnalisation de la hiérarchie. Tous les groupes constituant la société sont ordonnés hiérarchiquement. Le critère sur lequel se fonde cette hiérarchie est alors un critère religieux, à savoir l'opposition du pur et de l'impur".6 On doit à Louis Dumont, dans son livre Homo Hierarchicus, paru en 1966, l'analyse systématique de cette idéologie. Ainsi, la hiérarchie des castes se construit autour de la pureté rituelle des castes, déterminée par le rôle rituel et le métier dans lequel sont spécialisées les castes. Les castes les plus pures sont celles des Brahmanes, qui sont au contact direct avec les écritures sacrées et les dieux. Viennent ensuite les castes des Kshatriya, puis de Vaishya, suivies des Shudra, tandis que tout au bas de l'échelle on trouve les castes les plus impures, celles des intouchables. Qu’est-ce que l’impur ? On est pollué, c’est-à-dire on devient impur, au contact avec des matières considérées comme impures. Ce sont tout d'abord les matières émanant du corps humain : la salive, le sang, l'urine, les excréments. C'est pour cela que les hommes en Inde urinent assis afin de ne pas s'éclabousser et que les femmes sont momentanément exclues de leur société au moment de leurs règles ou après la mise au monde d'un enfant. La cause la plus importante de pollution est la mort. Elle pollue non seulement le défunt lui-même, mais aussi tous ceux qui sont en Ibid., p.39. Chr. Jaffrelot, Dr. Ambedkar, leader intouchable et père de la constitution indienne, Paris, Presses de Sciences-Po, 2000, p. 70. 6 R. Deliège, op.cit., p. 45. 4 5 4 contact avec celui-ci. Des rituels de purification intenses sont nécessaires pour se défaire de toute pollution. La pollution ne vient pas seulement du corps humain, vivant ou mort, mais aussi de celui des animaux. C'est pour cela que la viande, évidemment aussi associée à la mort, est généralement considérée comme impure. Ainsi, les Brahmanes surtout, mais aussi les autres castes élevées, cherchent à se distinguer par le végétarisme. Toutefois, il existe des viandes moins impures que d'autres, la volaille étant la plus acceptable, tandis que le bœuf et le porc sont considérés comme les viandes les plus impures. On remarque que généralement, plus on descend dans la hiérarchie sociale, plus on consomme de viande, et plus ces viandes sont celles que l'hindouisme considère comme impures. Comment se transmet la pollution ? Si la pureté ne se transmet pas, la pollution, en revanche, est contagieuse. C'est en cela que l'idéologie du pur et de l'impur a un impact aussi fort dans la société des castes. La pollution se transmet d'abord par les liens de parenté. C'est ce qui explique que l'on ne se marie qu'au sein de sa caste, avec des personnes au degré de pureté égal. Elle se transmet aussi tout simplement au contact entre les hommes. C'est pour cela qu'un brahmane ou un membre d'une haute caste se prémunira de tout contact avec un intouchable. Enfin, la pollution se transmet par l'eau et la nourriture. Les Brahmanes, par exemple, n'acceptent de l'eau de personne, sauf de la part d'un autre Brahmane. La nourriture cuite ou frite est considérée comme plus encline à transmettre la pollution que la nourriture crue. L'usage de la vaisselle acquiert ainsi une grande importance. La vaisselle en terre cuite, une fois polluée, ne peut plus être purifiée. La vaisselle en métal, en revanche, si. D'ailleurs, pour éviter tout risque de contagion de la pollution, on préfère manger sur des feuilles de bananes, qui sont jetables. Tout ceci explique les règles strictes de commensalité. En Inde, manger ensemble suppose un statut égal, qui évite tout risque de pollution. Ainsi, on ne mange qu'avec des personnes de sa propre caste. Pollution et métiers L’impur et la pureté, enfin, sont liées au métier que l'on exerce, au contact ou non que celui-ci implique avec des substances polluantes. La hiérarchie de la pureté est donc aussi celle des métiers. Ainsi, dans le système social indien, pour que certaines castes puissent rester pures, d'autres doivent prendre sur elles la tare de l'impureté. L'opposition la plus marquée est donc celle entre le brahmane et l’intouchable. Le brahmane est déchargé de toute tâche impure (d'où le mépris par ces derniers des tâches manuelles), afin qu'il puisse remplir son rôle rituel, et être pur afin de pouvoir entrer en contact avec la divinité. L'intouchable - 5 tanneur, fossoyeur, ramasseur d'excréments...-, est quant à lui impur de manière permanente. Mais entre le brahmane et l’intouchable, on trouve toute une gradation de la pureté et de l'impureté. 2. Origines du système des castes a. Le système des castes, un ordre divin Le système des castes est intimement, sinon intrinsèquement, lié à la religion hindouiste. Il n'est pas seulement justifié par l'idéologie du pur et de l'impur, mais est inscrit comme étant d'origine divine dans les textes sacrés. Dès le premier texte sacré de l'hindouisme, le Rig Veda, écrit vers 1500 avant J.-C., on trouve mentionnés les varnas. Dans le 90ème hymne (hymne tardif) du livre X du Rig Veda, on trouve une explication de la création des quatre varnas, intimement liée à la création du monde suite au sacrifice de Purusha – Homme primordial par les dieux : "11. Lorsque les dieux dépecèrent Purusha, en combien de parties l'ont-ils découpé ? Qu'était sa bouche ? Quels bras avait-il ? Quels deux objets diton avoir été ses cuisses et ses pieds ? 12. Le Brahmane était sa bouche, le Rajayana forma ses bras, l'être appelé Vaishya, ... fut ses cuisses, le Soudra émana de ses pieds."7 Si dans de nombreux textes l'on trouve des variantes de cette origine divine de la création des varna l'expression la plus élaborée de celle-ci se trouve dans le Manu Smriti, texte codifiant les lois sociales des Hindous, probablement écrit au IIIe siècle de notre ère. Le législateur mythique Manou affirme dans ce texte que l'être suprême (Brahma), "créa les hommes à partir de son propre corps : "Pour la propagation de la race humaine, de sa bouche, de son bras, de sa cuisse et de son pied, il produisit le Brahmâne, le Kchatriya, le Vaisya et le Soüdra". Chacun reçut de l'être souverainement glorieux" une place propre dans la société : les Brahmanes reçurent l'étude et l'enseignement des Védas ainsi que l'accomplissement du sacrifice. Il imposa aux Kchatriya le devoir de protéger la terre. Les Vaishya durent soigner les bestiaux, faire le commerce et labourer la terre, alors que le seul "office" assigné aux Shudra était de servir les classes précédentes. (I-88-90). La supériorité des deux premières classes est soulignée par leur naissance à partir des parties "pures", au-dessus du nombril, du corps humain (I, 92). La prédominance du Brahmane, "destiné à s'identifier avec Dieu ne fait aucun doute : en tant que souverain, seigneur de tous les êtres, il est placé "au premier rang sur cette terre". Tout ce que ce monde renferme est en quelque sorte la propriété du Brahmane. Le nom du Brahmane exprime le bon augure et la félicité, celui du Kshatriya la puissance et la protection, celui du Vaishya la libéralité et la richesse, alors que le Shudra n'est qu'abjection et dépendance (II, 3132)." 8 Les Shudra s'opposent ainsi aux trois autres varnas. Mais en dessous des Cité in B.R. Ambedkar, Riddles in Hinduism. An Exposition to enlighten the masses, tiré de Writings and Speeches, Vol.4, Bombay, Education Department of Maharashtra, 1987, p. 190. 8 A. Loiseleur Deslongchamps, Lois de Manou, exposées par Bhrigou, Paris, Société Asiatique, 1833, cité et exposé par R. Deliège, op. cit., p. 35. 7 6 Shudra, on trouve mentionnés dans le texte de Manou, les Chandala, une cinquième classe de personnes non intégrées dans le système des varnas et très probablement les ancêtres des intouchables. Ils sont qualifiés de "derniers parmi les hommes » (X, 12). Manou enjoint à ceux-ci de vivre en dehors des villages et villes, de se nourrir dans des écuelles brisées et d'éviter tout contact avec les castes supérieures. b. "Un enfant de la culture indo-européenne"9 Les origines historiques de la caste sont assez difficiles à déterminer. Notons toutefois que les historiens considèrent la date de 1500 avant J.-C comme un tournant, car ce fut le moment de la pénétration dans le Nord de l'Inde de populations dites aryennes, issues de la région de l'Iran. On considère que ce sont celles-ci qui ont développé l'idéologie brahmanique. Tout d'abord l'on constate que le système des varnas est une variante de ce que l'historien Georges Dumézil10 a appelé l'idéologie des trois fonctions, commune à toutes les civilisations indo-européennes. Or, les Aryens qui pénétrèrent en Inde pratiquaient des langues indo-européennes, ce qui laisse penser qu'ils étaient marqués par une idéologie qui les amenait à diviser le monde en trois grandes classes, les prêtres, les guerriers et les agriculteurs. La division de la société en trois catégories, les Brahmanes, les Kshatriya et les Vaishya, que l'on trouve dans les tous premiers textes védiques correspond bien à cette logique. Selon le sociologue indien G.S. Ghurye, les Aryens ont reformulé sur le sol indien ces principes indo-européens. Les Aryens auraient été des populations à la peau claire rencontrant des indigènes à la peau plus foncée et aux traits moins fins. Ils appelèrent ces populations les Dasa, qui en iranien veut dire "ennemi". Les populations envahies auraient été reléguées au rang de serviteurs ou d'esclaves, pour devenir plus tard les Shudra. Le système des castes se serait développé à partir d'une dynamique double : tout d'abord, il se serait agi d'une forme de "tolérance", permettant une cohabitation pacifique de populations extrêmement diverses. "Au moins partiellement, sur le plan de l'organisation sociale, le système des castes était le modus operandi accommodant la diversité des croyances et des pratiques". 11 L'autre dynamique était celle d'un développement d'un sens très aigu de la pureté rituelle : "les notions aryennes de pureté rituelle ont pris un aspect exagéré"12, et sont devenues un volet important de la culture brahmanique. C'est probablement ce dernier aspect qui mène à l'abandon progressif dans la littérature brahmanique des termes à connotation ethnique Arya et Dasa (Aryens et indigènes) pour les termes Dvijaji (deux-fois-nés) et Eka-jati (pour les Shudra). S'ajoute à cela, selon Ghurye, le fait que les fonctions sociales allant se G.S. Ghurye, Caste and Race in India, Londres, 1932, p. 176. Une grande partie des données de ce chapitre sont issues du Chapitre 7 de cet ouvrage, intitulé, Origins of the caste system. 10 G. Dumézil, Mythe et épopée; l'idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens. Paris, Gallimard, 1968. 11 G.S. Ghurye, op.cit., p. 166. 12 Ibid., p.176. 9 7 diversifiant, on a assisté à la formation de groupes aux intérêts divergents, les Brahmanes (descendants des Aryens) s'étant réservé le monopole de la prêtrise ; tout cela dans un contexte d'absence d'un Etat unitaire pouvant intervenir dans l'organisation de la société. 3. L’intouchabilité Un des produits de la culture brahmanique est l'intouchabilité, encore largement pratiquée aujourd'hui, et de moins en moins acceptée. a. Qui sont les intouchables ? Quelques chiffres Aujourd'hui, les intouchables forment environ 18% de la population de l'Inde. 80% d'entre eux vivent aujourd'hui en zone rurale, dans un pays où seulement 30% de la population vit dans les villes. 49% d'entre eux sont des journaliers qui travaillent sur les terres de propriétaires fonciers. Dans les zones urbaines, ils forment une très grande partie des habitants des bidonvilles. Un produit de l'hindouisme et du système des castes Dans le Code de Manou que nous avons déjà mentionné, les Chandala, qualifiés de "derniers parmi les hommes", n'ont pas le droit d'habiter dans les villages, dont l'accès leur est interdit, sauf si c'est pour y accomplir un travail. Dans ce texte on leur interdit d'utiliser de la vaisselle autre que brisée, et on les déclare obligés de porter les vêtements des morts. Tout contact avec les autres parties de la population leur est interdit et ils doivent se marier entre eux. Ils doivent manger des restes. Ils sont aussi obligés de se faire reconnaître par divers moyens afin qu'on puisse s'en éloigner à temps. Tout ceci car ils sont considérés comme polluants pour tout le reste de la société. Ainsi, dans le système des castes fondé sur l'idéologie du pur et de l'impur, ils sont la contrepartie du Brahmane. Ils sont l'impur face au pur. Leur impureté est telle qu'ils ne sont même pas intégrés dans le système des varnas. Aujourd'hui, le système des castes est encore très vivace. La très grande majorité des intouchables vit comme ils vivaient depuis des siècles. b. Les intouchables dans la société indienne Ce qui fait la spécificité des intouchables dans la société indienne, c'est qu'ils sont impurs de manière permanente. Contrairement à une femme considérée comme polluante au moment de la menstruation, ils n'ont aucune chance de redevenir 8 purs. Même cultivés et propres, ils sont considérés comme polluants. C'est en cela qu'ils sont une catégorie à part. Leur vie est frappée d'innombrables interdits, qui touchent à tous les domaines de la vie : la religion, l'habitat, l'accès aux services publics, la commensalité, l'habillement, ainsi que l'économie et le travail. Interdictions religieuses L'interdiction la plus commune en matière de religion est l'accès aux temples et aux édifices religieux, bien qu'entre-temps de nombreux temples leur aient été ouverts. Exclus de nombreux rituels, ils ont néanmoins souvent la charge de jouer le tambour, notamment lors de cérémonies mortuaires. Dans le Tamil Nadu, "le parai, tambour des Paraiyar, ne peut servir que dans les rituels de mauvais augure, là où il est nécessaire de chasser les démons ; dans les mariages, on fait appel à un autre orchestre, de caste "touchable".13 Plus généralement, les intouchables sont associés à la mort, source la plus importante de pollution. C'est en cela qu'ils sont chargés de porter le message lorsqu'une mort survient, ou d'évacuer les carcasses d'animaux ou bien encore de préparer les rituels de crémation des humains. Aucun Brahmane n'officie aux cérémonies des intouchables. Si dans la religion hindoue ils occupent la position inférieure que nous venons de présenter, leur conversion à d'autres religions, comme la religion chrétienne, ne les a souvent pas sortis de leur situation. La religion catholique, importée par les missionnaires au temps de la colonisation, a bien souvent intégré le système des castes. En 1910, par exemple, un mur a été construit dans l'église de Vaddakkakulam dans le Tamil Nadu, afin de séparer pendant les offices religieux les intouchables et les gens "de caste". Aujourd'hui encore, on pratique la ségrégation dans les églises et on empêche les Dalit de lire les écritures, de chanter dans la chorale ou de servir au moment de la messe.14 La ségrégation résidentielle Généralement les intouchables vivent dans des hameaux hors des villages, les céris, alors que les gens de caste touchable vivent dans le village lui-même, appelé ur. Les hameaux des intouchables ont des noms différents selon les régions : au Maharashtra, ce sont les maharwada, d'après le nom de la caste intouchable R. Deliège, Les intouchables en Inde, des castes d'exclus, Paris, Imago, 1995, p. 144. D. Haslam, Caste Out! The liberation struggle of the Dalits in India, Londres, CTBI, 1999, pp.95 et 96. 13 14 9 Mahar15, en Uttar Pradesh, les chamarauti, d'après les Chamar. Les frontières entre ces deux zones d'habitat sont souvent nettement marquées. Dans le sud de l'Inde, les céris se trouvent au-delà des rizières ; sinon, c'est une rivière, une route ou un mur qui séparent les intouchables des gens du village. Les intouchables n'ont qu'un accès très limité aux villages, notamment pour y accomplir quelque tâche, tandis que les gens du village ne se rendent pratiquement jamais dans le céri. Notons enfin que, même dans les villes, les intouchables vivent dans des quartiers à part. Le problème de l'accès aux biens publics La ségrégation et l'ostracisme se retrouvent ailleurs que dans le seul domaine de l'habitat. Un des plus grands problèmes rencontrés par les intouchables est l'accès à l'eau. Vivant dans les hameaux isolés, ils dépendent de l'eau du puits du village, auquel on leur barre généralement l'accès, pour éviter la pollution. Si dans le passé "leurs femmes étaient obligées d'attendre près du puits du village qu'une femme de haute caste daigne y prendre l'eau pour eux et y verser celle-ci dans leur seau", aujourd'hui, les intouchables ont tendance à construire leur propre puits (bien que souvent moins profond que celui du village), car ils n'ont souvent toujours pas droit d'approcher ceux des villages. En outre, on interdit toujours aux intouchables de se baigner dans les réservoirs d'eau des villages, au risque de représailles violentes. L'accès aux routes est aujourd'hui encore un problème. Des Dalit empruntant les routes chaussées ou avec leurs propres moyens de locomotion peuvent encore être l'objet de représailles. L'accès aux soins dans des hôpitaux et des centres de santé est encore très difficile pour les Dalit. Enfin, l'accès à l'éducation est un problème des plus graves. Dans le système des castes, l'éducation, l'accès à l'instruction étaient réservés aux hautes castes, et surtout aux Brahmanes, les seuls à avoir le droit de lire les écritures sacrées. Ainsi, les basses castes, et surtout les Dalit, ont toujours été exclues de l'instruction. Après l'Indépendance, l'Etat indien a rendu obligatoire l'instruction primaire, et s'est engagé à la fournir à tous au moyen d'écoles publiques gratuites. Dans la pratique, en revanche, non seulement les écoles sont largement insuffisantes, mais la discrimination à l'encontre des Dalit continue : les écoles publiques qui leurs sont destinées manquent cruellement de matériel et de professeurs compétents. Ces derniers sont très souvent absents. Dans les écoles aux populations mélangées, les Dalits doivent encore très souvent s'asseoir à part, Voir à ce sujet l'autobiographie de Daya Pawar, écrivain Dalit, intitulée, Ma vie d'intouchable, Paris, La Découverte, 1996. 15 10 voire même en dehors de la salle de classe. Ce sont eux qui accomplissent diverses tâches nécessaires dont les enfants de caste sont exempts, et ces derniers évitent généralement tout contact avec eux. S'ajoute à cela l'extrême pauvreté des parents, qui les oblige à travailler au lieu d'aller à l'école, et la mauvaise volonté des propriétaires fonciers pour qui un Dalit qui va à l'école est un travailleur en moins. Des services professionnels refusés Aujourd'hui encore, de nombreux professionnels refusent de rendre aux intouchables les services qu'ils offrent aux membres d'autres castes. Dans une enquête menée dans 44 villages dans les années 1990, on a constaté que dans 91 % de ces villages les barbiers refusaient de leur offrir leurs services, de même les blanchisseurs dans 98% des villages, tandis que dans 91% des villages, l'accès à l'épicerie du village leur était interdit.16 Mais il s'agit généralement de services traditionnels rendus dans le cadre d'une vie de village traditionnelle. Souvent, lorsque les Dalit paient en espèces, on leur rend ces services, l'argent les détachant du service traditionnel gratuit dans le cadre de système dit jajmani.17 Dans les tea-shops, lieu de rencontre très important pour les hommes, les Dalit sont aussi victimes d'ostracisme. Souvent on leur interdit l'accès à l'intérieur de l'établissement, et on leur sert le thé dans des gobelets réservés, posés à l'extérieur et qu'ils doivent laver eux-mêmes. Il en va de même dans de nombreux restaurants, où les Dalit doivent jeter eux-mêmes leur feuille de banane à la fin du repas. Les tabous de commensalité Dans le cadre de l'idéologie du pur et de l'impur, on constate que généralement les castes n'acceptent aucune boisson ou nourriture de la part de membres de caste inférieure. Ainsi, pratiquement personne n'en accepte de la part des Dalits. Mais Robert Deliège remarque que : "Il faut spécifier que la nourriture non préparée peut être acceptée de n'importe qui ; le contraire serait plutôt embarrassant car ce sont les intouchables qui effectuent souvent l'essentiel des tâches agricoles, y compris la moisson et le battage. C'est le statut de cuisinier et la préparation de la nourriture, notamment à travers la pureté des ustensiles, qui constituent donc les critères essentiels. C'est pour cela que les intouchables doivent être absolument tenus à l'écart de la cuisine qui se trouve généralement tout à l'arrière de l'habitation."18 Enquête citée dans D. Haslam, Caste out!, op. cit., p. 31. Le système jajmani est un système de prestations et de contre-prestations de biens et de services entre castes dans les villages. 18 R. Deliège, op. cit., p. 159. 16 17 11 Comme corollaire au refus de prendre de la nourriture venant d'un Dalit, les gens "de caste" refusent généralement de manger avec des Dalit, car cela reviendrait à les considérer comme égaux. Enfin, puisque les Dalit sont dans leur grande majorité extrêmement pauvres et dans une situation de dépendance économique extrême, ils sont souvent obligés de manger les restes des autres - or, manger les restes est considéré en Inde comme une pratique particulièrement répugnante -, et de mendier leur nourriture. Le domaine de la symbolique sociale Le statut inférieur des Dalit se retrouve dans tout ce que l'on peut appeler la symbolique sociale : le domaine du langage et des noms, celui de l'habillement ou celui des attitudes. Aujourd'hui, bien que beaucoup de choses aient évolué, de nombreuses pratiques dans ces domaines demeurent. Si aujourd'hui les femmes Dalit ne doivent plus se battre pour avoir le droit de se couvrir la poitrine, il est encore très mal vu qu'elles se montrent coquettes et portent par exemple des bijoux. On attend des intouchables qu'ils s'adressent aux gens "de caste" avec humilité, par exemple en utilisant des termes qui veulent dire "maître" ou "seigneur". En revanche, on s'adresse volontiers à eux avec mépris, en les traitant comme des enfants, par exemple, ou encore en utilisant des termes d'insulte. Les noms de caste des Dalit on généralement une connotation péjorative. Par exemple, en Uttar Pradesh, des castes Kori s’appellent Buddhu, ce qui veut dire stupide, ou Sure, qui veut dire aveugle. Or, on interpelle volontiers un Dalit par le nom de sa caste, ce qui est déjà une manière de montrer son mépris. Après la mort Même après la mort, la discrimination à leur encontre continue. Dans certains cimetières chrétiens il existe des espaces séparés réservés aux gens de caste et aux Dalit. "Dans beaucoup de parties du pays, une pression est exercée sur les Dalit pour les empêcher d'accéder à leurs espaces d'enterrement, tout cela pour pouvoir ensuite s'approprier ces terres."19 Les faits que nous avons énoncés dans ce chapitre ne sont pas seulement ceux de siècles antérieurs. Bien que certains intouchables soient sortis de leur condition grâce à l'éducation, le développement des métiers modernes et la politique de discrimination positive menée par l'Etat, sur laquelle nous reviendrons, la majeure partie d'entre eux vit encore de la manière qui vient d'être décrite, notamment en zone rurale. 19 D. Haslam, op. cit, p. 46. 12 c. Le travail des Dalit Nous n'avons pas encore évoqué la situation des Dalit dans le domaine du travail et de l'économie indienne. La question est tellement grande qu'elle mérite qu'on y consacre un petit chapitre à part. Les activités des intouchables se retrouvent dans deux grands domaines : celui des fonctions liées à leur contact permanent avec les matières polluantes et l'agriculture. Les travaux liés au statut rituel des intouchables Comme nous l’avons déjà évoqué, les intouchables sont ceux qui prennent sur eux la pollution rituelle pour en délester les autres castes. C'est pour cela que leur travail s'exerce dans les domaines les plus sales et les plus dégradants. Ils sont d'autant plus déshumanisants que les Dalit y sont généralement contraints et forcés. Ainsi, les Dalit sont très souvent balayeurs (-euses), équarrisseurs, tanneurs, fossoyeurs, éboueurs ou ramasseurs (-euses) d'excréments. Ces fonctions se transmettent de génération en génération. Etant donné la dépendance, la pauvreté dans laquelle ils se trouvent, auxquelles s'ajoutent le manque d'éducation ou de qualification, il est très difficile pour eux d'en échapper. L'agriculture La plus grande partie des Dalit travaillent dans l'agriculture. Très peu d'entre eux sont propriétaires des terres qu'ils cultivent. Le système des castes dans les villages leur interdisait de posséder la terre. Aujourd'hui, la pauvreté et la dépendance ne leur permettent pas d'en acquérir, ni même de jouir des terres qui leur ont été allouées suite aux réformes agraires, question sur laquelle nous reviendrons plus loin. Il y a trois sortes de travailleurs agricoles non-propriétaires : les ouvriers agricoles, les journaliers ou coolies, et les bonded labourers c'est-à-dire les travailleurs serviles. Les ouvriers agricoles travaillant de manière permanente chez un seul patron sont devenus minoritaires, tandis que les journaliers forment la plus grande partie des travailleurs agricoles. On remarque d'ailleurs que les "liens entre les travailleurs agricoles et leurs maîtres ont (…) perdu leur caractère d'obligations traditionnelles pour devenir purement marchands, et il semble que cette espèce de prolétarisation ait accrû la précarité économique des intouchables."20 20 R. Deliège, op.cit., p. 192. 13 Les travailleurs exercent les tâches les plus dures dans une agriculture qui est encore très peu mécanisée. Ce travail est saisonnier et donc très précaire. Il n'a lieu que pendant quelques mois dans l'année ; le reste du temps les travailleurs sont au chômage et/ou cherchent d'autres types d'emplois. Ils sont extrêmement mal payés. Selon Paul Divakar, les travailleurs agricoles ne trouvent un emploi dans l'agriculture que pendant 150 à 190 jours par an ; ils sont payés 40 roupies par jour (environ 0,85 US$) pour les hommes et 25 roupies (0,53 US$) pour les femmes. Ces salaires suffisent tout juste à s'acheter un peu de nourriture.21 Les journaliers forment ainsi un véritable prolétariat rural, qui, n'arrivant généralement pas à joindre les deux bouts, entre parfois dans un cycle infernal de l'endettement. Cet endettement des Dalit auprès de propriétaires qui leur prêtent des sommes modestes à des taux usuraires les amène parfois à devenir des travailleurs serviles. N'arrivant souvent pas à rembourser leurs dettes et encore moins à payer les intérêts, de nombreux travailleurs agricoles s'engagent à travailler gratuitement auprès de leur créditeur, jusqu'à que ces dettes soient remboursées. Souvent les bonded labourers le restent à vie, et parfois transmettent leur statut à leurs enfants. Autres métiers Les travailleurs agricoles, dans les temps morts de l'agriculture continuent d'effectuer les tâches traditionnelles liées à leur statut rituel. En plus de cela, ils s'emploient à d'autres tâches : travail sur les chantiers, dans la construction de routes, dans la fabrication de briques, travail aussi comme porteurs. Dans le domaine des métiers, les intouchables sont encore la contrepartie du brahmane. Les Dalit accomplissent les travaux manuels, physiques et sales, que les hautes castes refusent d'accomplir. Concernant les tâches qu'accomplissent les Dalit, on peut affirmer avec Robert Deliège que "s'ils sont pauvres, dépendants et endettés, les intouchables n'en sont pas moins indispensables, tant sur le plan rituel que sur le plan strictement économique. Cette utilité de leur travail, essentiel à la société, contraste évidemment avec l'exclusion sociale dont ils font l'objet. Le paradoxe de l'intouchabilité indienne tient bien dans cette combinaison d'un état de quasimendicité avec une fonction économique essentielle : ceux sur lesquels repose la plus grande part du travail agricole sont aussi considérés comme des espèces de marginaux."22 21 22 Données tirées de D. Haslam, op.cit., p. 50. R. Deliège, op.cit, p.186 14 d. Une catégorie sociale opprimée Absence de pouvoir politique au niveau local "Beaucoup de ceux qui travaillent avec des Dalit racontent comment ceux-ci sont exclus de la participation à la prise de décisions, que ce soit au niveau des communautés locales, des Eglises ou au niveau du gouvernement"23 Dans les réunions aux conseils des villages (panchâyat), on empêche les Dalit de s’asseoir avec des gens de caste ; ils doivent rester debout ou s'asseoir un peu plus loin. On leur refuse souvent d'exercer leur droit d'êtres élus ou de faire partie du panchâyat, bien qu’ils y aient des sièges réservés. Si par hasard un Dalit (ou une femme Dalit) est nommé à la tête d'un panchâyat, les gens de caste passent outre leurs décisions, ou n'assistent pas aux réunions. Victimes de nombreuses violences Les journaux de l'Inde abondent en récits de cas de violences perpétrées à l'encontre de Dalit. Ces violences sont appelées "atrocities". Elles sont souvent liées à la volonté des Dalit de faire valoir leurs droits : volonté de changer des coutumes du village, demande d'augmentation des salaires, réclamation de droits politiques. La réplique de gens de caste est très souvent d'une extrême violence : cela va du refus de payer les salaires au meurtre en passant par les pillages ou le feu mis aux maisons, des massacres, des viols, des évictions du lieu d'habitation, etc. Les femmes Dalit, triplement opprimées Ce sont les femmes Dalit qui souffrent le plus de l'oppression. Elles sont triplement victimes car elles sont Dalit, elles sont pauvres et elles sont femmes. Les femmes, auxquelles incombe la tâche de prendre soin de la famille et des enfants, sont beaucoup moins bien payées que les hommes pour le même travail. Elles souffrent d'un système patriarcal au sein de la population Dalit même. Ce sont elles qui se sacrifient le plus pour leurs familles, et qui prennent sur elles de moins se nourrir ou de moins se soigner. Le ratio des sexes au sein de la population, déjà très au désavantage des femmes au niveau général (944 femmes pour 1000 hommes en Inde), l'est encore plus pour les Dalit : 922 femmes pour 1000 hommes.24 S'ajoute à cela une exploitation sexuelle massive, que ce soit dans la vie quotidienne ou dans le système de prostitution rituelle, de système Devadasi. 23 24 D. Haslam, op.cit., p. 34. Rapport du PNUD sur l'Inde, New Delhi, 1997, pp. 50 et 55. 15 La violence sexuelle est le lot quotidien des femmes Dalit dans les zones rurales, où elles sont à la merci des gens de caste et notamment du propriétaire foncier qui les emploie et qui profite de leur dépendance économique. "Le viol est un phénomène courant dans les zones rurales. Les femmes sont violées par coutume ou tradition de village".25 Ici on remarque que pour ce qui est du sexe, les femmes ne sont tout d'un coup plus intouchables ! S'ajoute à cela la prostitution dans laquelle de nombreuses femmes sont entraînées. Elles y entrent souvent par l’intermédiaire du système Devadasi (qui veut littéralement dire "servante de Dieu"). Dans ce système, une jeune fille, généralement avant d'avoir atteint l'âge de la puberté, est dédiée cérémonieusement à une divinité ou à un temple. De ce fait, la fille n'ayant plus le droit de se marier, elle est forcée de devenir une prostituée pour les membres des castes supérieures, pour souvent finir dans un bordel urbain. "Des milliers de filles Dalit (entre 6 et 18 ans) sont forcées de devenir des servantes de Dieu (... en Andhra Pradesh, au Karnataka, dans l'Etat d'Orissa, entre autres). Elles sont enlevées à leurs familles pour ne plus jamais les revoir. Plus tard elles sont violées par le prêtre du temple et sont par la suite discrètement revendues dans le réseau de prostitution pour à la fin mourir du SIDA. Les ONG estiment qu'entre 5 000 et 15 000 sont revendues secrètement chaque année." Ambedkar Centre for Justice and Peace, ONG basée au Canada26 La situation des femmes Dalit peut se résumer à ce que dit un poster affiché en 1994 lors d'une conférence sur les femmes à Thirupathi, en Andhra Pradesh : " Les droits et responsabilités des femmes Dalit : Posséder des corps - et être possédées par l'Etat, les "hautes" castes et les hommes Etre intouchable le jour - et touchable la nuit Etre les cultivatrices - et mourir de faim Travailler - et en faire profiter les autres Donner nos votes - et placer les autres"27 Les Dalit, victimes de l'oppression sociale La situation des Dalit ne peut pas être expliquée par la seule idéologie du pur et de l'impur. Ce qu'ils subissent dépasse souvent les considérations rituelles, et relève davantage de l'arrogance, de la volonté de pouvoir et de l'exploitation : "...il n'y a aucune raison rituelle qui permette d'expliquer pourquoi les hommes de haute caste ont le droit d'avoir des rapports sexuels avec des intouchables sans véritablement se souiller. Il n'y a aucun motif rituel qui empêche un intouchable de monter un cheval à l'occasion de son mariage ou de porter des lunettes de soleil. Il ne s'en trouve pas plus pour rendre compte de l'interdiction HRW, op.cit., p. 30. Cité in HRW, Broken People, New York, 1999, p. 151. 27 Cité dans le mensuel Combat Communalism, Bombay, mai 2001, p. 9 25 26 16 d'avoir une coupe de cheveux bien nette. Aucune cause religieuse n'est à rechercher pour expliquer la prohibition de se vêtir au-dessus de la poitrine ou au-dessous des genoux. Elles ont une origine purement sociologique... L'intouchable n'est donc pas seulement impur, mais il est aussi inférieur, réduit au rôle de quasi-servitude, et il convient de rappeler et maintenir ce rang par diverses règles... Nous avons d'ailleurs pu constater que les hautes castes réprimaient les infractions aux divers tabous avec une violence qui n'avait rien de très rituel. Lorsqu'un intouchable enfreint ces règles, les hautes castes pensent davantage à brûler sa maison ou à le torturer qu'à aller se purifier... L’impureté, ne peut être séparée du pouvoir et de la servitude."28 28 R. Deliège, op.cit., pp. 172-173. 17 B. De continuelles remises en question Bien que le système des castes se soit avéré extrêmement résistant au changement, puisqu'il a perduré jusqu'à nos jours, il n'en a pas moins fait l'objet de sérieuses critiques et remises en question, et ce dès les temps anciens. Le premier défi posé aux principes inégalitaires du brahmanisme a été le bouddhisme, né au VIe siècle avant J.-C. sur le territoire de l'Inde. Après sa disparition en Inde, c'est le mouvement de la bhakti, dans lequel musiciens et poètes de basse caste ont prôné une religion dévotionnelle, qui a été le principal critique du système des castes et de la domination des brahmanes. Mais ce n'est qu'à partir du XIXe, et surtout du XXe siècle, au temps de la rencontre de l'Inde avec les idées égalitaires véhiculées par le colonisateur, que le système a commencé à faire l'objet d'une remise en cause radicale, notamment avec Ambedkar. Les mouvements Dalit de la seconde moitié du XXe siècle se sont tous réclamés de ce dernier. Si leur influence ne cesse de s'accroître, parviendront-ils à bouleverser l'ordre social ? 1. Avant le XIXe siècle a. Le bouddhisme Le bouddhisme, religion pratiquée aujourd'hui dans de nombreux pays asiatiques, n'est que très marginal en Inde, où pourtant il est né, en réaction au brahmanisme. C'est Siddharta Gautama, fils de noble du clan des Shakyas, qui dominèrent un petit royaume au pied de l'Himalaya, qui a initié cette nouvelle religion au VIe siècle avant J.-C. Il était probablement de caste Kshatriya, bien que des auteurs comme Guy Deleury pensent qu'il ait plus vraisemblablement été du varna des Vaishya.29 A l'âge de vingt-neuf ans, Siddharta quitte sa famille pour devenir ascète. Il a reçu l'illumination sous un pipal (arbre sacré) à Gaya (Bihar) et rassemblé autour de lui de nombreux disciples. Il serait mort à Kusinara, vers l’âge de 80 ans. Sa doctrine est fondée sur les "Quatre noble vérités" : 1) 2) 3) 4) 29 La vie est souffrance ; La souffrance est due au désir ; La souffrance ne peut être supprimée qu'en supprimant le désir ; La suppression du désir ne peut être atteinte que par une conduite morale et disciplinée, culminant dans une vie de concentration et de méditation menée par un moine bouddhique. Guy Deleury, L'Inde, continent rebelle, Paris, Seuil, p. 101. 18 Il prône une vie fondée sur la "Voie moyenne" entre débauche et mortification, qui cheminerait par les "Les huit voies" : 1) 2) 3) 4) 5) 6) 7) 8) Vues justes Résolution juste Parole juste Conduite juste Vie juste Effort juste Etat d'esprit juste Concentration juste Les quatre vertus cardinales du bouddhisme sont : 1) 2) 3) 4) L'amabilité La compassion La joie L'équanimité Le bouddhisme prône en outre la non-violence et le végétarisme, bien qu'il n'impose pas ce dernier. Les Jâkatas, par exemple, contes qui illustrent les sentences du bouddha, enseignent et encouragent les bonnes relations entre les hommes et avec les animaux. L'éthique prônée dans les Jâtakas est fondé sur l'amour filial, la fraternité et l'honnêteté dans les relations humaines.30 "Bien qu'en pratique le bouddhisme semble avoir accepté l'existence d'une société avec des divisions nettes entre classes et de ne pas l'avoir attaquée de front, il y de nombreux passages dans la littérature bouddhiste dans laquelle les quatre classes de la société hindoue (les varna) sont déclarées être fondamentalement égales, où les hommes sont considérés comme dignes de respect non pas d'après leur naissance, mais seulement d'après leur mérite spirituel ou moral".31 A cet égard, le vers 136 du Sutta Nipata stipule : "Aucun Brahmane ne l'est par naissance. Aucun hors-caste ne l'est par naissance. Un hors-caste est tel par ses actes. Un brahmane est tel par ses actes."32 Dans le Majjhima Nikaya (2.147 ss.), est raconté comment le bouddha réfute les arguments des brahmanes : Theodore de Bary (éd.), Sources of Indian Tradition, Vol. 1, New York/Londres, Cambridge University Press, 1970, p. 113. 31 Ibid., p. 125. 32 Ibid. p. 141. 30 19 "Lorsque le Maître (Bouddha) était à Savathi, il y avait cinq cents Brahmanes dans la ville venus de divers pays... Et ils pensèrent : "Cet ascète Gautama prêche que toutes les quatre classes sont pures. Qui peut le réfuter ? A cette époque il y avait un jeune brahmane nommé Assalayana dans la ville... un jeune homme de seize ans, fin connaisseur des Védas... et de tout l’enseignement des brahmanes. "C'est lui qui peut le faire !", pensèrent les Brahmanes, et ainsi ils lui ont demandé d'essayer… Il accepta, et, entouré d'une foule de brahmanes, il se rendit auprès du maître, et après l'avoir salué, s'assit et dit : "Les brahmanes affirment qu’eux seuls sont la plus haute classe, et les autres se trouvent en dessous d'eux. Ils sont blancs, les autres noirs ; eux seuls sont purs, et non les autres. Eux seuls sont les véritables fils de Brahma, nés de sa bouche, nés de Brahma, créatures de Brahma, héritiers de Brahma. Maintenant que répond le valeureux Gautama à cela ?" "Les Brahmanes affirment-ils vraiment cela, Assalayana, alors qu'ils sont nés de femmes tout comme quiconque d'autre, de femmes brahmanes qui ont leurs menstruations et conçoivent, donnent naissance et allaitent leurs enfants, tout comme toute autre femme ?" "Quoique vous disiez, c'est ce qu'ils pensent..." "Et un brahmane est-il capable de développer un esprit d'amour sans haine ou mauvaises intentions, mais pas un homme issu des autres classes ?" "Non, Gautama. Toutes les quatre classes sont capables d'en faire autant." "Seul un brahmane est-il capable d'aller prendre un bain dans une rivière et se débarrasser de la poussière et de la saleté, mais pas un homme d'une autre classe?" "Non, Gautama, toutes les classes le peuvent." "Maintenant suppose qu'un roi rassemble autour de lui cent hommes de classes différentes et ordonne aux brahmanes et aux kshatriya de prendre du bois de sal, de pin, de lotus ou de santal, et d'allumer des feux, tandis que le peuple des basses castes doit faire de même avec du bois ordinaire. Selon vous, qu'arriverait-il ? Le feu des bien-nés s'embraserait-il... tandis que celui des humbles s'éteindrait ?" Non, Gautama. Le feu serait le même pour les haut-placés et les humbles... Chaque feu aurait la même flamme."... "Imagine qu'il y ait deux jeunes frères brahmanes, l'un instruit, l'autre pas. Lequel des deux serait servi en premier lors des fêtes, festivals et sacrifices, ou diverti en tant qu'invité ?" "L'instruit, naturellement ; car quel bénéfice tirerait-on de divertir un brahmane non instruit ?" "Mais supposons que l'instruit aurait un mauvais comportement et serait méchant, tandis que celui qui n'est pas instruit aurait un bon comportement et serait vertueux ?" "Alors celui qui n'est pas instruit serait servi en premier, car quel bénéfice tirerait-on de divertir un homme au mauvais comportement et méchant ?" "Premièrement, Assalayana, vous avez fondé votre prétention sur la naissance, ensuite vous l'avez abandonnée au profit de l'instruction, et enfin vous avez abouti à ma manière de penser, que toute les quatre classes sont également pures!" Entendant cela, Assalayana resta muet... Il haussa les épaules, ses yeux baissés, pensif, et sans réponse à donner."33 Le bouddhisme avait donc un fort potentiel de remise en cause, sinon de l'existence du système des castes, du moins de sa hiérarchie. Il s'est répandu en Inde après la conversion du premier empereur de l'Inde, Ashoka, en 262 avant J.C, qui s'était fait un apôtre de la non-violence. Mais quelques siècles plus tard le bouddhisme a reflué en Inde, pour finalement disparaître. Sa doctrine non 33 Theodore de Bary (éd), op.cit, p. 141-142. 20 violente et le végétarisme a été récupérée par le brahmanisme, qui en a fait un critère essentiel de pureté et de hiérarchie sociale. b. La Bhakti Malgré sa victoire finale sur le bouddhisme, le brahmanisme n'en a pas moins continué à être critiqué dans la société indienne, comme en témoigne ce qu'on appelle le mouvement de la bhakti, une religion dévotionnelle, qui prône une relation d'amour avec dieu personnel, relation que tout individu, quelle que soit sa caste, peut avoir. Généralement le dieu qu'ils vénéraient était Ram, à qui ils donnaient des noms différents, selon le sentiment qu'il inspirait sur le moment, comme Nârâyana lorsqu'on ressentait l'absence du Dieu. Le mouvement est né au VIIIe siècle en pays tamoul, s'est répandu dans toute l'Inde et a perduré jusqu'au XVIIe siècle. Il a été porté par des musiciens, poètes et chanteurs s'exprimant en langue vernaculaire et parfois même illettrés. Ils sont considérés comme saints, et généralement issus de basse caste, voire même de caste intouchable, comme Chokhâmélâ, de caste Mahar. Ceux-ci se sont souvent plaint du sort qu'ils subissaient en tant que membres de basses castes, et n'ont parfois pas hésité à se moquer des membres des hautes castes, notamment des brahmanes, tel Kabîr (1440-1518) : "Ils se lèvent tôt, les pandits, 34 Pour ne dire que des mensonges ; Mensonges du matin, mensonges du soir ; Leur esprit est pétri de mensonges, Le mystère de Râm leur est inaccessible, Ils se sont fabriqué une doctrine A partir des Vedas et des Pourânas, Sans se soucier de les bien lire."35 Chokhamêla l'intouchable, lui, a demandé à sa déesse personnelle, sa version personnelle de Râm, pourquoi un tel sort lui a été réservé : "N'es-tu pas ma petite tante, ma mâoulî, Qui m'aime tendrement ? Pourquoi m'as-tu repoussé Et fait de moi un exclu, Exilé à Manghalvéda ? 34 35 Autre mot pour brahmane Guy Deleury, op. cit., p. 126 21 Etais-je un tel encombrement dans ta maison Pour m'avoir ainsi éloigné de tes pieds ? Chokâ ne désirait rien d'autre Que chanter et savourer ton nom !"36 Toukarâm, (1648-1649), épicier de son état, annonce le bonheur à tous ceux, toutes castes confondues, qui vénèrent l'adorable : "Sachez, bonnes gens, repérer votre vraie voie. Si votre cœur ne tend qu'à se souvenir du prince de Pandhari En chantant son nom de Nârâyana, qui pourrait vous arrêter ? Il vous fera passer sur l'autre rive du monde. Il réduira l'âge de fer à sa merci, il déchirera vos mirages. Prodiges et richesses obéissent à son bon plaisir. Il surpasse en infinitude tous les traités de théologie, Il gît au cœur du Véda. A les bien lire, les Pourânas ne parlent que de lui. Brahmânes, kshatriya, vaishya, shoudra et chandala Sont ses ministres au même titre, Comme aussi les enfants, les femmes et les eunuques. J'en ai fait l'expérience, dit Toukâ : Tous ses fidèles sont en marche vers le bonheur."37 Mais la bhakti, tout comme le bouddhisme, n'ont pas fondamentalement remis en cause le système des castes, ne l'ont pas attaqué de front. Les poètes de la bhakti en sont restés à la satire des brahmanes et aux plaintes sur le sort qu'on subit en tant que membre de basse caste. Leur but essentiel était moins la réforme de la société que la dévotion et la relation personnelle et aimante avec leur dieu. 2. Les premières véritables remises en cause de l'ordre établi Le questionnement radical du brahmanisme et la remise en cause de l'ordre social établi n'ont commencé qu'au XIXe siècle, avec la pénétration d’idées égalitaires véhiculées par le colonisateur. Nous allons d'une part évoquer des personnages qui ont fustigé l'ordre social fondé sur la loi des brahmanes, et d'autre part évoquer des mouvements de caste en Inde du Sud qui ont amené le reclassement de ces dernières dans la société. 36 37 Guy Deleury, op. cit., p. 135. Ibid., p. 140. 22 a. L'antibrahmanisme de Phule et de Periyar Le XIXe siècle a vu apparaître de nombreuses associations visant à la réforme socio-religieuse, comme la Prarthana Samaj de M.G. Ranade en pays marathe, ou encore l'Arya Samaj. Il s'agissait pour ces mouvements de moderniser l'hindouisme. En principe ils se montraient critiques vis-à-vis du système des castes et de la prétention hégémonique des brahmanes. Mais leur volet social n'était pas très fort et ils étaient dominés par des membres de haute caste qui dans la pratique continuaient à perpétuer les mêmes coutumes que les autres gens de leur état. Il n'en était pas de même de personnages comme Phule (18271890) ou Periyar (1879-1973), réformateurs sociaux aux accents antibrahmaniques radicaux. Phule, ou la démonisation des brahmanes. Jotirao Phule est né en pays marathe dans une caste Shudra d'horticulteurs. Il a eu la possibilité de suivre des cours dans son village, mais son professeur, un brahmane, lui demande de quitter l'école, car l'instruction ne correspondrait pas au dharma 38des Shudra. Son père l'a par la suite envoyé dans un établissement de la mission écossaise de Poona. Là, il apprend l'anglais et y découvre la philosophie des founding fathers américains. Ce sont les valeurs d'égalité et de liberté qui l'amènent à se mobiliser contre le système des castes. En 1853, il fonde une école destinée aux Mahars et aux Mangs, deux castes intouchables du Maharashtra. En 1869, il ouvre l'accès au puits de son jardin aux basses castes et aux intouchables. Il tente d’œuvrer pour l'unité des Shudra et des intouchables en créant le Satyashodak Samaj ("Société pour la recherche de la vérité") en 1873. Il sera ainsi "le premier à doter les basses castes d'organisations propres".39 Phule a aussi écrit de nombreuses pièces et des pamphlets. Il y "décrit sans relâche le brahmane sous les traits de l'oppresseur, qu'il s'agisse de l'usurier rapace ou du prêtre prompt à exploiter l’ignorance et les superstitions des plus démunis".40 Selon Phule, les "masses laborieuses, se laissant piéger dans les notions de daiva (destin), de sanchit (accumulation de démérites lors de vies antérieures), et de prarabdha (prédestination), ont perdu leur relation dialectique avec le monde et sont devenus des dasa pour des forces extérieures". Car en effet, Phule, dans ses écrits a présenté les invasions aryennes comme la destruction d'une civilisation indigène pure et dont les basses castes seraient les héritières. Les Aryens sont appelés Aryabhats et présentés comme des "forces sataniques"41. Ils inaugurent une période de grande violence jusqu'à ce que les Kshatriya soient éliminés. Alors commence l'ère de la domination des Brahmanes, qui écrivent des Smriti (tel le Manu Smriti), des Samhita et des Shashtra pour la renforcer. Les Dharma correspond au "devoir cosmique". Chaque caste a le devoir de ne pas agir contre la loi cosmo-sociale du système des castes. 39 Chr. Jaffrelot, op.cit., p. 41. 40 Ibid. 41 Manesh Gavaskar, "Phule's Critique of Brahmin Power", in S.M. Michael (éd.), Untouchable. Dalits in Modern India, Delhi, Vistaar, 1999, p. 49. 38 23 musulmans (Moghols ayant régné sur l'Inde) ont échoué dans leur mission pour libérer les indigènes, et c'est donc dans les Britanniques que Phule met son espoir pour libérer les basses castes des brahmanes envahisseurs. "C'est la grâce de Dieu qui a fait venir les Britanniques pour dénoncer de manière totale les bhats..."42 Periyar, l'athée défenseur des basses castes du pays tamoul contre le brahmanisme du Nord Dans le sud de l'Inde, un autre personnage, qui aura un impact important sur la politique régionale, s'est aussi attaqué à l'hégémonie du brahmanisme. Periyar, de son vrai nom E.V. Ramasami, est né à Erode dans l'actuel Tamil Nadu dans une famille Shudra qui, par le commerce, a accédé à une certaine aisance. Il n'a fréquenté l'école que jusqu'à l’âge de douze ans. Mais il s'est fait son opinion sur l'hindouisme et le système des castes en discutant avec les nombreux religieux qui fréquentaient la maison de ses parents et a fini par opter pour l'athéisme. A l'âge adulte, il entre dans la vie publique d'Erode pour accéder à la tête de la municipalité en 1919. En 1920, il rejoint le Congrès et devient un fervent adepte des idées de Gandhi, qu'il propage dans des tournées pour encourager le port du khadi, l'usage du rouet et l'interdiction de l'alcool. Mais sa volonté de réformer la société en faveur des basses castes se heurte aux réticences des membres du Congrès, bien que ces derniers l'aient soutenu lors du satyagraha de Vaikom au Kérala en 1924, dont il a pris la direction pour permettre aux intouchables d'accéder au parvis du temple. Après avoir tenté pour la cinquième fois de faire passer une résolution instaurant des quotas pour les basses castes et les intouchables dans l'éducation ainsi qu'une représentation proportionnelle de ces communautés, il quitte le mouvement en 1925. Il affirme alors : "Le Congrès ne peut rien faire de bon pour les non-Brahmanes. En conséquence, mon devoir principal sera de détruire le Congrès."43 44 En 1929, il crée son propre mouvement, le Self-Respect Movement qui vise à défendre les intérêts des basses castes et devient aussi un mouvement pour la défense de la culture et de la langue tamoules. Au tournant des années 1940, il entreprend divers voyages en Occident et en Asie. En 1944, il crée son parti, le DK (Dravidar Kazhagam), à tournure plus nettement anti-nordiste. Car pour Periyar, l'hégémonie des brahmanes est liée à l'hégémonie de la langue hindie, venue du Nord de l'Inde. Son mouvement sera, après l'indépendance, un des fers de lance de l'agitation contre l'instauration du Hindi comme langue officielle, car il s'agit de défendre la langue des Dravidiens, conçus comme les premiers habitants de l'Inde, face à l'hégémonie des Aryens du Nord, avec leur culture brahmanique. En 1957, afin de manifester son opposition au système des castes, il brûle de manière provocatrice un exemplaire de la Constitution de l'Inde45. Selon lui, "dire que la caste peut exister, mais non le Cité par Manesh Gavaskar, ibid., p. 48. Cité par M.D. Gopalakrishnan, Periyar, Father of the Tamil Race, Madras, Emerald, 1991, p. 16. 44 Une des raisons du ciblage spécifique des brahmanes et non des autres castes "deux fois nées", c'est que dans le Tamil Nadu, les Kshatriya et les Vaishya sont pratiquement inexistants. 45 Nous reviendrons plus loin sur la Constitution de l'Inde, qui abolit l'intouchabilité et interdit les discriminations fondees sur la caste, mais qui n'abolit pas le système des castes en lui-même. 42 43 24 privilège fondé sur la caste, est la pire des tromperies". Ces années-là sont aussi celle de son attaque virulente contre l'hindouisme, qui se distingue par des destructions des statues de Ganesh et l'immolation d'images de Ram. Periyar continue son activité politico-sociale, jusqu'à sa mort en 1973, à l'âge de 95 ans. Periyar a donc été toute sa vie un athée rationaliste, qui vise tout simplement à éradiquer la caste au nom de la raison et de l'égalité entre les hommes. Pour y parvenir, les basses castes doivent d'abord prendre conscience d'elles-mêmes et apprendre à s'estimer elles-mêmes. Mais il est aussi nécessaire d’œuvrer pour l'éradication de la pauvreté. "Dans d'autres pays, seule la connaissance est respectée et c'est à elle seule que l'on accorde sa confiance. Elle y est considérée comme la base de tout. Mais dans ce pays, les hommes croient seulement dans les rituels et les cérémonies, en dieu, dans la religion et d'autres choses toutes aussi insignifiantes."46 "Dans un pays de liberté, des citoyens peuvent-ils être considérés comme des Shudra ? Peut-il y avoir des religions, des épopées et des lois qui considèrent des citoyens comme des intouchables, des esclaves, des pécheurs et des Shudra? Réfléchissez et agissez !"47 "Dans les pays occidentaux, le respect de soi-même n'est nécessaire que dans la sphère économique. Mais nous en avons besoin en matière de religion, de société, d’éducation, de savoir, de recherche, d'artisanat, de politique et dans plusieurs autres domaines. Ce dont notre peuple a besoin maintenant ce n'est pas seulement l'éducation, mais aussi la conscience et le respect de luimême."48 "La tâche spécifique de la réforme sociale, c'est l'élimination de la pauvreté dans la société et l'assurance que personne ne vendra son âme afin de pouvoir vivre."49 b. Mouvements de castes D'autres remises en question viennent de certaines castes qui ont pris leur sort en main pour l'améliorer et bouleverser quelque peu l'état des choses dans leur région. Ce sont les Nadar du Tamil Nadu et les Irava du Kérala. Les Nadar tamouls Les Nadar, anciennement Shanar, étaient une caste de malafoutiers (producteurs d’alcool de palmier, le toddy) intouchable, mais moins opprimée que d'autres castes intouchables de la région. Au XIXe siècle ils se sont massivement convertis au catholicisme, qui, au travers des écoles des missions, leur a donné l'opportunité de s'instruire et d'obtenir de meilleurs emplois, notamment comme contremaîtres dans les plantations de thé de Ceylan. Avec l'argent gagné par l'émigration, ils ont pu investir dans leur pays. D'autres se sont lancés dans le Cité dans M.D. Gopalakrishnan, op. cit., p. 60. Ibid., p. 69. 48 Ibid, p. 65. 49 Ibid., p. 67. 46 47 25 commerce des produits du palmier et ont ainsi acquis une certaine aisance. Au milieu du XIXe siècle, ils se sont battus pour obtenir pour leurs femmes le droit de se couvrir la poitrine, ce qui n'est pas allé sans violences, comme dans l'épisode de la Breast Cloth Controversy, à la fin des années 1850. Jusqu'au XXe siècle, les Nadar ont continué leur ascension sociale. L'un des leurs, K.Kamaraj, est devenu Premier ministre du Tamil Nadu en 1954, puis président national du parti du Congrès, en 1963. Mais ce mouvement, qui a aussi défendu ses intérêts par des organisations propres, n'a pas développé de solidarité avec les autres basses castes, ni cherché à remettre en cause le système des castes en lui-même. Toutefois, il a remis en cause une hiérarchie qui semblait inébranlable. Les Irava du Kérala Les Irava du Kérala, pratiquant à l'origine le même métier que les Nadar, ont aussi connu une assez spectaculaire ascension sociale. Ceux-ci ne se sont pas convertis au christianisme, mais sont restés dans le giron de l'hindouisme, notamment par l'action d'un guru issu de leur caste, qui propagea des idées de réformes sociales, Sri Narayana Guru (1854-1928). Celui-ci fonda sa propre organisation de réforme sociale, la Sree Narayana Dharma Paripalana (SNDP) Yogam, la "Société pour la propagation du dharma de Sri Narayana". Il lança sa fameuse formule, "Un Dieu, une religion, une caste". Mais dans la pratique, malgré les idées égalitaires et universalistes de son chef, l'organisation a plutôt servi à défendre les seuls intérêts des Irava, qui ont progressivement entamé une ascension sociale au Kérala pour en devenir un groupe très influent. La SNDP Yogam défendait des droits comme l'admission aux écoles du gouvernement, l'accès aux temples ou la représentation politique. Ils ont été le fer de lance du fameux satyagraha de Vaikom lancé en 1935, qui a obligé les autorités de l'Etat de Travancore à émettre un décret autorisant tous les hindous à accéder aux temples, décret qui a eu des répercussions dans d'autre Etats de l'Inde dans les années qui suivirent. 3. Dr B.R. Ambedkar Le personnage et le mouvement auquel il a donné naissance qui a le plus profondément marqué les intouchables au niveau national et sur les mouvements Dalit qui s'ensuivirent a bien été B.R. Ambedkar. Ambedkar a été le premier intouchable à avoir eu accès à des études supérieures. Il est devenu non seulement un intellectuel brillant, mais a aussi consacré sa vie à l'amélioration du sort des Dalit. Il a œuvré dans plusieurs domaines : l'intellectuel pour réfléchir à la société indienne, le social pour améliorer les chances des Dalit, le politique pour influencer le pouvoir en faveur de ceux-ci. Devenu le père de la constitution indienne, et le religieux, où il a fini par rejeter l'hindouisme pour embrasser une religion égalitaire, le bouddhisme. 26 a. Ambedkar, fils de Mahar Bhim Rhao est né le 14 avril 1891 à Mhow, dans l'actuel Etat du Madhya Pradesh. Sa famille était de caste intouchable Mahar. Son père était engagé dans l'armée britannique, notamment comme instituteur. Dans la mesure où l'armée britannique obligeait ses soldats et leurs enfants à apprendre à lire et à écrire, il a eu le privilège d'aller à l'école et de s’instruire. A l'âge de neuf ans il est inscrit à la Government High School de Satara. Là, un instituteur brahmane, qui apprécie fortement l'intelligence de Bhim Rao, lui donne son nom, Ambedkar. b. Le premier intouchable ayant eu accès aux études supérieures. Après que son père s'installe à Bombay, B.R. Ambedkar y poursuit ses études. Grâce à une bourse du maharaja de Baroda, qu'il a obtenue suite à l'intervention d'un de ses professeurs, il entre au très prestigieux Elphinstone College pour y parfaire son Bachelor of Arts. Il est ainsi le premier intouchable à être diplômé de l'Université. En 1913, Ambedkar entre au service de l'Etat de Baroda, et il n'y reste que quinze jours, suite à l'accueil exécrable que lui ont réservé ses collègues. Le maharaja lui accorde une nouvelle bourse pour pouvoir étudier aux Etats-Unis à l'Université de Columbia à New York. Il y obtient son MA et présente un exposé sur le système des castes en Inde intitulé Castes in India : Their Mechanism, Genesis and Development. En 1916, Ambedkar se rend à Londres pour entreprendre des études de droit à la Gray Inn et d'économie à la London School of Economics. Il commence à préparer son doctorat, mais est obligé de retourner en Inde, pour doit s'engager auprès du maharaja de Baroda comme secrétaire militaire. Mais pendant trois mois il est victime de l'ostracisme de la part de ses collègues. Ne parvenant pas à trouver de logement, il décide alors de quitter le service du Maharaja. En 1920, il obtient de la part d'un autre Maharaja, celui de Kolhapur, une bourse qui lui offre la possibilité de parfaire ses études à Londres. Il y obtient son Master of Science et son diplôme de droit. Il présente aussi sa thèse en économie intitulée The Problem of the Rupee, mais celle-ci sera rejetée. Il n'obtiendra le titre de docteur de la part de l'Université de Columbia qu'en 1927, quatre ans après l'avoir soutenue. Son grade de docteur lui donne alors son nom de « Dr Ambedkar ». c. Un académicien et intellectuel brillant Sa carrière universitaire Après sa désastreuse expérience auprès des services du Maharaja, Ambedkar devient professeur d'économie au Sydenham College of Commerce and Economics de Bombay, où il reste jusqu'à son départ pour Londres en 1920. Après son retour en 1923, il s'installe comme avocat à Bombay, mais les affaires 27 ne marchent pas très bien, peu de personnes voulant solliciter les services d'un intouchable. C'est ainsi qu'en 1928, il devient professeur au Government Law College de Bombay, dont il sera nommé principal sept ans plus tard. En 1952, l'octroi du titre de docteur honoris causa par l'Université de Columbia vient couronner sa carrière comme académicien et intellectuel. Un intellectuel prolifique Car Ambedkar a aussi été un penseur et un auteur prolifique : "Ambedkar a pensé la société indienne avant d'engager son combat contre le système des castes. Ce fut un intellectuel autant qu'un homme d'action - en tout cas avant de le devenir. Sa formation très poussée qui reflète une soif intense de savoir l'y prédisposait naturellement. Toute sa vie, il gardera le goût de l'étude et de l'écriture... Auteur prolifique, il avait toujours plusieurs textes en cours, sans compter les journaux qu'il publiait en parallèle."50 En effet, Ambedkar s'est avéré un théoricien de la caste longtemps ignoré, théories qu'il a publiées dans des ouvrages comme Annihilation of Caste (1936), Who were the Shudras ? (1946), The Untouchables. Who were they and why they became untouchables? (1948). Mais il a aussi réfléchi à la question de la femme indienne ("The rise and fall of Hindu Women", in Mahabody Society Journal, 1951) et à des questions religieuses (The Buddha and His Dhamma, 1956). Ambedkar a aussi fait figure de publiciste : en 1920 il lance un périodique intitulé Mook Anayak ("Le leader des sans-voix"), et sept ans après il lance un nouveau journal en marathi intitulé Bahishkrit Bharat. Par ailleurs, il a publié de nombreux articles dans de nombreux périodiques, dont Young India de Gandhi ou le Mahabody Society Journal. "Penser la caste pour mieux l'anéantir"51 L'origine sociale, et non raciale, du système des castes Dans le mémoire qu'il avait présenté à la Columbia University, intitulé Castes in India : Their Mechanism, Genesis and Development, il esquisse déjà une théorie de la caste, qui s'affinera au cours du temps et au fil se ses divers écrits. Dans ce mémoire il s'oppose aux auteurs occidentaux qui expliquent les castes par de supposées différences raciales, et notamment les invasions aryennes. Selon lui, la théorie de la race aryenne "est juste une hypothèse, et rien de plus... Elle est basée sur une proposition philologique exposée par Dr Bopp dans son livre Grammaire comparative, paru en 1835... De cette hypothèse découlent Christophe Jaffrelot, Ambedkar. Leader intouchable et père de la Constitution indienne, Paris, Presses de Sciences Po, 2000, p. 63. 51 Ibid., p 63. 50 28 deux conclusions : (1), l'unité de la race, et (2) la race étant la race aryenne... La théorie de l'invasion est une invention... fondée sur l'hypothèse que les peuples indo-germains sont les plus purs des représentants modernes de la race aryenne originelle... (Mais) comment la langue aryenne a-t-elle pu arriver en Inde ? C'est en cela qu'il y a eu la "nécessité d'inventer la théorie de l'invasion. La troisième hypothèse est que les Aryens sont une race supérieure. Cette théorie a son origine dans la croyance que la race aryenne est une race européenne et en tant que race européenne elle est conçue comme supérieure aux races asiatiques... La quatrième hypothèse est que les races européennes étaient blanches et avaient des préjugés de couleur vis-à-vis les races foncées... Aucune de ces hypothèses n'est fondée sur des faits... Si la couleur est l'origine de la distinction de classe, il doit y avoir quatre couleurs pour rendre compte des quatre classes [i.e. les varna]." Le Brahmane soutient cette thèse, car "elle l'aide à mettre en place une parenté avec les races européennes et lui permet de partager leur arrogance et leur supériorité. Il apprécie tout particulièrement la partie de la théorie qui fait de l'envahisseur le conquérant des races indigènes non aryennes. Car cela l'aide à maintenir et à justifier sa suzeraineté sur les non-Brahmanes"52 La caste, une "classe fermée" Dans le même mémoire, Ambedkar expose sa théorie selon laquelle le ressort essentiel du système des castes est l'endogamie. Elle se serait formée lorsque les brahmanes se sont renfermés sur eux-mêmes et n'ont plus accepté d'unions matrimoniales hors de leur caste. Cette fermeture des castes serait à l'origine de la sati (sacrifice de la veuve sur le bûcher funéraire de son mari défunt) et de l'interdiction du remariage des veuves, qui, selon lui, permettraient de se débarrasser d'un surplus de femmes. Le mariage des filles pré-pubaires tient de la même logique, car il permet aux veufs de trouver une épouse dans la même caste. Un système fondé sur l'imitation des brahmanes Toujours dans le même mémoire, il esquisse sa théorie selon laquelle le système des castes de l'Inde s'est répandu en Inde non pas parce que les brahmanes l'ont imposé, mais parce que le reste de la société les a imités. Elle croyait à la supériorité du brahmane et à l'infériorité de statut des autres castes. Selon Christophe Jaffrelot, il prélude ainsi la théorie de la "sanskritisation ». La théorie de l'"inégalité graduée" Il souligne en outre que ce système est unique, et fondé sur "une échelle montante de révérence et une échelle descendante de mépris"53. C'est donc un système d'"inégalité graduée", d'autant plus pervers qu'il empêche tout changement social, car : "Tous ont à se plaindre de ceux qui occupent les sommets de la société et aimeraient provoquer leur chute. Mais ils ne mettront pas leurs forces en commun. Celui qui est très haut est soucieux de se débarrasser de celui qui est au-dessus de lui, mais il ne veut pas s'associer avec celui qui est haut, bas, ou le plus bas de peur qu'il ne s'élève et ne devienne son égal. Celui qui est haut veut Passage issu d'un extrait de ses écrits publiés dans Communalism Combat Co, no.68, avril 2001, pp. 16-18. 53 B.R. Ambedkar, Who were the Shudras?, cité in Christpohe Jaffrelot, ibid., p. 69. 52 29 renverser celui qui est au-dessus de lui mais ne veut pas faire cause commune avec celui qui est bas ou le plus bas de peur qu'il ne s'élève à son niveau et devienne son égal. Celui qui est bas est désireux de faire chuter celui qui est le plus haut, celui qui est très haut et celui qui est haut, mais il ne veut pas faire cause commune avec celui qui est le plus bas de peur qu'il ne s'élève et devienne son égal. Dans un système d'inégalité graduée, il n'y a pas de classe complètement dominée, sauf celle qui se situe à la base de la pyramide sociale. Les privilèges des autres sont gradués. Même le bas jouit de privilèges par rapport au plus bas. Chaque classe se percevant comme relativement privilégiée, chacune d'entre elles est intéressée au maintien du système."54 Cette inégalité graduée se retrouve au sein même de ceux qui se trouvent "au bas de la pyramide sociale", les intouchables, car en donnant naissance à des jalousies et des rivalités, elle a "rendu impossible toute action concertée".55 Le passé prestigieux des basses castes Par son travail intellectuel, Ambedkar n'a pas seulement cherché à remettre en cause le système des castes. Il a aussi voulu donner aux basses castes une plus grande estime d'eux-mêmes. Ainsi, "sur la base de l'analyse que l'on vient de présenter, il échafaude une contre-offensive idéologique au bénéfice" des Shudra et des intouchables. Les Shudra, héritiers des Kshatriya : Les Shudra sont présentés dans Who were the Shudras ? comme des héritiers des Kshatriya. Tenant compte que dans les écritures sacrées il est fait mention de Shudra riches, que dans l'un des Dharmashashtras il est écrit qu'un Shudra pouvait devenir brahmane et que les premiers textes védiques ne mentionnent que trois varna, Ambedkar affirme que le varna des Shudra est apparu lorsque des brahmanes, victimes de violences et de brimades de la part de certains Kshatriya, leur ont refusé le rite de l'Upayana qui marque l'entrée des jeunes hommes au statut de "deux-fois-nés". Les intouchables, descendants d'"hommes brisés" bouddhistes et mangeurs de viande : Pour les intouchables, il élabore, dans The Untouchables. Who were they and why they became untouchables?, la théorie des Broken Men (Dalit en marathi...). Selon Ambedkar, toutes sociétés primitives sont un jour conquises par des envahisseurs qui se révèlent plus forts que les tribus indigènes. Celles-ci ont donné naissance, suite à des guerres antérieures, à des "hommes brisés issus des tribus et errant dans tous les sens". Au moment de la sédentarisation des tribus conquérantes, celles-ci se servent des Broken Men pour lutter contre les autres tribus encore nomades. Les Broken Men sont ainsi utilisés comme gardiens des villages (une fonction des Mahars), ce qui en outre les maintient à la périphérie des villages, B.R. Ambedkar, "Untouchables or the Children of India's ghetto", cité par Chr. Jaffrelot, ibid., p. 71. 55 B.R. Ambedkar, "Held at Bay", cité par Chr. Jaffrelot, ibid., p. 72. 54 30 afin d'éviter les mélanges avec ce que les conquérants considèrent comme des corps étrangers. En Inde, les intouchables sont des Broken Men, habitants originels du pays, conquis par les envahisseurs aryens. Ambedkar ajoute que ces Broken Men étaient en grande partie adeptes du bouddhisme après le VIe siècle avant J.C. Lorsque le bouddhisme a reflué en Inde, ils sont restés adeptes de cette religion, ce qui a renforcé leur marginalisation et ont été d'autant plus considérés comme intouchables. Enfin, ils auraient refusé de renoncer à manger de la viande bovine, tandis que les brahmanes, au contraire, ont rendu la vache sacrée. Selon Christophe Jaffrelot, "l'idée selon laquelle les intouchables sont d'anciens bouddhistes recèle donc un formidable potentiel de mobilisation sociale en tant qu'elle leur donne une identité ethnique égalitaire propre à transcender leurs divisions, tant au niveau de leurs sous-castes que des régions où ils sont répartis... S'ils se reconnaissaient comme d'anciens bouddhistes, les intouchables devaient en effet surmonter leur division en jati et faire front contre le système dans son entier."56 Mais Ambedkar est loin d'avoir fait figure de seul intellectuel engagé. Il a aussi été un homme d'action se mettant au service des plus basses castes, tant au niveau social qu'au niveau politique. d. L'engagement social d'Ambedkar Dans les années 1920, Ambedkar met davantage l'accent sur la réforme sociale pour améliorer le sort des intouchables. Il use de deux moyens : la mise en place d'associations et les satyagraha57 à la gandhienne pour revendiquer le droit à l'accès aux biens publics et aux temples hindous. En 1924 il crée la Bahishkrit Hitakarini Sabha (Association pour l'amélioration de la condition des victimes de l'ostracisme social) dans le but d'améliorer la situation des Mahar. Cette association milite pour l'élimination des systèmes sociaux abusifs dans le village qui empêchent les Mahar d'avoir droit à la propriété de la terre et les obligent à mendier les rétributions auxquelles ils ont droit dans les cadre de leurs prestations de services traditionnelles. Mais il s'agit aussi de donner aux intouchables les moyens de s'élever, et ce de manière prioritaire au moyen de l'éducation. Le mot d'ordre de l'association était : "Eduquer, Mobiliser, Organiser". Quatre ans plus tard il la dissout pour fonder la Depressed Classes Education Society. En 1923, la municipalité de Bombay avait autorisé les intouchables à accéder à tous les services publics, notamment aux puits. Mais les hautes castes s'y étaient opposées, et n'avaient pas obtempéré. En mars 1927, Ambedkar organise un Chr. Jaffrelot, op.cit., p. 78. Satyagraha veut littéralement dire "étreinte de la vérité". C'est une notion introduite par Gandhi et désigne les manifestations pacifiques par lesquelles on s'efforce de "changer le coeur" de ses opposants. 56 57 31 meeting à Mahad, où il se trouve à la tête d'une marche pour puiser l'eau du réservoir du temple de Chowdar. Ambedkar gagne l'année suivante le procès que les hautes castes avaient intenté contre lui suite à l'action de Mahad. Fin 1927, il y organise un nouveau meeting, où les lois de Manou sont brûlées publiquement. Suite au discours d'Ambedkar, les participants votent une résolution sur l'égalité inaliénable des individus et une déclaration des droits de l'homme. En 1930, il lance un mouvement pour l'entrée dans le temple de Kalaram, à Nasik. Mais ce mouvement sera un demi-échec qui ne fait que renforcer son désenchantement face à la possibilité de réforme de l'hindouisme. Dans son premier discours sur place, déjà, il se montre très sceptique face à l'action sur le plan religieux : "Vos problèmes ne seront pas réglés par l'accès aux temples. La politique, l'économie, l'éducation, la religion participent tous du même problème. Le satyagraha d'aujourd'hui est un défi pour la mentalité hindoue. Les hindous sont-ils prêts à nous considérer comme des hommes ou non? Nous le saurons aujourd'hui... Nous savons que le dieu [figurant] dans le temple est fait de pierre. Le darshan (le fait de voir la représentation du dieu, sa statue ou son image) et la puja (la forme rituelle de la dévotion, le culte) ne résoudront pas nos problèmes. Mais nous allons lancer ce mouvement pour changer l'esprit des hindous."58 e. Son action politique Dès les années 1920, Ambedkar est amené à fréquenter les sphères du pouvoir, notamment en tant qu'interlocuteur des Britanniques. Mais ce n'est vraiment que dans les années 1930 qu'il entre dans l'arène politique pour y mener un combat ardu, bien souvent en opposition aux nationalistes indiens et au géant Gandhi. Au moment de l'indépendance il est propulsé aux plus hautes sphères de l'Etat, puisque nommé ministre de la justice et président du comité de rédaction de la Constitution. L'interlocuteur des Britanniques Ambedkar a souvent choisi d'être un interlocuteur des Britanniques, et ce souvent au moment où l'agitation nationaliste était des plus intenses. Son but était, quoi qu'il arrive, de faire avancer les choses pour les intouchables et d’obtenir dès maintenant des mesures en faveur des "classes arriérées" : "Aucun hindou de caste, dès qu'il occupe un poste de pouvoir, n'autorise les Depressed Classes à s'élever sur l'échelle sociale et économique mais s'efforce, au contraire, de les maintenir dans leur condition de bûcherons et de porteurs d'eau. Nous plaçons davantage d'espoirs dans les responsables britanniques qui, libres de tout préjugé communautaire ou de caste, libres de toute Cité dans E.Zelliot, From Untouchable to Dalit, Delhi, Manohar, 1992 et repris par Chr. Jaffrelot, op. cit., p. 91. 58 32 tradition malfaisante, sont prompts à suivre leur conscience et à faire ce que leur dicte leur humanité". Premier intouchable ayant obtenu un diplôme universitaire, il est entendu par les Britanniques en 1919, lors de consultations tenues par le comité Southborough, chargé de redéfinir le cens électoral dans le cadre de la réforme constitutionnelle pilotée par Montagu et Chelmsford. Ambedkar propose de baisser le cens électoral pour les intouchables, afin de leur permettre de voter en plus grand nombre, d'améliorer leur éducation politique et d'accélérer leur intégration au processus électoral. Il recommande en outre que, soit on leur réserve des sièges dans les assemblées, soit on leur accorde un vote communautaire. Lors des consultations tenues par la Commission Simon en 1928, que boycotte le Congrès car aucun Indien n'en fait partie, il penche davantage pour des électorats séparés. En novembre 1930, Ambedkar se rend à la Première Conférence de la Table Ronde, boycottée par le Congrès, et y représente les Depressed Classes. Il y réitère sa demande d'un électorat séparé pour les intouchables; il y demande aussi le suffrage universel. En septembre de l'année suivante, se tient la deuxième Conférence de la Table Ronde, où il est, aux côtés de Gandhi qui cette fois s'y rend, membre du Minorities Committee. Il entre en conflit avec ce dernier sur la question des électorats séparés que Gandhi, bien que sensible au sort des intouchables, n'est pas prêt à accepter. La seconde guerre mondiale est une nouvelle occasion pour Ambedkar de tenter de promouvoir des réformes sociales en collaborant avec les Britanniques. Alors que l'agitation nationaliste bat son plein (mouvement Quit India), il s'agit pour lui de collaborer avec les Britanniques dans leur effort de guerre en échange de concessions. En 1941, il demande un recrutement plus large des intouchables dans l'armée et le rétablissement d'un bataillon Mahar, qui avait existé au XIXe siècle. Ses demandes seront satisfaites. En juillet, il est nommé au Defense Advisory Committee, pour entrer un an plus tard au conseil exécutif du vice-roi comme ministre du travail où il œuvre à l'évolution de la législation sociale et obtient des quotas dans l’administration pour des Scheduled Castes (nom administratif donné aux intouchables qui sera maintenu jusqu'à aujourd'hui). Mais finalement, il obtient peu d'engagements en faveur des intouchables de la part des Britanniques. Le conflit avec Gandhi Comme nous l'avons vu, Ambedkar, bien que contre la colonisation britannique, a choisi de collaborer avec les Britanniques car il considérait que les nationalistes n'étaient pas prêts à changer l'ordre social en faveur des basses castes. Cela l'a entraîné dans un conflit avec les leaders de l'indépendance, et notamment avec Gandhi. Gandhi posait aussi en défenseur des intouchables. Mais Ambedkar entrera en conflit avec lui, car les deux avaient une conception différente de l'ordre social et de la nation. 33 Gandhi et Ambedkar ne se sont rencontrés pour la première fois probablement qu'en 1931, peu avant la deuxième conférence de la Table ronde. Le conflit entre ces deux personnalités commence dès la conférence, où Gandhi s'est opposé à la demande d'Ambedkar d'octroyer un électorat séparé pour les intouchables. Pour comprendre ce conflit, il est nécessaire de s'arrêter un moment sur les conceptions gandhiennes sur la société indienne. La vision gandhienne, "un irénisme aux accents organicistes" :59 Gandhi s'est assez tôt emparé de la question des intouchables en Inde. Il a milité pour l'abolition de l'intouchabilité, mais sans remettre en cause le système des castes. Pour lui, l'intouchabilité n'était qu'une perversion de l'hindouisme, dont il fallait le débarrasser. Il essayait de faire comprendre que les tâches qu'accomplissent les intouchables sont honorables, et il était fier d'affirmer que dans son ashram de Sabarmati au Goudjerat, tout le monde nettoyait les latrines, y compris les brahmanes. Voici donc les conceptions de Gandhi sur la caste et l'intouchabilité: "Comme tous les organismes, le système des castes a souffert d'excroissances malignes. Je ne considère fondamentales, naturelles et essentielles que les quatre divisions (les varna). Les innombrables subdivisions peuvent parfois être commodes mais elles sont souvent gênantes. Plus tôt la fusion aura lieu, meiux cela vaudra [...] Mais je suis tout à fait opposé à ce qu'on essaie de détruire les divisions fondamentales. Un de mes correspondants suggère que nous abolissions les castes pour adopter le système européen des classes. Il veut dire sans doute qu'il faut supprimer l'hérédité des castes. Je suis porté à croire que la loi de l'hérédité est une loi éternelle et que toute tentative pour la transformer doit forcément conduire, ainsi qu'il est déjà arrivé, au désordre absolu. Je ne pense pas qu'il soit indispensable à l'esprit démocratique de boire et de manger en commun et de s'unir par le mariage. Je n'envisage pas une universalité des manières et de coutumes sous le plus démocratique des gouvernements. Nous devons chercher l'union dans la diversité"60 Pour ce qui est de l'intouchabilité, elle est une excroissance maligne de l'hindouisme à laquelle il faut remédier. Il faut l'abolir et réintégrer les intouchables, qu'il appelle harijans, enfants de Dieu, dans la société hindoue : "Il se bat donc pour la réintégration des intouchables dans le giron de la communauté hindoue par le biais de l'abolition des discriminations de facto qui les frappent (...), en particulier l'interdiction d'entrer dans un certain nombre de temples en Inde su Sud. Il pense que si ces discriminations sont abolies et si les hindous de caste non intouchable changent leur attitude, le problème de l'intouchabilité se trouvera en voie d'être résolu et deviendra seulement un 59 60 Chr. Jaffrelot, op. cit., p. 105. Extrait d'un article publié par Gandhi dans Young India en décembre 1920. 34 problème de pauvreté, qui se réglera dans le cadre d'un changement socioéconomique global."61 Gandhi a fondé sa propre organisation de défense des intouchables, la Harijan Sevak Sangh. Mais aucun intouchable ne fera partie de son conseil d'administration, et ce parce que Gandhi considère que cette organisation a été instaurée pour des hindous de caste « pénitents ». Ces visions vont à l'encontre de celles d'Ambedkar, pour qui l'intouchabilité ne sera abolie que si le système des castes dans son ensemble est détruit et si est mise sur pied une société égalitaire qui respecte les droits des individus. Le conflit autour des sièges réservés : Nous avons vu que Gandhi et Ambedkar se sont opposés lors de la deuxième conférence de la Table ronde sur la question d'un électorat séparé pour les intouchables. Gandhi affirmait que : "cela va engendrer une division de l'hindouisme que je ne peux envisager avec plaisir... je ne peux me résoudre à ce qui se prépare contre l'hindouisme si une telle division doit se répandre dans tous les villages... Je veux donc dire avec toute la force en mon pouvoir que même si j'étais la seule personne à résister à cette chose, je le ferais au prix de ma vie" Le conflit avec Gandhi s'intensifie en 1932, lorsqu'est rendu public le Communal Award, visant à régler la question des différentes communautés dans la nouvelle constitution qui est à ce moment encore en cours d'élaboration. Le Communal Award accorde aux intouchables des électorats séparés. Gandhi, qui avait relancé un nouveau mouvement de désobéissance civile, était en prison à ce moment. Ce dernier entame un jeûne à mort pour manifester son opposition. Ambedkar est alors obligé de reculer, et signe le Pacte de Poona avec les représentants de Gandhi, une solution de compromis, qui accorde des sièges réservés aux intouchables dans les assemblées. L'enjeu des sièges réservés : Le conflit entre Ambedkar et Gandhi a pris une telle ampleur car deux visions irréconciliables se sont heurtées. Pour Ambedkar, il s'agissait de constituer une véritable force politique pour les intouchables. Pour Gandhi, les sièges réservés ne pouvaient que diviser la nation indienne et conduire à un bain de sang. Quelle est donc la différence entre le système des sièges réservés dans les assemblées et celui des électorats séparés ? Dans un système de sièges réservés, dans un certain nombre de circonscriptions, les candidats ne sont que des intouchables. Mais les intouchables n'étant jamais majoritaires, les castes supérieures et intermédiaires peuvent élire un candidat intouchable de leur choix, 61 Claude Markovits, Gandhi, Paris, Presses de Sciences Po, 2000, p. 201. 35 pour qui les intouchables eux-mêmes n'auraient peut-être pas voté. Dans ce système, les intouchables peuvent facilement être cooptés par les castes supérieures et les faire élire contre le volonté des intouchables. En revanche, dans le système des électorats séparés, seuls les intouchables votent pour des candidats qui ne peuvent être que des intouchables. Ce dispositif permet à une communauté de se doter de ses propres représentants et de se constituer en véritable force politique. Ambedkar, leader de partis politiques En 1936, Ambedkar fonde son premier parti, le Indepedent Labour Party (ILP), en vue des premières élections générales prévues pour l'année suivante. Ce parti vise à rassembler toutes les classes pauvres et opprimées, notamment les travailleurs, dans la perspective de défendre leurs intérêts sans adhérer au communisme et de surmonter les clivages de caste au sein de ces groupes. Sa stratégie a momentanément du succès. En 1937, Ambedkar est élu membre de l'assemblée législative de Bombay en tant que candidat de l'ILP. Le gouvernement de la présidence de Bombay, dominé par le Congrès adopte alors une politique conservatrice, "voire anti-sociale"62, qui mène à une agitation ouvrière et paysanne a laquelle sera répondue par la répression. L'ILP prend part à cette agitation et s'oppose à la promulgation de l'Industrial Disputes Bill qui interdit les grèves et rend la conciliation obligatoire entre patrons et travailleurs. Ambedkar montre ainsi qu'il veut rassembler tous les groupes situés au bas de l'échelle sociale. Mais, en 1942, Ambedkar choisit de se recentrer sur la question des castes et des intouchables, et remplace l'ILP par la Scheduled Castes Federation (SCF), qui, sauf à Bombay et auprès des Mahars, ne rencontrera pas de véritable succès électoral. C'est ce qui l'amène à élargir à nouveau sa base électorale en annonçant en 1956, la création du Republican Party of India (RPI). Ambedkar et la fondation du nouvel Etat indien Suite à son échec relatif pour faire avancer la cause des intouchables auprès des Britanniques et voyant que l'indépendance approche, Ambedkar se rapproche du Congrès. Ainsi, il est membre du premier gouvernement de l'Inde indépendante, dirigé par Nehru, comme ministre de la Justice, ainsi que président du comité de rédaction de la Constitution et membre du sous-comité chargé des affaires des minorités. Le père de la Constitution indienne : En tant que président du comité de rédaction de la Constitution, Ambedkar, s'il n'a pas pris directement les décisions, a eu une influence décisive sur la forme de la Constitution. Il a échoué à faire inscrire des électorats séparés pour les 62 Chr. Jaffrelot, op. cit., p. 149. 36 intouchables, mais il a appuyé avec force l'abolition de l'intouchabilité, inscrite dans l'article 17, la mise en place de quotas pour les Scheduled Castes dans l'administration et l'éducation. Les intouchables bénéficient dans la constitution en outre de sièges réservés dans les assemblées législatives. Plus généralement, appuyé par Nehru, il a donné à la constitution une tournure démocratique et moderniste. Par exemple, il a refusé d'appeler l'Etat indien une démocratie socialiste. Par respect des valeurs démocratiques. Ou bien encore il a fait inscrire une séparation stricte des pouvoirs exécutif et judiciaire. Il a refusé d’entériner le pouvoir des villages, la prohibition de l'alcool ou l'interdiction de l'abattage des vaches, prônés par les gandhiens. Ils ne seront inscrits que dans les principes directeurs, qui recommandent des actions aux Etats, mais sans obligation légale. Ministre de la justice et la question du Hindu Code Bill : Ambedkar a aussi accompli un travail considérable en tant que ministre de la justice. Il tenait particulièrement à la révision du code civil des hindous, le Hindu Code Bill, dans lequel il voulait inscrire des réformes et abolir de nombreuse facettes du droit coutumier. Il fit inscrire des principes fondamentaux tels que l'égalité des hommes et des femmes et l'obligation de justifier concrètement une demande de divorce pour éviter les répudiations des femmes par leurs maris. Mais là il se heurte à une forte résistance, et ses articles notamment ceux que nous venons de mentionner, seront profondément altérés par des amendements introduits par les traditionalistes de l'assemblée. C'est alors qu'en septembre 1952, il adresse sa lettre de démission à Nehru. Il retourne alors sur les bancs de l'opposition à la tête de son parti. f. Le rejet de l'hindouisme Après cet épisode, Ambedkar se tourne plus vigoureusement vers les questions religieuses, ce qui l'amène à se convertir au bouddhisme, en entraînant derrière lui des milliers d'intouchables. Dans les décennies précédentes, Ambedkar avait flirté avec l'idée d'une conversion à une autre religion qui reconnaîtrait l'égalité des hommes. En 1929, dans un meeting tenu à Jalgaon, dans les Provinces Centrales, il avait évoqué la nécessité de quitter l'hindouisme. Puis, en octobre 1935, il déclare publiquement qu'il ne mourra pas hindou lors de la Depressed Classes Conference tenue à Yéola : " Les handicaps dont nous souffrons et les insultes que nous supportons viennent de notre appartenance à la communauté hindoue. Ne serat-il pas préférable que nous la quittions pour embrasser une nouvelle foi qui nous donnerait un statut d'égalité, une position sûre et un traitement juste ? Je vous conseille de rompre avec l'hindouisme et de rejoindre n'importe quelle autre religion. Mais veillez, en choisissant une foi nouvelle, à ce qu'elle vous garantisse pleinement l'égalité de traitement, l'égalité de statut et l'égalité des chances [...]. Malheureusement pour moi, je suis né hindou intouchable. Il n'était pas en mon pouvoir 37 d'empêcher cela mais je dis qu'il est en mon pouvoir de refuser de vivre dans des conditions ignobles et humiliantes. Je déclare solennellement que je ne mourrai pas hindou".63 L'année suivante il consulte de nombreux représentants de diverses religions en vue d'une éventuelle conversion. Si les chrétiens et les musulmans le courtisent fortement, il est fortement attiré par le sikhisme, car il est à recherche d'une religion qui n'ait pas été importée, mais qui soit proche de la culture indienne. Il a des réticences vis-à-vis du christianisme car non seulement il s'agit d'une religion étrangère, mais aussi car elle s'est laissée pénétrer par le système des castes. Toutefois l'idée de conversion reflue pendant des années alors qu'Ambedkar se lance dans une intense action politique. Mais dans les années 1950, il se tourne à nouveau vers la religion. Cette fois-ci il opte pour le bouddhisme, qu'il étudie profondément et sur lequel il publiera un ouvrage intitulé The Buddha and his Dhamma, achevé en 1956 et publié à titre posthume en 1957. Il participe aussi à de nombreuses rencontres de bouddhistes en Asie, malgré sa santé déclinante. Le bouddhisme a pour Ambedkar l'avantage d'être né sur le territoire indien, et en opposition au brahmanisme, mis à part le fait qu'il prône l'égalité des hommes. Le 14 octobre 1956, il franchit le pas et se convertit publiquement au bouddhisme à Nagpur. Il est suivi de sa femme64 et de plusieurs milliers d'intouchables: "En abandonnant mon ancienne religion qui prône l'inégalité et l'oppression, aujourd'hui je renais. Je ne crois pas à la philosophie de la réincarnation ; et il est faux et malveillant de dire que le Bouddha était une incarnation de Vishnou. Je ne vénère plus le dévot d'aucun dieu ou déesse hindou. Je ne ferai pas Shradda [rite funéraire hindou]. Je suivrai strictement les huit chemins du Bouddha. Le bouddhisme est une vraie religion et je suivrai une vie guidée par les trois principes de la connaissance, de la droiture et de la compassion".65 Deux mois plus tard, le 6 décembre 1956, Ambedkar meurt à Delhi, ayant rempli sa promesse de ne pas mourir hindou. 4. Depuis l’indépendance, ou la postérité d'Ambedkar Depuis l'indépendance, les mouvements Dalit se sont généralement référés à Ambedkar. Mais leur cheminement montre combien l'unité des basses castes est ardue, car même Ambedkar est encore souvent considéré comme un leader Mahar plutôt que national. Ce fameux discours a été cité dans Bhagawan Das, Thus spoke Ambedkar, vol. 4, Bangalore, Ambedkar Sahithya Prakashana, [s.d.]. 64 Il s'agit de sa seconde épouse, une femme médecin issue d'une caste brahmane, avec laquelle il est entré en secondes noces en 1948, treize ans après le décès de sa première femme. 65 Cité par Chr. Jaffrelot, op.cit., p.204. 63 38 a. L'échec du RPI Tout d'abord, le parti lancé par Ambedkar lui-même tout à la fin de sa vie a difficilement résisté à la disparition de son fondateur. Dans les années 1960, ce parti remporte quelques succès électoraux, notamment au Maharashtra, et surtout en Uttar Pradesh. Lors des élections aux assemblées législatives régionales de 1962, le parti obtient 3 sièges au Maharashtra et 8 en Uttar Pradesh. Cette même année, l'Uttar Pradesh envoie 3 députés du RPI à la Lok Sabha. Cinq ans plus tard, le parti remporte 10 sièges en Uttar Pradesh, 5 au Maharashtra, et même 3 au Pendjab, 2 en Haryana et 1 au Karnataka et au Bihar.66 Ce parti est parvenu à drainer des voix de membres de castes non intouchables, comme des musulmans. Il s'engageait surtout dans des domaines socio-économiques comme la question de la redistribution des terres, le paiement effectif du salaire minimum, etc. Mais le parti, a dès 1959, été victime de nombreuses scissions dues à des différences doctrinales, et à des luttes de factions. Depuis les années 1970, son poids électoral est devenu insignifiant. b. Les Dalit Panthers En revanche, les années 1970 ont vu la naissance d'un mouvement Dalit plus revendicatif et plus agressif bien qu'éphémère, inspiré des Black Panthers américains. C'est un mouvement fondé en 1972 à Bombay, dans un milieu intellectuel et artistique, qui milite, hors du cadre des partis et des institutions établies, pour les droits des Dalit. Affirmant que toute "atrocité" contre un Dalit doit être vengée, ses membres se rendent alors sur les lieux où des violences ont été perpétrées à l'encontre d'intouchables, organisent des marches et des manifestations et usent de slogans accusant directement leurs oppresseurs de haute caste. Des 1974, ce mouvement a probablement quelque 80.000 membres. Il éclate très rapidement suite à la rivalité entre ses deux principaux leaders Dhale et Dhasal. Mais des groupements qui portent son nom émergent encore ça et là. c. Le BSP Plus durable semble être en revanche le succès du BSP, le Bahujan Samaj Party, fondé en 1984, et aux succès électoraux croissants. Ce parti a été mis sur pied par Kanshi Ram, de caste intouchable Chamar du Pendjab, ayant réussi à obtenir un poste de chimiste dans un laboratoire dépendant du ministère de la Défense. Dans les années 1970, il lance ses premiers mouvements, la BAMCEF (All India Backward and Minority Community Employees Federation), puis le DS-4 (Dalit Shoshit Samaj Sangharsh Samiti). Le BSP se veut un parti défendant toutes les basses castes de l'Inde - bahujan samaj veut dire "société de ceux qui sont les plus nombreux "-, contre les hautes castes. 66 Chr. Jaffrelot, op.cit., p. 222. 39 Il s'agit de "rallier toutes les composantes de la plèbe indienne"67 Le succès électoral du parti dans les Etats du Nord de l'Inde, et notamment en Uttar Pradesh a été spectaculaire. Dans cet Etat, Mayawati est devenue la première femme Dalit (Chamar) à diriger un gouvernement régional, bien que par moments avec une alliance avec le parti nationaliste hindou, le BJP. Elle a pris de nombreuses mesures en faveur des Dalit. Néanmoins, ce parti doit son succès à sa capacité à rallier à côté des Dalit, les castes Shudra, qu'on appelle désigne maintenant par le terme administratif OBC (Other Backward Classes) et des minorités comme les musulmans. 67 Chr. Jaffrelot, op. cit, p. 229. 40 C. L’Etat indien et la caste La montée de mouvements remettant en question le système établi, l'avancée des idées égalitaires, importées au temps de la colonisation d'abord, puis portées par la montée de la question des droits de l'homme au niveau international, n'a pas pu rester sans effets sur l'Etat indien, qui se dit la "plus grande démocratie du monde". En effet, non seulement la Constitution prévoit des dispositifs juridiques favorables aux intouchables et aux autres basses castes, mais d'autres lois promulguées au fil du temps agissant dans les domaine socio-économique ou juridique visent à mettre fin aux discriminations que subissent les plus basses castes. 1. Les dispositions juridiques a. Les dispositions de la Constitution indienne La Constitution indienne entrée en vigueur en 1950, donne à l'Etat indien pour objectif de mettre en place une société démocratique, juste et prospère. Elle prévoit, pour atteindre cet objectif, entre autres, des mesures en faveur des Scheduled Castes ("intouchables", abréviation : SC) et des Scheduled Tribes (Tribus indigènes de l'Inde également victimes de très nombreuses discriminations, abréviation : ST). Egalité devant la loi Avant de se pencher sur le problème spécifique des "SC/ST", la Constitution déclare solennellement dans son article 14 l'égalité de tous devant la loi. Interdiction des discriminations fondées sur la religion, la race, la caste, le sexe ou le lieu de naissance. L'article 15 interdit toutes formes de discriminations, notamment pour ce qui est de l'accès aux lieux et aux biens publics. Abolition de l'intouchabilité C'est l'article 17 qui abolit expressément l'intouchabilité : " L"intouchabilité est abolie et sa pratique sous quelle forme que ce soit est interdite". Toute discrimination pratiquée au nom de l'intouchabilité est punissable au regard de la loi. 41 Protection des personnes dans le domaine social et économique La constitution indienne prévoit en outre des mesures dans le domaine socioéconomique qui doivent avoir des répercussions positives sur les SC : interdiction du travail forcé ou servile, interdiction du travail des enfants, prévision d'un salaire minimum, éducation obligatoire et gratuite pour les enfants (article 43). "Sièges réservés" Sont aussi prévus pour les SC/ST des postes réservés dans l'administration, les municipalités et les assemblées législatives. Ce système de quotas, le cas le plus ancien de "discrimination positive" dans le monde, n'était au départ prévu que pour dix ans, mais s'est maintenu jusqu'à aujourd'hui. La Commission Nationale pour les Scheduled Castes et les Scheduled Tribes Enfin, l'article 338 de la Constitution prévoit la mise en place d'une Commission Nationale pour les Scheduled Castes et les Scheduled Tribes. Elle doit veiller à l'application des dispositions protégeant et favorisant les SC/ST. Elle est chargée de recevoir des plaintes en cas de violations de ces dispositions et de procéder à des enquêtes. Elle a les pouvoirs d'une cour civile et peut ainsi engager des poursuites contre quiconque viole les droits des SC/ST. Mais elle n’a pas les pouvoirs d'une cour criminelle et ne peut pas faire appliquer ses jugements. Une sous-commission a été mise en place, la Commission on Atrocities Against Scheduled Castes and Scheduled Tribes, qui veille à l'application de la loi sur la protection des droits civils des SC/ST de 1955 et de la loi de "prévention des atrocités" de 1989. b. Des lois et des mesures en faveur des SC/ST En effet, la constitution seule n'a pas suffi à protéger suffisamment les SC et les ST contre les discriminations. Au fil du temps, des lois visant à renforcer les dispositions constitutionnelles ont dû être mises en place, pour pallier l'oppression, l'exploitation, la ségrégation et les violences que subissent ces catégories sociales les plus vulnérables de la société indienne. Domaine civil Le SC/ST Protection of Civil Rights Act, 1955 La première loi visant à renforcer la protection des Dalit a été la loi sur les droits civils et politiques. Elle punit toute pratique d'"intouchabilitié", dont : l'interdiction de l'accès aux lieux de culte, aux magasins et autres lieux publics, l'obstruction de l'accès à l'eau, aux hôpitaux, le refus de vendre des biens ou des services ou bien encore l'insulte pour des raisons d'appartenance à une caste. La loi n'ayant pratiquement pas été appliquée, une Cellule de protection des droits 42 civils a été mise en place en 1973, qui pouvait lancer des enquêtes et des procédures juridiques. Le SC/ST Prevention of Atrocities Act, 1989 La loi de 1955 ne s'est toutefois pas avérée suffisante face à la persistance, voire la montée, de violences perpétrées à l'encontre des Dalit. Il s'agit d'une loi très sévère. Elle dresse une longue liste d'actes considérés comme "atrocités" et prévoit la punition de membres des autorités publiques qui commettent de tels abus. Des dispositions pour la protection des femmes sont aussi prévues. Les peines infligées pour les cas graves échappent à la juridiction courante et entrent dans le seul domaine de cet acte. Ainsi, le viol ou le meurtre à l'encontre de SC/ST sont punis plus sévèrement que dans le code pénal indien. En outre, des dispositions prévoient une aide légale et financière pour les victimes, ainsi qu'une compensation financière. Des fonctionnaires chargés de ces questions doivent être nommés, alors que des comités de citoyens doivent aider le gouvernement à formuler les mesures à prendre dans l'application des peines tombant sous cet acte. En 1995, des lois additionnelles ont été promulguées pour renforcer la portée de la loi. Domaine socio-économique Les réformes agraires : Très tôt, les gouvernements de l'Inde ont reconnu la nécessité de procéder à des réformes agraires pour des raisons d’efficacité économique, mais aussi pour assurer une justice sociale dans un contexte de très grandes disparités dans la possession de la terre. Comme nous l'avons vu, les agriculteurs sans terre sont en grande partie des SC/ST. Ainsi, les plans quinquennaux du gouvernement indien ont accordé une grande place aux réformes agraires. Celles-ci incluaient entre autres : - L'abolition des agents intermédiaires entre les agriculteurs et l'Etat, comme le système zamindari au Bengale ; Régulation de la gestion des tenures (plafond sur la location des terres, sécurité des tenanciers) ; Des plafonds sur la possession de la terre. En 1972, ces plafonds ont même été revus à la baisse. Le surplus de terres était acquis par l'Etat, qui se chargeait de le distribuer auprès des agriculteurs sans terre. Suite à ces réformes, environ 7,3 millions d'hectares de terres ont été acquis par l'Etat.68 S'ajoutent à ces réformes une loi, promulguée en 1976, qui abolit le travail servile suite à l'endettement des paysans, le Bonded Labour Act. P.K. Dhar, Indian Economy. Its Growing Dimensions, New Delhi, Kalyani Publishers, 1993 (1ère édition), p. 305. 68 43 Enfin, face à la persistance de l’existence du ramassage manuel des excréments humains, le gouvernement de l'Inde a promulgué l'Employment of Manual Scavengers and Construction of Dry Latrines (Prohibition) Act en 1993 qui vise à interdire l'emploi de ramasseurs manuels d'excréments et la construction de latrines sans eau, qui sont les lieux où travaillent ces personnes. c. Faire partie de la catégorie des SC/ST : un enjeu politique, social et religieux Toutes ces dispositions légales amènent à penser que l’acquisition du statut de SC/ST, dans la mesure où il est lié à des privilèges spécifiques, est un enjeu social et politique de premier ordre pour tous ceux qui veulent grimper l’échelle sociale. Les SC sont donc des castes répertoriées par l’Etat central et les Etats régionaux selon divers critères pour obtenir certains avantages et mesures compensatoires dans le but de pallier les inégalités sociales. En 1963, 471 SC étaient recensées. Aujourd’hui, on en compte 751. La concurrence pour obtenir des postes réservés dans l’administration et l’éducation, entre autres, s’est accrue, d’autant plus dans un contexte de retrait de l’Etat. Aujourd’hui, beaucoup de SC s’opposent à ce que des candidats potentiels soient admis dans la catégorie SC. Les SC sont-elles en voie d’obtenir une identité sociale et politique propre avec des intérêts propres ? Les difficultés que pose le statut de SC/ST sont aussi mêlées à des questions religieuses et nationales. A l’origine, la Constitution ne réservait les statuts de SC qu’aux intouchables de religion hindoue (article 341), selon le postulat que les autres communautés ne connaissent pas la caste. Il est évident que ces clauses visaient aussi à maintenir les Dalit dans le giron de l’hindouisme et d’éviter des conversions en masse, fortement craintes par les traditionnalistes hindous. En 1956 ont été admis les « ex-intouchables » de confession sikhe, puis, en 1990, les néo-bouddhistes. Mais les Dalit chrétiens et musulmans, qui n’en souffrent pas moins des mêmes discriminations que les autres, sont encore exclus des mesures compensatoires offertes par le statut de SC. Nous voyons là les effets d’un nationalisme hindou, qui, dans sa volonté d’« hindouiser » la société concède des avantages aux membres de religions issues de l’hindouisme, mais continue d’exclure les musulmans et les chrétiens. Nous avons abordé là une des ambiguïtés de la législation et surtout de son application. Mais nous pouvons légitimement nous demander si toutes ces dispositions juridiques ont contribué à fondamentalement changer la situation des Dalit. 2. Un bilan dans l'ensemble négatif Dans quelle mesure ces lois ont-elles eu un impact positif sur les populations "intouchables", qui sont au cœur de notre préoccupation ici ? Hélas, le bilan reste dans l'ensemble négatif. 44 a. Pratique de l'intouchabilité Malgré toutes les lois qui en interdisent la pratique, l'intouchabilité est encore très largement répandue. Aujourd'hui encore, les Dalit subissent toutes sortes d'humiliations, doivent exécuter des tâches déshumanisantes, et se voient refusé l'accès aux tea-shops, restaurants, hôpitaux, etc. Dans une enquête menée dans 52 villages du Karnataka en 1992-1993, ils s'est avéré que dans 80% des villages, les Dalit se voyaient refuser l'accès aux restaurants, que 70% des villages leur refusaient l'accès aux temples, que 68% des Dalit n'avaient pas accès aux points d'eau utilisés par les gens "de caste".69 b. Violences Les violences perpétrées à l'encontre des Dalit, malgré la sévère loi de 1989, continuent d'être leur lot quotidien. Voici un tableau qui relate le nombre de crimes perpétrés à leur encontre entre 1995 et 1997 : Nature des crimes Meurtre Blessures Viols Enlèvements et disparitions Vols Feu mis aux habitations Actes entrant sous la juridiction de la loi de 1955 Actes entrant sous la juridiction de la loi de 1989 Autres 1995 571 4544 873 276 1996 543 4585 949 281 1997 503 3462 1002 242 218 500 213 464 157 384 1 528 1 417 1 157 13 925 9 620 7 831 10 492 13 278 11 693 Source: National SC/ST Commission Report, 1996-1997, cité dans les Fact Sheets la brochure Black Paper, de la Campagne "Dalit Rights Are Human Rights". Ainsi, aujourd'hui, nous avons toujours des cas de massacres effrayants de Dalit. Le Bihar a recensé, entre 1990 et 1999, 35 massacres liés à des conflits de caste, où environ 400 personnes sont mortes, dont 350 issues des plus basses castes. 70 Les autorités publiques, la police notamment, ne sont pas toujours étrangères à dans de tels actes, comme nous le montre le témoignage que nous avons cité dans l'introduction. Et lorsque les policiers ne participent pas directement à des 69 70 National Campaign on Dalit Human Rights, Black Paper, Fact Sheet no. IV, p. 2. Ibid., p. 7 45 violences ou les laissent faire en toute impunité, ils font souvent obstruction lorsque les Dalit viennent porter plainte. La loi de 1955 et le Prevention of Atrocities Act ne sont pratiquement jamais appliqués: La police refuse très souvent d'enregistrer les cas entrant sous la juridiction de cette loi. Soit les officiers ne sont pas au courant de cette loi, soit ils refusent d'enregistrer les cas sous cette loi, pour des raisons de préjugés de caste, ou parce qu'ils pensent que les Dalit en abusent. Par exemple, dans la Tamil Nadu, entre 1992 et 1997, quelque 750 cas d'atrocités perpétrées à l'encontre de Dalits ont été enregistrés annuellement. Mais seulement 1500 peines en tout ont été prononcées par des cellules de droits civils.71 c. Education Le bilan en matière d'éducation est aussi extrêmement insatisfaisant : D'après le recensement de 1991, le taux d'alphabétisation des Dalit reste très inférieur à la moyenne nationale. - Taux d'alphabétisation, moyenne nationale Hommes : Femmes : - 65,5% 37,7% Taux d'alphabétisation des Dalit Total Inde (%) 37,41 Hommes Femmes 49,91 23,75 Zones urbaines (%) 55,11 Hommes Femmes 66,60 42,29 Zones rurales (%) 33,25 Hommes Femmes 45,94 19,46 d. Administration En outre, le système des sièges réservés dans l'administration n'a pas prouvé sont efficacité, alors que les hautes castes, soi-disant au nom du mérite, s'y opposent de plus en plus, comme nous l'ont prouvé les événements de 1991, lorsque les recommandations de la commission Mandal qui visaient à ouvrir 27% de l’administration centrale aux OBC (ex-Shudra, qualifiés administrativement de Other Backward Classes) ont été mises en application. 71 Human Rights Watch, op. cit., p. 191. 46 Voici quelques chiffres : Pourcentage de fonctionnaires SC dans l'administration centrale : Classe I Classe II Classe III Classe IV Total Balayeurs Total 1965 1,64 2,82 8,88 17,75 13,17 13,17 1995 10,12 12,67 16, 15 21,26 17,43 44,34 18,71 Source: National SC/ST Commission Report, 1996-1997 & 1997-1998, p.14. Ce tableau nous montre bien que la haute administration est toujours dominée par les hautes castes, tandis que les classes inférieures de fonctionnaires sont davantage composées de membres de basses castes. Dans la catégorie des fonctionnaires employés comme balayeurs, les Dalit sont largement surreprésentés. L'Etat reproduit donc les structures sociales. Le système des réservations a surtout échoué dans les catégories supérieures de fonctionnaires, où les quotas pour les Dalit ne sont pas remplis : Pourcentage de postes réservés non occupés : Services 1. Administration centrale Groupe A Groupe B Groupe C Groupe D Total 2. Banques 3. Entreprises publiques % 74,84 51,34 55,87 45,70 54,30 45,10 88,18 Source: National SC/ST Commission Report, 1996-1997 & 1997-1998, pp. 183-184. Les réservations ne sont pas seulement prévues dans l'administration, mais aussi dans l'enseignement supérieur. Mais le bilan n'est pas non plus satisfaisant dans ce domaine, comme nous montre le cas du Tamil Nadu, où sur un nombre total de 6000 enseignants dans les facultés, 1000 sont réservés aux SC, mais seulement 350 sont effectivement occupés par ces derniers.72 TN People's Forum for Social Development, Social Development of Dalit & TN Govt. Budget - A Critique, 1999, p. 19. 72 47 e. Politique Ces dernières années, dans le domaine politique, il a été constaté une montée du poids des basses castes, comme nous le montre la montée en puissance du BSP dans certaines régions. Mais dans l'ensemble, les Dalit restent sans véritable pouvoir. Lors d'élections, on les empêche encore souvent de voter pour les candidats de leur choix. Ils sont généralement considérés par les hommes politiques comme des fournisseurs de votes qu'on oublie dès l'instant où on a été élu. Au niveau local, comme nous l'avons vu, l'accès aux panchayat (Conseil municipaux) reste très difficile pour eux. Le système des sièges réservés dans les assemblées législatives a favorisé la cooptation de leaders Dalit. Le fait d'avoir été élu par des "gens de caste" empêche les candidats Dalit de se montrer véritablement revendicatifs. Ainsi, la voie politique institutionnelle est semée d'embûches pour ceux qui veulent faire entendre leurs voix. f. Economique Enfin, au niveau économique, le bilan est aussi négatif. Les Dalit sont toujours la population la plus pauvre parmi les pauvres. En témoignent les chiffres suivants : Pourcentage de SC vivant sous le seuil de pauvreté comparé à la population totale de personnes vivant sous ce seuil : Année SC Zones urbaines Zones rurales 49,48 48,11 Non-SC Zones urbaines Zones rurales 37,27 32,36 Source: National SC/ST Commission report, 1996-1997 & 1997-1998, p. 82 Pourcentage de ménages disposant d'électricité et d'équipements sanitaires en % SC Non-SC Electricité 30,91 61,31 Equipements sanitaires 9,84 26,76 Source: M. Thangaraj, Demographic & Occupational Characteristics of Scs & Sts in India, Working Paper 134 of MIDS, p. 6 Taux de mortalité (%) SC Non-SC Zones rurales 15,50 11,20 Zones urbaines 12,90 8,40 Source: Vital Statistics Division, Mortality Differentials in India 1984, GOI, 1989. 48 Sous-alimentation Selon le rapport annuel du PNUD de 1997, en 1992, 57,5% des enfants de Dalit en dessous de quatre ans souffraient de sous-alimentation. L'échec des réformes agraires : Selon le recensement de 1991 : - 85% des SC/ST vivent en zone rurale Le nombre de cultivateurs (possédant des terres) est de 40% de la population rurale totale, mais seulement de 25% pour les SC. Les travailleurs agricoles sans terre constituent 20% de la population rurale totale, mais 49% de la population SC. Ces chiffres montrent clairement que les réformes agraires menées par les gouvernements régionaux et central ont dans l'ensemble échoué. Le manque de volonté politique, la corruption des fonctionnaires chargés de les mener à bien, le contournement des lois opéré par les possesseurs de terre, les violences et pressions qu'ils font subir aux Dalit qui réclament leur droit, l'engagement des premiers dans de longues procédures judiciaires qui retardent le transfert de terre en sont les causes majeures, ainsi que l'ignorance des Dalit souvent illettrés quant à leurs droits, sans oublier la croissance démographique. Cet échec est aggravé par le fait que même si des terres ont été transférées, celles-ci sont souvent moins fertiles, non irriguées, et les lopins de terre souvent trop petits pour être viables. Le problème de l'endettement des Dalit vis-à-vis de riches possesseurs de terre les amène assez souvent à aliéner leurs terres. De plus, les gens de caste refusent souvent l'accès aux terres auxquelles les Dalit ont droit.73 Bilan en chiffres des réformes agraires : Surface de terre déclarée surplus : Surface mise sous tutelle de l'Etat : Surface distribuée aux SC : Surface distribuée aux ST : Surface distribuée aux non-SC/ST : Total distribué : 7,4 millions d'hectares 6,4 millions d'hectares 1,8 millions d'hectares 0,7 millions d'hectares 2,6 millions d'hectares 5,2 millions d'hectares Nombre de SC bénéficiaires : Nombre de ST bénéficiaires : Bénéficiaires non-SC/ST : Total des bénéficiaires : 1,8 millions 0,7 millions 2,5 millions 5,2 millions Source: Ministry of Rural Areas and Employment, Annual Report, 1996-1997, GOI. Voir à ce sujet les ouvrages de D. Haslam, HRW et de P.K. Dhar régulièrement mentionnés dans notre texte. 73 49 g. L’absence de volonté politique Tous ces chiffres nous montrent qu’après 54 ans d’indépendance, la situation des Dalit ne s’est que très peu améliorée et reste très en retrait par rapport au reste de la population. Les problèmes de « sous-développement » ne sont pas seuls en cause. C’est au contraire la discrimination qui est la cause du « sousdéveloppement » de près d’un cinquième de la population. Ce qui est en cause, c’est l’absence de volonté politique. Après l’indépendance, les Dalit étaient considérés, dans le cadre du « système congressiste », comme des « banques de votes » que les hommes politiques oubliaient après avoir été élus. La politique, l’administration et les hautes sphères de l’économie étaient et restent monopolisées par les hautes castes. Aujourd’hui que les basses castes s’affirment en politique, la violence s’accroît. L’augmentation du nombre des « atrocités » depuis le milieu des années 1980 coïncide avec une marginalisation accrue des Dalit dans un contexte de mondialisation, mais aussi avec une plus grande prise de conscience de leurs droits et de leur poids politique. Les violences et les auto-immolations perpétrées par les étudiants de haute caste suit à la mise en application des recommandations de la Commission Mandal et la montée en puissance du BJP reflètent la crispation et les peurs des hautes castes dans un contexte de poids grandissant des basses castes dans la vie publique, c’est-à-dire quand les laissés pour compte demandent l’application effective de la constitution et des lois. 3. Les nouvelles menaces dues à la mondialisation Non seulement l'échec des politiques gouvernementales est patent, mais vient, depuis 1991, s'y superposer l'exposition des populations pauvres et marginalisées aux méfaits de l'insertion de l'Inde dans la mondialisation. En effet, en 1992, suite à une crise grave de sa balance des paiements, l'Inde a demandé une aide financière au FMI, octroyée au prix de conditionnalités, comme c'est toujours le cas lorsque le FMI octroie une aide aux pays en voie de développement. Ces conditionnalités se traduisent entre autre par : la réduction du déficit public par la réduction des dépenses de l'Etat, les privatisations des entreprises au nom de l’efficacité économique, l'ouverture au commerce international pour stimuler les exportations et attirer les capitaux étrangers. a. Le retrait de l'Etat Le retrait de l'Etat a pour conséquence le "dégraissage" des services publics. Ainsi, le nombre de postes réservés aux Dalit diminue, ce qui ferme à nombre d'entre eux la possibilité d'avoir accès à une des rares voies d'ascension sociale. Le retrait de l'Etat implique aussi la privatisation de services publics comme la santé et l'enseignement, ce qui prive les pauvres de l'accès à ces biens, car ils n'ont 50 pas les moyens de s'offrir des soins et un enseignement payants. Ceci est d'autant plus grave que la mondialisation, si elle offre des emplois, demande généralement de hautes compétences, qui ne peuvent être acquises que par l'accès à une éducation longue et de qualité. Il y a ainsi de plus en plus de candidats aux emplois non qualifiés, qui sont d'autant plus mal payés qu'une concurrence acharnée se met en place. La privatisation des entreprises publiques et leur restructuration qui s'ensuit met de nombreuses personnes au chômage. Les emplois les moins productifs, où on trouve beaucoup de Dalit, qui subissent une discrimination plus forte, sont les premiers touchés. b. Les conséquences de l'ouverture au commerce international Sur les emplois traditionnels L'introduction de nouvelles industries suite à l'ouverture aux capitaux étrangers constitue une concurrence forte pour les petits artisans, dont les Dalit forment une grande partie. Ceux-ci, évincés, viennent alors rejoindre les rangs des masses de pauvres sans travail. Sur l'agriculture Les réformes structurelles ont eu pour conséquence non seulement un virage de l'agriculture dans le sens de la production pour le marché mondial, mais aussi l'ouverture de l'accès aux terres aux multinationales. L'orientation de l'agriculture vers l'exportation a eu pour conséquence une reconversion de nombreux secteurs de l'agriculture vers la production de cashcrops, produits agricoles vendus sur marché mondial à haut rendement non destinés à l'alimentation des Indiens. Or, dans un pays aux taux les plus élevés de sous-alimentation dans le monde, les conséquences de cette orientation sont graves. La libéralisation de l’agriculture entraîne aussi la suppression du contrôle des prix de biens de subsistance, rendant la nourriture plus chère pour les populations les plus pauvres. En même temps, l'entrée de produits importés moins chers entraîne le déclin des petits agriculteurs, qui se voient obligés de vendre leurs lopins de terres aux grands propriétaires ou aux multinationales fraîchement installées. Ces multinationales, grandes productrices de cash-crops, contribuent au déséquilibre alimentaire de l'Inde. Elles achètent d'immenses surfaces aux petits agriculteurs qui rejoignent ainsi les rangs des travailleurs agricoles. Ces nouveaux pauvres sont aussi ceux qui émigrent vers les villes et s'installent dans les bidonvilles pour y effectuer des travaux rares et mal payés. En outre, les terrains achetés par les grandes entreprises sont généralement entourés de 51 grillages et obligent de nombreux ruraux, et notamment les Dalit, à effectuer de grands détours pour accéder à l'eau, au bois, etc. Le domaine de la pêche est aussi fortement touché. Le multinationales se sont mises à acheter des milliers d'hectares de rivages de bord de mer, privant de nombreux pêcheurs traditionnels, parmi lesquels on trouve de nombreux Dalit, de leur maigre moyen de subsistance. La mondialisation a généralement des conséquences néfastes sur les populations les plus pauvres dans le monde entier. En Inde, ces conséquences touchent fortement les Dalit, qui se trouvent encore plus marginalisés, alors que les discriminations dues à leur statut d'"intouchables" ne diminuent pas, bien au contraire, dans un contexte de montée de l'idéologie de l'hindutva ("hindouité"). c. Hindutva et mondialisation Car, bien que l'hindutva, représentée actuellement par le gouvernement du BJP, se dise nationaliste, elle s’accommode très bien de la globalisation, car: Elle favorise les castes élevées de l'Inde en leur offrant des emplois très qualifiés et valorisants ; Elle favorise le consumérisme qui flatte les riches du pays, qui ont le moyen de s'offrir les biens de consommation de luxe recommandés par la publicité et accessible suite à l'ouverture économique. L'idéologie qui accompagne la mondialisation est par essence élitiste, dans la mesure où elle n’en valorise que les personnes "productives", "performantes", "individualistes", consommatrices de biens de consommation de luxe, et s’accommode donc bien de l'idéologie brahmanique, tout aussi élitiste, qui prend actuellement un nouveau visage.74 Le système des castes, avec son sous-produit, l'intouchabilité, est donc un système social millénaire, qui a su se maintenir jusqu'à aujourd'hui. La hiérarchie du pur et de l'impur en est la caractéristique essentielle. Son inscription dans les écritures le rend difficilement critiquable du point de vue de la religion hindoue et lui donne un caractère sacré. Mais il est en opposition absolue avec les principes d'égalité et de liberté tels qu'ils sont acceptés aujourd'hui dans la plupart des pays et inscrits dans les textes de droit international, auxquels l'Inde, qui s'est battue pour son indépendance au nom de ces mêmes principes, a souscrit. Elle les a aussi intégrés dans ses lois, qui n'ont néanmoins par réussi après cinquante-quatre ans d'indépendance, à éradiquer, tant la structure sociale a déteint sur l'appareil d'Etat. Paradoxalement, et contrairement à ce qui s'est passé ailleurs dans le monde, la modernisation de l'économie et l'avancée de la démocratie n'ont pas réussi à remettre en cause ce système. Au contraire, il s'est adapté et continue de s'adapter aujourd'hui. Kancha Ilaiah, "Globalization and Hindutva", in Solidarity (éd), Globalization, Tumkur, Karnataka, 1998, pp. 35-37. 74 52 Cela n'empêche pas d'affirmer que la persistance de discriminations liées à la caste, avant tout vis-à-vis des "intouchables" est inacceptable. C'est pour cela qu'elles sont de plus en plus rapprochées des pratiques de racisme telles qu'elles ont existé ou existent encore ailleurs dans le monde. Ainsi, il est maintenant nécessaire de se pencher sur le problème du racisme, pour en faire des parallèles avec la situation indienne. 53 II. Racisme et caste Des parallèles entre les différentes formes de racisme et l'intouchabilité sont faits de plus en plus fréquemment. Il ne s'agit pas d'une simple stratégie de groupes militants pour mieux faire entendre les revendications des Dalit. Car ces parallèles sont fondés. Mais tout d'abord, attardons-nous quelque peu sur le racisme pour mieux en saisir les implications, avant de nous attaquer à la question des Dalit. A. Le racisme, définition et aspects historiques 1. Cerner le racisme Tout d'abord, qu'est-ce que le racisme ? a. Définition Le racisme est une idéologie qui stipule l'inégalité entre les différentes "races" humaines et qui en déduit des politiques. Mais le racisme est aussi une pratique quotidienne qui ne nécessite pas nécessairement de caution idéologique. Le racisme est en quelque sorte "humain, trop humain". Une idéologie Selon Martin Bulmer et John Solomos, le racisme est : "Une idéologie de la domination raciale fondée sur : - des croyances selon lesquelles un groupe désigné est inférieur biologiquement ou culturellement … - l'usage d'une telle idéologie pour rationaliser et prescrire le traitement de ce groupe racial dans la société, ainsi que pour expliquer sa position et son rôle social."75 Ainsi, la croyance en la supériorité de la race "aryenne" a amené les nationalsocialistes allemands à entreprendre une politique d'extermination des Juifs, la croyance en la supériorité de la race blanche, à mettre en place la politique d'Apartheid en Afrique du Sud. Une pratique Mais le racisme est avant tout une attitude, un comportement individuel et social, qui parfois a recours à une idéologie pour se justifier. Il vise ceux qui sont autres, différents. Il se traduit dans la discrimination sociale, où certains groupes n'ont M. Bulmer & J. Solomos (éd.), Racism, London, Oxford University Press, coll. "Oxford Readers", 1999, p. 4. 75 54 pas accès à des logements, des emplois, l'éducation, la protection de la police et de la justice ou l'entrée dans un pays pour la simple raison qu'ils sont différents, et détestés parce que tels. Le racisme peut conduire à des actes violents à l'encontre de membres de minorités "raciales", ethniques, culturelles, religieuses, comme nous le montrent l'exemple du Ku Klux Klan américain, ou des skinheads qui prolifèrent un peu partout en Europe. Mais les racistes ne recourent pas nécessairement à la violence pour afficher leur mépris : ainsi, en France, par exemple, de nombreux Français "de souche" tutoient des Maghrébins ou des Noirs lorsqu'ils les rencontrent "dans la rue" sans les connaître, ou bien encore se mettent à leur parler en français "petit nègre", alors qu'ils ne le feraient pas avec un autre Français "de souche" et que le Maghrébin ou Noir en face est une personne adulte et comprend généralement très bien le français. b. Le racisme, pourquoi et comment ? Pourquoi le racisme existe-t-il ? Pourquoi est-on ou devient-on raciste ? De nombreuses explications venues de diverses branches des sciences humaines et sociales ont tenté de cerner le problème, qui reste finalement assez difficile à résoudre. Néanmoins, quelques pistes explicatives, bien que non exhaustives, peuvent être données. De la peur de l'"autre" à la "haine identitaire" Le racisme repose généralement sur la peur de l'autre, sur la peur de la différence. "L'être humain a besoin d'être rassuré. Il n'aime pas trop ce qui risque de le déranger dans ses certitudes. Il a tendance à se méfier de ce qui est nouveau. Souvent on a peur de ce qu'on ne connaît pas", dit Tahar Ben Jelloun à sa fille. 76. Par un mécanisme d'auto-protection, la peur se transforme alors en haine et en mépris. Plus profondément, le racisme naît du défi posé par l'"altérité" à l'"identité". Celui qui est autre vous remet en question, remet en question vos origines, votre identité, surtout lorsque vous n'êtes pas vraiment sûr de ce que vous êtes. Ainsi, pour le raciste, "l'origine de l'autre lui rappelle toujours qu'il en veut à la sienne".77 Une attitude raciste serait alors, selon les mots de Daniel Sibony, "un recours à la haine pour pouvoir exister".78 C'est pour cela que les sociétés aiment s'en prendre à leurs minorités : "elles cherchent des victimes assez stables et pratiques, et ils les trouvent chez des gens qui remettent sur le tapis, presque en permanence, la question de l'origine. Les Juifs en sont de grands experts..."79 Toujours selon Daniel Sibony, une " identité est tolérante envers une autre si elle se sent plus forte : elle sait qu'elle pourra l'absorber, échapper à son influence. Mais voilà, la minorité ne veut pas se dissoudre dans l'ensemble qui la tolère, et Tahar Ben Jelloun, Le racisme expliqué à ma fille, Paris, Seuil, 1998. Daniel Sibony, Le "racisme", une haine identitaire, Paris, Seuil, Collection "Points", 1997, p. 20. 78 Ibid., p. 16. 79Ibid., p.23. 76 77 55 celui-ci est inquiet de la voir jouer sur deux tableaux (une sorte de double je...) : à avoir deux identités, deux niveaux d'être, dont l'un échappe à l'ensemble.80 Et quand celui-ci n'a plus de repli ni de réserve, il se sent frustré, et c'est l'angoisse narcissique". Cela ne rappelle-t-il pas le cas de l'Inde et de ses minorités, les musulmans, par exemple ? Des préjugés aux fantasmes, les outils pratiques du racisme Mais s'en prendre à une personne pour ce qu'elle "est", il est nécessaire au raciste d'avoir des idées "claires" sur ce qu'elle est, même avant d'avoir fait sa connaissance ou de l'avoir rencontrée. Il se repose moins sur la réalité de ce qu'est l'autre, que sur l'image qu'il en a. Pour le raciste, tous les Noirs sont sales, bruyants, paresseux, indolents, leurs femmes sont toutes faciles..., tous les Juifs sont riches, cupides, renfermés sur eux-mêmes, se considèrent comme le peuple élu, sont les ennemis la nation..., tous les Arabes sont sales, bruyants, menteurs, voleurs, violents, soumettent leurs femmes..., tous les musulmans sont intégristes, terroristes....etc. Bien souvent, le préjugé vire au fantasme. Au Moyen Age, les Juifs étaient souvent considérés comme des mangeurs d'enfants ou d'empoisonneurs de puits. Pour les antisémites de droite de l'entre-deux-guerres le Juif était le comploteur communiste, pour de nombreux communistes, le Juif était le meneur du capitalisme international... Aujourd'hui encore de tels préjugés et fantasmes existent. A ce titre, l'auteur tient à relater une intéressante anecdote. Dans une conversation avec un Français né de parents algériens, celui-ci lui a raconté qu'il avait, au moment des attentats terroristes de 1995 à Paris imputés à des intégristes algériens, une petite amie française "de souche". Un jour la mère de cette fille est allée voir une voyante qui lui a dit que le petit ami de sa fille était très probablement un terroriste. La mère a tout de suite informé sa fille, qui en a parlé à son ami au téléphone. Celui-ci lui demande alors : "Et toi, qu'est-ce que tu en penses ?". Elle lui a répondu qu'elle s'était mise à se poser des questions... Leur relation n'a plus tenu longtemps après cet incident. Posséder et dominer A la peur et la haine de l'autre s'ajoutent des raisons beaucoup plus triviales: l'appât du gain et la volonté de pouvoir, ou la peur de perdre ses biens et son statut social. Ces raisons expliquent alors bien des cas de racisme : les propriétaires fonciers du Sud des Etats-Unis s'opposant à l'abolition de l'esclavage, l'exploitation des indigènes dans les colonies par le travail forcé, le racisme de beaucoup d'Européens envers les immigrés dans une époque de chômage de masse qui menace leur situation économique et sociale, ou bien encore, le système latifundiaire (grandes propriétés) en Amérique et la discrimination des Indiens, masses de paysans paupérisés. En cas de crise économique, le racisme peut vite être instrumentalisé par les tenants du pouvoir 80 Ibid., p. 29. 56 et la frustration sociale se déchaîner sur des cibles faciles. Le racisme est donc intimement lié au pouvoir et à la domination politique, sociale et/ou économique. Les métamorphoses du racisme Pendant très longtemps, le racisme se fondait sur la croyance qu'il y avait des races humaines, et qu'il existait une hiérarchie entre celles-ci, qu'il y en avait de supérieures et d'inférieures. En cela, le racisme était aussi une spécificité européenne ou "blanche", comme en témoigne l'expansion de la croyance en la supériorité de la race blanche au moment de l'apogée de la puissance de l'Europe au temps de l'impérialisme, croyance qui subsiste encore aujourd'hui et qui a même été intériorisée par bien des gens "de couleur".81 Depuis le XVIIIe et surtout le XIXe siècle, les Européens n'ont eu de cesse de classer les différents types humains en "races", et à partir de leurs caractéristiques physiques, d'en déduire des caractéristiques mentales ou culturelles. Ces races ont ensuite été classées dans un ordre hiérarchique au sommet duquel se trouvait évidemment la "race blanche", destinée à dominer le monde et à lui apporter ses bienfaits civilisateurs. Des raisons scientifiques étaient invoquées pour justifier cette position. Mais les horreurs du nazisme ont été suivies d'un discrédit croissant des théories raciales et racistes, bien qu'elles subsistent encore. De plus, les avancées de la science génétique ont amené la communauté scientifique à affirmer que, d'une part, rien ne permet de conclure à une quelconque supériorité ou infériorité biologique des être humains, mais que, de plus, les races humaines n'existent pas. Ainsi, en génétique, contrairement à ce qui est le cas en mathématiques, " le contraire d'égal n'est pas "supérieur", mais "différent".82 De plus, la science génétique a fini par réfuter l'idée de race humaine, qui supposerait une distance génétique assez grande entre les différentes populations de l'espèce humaine, ce qui n'est pas le cas, contrairement aux animaux : "Si l'on présente ces populations par des points dont les distances sur le papier sont proportionnelles aux distances génétiques, on obtient, pour l'espèce canine, une figure où chaque nuage de points peut être considéré comme une race. En revanche, si l'on représente l'ensemble des populations humaines on obtient, non pas des nuages bien distincts, mais un brouillard de points qu'il est impossible de regrouper sans arbitraire. Certes, les populations X et Y sont génétiquement plus proches l'une de l'autre qu'elles ne le sont de la population Z, mais on ne sait où tracer la frontière. Le constat s'impose : le concept de race est inopérationnel pour les populations humaines... La cause de cette impossibilité est connue. Pour que le patrimoine génétique acquière une certaine originalité, pour qu'il se distingue significativement de celui des L'auteur du texte peut par exempler citer un Africain rencontré à Paris qui, ayant dépassé la quarantaine d'années allait chez le coiffeur se faire teindre ses cheveux grisonnants et qui lui dit: "Déjà que je ne suis pas beau parce que je suis noir, je ne vais pas en plus laisser apparaître mes cheveux blancs". 82 Albert Jacquard, "Au regard de la science", in Courrier de l'Unesco, mars 1996, dossier "D'où vient le racisme?", p. 24. 81 57 groupes voisins, il faut qu'il reste rigoureusement isolé pendant une période très longue, soit un nombre de générations sensiblement égal au nombre d'individus en âge de procréer. Un tel isolement peut se produire pour les animaux, il n'est guère concevable pour une espèce aussi nomade et aussi dévorée de curiosité que la nôtre."83 Enfin, les dernières découvertes génétiques issues du programme Génome humain, affirment que les différences génétiques entre les être humains sont minimes. Dans un article paru dans Science, il est écrit que : "Chaque individu sur terre partage 99,99% du même code génétique avec le reste des humains... En fait, les individus de groupes raciaux différents peuvent présenter plus de similarités génétiques entre eux que des individus pris au sein d'un même groupe. Les variations individuelles ne représentent que 0,01% de l'ensemble du génome."84 Cela n'empêche pas que les gens soient différents, pas tant pour des raisons biologiques, que culturelles, religieuses, sociales, économiques, familiales etc. Ainsi, le racisme, s'il perdure encore aujourd’hui, c'est en partie parce qu'il s'est métamorphosé et n'invoque plus ou plus seulement des raisons biologiques. Car le racisme n'est pas seulement une question de "races humaines", mais une attitude générale de rejet, de haine, de l'Autre, non pas tant pour ce qu'il fait, mais pour ce qu'il est. "Cette haine peut s'appuyer sur toute forme d'origine: biologique, ethnique, familiale, culturelle, linguistique, historique, 85 géographique..." Et c'est pour cela qu'il est si difficile à éradiquer. Bref, le racisme s'en prend à ceux qui sont nés de telle ou telle couleur, dans telle ou telle communauté ethnique, culturelle, religieuse etc. (En Europe, on n'a jamais pardonné aux Juifs convertis au christianisme d'être nés Juifs...). Il s'en prend aux gens pour ce qu'ils sont (ou supposés tels). 2. Le racisme dans l'histoire, quelques exemples Le racisme a une très vieille histoire, et est avant tout assimilé à l'histoire européenne et à l'européanisation du monde suite aux "Grandes découvertes" au temps de la Renaissance. a. Colonialisme, esclavage et traite négrière à l'époque moderne Les colonies ibéro-américaines L'époque moderne commence, dans l'historiographie européenne, au moment des Grandes découvertes. C'est le moment où, à partir du XVe siècle, les Européens entament de grandes explorations pour trouver une route vers les Albert Jacquard, op.cit., p. 24. Jean-Yves Nau, "Les boulversantes révélations de l'exploration du génome humain", in Le Monde, 13 février 2001. 85 Ibid, p. 16. 83 84 58 Indes par laquelle ils auraient un accès direct aux épices, si convoitées en Europe, mais qui n'étaient accessibles que par l'intermédiaire des marchands arabes. Les Portugais furent les premiers à se lancer dans l'aventure dans la deuxième moitié du XVe siècle, notamment sous le règne de Henri le Navigateur. C'est ainsi que Vasco da Gama arriva en 1498 à Calicut, dans l'actuel Kérala, ouvrant la voie à la mise en place d'un empire colonial portugais fondé sur l'installation de comptoirs commerciaux en Afrique et en Asie. Mais l’événement le plus important fut, pour notre histoire du racisme, la "découverte" de l'Amérique par Christophe Colomb en 1492, qui ouvre la voie à la conquête de l'Amérique par les Espagnols au XVIe siècle, les Portugais de leur côté jouissant de la possession du Brésil. C'est le début de la domination européenne dans le monde, et d'une certaine manière, du racisme européen. La conquête de l'Amérique s'est faite au prix de l'asservissement des indigènes appelés Indiens, et de leur quasi-extermination. La mise en place de la société coloniale a eu pour conséquence l'importation d'esclaves noirs d'Afrique, qui, alors que les autres nations européennes se sont lancées à la conquête du reste de l'Amérique, a permis l'essor d'un vaste commerce dit "triangulaire" entre l'Europe, l'Afrique et l'Amérique fondé sur la traite négrière. Le sort des Indiens : La conquête de l'Amérique par les Espagnols a été une catastrophe pour les Indiens. Soumis à la violence extrême des conquistadores, généralement des hommes de petite noblesse assoiffés de pouvoir et de richesse, ainsi qu'au "choc microbien" dû à l'entrée de maladies inconnues à ces derniers, leur population s'est rétrécie de manière extrêmement dramatique : "Le choc microbien et les effroyables conditions d'exploitation des hommes entraînèrent un effondrement catastrophique de la population indienne. En chiffres globaux, celle-ci passa de quelque 40-50 millions dans les années 1490 à 8-9 millions en 1570, puis à 4-5 millions vers 1650. En Nouvelle-Espagne, la diminution atteignit 95% entre 1520 et 1600, les 25 premières années de la conquête d'étant soldées par une chute vertigineuse (25 millions en 1520, 7 millions en 1548, 2,7 millions à la fin du XVIe siècle). Le royaume du Pérou résista mieux, tout en perdant néanmoins 30% de ses habitants entre 1530 et 1660."86 Travail forcé : Les Indiens ont été soumis à diverses formes de travail forcé : Les encomiendas : Ce sont des groupes d'Indiens placés sous la juridiction d'un colon Blanc à qui ils sont "recommandés" en vue de l'évangélisation et qui a pour contrepartie le paiement d'un tribut et l'effectuation de travaux gratuits. La Couronne d'Espagne a essayé de limiter l'octroi des encomiendas en en interdisant 86 Raphaël Carrasco, L'Espagne classique, 1474-1814, Paris, Hachette, coll. "Supérieur", 1992, p.29. 59 la transmission héréditaire. Et bien que l'esclavage des Indiens ait été aboli en 1542, il a continué d'être pratiqué jusqu'au XVIIe siècle. La mita et le cuatequil : dans la deuxième moitié du XVIe siècle a été instauré un système de travail forcé fondé sur ceux de l'époque préhispanique où les populations devaient effectuer gratuitement certains travaux, comme la construction de routes ou le travail dans des ateliers de fabrication textile, ou bien encore, pour ce qui est de la mita péruvienne, le travail dans les mines du Potosi. Le sort des Indiens a révolté des religieux comme Montesinos et Bartholomé de las Casas (14741566), évêque de Chiapa. Ce dernier a dénoncé de manière virulente le traitement réservé aux Indiens, et a participé au débat né en Espagne pour savoir si les Indiens avaient une âme, c'est-àdire s'ils pouvaient être considérés comme des êtres humains (Controverse de Valladolid, 1552). L'esclavage des Noirs : L'importation des esclaves Noirs a été autorisé dès 1501. Mais il ne prit son véritable essor que dans les années 1520, lorsque les effets démographiques de la Conquête ont commencé à se faire sentir. Ils travaillaient comme domestiques ou sur des plantations de canne à sucre, où leurs conditions de travail et de vie étaient épouvantables. La société coloniale en Amérique latine : "Dès les premières années du XVIIe siècle, la société dans les colonies espagnoles fut divisée en castes ; celles-ci répondaient à la nécessité de justifier la domination des Espagnols sur les Indiens et les Noirs. La définition des castes issues du croisement des trois "races" - espagnole, autochtone et africaine - renfermait les formules les plus méprisantes. Sous ce régime juridique, les Noirs ainsi que les castes qui en dérivaient n'avaient aucun droit et l'accès au travail libre et rémunéré leur était refusé. Il leur était en outre interdit de porter des armes et d'utiliser des ornements, des vêtements et d'autres accessoires exclusivement réservés aux Blancs ; ils ne pouvaient pas se déplacer librement dans les villes, les bourgs ou les villages et il leur était interdit de se marier avec quelqu'un d'une autre "race". Cette situation n'empêcha pas un métissage intensif de la population... "87 La traite négrière et les premières théories racistes A mesure que le colonialisme se développe en Amérique (Français s'installant à Saint-Domingue et les Anglais en Amérique du Nord aux XVIIe et XVIIIe siècles), ainsi qu'une économie de plantations (canne à sucre, coton), un vaste commerce d'être humains se met en place, la traite négrière. Des marchands européens partent des grands ports de Cadix, Lisbonne, Bordeaux, Nantes, Londres, Liverpool et Amsterdam avec des navires chargés de tissus, d'alcool et d'armes, qu'ils vont échanger en Afrique contre des esclaves noirs. Ceux-ci sont transportés dans des conditions terrifiantes vers l'Amérique du Sud, les Caraïbes et l'Amérique du Nord. Là, ils sont échangés contre des produits tels le sucre, le café, l’indigo ou le coton, que les marchands revendent en Europe. Au total, entre Luz-Maria Martinez-Montiel, "L'Amérique latine et les Caraïbes" in La Route de l'Esclave, Brochure réalisée par l'association "Les Anneaux de la Mémoire" et éditée par l'Unesco, s.d., p. 14. 87 60 le XVIe et le XIXe siècle 9,2 à 11,7 millions d'Africains ont été amenés de force en Amérique pour y servir comme esclaves.88 L'esclavage, aboli par les Britanniques en 1833 et la France en 1848, ne le sera à Cuba et au Brésil qu'en 1886 et 1888 respectivement. La traite négrière, qui sera interdite officiellement en Europe en 1815 n'est pas étrangère au développement d'une idéologie "raciale" ou raciste en Europe au XVIIIe siècle. Siècle de la classification (voir la classification des espèces animales et végétales de Carl von Linné), il n'a pas épargné l'espèce humaine au temps où les Européens entraient de plus en plus en contact avec les populations "de couleur" et avaient besoin de justifier la traite négrière, "la chose", comme on l'appelait dans les milieux marchands de l'époque en France: Dans ce contexte, les Noirs "avaient une place fixe au bas de la "grande chaîne des êtres"...ils étaient considérés comme proches du monde animal. On pensait qu'il ne s'agissait pas d'une coïncidence que le gorille vivait en Afrique aux côtés des Noirs ; des voyageurs avaient popularisé l'idée qu'il devait y avoir une relation étroite entre les singes et les Noirs. Des anthropologues s'en mêlèrent, surtout lorsque des considérations esthétiques entraient en ligne de compte."89 Ainsi, "Remontant la gradation, nous arrivons enfin à l'Européen blanc, qui, étant le plus éloigné de la création animale, peut de ce fait être considéré le produit le plus beau de la race humaine. Personne ne mettra en doute la supériorité de sa puissance intellectuelle. Où trouverons-nous sinon chez l'Européen, cette belle forme de la tête, ce cerveau tellement vaste ? Où, cette stature droite et ce noble port ? Dans quelle autre région du globe trouverons-nous l'exquise rougeur qui se répand sur les doux traits des belles femmes européennes, cet emblème de modestie et de sentiments délicats ? Où, cette faculté d'exprimer les passions aimables et douces, et cette élégance des formes et de la complexion ? Où, excepté sur le sein de la femme européenne, ces deux hémisphères d'un blanc neigeux, recouverts d'une pointe de vermillon?"90 b. Le temps de l'impérialisme Mais le racisme, tel qu'on le perçoit aujourd'hui ne se développe véritablement qu'au XIXe siècle, au temps où l'emprise de l'Europe sur le monde atteint son apogée. La suprématie de la race aryenne Le XIXe siècle a vu se développer l'idéologie de la supériorité de la race blanche, appelée race aryenne. On considère que le fondateur du racisme moderne fut le Français Joseph-Arthur de Gobineau, qui, dans les années 1850, publia son Traité La Route de l'esclave, op. cit., p. 6. George Mosse, "Eighteenth Century Foudations", in Racism, op. cit., p. 43. 90 Charles White (1728-1809), chirurgien britannique cité par Léon Poliakov, Le mythe Aryen. Essai sur les sources du racisme et des nationalismes, Pocket, 1994 (première parution en 1971), pp. 195-196. 88 89 61 sur l'inégalité des races humaines. A cette époque, la "question n'était ... plus de savoir si les races étaient de valeur inégale (comme tout le monde ou presque le pensait à l'époque), mais de tirer de cette inégalité des conclusions historicophilosophiques, à la manière de Gobineau, ou de quelque autre."91 Dans cet ouvrage, Gobineau veut prouver que la civilisation, rendue malade par la démocratie et le mélange des races, était condamnée à disparaître. Pour lui, la race blanche de la Genèse avait "le monopole de la beauté, de l'intelligence et de la force". Elle avait, dès le début, les "deux éléments principaux de toute civilisation : une religion, une histoire". Cette race, originaire du Sud de l'Asie, s'est ensuite divisée en trois branches, celle des descendants de Japhet, de Sem et de Cham. Les descendants de Japhet sont les Aryens. Selon Gobineau, les races développent normalement un instinct de répulsion envers les autres, la race blanche, au contraire, aurait développé un instinct d'attraction dû à sa "sociabilité civilisatrice" et à son expansion. Les Chamites se sont mêlés au sang noir et ont profondément dégénéré. Les Sémites ont eu un destin proche. Seuls les Aryens sont restés purs jusqu'à l'avènement de l'ère chrétienne. Les Aryens ont alors aussi commencé à se mélanger avec des races inférieures et sont donc condamnés à la dégénérescence. Leur civilisation va inévitablement disparaître. Même si Gobineau considérait un léger mélange comme étant bénéfique pour intégrer certains aspects de certaines races, comme la "puissance universelle d'imagination" des Noirs, la nature dégénérative de ces races finirait selon lui toujours par l'emporter. Ainsi, le principal apport de Gobineau au racisme blanc a été la notion de pureté de la race qu'il fallait préserver en évitant les mélanges. D'autres penseurs, contemporains de Gobineau, moins pessimistes, comme Herbert Spencer, initiateur de la notion de "survie du plus apte", ont donné une mission historique spécifique à la race blanche : "Combinant, dans l'esprit scientiste du temps, la loi de la conservation de l'énergie avec celle de l'évolution, le philosophe anglais croyait avoir démontré que la marche des hommes vers un avenir meilleur se poursuivait en vertu d'une loi universelle, et que "l'évolution ne peut s'achever que sur l'établissement de la plus grande perfection et du bonheur le plus complet". D'autre part, il allait de soi pour Spencer que cette marche se poursuivait sous la conduite de la race blanche, les autres demeurant loin derrière elle, à un stade primitif ou infantile : aussi bien, en attendant la lointaine apothéose finale de l'espèce Homo sapiens, se montrait-il résolument hostile aux mélanges de ses « variétés grandement divergentes ». Ainsi, la relation entre l'idée de progrès et celle d'une hiérarchie raciale devenait-elle particulièrement nette chez ce penseur de l'ère victorienne".92 Le temps des colonies La mission civilisatrice de l’Occident : Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les grandes nations européennes se sont lancées dans une nouvelle grande vague de conquêtes coloniales pour former de vastes empires. La recherche de prestige, de pouvoir, de matières premières et de 91 92 Léon Poliakov, op. cit. p. 285. Léon Poliakov, op. cit., p. 378. 62 débouchés, aux côtés de la volonté d'accomplir une "mission civilisatrice" en étaient les principaux motifs. Ainsi, Jules Ferry, qui a instauré en France l'éducation obligatoire, laïque et gratuite, a été un ardent promoteur de l'impérialisme français : "Le progrès des sciences motiva et justifia la pénétration européenne dans les pays attardés. Les explorateurs, encouragés par les sociétés de géographie, frayèrent souvent la voie aux marins et aux soldats de leurs pays, volontairement ou non. L'action des médecins, de plus en plus efficace contre les maladies des pays chauds, donna une preuve tangible des bienfaits de la tutelle coloniale. De même, la diffusion de l'instruction, donnée en langue française, fut un moyen de consolider la conquête militaire par une "conquête morale". Au cours du débat parlementaire du 28 juillet 1885, Jules Ferry affirma que les "races supérieures" avaient un droit sur les "races inférieures" parce qu'elles avaient le devoir de les civiliser."93 Honoré Vinck, qui a étudié les manuels scolaires des écoles de mission au Congo belge, relate comment on apprenait aux petits Africains que la mission belge ne pouvait être que bénéfique pour ces Noirs, descendants de la race maudite de Cham, selon la vision chrétienne issue du Moyen Age : "Le mythe de la malédiction de Cham, lié à la théorie de l'origine des races humaines selon la descendance des trois fils de Noé, a donné origine à la théorie de la malédiction quasi divine de la race noire... En 1911, les Sœurs du Précieux Sang publiaient à Bamanya (Mbandaka, RDC), un livret de chants pour écoliers... Trois chants mentionnent explicitement la malédiction des Noirs et un y est dédié entièrement : Esisezelo ea Kam (La punition de Cham) "Oh Père Cham, qu'as-tu fait ? Nous souffrons beaucoup Par Dieu nous sommes punis Durement sans pitié La punition qu'Il t'avait infligée Est héritée par nous tous" (Strophe 1) Et Noé comme punition pour toi T'a humilié Et ainsi Cham travaille toujours pour ses frères" (Strophe 2) Et maintenant ta descendance, [nous sommes] Des esclaves sur terre." Un deuxième texte... chante la libération des congolais de l'esclavage arabe. La vraie raison de cet esclavage est : "Maudits par notre Père Noé Regarde-nous tous les Noirs de ce pays Opprimés à cause de sa terrible insulte" (Strophe 2) L'instrument de l'intervention libératrice divine est : "Un roi fort envoyé par Dieu en ce pays" Léopold II auquel est fait allusion ici, agit par les Belges interposés : "Pays élu par Dieu pour libérer tes frères et sœurs O Belgique que le ciel te fasse prospère" 94 93 94 Guy Pervillé, De l'empire français à la décolonisation, Paris, Hachette, coll. "Supérieur", 1993, p. 45. Texte disponible sur le site internet www.colbeco.org 63 Le statut des indigènes : Le système colonial était donc fondé sur la domination de l'homme blanc sur les autochtones, qui s'est traduit dans le statut juridique de ces derniers et dans leur exploitation économique. Dans toutes les colonies, les indigènes étaient considérés comme des "sujets", à qui l'on attribuait un statut juridique spécifique. Dans l’Empire français, ce statut s'appelait l'indigénat. Pour l'Afrique noire, un décret de 1912 pour l'Afrique Equatoriale Française définissait les indigènes comme des "sujets" de l'Empire. Les indigènes étaient soumis à un régime spécial de sanctions administratives intervenant sans appui judiciaire. Les chefs de circonscription et de subdivision pouvaient ainsi infliger de simples mesures de police allant jusqu'à cinq jours de prison, pour des motifs généralement liés à l’insubordination. Le travail des indigènes : Le système colonial était aussi un système d'exploitation économique des régions colonisées et de leurs habitants. Ainsi, les matières premières (comme celles issues des mines du Congo belge) ou les produits des plantations étaient exportés vers la métropole, qui pouvait les acquérir à bas prix grâce aux salaires dérisoires payés aux travailleurs indigènes. Les métropoles se sont peu préoccupées de développer une industrie locale car "les industries métropolitaines refusaient de se donner des concurrents sur les marchés coloniaux."95 De plus, dans la plupart des colonies a été instauré le travail forcé, au nom d'une mission civilisatrice qui devait apprendre aux indigènes l'éthique du travail. Il a notamment été utilisé pour les travaux d'infrastructure tel le chemin de fer qui permettait d'acheminer les produits coloniaux vers les ports où ils allaient être transportés, travaux qui furent très coûteux en vies humaines, comme le montre l'exemple de la construction du chemin de fer Congo-Océan en AEF dans l'entre-deux guerres. En 1930, une convention internationale interdit le travail forcé, mais la France ne l'abolit qu'en 1944 dans ses colonies. c. Le nazisme Le nazisme peut être considéré comme l'apothéose du racisme blanc. En 1933, Adolf Hitler arrive au pouvoir en Allemagne après le succès de son parti, le NSDAP ou "Parti national-socialiste des travailleurs allemands". Depuis la fin de la Première guerre mondiale, l'Allemagne, devenue une république, n'avait pas pu sortir de sa crise économique, tandis que les conditions du traité de Versailles donnaient aux allemands un sentiment fort d'humiliation. Dans ce contexte, la démocratie était discréditée aux yeux de la majorité des allemands, notamment suite à la crise économique mondiale de 1929. Hitler, qui défend la supériorité de la race aryenne, fait des Juifs, qu'il considère comme une race inférieure, la cible privilégiée de son attaque. Arrivé au pouvoir, Hitler instaure un régime 95 Ibid., p. 61. 64 totalitaire en éliminant tous les partis et même l'opposition au sein de son parti qui prônait des réformes économiques dans un sens plus "socialiste", comme l’indiquait l'appellation de son parti, au cours de la fameuse "Nuit des longs couteaux" de 1934. La persécution des Juifs commence dès les débuts de l'ère nazie, tandis qu'Hitler entame une politique de "purification" de la "race aryenne". L’idéologie hitlérienne et son contexte La notion de pureté de la race introduite par Gobineau a eu un bel avenir dans la deuxième moitié du XIXe siècle pour se retrouver dans la pensée d’Hitler. Cette notion a donné naissance à la "science eugénique" fondée au XIXe siècle par le Britannique Francis Galton (1822-1911). Celui-ci, dans sont ouvrage Hereditay Genius affirmait que le niveau moyen de la race noire était de "deux degrés" inférieure à la blanche, et la race australienne de "trois degrés". Sachant cela, conclut-il, il devient alors possible de cultiver une race d'hommes d'intelligence supérieure. Mais les lignages intellectuellement les meilleurs ne se reproduisent plus au même taux que dans le passé, alors que ceux qui sont moins capables et énergiques sont plus prolifiques. Pour Galton, le seul remède à cette situation serait de modifier la fertilité relative des bons et des mauvais lignages « de notre communauté ». Galton n’eut pas beaucoup de succès en Grande-Bretagne, mais il en eut en Allemagne, notamment au travers d’Alfred Ploetz (1860-1940), qui y introduit ses théories. Ploetz accusait le christianisme et la démocratie d’avoir diminué le « sens de la race ». Il mit les « aryens occidentaux » au sommet de sa hiérarchie raciale. Mais cette race devait être préservée. Le seul remède au déclin serait selon lui d’introduire l’ »hygiène raciale ». Il ajouta plus tard que l’élément juif devait être éliminé de la race aryenne, ce qui lui valut le titre de professeur d’Université octroyé par Hitler en 1936. Mais Alfred Ploetz ne fut pas le seul défenseur de l’ »hygiène raciale ». Un certain docteur Wilhelm Shallmayer s’est de son côté mis à défendre l’idée que les médecins devaient devenir des fonctionnaires ayant pour tâche de contrôler la santé de la race allemande, dont avec des méthodes eugénistes. Dans les dernières années du Reich wilhelmien, plusieurs organisations, nées dans les milieux nationalistes de droite fortement teintés d’antisémitisme, ont commencé à se mobiliser pour l’ « extermination des éléments inférieurs de la population » et la « lutte contre le sang juif et slave », tel le Deutschbund. Hitler, un « plat héritier de conceptions qui circulaient depuis plusieurs décennies en Europe » : L’historien Philippe Burin explique de manière très claire l’idéologie de Hitler : « Au fondement de la vision du monde hitlérienne se trouvait le « principe éternel de la lutte pour la vie » ; une lutte à travers laquelle la race la plus forte était censée affirmer et imposer sa volonté. Pour Hitler, l’espèce humaine se composait de races aussi éloignées les unes que les autres que peuvent l’être les espèces animales. Entre ces races, il existait une hiérarchie…toujours fragile : 65 seule la pureté du sang permettait de conserver ce rang. En raison de la méconnaissance de ces « leçons éternelles de la nature », le peuple allemand était tombé en décadence… Dès le début des années 20, Hitler parla d’interdire les mariages entre Allemands et étrangers, en particulier les Noirs et les Juifs. A cette lutte contre le « métissage » devaient s’ajouter des mesures d’assainissement radicales… Les syphilitiques, les alcooliques, les criminels devaient être « isolés » et mis dans l’impossibilité de se reproduire… Cette reconstitution de la race n’était pas une fin en soi, mais un moyen au service d’un but : la grandeur du peuple allemand… Dans cette conception raciste, les Juifs…formaient une race parasite qui exploitait le travail des peuples parmi lesquels ils s’étaient installés… (et) étaient reliés entre eux par un plan de domination universelle… C’est la défaite (de l’Allemagne dans la Première guerre mondiale) qui donna à l’entreprise hitlérienne son impulsion fondamentale… (elle) eut… un effet traumatisant sur son antisémitisme, lui donnant une virulence extraordinaire et les magnifiait en une obsession centrale. »96 L'"hygiène raciale" « L’euthanasie » : En juillet 1933, Hitler instaure une loi qui vise à purifier la race aryenne en en éliminant les personnes souffrant de maladies héréditaires. Celle-ci "permit la stérilisation forcée de personnes souffrant soi-disant de maladies héréditaires ainsi que d'alcooliques chroniques". Il s’agit, dans l’entreprise de purification de la race allemande, d’en éliminer les « vies sans valeur ». Dans la pratique, cette loi a permis de stériliser ceux qui étaient considérés comme "asociaux" ou "étrangers à la communauté". En 1935, une loi supplémentaire instaurait l'avortement obligatoire pour les femmes ayant été classées comme portant des maladies héréditaires, avortement pouvant avoir lieu jusqu'au sixième mois de la grossesse. Une autre loi promulguée la même année, visant à protéger "la santé héréditaire du peuple allemand», obligeait les futurs mariés de se faire remettre un certificat d'aptitude au mariage. Elle était "destinée à "enregistrer et ainsi exclure de manière plus effective les races "étrangères" et ceux qui avaient une moindre "valeur raciale". Jusqu’en 1939, les médecins et scientifiques chargés de l’hygiène raciale du peuple allemand recouraient à la stérilisation. « Mais le pas est franchi en 1939, lorsque Hitler décide de faire préparer un programme d’ « euthanasie » en vue de mettre fin à « l’existence indigne d’être vécue des malades mentaux ».97 C’est dans les asiles d’aliénés qu’on a utilisé pour la première fois la méthode du gazage… Cette politique a eu pour conséquence la mort de plus de 100 000 malades mentaux, handicapés et invalides entre 1939 et 1945.98 Et, « ce sont les populations allemandes qui en ont été les premières victimes : dans ce cas le génocide s’est exercé contre des citoyens allemands ».99 Philippe Burin, Hitler et les Juifs. Genèse d’un génocide, Paris, Seuil, 1989, pp. 20-25. François Bédarida, Le nazisme et le génocide, Paris, Agora, “Pocket”, 1992, p. 19. 98 Ibid. 99 Ibid., p. 21. 96 97 66 La séparation avec les Juifs : Les lois de 1935, connues sous l'appellation de Lois de Nuremberg « pour l’honneur du sang et de l’honneur allemands », s’attaquent aux Juifs. Sont ainsi interdits le mariage et les relations sexuelles de Juifs avec des "personnes de sang allemand". "Plus généralement, les mariages dont la "progéniture (était) susceptible de porter préjudice à la pureté du sang allemand" étaient aussi pris en considération. Une circulaire émise par le ministre de l'Intérieur... spécifiait quels mariages le régime avait en tête, notamment ceux entre personnes de sang allemand ou apparenté et les "Gitans, nègres ou autres bâtards".100 Persécution et extermination des Juifs et autres « sous-hommes » Dès le début, le régime nazi s'en est pris à ses principales cibles, les Juifs. En juillet 1933, une loi ordonnait l'exclusion de médecins, enseignants et étudiants Juifs. Le premier camp de concentration fut ouvert à Dachau, tandis que les magasins Juifs furent boycottés. La loi qui rétablit le service militaire en 1935 rendait obligatoire la preuve que l'on était de descendance "aryenne". Les lois de Nuremberg ont défini les Juifs comme étant des "sujets" du Reich, contrairement aux "citoyens du Reich", ce qui empêchait les Juifs non pas tant de participer à la vie politique qui de toute manière était muselée, mais de bénéficier des mesures sociales instaurées par le régime. Ces lois ont aussi défini qui était à considérer comme Juif à part entière. Suite à ces lois, les biens des Juifs ont aussi été confisqués, l'accès aux lieux publics leur fut interdit et le port de la fameuse étoile jaune leur fut imposé. En novembre 1938, Hitler ordonna un pogrom en représailles à l'assassinat d'un conseiller de l'ambassade allemande à Paris par un jeune juif polonais : ce sera la "Nuit de cristal" où plus de deux mille synagogues et plus de sept mille commerces détenus par des Juifs furent saccagés et des milliers de Juifs envoyés dans les camps de concentration : « C’était pendant la nuit du 9 novembre 1938, entre 3 et 4 heures du matin, les vitres de notre maison… furent brisées à coups de pierres … et de pistolets... Mon père et moi nous dûmes nous habiller en toute hâte, et suivre ces hommes qui avaient envahi notre maison… Chemin faisant, des gens, qui étaient sortis de leurs maisons, nous lançaient des coups de pieds aux fesses et nous dûmes subir leurs injures et leurs avanies. Nous fûmes amenés à l’abattoir et enfermés dans la halle aux porcs… Nous ne savions pas ce que cela signifiait… Ils arrêtèrent également des jeunes femmes, comme par exemple Mme Landsberg et ses deux enfants…Elle demanda à nos geôliers ce qui allait advenir… on lui répondit qu’on allait demander de la paille et nous faire tous brûler vifs… Mme Landsberg eut une attaque nerveuse et devint folle… Bientôt, on renvoya les femmes chez elles et les hommes, parmi lesquels il y avait de tous jeunes garçons, durent attendre dans la halle aux porcs jusque dans l’après-midi… Dans l’après-midi arrivèrent les wagons à bestiaux…Personne ne savait ce qui allait advenir ni la 100 Michael Burleigh et Wolfgang Wippermann, "The racial State", in Racism, op. cit., pp. 279-280. 67 raison de cette arrestation massive. Nous étions dans l’ignorance complète et dans un complet désespoir… »101 Le génocide des Juifs n’est, en 1938, pas encore programmé. Acculés au rang de citoyens de seconde zone, les autorités nazies prônent l’expulsion, l’exil, et envisagent même de mettre en place une réserve de Juifs dans l’île lointaine de Madagascar. C’est après 1941 que les mesures contre les Juifs se sont radicalisées. Dans les pays d'Europe de l'Est, ils ont été regroupés dans des ghettos, pour ensuite être transportés dans les camps d'"extermination" mis en place à partir de 1941. La "solution finale" au problème Juif est rendue publique en 1942 suite à la fameuse conférence de Wannssee, près de Berlin: tous les Juifs d'Europe doivent être exterminés. C'est le génocide programmé. Des camps d’extermination sont mis en place, à Belzec, Treblika, Sobibor et Auschwitz-Birkenau, qui s’attaquent à l’entreprise industrielle de la mort. Entre 1942 et 1945, 5 à 6 millions de Juifs sont morts dans les camps. Mais il s’agit aussi de ne pas oublier le génocide des tziganes, qu’Hitler « haïssait à l’égal des Juifs »102 On estime le nombre de tziganes tués à 250 000, soit à un tiers de la population tzigane de 1939. Enfin, en entreprenant la conquête de l’Espace vital de la race allemande, les Slaves, considérés comme les sous-hommes par excellence ont subi un sort tout aussi douloureux. « Pour les Polonais, cela se traduit par l’élimination systématique des élites… afin de réduire le reste de la population au rôle de main-d’œuvre amorphe et illettrée, soumise au joug de ses maîtres. »103 d. Le problème Noir aux Etats-Unis Les Etats-Unis, première démocratie du monde, et champions de la lutte contre le nazisme au nom de la liberté, n'en connaissent pas moins de graves problèmes de racisme. Le plus ancien et un des plus profonds est la question des Noirs américains, descendants des esclaves importés d'Afrique « Ils furent une vingtaine, qui débarquèrent d’un navire hollandais à la fin du mois d’août 1619 dans le port de Jamestown, en Virginie. Ni libres, ni esclaves, ils venaient comme « serviteurs sous contrat », et les colons, en manque chronique de main d’oeuvre, achetaient leur travail pour quelques années en échange d’un passage vers le Nouveau Monde. De nombreux blancs,…partageaient le même sort. Unis par la dureté de leur condition comme par le mépris dans lequel les englobaient leurs propriétaires, Noirs et Blancs peinaient côte à côte, et souvent nouaient des relations qui engendrèrent la première génération de mulâtres… pendant quelques décennies, les Noirs retrouvèrent leur liberté au bout de leur temps de servitude et purent, eux aussi, acheter, vendre, voter et participer aux procédures judiciaires… Témoignage d’un Juif allemand cité in François Bédarida, op. cit., pp. 80-81. François Bédarida, op. cit., p. 61. 103 Ibid., p. 62. 101 102 68 En 1661, la Virginie reconnut l’existence légale de l’esclavage, et dans la décennie qui suivit, les autres colonies lui emboîtèrent le pas… Dès lors, le commerce des esclaves vécut son âge d’or. Il n’est pas possible de chiffrer avec précision le nombre d’Africains qui furent ainsi arrachés à leurs villages et revendus quelques semaines plus tard sur les quais d’un port américain. Les estimations les plus plausibles se situent entre 1 341 000 et 2 750 000 pour le seul XVIIe siècle, entre 6 et 7 millions pour le XVIIIe siècle. »104 En 1776, les Etats-Unis déclarent leur indépendance qu'ils acquièrent en 1782 après une longue guerre contre la Couronne britannique. Une constitution démocratique, qui reconnaît que « tous les hommes ont été créée égaux ; ils sont douées par le Créateur de certains droits indéniables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. » Pourtant, les Etats-Unis maintiennent l'esclavage. La constitution reconnaît l’existence d’hommes libres et d’ »autres personnes ». La traite négrière n’est abolie qu'en 1808. Avec l’industrialisation de la Grande-Bretagne, qui demande des quantités croissantes de coton, se met en place dans le Sud des Etats-Unis une économie et une société axées autour des plantations de coton. La vie l’esclave noir En 1790, il y avait environ 700 000 esclaves dans le Sud. En 1830, ils étaient 2 millions et près de 4 millions en 1860. Si dans le Sud, la majorité de la population blanche ne possédait pas d’esclaves, « les grandes plantations, où pouvaient vivre et travailler jusqu’à 400 esclaves, dominaient complètement la vie politique, économique et sociale du Sud. » Sur ces plantations, les « esclaves s’entassaient dans des cases sans plancher ni fenêtres, et dormaient à même le sol. Chaque semaine, ils recevaient leurs rations de nourriture, en général suffisante, mais peu équilibrée et monotone, et une fois l’an, ils se voyaient attribués quelques vêtements de travail, que le planteur choisissait sans guère tenir compte des différences de taille ou des caprices du climat »105Les esclaves travaillaient très dur, sous la surveillance de contremaîtres souvent détestés. Certains, dans ces plantations presque autarciques, devenaient artisans, et certaines femmes avaient le « privilège » de servir dans la maison. De fait la subordination des esclaves était fondée sur la violence. « Le Sud était devenu la région par excellence du lynchage dans la période précédant la Guerre de Sécession », et cette pratique frappait encore plus les Blancs soupçonnés de remettre en question l’institution esclavagiste que les esclaves eux-mêmes. »106 Les punitions corporelles pour insubordination étaient monnaie courante à cette époque : coups de fouet, mutilations, marques au fer rouge, mises à mort. Les Nicole Bucharan, Histoire des Noirs américains au XXe siècle, Bruxelles, Editions Complexe, 1994, p. 13-15. 105 Ibid., p. 24. 106 Eugène Genovese, cité in Nicole Bucharan, op. cit., p. 27. 104 69 Noirs vivaient sous surveillance ; il leur était interdit de se réunir sans supervision, de posséder des biens, de passer un contrat, de quitter la plantation sans laisser-passer. « Des patrouilles, sortes de milices privées, se chargeaient de ramener les fugitifs, à grand renfort de chiens dressés à la poursuite et à l’attaque, et de visiter les quartiers des cases pour y faire régner la terreur. » Ajoutons à cela les ventes d’esclaves où ils étaient examinés de la manière la plus humiliante et suite auxquelles de nombreuses familles ont été brisées, ainsi que l’exploitation des femmes : « … l’épopée des épreuves de la femme noire en Amérique reste à écrire… presque quatre siècles d’oppression,… de viol, d’assassinat, de lynchage … privée de respect humain … traitée comme prostituée ou nourrice… »107 L’abolition de l’esclavage Au fil du temps, un mouvement abolitionniste se développe, faits de Noirs comme de Blancs (essentiellement les quakers). Le Nord du pays, qui s’industrialise, et qui est beaucoup moins touché par l’esclavage réclame progressivement son abolition. Abraham Lincoln s’en fait le porte-voix. Les Etats du Sud refusent et font sécession. La guerre de Sécession commence en 1861, autour de l’unité du pays, ainsi que de l’esclavage. Elle aboutit à la victoire des Nordistes, et à la promulgation du XIIIe Amendement de la Constitution qui abolit l'esclavage aux Etats-Unis. Dans les années qui suivent, une politique favorable aux Noirs est mise en place par le gouvernement victorieux : le XIVe et le XVe Amendement garantissent la pleine citoyenneté à tous les américains, et notamment les droit de vote ; des écoles publiques sont instaurées pour les Noirs dans le Sud. « Separate and unequal » Mais l’état de grâce finit très vite. Les Blancs du Sud refusent la nouvelle situation. En 1867 se réunit pour la première fois le Ku Klux Klan. « Les piliers de la Confédération [ Etats du Sud] avaient toujours régné par la violence et, à partir de 1867, ils organisèrent une terreur systématique, avec le but avoué de « maintenir le Noir à sa place » et d’imposer la suprématie blanche ». Progressivement, les Blancs prennent leur revanche. Dans la pratique, la servitude des Noirs continue. Bien que n'ayant plus le statut d'esclaves, de nombreux noirs n'ont pas accès à la terre et s'engagent comme journaliers chez leurs anciens maîtres. Les relations sociales dans le Sud restent largement les mêmes, incitant beaucoup de Noirs à migrer vers le Nord industriel, où, là aussi, ils se heurtent à l'hostilité et à la 107 Calvin C. Hernton, cité in Nicole Bucharan, op. cit., p. 28. 70 discrimination de la part de Blancs. Ils y souffrent de chômage chronique et de ségrégation. Surtout dans le Sud, mais aussi dans le Nord, le droit de vote ne peut être exercé par les Noirs, car il n'est accordé que selon certains critères d'alphabétisation et d'éducation auxquels ils ne peuvent répondre pour des raisons de pauvreté et d'exclusion du système d'enseignement. « Pour maintenir à l’écart des urnes les affranchis que les menaces et la violence n’avaient pas découragés, ils employèrent les procédures les plus variées : déplacement du lieu de vote au dernier moment, découpage artificiel des circonscriptions, fraude lors du décompte des voix. Avec le succès, ils s’enhardirent. Ils allongèrent la liste des conditions requises pour se faire inscrire sur les listes électorales : ne jamais s’être rendu coupable d’un petit larcin, avoir acquitté un impôt particulier, savoir lire et écrire, pouvoir interpréter un article de la Constitution… » La ségrégation est instaurée progressivement. En 1896, la Cour Suprême, dans l’arrêt « Plessis contre Ferguson » valide la ségrégation en acceptant la doctrine dite "separate and equal" avancée par ses défenseurs. La Cour y approuve la mise à disposition des deux races d’installations et de services « séparés mais égaux », et ajoute que si les Noirs voient dans ce système un stigmate d’infériorité, c’est « uniquement parce que la race de couleur [a choisi] de le voir ainsi. » Ainsi, la ségrégation reçoit sa bénédiction. Elle vise à interdire le mélange des races et à persuader irrémédiablement les gens de couleur de leur infériorité. « Les premières lois ségrégatives prohibèrent les mariages interraciaux. Le mariage signifiait l’égalité, le métissage, la dilution des caractéristiques anglo-saxonnes. Si les Blancs du Sud continuaient à fréquenter communément les femmes noires, il ne s’agissait que d’une distraction clandestine avec un être inférieur, un amusement sans conséquence sociale. Mais une barrière infranchissable devait séparer hommes noirs et femmes blanches. L’homme de couleur était toujours perçu comme un sauvage aux pulsions sexuelles incontrôlées, dont la virilité excédait et menaçait celle de l’homme blanc. »108 Tous les lieux publics fonctionnaient selon le principe de la ségrégation : Ecoles, restaurants, hôtels, parcs, terrains de sport, bibliothèques, magasins étaient munis de pancartes « white » et « colored ». « Les Blancs avaient accès aux meilleurs services disponibles, mais les gens de couleur devaient se contenter d’installations vétustes ou même inexistantes. » Dans les bus, les Noirs devaient s’asseoir à l’arrière, dans les trains ils devaient s’asseoir dans des wagons réservés pour eux. Dans les cinémas, les hôpitaux, orphelinats, prisons et cimetières ils devaient être les plus discrets possibles. « Ils faisaient la queue à la porte de service des bars, évitaient soigneusement les fontaines publiques réservées aux Blancs.»109 « Le sentiment de leur infériorité les suivait partout. Il était entendu qu’ils soulevaient leur chapeau et descendaient du trottoir au passage d’un Blanc et que jamais une personne « comme il faut » ne leur serrait la main, ou ne les appelait « Monsieur » ou « Madame …». 108 109 Ibid., p. 50 Nicole Bucharan, op. cit., p. 51 71 «… Contester ces arrangements devant les tribunaux relevait de l’utopie la plus folle. La police et la justice étaient rigoureusement « lily-white », blanches comme le lys, et au service de l’ordre établi. »110 La violence est le lot quotidien des Noirs : « 106 Noirs périrent lynchés pendant la seule année 1900… Dans le Sud, les Noirs accusés de larcin, de meurtre, d’ « insolence », ou plus souvent de viol, et qui échappaient au lynchage, risquaient de quitter la prison pour un bagne qui n’avouait pas son nom. Enchaînés et menés à coups de fouet, ils se voyaient loués à des entreprises qui tiraient grand profit de ces travaux forcés. »111 Mais les Noirs ne sont pas prêts à accepter leur sort. Régulièrement, des émeutes raciales éclatent, comme à Atlanta en 1906, ou à Chicago en 1920, alors qu'en 1910 est fondée l'Association pour l’avancement des gens de couleur, ou NAACP à laquelle participe le penseur noir W.E.B. Du Bois et de laquelle est issu Martin Luther King. Elle réussit à faire passer les premières lois de déségrégation, notamment dans l’enseignement supérieur dans les années 1930. Avec d’autres organisations de défense des droits civiques, elle se tourne vers les Nations Unies fraîchement créées. En 1951, le Civil Rights Congress dépose aux Nations unies une pétition intitulée « Nous accusons le génocide ». Le président Truman, élu en 1945, procède à la déségrégation des armées, à l’instauration de l’égalité des chances dans la fonction publique pour les Noirs et à la déségrégation des lieux publics à Washington. En 1954, l’arrêt Brown de la Cour suprême condamne la ségrégation scolaire. C'est sous la direction du pasteur Marin Luther King que sera mené le mouvement des Droits civiques, né au milieu des années 1950. Il commence avec le refus d'une femme Noire, Rosa Parks, de s'asseoir au fond du bus, comme c’était requis de noirs, suivi de son arrestation, à Montgomery, dans l'Alabama en décembre 1955. Un boycott contre la compagnie de bus, mené par le jeune pasteur de 26 ans, est lancé. Il aboutit au jugement de la Cour suprême déclarant la ségrégation anticonstitutionnelle. Suite à ce succès initial, les mouvements des droits civil, fondé sur la doctrine de la non-violence inspirée du Mahatma Gandhi, se répand un peu partout aux Etats-Unis. Des Noirs entrent dans les lieux publics réservés aux Blancs, organisent des sit-in dans les universités et organisent des marches pacifiques, non sans faire l'objet d'une répression violente. En 1963 est organisée une grande marche sur Washington, où Martin Luther King prononce son fameux discours scandé de ses "I have a dream". Ainsi, l'année suivante voit la promulgation d'une série de lois sur les droits civils garantissant l'égalité des droits aux Noirs. Mais dans la pratique les choses avancent lentement, et des Noirs plus impatients et plus sceptiques s'opposent à la politique de la non-violence de King, comme Malcolm X, qui finit par être assassiné en 1965. Martin Luther King succombe lui aussi à un assassinat en 1968. 110Ibid. 111 Ibid., p. 49. 72 Les années qui suivent sont marquées par la mise en place d'une politique de discrimination positive en faveur des Noirs dans le domaine public comme celui des entreprises privées. Celle-ci a permis l’émergence d'une substantielle classe moyenne noire. Mais une grande partie des Noirs américains continue jusqu'à aujourd'hui de souffrir de la ségrégation résidentielle, de chômage chronique, de sous-éducation. Les ghettos noirs sont des lieux de violence, de criminalité, de trafic et de consommation de drogues. De plus, les années 1980 et le début des années 1990 sont souvent qualifiées de backlash (mouvement de retour) par les défenseurs des droits des Noirs, dans la mesure où les présidents Reagan puis Bush ont freiné l'extension de ces droits et se sont montrés hostiles à la politique de discrimination positive. De plus, les Noirs sont toujours victimes de racisme, social et institutionnel. Ainsi, les émeutes de Los Angeles de 1991 suite à l'assassinat par des policiers d'un jeune Noir suivi de leur acquittement montrent que les forces de l'ordre et les autorités judiciaires sont encore clairement marquées par un biais raciste. e. L'apartheid en Afrique du Sud Dans l'hémisphère Sud, une autre forme de racisme promu par l'Etat s'est développée dans la première moitié du XXème siècle, pour véritablement prendre forme après 1948, sous l'appellation d'Apartheid ("développement séparé") en Afrique du Sud. "L'Afrique du Sud naquit des guerres que menèrent les Boers, descendants de colons hollandais, contre les Bantu Xosah (guerres cafres, 1775-1850), contre les Zulu (lors du Grand Trek, migration vers le Natal, 1836), puis contre les Britanniques installés au Cap depuis 1795 (guerre des Boers, 1899-1902)." 112 En 1652, le Hollandais Jan Van Riebeeck met pied au Cap de Bonne Espérance pour le compte de la Compagnie des Indes orientales, à la recherche d’un point d’appui et de ravitaillement sur la route des Indes. La colonie devient vite une colonie de peuplement où s’installent des fermiers hollandais pour y pratiquer l’agriculture dont les produits seront vendus aux navires en escale. Mais l’extrême sud de l’Afrique est déjà habité, par la tribu des Khoikhoi, à qui les terres sont enlevées et qui sont réduits en esclavage. En 1795, les Britanniques prennent possession de la Province du Cap, l’enlevant aux Provinces-Unies soumises à l’occupation de la France révolutionnaire. Après 1815, les Britanniques font abolir l’esclavage dans leurs colonies. La Province du cap n’y échappe pas. Mais les colons déclarent les Africains « apprentis » et doivent donc travailler pour eux gratuitement. Les Boers, comme on appelle les descendants des Hollandais venus s’installer au Cap, parlant la langue Afrikaans (mélange de hollandais, portugais et langues locales) et férus d’indépendance ne supportent pas le poids de la domination britannique, Jean-François Soulet, Sylvaine Guinle-Lorinet, Le monde depuis la fin des années 1960, Paris, Armand Colin, 1998, p. 247. 112 73 d’autant plus que la nouvelle autorité se montre trop « négrophile » à leurs yeux. Ils quittent la province du Cap, et lors du Grand Trek émigrent vers d’autres régions, le Natal, le Transvaal etc., non sans rencontrer l’hostilité des indigènes à qui le terre est prise. « A la fin du XIXe siècle, l’historiographie afrikaans présentera le Grand Trek comme l’exode massif et spontané d’un petit peuple opprimé, qui, s’identifiant aux hébreux, recherchent une terre promise. Les Boers verront également dans leurs victoires sur les Ndebele et les Zoulou la preuve de leur élection divine ».113 Le XIXe siècle est celui des luttes entre Britanniques et Boeurs, qui forment des républiques indépendantes. Lorsqu’est découvert l’or dans le Transvaal, les tensions montent, les Britanniques, dont les ressortissant travaillent dans les mines et sont traités en étrangers par les Boers, veulent avoir leur part du gâteau. La Guerre des Boers éclate en 1899. C’est la première guerre où sont utilisés des camps de concentration pour contrôler la population : les Britanniques y enferment surtout femmes et enfants Boers, qui périssent par milliers dans ces camps sordides. Les Africains ont pris part dans tous les affrontements entre Boers et Britanniques, manipulés par ces derniers, ou espérant en tirer un avantage. Mais ce sont eux qui perdront. En 1902, les Boers admettent leur défaite, et en 1908 est créée l’Union sud-africaine sous domination britannique. Mais dans un esprit de réconciliation, les responsables Boers comme Paul Kruger, Piet Joubert et Marthinius Pretorius sont associés au pouvoir. Les mines d’or du Transvaal donnent naissance à la ville de Johannesburg qui croît à une vitesse vertigineuse. Travailleurs blancs et noirs, chassés par les misères des campagnes, y extraient l’or. Une concurrence entre ces deux groupes s’installe. Les travailleurs Noirs sont logés dans des compounds, sortes de casernes, aux conditions de vie sinistres. C’est le début de la ségrégation résidentielle. Dans les campagnes, une dernière révolte des Xhosa éclate en 1906, matée dans le sang. Au début du siècle, au moment d’une crise économique, des grèves éclatent dans les mines, reflétant la concurrence entre Noirs et Blancs pour les emplois et les salaires. Ces grèves reprennent lors de la crise économique d’après-guerre. Les dirigeants entreprennent donc une politique de ségrégation, car « la priorité du gouvernement… est d’arracher les petits blancs de la misère. »114 En 1910, vivent en Afrique 3,7 millions de Noirs, 1,1 million de Blancs, 500 000 Métis et 100 000 Indiens (venus à partir des années 1860 pour travailler essentiellement dans les plantations des canne à sucre). Ainsi, en 1911, le Mines and Work Act exclut les Africains de tout emploi qualifié dans les mines et l'industrie. L'année 1913 voit la promulgation du Native Land Paul Coquerel, La nouvelle Afrique du Sud, Paris, Gallimard, collection “ Découvertes”, 1999,, p. 31. 114 Ibid., p. 89. 113 74 Act, qui introduit la ségrégation foncière : les Noirs se voient octroyés 7,3% des terres, instituées en réserves : « Cette loi a des effets désastreux. Des familles entières sont chassées des terres qu’elles occupaient depuis des générations. Par milliers, des Africains affluent vers les grands centres industriels du Rand où les magnats des mines les font travailler pour des salaires de misère. »115 Cette ségrégation est complétée par celle dans la justice et dans la vie publique. Une décennie plus tard, en 1924, l'Apprentice Act rend inaccessible aux indigènes l'enseignement professionnel. En 1925, la Wage Act limite les salaires des Noirs, alors que l'Industrial Conciliation Act prive les syndicats non blancs de toute reconnaissance légale. En 1929, le Riotous Assemblies Amendment Act amplifie les droits du ministre de la Justice en matière d'assignation à résidence et de détention préventive. En 1936, le Native Representation Act supprime les droits de vote pour les Noirs dans les dernières provinces où il existait, le Cap et le Natal. Les intérêts des blancs sont défendus par des partis comme le Parti National, fondé en janvier 1914. La résistance s’organise. Gandhi défend les intérêts des Indiens avec son Natal Indian Congress créé en 1914, et expérimente sa méthode du satyagraha. En 1912 est fondé le South African Natives National Congress, par des Noirs ayant reçu une instruction dans les écoles de mission. C’est l’ancêtre de l’ANC, qui vise à lutter contre les discriminations au moyen de méthodes non violentes. En 1934, au moment de la crise économique mondiale, le Parti National fait l’objet d’une scission. Apparaît alors le Parti National Purifié, dirigé par Daniel Malan, un ancien pasteur, qui s’appuie sur l’Afrikaner Broederbond, société secrète Boer créée en 1918. Au cours de la Seconde guerre mondiale, Malan, représentant des Afrikaners (Boers) tenant à leurs privilèges de Blancs et à la suprématie de la race blanche, élabore la théorie de l'Apartheid, du "développement séparé" des Blancs et des Noirs. « Plus qu’un simple slogan électoral, l’apartheid, qui implique la stricte séparation entre les races » apparaît bien vite comme un véritable projet de société, sous-tendu par une idéologie qui plonge ses racines dans l’histoire des Afrikaners. L’apartheid est ainsi présenté par ses défenseurs comme le seul moyen d’assurer aux Afrikaners la place dominante à laquelle ils estiment avoir droit. »116 En 1948, le parti nationaliste remporte les élections, Malan devient Premier Ministre et instaure officiellement l'Apartheid. Le gouvernement est pour la première fois formé exclusivement d'Afrikaners, qui promulguent des lois encore plus ségrégatives. En 1949, le Prohibition of Mixed Marriage Act et l'Immorality Act interdisent les mariages et les relations sexuelles interraciaux. L'année suivante, le Population Registration Act instaure la classification des habitants de l'Afrique du Sud selon des critères raciaux. 115 116 Ibid., p. 82. Ibid., p. 95. 75 « Le Population Registration Act impose un système de classification extrêmement rigoureux… Tous les Sud-Africains sont désormais rattachés à l’une des droits « races » définies par le ministère de l’Intérieur : blanche, métisse ou indigène… Cette classification s’établit sur des critères physiques, tels que la couleur de la peau, la nature des cheveux, la langue et la descendance. Mais la réalisation de cette tâche prométhéenne pose des problèmes…. Certains cas sont particulièrement difficiles à trancher, notamment celui des Métis à peau claire qui parlent afrikaans, ou celui des Afrikaners au teint mat. Parfois, l’administration utilise des procédés rudimentaires ; ainsi, les fonctionnaires de l’Intérieur prennent l’habitude de placer un peigne dans lse cheveux de la personne. S’il tombe, l’individu est considéré comme blanc ; s’il s’accroche, le « suspect » et rejeté chez les Métis. Cette classification arbitraire génère de multiples drames, déchire des familles, brise des couples, plonge les individus dans un univers kafkaïen. Passer d’une catégorie à l’autre implique de changer de lieu de résidence, d’employeur, de statut social. »117 Le Suppression of Communism Act sert de fondement à la répression des désordres. Le Group Areas Act instaure la ségrégation résidentielle. Celui-ci a pour conséquence le déplacement forcé de populations, surtout les Métis, Indiens et Noirs. L'année 1951 voit la généralisation du pass, sorte de carte d’identité et de carnet de travail octroyé aux Noirs, obligatoire dans leurs déplacements. En 1953, le Separate Amenities Act impose la ségrégation dans tous les lieux publics. « Désormais, des millions de Sud-Africains verront les moindres actes de leur vie quotidienne régis par de sinistres panonceaux. Pour beaucoup, la transgression de cette législation aberrante se terminera derrière les barreaux d’une prison. »118 La ségrégation se met en place dans les écoles : « A partir de 1948, le Parti national annonce clairement le système d’enseignement qu’il entend mettre en œuvre pour les Africains : « L’éducation des indigènes doit être fondée sur les principes de la tutelle, de l’inégalité et de la ségrégation. Son but doit être d’inculquer le mode de vie de l’homme blanc, spécialement celui de la nation boer, la tutrice première. » Le Bantu Education Act de 1953 sera complété par le Extension of Universities Act de 1959 qui créée trois universités noires dans les réserves et interdit désormais aux étudiants noirs l’accès aux universités anglophones. »119 Les années 1950 sont marquées par d'importantes émeutes qui aboutissent à celles de Sharpeville où 69 personnes sont massacrées par la police. Ces années voient aussi la création du PAC , le Pan African Congress, qui lutte contre l'apartheid, qui est plus radical que l'ANC, l’African National Congress. Alors que les émeutes se poursuivent, les dirigeants sud-africains adoptent la politique des Bantoustans : elle prévoit l'accession à l'autonomie et à l'indépendance, des foyers nationaux Bantu : les ressortissants des bantoustans acquièrent ainsi obligatoirement la nationalité de ceux-ci et sont donc considérés comme étrangers en Afrique du Sud. Suite aux massacres de Sharpeville un "long processus d'arrestations, d'interrogatoires, de tortures et de procès, le gouvernement finit Ibid, p. 100. Ibid., p. 99. 119 Ibid., p. 103. 117 118 76 par casser l'ANC et le PAC. A partir de 1963, les principaux leaders des deux mouvements (Sobukwe, Sisulu, Mbeki, Mandela, Motosledi, Mlangeni) sont condamnés à la prison à vie."120 Dans les années 1960, les mouvements anti-apartheid devenus clandestins se tournent vers la violence et lancent des actions de sabotage. Après l'accession à l'indépendance de l'Angola et du Mozambique en 1975, qui se trouvent dans le camp soviétique, ces mouvements y trouvent leur base d'entraînement et de repli. Les années 1970 sont aussi celles de la naissance de mouvements de masse nonviolents comme la Conscience Noire, La Convention du peuple noir, l’Association des parents d'élèves noirs. Ces groupes s'opposent à la politique scolaire du régime – imposer l’afrikaans dans l’enseignement des sciences dans les écoles pour Noirs – qui est à l’origine des violentes émeutes de Soweto en 1976, où des centaines d'écoliers sont emprisonnés ou tués. Malgré la répression, l'opposition à l'Apartheid se renforce. Les mouvements anti-apartheid se regroupent au sein d'un nouveau parti politique, l'Organsiation du peuple d'Azanie (AZAPO), qui devient tout de suite illégale, tandis que l'Eglise catholique adopte la multiracialité. Mais le gouvernement se sent obligé de légaliser l'existence du syndicalisme noir en 1979, bien que la répression ne cesse de se durcir. Après 1983, les émeutes dans les townships (secteurs urbains où les noirs sont confinés) reprennent, ce qui entraîne l'instauration de l'état d'urgence en juillet 1985. Le bilan de ces émeutes est lourd : plus de 25 000 arrestations et plus de 1800 morts. Alors que les pays occidentaux avaient pendant longtemps fermé les yeux sur la situation en Afrique du Sud, pour des raisons économiques et de guerre froide, ils adoptent des sanctions économiques à l'encontre de ce pays à partir de 1977. L'année 1990 constitue ainsi un tournant. Le président de la république F. De Klerk fait libérer Nelson Mandela, légalise les partis politiques interdits et abolit l'année suivante l'Apartheid (l'interdiction des mariages mixtes avait été levée dans les années 1980). Il lance la rédaction d'une nouvelle constitution qui entre en vigueur en 1994, année des premières élections multiraciales où Nelson Mandela est élu président de l'Afrique du Sud. Mais aujourd'hui, bien des problèmes subsistent : la population noire est encore très pauvre, la richesse restant entre les mains des Blancs, et s'impatiente de la lenteur des changements. f. Le racisme, un "privilège" des Européens ? Tous les exemples de racisme à grande échelle que nous venons de présenter ici sont le fait d'Européens ou de descendants européens. Cela signifie-t-il que le racisme est nécessairement européen ? 120 J.-F Soulet et S. Guinle-Lorinet, op.cit., p. 248. 77 La définition du racisme que nous avons donnée plus haut suggère plutôt que le racisme est un phénomène universel qui peut prendre diverses formes. Et il y plusieurs exemples de racisme non-européen, dont nous citerons quelques exemples : Tahar Ben Jelloun raconte à sa fille : "...dans les temps anciens, des commerçants marocains partaient faire des affaires en Afrique. Ils commerçaient avec le Sénégal, le Mali, le Soudan, la Guinée, et certains ramenaient avec eux des femmes noires. Les enfants qu'ils faisaient avec elles étaient souvent maltraités par l'épouse blanche et par ses enfants. Mon oncle avait deux femmes noires. J'ai des cousins noirs. Je me souviens qu'ils ne mangeaient pas avec nous. On a pris l'habitude d'appeler les Noirs Abid (esclaves)."121 Les Indiens ont aussi une tendance à mépriser la couleur noire. Citons en exemple cet extrait du roman de Salman Rushdie, Les enfants de minuit : "Clatter-feet descended from a taxi and rushed into the narrow lanes; meanwhile, in their corner house, my mother stood in her kitchen stirring khichri for breakfast overhearing my father conversing with his distant cousin Zohra. Feet clacked past fruit salesmen and hand-holding loafers; my mother overheard: '...You newlyweds, I cant' stop coming to see, cho chweet, I can't tell you!' While feet approached, my father actually coloured...and Amina , stirring khichri heard Zohra sqeal, 'Oh look, pink! But then you are so fair, cousinji!...'...Zohra went on .'Lovely pink babies we'll have, a perfect match, no, cousinji, to wake every morning and see it staring at you, in the mirror to be shown proof of your inferiority! Of course they know; even blackies know white is nicer, dontyouthinkso?'...Feet at the door almost and Amina in the dinig-room with hot khichri at the ready, so very near to Zohras silly head, whereupon Zohra cries, 'Oh, present company excluded, of course! ' just in case, not being sure whether she had been overheard or not, and 'Oh, Ahmed, cousinji, you are really too dreadful to think I meant our lovely Amina who really isn't so black but only like a white lady standing in the shade!'"122 Enfin, l'Afrique noire bien que généralement la principale victime du racisme blanc mondial, n'a pas été dénuée de "racisme" et de xénophobie, comme en témoignent l'expulsion en 1983 de deux millions de Ghanéens du Nigeria. 121 122 Tahar Ben Jelloun, op. cit., pp. 47-48. Salman Rushdie, Midnight's Children, Londres, Vintage, 1995, pp. 69-70 (roman paru en 1981) 78 B. Racisme et caste Après avoir fait un petit tour d'horizon des différents racismes ayant existé dans le monde (ou existant toujours), revenons-en à la caste. Dans quelle mesure l'intouchabilité en particulier peut-elle être rapprochée du racisme ? 1. Tableau comparatif entre l'intouchabilité et les racismes Comparons, pour commencer brièvement dans un tableau les causes et les manifestations des discriminations liées à la caste et des discriminations raciales. Les points mentionnés représentent une synthèse des formes de discrimination et de leurs causes analysées plus haut. Causes de discrimination Manifestations de la discrimination Intouchabilité Appartenance par la naissance à une caste "intouchable" Racisme Appartenance par la naissance à une population de couleur différente, à un pays étranger, à une ethnie, culture, religion, différentes, entre autres. Croyances et préjugés Croyances et préjugés Maintien dans une position socioéconomique subalterne Maintien dans une position socioéconomique subalterne Ségrégation résidentielle Ségrégation résidentielle Ségrégation dans les lieux publics Ségrégation dans les lieux publics Violences ("atrocités"), venant de la société civile et/ou de la police Violences venant de la société civile et/ou de la police Accès très difficile à l'éducation Accès très difficile à l'éducation 79 Tabous de mariage et de relations sexuelles avec ceux-ci Utilisation d'un langage et de comportements sociaux visant à rabaisser l'"intouchable" Tabous et/ou interdiction légale de mariage et de relations sexuelles avec les personnes appartenant au groupe ciblé Utilisation d'un langage et de comportements sociaux visant à rabaisser la personne visée. Ce tableau nous le montre bien : ce qui distingue le racisme de l'intouchabilité, ce n'est que l'appartenance à une caste jugée inférieure. Les formes de la discrimination sont de même nature dans les deux cas. De plus, les deux formes de discriminations sont fondées sur la croyance en l'infériorité et/ou la nuisance d'un groupe social donné. 2. La caste est différente de la race A l’évidence, les concepts sur lesquels se fondent les discriminations liées à la caste et celles liées au racisme sont différents. La première découle d’une conception religieuse de la pureté qui s’est traduite dans un ordre social. Ici, on peut être d’accord avec Dr Ambedkar lorsqu’il rejette tout fondement racial à la caste. Il n’y a pas de distinction physique entre un brahmane et un intouchable. Leur religion est généralement la même, même si les pratiques diffèrent profondément. La caste est un phénomène social, très spécifique à l’Inde et aux pays qui ont subi son influence. La deuxième découle d’un concept biologique développé par les Européens au XIXe siècle et pendant longtemps avalisé par la science. Il s’agit de discriminer ceux qui sont différents, par la couleur de leur peau, leur nationalité, leur religion, leur culture. La pureté défendue dans le racisme à l’européenne est une pureté biologique –fallacieuse, évidemment. Le racisme est aussi un phénomène social, mais il se fonde sur des critères différents. De plus, le racisme a pris et prend des formes différentes : de la xénophobie sourde en Europe à l’extermination des Juifs, de l’esclavage à l’apartheid, chaque forme de racisme a ses spécificités, son contexte et son histoire. C’est pour cela que nous avons parlé de « racismes ». Mais des traits communs peuvent être trouvés, que nous nous apprêtons maintenant à analyser, aux côtés de la situation des Dalit en Inde. 80 3. L’intouchabilité revient à du racisme a. Deux idéologies qui stipulent l’inégalité de nature entre les êtres humains L’idéologie du pur et de l’impur est une idéologie qui stipule l’inégalité intrinsèque entre les êtres humains. Les plus purs sont au plus haut de l’échelle sociale, et les plus impurs en subissent tout le poids. Le racisme est aussi une idéologie qui stipule l’inégalité intrinsèque entre les êtres humains, mais ici, selon des critères biologiques et/ou culturels. Les deux nient aux victimes leur dignité humain et leurs droits fondamentaux. Et les deux utilisent le critère de la naissance pour justifier la discrimination. b. Deux idéologies de la domination Ces idéologies visent toutes les deux à assurer et justifier la domination d’un groupe sur un autre, des brahmanes ou gens de caste sur les basses castes, des Blancs sur les Noirs. Derrière cela on trouve des enjeux de pouvoir, d’accès aux richesses, à la terre, de maintien des sources de profit, d’accès aux emplois, des enjeux de statut social. c. Préjugés et croyances Les deux idéologies sont étayées par des croyances et des préjugés qui guident l’action des hommes au quotidien. Nous avons cité quelques exemples plus haut dans notre présentation du racisme. Les Dalit aussi font l’objet de nombreux préjugés. On les croit impurs, bien sûr, mais aussi souvent sales, aux moeurs relâchées, violents, bêtes, etc. d. Maintien dans une position socio-économique subalterne L’idéologie et les croyances renforcent et justifient une domination socioéconomique. Aux Dalit on nie l’accès aux terres, aux emplois qualifiés. On les fait accomplir les tâches les plus subalternes et les plus dégradantes, les plus dures aussi : ramassage manuel des excréments, travail comme journaliers. Ces tâches sont imposées aux Dalit et ne sont pas récompensées par un salaire décent. Comparons cette situation avec les lois de l’Afrique du Sud, qui enlèvent les droits aux Noirs de posséder de la terre et de l’immobilier (Native Land Act, Group Areas Act) en dehors de leurs petites sphères qu’on leur a réservées. Comparons cela à l’interdiction de l’accès aux emplois qualifiés dans les lois sud-africaines. Comparons à cela aussi l’échec des réformes agraires prévues aux Etats-Unis dans le Sud après 1865. 81 e. Ségrégation spatiale Ghettos dans l’Allemagne nazie, ghettos urbains d’Amérique, townships en Afrique du Sud : les céris, maharvadas, etc., ne répondent-ils pas à la même logique ? Au temps de l’apartheid, les Noirs ne pouvaient se rendre dans les villes que pour maximum trois jours, ne pas s’y rendre après une certains heure, n’y aller généralement que pour travailler, comme nounous ou pour d’autres travaux subalternes. f. Ségrégation dans les lieux et les services publics Les Dalit n’ont pas accès aux tea-shop et doivent prendre leur thé dans des gobelets réservés pour eux dehors. Les Noirs américains n’avaient pas accès aux bars et étaient servis dehors. Les Noirs d’Afrique du Sud n’avaient pas accès aux lieux publics des Blancs, les Juifs d’Allemagne étaient aussi confrontés à des pancartes qui leur interdisaient l’accès aux théâtres, aux restaurants, etc. Juifs allemands, Noirs Sud-Africains et Noirs d’Amérique se voyaient refuser l’accès aux services publics comme la santé, ou sinon ces services étaient « vétustes ou inexistants ». Il en est de même pour les Dalit, à qui l’on restreint l’accès aux hôpitaux, que les constructeurs de centres de santé négligent en les installant dans les villages et non dans les céris. g. La violence Les bastonnades de juifs dans l’ère nazie, les fameux lynchages en Amérique, la violence policière et autre en Afrique du Sud. Voilà des cas de violence qui visent à « maintenir ces gens à leur place ». Quel autre but ont les atrocités (mutilations, viols, massacres, feu mis aux maisons…) en Inde à l’encontre des intouchables que de « maintenir ces gens à leur place », comme on l’entend souvent ? La violence est aussi sexuelle : pour comparaison la situation des femmes Dalit au quotidien que nous avons décrites et celles des Noires en Amérique. h. Accès très difficile à l’éducation L’Afrique du Sud et les Etats-Unis ont mis en place des écoles séparées pour les Noirs, avec la qualité de l’enseignement délibérément inférieure et visant à inculquer l’infériorité aux Noirs. Pour les Dalit, la situation est très proche. Dans les écoles prévues pour eux, l’enseignement est de mauvaise qualité, le matériel manque, l’instituteur est souvent démotivé ou absent. L’accès aux études supérieures est barré aux Noirs comme aux Dalit pour des raisons de pauvreté, mais aussi de dissuasion, ou tout simplement d’interdiction. Ne s’agissait-il pas de rappeler aux Juifs leur situation inférieure en les expulsant, professeurs et élèves, des universités ? 82 L’éducation est un facteur clé d’ascension et de contestation sociale. Donner une éducation de mauvaise qualité, voire pas du tout, par mépris, par politique délibérée ou par pure et simple négligence (c’est plutôt le cas des Dalit ici), est un des meilleurs moyens de maintenir un ordre social inique. i. Interdiction des relations sexuelles et des mariages Dans le cas de la caste comme dans le cas du racisme, on assiste à une véritable « mixophobie ». Il s’agit pour les uns de maintenir leur pureté rituelle, pour les autres leur pureté raciale. Que ce soit par la loi, ou par des tabous, les résultats sont les mêmes. Cette « mixophobie » est aussi dans les deux cas plein d’hypocrisie. Tandis que les Américains faisaient tout pour éloigner les hommes noirs des femmes blanches, tout est fait pour interdire les relations entre une femme de caste et un homme Dalit.123 Mais un homme blanc et un homme de caste a le droit de se distraire avec une femme noire ou Dalit sans que cela n’ait de conséquences sérieuses pour lui : c’est « une distraction clandestine avec un être inférieur, un amusement sans conséquence sociale. » j. Langage et codes sociaux Nous avons décrit comment les Dalit devaient utiliser une attitude de respect et de soumission, ainsi qu’un langage approprié lorsqu’ils s’adressent à des gens de caste. Les Noirs devaient en faire de même avec les Blancs aux Etats-Unis. Au contraire, les gens de caste, ou les blancs utilisaient (utilisent souvent encore) un langage qui vise à rabaisser le Dalit ou le Noir, en lui donnant des noms insultants (nigger….), en le tutoyant et en le traitant comme un enfant. Comme pour les esclaves Noirs dans l’Amérique du Sud coloniale, on n’accepte pas qu’un Dalit s’habille de la même manière. k. Déni de droits politiques Les droits politiques ont été les premiers à être bafoués partout où se sont installés des régimes racistes : interdiction de se réunir, de voter, d’être élu. Si ces droits étaient accordés dans la loi, c’est la violence qui faisait le reste. En Inde, on est dans une situation de ce type, où les Dalit sont forcés de voter pour un candidat, ou de ne pas voter. Dans les conseils municipaux, ils sont acculés au rang de figurants. l. Intouchabilité et altérité Dans le racisme, on discrimine ceux à qui on trouve une différence : de couleur de peau, de culture, de religion, de nationalité. On discrimine l’ « autre ». 123 Voir à ce sujet le roman de Arundhati Roy, Le Dieu des Petites Choses. 83 Mais les intouchables sont-ils vraiment "autres" dans la société indienne ? Sont-ils assimilables aux minorités religieuses que les tenants de l'Hindutva veulent présenter comme antinationaux ? A priori non, car ils font partie de l'hindouisme que les nationalistes veulent justement imposer à tous. Mais en y regardant de plus près, nous nous rendons compte, que l'hindouisme a créé ses propres "autres", au sein même de la société. Les intouchables sont les "impurs" permanents face aux varna qui doivent veiller à leur pureté. Ils sont les capteurs de l'impureté qui permet aux varna d'exister. Sans eux, la raison d'être des varna s'effondre. Sans "eux", il n'y a pas de "nous, les varna". Dans l'hindouisme, l'autre est intégré dans le système même. Et les mécanismes de rejet, avec leur panoplie de croyances et de préjugés qui rendent "par naissance", "par essence" les intouchables moins qu'humains sont de même nature que ceux du racisme. Les intouchables sont aussi le reflet d'un "recours à la haine pour pouvoir exister." m. Le racisme et la caste, c’est aussi se faire mal à soi-même Dans les systèmes sociaux racistes et dans le système des castes, les membres du groupe dominant qui transgressent les lois sociales peuvent subir également les violences et l’exclusion : les Allemands se mélangeant avec des Juifs, le Blanc d’Amérique se faisant lyncher pour raisons de sympathie avec les Noirs, le Blanc d’Afrique du Sud qui entre en relation avec des Noirs, la jeune fille de caste ayant une relation amoureuse avec un intouchable. n. Caste et racisme, deux phénomènes à rapprocher pour mieux les combattre Beaucoup de personnes craignent, qu'en présentant le "castéisme" comme une forme de racisme, on "racialise" le débat sur l'intouchabilité, racialisation dangereuse et erronée, vu la non-validité de la notion de race au regard de la science. Eh bien justement, réplique Gail Omvedt, "Ni la caste comme système social ni le "racisme" sont fondés sur de véritables différences biologiques entre les être humains. Tous deux sont des systèmes de discrimination qui attribuent des qualités "naturelles" ou "essentielles" à des personnes nées dans des groupes sociaux spécifiques. Autrement dit, alors que la caste n'a rien à voir avec la "race", les justifications de la discrimination liée à la caste ont beaucoup à voir avec le phénomène social de "racisme".124 Selon la chercheuse américaine spécialiste de la question des Dalit, "le racisme et la caste ne peuvent être annihilés en ignorant leur existence".125 124 125 Gail Omvedt, The U.N., racism and caste - II, in The Hindu, 10/04/2001, p. 12. Ibid. 84 C. Racisme et caste au temps de la mondialisation Le racisme sous toutes ses formes a connu de sérieux revers dans de nombreux pays. En Occident, pratiquement plus personne n'ose avouer ouvertement qu'il ou elle est raciste. En Allemagne, le racisme est devenu un sujet très douloureux après le nazisme, et au début des années 1990, le représentant le plus absolu de racisme, le système de l'apartheid en Afrique du Sud, s'est effondré. Et pourtant les années 1990 ont été le spectacle d'une montée spectaculaire des violences intercommunautaires et interethniques dans diverses parties du monde, en même temps que la mondialisation s'est très fortement accélérée. Quels sont les liens entre ces deux phénomènes ? 1. Des crispations identitaires aux génocides La mondialisation est un phénomène d'unification du monde dans un système global d'échanges et de production et de domination de la sphère financière. Elle tend à l'uniformisation du monde en véhiculant un modèle social matérialiste et consumériste. Elle est accompagnée du démantèlement des Etats, surtout de ceux du Sud, ayant pour conséquence la remise en cause de services sociaux publics, et de politiques redistributives garantes d'un minimum de paix sociale, au nom de l'efficacité supposée du seul marché pour réguler la société. Mais "unification" et "uniformisation" ont pour contrepartie l'exclusion et la fragmentation. Sur le plan économique et social, la mondialisation exclut violemment une grande partie de l'humanité de la prospérité générale qu'elle est censée amener, et sur le plan socio-psychologique, elle sécrète des mouvements de repli, au nom de la défense de sa propre identité. N'oublions pas non plus l'effondrement du système bipolaire et la fin de l'idéologie marxiste au tournant de la décennie 1990, qui a enlevé la chape de plomb qui pesait jusque-là sur les tensions internes aux Etats et a conduit à une redéfinition des identités. Ainsi, on parle aujourd'hui de "crises" et de "crispations identitaires" face à un monde où tout semble devenir uniforme, qui mène à des formes de racisme virulentes et violentes. Citons à ce titre encore Daniel Sibony : "Parmi les nouveaux facteurs de haine identitaire et de tension "ethnique" on cite ce couple étrange : la mondialisation et la fragmentation (ou régionalisation). Deux termes solidaires, qui s'appellent et se rejettent. La fragmentation fonde des identités plus petites mais plus sûres, comme quand on s'isole en groupe, écartant les cas "douteux". Inversement, des identités régionales vivent la tendance à se rassembler pour exister au plan mondial (Europe...). Ce double mouvement questionne, dans les deux sens, le seuil au-delà duquel une identité se sent menacée ; le seuil où elle tolère autour d'elle des gens qu'elle n'aime pas. Dire que 85 ce seuil est tombé bas, c'est dire que l'on a affaire à des identités de plus en plus faibles, conscientes de leur faiblesse, et la supportant assez mal."126 a. "Une nouvelle ère du racisme européen"127 L'impact des mutations économiques sur les sociétés s'est fait sentir en Europe dès les années 1970 et a contribué à la montée du racisme et de la xénophobie. Pour Michel Wieviorka, il s'agit d'une "modernité en crise" : "Les sociétés européennes étaient des sociétés industrielles, dotées d'un mouvement ouvrier puissant, qui jouait un rôle central dans la vie sociale, politique, culturelle et intellectuelle. Ces sociétés étant entrées dans l'ère postindustrielle, le mouvement ouvrier s'y est partout décomposé et affaibli..." La crise économique des années 1970 a rendu les politiques de redistribution sociale et d'inspiration social-démocrate impuissantes, tandis que "l'exacerbation de la concurrence des marchés, liée à la globalisation de l'économie... rendent exorbitant le coût de ces politiques, surtout lorsque le nombre des chômeurs ne cesse de s’accroître ou que le pourcentage des personnes âgées est en augmentation. Dans ces conditions, le néolibéralisme a gagné du terrain au cours des années 1980". "Le problème de l'exclusion et de la "dualisation" socio-économique apparaît dès lors comme une source de préoccupations majeure, et le racisme y trouve un nouvel espace où se développer. D'une part, en effet, les "pauvres blancs", victimes de cette mutation sociétale, ou craignant de le devenir, font de l'immigré le bouc émissaire de leur malheur. D'autre part, ceux qui sont du bon côté de la société duale déploient des conduites, individuelles ou collectives, qui reviennent à construire des barrières, sociales et raciales, permettant de tenir à distance les classes "dangereuses", auxquelles les immigrés sont largement assimilés...."128 C'est ainsi qu'on a assisté à la montée du Front national en France, du "National Front" en Grande Bretagne, du Vlaams Block en Belgique, partis d'extrême droite populistes qui font de l'immigration, et du rejet des immigrés, les thèmes centraux de leur agenda politique. En 2000, l'Autriche a créé un tollé avec l'élection au gouvernement de membres du FPÖ de Joerg Haider. En Allemagne, c'est l'effondrement de la société et de l'économie de l'ex-RDA qui a permis la montée des violences de groupes de néo-nazis qui s'en prennent aux immigrés, qui sont beaucoup moins nombreux qu’en Allemagne de l’Ouest. Les partis politiques plus respectables se sont progressivement saisi de la question de l'immigration par stratégie électoraliste et soi-disant pour couper l'herbe sous les pieds des partis d'extrême droite. Daniel Sibony, op. cit., p. 32. Michel Wieviorka, "Les mutations de la haine", in Courrier de l'Unesco, op. cit., p. 13 128 Michel Wieviorka, op.cit., p. 12. 126 127 86 b. Fin de la guerre froide, mondialisation, crises économiques, fragmentation du pouvoir et violences dans le Sud Ce qui a beaucoup frappé les esprits dans les années 1990, a été la montée des violences dans les pays du Sud, à caractère très souvent ethnique ou religieux : guerres claniques en Somalie, génocide au Rwanda, guerres interminables au Congo ex-Zaïre, montée de l'idéologie de l'«ivoirité » en Côte d'Ivoire, embrasement de l'Indonésie, montée des mouvements fondamentalistes dans le monde arabe, arrivée au pouvoir des Talibans en Afghanistan... Quel lien peut-on faire avec le "nouvel ordre mondial ? » Prenons pour premier exemple les mouvements islamistes fondamentalistes tant décriés en Occident. Ils naissent généralement dans des pays en crise, où le rôle de social de l'Etat a fortement diminué, en toute conformité avec les tendances actuelles: "En fait, en particulier dans les pays arabes, ou en Turquie par exemple, les islamistes tirent profit des frustrations sociales multipliées depuis le début des années 1970 : l'adhésion de millions d'Algériens ou d'Egyptiens n'exprime pas forcément leur volonté de voir se construire un Etat islamiste (sur le modèle iranien ou soudanais...) mais plutôt leur désir de justice sociale (et de liberté ?), dans des pays où des groupes réduits jouissent de privilèges tandis que les masses connaissent la misère... Sur le terrain, dans les quartiers pauvres des grandes agglomérations en particulier, ce sont les islamistes qui assurent soutien scolaire, soins gratuits, aide aux familles les plus démunies..."129 En Côte d'Ivoire, on a assisté ces dernières années à la montée de l'idéologie de l' « ivoirité », qui s'en prend aux trois millions d'étrangers venus des pays voisins qui se sont installés dans le pays au temps du président Houphouët-Boigny et aux deux millions d'Ivoiriens nés de parents étrangers, soit à 30% de la population. En effet, après la disparition de ce dernier, le pays a sombré dans une grave crise économique, qui a remis en cause l'image qu'on avait d'une Côte d'Ivoire stable et prospère. Le FMI et la Banque mondiale appelés à la rescousse ont imposé un démantèlement du secteur public, qui a entraîné un chômage massif et le rachat d'entreprises publiques par des multinationales. La politique de stabilisation des prix, du cacao en particulier, symbolisée par la CAISTAB, a aussi dû être abandonnée sur injonction des grandes institutions financières, entraînant la ruine et la paupérisation de nombreux paysans. Les dirigeants du pays, Henri Conan Bédié, puis le putschiste Robert Gueï, ont alors brandi l'idéologie de l'"ivoirité", pour rejeter les étrangers dans une situation de rareté de la terre, des emplois et des ressources. Ce nouveau racisme ivoirien est aussi essentiellement manipulé à des fins de pouvoir, car il s'agit d'éliminer de la scène politique un rival important, Alassane Ouattara, musulman originaire du Nord et fils d'une femme burkinabée. Son élimination de la course à la présidence par les dispositions de la nouvelle constitution du pays rédigée sous les auspices de Robert Gueï puis des élections législatives après la victoire de Laurent Ggagbo comme nouveau président ont entraîné une vive tension dans le pays. L'élection 129 J.-F Soulet et S. Guinle-Lorinet, op.cit., p. 233. 87 présidentielle s'est faite au prix de 171 morts officiels, la plupart originaires du Nord, tandis que la découverte d'un charnier de 57 morts en octobre dernier a suscité des questions quant à la véritable ampleur des massacres. Le nouveau président n'a pour sa part pas fait mine de changer l'orientation des choses. Lors d'une mutinerie de soldats en janvier 2001, "les soupçons se sont une fois de plus tournés vers les militaires nordistes, accusés en outre d'avoir reçu un appui de l'étranger"130. Ainsi, la Côte d'Ivoire est actuellement "au bord du génocide"131, et sa situation a amené le président Sénégalais à affirmer qu'un "Burkinabé subit en Côte d'Ivoire ce qu'un Noir ne subit pas en Europe", lors du forum sur le racisme, la xénophobie et l'intolérance qui s'est tenu à Dakar en janvier 2001. Que dire alors du génocide Rwandais de 1994 ? Pourquoi s'est-il produit à cette date, alors que les tensions entre Hutus sont anciennes et avaient déjà abouti à des massacres ? Un rapport publié par la Fédération Internationale des ligues des Droits de l'Homme (FIDH) en 1999 a mis en lumière les responsabilités internationales, ou plutôt l'irresponsabilité de la communauté internationale face à l'imminence du massacre d'environ un million de Tutsi: "Les responsabilités internationales sont accablantes. Il n'est pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre : rapports d'informateurs, découvertes fortuites, rumeurs vérifiées. Le rapport de la FIDH fournit des documents inédits et impitoyables. L'ONU a préféré écouter les interprétations rassurantes de M. Booh Booh timide envoyé du secrétaire général, plutôt que le rude langage du général Roméo Dallaire, commandant de la mission militaire. Placée devant l'indéniable elle a tergiversé, puis ayant tergiversé, elle a décidé de se dérober. Enfin, obligée d'employer le mot "génocide" le 8 juin, soit deux mois après qu'il eut commencé, elle tergiversa et parvint à n'intervenir que lorsque tout était terminé. Si l'ONU est sourde, l'administration américaine l'est tout autant, car une étude de la CIA parlant de la possibilité de 500 000 morts n'est absolument pas prise au sérieux par Washington. Le rôle de la France apparaît aussi au travers de l'analyse de la coopération militaire avec le régime rwandais."132 Ne s'agit-il pas d'un cas d'abandon d'un pays sans intérêt stratégique depuis la fin de la guerre froide et sans intérêt pour l’économie mondiale ? Ainsi il devient visible que la mondialisation est un facteur de développement du racisme, de la xénophobie et de l'intolérance, notamment là où elle exclut : parmi les populations pauvres des pays du Nord, dans les pays du Sud où les crises économiques et le démantèlement de l'Etat mettent aux abois des populations manipulées par des dirigeants qui, faute de réel pouvoir de décision pour des raison de dépendance, font tout pour se maintenir au pouvoir, ou par des candidats au pouvoir qui s'appuient sur le désarroi des gens. Enfin, l'abandon d'une partie de la planète à son sort sur tous les plans (économique, politique...) permet au règne de la violence et de la haine de s'installer. Philippe Leymarie, "L'Afrique de l'Ouest dans la zone des tempêtes", in Le Monde diplomatique, mars 2001. 131 Ibid., citant L'opinion, Ouagadougou, 1/11/2001. 132 Gérard Prunier"Le génocide rwandais tel qu'il s'est produit", in Le Monde diplomatique, octobre 1999. 130 88 2. La montée de la violence et des "atrocités" en Inde L'Inde n'est pas épargnée par ce mouvement dans les sens de plus de violence et de haine dans un double contexte de montée au pouvoir du parti nationaliste, le BJP, et de l'accroissement des inégalités ainsi que de l'abandon à leur sort des populations pauvres et marginalisées suite à l'acceptation par l'Inde dès règles du jeu de l'économie mondiale. Ainsi, d'un côté, on assiste à la montée du "communalisme", c'est à dire des idéologies et des violences à l'encontre des minorités religieuses. La destruction de la mosquée d'Ayodhya en 1992 instrumentalisée par le BJP et les violences intercommunautaires qui s'en sont ensuivies en sont un des exemples les plus spectaculaires. Mais les violences contre les musulmans ne sont désormais plus les seules : "Si l'histoire de l'Inde a toujours été façonnée par des conflits meurtriers entre son écrasante majorité d'Hindous et sa minorité musulmane, depuis [quelques années], le Sangh Parivar ("une famille composée hindoue", autre appellation du BJP) a redirigé ses attaques contre la communauté chrétienne, avec une violence inégalée depuis l'indépendance. Selon le ministère de l'intérieur, les agressions ont atteint le nombre de 86 en 1998 (contre 24 en 1997 et 7 en 1996)... Cette campagne de violences a culminé en janvier 1999, lorsqu'un évangéliste australien et deux de ses enfants furent brûlés par un activiste de Bajrang Dal, qui enflamma le véhicule dans lequel ils dormaient, dans le village d'Orissa. L'incident fut suivi du viol d'une religieuse institutrice toujours [dans l'Etat d'] Orissa. Les organisateurs du Forum de l'unité chrétienne pour les droits humains, alliance d'Eglises regroupées en réponse à la violence, ont affirmé que le lien entre la recrudescence de celle-ci et l'arrivée des Hindous nationalistes au pouvoir ne pouvait relever du pur hasard. Bien que constituant la seconde plus importante minorité de l'Inde, les chrétiens ne représentent que 2,5% de la population... Ainsi ne représentent-ils pas seulement une minorité, mais également une quantité négligeable sur la scène politique. Les accusations contre les missionnaires se sont récemment accentuées depuis que les conversions de plus de 5000 tribus ont été connues. On a accusé les religieux d'activités antipatriotiques ayant pour objectif d'évangéliser l'ensemble de la nation hindoue. En réalité les Hindous stigmatisent le rôle néfaste que jouent les actions éducatives de ces missionnaires auprès des populations tribales, dans la mesure où celles-ci les éclairent sur leurs droits, ce qui risque de troubler l'ordre social établi."133 Mais les déchaînements de violence ne visent pas seulement les non-hindous. Les violences contre les Dalit ont aussi tendance à s'accroître. Ainsi, le Bihar, a vu en 1994 la formation du Ranvir Sena, milice d'extrême droite fondée par de riches propriétaires fonciers de la caste Bhumihar dont elle a la charge de défendre les intérêts. En 1999, elle avait déjà 277 morts à son compte, dont la majorité étaient des Dalit sans terre. Le Ranvir Sena a notamment réagi à leur supposé enrôlement dans des groupements naxalites (guérilla marxiste) qui se sont mis à défendre les intérêts des travailleurs agricoles. Il a continué ses exactions après son interdiction en 1995, et s'est flatté d'avoir tué au moins 125 personnes depuis cette date. Tandis qu'en 1999 aucun de ses membres n'avait été traduit en justice, tout laisse supposer qu'il bénéficie de soutiens politiques. 133 Romain Maitra, "Hindouisme et nation", in Le Monde diplomatique, septembre 1999. 89 De plus, d'autres formations tels le Bhoomi Sena, le Brahmarshi Sena, le Sunlight Sena et la Savarna Liberation Army ont de leur côté aussi perpétré de nombreux massacres de gens de basse caste au Bihar dans les années 1990. 134 Ainsi, dès 1997, "La Commission Nationale des SC/ST a observé que les crimes et les atrocités à l'encontre de SC/ST sont généralement en hausse et dans de nombreux cas les mesures nécessaires pour appréhender tout de suite les coupables ne sont pas prises ni celles qui visent le soulagement et la réhabilitation des victimes".135 « Selon le Bureau d’enregistrement des crimes, en 1997, 8 500 crimes commis sur des membres Scheduled Castes ont été rapportés. Ils incluent 261 meurtres et 362 viols. En 1998, on s’attend à ce que ce chiffre atteigne … 12000. Il ne s’agit que de crimes rapportés, qui peuvent être seulement la pointe de l’iceberg. »136 Ainsi, le racisme est un phénomène social d'exclusion de l'autre, parfois érigé en idéologie et mis en œuvre par les Etats eux-mêmes, aboutissant souvent à des violences, des violences généralisées, voire parfois même le génocide. La caste, et plus précisément l'intouchabilité avec son lot de violences doit aussi être considérée comme un forme de racisme, dont elle partage les mêmes ressorts. L'ère de la mondialisation, avec pour corollaire l'accroissement des inégalités et des "crises identitaires" permet la résurgence du racisme et de ses violences sous ses formes les plus diverses. Le racisme est devenu un enjeu d'intérêt planétaire. Les Dalit ne veulent pas être exclus de sa discussion. Informations tirées de l'hebdomadaire Frontline, citées dans National Campaign on Dalit Human Rights, Black Paper, op.cit., Fact Sheet IV. 135 NC-SC/ST News, V.1, No.", octobre 1997, p.3. 136 Meantime, 11 octobre 1998, cité dans la brochure Dalits. A people. A culture. A history. 134 90 III. « Les Droits des Dalit sont des Droits de l'Homme » Le bilan négatif de la situation des Dalit en Inde après cinquante ans d'indépendance et la tenue prochaine de la conférence mondiale contre le racisme à Durban (31 août - 7 septembre 2001) ont amené les mouvements Dalit à renforcer leur mobilisation, notamment au niveau international face à l'échec des instances nationales, et ce d'autant plus que la communauté internationale non seulement fournit de nombreux outils pour le changement mais reconnaît aussi de manière accrue le problème de la caste comme un problème de droits de l'homme méritant toute sont attention. A. La campagne nationale « Les Droits des Dalit sont des Droits de l'Homme » 1. Le contexte En 1998, de nombreuses ONG et associations indiennes se sont regroupées pour lancer une campagne nationale visant à faire reconnaître les droits des Dalit comme des droits de l'Homme. Elle a été lancée dans le cadre du cinquantenaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, adoptée en 1948 par l’ONU. La NCDHR (National Campaign on Dalit Human Rights ) a voulu, dans ce cadre, rappeler que la situation des Dalit relève des droits de l’homme, et que de ce fait, elle doit être mise en lumière face au gouvernement de l’Inde et surtout à la communauté internationale. Soulignons aussi que la campagne est une initiative indienne, née sans impulsion venue de dehors. Lancée par le ministre Dalit de la santé Ezhumalai, elle a remis au président de la République indienne, aussi un Dalit, K.R. Narayanan, un document éclairant les objectifs de la campagne en décembre 1998. S'y est ajoutée une charte de demandes formulées par des associations de femmes Dalit. En 1998, il s’agissait avant tout de réclamer l’inscription des discriminations liées à la caste dans la Déclaration Universelle et dans la Convention pour l’élimination de la discrimination raciale, qui ne les mentionnent pas expressément. La NCDHR a, dès le début, agi dans deux directions : en direction du gouvernement national, et en direction de la communauté internationale. Ils s’agissait de présenter la question des Dalit comme une question de droits, et non comme une question de charité ou socio-économique, comme cela a été généralement le cas jusqu’à présent.137 Entretien avec P. Vincent, Coordinateur de la NCDHR pour le Tamil Nadu et Pondichéry, 30/07/2001. 137 91 2. Les objectifs de la NCDHR Les objectifs de la campagne sont clairement explicités dans la Charte que la NCDHR a élaborée et dont voici quelques extraits : "Nous affirmons que les Droits des Dalit sont des Droits de l'Homme ; Nous affirmons que le déni de besoins fondamentaux aux Dalit est une grande violation des Droits de l'Homme des Dalit ; Nous luttons pour l'inclusion de la discrimination de caste et de l'intouchabilité dans la Convention internationale contre les discriminations raciales ; Nous demandons que ceux qui pratiquent l'intouchabilité soient sévèrement punis d'après les dispositions du SC/ST Prevention of Atrocities Act & Rules ; Nous demandons la pleine protection des Dalit dans les institutions du Panchayat Raj et dans les autres institutions démocratiques du pays ; Nous demandons que la terre usurpée par l'Etat et d'autres corps soit restituée aux Dalit ; Nous demandons un système de réservations dans toutes les institutions privées ; Nous demandons que des mesures spéciales soient prises pour la protection des droits des femmes Dalit ; Nous demandons que tous les Dalit, quelle que soit leur religion, soient considérés comme Scheduled Castes ; Nous demandons la liberté d'opinion et d'expression des Dalit ; Nous demandons qu'un "Papier Blanc" soit présenté au Parlement concernant les atrocités contre les Dalit et les sièges réservés garantis aux Dalit depuis 1947 ; Nous demandons que les droits de l'Homme des Dalit soient garantis constitutionnellement dans les pays asiatiques où vivent des Dalit."138 3. Le «Papier Noir » Pour soutenir les revendications des Dalit, la NCDHR a élaboré une brochure présentant la situation des Dalit intitulée Black Paper. Elle aborde les problèmes des Dalit selon six champs : Le droit des Dalit à des moyens de subsistance Le droit des Dalit à l’éducation Le droit des Dalit à la terre et au travail Le droit des Dalit à la vie et à la sécurité Le droit des Dalit aux réservations et à l’emploi Le droit des femmes Dalit à l’égalité des sexes (gender equity) Le Black Paper présente la situation des Dalit avec des chiffres et des statistiques. Ceux-ci ont délibérément été tirés de sources officielles : gouvernementales (Rapports de la Commission des SC / ST, chiffres gouvernementaux sur l’emploi, l’agriculture etc.), internationale (Rapports du PNUD) ou presse nationale. Le choix de ces sources était délibéré, afin qu’une mise en doute du sérieux de ces chiffres soit rendue impossible.139 2 Brochure 139 de la NCDHR, Dalits. A People. A Culture. A History, Secunderabad, 1998. Entretien avec P. Vincent, infra. 92 4. La campagne au niveau national La campagne nationale vise à sensibiliser l’opinion publique indienne sur la question des Dalit, mais avant tout à faire réagir le gouvernement. Ainsi, une pétition en faveur des droits des Dalit a été lancée. Ainsi, 2,5 millions de signatures rassemblées en Inde ont pu être remises au président de la République en décembre 1999. Elle demandait notamment un "papier blanc" du gouvernement visant à clarifier ses vues sur la question des Dalit et la proclamation d'une "décennie d'Ambedkar" en Inde. La demande d’un papier blanc visait surtout à mettre de nouveau à l’ordre du jour de la question des Dalit à la Lok Sabha, qui, depuis dix ans n’avait pas discuté les rapports que lui avait remis annuellement la Commission Nationale des SC / ST. La campagne a abouti à la tenue d'une audition nationale sur la question des Dalit à Chennaï (Madras) en avril 2000. Un jury formé d'éminents membres du corps judiciaire a entendu 57 cas de violations graves de droits de l'homme dans 10 Etats de l'Inde. Ces cas concernaient la pratique de l'intouchabilité, le déni de l'accès aux terres, les droits des femmes Dalit, le ramassage manuel des excréments et la violence d'Etat perpétrée à l'encontre de Dalit.140 Chronologie de la campagne nationale141 10.10.98 La NCDHR est lancée par des activistes Dalit à Bangalore. 27.11.98 Réunion d’organisation de la campagne au niveau national à Bangalore. 09.12.98 La NCDHR est officiellement lancée lors d’une conférence de presse par Ezhumalai, un Dalit, Ministre de la Santé et de la Famille. 11.12.98 Le comité de la Campagne nationale rencontre le président K.R. Narayanan et lui soumet un mémorandum ainsi que des signatures. Une délégation de la NCDHR rencontre le directeur de la National Human Rights Commission and Women’s Commission. 12-13.12.98 La chaîne télévisée Star News diffuse une interview de cinq minutes avec le responsable national de la campagne. 27-28.01.99 Réunion d’organisation de la campagne à Nagpur. 23-24.02.99 Réunion nationale à Bangalore. 30.04.99 01.05.99 10.07.99 140 141 & Réunion nationale à Bangalore. Réunion de préparation de Black Papier à Bangalore. "Hidden Apartheid", dossier de Communalism Combat, Bombay, avril 2001. www.dalits.org, rubrique National Report 93 7-9.08.99 North India NCDHR Workshop & Consultation à Lucknow. 17.10.99 Réunion nationale à Bangalore. 28.10.99 Réunion concernant le Black Paper à Bangalore. 07.12.99 Conférence de presse pour annoncer les derniers événements de la Campagne à New Delhi. 08.12.99 09.12.99 Le Black Paper est officiellement publié lors d’une conférence de presse à New Delhi. 300 déléguées femmes venues de tout le pays participent à la Conférence Nationale des femmes Dalit. Rassemblement à New Delhi devant le Parlement. Une délégation de la NCDHR rencontre le Premier Ministre et soumet 2,5 millions de signatures ainsi que les demandes formulées dans le Black Paper. 19-20.02. 2000 Réunion de préparation de l’avenir de la Campagne à Bangalore. 18-19.04.2000 Audition publique nationale à Chennaï. Désormais la campagne se concentre sur la préparation de la Conférence mondiale contre le Racisme 5. La campagne au niveau des Etats Durant toute la période de la campagne nationale, des actions ont été menées sur le terrain pour faire prendre conscience au public des droits des Dalit. Elles ont eu lieu dans les douze Etats et Territoires de l’Union d’où viennent les organismes et individus impliqués dans la campagne.142 Ces actions ont été : Rassemblements et marches ; Organisation de séminaires de formations sur le sujet pour des membres d’ONG, d’associations, de syndicats Dalit ; Evénements culturels présentant la culture Dalit (expositions d’art Dalit, soirées de tambour, pièces de théâtre, rencontres d’écrivains Dalit avec publication de nouveaux livres) ; Organisation de repas inter-castes ; Traduction du Black Paper dans les langues locales ; Andra Pradesh, Bihar, Delhi, Gujarat, Karnataka, Kérala, Maharashtra, Pondichéry, Rajasthan, Tamil Nadu, Uttar Pradesh. 142 94 Remises de signatures et du Black Paper aux gouverneurs, Premiers ministres des Etats, aux élus et aux membres de partis politiques ; Organisation de «semaines contre l’intouchabilité » Rassemblement de signatures pour soutenir les droits des Dalit.143 6. Un bilan dans l’ensemble positif Bien que seulement 2,5 millions de signatures aient été rassemblées pour la pétition lancée au niveau national, sur les 10 millions visées, la campagne semble avoir eu des impacts positifs, selon l’appréciation des acteurs de la campagne eux-mêmes : 143 “Prise de conscience : Pour la première phase des membres de la société civile, Dalit et non-Dalit, ainsi que l’Etat ont été amenés à prendre conscience du fait que les droits des Dalit sont des Droits de l’Homme. Avant cela, il y avait les Droits de l’homme et il y avait la question des Dalit, mais il n’y avait pas de lien entre les deux concepts. Visibilité: La campagne a eu pour conséquence la reconnaissance d’elle-même et de son message… au sein des activistes et organisations de Dalit et dans une certaine mesure au sein du gouvernement et dans les médias. Coopération et action collective : La Campagne a rassemblé au niveau du terrain plusieurs groupes d’activistes Dalit et pro-Dalit, des ONG, des mouvements, des syndicats etc. de tous le pays pour les faire travailler pour la première fois pour une cause commune et pour mettre en commun ressources, ressources humaines et matière grise. Cette coopération a eu pour conséquence … une plus grande confiance et autonomie au sein du leadership et de la communauté Dalit. Rapprochement : Une plus grande unité au sein du mouvement Dalit par le rassemblement de mouvements, organisations et institutions Dalit venant de contextes politiques, sociaux et économiques différents. . Travail en réseau et création de liens entre activistes, ONG, donateurs et autres à travers tout le pays qui, bien que pas directement impliqués dans la campagne contribuent et coopèrent indirectement avec de l’argent, de l’information de l’expertise etc. Documentation: Atrocités et violations des droits de l’homme perpétrées à l’encontre des Dalit ont commencé à être documentées plus régulièrement et plus systématiquement. Black Paper : Un document qui articule les doléances et les demandes des Dalit et qui, s’il est bien utilisé au bon moment, peut avoir un impact sur le long terme et influencer les politiques publiques et les hommes politiques. Avec le Black Paper nous pouvons initier des mesures au niveau des Etats et national pour garantir la vie et la sécurité aux communautés Dalit ainsi que l’équité dans la propriété de la terre, ainsi que l’accès aux ressources pour améliorer leur niveau de vie. Audition Nationale Publique : L’audition nationale publique a été un événement historique. C’était une réussite monumentale en termes de documentation à échelle large et nationale de la palette de violations de Droits de l’Homme et les atrocités commises à www.dalits.org, rubrique « States report » 95 l’encontre des Dalit par les castes dominantes et l’Etat. Dans un discours public tenu devant la presse, le Panel du Jury a fortement mis en accusation l’Etat indien pour son rôle dans la violence et dans son échec pour prévenir la pratique de l’intouchabilité et les atrocités commises à l’encontre des Dalit. Les conclusions du Jury ont aussi clairement exprimé le lien entre l’Etat et les castes dominantes dans la violation des Droits des Dalit. »144 Dans un contexte d'apathie continue des instances nationales mais aussi d'intérêt accru de la communauté internationale pour les questions de droits de l'homme, la NCDHR a pleinement joué la carte de la mobilisation au niveau international, notamment en vue de la tenue de la Conférence mondiale contre le racisme. 7. L'appel à la communauté internationale L’appel à la communauté internationale s’est fait dans deux principales directions : les ONG de défense des droits de l’homme et l’ONU. a. L’enjeu : surmonter l’invisibilité des Dalit dans l’esprit du public Il faut noter que la communauté internationale, et notamment l'Occident, ignore, sinon la situation des Dalit, du moins ses causes et mécanismes. Un intense travail d'information est encore nécessaire à faire. Prenons pour exemple les réactions de l'Occident. Lorsque des Chrétiens en Inde subissent des violences ou se font massacrer, comme c'est de plus en plus fréquemment le cas, les médias occidentaux en parlent avec scandale, mais les presque quotidiennes attaques à l'encontre de Dalit ne sont que très rarement mentionnées. Or, ce qu'on ignore souvent c'est que les Chrétiens attaqués sont très souvent des Dalit, car la majorité des Chrétiens en Inde sont des Dalit. Au problème religieux se surajoute celui de la caste, problème ignoré dans les médias occidentaux. Une campagne de sensibilisation s’impose donc. b. Travailler avec les ONG La NCDHR a donc en premier visé les ONG des autres pays, surtout occidentaux. Elle en a contacté 24 et a créé des "Réseaux internationaux de solidarité Dalit" (International Dalit Solidarity Networks, ou IDSN) avec diverses ONG des EtatsUnis, de Grande-Bretagne ou des Pays-Bas en particulier. Des contacts étroits ont été noués avec des ONG des pays comme le Danemark, le Japon, l’Afrique du Sud, la Belgique et la France, tandis que divers ONG de pays du Sud ont fait montre de solidarité avec la cause des Dalit. En prenant contact avec ces organisations, les membres de la NCDHR se sont rendus compte que, bien que 144www.dalits.org, rubrique National Report 96 beaucoup d’ONG connaissaient le problème des Dalit, elles n’avaient pas engagé d’actions, et qu’il était nécessaire des les mobiliser. Ces IDSN ont mené depuis 1998 plusieurs types d’activités pour sensibiliser l’opinion des pays où ils sont implantés. Plusieurs types d’activités ont été menées : Rassemblement de signatures en faveur de la NCDHR ; Organisation de séminaires avec des associations ; Information du public par des expositions, le porte-à-porte, des manifestations dans la rue et des articles dans la presse. En France, une exposition itinérante intitulée « Etre Dalit » a été mise sur pied par Frères des Hommes en 2001 ; Lobbying auprès des gouvernements, agences de développement et ministères des affaires étrangères pour attirer l’attention sur les Dalit dans leur action ; Aux Etats-Unis, un site Internet a été créé par le Dalit Solidarity Forum ; Publication d’ouvrages sur la situation des Dalit. 145 C’est ainsi que l'ONG américaine Human Rights Watch a publié son volumineux document sur les violences perpétrées à l'encontre des Dalit en 1999, intitulé Broken People. Caste violence agents India's "Untouchables". Il relate de nombreux cas de violences que subissent les Dalit, hommes et femmes. Si ce rapport se concentre essentiellement sur les violences, il mentionne aussi tous les problèmes liés à l'intouchabilité. Il attire aussi l'attention sur les dispositions juridiques en Inde, pour en dénoncer la non-application, ainsi que sur l'existence de textes internationaux pouvant aider la cause des Dalit. Pour finir, il formule des recommandations au gouvernement indien et aussi à diverses instances internationales comme les Nations Unies et la Banque mondiale. La même année en Grande-Bretagne, le responsable du réseau de solidarité Dalit, David Haslam, a publié un ouvrage intitulé Caste Out ! The Dalit liberation struggle in India, où est présentée de manière claire, simple, mais complète, la problématique des Dalit. Un travail en commun pour sensibiliser les agences de l’ONU Quelques ONG non indiennes soutiennent depuis quelques années la cause des Dalit dans les instances de l'ONU. Ainsi, en janvier 1999, Human Rights Watch a plaidé devant la Commission des Droits de l'Homme pour qu'elle fasse pression sur le gouvernement de l'Inde : "La violence liée à la caste a continué d'être un sérieux problème en Inde en 1998. Dans son investigation sur ce sujet, Human Rights Watch a conclu que malgré les promesses... le gouvernement n'a fait de progrès ni dans les enquêtes concernant les abus liés à la caste ni dans l'application des lois prévues pour y mettre fin... Human Rights Watch demande à la Commission 145 Sur ces actions, voir le site Internet www.dalits.org, qui est le site de la NCDHR. 97 d'appeler le gouvernement de l'Inde à entreprendre des mesures immédiates pour prévenir et éliminer les violences de caste et de mettre les pratiques actuelles en accord avec la loi nationale et internationale."146 Anti-Slavery International a au même moment aussi fait preuve de son soutien à la cause des Dalit devant la même Commission : "Le Dalit Solidarity Network, avec Anti-Slavery International, appelle à tous les gouvernements à travailler avec les gouvernements de l'Asie du Sud pour régler le très compliqué problème de la caste. Sinon le niveau de violence à l'encontre des Dalit s'opposant au castéisme dans un certain nombre de pays risque bien de monter et la réputation de ces pays en matière de droits de l'homme où le castéisme domine sera sérieusement remise en question."147 De même, le Conseil Mondial des Eglises a demandé à la Commission en janvier 2000 de : "demander au Rapporteur Spécial d'entreprendre une étude sur la discrimination et les pratiques et politiques discriminatoires fondées sur l'intouchabilité et le système des castes comme une forme contemporaine d'esclavage dans la région de l'Asie du Sud." 148 Ainsi, le soutien des ONG non indiennes devient de plus en plus fort. Les membres de la NCDHR affirment même : « Les groupes de Droits de l’Homme sont en train de faire de la question des Dalit une priorité dans leur ordre du jour et la soulèvent de manière prioritaire au sein des organismes de l’ONU. »149 c. La NCDHR à la Commission des Droits de l’Homme La NCDHR a aussi agi directement au sein des instances de l’ONU par l’envoi de délégués propres. Elle a adopté une stratégie qui s’est avérée fructueuse. Ses représentants ont témoigné dans toutes les sous-commissions de la Commission des Droits de l’Homme (femmes, enfants, etc.) et ont à chaque fois souligné comment en Inde, ces violations des droits humains touchaient de manière disproportionnée les Dalit. Il s’agissait de faire prendre conscience aux instances de l’ONU que la question des Dalit est une question spécifique, qui ne pouvait pas être «diluée » dans les diverses rubriques des Droits de l’Homme. 150 E/CN.4.1999/NGO/60, 29 janvier 1999. Written Statement subitted by Human Rights Watch, a non-governmental organization in special consultative status. 147 Mike Dotteridge, Director ASI, Question of Violation of Human Rights and Fundamental Freedoms in any part of the World. 148 E/CN.4/2000/NGO/102, 3 février 2000, p.4 149 www.dalits.org 150 Entretien avec P. Vincent, supra. 146 98 d. La Conférence Globale contre les discriminations liées à la caste Comme pour faire une synthèse entre l’action auprès du gouvernement indien et l’appel à la communauté internationale, la NCDHR a lancé la "Conférence globale contre les discriminations liées à la caste", qui s'est tenue à New Delhi du 1er au 4 mars 2001. Y ont participé des membres du gouvernement ainsi que des délégations du Bangladesh, du Japon, du Népal, du Pakistan et du Sri Lanka, qui connaissent aussi les discriminations de caste. La GC (Global Conference) a déclaré que la discrimination liée à la caste fondée sur le métier et l’ascendance est un phénomène global qui mérite une initiative globale pour la combattre. Elle a formulé une déclaration sur l'abolition de ces discriminations en faisant appel à la Conférence internationale contre le racisme, à l'ONU, aux gouvernements et à la communauté internationale. Cette déclaration affirme que "la caste, comme fondement pour la ségrégation et l'oppression de peuples selon leur ascendance et leur métier, est une forme d’apartheid et une forme spécifique de racisme. »151 Son appel à l’ONU consistait en plusieurs points : Faire reconnaître l’intouchabilité comme un crime contre l’humanité ; Inclure la discrimination liée à la caste dans l’ordre du jour de la Conférence mondiale contre le racisme ; Nommer un rapporteur spécial des Nations Unies pour la question des discriminations liées à la caste. Ont participé à la Global Conference, outre des organisations indiennes, des ONG comme : Commonwealth Human Rights Initiative (Grande-Bretagne), Friedrich Naumann Foundation (Allemagne), Antenna International (Suisse), Asia Human Rights Commission (Hong Kong), Buraku Liberation League (Japon), Center for Dignity and Rights (CEDAR, Pays-Bas), Human Rights Watch (Etats-Unis), Hurights-Osaka (Japon), ICMICA (Suisse), India Support Group (Pays-Bas), International Human Rights Law Group (Etats-Unis), International Movement Against Discrimination and Racism (Japon), International Organisation Against Torture (Suisse), International Women's Rights Action Watch Asia Pacific (Malaisie), Robert F.Kennedy Memorial Foundation (Etats-Unis), South Asian Forum for Human Rights (Népal), World Council of Churches (Suisse).152 Quels moyens les Dalit de l'Inde ou d'ailleurs ont-ils pour se faire entendre ? 151 152 Perspectives of UN Treaty Bodies on Caste, sur le site www.dalits.org Ibid. 99 B. Les outils internationaux à la disposition des Dalit De nombreux textes internationaux de droits de l'homme signés et ratifiés par l'Etat indien interdisent ce que subissent les Dalit, même s'il n'y est pas fait mention de la caste. Car ce n'est que très récemment que les instances de l'ONU se sont penchées spécifiquement sur la caste comme enjeu des droits de l'homme. 1. Les textes internationaux Ainsi, penchons-nous sur ce que proposent les textes de droit international pour la promotion des droits des Dalit. Nous n'en aborderons que les plus importants, selon leur ordre chronologique. Ils ont tous été signés et ratifiés par l'Etat indien. a. La CERD, 1965 Tout d'abord, en 1965 a été signée une Convention Internationale sur l'Elimination de toutes les formes de discrimination raciale, ou, plus simplement, la CERD. L'article 1 de la Convention définit le terme "discrimination raciale" comme « toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance, ou l'origine nationale ou ethnique, qui ont pour but ou pour effet de nier la jouissance et l'exercice, dans des conditions d'égalité des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaine économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique. » Ayant étudié la situation des Dalit dans la première partie de notre texte, nous pouvons non seulement affirmer qu'ils se voient refuser leurs droits fondamentaux dans les sphères que nous venons de mentionner, mais aussi que cette discrimination est fondée non pas sur la couleur ou la "race" mais sur l’ascendance. Car en effet, les Dalit sont discriminés parce qu'ils sont nés dans une caste 'intouchable', ils descendent donc d'intouchables. La convention, ratifiée en 1969 par l'Inde, prévoit que les Etats parties s'engagent à ne pas mener de politiques racistes, à soutenir le développement économique, social et culturel des groupes soumis à la discrimination (art. 2), à se refuser à appliquer la ségrégation ou l'apartheid (art. 3) ou bien encore à assurer que tous soient égaux devant la loi et les instances publiques (art.5). Or, nous voyons bien que les Dalit en Inde ne bénéficient pas, dans la pratique, de ce genre de mesures. b. Pacte relatif aux droits civils et politiques, 1966 Cette convention, entrée en vigueur en 1976 stipule que : tous ont droit à la vie (art.6) ; 100 les hommes et les femmes sont égaux devant la loi (art.3) ; que personne ne doit être soumis à la torture ni à des traitements inhumains ou dégradants (art.7) ; que l'esclavage et la servitude sont interdits (art. 8); que tous ont droit à la liberté et à la sécurité de leur personne (art.9) ? que tous ont droit à la liberté de mouvement et au choix de leur résidence (art. 12); que tous doivent être égaux devant la justice (art.14) ; que chaque citoyen a le droit de participer à la conduite des affaires publiques, de voter et d'être élu (art. 25).; que chaque citoyen est égal devant la loi, quels que soient sa race, sa couleur, son sexe, sa langue, sa religion son opinion politique ou autre, son origine sociale ou nationale, sa propriété, sa naissance ou son statut (art. 26). Opposons à cela les violences et massacres perpétrés par la société civile ou par la police à l'encontre des Dalit, la situation des femmes Dalit, les sévices subis lorsque les Dalit osent revendiquer leurs droits, le travail servile, la ségrégation résidentielle ou autre, le déni de justice dont ils sont massivement l'objet, le déni de droits politiques. Cette convention a donc beaucoup de choses à opposer à l'Etat indien pour ce qui est du sort qu'il réserve ou laisse réserver aux Dalit. c. Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 1966 Celui-ci affirme : le droit au travail (article 6) ; le droit à des conditions de travail convenables, notamment une rémunération juste et équitable permettant une vie décente aux travailleurs et à leurs familles, des conditions de travail saines, l'égalité des chances dans la promotion professionnelle, des heures de travail permettant le repos ainsi que des congés payés. (article 7); le droit à la sécurité sociale (art. 10); le droit de ne pas souffrir de la faim (art. 11); le droit à la santé (art. 12); le droit à l'éducation (art. 13); le droit à la culture (art. 15). Nous constatons ainsi que près de 40% des Indiens, et la très grande majorité des Dalit sont loin de jouir de ces droits. Ce sont ces derniers qui sont les plus touchés par l'exclusion sociale et économique, en raison de leur statut. D'autres textes peuvent aussi être invoqués pour soutenir la cause des Dalit et faire reconnaître leur sort comme un enjeu des droits de l'homme : 101 d. La Convention sur l'élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes, 1979 Cette convention définit, dans son Article premier, la discrimination à l’égard des femmes comme étant : « toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe qui a pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par les femmes, quel que soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaine politique, social, culturel et civil et dans tout autre domaine » Dans cette convention, les Etats s’engagent à garantir l’égalité juridique et face à la loi entre hommes et femmes (article 2, article 15). Ils s’engagent aussi à garantir aux femmes l’égalité dans : la vie politique (article 7), l’éducation (article 10), le domaine de l’emploi (article 11), avec notamment le droit au travail (article 11a) et l’égalité de rémunération (article 11 d), le droit aux soins de santé (article 12) le domaine matrimonial (article 16). L’exploitation sexuelle – trafic de femmes et prostitution – doivent être interdits et poursuivis (article 6). Le monde entier connaît la discrimination à l’encontre des femmes. La société indienne dans son ensemble est très peu favorable aux femmes, ce qui est bien connu. Mais cette discrimination touche au plus fort les femmes Dalit, comme nous l’ont montré les taux d’alphabétisation, les salaires des journalières dans les campagnes, le ratio hommes – femmes, le système Devadasi. Les femmes Dalit souffrent donc d’une double discrimination liée à leur caste et à leur sexe, sans parler du poids supplémentaire de la pauvreté. e. La Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de 1984 Cette convention engage les Etats parties à ne pas user de la torture et d’en interdire la pratique. Son Article Premier définit la torture comme étant «tout acte par lequel sont infligées de manière intentionnelle de graves douleurs ou souffrances, qu’elles soient physiques ou mentales, sur une personne dans le but d’obtenir de sa part ou d’une troisième personne un aveu, de punir des actes commis par une personne, ou que l’on soupçonne comme étant commises par elle, ou d’intimider ou obliger celle-ci ou une tierce personne, ou pour toute autre raison fondée sur une quelconque discrimination, lorsque de telles peines ou souffrances sont 102 infligées par ou à l’instigation ou avec le consentement d’un agent de l’Etat ou de toute personne agissant avec un mandat officiel. » Human Rights Watch commente : « De graves coups portés à des hommes et femmes Dalit par la police…tombent sous cette définition. La police indienne utilise couramment des techniques de torture à travers le pays. Les abus sexuels à l’encontre de femmes par des agents de l’Etat dans des lieux fermés revient à de la torture si l’agent emploie la force, la menace de la force ou d’autres moyens de coercition pour obliger une femme à engager une relation sexuelle. Si l’agent emploie la force ou la coercition pour entreprendre des attouchements à l’encontre de prisonniers [-ères]…cela aussi revient à de la torture. Des actes qui n’atteignent pas le niveau de la torture ou de traitements cruels ou inhumains peuvent néanmoins être considérés comme traitements dégradants, qui sont définis comme étant des traitements causant ou qui ont pour but de causer une grave humiliation ou une insulte à la dignité de la personne humaine…. »153 f. La Convention relative aux droits de l’enfant de 1989 La Convention sur le droit des enfants stipule : Dans son article 2 que tout enfant doit être protégé contre toute forme de discrimination, « que ce soit pour des raisons de couleur, de religion, d’opinion politique, ou de l’origine ethnique, sociale ou économique de l’enfant ou de ses parents » ; Dans son article 3 que tout enfant a droit à la vie ; Dans son article 19 que tout enfant doit être protégé des mauvais traitements et de la violence sexuelle ; Dans son article 24 que tout enfant a droit à la santé et à l’accès aux services de santé ; Dans son article 28 que tout enfant a droit à l’éducation ; Dans son article 32 que tout enfant doit être protégé contre l’exploitation économique et ne pas être forcé d’effectuer des travaux dangereux ou mettant en péril son éducation, sa santé ou son développement mental, spirituel, moral ou social ; Dans son article 34 que tout enfant doit être protégé contre l’exploitation sexuelle. Opposons à cela la discrimination et les brimades que subissent les Dalit et qui n’épargnent pas les enfants, la pauvreté extrême dans laquelle vivent une très grande majorité des Dalit, où toute nourriture suffisante et équilibrée manque, où l’accès aux soins reste extrêmement difficile face au double problème de la pauvreté et de la discrimination, les atrocités où les enfants ne sont pas ménagés, l’analphabétisme auquel beaucoup de futurs adultes sont destinés suite à la pauvreté, aux discriminations et au travail des enfants, qui touche en Inde 153 Human Rights Watch, Broken People…, op.cit ., pp. 203-204. 103 essentiellement les Dalit. Pour les abus sexuels mentionnons seulement le système Devadasi, où de très jeunes filles sont destinées à devenir des servantes sexuelles et des prostituées. Ainsi, le constat s’impose : l’Inde ne respecte pas ses engagements internationaux en matière de droits de l’homme, violations de droits qui touchent de manière disproportionnée les Dalit, femmes et enfants inclus. Mais ces textes internationaux n’en sont pas moins des outils utiles pour rappeler à l’Inde ses devoirs fondamentaux. g. L’absence de mention spécifique de la caste dans les textes de l’ONU Ces textes internationaux sont certes des outils très utiles pour faire avancer la situation des Dalit. Les sujets de ces textes touchent tous les Dalit, comme nous venons de le voir. Néanmoins, aucun texte ne mentionne spécifiquement la caste comme source de discrimination ou de violation des droits de l’homme. Aborder ces questions sans se pencher sur le problème de la caste est-il suffisant? Le déni d'accès aux droits fondamentaux n'est-il pas directement lié au statut des Dalit? La caste n'est-elle pas un problème central du développement et des droits de l'homme en Inde? Les Dalit, qui sont près de 160 millions en Inde, et près de 240 millions dans toute l’Asie du Sud, ne méritent-ils pas une mention spécifique dans un texte international ? 2. La progressive reconnaissance internationale de la caste comme facteur de discrimination a. Un problème non abordé pendant longtemps par l'ONU Les instances de l'ONU n'ont pendant de nombreuses décennies pas pris en compte la dimension de la caste en étudiant les problèmes de l'Inde: " La Déclaration Universelle des Droits de l'Homme adoptée par l'Inde et les autres nations de la planète en 1948...ne fait pas mention ni référence à la caste comme fondement de discriminations, alors qu'elle fait explicitement référence à la race, la couleur, le sexe, l'ethnicité, la religion, la naissance, la descendance, etc. La DUDH est en partie un produit de ces temps où le racisme et la discrimination étaient avant tout compris dans le contexte du déclin et du démantèlement du colonialisme européen. Les contradictions internes des peuples existant au sein des colonies étaient mises de côté par leurs luttes contre les régimes coloniaux européens... Cette omission a eu de sérieuses répercussions négatives sur la capacité des Nations Unies d'affronter les discriminations à l'encontre des Dalit et sur la capacité des Dalit de se faire entendre à l'ONU. Pendant de nombreuses années, les commissions des [différents] traités [concernant les droits fondamentaux] ont examiné les problèmes de l'Inde - dont l'analphabétisme, la misère, le travail servile, le travail des enfants, les violations des droits de l'homme, la discrimination à l'encontre des femmes - sans se rendre compte que la caste est un facteur majeur contribuant à ces problèmes et que la majorité des personnes subissant ces problèmes sont des Dalit"154 154 Perspective of UN Treaty Bodies on Caste, op. cit. 104 Mais, dans la deuxième moitié des années 1990, l'action de lobbying entreprise par les groupes de défense des Dalit à l'ONU depuis les années 1980 a commencé à porter ses fruits. Le problème de la caste a commencé à être pris en compte dans les instances de l'ONU chargées de veiller au respect des droits de l'homme. b. La reconnaissance de l'ONU En 1996, le comité de la CERD a fait une première référence explicite à la discrimination liée à la caste. Dans son premier rapport d'Etat soumis au comité depuis 1986, le gouvernement de l'Inde a défendu la position selon laquelle la discrimination liée à la caste n'entre pas dans le champ de la CERD, car la caste n'est pas la race, et le terme "ascendance" dans l'article 1 se réfère exclusivement à celle liée à la race. Dans sa réponse à ce rapport155, le comité: "regrette que le rapport et la délégation affirment que la situation des Scheduled Castes et Scheduled Tribes n'entre pas dans le champ de compétence de la Convention..." Il note que : « l'Inde est une grande société multiethnique et multiculturelle...que l'extrême pauvreté de certains groupes au sein de la population, le système des castes et le climat de violence dans certaines parties du pays font partie des facteurs qui empêchent la pleine mise en application de la Convention par l'Etat partie. » En outre, « notant la déclaration dans le paragraphe 7 du rapport, réitérée lors de la présentation orale, le Comité affirme que le terme "ascendance" mentionné dans l'article 1 de la Convention ne se réfère pas exclusivement à la race. Le Comité affirme que la situation des Scheduled Castes et des Scheduled Tribes entre dans l'aire de compétence de la Convention. Il met en avant sa grande préoccupation face au fait que, lors de la discussion du rapport, il n'y ait pas eu d'inclination de la part de l'Etat partie à reconsidérer sa position » De plus, « l'absence d'information sur les fonctions, pouvoirs et activités de la Commission Nationale des Scheduled Castes et Scheduled Tribes et de la Commission Nationale des Minorités rend impossible la mesure d'un éventuel impact positif sur la jouissance des libertés fondamentales par les groupes en question" Le Comité regrette "qu'aucune information n'a été fournie ... sur l'application effective des dispositions pénales auxquelles il est fait mention dans le paragraphe 10 plus haut [dispositions constitutionnelles et code pénal concernant les minorités, les SC/ST et les incitations à la haine raciale ou religieuse]. "De ce fait", le Comité se sent concerné par "les Concluding observations of the Committee on the Elimination of Racial Discrimination. India 1, 17 september 1996, CERD/C/304/Add.13. 155 105 nombreux rapports d'actes de discrimination fondés sur la race, la couleur, l’ascendance ou l'origine nationale" qui n'ont "pas jusqu'à présent été soumis à un tribunal; cela amène le Comité à se demander si les individus sont assez informés de leurs droits. » Enfin, « il est noté que des dispositions constitutionnelles et des textes législatifs existent pour abolir l'intouchabilité et pour protéger les membres des Scheduled Castes et Scheduled Tribes, et que même si des politiques sociales et éducatives ont été adoptées pour améliorer la situation des membres des Scheduled Castes et Scheduled Tribes et pour les protéger d'abus, la très répandue discrimination à leur encontre et la relative impunité de ceux qui commettent ces abus révèlent l'effet limité de ces mesures. Le Comité est particulièrement concerné par les témoignages selon lesquels des personnes appartenant aux Scheduled Castes et Scheduled Tribes se voient souvent refuser l'accès aux puits publics ou l'entrée dans les cafés et les restaurants et leurs enfants sont parfois séparés des autres dans les écoles, en violation de l'article 5 (f) de la Convention »156 Ce texte est le premier texte de l'ONU qui fait explicitement mention de la caste comme forme de racisme. La caste est donc désormais considérée comme entrant dans la compétence de la CERD. Ainsi, le Rapporteur spécial pour le racisme et les discriminations raciales a recommandé une visite de sa part dans le pays pour enquêter sur la situation des SC/ST.157 Mais jusqu'à présent, le gouvernement de l'Inde ne lui en a pas donné l'autorisation. En 1997, c'est au tour de la Commission des Nations Unies pour les Droits de l'Homme de critiquer les performances du gouvernement dans la garantie des droits fondamentaux pour les SC/ST:158 "Malgré les mesures prises par le gouvernement, les membres des Scheduled Castes et des Scheduled Tribes... continuent de subir une sévère discrimination sociale et de souffrir de manière disproportionnée de nombreuses violations de leurs droits tombant sous la Convention [sur les droits civils et politiques], entre autres de violences inter-castes, de travail servile, et de discriminations de toutes sortes. [La commission] regrette que la perpétuation de facto du système social renforce les différences sociales et contribue à ces violations...[elle recommande] que des mesures supplémentaires soient adoptées pour combattre toutes les formes de discrimination à l’encontre de ces groupes vulnérables. Enfin, en 2000, c'est au tour du Comité chargé de la supervision de la Convention sur l'élimination des discriminations à l'encontre des femmes de mettre en cause le système des castes: Article 5 f de la CERD: "Le droit d'accès à tout lieu ou service destinés au public, comme les moyens de transport, les hôtels, les cafés, les restaurants, les théâtres et les parcs" 157 E/CN/4/1998/79. 158 Consideration of Report by India to the Human Rights Committee, CCPR/C/79/ADD.81, 4 août 1997. CEDAW/C/2000/CRP.3/Add. Dt. 31/4/2000. 156 106 " Le Comité considère que la pauvreté très répandue, les pratiques sociales comme le système des castes et la préférence donnée aux fils...représentent des obstacles majeurs à l'application de la Convention."159 Lors de la Conférence Globale de mars 2001 de New Delhi mentionnée plus haut, le représentant du CERD, P.R. Pillai, a maintenu la position adoptée par le comité en 1996: "Que l'on parle de racisme ou de castéisme, nous parlons de déni des droits de l'homme - qu'ils soient civils et politiques ou sociaux, économiques et culturels. [Cette conférence] a souvent fait référence à l'affirmation du Comité que la discrimination liée à la caste entre dans le champ de la CERD. Le Comité maintient sa position et n'est pas prêt à reculer ou à changer sa position".160 c. Les Dalit dans « Thème 6 » de la Commission des Droits de l’Homme De manière très symbolique, les ONG parlant des Dalit ont toutes parlé dans la branche de la commission des droits de l’homme chargée du racisme. La stratégie de la NCDHR mentionnée plus haut a donc porté ses fruits. En effet, la Commission des Droits de l’Homme a en effet classifié les violations des droits de l’homme sur lesquelles elle se penche en vingt et un thèmes, dont le sixième est le racisme et la discrimination raciale. La Commission, obligée ces dernières années d’intégrer la question des Dalit dans son ordre du jour, a autorisé que la question des Dalit soit débattue dans ce cadre. Toutefois, aucune convention ne mentionnant explicitement la caste, le terme « discrimination liée à la caste » n’y est pas utilisé, mais la « discrimination fondée sur le métier et l’ascendance » (discriminations based on occupation and descent).161 Ainsi, au niveau international, la caste est désormais considérée comme représentant en soi une cause de violations des droits de l'homme, et de plus, comme une forme de racisme tel qu'il est défini par la CERD. Pour conclure sur ce processus de reconnaissance, ajoutons : « La question n’est donc pas si le « castéisme » , c’est du racisme. La question centrale est de savoir si la caste est une forme de discrimination. L’ONU accepte la partie discriminatoire de la caste et la place comme étant similaire au racisme bien que pas identique au racisme. »162 Mais si la chose semble acquise dans les milieux des droits de l'homme, le gouvernement indien se montre encore opposé à cette vision à la veille de la Conférence mondiale contre le racisme. CEDAW/C/CRP.3/Add.31/4/2000. Cité in Perspective of UN Treaty Bodies on Caste, op.cit. 161 Entretien avec P. Vincent, supra. 162 Ambroise Pinto, « UN Conference Against Racism… », op.cit, p. 2818. 159 160 107 C. Les enjeux de la conférence internationale contre le racisme 1. Les thèmes et les objectifs de la Conférence mondiale contre le racisme La Conférence mondiale contre le racisme a lieu dans le cadre de la troisième décennie contre le racisme proclamée par l'Assemblée Générale des Nations unies en 1993. Elle a commencé en 1994 et se terminera fin 2003. Il s’agit de la troisième Conférence mondiale que se tient sur ce sujet. Les deux premières ont eu lieu en 1978 et 1983 à Genève et ont eu pour but essentiellement l'élimination de l'apartheid, bien qu’en 1983 d’autres thèmes, comme le droit des minorités, des indigènes, des travailleurs migrants aient été à leur ordre du jour. Aujourd'hui, il s'agit, à Durban, dans le pays où l'apartheid a pris fin au début de la décennie 1990, d'élargir le sujet et d'initier une nouvelle réflexion sur le racisme. a. Les thèmes de la Conférence Ainsi, les thèmes qu’abordera la Conférence sont sinon nouveaux, du moins vus sous un nouvel angle, non sans controverses : Sources, causes, formes et manifestations contemporaines du racisme, de la discrimination raciale, de la xénophobie et de l’intolérance qui y est associée ; Les victimes du racisme, de la discrimination raciale, de la xénophobie et de l’intolérance qui y est associée ; Recours utiles, voies de droit, réparation, [mesures d’indemnisation] ; Stratégies visant à instaurer l’égalité intégrale et effective, notamment la coopération internationale et le renforcement des mécanismes mis en place par l’Organisation des Nations Unies et autres mécanismes internationaux pour lutter contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée, et suivi.163 Dans le quatrième point les mesures d’indemnisation sont extrêmement controversées, et donc mises entre crochets dans les textes de l’ONU en attendant un règlement définitif de la question. En effet, des nombreux pays africains réclament de la part d’anciens pays colonialistes des indemnisations pour l’esclavage et le colonialisme, ce que refusent les pays européens. 163 Site Internet de la Commission des Droits de l’Homme : www.unhchr.ch/racisme 108 b. Les buts de la Conférence Les objectifs de cette Conférence sont les suivants: Examiner les progrès accomplis dans la lutte contre la discrimination raciale et réévaluer les obstacles qui s'opposent à de nouveaux progrès et les moyens de les surmonter; Etudier les moyens de mieux garantir le respect des normes en vigueur pour combattre la discrimination raciale; Sensibiliser l'opinion publique au fléau qu'est le racisme; Formuler des recommandations sur les moyens de rendre plus efficaces les activités et les mécanismes des Nations Unies dans la lutte contre le racisme; Analyser les facteurs politiques, historiques, économiques, sociaux, culturels et autres qui engendrent le racisme; Elaborer des recommandations pour garantir que l'ONU dispose des ressources nécessaires à l'exécution d'un programme efficace de lutte contre le racisme et la discrimination raciale. Se faisant l'écho des sujets de préoccupation majeure au cours de ces dernières années, la Conférence se concentrera également sur la prévention de la discrimination et des conflits ethniques, le phénomène très répandu de la xénophobie et de la double discrimination. Enfin, la CERD ayant été ratifiée par 155 pays, il s'agit aussi d'encourager sa ratification universelle. 164 Le thème de la caste ne fait ainsi pas partie des objectifs principaux de la Conférence. Mais son ouverture à de nouvelles perspectives dépassant celles de l'apartheid et du racisme plus "classique" permet aussi aux organisations Dalit d'entrer dans la brèche et d'y faire entendre leur voix. 2. Mettre à l'ordre du jour de la conférence internationale la question des Dalit a. Le soutien des ONG Les Dalit ont déjà été reconnus par les instances de l'ONU comme entrant dans ses préoccupations sur les droits de l'homme et le racisme. Maintenant il s'agit de vraiment mettre à l'ordre du jour de la Conférence le sujet de la caste, ce qui reste une lutte encore difficile. Mais ils ont atout de leur côté, c'est le soutien d'ONG qui sont écoutées par la Commission des Droits de l'Homme, chargée de préparer la Conférence. Lors des réunions préparatoires de la Conférence contre le racisme, plusieurs ONG ont plaidé pour la mise à l'ordre du jour du problème des Dalit à la Conférence comme étant une forme de racisme. Ainsi, la Fédération mondiale 164 Ibid. 109 luthérienne a, lors de la 56e session de la Commission des Droits de l'Homme, affirmé qu’il « est de notre espoir que la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et les intolérances qui y sont associées fournira une opportunité pour redresser la situation de relatif manque d'attention portée sur ce sujet dans le discours des droits de l’homme actuel, et que tous les mécanismes des droits de l'homme seront capables de porter la due attention aux multiples dimensions de cette crise des droits de l'homme."165 Lors de la 56e session de la Commission des droits de l'homme, le porte-parole de IMADR (International Movement Against All Forms of Discrimination and Racism), une ONG japonaise a affirmé: "... aucun pays n'est immunisé contre la discrimination raciale, bien que les formes qu'elle prend peut différer selon les pays. En Asie, une des formes les plus persistantes de discrimination raciale est la discrimination fondée sur l’ascendance, dont la discrimination de caste en Asie du Sud et la discrimination à l’encontre des Burakumin au Japon...Mais, il est encore nécessaire de porter l'attention sur ces sujets au-delà des frontières... Comme dans le cas de l'Europe, nous encourageons les gouvernements de la région Asie-Pacifique de porter une attention particulière aux formes spécifiques de discrimination raciale dans la région, ..., dans leur préparation nationale ou régionale de la Conférence mondiale... Une révision des mesures existantes pour combattre de telles formes persistantes de discrimination telle la discrimination de caste... devrait aussi être faite lors de la Conférence mondiale..."166 Lors de la préparation de la Conférence mondiale, les ONG de la région AsieMoyen-Orient ont souligné que « Dans beaucoup de parties de l'Asie du Sud, race est devenue le synonyme de caste dans la définition et l'exclusion de certains groupes sociaux définis selon leur ascendance. En dépit de protections formelles par la loi, le traitement discriminatoire reste endémique et des normes sociétales discriminatoires continuent d’être renforcées par les structures gouvernementales allant de la police et des tribunaux de première instance aux autorités de l'Etat et des municipalités..."167 L'International Dalit Solidarity Network, composé d'ONG comme Human Rights Watch et IMADR a demandé au Comité préparatoire pour la Conférence mondiale de: « s'assurer que la discrimination fondée sur la caste et celle à l'encontre des populations marginalisées soit explicitement mentionnée dans l'ordre du jour de la Conférence mondiale dans le contexte de la définition du terme "discrimination raciale". Les Dalit, les Burakumin du Japon et d'autres populations dans des situations similaires doivent explicitement être reconnues en tant Texte soumis à la 56e session de la Commission des droits de l'Homme, 20 mars-28 avril 2000. Item 6: Racism, racial discrimination, xenophobia and all forms of discrimination. 166 Ibid. 167 Asia and Middle East NGO Regional Meeting for the World Conference Against Racism, held during the first PrepCom for the Conference, on 2 May 2000, 4-6 p.m. 165 110 que groupes de personnes qui ont été soumises à des formes multiséculaires et persistantes de discrimination et d'abus sur la base de leur ascendance."168 Fin avril 2001, s'est tenue à Katmandu une conférence préparatoire d'ONG de la zone Asie-Pacifique pour la Conférence internationale contre le racisme. Selon celle-ci, le "racisme" est un avatar colonial, et fait donc partie du passé et ne s'applique pas à l'Asie. Il s'agit d'une définition euro-centriste. Cette définition de la "discrimination" comme "racisme" aurait détourné l'attention des réalités du terrain, qui est celui de la caste en Asie du Sud. Les participants à la conférence ont appelé à la tenue d'une "journée d'action globale" le 1er juillet 2001 durant laquelle les ONG devaient soumettre des appels à l'inclusion de la caste dans l'ordre du jour de la Conférence à leurs gouvernements respectifs et aux ambassades.169 D'ailleurs, il n'est pas innocent que cette conférence se soit tenue dans la capitale du Népal, seul royaume hindou au monde, qui a, contrairement au gouvernement indien, ouvertement admis que la caste est source de graves discriminations et de ségrégation dans son royaume, qui compte environ 15% d'"intouchables". Il a même affirmé que la caste entrait dans le champ de la Conférence et devait y être débattue.170 b. Le soutien d’intellectuels Les ONG ne sont pas seules à soutenir la mise à l’ordre du jour de la Conférence de la question de la caste. Des intellectuels indiens ont aussi publiquement déclaré leur soutien. Le 7 mai 2001, un groupe de 40 universitaires, juristes et représentants de la société civile, généralement issus de communautés Dalit, réunis à l’Indian Social Institute à New Delhi, ont affirmé la nécessité de mettre en débat la caste à la Conférence contre le Racisme et ont déclaré que les discriminations des castes comme étant même pires que le racisme : « Les participants à la rencontre de Delhi ont été clairs sur le fait que la caste est égale à la race et plus (‘Caste is Race Plus’). Infligée par la naissance, sanctifiée par la religion, glorifiée par la tradition, la caste a eu des répercussions brutales sur un cinquième de la population de l’Inde à travers les générations. Des sociologues ont souligné la conspiration aryenne en Inde pour subjuguer les Dalit-Bahujans en essayant de construire la nation indienne sur la base de la pureté du sang, de la langue et de la culture. Avec le renouveau de l’hindouisme, une culture fasciste centrée sur la pureté de la race aryenne, la supériorité du sanskrit sur d’autres langues et de la culture brahmanique est imposée à la société. » Selon ces intellectuels, « considérer la Caste comme une affaire intérieure à l’Inde et affirmer que toute discussion sur la question comme une ingérence dans la souveraineté indienne va à l’encontre de faits historiques, Statement by the International Solidarity Network to the First Preparatory Committe for the World Conference Against Racism, Racial Discrimination, Xenophobia and Related Intolerance, p.2 169 WCAR is more than just about racism, declare Asia-Pacific NGOs, www.dalits.org 170 Teesta Setalvad, « Hidden Apartheid », op.cit., pp. 8-9. 168 111 et milite contre l’évolution de normes philosophiques, juridiques et politiques contemporaines et les principes d’égalité inscrits aussi bien dans la Constitution indienne que dans les Résolutions spéciales des Nations Unies. » 171 Nous voyons avec cette déclaration que la mise à l’ordre du jour de la Conférence de Durban de la caste n’est pas encore acquise, car l’obstacle majeur en est l’opposition du gouvernement indien. c. Un obstacle majeur, le gouvernement indien Car en effet l'ordre du jour de la conférence est négocié auparavant par les Etats, qui se réunissent dans des comités préparatifs. Les ONG, bien qu'invitées à participer à la Conférence, n'ont aucun pouvoir pour décider de l'ordre du jour et dépendent des Etats si elles veulent que leurs préoccupations soient prises en compte. Or, pour ce qui est de la question de la caste, l’obstacle majeur de sa mise à l'ordre du jour est bien le gouvernement indien. L’opposition du gouvernement La position du gouvernement est la suivante: La caste, ce n'est pas la race. Le terme 'caste' ne prend pas en compte des critères raciaux. Le terme "ascendance" de l’article 1 ne se réfère, selon le gouvernement comme nous l'avons vu, qu'à la race; Le problème de l'intouchabilité est un problème interne à l'Inde, les instances internationales n'ont pas à s'en mêler ; Il existe d'ailleurs assez de dispositifs internes pour mettre fin à la situation des Dalit; Les changements sociaux prennent du temps à se mettre en place. De plus, selon les milieux de l’extrême droite indienne, dont l’actuel gouvernement du BJP est issu, ceux qui veulent présenter la caste comme une question de racisme sont avant tout des groupes chrétiens, en d'autres termes non-hindous, donc étrangers. D’ailleurs, la campagne serait fomentée et financée par des organismes étrangers.172 Crispation nouvelle et stratégies de diversion Ainsi, jusqu'à présent, le gouvernement indien a refusé de faire mettre à l'ordre du jour de la Conférence le thème de la caste. Lors d'une audition tenue début juin 2001 à Hyderabad avec des ONG, il a maintenu sa position. Le ministre des affaires étrangères, U.V. Krishnan Raju, a fait avancer la cérémonie d'ouverture Cités in Ambroise Pinto, « UN Conference against Racism. Is Caste Race ? », in Economic and Political Weekly, 28 juillet 2001, p. 2819. 172 Entretien avec P. Vincent, supra. 171 112 de deux heures et a quitté les lieux peu après avoir tenu son discours, où il a réitéré la position du gouvernement selon laquelle "caste is not race".173 De plus, à l'origine, le gouvernement ne voulait entendre que les ONG qu'il avait lui-même choisis. Mais les autres ONG opposées à ses vues ont réussi à faire entendre leurs revendications.174 Dans les années 1990, le gouvernement avait laissé les délégations d’ONG indiennes librement critiquer le gouvernement aux grandes conférences, de Rio (Développement durable, 1992) de Vienne (Droits de l’Homme, 1993), du Caire (Population, 1994), de Pékin (Femmes, 1995), de Copenhague (Développement social, 1996) etc. Pour la Conférence de Durban, soudainement, il s’y oppose. La délégation indienne officielle est pour la première fois directement placée sous l’autorité du ministre des Affaires étrangères. Le gouvernement a rassemblé autour de lui des ONG de Dalit qu’il finance et qui défendent dans les forums internationaux la thèse du gouvernement.175 La mise à l’ordre du jour de la Conférence du thème de la caste en péril Ainsi, la mise à l’ordre du jour de la caste à la Conférence de Durban n’est pas acquise. On peut même dire qu’il y a eu un recul ! Dans l’agenda provisoire de la Conférence mis en place pour le Comité Préparatoire tenu à Genève du 1 er au 5 mai 2000, on pouvait trouver dans les thèmes proposés, celui de la caste : « Thème 1 : Formes et manifestations de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et d’intolérance … (f). Systèmes de castes … Thème 2 : Victimes de racisme, discrimination raciale, xénophobie, et intolérances apparentées … (e) Groupes sujets à discrimination fondée sur la descendance (tels les Dalit et les Burakumin) »176 Dans l’ordre du jour provisoire élaboré pour le Comité Préparatoire qui s’est tenu du 21 mai au 1er juin 2001, on ne trouve aucune mention de la caste et des Dalit.177 Quelle est la raison d’un tel retrait ? Suite à l’échec du PrepCom de mai 2001, qui n’a pas réussi à fixer un ordre du jour, suite surtout aux revendications des pays africains en ce qui concerne des réparations pour l’esclavage et le colonialisme auxquelles s’opposent les pays européens, un groupe de 21 pays a été nommé pour reformuler les termes des "'Caste, race, same in India", in The Hindu, 5 juin 2001, p.12 Kancha Ilaiah, « Durban, Caste and Indian Democracy » in The Hindu, 11/01/2001, p. 12. 175 Entretien avec P. Vincent, supra, et « UN PrepCom for WCAR, Geneva, May 2001, Dalit « Traitors » sur le site www.ambedkar.org/WCAR 176 A/CONF.189/PC.1/2, 13 April 2000. 177 A/CONF.189/PC.2/1/Add.1 17 mai 2001. 173 174 113 documents officiels de la Conférence en vue d’une nouvelle réunion début août 2001. Pour la région Asie, ont été nommés l’Irak, l’Iran, le Pakistan et … l’Inde pour accomplir cette tâche.178 Il y donc assez peu de chances pour que les revendications des Dalit aboutissent. L’appui du Népal est dérisoire dans ce contexte, car faible par rapport à son puissant voisin, l’Inde, non inclus dans les dernières préparations de la Conférence, sans compter les difficultés internes suite à la mort des membres de la famille royale. Ainsi, dans le projet de déclaration fourni par le « Groupe de 21 » en juillet 2001, on ne trouve ni mention explicite de la caste, ni de l’occupation ou de l’ascendance.179 Notons enfin que dans le cadre des controverses au sujet des indemnisations aux pays africains, et de la mise en accusation d’Israël,180 les pays Occidentaux et l’Inde pourraient bien s’allier : « Apparemment, les Etats africains ont décidé de soulever la question du colonialisme et demandent une compensation pour le péché d’esclavage et de pillage, soutenus par les pays arabes qui veulent soulever la question du racisme d’Israël envers les Palestiniens et d’autres pays arabes. Les pays occidentaux [les Etats-Unis s’opposent à la mise en accusation d’Israël] sont très déterminés à bloquer la discussion sur ces questions et de mettre l’Inde de leur côté et en retour offrir un soutien au gouvernement indien pour bloquer toute discussion sur la question de la caste. »181 3. Qu'attend-on d'une reconnaissance internationale du problème des Dalit? a. Faire reconnaître la question des Dalit comme une question des droits de l'homme, donc intéressant la communauté internationale Ecoutons les commentaires de Swami Agnivesh et de Rev. Valson Thampu, membres respectivement du Bonded Labour Liberation Front et de la Church of North India: "La dure réalité de la discrimination qui représente une plaie pour un cinquième de la population de l'Inde continue de nous regarder droit dans les yeux. Cela ne peut plus être caché ou justifié. Notre statut actuel et futur en tant que nation dépendent de la volonté de reconnaître nos erreurs et notre volonté de les corriger, plutôt que sur l'entêtement dans le déni de leur prévalence ou sur leur défense. De toute manière, la question de masquer la vraie nature du système des castes ne se pose même pas; car il ne se limite pas au territoire de l'Inde. D'ici, il s'est répandu dans les pays voisins, et, dans ce sens, la discrimination fondée sur la caste n'est pas, à strictement parler, une "affaire interne" à notre pays."182 Entretien avec P. Vincent, supra. A.CONF.189/PC.3/7 12 July 2001. 180 Voir à ce sujet, Jean-Claude Buhrer, « La conférence de Durban sur le racisme toujours dans l’impasse », in Le Monde, 5 juin 2001. 181 Ambroise Pinto « UN Conference against Racism. Is Caste Race ? », op.cit. 182 Swami Agnivesh et Rev. Valsonn Thampu, "Discrimination that must be cast away", in The Hindu Magazine, 3 juin 2001, p. II 178 179 114 b. Faire pression sur le gouvernement indien Pour de nombreuses personnes engagées dans la lutte contre la caste et l'intouchabilité, c'est le seul moyen de faire pression sur le gouvernement de l'Inde pour faire appliquer ses lois. Dans une interview dans laquelle on lui a demandait s'il soutenait la demande de faire inscrire la caste à l'ordre du jour de la Conférence, Praveen Rashtrapal, député de la Lok Sabha membre du parti du Congrès a répondu "De quelle autre manière peut-il être mis fin au système des castes ? L'apartheid contre les Noirs a-t-il disparu avant que n'intervienne la communauté internationale? D'ailleurs, les préjugés sont si profondément ancrés; ils affectent toutes les structures et organisations. Les droits des Dalit ne sont pas du tout considérés comme des droits de l'homme. Les organisations de défense des droits de l'homme défendent joyeusement les droits des prisonniers mais pas aussi facilement les droits des Dalit."183 c. Faire de l'Inde une véritable démocratie Les intellectuels qui se sont rencontrés à l’Indian Social Institute début mai 2001 ont souligné : « Une discussion à Durban renforcera sûrement la réputation de l’Inde comme pays acquis aux valeurs de pluralisme, de tolérance, de diversité et d’égalité qui se maintient contre les forces qui cherchent à détruire ces valeurs ? Le refus de permettre une discussion internationale sur la caste soumettra l’Inde aux accusations d’hypocrisie politique et sociale et nuira à sa réputation dans la communauté des nations où elle cherche un rôle accru. »184 Enfin, l'auteur du best-seller Why I am not a Hindu, Kancha Ilaiah, réfute les arguments d'atteinte à l'honneur et au prestige de la démocratie indienne si la question était soulevée à la Conférence : "En permettant que la question de la race d'être soulevée, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis ont-ils souffert de quelque manière ? En tant que membres permanents de l'ONU, en permettant le racisme d'être débattu et que des mesures soient mises en place, leur crédibilité en tant que démocraties s'est renforcée. Cela a aidé les communautés blanches à s'examiner elles-mêmes à la lumière de la critique internationale. Cela a donné confiance aux Noirs. Ils ont commencé à respecter davantage leur démocratie."185 Il y va, selon lui, de l'avenir de la démocratie en Inde : « Si le gouvernement organise des auditions publiques comme celle tenue à Hyderabad et les utilise comme de la poudre aux yeux, la communauté internationale rira de notre hypocrisie. Les masses qui sont victimes du système des castes perdront confiance dans la démocratie indienne".186 "Caste discrimination will not go unless the international community speaks up", in Communalism Combat, ibid, p.15. 184 « Durban Must Discuss Caste Issue », in www.dalits.org/WCAR 185 Kancha Ilaiah, "Durban, Caste and Indian Democracy", in The Hindu, 11 juin 2001, p. 12. 186 Ibid. 183 115 Conclusion générale Le système des castes et son corollaire, l’intouchabilité, sont un des plus anciens systèmes de discrimination du monde et une spécificité de l’Inde et des pays qui ont subi son influence. Contrairement à ce qu’on croit souvent, ce système n’a jamais été complètement accepté par tous les Indiens, et encore moins par les intouchables. Comment supporter l’idée qu’on est totalement inférieur et impur toujours et à jamais, sauf peut-être dans une autre vie – et accepter d’être traité comme un sous-homme ? Mais ce n’est qu’avec le développement des idées égalitaires et démocratiques, que ce système a pu être critiqué, par les Indiens eux-mêmes, de manière radicale. Un des plus grands pourfendeurs de ce système a été Ambedkar. Aujourd’hui, ceux qui se mobilisent au nom des « hommes brisés » se réclament généralement de lui. Pourtant, ce système de discriminations n’a jamais fait l’objet d’une convention internationale ou d’une mention dans une convention internationale portant sur les droits de l’homme. D’où son invisibilité dans la communauté internationale pendant des décennies, et d’où sa difficulté à être classé parmi les thèmes classiques qu’aborde l’ONU en matière de droits de l’homme. La solution a été de faire admettre l’intouchabilité comme une forme de racisme, car, dans les faits et dans la vie quotidienne, elle s’en rapproche le plus et car le racisme et le système des castes sont fondés sur le postulat d’une inégalité intrinsèque entre les hommes. Mais la lutte pour une reconnaissance internationale est difficile, surtout face à un gouvernement qui ne veut rien entendre sur la question. Néanmoins, la Campagne Nationale sur les Droits de l’Homme des Dalit, en cours depuis 1998, aura très probablement des impacts positifs, même si elle ne parvient pas à mettre à l’ordre du jour de la Conférence de Durban. Ces impacts sont de plusieurs ordres : Visibilité accrue du problème au niveau international Constitution de réseaux de solidarité internationaux Connaissance plus précise des problèmes par des documents comme Broken People, de Human Rights Watch Reconnaissance de la question des droits des Dalit comme relevant des Droits de l’Homme. Ainsi, le gouvernement indien ne pourra pas indéfiniment minimiser le problème et le cacher honteusement derrière l’argument d’une « affaire interne », car une question de droits de l’homme qui touche près de 160 millions de personnes en Inde et des dizaines de millions dans le reste de l’Asie du Sud, ne peut de nos jours rester ignorée. L’appel à la communauté internationale est probablement le dernier recours de Dalit qui se heurtent depuis 54 ans d’indépendance à la rigidité de leur système social perpétué par un Etat qui pourtant s’était donné pour but d’instaurer une société égalitaire. 116 Bibliographie Caste et intouchabilité B.R. AMBEDKAR, "Riddles in Hinduism. An Exposition to Enlighten the Masses, in Writings and Speeches, Vol.4., Bombay, Education Department of Maharashtra, 1987. S.K. BEHERA, Dalits and Land Reforms in India, New Delhi, Indian Social Institute, 1999. Robert DELIEGE, Les intouchables en Inde. Des castes d'exclus, Paris, Imago, 1995. Robert DELIEGE, Le système des castes, Paris, Presses Universitaires de France, coll. "Que-sais-je?", 1993. G.S. GHURYE, Caste and Race in India, Bombay, Popular Prakashan Pvt. Ltd., Cinquième édition, 1969. M.D. GOPALAKRISHNAN, Periyar. Father of the Tamil Race, Madras, Emerald, 1991. D. HASLAM, Caste Out! The liberation struggle of the Dalits in India, London, CTBI, 1999. HUMAN RIGHTS WATCH, Broken People. Caste Violence Against India's "Untouchables", New York, 1999. Chr. JAFFRELOT, Dr. Ambedkar. Leader intouchable et père de la constitution indienne, Paris, Presses de Sciences Po, 2000. S.M. MICHAEL (éd.). Untouchable. Dalits in Modern India, New Delhi, Vistaar, 1999. SOLIDARITY (éd.), Globalization. Marginalization of Dalits, Women and Tribals. Tumkur, Karnataka, 1998. Henri TIPHAGNE, « India’s Shame ! », in Communalism Combat, May 2000, pp. 816. Racisme : Nicole BACHARAN, Histoire des Noirs américains au XXe siècle, Bruxelles, Complexe, 1994. 117 François BEDARIDA, Le nazisme et le génocide, Paris, Agora, « Pocket », 1992. Tahar BEN JELLOUN, Le racisme expliqué à ma fille, Paris, Seuil, 1998. Martin BULMER, John SOLOMOS (éd.), Racism, London, Oxford University Press, 1999. Philippe BURRIN, Hitler et le Juifs. Genèse d’un génocide, Paris, Seuil, coll. « Points – Histoire », 1989. Paul COQUEREL, La nouvelle Afrique du Sud, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 1999. Courrier de l’Unesco, dossier « D’où vient le racisme ? », mars 1996. Léon POLIAKOV, Le mythe aryen. Essai sur les sources du racisme et des nationalismes, Paris, Calmann-Lévy, 1971, ou Pocket, 1994. Daniel SIBONY, Le « racisme », une haine identitaire, Paris, Seuil, coll. « Points – Essais », 1997. UNESCO (éd.), La route de l’esclave, Brochure réalisée par l’association « Les anneaux de la mémoire », Paris, s.d. Campagne nationale « Les Droits des Dalit sont des droits de l’homme » et Conférence mondiale contre le racisme: Swami AGNIVESH, Valson THAMPUR, « Discrimination that must be cast away », in The Hindu Magazine, 3 juin 2001. « Caste, race same in India », in The Hindu, 5 juin 2001, p.12 « Dalit groups resent Govt. stand on caste », The Hindu, 2 juin 2001, p. 12 K.G. KANNABIRAN, « We, the other people », in The Hindu, 8 juin 2001, p.12. Kancha ILAIAH, « Durban, caste and Indian democracy », in The Hindu, 11 juin 2001, p. 12. NATIONAL CAMPAIGN ON DALIT HUMAN RIGHTS, Dalits. A people. A culture. A History, Brochure de la campagne, Secuderabad, 1999. NATIONAL CAMPAIGN ON DALIT HUMAN RIGHTS, Black Paper. Broken Promises and Dalits Betrayed, Brochure de la campagne, Secuderabad, 1999. 118 A.S. NARANG, « World Conference Against Racism, Prospects Challenges », in Economic and Politcal Weekly, July 7, 2001, pp. 2495-2499. and Gail OMVEDT, « The UN, racism and caste I et II », in The Hindu, 9 et 10 avril 2001. Ambroise PINTO. « UN Conference against Racism. Is Caste Race ? », in Economic and Politcal Weekly, July 28, 2001, pp. 2817- 2820. Teesta SETALVAD, « Hidden Apartheid », in Communalism Combat, April 2001, pp.8-16. Mari Marcel THEKAEKARA, « Annihilating caste », in The Hindu Magazine, 10 juin 2001, p. V. Shiv VISVANATHAN, « The Race for Caste. Prolegomena to the Durban Conference », in Economic and Politcal Weekly, pp. 2512-2516. Sites internet sur la Campagne et la Conférence mondiale contre les Racisme : Site du Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme : http://www.unhchr.ch/racism Site de la NCDHR : http://www.dalits.org Site de l’Ambedkar Center for Justice and Peace : http://www.ambedkar.org 119