Un enseignement pour dépasser la salle de classe

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Un enseignement pour dépasser la salle de classe
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métier // Reportage
© DR
Six cantons suisses germanophones ou bilingues ont
instauré en 2011 une audacieuse politique linguistique
commune.
Passepartout
Un enseignement
pour dépasser la salle de classe
© DR
Le chauffeur annonce le
centre d’Oberdorf. L’école se
trouve un peu au-dessus du
village suisse, il suffit de
suivre les deux fillettes en
anorak qui sortent d’une
ferme fraîchement rénovée.
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Par Sandrine Charlot-Zinsli
Au rez-de-chaussée de la petite
école primaire, le claquement des
chaussures dans les flaques de neige
fondue s’ajoute au brouhaha habituel des vestiaires bariolés. Au premier étage à droite, la classe de troisième. Ce sont des enfants de 8 à 9
ans ; ils sont en train de s’installer.
L’enseignante, Mme Scheidegger,
est déjà là depuis longtemps.
« Grüezi ! Bonjour ! Mettez-vous en
cercle, on va chanter. » Les enfants
entonnent: « J’aime les mots, les laids,
les beaux, les p’tits, les gros… mais pas
les gros mots », une chanson écrite par
des écoliers de la région parisienne.
Ils chantent avec entrain : visible-
ment, ils connaissent bien ce petit rituel du début de leçon. L’institutrice
interroge à la ronde: « Qui connaît un
nom masculin ? – Pirate ! Monstre ! »
Sven semble avoir un plaisir particulier à prononcer le mot xylophone.
Alina ajoute : « Lettre ! » Les enfants
connaissent déjà beaucoup de mots
et sont contents de le montrer. L’enseignante approuve, félicite, encourage, elle ne corrige pas l’erreur de la
petite fille directement. C’est seule-
Suisse: quatre langues, sinon rien
En Suisse, pays fédéral et quadrilingue
(allemand, français, italien et rhétoroman), la question des langues enseignées à l’école est délicate, complexe, très politique. En 2004, il a été
décidé de mettre en œuvre une politique des langues harmonisée, prévoyant entre autres l’introduction de
deux langues étrangères dès l’école
primaire.
Six cantons sur la frontière linguistique
(Berne, Bâle-Campagne, Bâle-Ville,
Fribourg, Soleure et le Valais) ont lancé
un projet commun, Passepartout, en
août 2011. Le français y est désormais
enseigné comme première langue étrangère dès la classe de troisième (de 8 à
9 ans), l’anglais suit deux ans plus tard.
15000 élèves ont débuté en 2011, autant viendront s’ajouter chaque année. n
Le français dans le monde // n° 380 // mars-avril 2012
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« Yodoloïdou ! »
Le goût des histoires
Au tableau, une carte de navigation
représente la mer avec huit îles. Sur
chaque île trône une lettre, avec des
activités proposées et une tâche à accomplir. « Aujourd’hui, nous arrivons
sur l’île D. Nous allons écouter six petites histoires. “L’âne d’Anne n’aime
pas l’ananas.” » Les enfants répètent.
De plus en plus vite. Ils rient. Sven
explique en dialecte : « Ça me plaît
quand c’est rapide ».
Chaque groupe de deux ou trois enfants se voit attribuer une histoire et
un ordinateur – il y a huit portables
dans la classe. Les élèves reçoivent
une consigne : comprendre une his-
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« Dans trois mois,
les enfants doivent
être capables
de lire des textes
assez complexes. »
toire en l’écoutant, en regardant les
images et en s’aidant des mots traduits sur le manuel ou des mots
transparents (ananas…). Ils écrivent
ensuite le récit en allemand, puis le
racontent à toute la classe. Au hitparade des histoires, c’est celle du
yak qui chante « Yodoloïdou » qui
l’emporte. Et de loin !
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ment après qu’elle demande: « Et des
mots féminins, comme planète, lettre,
vous en connaissez ? » Les mots fusent: « Trottinette! Mandarine! » Puis
les enfants sont invités à reprendre
leur place.
Trois questions à
Victor Saudan, Responsable du projet Passepartout pour le canton de Bâle-Ville
« Passepartout prend vraiment au sérieux
la notion de didactique intégrée des langues »
Qu’est-ce que le projet
Passepartout ?
C’est un projet qui relie l’enseignement des langues étrangères à un
apprentissage pour la vie. Il dépasse
la salle de classe. Même si l’accent
est mis sur l’enseignement du français et de l’anglais, la place et le rôle
de la langue de scolarisation ne sont
pas oubliés dans ce projet, tout
comme les langues des enfants qui
viennent d’ailleurs et qui représentent 80 % des écoliers à Bâle-Ville,
par exemple.
En quoi ce projet est-il
novateur ?
Il prend vraiment au sérieux la notion de didactique intégrée des
langues. En ne se contentant pas de
l’approche communicative traditionnelle (écrire, parler, écouter et
lire), son objectif est avant tout que
l’apprenant développe une compétence d’action dans la langue et la
culture étrangère. Deux nouvelles
compétences sont prises en compte,
les stratégies de communication et
d’apprentissage, mais aussi la compétence culturelle et transculturelle
qui valorise les expériences extrascolaires, par exemple.
Le projet innove à tous les niveaux : nouveau matériel didactique « Mille Feuilles », nouveau
plan d’études, moyens et instruments d’évaluation adaptés, formation des enseignants (création
d’un certificat de qualification académique, de vidéos pour la forma-
Le français dans le monde // n° 380 // mars-avril 2012
tion continue…). D’ici à 2013,
7 000 enseignants auront été formés à cette nouvelle approche à
raison de douze journées pour
chaque enseignant.
C’est un projet qui suscite sans
doute beaucoup d’attentes ?
Oui, les attentes sont très importantes… de tous côtés. Pour la première fois, il y a vraiment eu les
moyens financiers et les ressources
humaines nécessaires pour créer
tout d’une manière cohérente. Les
six cantons concernés ont fait
preuve d’une réelle volonté politique et didactique afin de mettre en
œuvre les principes décrits par le
Conseil de l’Europe en matière de
langues et de cultures. n
Le temps du jeu
Troisième temps de la leçon, le travail avec le fichier de mots. Les enfants se divisent en deux groupes.
Pendant que les uns écrivent six
mots de leur choix dans leur fichier,
les autres vont s’asseoir en rond pour
jouer à une sorte de memory.
Un père est venu assister au cours
bien que ce ne soit pas le jour officiel
des visites. Il passe d’un groupe à
l’autre. « Je trouve les manuels « Mille
Feuilles » très bien, même si, au début
j’étais un peu perdu entre la revue, le
magazine, etc. Ce que j’apprécie ici,
c’est que c’est très vivant. Ce sont de
vraies chansons, des textes authentiques, des histoires qui passionnent
les enfants. Même les parents y apprennent des choses ! »
Dans la salle des professeurs, Mme
Scheidegger avoue : « La préparation
de chaque leçon est assez longue ; je
suis encore plutôt dirigiste, mais il faut
tenir compte du fait que, dans trois
mois, les enfants doivent être capables
de lire des textes assez complexes. La
plupart d’entre eux ont déjà compris
certaines stratégies. » Elle a encore
beaucoup de questions à élucider
quant à cette méthode, mais, ce qui
lui donne de l’assurance, c’est la possibilité d’en discuter avec des collègues lors des journées de formation et la spontanéité des enfants,
qui trouvent de plus en plus le
courage de participer activement. n
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