Un enseignement pour dépasser la salle de classe
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Un enseignement pour dépasser la salle de classe
N380_34-35 REPORTAGE-BAT_N°379- 230X270 17/02/12 11:14 Page34 métier // Reportage © DR Six cantons suisses germanophones ou bilingues ont instauré en 2011 une audacieuse politique linguistique commune. Passepartout Un enseignement pour dépasser la salle de classe © DR Le chauffeur annonce le centre d’Oberdorf. L’école se trouve un peu au-dessus du village suisse, il suffit de suivre les deux fillettes en anorak qui sortent d’une ferme fraîchement rénovée. 34 Par Sandrine Charlot-Zinsli Au rez-de-chaussée de la petite école primaire, le claquement des chaussures dans les flaques de neige fondue s’ajoute au brouhaha habituel des vestiaires bariolés. Au premier étage à droite, la classe de troisième. Ce sont des enfants de 8 à 9 ans ; ils sont en train de s’installer. L’enseignante, Mme Scheidegger, est déjà là depuis longtemps. « Grüezi ! Bonjour ! Mettez-vous en cercle, on va chanter. » Les enfants entonnent: « J’aime les mots, les laids, les beaux, les p’tits, les gros… mais pas les gros mots », une chanson écrite par des écoliers de la région parisienne. Ils chantent avec entrain : visible- ment, ils connaissent bien ce petit rituel du début de leçon. L’institutrice interroge à la ronde: « Qui connaît un nom masculin ? – Pirate ! Monstre ! » Sven semble avoir un plaisir particulier à prononcer le mot xylophone. Alina ajoute : « Lettre ! » Les enfants connaissent déjà beaucoup de mots et sont contents de le montrer. L’enseignante approuve, félicite, encourage, elle ne corrige pas l’erreur de la petite fille directement. C’est seule- Suisse: quatre langues, sinon rien En Suisse, pays fédéral et quadrilingue (allemand, français, italien et rhétoroman), la question des langues enseignées à l’école est délicate, complexe, très politique. En 2004, il a été décidé de mettre en œuvre une politique des langues harmonisée, prévoyant entre autres l’introduction de deux langues étrangères dès l’école primaire. Six cantons sur la frontière linguistique (Berne, Bâle-Campagne, Bâle-Ville, Fribourg, Soleure et le Valais) ont lancé un projet commun, Passepartout, en août 2011. Le français y est désormais enseigné comme première langue étrangère dès la classe de troisième (de 8 à 9 ans), l’anglais suit deux ans plus tard. 15000 élèves ont débuté en 2011, autant viendront s’ajouter chaque année. n Le français dans le monde // n° 380 // mars-avril 2012 N380_34-35 REPORTAGE-BAT_N°379- 230X270 17/02/12 11:15 Page35 « Yodoloïdou ! » Le goût des histoires Au tableau, une carte de navigation représente la mer avec huit îles. Sur chaque île trône une lettre, avec des activités proposées et une tâche à accomplir. « Aujourd’hui, nous arrivons sur l’île D. Nous allons écouter six petites histoires. “L’âne d’Anne n’aime pas l’ananas.” » Les enfants répètent. De plus en plus vite. Ils rient. Sven explique en dialecte : « Ça me plaît quand c’est rapide ». Chaque groupe de deux ou trois enfants se voit attribuer une histoire et un ordinateur – il y a huit portables dans la classe. Les élèves reçoivent une consigne : comprendre une his- © DR « Dans trois mois, les enfants doivent être capables de lire des textes assez complexes. » toire en l’écoutant, en regardant les images et en s’aidant des mots traduits sur le manuel ou des mots transparents (ananas…). Ils écrivent ensuite le récit en allemand, puis le racontent à toute la classe. Au hitparade des histoires, c’est celle du yak qui chante « Yodoloïdou » qui l’emporte. Et de loin ! © DR ment après qu’elle demande: « Et des mots féminins, comme planète, lettre, vous en connaissez ? » Les mots fusent: « Trottinette! Mandarine! » Puis les enfants sont invités à reprendre leur place. Trois questions à Victor Saudan, Responsable du projet Passepartout pour le canton de Bâle-Ville « Passepartout prend vraiment au sérieux la notion de didactique intégrée des langues » Qu’est-ce que le projet Passepartout ? C’est un projet qui relie l’enseignement des langues étrangères à un apprentissage pour la vie. Il dépasse la salle de classe. Même si l’accent est mis sur l’enseignement du français et de l’anglais, la place et le rôle de la langue de scolarisation ne sont pas oubliés dans ce projet, tout comme les langues des enfants qui viennent d’ailleurs et qui représentent 80 % des écoliers à Bâle-Ville, par exemple. En quoi ce projet est-il novateur ? Il prend vraiment au sérieux la notion de didactique intégrée des langues. En ne se contentant pas de l’approche communicative traditionnelle (écrire, parler, écouter et lire), son objectif est avant tout que l’apprenant développe une compétence d’action dans la langue et la culture étrangère. Deux nouvelles compétences sont prises en compte, les stratégies de communication et d’apprentissage, mais aussi la compétence culturelle et transculturelle qui valorise les expériences extrascolaires, par exemple. Le projet innove à tous les niveaux : nouveau matériel didactique « Mille Feuilles », nouveau plan d’études, moyens et instruments d’évaluation adaptés, formation des enseignants (création d’un certificat de qualification académique, de vidéos pour la forma- Le français dans le monde // n° 380 // mars-avril 2012 tion continue…). D’ici à 2013, 7 000 enseignants auront été formés à cette nouvelle approche à raison de douze journées pour chaque enseignant. C’est un projet qui suscite sans doute beaucoup d’attentes ? Oui, les attentes sont très importantes… de tous côtés. Pour la première fois, il y a vraiment eu les moyens financiers et les ressources humaines nécessaires pour créer tout d’une manière cohérente. Les six cantons concernés ont fait preuve d’une réelle volonté politique et didactique afin de mettre en œuvre les principes décrits par le Conseil de l’Europe en matière de langues et de cultures. n Le temps du jeu Troisième temps de la leçon, le travail avec le fichier de mots. Les enfants se divisent en deux groupes. Pendant que les uns écrivent six mots de leur choix dans leur fichier, les autres vont s’asseoir en rond pour jouer à une sorte de memory. Un père est venu assister au cours bien que ce ne soit pas le jour officiel des visites. Il passe d’un groupe à l’autre. « Je trouve les manuels « Mille Feuilles » très bien, même si, au début j’étais un peu perdu entre la revue, le magazine, etc. Ce que j’apprécie ici, c’est que c’est très vivant. Ce sont de vraies chansons, des textes authentiques, des histoires qui passionnent les enfants. Même les parents y apprennent des choses ! » Dans la salle des professeurs, Mme Scheidegger avoue : « La préparation de chaque leçon est assez longue ; je suis encore plutôt dirigiste, mais il faut tenir compte du fait que, dans trois mois, les enfants doivent être capables de lire des textes assez complexes. La plupart d’entre eux ont déjà compris certaines stratégies. » Elle a encore beaucoup de questions à élucider quant à cette méthode, mais, ce qui lui donne de l’assurance, c’est la possibilité d’en discuter avec des collègues lors des journées de formation et la spontanéité des enfants, qui trouvent de plus en plus le courage de participer activement. n 35