Le mode de scrutin du Bundestag. Une originalité démocratique qui
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Le mode de scrutin du Bundestag. Une originalité démocratique qui
ISSN 2411-6750 Germivoire 2/2015 Le mode de scrutin du Bundestag. Une originalité démocratique qui fait cas d’école dans le monde Paul N’GUESSAN-BECHIE, Université Félix Houphouet-Boigny Résumé L’Allemagne a adopté un mode de scrutin qui allie le scrutin majoritaire et proportionnel. Les analystes politiques et les politologues qualifient ce système électoral de scrutin mixte compensatoire vu que des sièges en surnombre viennent compenser ou corriger certaines imperfections de ce système. Ce mode de scrutin dit mixte que l’Allemagne a mis en place à la fin de la Deuxième Guerre mondiale est certes compliqué et critiqué, mais apparaît comme le meilleur. De nos jours, ce mode de scrutin allemand considéré comme équilibré fait école dans nombre de pays à travers le monde. Que ce soit en Europe de l’Est ou en Europe de l’Ouest, en Amérique ou en Océanie, le modèle de scrutin allemand a été adopté ou est en cours d’adoption. Ce mode de scrutin allemand qui tente de corriger les imperfections des deux modes de scrutin classiques pourrait apporter des réponses aux préoccupations des hommes politiques africains en quête d’un mode de scrutin équilibré et équitable même si son adoption peut être biaisé par les intérêts politiques comme c’est le cas au Sénégal, seul pays africain pratiquant un système similaire. Mots-clés : modes de scrutin, Bundestag, clause de 5%, mandat compensatoire, démocratie parlementaire Abstract Germany has adopted a voting system, which combines election on a majority basis and proportional representation. Political analysts and political scientists qualify this electoral system as a compensatory mixed ballot considering that redundant seats come to compensate or correct certain imperfections of this system. This voting system, as it is call mixed, which Germany has set up at the end of Second World War is certainly complicated and criticized, but appears as the best. Nowadays, this German voting system considered as balanced gains widespread acceptance in many countries throughout the World. Whether in Eastern Europe or in Western Europe, in America or in Paul N’guessan-Béchié : Le mode de scrutin du Bundestag. Une originalité démocratique qui fait cas d’école dans le monde http://germivoire.net/?ivoire=detailart&idart=408&rub=176 Germivoire 2/2015 Oceania, the model of the German voting system has been adopted or is being adopted. This German voting system which attempts to correct the imperfections of the two classical voting systems could bring answers to the preoccupations of African politicians in search of a balanced and fair voting system even if its adoption can be biased by political interests, as it is the case in Senegal, the only African country practicing a similar system. Keywords: voting systems, Bundestag, 5% clause, compensatory mandate, parliamentary democracy. Introduction L’Allemagne est une démocratie parlementaire. En droit constitutionnel, cela signifie que le Premier Ministre (le chancelier) est choisi parmi la majorité parlementaire. Dans ce système politique, le pouvoir exécutif émane du parlement. Le Bundestag, appellation de la chambre basse du parlement allemand, investit donc le gouvernement et le contrôle également par le biais de l’opposition. La place centrale de cette institution dans le système politique allemand confère au Bundestag beaucoup de droits mais aussi des devoirs. Pour que la plupart des citoyens se reconnaissent dans le Bundestag et que les partis politiques soient représentés proportionnellement aux voix recueillies, le législateur a conçu un mode de scrutin dit mixte qui allie le scrutin majoritaire et le scrutin proportionnel de listes. Le modèle allemand qui tend à corriger les insuffisances des deux modes de scrutin classiques (majoritaire et proportionnel) retient l’attention de législateurs et politiques à travers le monde. Ce mode de scrutin ne serait-il pas également intéressant pour la Côte d’Ivoire et d’autres pays africains où partis au pouvoir et opposition se querellent très souvent autour de modes de scrutin parce que ceux-ci seraient injustes et inéquitables ? La présente contribution tentera d’apporter une réponse à cette question en présentant tour à tour les modes de scrutin classiques, avant de montrer comment le caractère original du mode de scrutin du Bundestag peut être utilement expérimenté par nombre de pays africains dans leur quête démocratique. 1. Modes de scrutin classiques : scrutin majoritaire et scrutin proportionnel Le scrutin majoritaire est le mode d’élection le plus ancien. C’est, par exemple, le mode de scrutin utilisé lors de scrutins présidentiels et législatifs Paul N’guessan-Béchié : Le mode de scrutin du Bundestag. Une originalité démocratique qui fait cas d’école dans le monde 317 Germivoire 2/2015 dans de nombreuses démocraties dont les plus connues sont la France et la Grande-Bretagne.1 Le principe ici est d’élire le candidat (scrutin uninominal) ou la liste de candidats (scrutin plurinominal) qui a obtenu la majorité des voix. Ce scrutin peut se faire à un ou à deux tours. En cas de scrutin à un tour, le candidat ou la liste de candidats arrivée en tête remporte le siège. Dans le scrutin à deux tours, une élection au premier tour est possible, à condition qu’un candidat ou une liste obtienne la majorité absolue, soit plus de la moitié des suffrages exprimés, sinon cette majorité s’obtient au deuxième tour lorsque deux candidats ou deux listes de candidats sont aux prises. Le scrutin majoritaire a l’avantage d’être simple et permet d’avoir un gouvernement stable dans les démocraties parlementaires étant donné que les petits partis (souvent extrémistes) n’arrivent pas en tête dans les circonscriptions électorales, généralement dominés par les plus grands disposant de plus de moyens pour faire campagne et mieux organisés. Les petits partis sont donc, le plus souvent, contraints de faire alliance avec les grands s’ils souhaitent avoir des élus. Comme on peut le constater, ce mode de scrutin a la réputation de ne pas permettre une représentation juste et équitable des partis en compétition politique. Certains partis politiques, généralement les plus grands, obtiennent un nombre de sièges généralement en déphasage avec le pourcentage de voix réalisées. Ce tableau indiquant les résultats des élections législatives du 6 mai 2010 au Royaume-Uni, rend compte de cette réalité.2 : Partis Nombre Pourcentages Pourcentages Nombre politiques de des suffrages de sièges de voix obtenues Parti 10 726 conservateur 614 Parti travailliste Libéraux- sièges 31,6 47,1 307 8 609 527 29 39,7 258 6 836 824 23 8,8 57 démocrates En Grande-Bretagne, les électeurs semblent très attachés au mode de scrutin majoritaire. Un référendum proposé par les Libéraux-démocrates, alliés des conservateurs de David Cameron, sur une modification du mode de scrutin majoritaire pour le remplacer par un vote alternatif déjà pratiqué dans certains pays du Commonwealth comme l’Australie, a été rejeté par un peu plus de deux-tiers des électeurs britanniques le 5 mai 2011. 2 Avec 23% de voix recueillies, le Parti des Libéraux-démocrates n’obtient que 57 sièges alors que le Parti travailliste avec 29% de voix, soit 6% de plus obtient 258 élus, soit 201 députés de plus. Le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni et le Parti national britannique n’ont aucun élu alors que chacun de ces deux partis recueille plus de voix que le parti démocratique d’Ulster et le Parti national écossais qui obtiennent respectivement 8 et 6 députés. 1 Paul N’guessan-Béchié : Le mode de scrutin du Bundestag. Une originalité démocratique qui fait cas d’école dans le monde 318 Germivoire 2/2015 Parti 168 216 0,6 1,2 8 491 386 1,7 0,9 6 Sinn Fein 171 942 0,6 0,8 5 Plaid 165 394 0,6 0,5 3 110 970 0,4 0,5 3 285 616 1 0,2 1 919 546 3,1 0 0 564 331 1,9 0 0 578 995 2 0,4 2 démocratique d’Ulster Parti national écossais Cymru- Parti du Pays de Galles Parti travailliste et social- démocrate Parti Vert d’Angleterre et du de Pays Galles Parti pour l’indépendance du Royaume- Uni Parti national britannique Autres Source BBC3 Le mode de scrutin proportionnel a lieu au moyen de listes de candidats de partis. Ce scrutin a pour principe de donner à chaque parti un nombre de sièges en fonction des voix obtenues, c’est-à-dire proportionnellement aux voix recueillies. Ce mode de scrutin est supposé juste et équilibré parce qu’il permet la représentation des partis en fonction des voix obtenues, ce qui n’est pas le cas du scrutin majoritaire. Ce système qui parait simple peut être souvent complexe dans sa mise en œuvre surtout dans la répartition des voix lorsqu’il reste des voix à partager. Ces voix sont reparties selon des Ce tableau tiré du site de la fondation Robert Schuman www.robert-schuman.eu, a subi un léger changement dans l’ordre et dans le nombre de colonnes. La colonne « pourcentages de sièges » a été introduite par moi et placée tout juste après la colonne « pourcentage des suffrages exprimés » pour montrer clairement l’écart entre le pourcentage du suffrage exprimé et le pourcentage du nombre de voix. 3 Paul N’guessan-Béchié : Le mode de scrutin du Bundestag. Une originalité démocratique qui fait cas d’école dans le monde 319 Germivoire 2/2015 méthodes soit du plus fort reste (qui favorise les plus petits partis), soit selon celle de la plus forte moyenne (ce qui favorise les plus grands). Il existe également une méthode de répartition des voix restantes, comme les systèmes de compensation pratiqués en Allemagne. Nous aborderons cette question dans le chapitre 2. Le scrutin proportionnel se complexifie lorsqu’un seuil est fixé pour participer à la répartition des sièges. Plus il est élevé, plus le scrutin est dénaturé et s’apparente en divers aspects au scrutin majoritaire. Alors qu’il est le plus bas dans certains pays comme le Danemark (2%) ou assez haut dans des pays comme l’Allemagne, la Hongrie et la NouvelleZélande, par exemple, avec 5%, il atteint un record en Turquie avec 10%. Dans le dernier pays cité, seuls quatre partis seront représentés au parlement à l’issue du scrutin du 1er novembre 2015. Pour ce qui est des inconvénients, le scrutin proportionnel entraîne l’émiettement des suffrages et l’éclatement d’une crise politique. Il oblige les partis à passer des accords de coalition et entraîne une crise gouvernementale lorsqu’un membre sort du gouvernement de coalition. En 14 années d’existence de la République de Weimar, où le scrutin proportionnel était utilisé pour choisir les partis de gouvernement, cette république s’est caractérisée par son instabilité politique criante : il y a eu au total 20 gouvernements successifs, dont trois n’ont même pas pu passer la barre de deux mois d’activités gouvernementales.4 En vue d’éviter que ces mauvaises expériences politiques de Weimar se répètent, les législateurs allemands ont adopté un nouveau mode de scrutin du Bundestag dès les premières élections législatives en République fédérale d’Allemagne fraichement créée. 2. Le mode de scrutin du Bundestag Pour permettre une représentation plus juste et produire des majorités gouvernementales stables, certains pays, comme l’Allemagne, combinent les deux modes de scrutin dans une même élection. L’article 1 alinéa 1 du code électoral le stipule clairement : Le Bundestag, sous réserve des dérogations résultant de la présente loi, se compose de 656 députés.5 Ceux-ci sont élus au scrutin Konrad Löw: Der Staat des Grundgesetzes, Munich: Bayerische Landeszentrale für politische Bildungsarbeit, 1995, p. 228. 5 Officiellement, le Bundestag compte aujourd’hui 598 députés. Ce nombre est toujours à la hausse en prenant en compte les sièges en surnombre (Überhangmandate) et de compensation (Ausgleichsmandate). 4 Paul N’guessan-Béchié : Le mode de scrutin du Bundestag. Une originalité démocratique qui fait cas d’école dans le monde 320 Germivoire 2/2015 universel, direct, libre, égal et secret par les électeurs allemands inscrits, conformément aux principes régissant le suffrage proportionnel, combiné avec le suffrage nominal.6 Nombre de politologues qui se sont intéressés au mode de scrutin du Bundestag, le qualifient de scrutin proportionnel personnalisé, de scrutin proportionnel majoritaire, de scrutin mixte compensatoire etc.7 Cela se traduit dans les faits par le vote de la moitié des députés du Bundestag au suffrage direct dans des districts ou circonscriptions électoraux selon les règles du scrutin majoritaire et l’autre moitié des députés accèdent au Bundestag par des listes de Land selon les règles du scrutin proportionnel. Dans ce système électoral, l’électeur dispose obligatoirement de 2 voix comme indiqué sur le bulletin de vote : « Sie haben 2 Stimmen »8. Elles sont entièrement autonomes, c’est-à-dire elles peuvent être exprimées l’une indépendamment de l’autre. L’électeur peut, par exemple, donner sa première voix à un candidat SPD9 et sa deuxième voix à une liste CDU10. Les deux choix peuvent également être uniformes. Toutefois, la seconde voix est la plus décisive dans le résultat électoral et dans la répartition finale des sièges entre les différents partis en compétition car c’est elle qui est prise en compte dans le calcul des sièges à attribuer à chaque parti. La seconde voix d’un électeur ne compte pas néanmoins lorsque le candidat choisi au scrutin direct (majoritaire) est élu. Alors que les listes sont présentées par Land, les sièges se repartissent en fonction du pourcentage des deuxièmes voix sur l’ensemble du territoire fédéral. Lorsqu’ un parti remporte grâce au vote primaire dans les circonscriptions, un nombre de sièges supérieur à celui auquel il a droit en vertu de la représentation proportionnelle, il conserve ses élus, quitte à ce que cela entraîne une hausse du nombre total de siège au Bundestag. C’est ce qu’on appelle les « Überhangmandate » ou sièges en surnombre. Bien que leur nombre soit le plus souvent relativement faible, les Überhang ne sont pas une rareté. Au niveau fédéral allemand, plusieurs élections tenues depuis Loi électorale fédérale, Cologne : Inter Nationes, 1998, p. 19. Cf. Louis Massicotte: « A la recherche d’un mode de scrutin mixte compensatoire pour le Québec », Bibliothèque nationale du Québec, 2004, Cf. aussi Claude Eméri: Elections et référendums, in: Traité de science politique, vol. 2 « Les régimes politiques contemporains », Paris : PUF, 1985, pp. 325-354, Cf. aussi Konrad Löw: Der Staat des Grundgesetzes, Munich : Landeszentrale für politische Bildungsarbeit, 1995. 8 Sur le bulletin, il est écrit et mis en relief « Sie haben zwei Stimmen », c’est-à-dire « Vous disposez de deux voix ». 9 Parti social-démocrate allemand. C’est le plus ancien de tous les partis politiques en Allemagne. Il a été créé en 1863. 10 Union chrétienne-démocrate d’Allemagne, parti de l’actuelle chancelière Angela Merkel fondé en 1945. 6 7 Paul N’guessan-Béchié : Le mode de scrutin du Bundestag. Une originalité démocratique qui fait cas d’école dans le monde 321 Germivoire 2/2015 1949 en ont produit. Minuscule autrefois11, le nombre de sièges en surnombre s’est quelque peu accru depuis l’incorporation des Länder de l’Est avec la réunification des deux pays allemands.12 De 656 députés officiellement jusqu’en 1998, le Bundestag en comptait en 1990, 1994 et 1998 respectivement 662, 672 et 669 et au lieu de 598 à partir de 2002, on dénombrait 603 députés la même année, 622 en 2009 et 631 en 2013. Depuis les élections de 2013, il est créé des Ausgleichsmandate, c’est-à-dire des mandats compensatoires en vue de rendre le scrutin plus équitable. Lors de l’élection de 2013, par exemple, les mandats supplémentaires ou sièges en surnombre et les mandats compensatoires s’élevaient à 33. Seuls peuvent prendre part à la répartition des sièges les partis ayant obtenu au moins 5% des voix au plan national. C’est la fameuse clause des 5% qui majoritarise davantage le scrutin mixte comme indiqué dans le chapitre 1. Par souci d’équité, la clause de 5% n’est plus considérée lorsqu’un parti obtient avec les premières voix au moins trois mandats directs. Il participe ainsi à la répartition des sièges du Bundestag, mais n’aura tout de même pas de fraction parce qu’il ne regroupe pas au moins 5% des membres du Bundestag. Ce parti pourra avec ses trois mandats directs au moins former un groupe parlementaire. Avant sa fusion dans le parti de gauche « Die Linke », le PDS13 qui n’était véritablement implanté que dans les Land de l’Ex-RDA (DDR) a pu régulièrement constituer un groupe parlementaire grâce à cette disposition de la loi électorale pour avoir obtenu plus de trois mandats directs mais moins de 5% des suffrages au plan national. Au Bundestag, fraction et groupe sont deux termes distincts et ces deux entités ont des statuts différents. Il convient également de souligner qu’en Allemagne, la démocratie n’est pas toujours la loi de la majorité. Les listes présentées par des partis formés par des minorités nationales ne sont pas concernées par le seuil de 5% et la clause des trois mandats directs selon l’article 6, alinéa 6 de la loi électorale : Lors de la répartition des sièges sur les listes de Land, n´est tenu compte que des partis ayant obtenu au moins 5% des secondes voix valablement exprimées sur le territoire où ont lieu les élections ou ayant obtenu un siège dans trois districts électoraux au moins. La première phrase n´est pas applicable aux listes présentées par des partis formés par des minorités nationales.14 En 1949 lors des premières élections du Bundestag, il y a eu 2 sièges en surnombre, 3 en 1953 et en 1957, 5 en 1961 et un seul en 1980 et 1987. 12 En 1990, on dénombrait 6 sièges en surnombre, 16 en 1994, 13 en 1998, 5 en 2002, 24 en 2009 et 33 en 2013. 13 Le Parti pour le socialisme démocratique en Allemagne est issu du défunt parti socialiste unifié de l’Ex-RDA (DDR). 14 Loi électorale fédérale, Cologne : Inter Nationes, 1998, p. 22. 11 Paul N’guessan-Béchié : Le mode de scrutin du Bundestag. Une originalité démocratique qui fait cas d’école dans le monde 322 Germivoire 2/2015 Sur la base de cet article, le SSW, parti politique dont les membres sont majoritairement issus des minorités danoises dans le Nord de l’Allemagne, parvient régulièrement à se faire élire au parlement du Land de SchlesvigHolstein. Depuis 2012, ce parti fait partie de la coalition gouvernementale au pouvoir et exerce des charges ministérielles. Toutes ces clauses et dispositions font de l’Allemagne une démocratie contrôlée et confèrent à son mode de scrutin un caractère particulier et original. Elles ont pour but principal d’empêcher la reproduction du Reichstag sous la République de Weimar, c’est-à-dire d’éviter l’élection de petits partis généralement extrémistes susceptibles de mettre à mal la stabilité du parlement et donc du gouvernement et « permettre ainsi la constitution d’un parlement capable d’agir et de créer des rapports gouvernementaux stables. »15 Pour le législateur allemand, le but de l’élection n’est pas de créer la représentation des électeurs par les partis, mais de produire un organe capable de fonctionner. Après les élections législatives de 1949 et de 1953 qui ont enregistré l’entrée d’une vingtaine de partis politiques au Bundestag et qui ont même fait planer le spectre de Weimar, très peu de partis ont pu entrer au Bundestag après l’instauration de la clause de 5% en 1957. Depuis lors jusqu’en 1983, seuls quatre partis sont représentés au parlement fédéral: CDU, SPD, CSU (Union chrétienne-sociale) et le FDP (Parti libéraldémocrate). Lors des élections de 1983, les Verts (les Ecologistes) ont bouleversé le paysage politique en faisant leur entrée au Bundestag. A la faveur de la première élection qui suivit la réunification en 1990, deux autres formations politiques ont été représentées à l’Assemblée parlementaire fédérale à savoir le PDS et l’Alliance 90. Si on considère que cette dernière formation politique forme avec les Verts un seul et même parti depuis 1990 et que le CDU et le CSU sont deux formations alliées, il n’y a donc que cinq partis représentés au Bundestag depuis 1990. Dans la présente législature (2013-2017), il y a eu un coup de tonnerre : Le FDP qui était longtemps de toutes les coalitions au pouvoir (1949-1998) se retrouve hors du parlement pour n’avoir pas pu franchir le seuil des 5% nécessaires ou obtenir trois mandats directs pour prendre part à la répartition des voix. Par conséquent, il n’y a plus que quatre fractions au lieu de cinq régulièrement depuis la réunification allemande. Le nombre relativement limité de partis contribue à assurer une démocratie stable où les législatures arrivent à leur terme et les gouvernements – à Paul N’guessan-Béchié : Le mode de scrutin du Bundestag. Une originalité démocratique qui fait cas d’école dans le monde 323 Germivoire 2/2015 l’exception du gouvernement Schmidt en 1982 – ne se disloquent pas intempestivement. Il faut reconnaître que la stabilité politique de l’Allemagne est en grande partie due à son mode de scrutin qui commence à faire école dans les pays voisins, et même ailleurs. 3. L’influence du mode de scrutin du Bundestag sur d’autres démocraties L’Allemagne a perdu ses colonies à la suite de la Première Guerre mondiale de sorte qu’elle ne dispose pas véritablement d’une zone d’influence directe dans le monde comme certains Etats tels que le France, le Grande Bretagne etc. Cependant, l’Europe de l’Est semble être l’une des régions où l’influence allemande est plus ou moins visible. Au lendemain de la chute du bloc communiste, certains pays ont immédiatement adopté un mode de scrutin mixte sur le modèle allemand dès l’élection des nouvelles autorités de transition.16 Aujourd’hui, la Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie, l’Ukraine et l’Albanie pratiquent un mode de scrutin similaire à celui de l’élection législative en Allemagne. En Hongrie, par exemple, le passage au mode de scrutin mixte a eu lieu en 2010. Sur les 199 parlementaires, 99 sont élus au suffrage majoritaire et les 100 autres au suffrage proportionnel avec un seuil de 5% nécessaire pour que les partis politiques puissent participer à la répartition des sièges. En dehors de l’Europe de l’Est, le système électoral allemand s’est exporté en France. Mais ici, il ne concerne pas les élections législatives comme c’est le cas dans les démocraties est-européennes inspirées par le modèle allemand, mais des élections à enjeu mineur telles que l’élection à l’Assemblée régionale de Corse et à l’Assemblée des Communautés européennes : A l’imitation de la RFA, il [un seuil minimal] est fixé à 5% des suffrages exprimés pour la représentation de la France à l’Assemblée des Communautés européennes et à l’Assemblée régionale de Corse dans le système amendé de 1984. (…) A Strasbourg, la « bande des quatre » principaux partis français a, par ce biais, récupéré en 1979 neuf des 81 sièges qui seraient autrement « égarés » sur les sept petits partis qui ont, pourtant, obtenu, mais ensemble, plus de 12% Sigrid Born : Introduction à la loi électorale fédérale, in : Loi électorale fédérale, Cologne : Inter Nationes, 1998, p. 7. 16 Cf. Nada Youssef: La transition démocratique et la garantie des droits fondamentaux, SaintDenis : EPU (Editions Publibook Universités), 2011, p. 402. Cf. aussi Nadège Ragaru : Démocratie et représentation politique en Bulgarie, in : Les cahiers du CERI, N°19 – 1998, pp. 349, voir ici p. 18. 15 Paul N’guessan-Béchié : Le mode de scrutin du Bundestag. Une originalité démocratique qui fait cas d’école dans le monde 324 Germivoire 2/2015 des suffrages ; en Corse, on évince quelques « groupuscules » nationalistes à qui on imputait la paralysie de l’Assemblée.17 L’Europe n’est pas la seule partie du monde où le mode de scrutin mixte pratiqué en Allemagne fait cas d’école. En Océanie, notamment en NouvelleZélande, on est passé du scrutin uninominal à un tour à un vote proportionnel mixte en 1996 après son adoption lors d’un référendum en 1993. Comme en Allemagne, seuls les partis ayant obtenu au moins 5% des votes de liste de partis peuvent prendre part au partage des sièges. Mais à la différence de l’Allemagne où il faut trois mandats directs pour contourner le seuil de 5%, en Nouvelle-Zélande, un seul mandat direct suffit. Si en Nouvelle-Zélande, il faut seulement un mandat direct pour que le suffrage de liste d’un parti soit pris en compte dans la répartition des sièges, cela est dû au nombre relativement faible de mandats directs, à savoir 70 alors qu’en Allemagne, il y en a 298. De ce qui précède, on peut dire que de tous les pays ayant adopté un mode de scrutin mixte, le modèle néo-zélandais semble le plus proche de celui de l’Allemagne. Dans un travail de recherche sur le mode de scrutin néozélandais, Guillaume Fillon ne manque pas de souligner l’influence allemande en Nouvelle-Zélande : Le mode de scrutin mixte utilisé en Nouvelle-Zélande est inspiré fortement de celui de l’Allemagne. L’Allemagne fait d’ailleurs figure de précurseur en ce qui a trait à l’utilisation d’un mode de scrutin mixte. Ce pays a été le premier à utiliser ce mode de scrutin au lendemain de la Seconde Guerre mondiale lorsque le pays était divisé en deux.18 Au Québec, en Amérique du Nord, le modèle allemand de scrutin proportionnel figure en bonne place dans le débat pour une révision du mode de scrutin, car l’on considère que le mode de scrutin allemand est le meilleur au monde. Même s’il n’est pas parfait, le mode de scrutin de l’élection des députés du Bundestag semble plus juste et plus équilibré qu’ailleurs, soutienton au Québec. C’est pourquoi, il semble être la panacée dans les réflexions sur la recherche d’un nouveau mode de scrutin pour le Québec : La voie la plus prometteuse nous paraît l’instauration d’un mode de scrutin du type allemand (mixte compensatoire) conservant la représentation par circonscriptions uninominales dans un cadre globalement proportionnel. De toutes les formules mixtes, c’est celle qui a fonctionné le plus longtemps dans un grand pays démocratique, Claude Eméri: Elections et référendums, in: Traité de science politique, vol. 2 « Les régimes politiques contemporains », Paris : PUF, 1985, p. 330. 18 Guillaume Fillon : La réforme électorale en Nouvelle-Zélande1996 : analyse des causes et des effets, mémoire de Maîtrise (non publié), Montréal, Université du Québec, 2008, pp.48-49. 17 Paul N’guessan-Béchié : Le mode de scrutin du Bundestag. Une originalité démocratique qui fait cas d’école dans le monde 325 Germivoire 2/2015 et elle a fait école dans des sociétés pratiquant le même régime parlementaire que le Québec.19 Comme on peut le constater, le mode de scrutin allemand inspire beaucoup de démocraties à travers le monde. Qu’en est-il de l’Afrique ? Généralement, en Afrique, les régimes ou démocraties sont présidentiels et parfois même présidentialistes. Dans un tel contexte, le contrôle du parlement reste une question centrale étant donné que le président élu a besoin d’un parlement où il dispose d’une majorité absolue pour pouvoir faire passer ses textes de loi lors des votes. Ainsi, à l’image des scrutins présidentiels majoritaires, les scrutins aux législatives dans nombre de pays africains sont majoritaires. En organisant les élections législatives à la suite des élections présidentielles, le parti au pouvoir bénéficie de la dynamique de la victoire aux élections présidentielles et arrive à obtenir une majorité seul ou par le jeu d’une alliance. Le scrutin proportionnel lors d’élections législatives a lieu dans très peu de pays à l’échelle du continent noir, les pays l’ayant adopté sont le Rwanda, l’Afrique du Sud, le Bénin, le Sénégal. … Au Sénégal, le mode de scrutin proportionnel adopté en 1978 est passé en 1983 à un mode de scrutin mixte. Cependant, depuis quelques années, il a subi des modifications profondes parce que chaque parti au pouvoir veut s’assurer le contrôle du parlement pour gouverner sans entraves. Lors des élections de 1998, par exemple, le Parti Socialiste sénégalais alors au pouvoir a modifié la répartition des sièges en ajoutant 20 nouveaux sièges à déterminer par le vote majoritaire. Le PS a ainsi remporté 18 des 20 sièges et a eu une majorité très confortable de sièges au parlement alors qu’au niveau national, il n’a obtenu que 50,3% de voix.20 A l’époque dans l’opposition, Abdoulaye Wade, le leader du PDS, avait critiqué ce système électoral qui s’éloignait du proportionnel. Une fois au pouvoir, il a rechigné à changer le système qu’il avait pourtant dénoncé par le passé, parce qu’il trouvait avantageux pour lui et pour la coalition du SOPI qui l’a porté au pouvoir de prendre le contrôle du parlement, vu que son parti dispose désormais d’immenses moyens pour remporter des élections législatives dans un tel mode de scrutin biaisé.21 Louis Massicotte: « A la recherche d’un mode de scrutin mixte compensatoire pour le Québec », Québec : Bibliothèque nationale du Québec, 2004, p. 17. 20 Sénégal: Un système de scrutin mixte (SMSC) en Afrique, http: //aceproject.org/acetopics/es/esy/esy-sn (25/06/2015). 21 Cf. Ibid. 19 Paul N’guessan-Béchié : Le mode de scrutin du Bundestag. Une originalité démocratique qui fait cas d’école dans le monde 326 Germivoire 2/2015 C’est dire que le système électoral ne résiste pas aux intérêts des politiques au Sénégal, pays pourtant cité comme un exemple de démocratie en Afrique. Il importe donc d’adopter des règles consensuelles et de les stabiliser afin que les intérêts politiques du moment ne prennent pas le dessus sur elles. En adoptant un mode de scrutin mixte où 60 des 150 sièges sont à pourvoir au scrutin proportionnel et les 90 autres au scrutin majoritaire22, le Sénégal a un mode de scrutin mixte, qui en principe, n’est pas loin du modèle allemand. En ajoutant davantage de sièges à pourvoir au scrutin majoritaire que le parti au pouvoir est du reste assuré de remporter avec une majorité écrasante, le système électoral sénégalais s’éloigne donc de celui de l’Allemagne dont il s’est probablement inspiré. Conclusion Comme tout scrutin proportionnel avec son caractère mixte, le mode de scrutin en Allemagne ambitionne une représentation de l’ensemble du corps électoral malgré la présence d’un seuil plus ou moins élevé. Adopter un tel mode de scrutin serait pour les Etats africains une chance. Comme le souligne le juriste et ex-député béninois Ata Messan Ajavon, « avec cette méthode, les minorités politiques voire ethniques ou régionales ont des chances d’être représentées. Au regard des sociétés africaines pluriethniques, cet avantage fondamental est de nature à favoriser l’adoption de cette modalité de scrutin. »23 Les petits partis ont aussi la chance de garantir un siège à leurs chefs, ce qui leur permettrait de prendre part aux débats parlementaires. La crainte des politiques est que le scrutin proportionnel favorise l’entrée au parlement de petits partis souvent extrémistes qui pourraient mettre à mal le travail parlementaire ou la stabilité gouvernementale, surtout dans un régime parlementaire. Ce système électoral ne devrait pas être redouté dans un régime présidentiel étant donné que le gouvernement n’émane pas du parlement. Le parti au pouvoir qui ne dispose pas de majorité parlementaire n’aura pas assez de mal à trouver un partenaire pour former une coalition s’il est prêt à partager le pouvoir. Ce fut le cas du Front Populaire Ivoirien (FPI) en 2000 qui, n’ayant pas pu remporter la majorité des sièges à l’élection législative, a dû signer un accord avec l’UDPCI pour obtenir une majorité au parlement. 22 Cf. Oumar Top: Présentation du système électoral sénégalais (document non publié), 2014, p. 6. Ata Messan Ajavon: Les modes de scrutin en Afrique www.democratie.francophonie.org, (24/06/2015) Paris, 2000, p. 177. 23 francophone, Paul N’guessan-Béchié : Le mode de scrutin du Bundestag. Une originalité démocratique qui fait cas d’école dans le monde in : 327 Germivoire 2/2015 Le plus grand intérêt du mode de scrutin mixte est qu’il peut susciter un véritable équilibre du pouvoir, de sorte que les parlements africains ne deviennent plus des chambres d’enregistrement comme on le voit souvent. Avec le mode de scrutin majoritaire, certains partis ou groupements de partis contrôlent souvent le débat parlementaire avec une majorité écrasante. En Ethiopie, la dernière élection législative qui a eu lieu le 24 mai 2015 a donné un résultat de 546 sur 547 députés pour la coalition au pouvoir, soit près de 100%.24 Pour la prochaine législature en Ethiopie, il n’y aura donc pas d’opposition. Un tel scénario n’est pas envisageable dans le scrutin mixte allemand. Pour l’équilibre des forces politiques et pour une meilleure représentativité des partis politiques à l’échelle nationale, ce qui ferait que ceux-ci ne seront plus confinés dans une région donnée, un scrutin mixte tel qu’en vigueur en Allemagne, peut apporter sa pierre à la construction d’une véritable société démocratique en Afrique. Bibliographie AFP (2015): Elections en Ethiopie : Les partis au pouvoir remportent la quasi-totalité des sièges. Ajavon, Ata Messan (2000): Les modes de scrutin en Afrique francophone, in : www.democratie.francophonie.org, (24/06/2015) Paris, pp. 176-179. Born, Sigrid (1998) : Introduction à la loi électorale fédérale, in : Loi électorale fédérale, Cologne : Inter Nationes, pp. 5-15. Eméri, Claude (1985): Elections et référendums, in: Traité de science politique, vol. 2 « Les régimes politiques contemporains », Paris : PUF, pp. 325-354. Fillon, Guillaume (2008): La réforme électorale en Nouvelle-Zélande1996 : analyse des causes et des effets, mémoire de Maîtrise (non publié), Montréal, Université du Québec. Loi électorale fédérale (1998), Cologne : Inter Nationes. Löw, Konrad (1995): Der Staat des Grundgesetzes, Bayerische Landeszentrale für politische Bildungsarbeit, Munich : Landeszentrale für politische Bildungsarbeit. Cf. AFP du 22 juin 2015: Elections en Ethiopie: Les partis au pouvoir remportent la quasitotalité des sièges. 24 Paul N’guessan-Béchié : Le mode de scrutin du Bundestag. Une originalité démocratique qui fait cas d’école dans le monde 328 Germivoire 2/2015 Massicotte, Louis (2004): « A la recherche d’un mode de scrutin mixte compensatoire pour le Québec », Québec : Bibliothèque nationale du Québec. Ragaru, Nadège (1998): Démocratie et représentation politique en Bulgarie, in : Les cahiers du CERI, N°19 – 1998, pp. 3-49. Sénégal: Un système de scrutin mixte (SMSC) en Afrique, http: //aceproject.org/ace-topics/es/esy/esy-sn (25/06/2015). Top, Oumar (2014) : Présentation du système électoral sénégalais (document non publié). Youssef, Nada (2011): La transition démocratique et la garantie des droits fondamentaux, Paris Saint-Denis : EPU (Edition Publibook Universités). Paul N’guessan-Béchié : Le mode de scrutin du Bundestag. Une originalité démocratique qui fait cas d’école dans le monde 329