2. Fleurs des routes - Centre Norbert Elias

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2. Fleurs des routes - Centre Norbert Elias
Bastien Tavner
EHESS - M2
Séminaire « Pratiques photographiques »
FLEURS DES ROUTES
Réfléchir aux différentes façons de représenter la mort par la photographie
m’a progressivement conduit à m’intéresser à des objets liés à la mémoire
des défunts et aux interactions que leur image entretient avec les vivants.
La présence visible de différents bouquets de fleurs, sur les routes que
j’emprunte quotidiennement, a retenu mon attention sur le rapport à la
mort dans l’espace public, hors des lieux de mémoire clos et réglementés.
En effet, le travail de Lætitia Nicolas, qui a rédigé un mémoire d’anthropologie sur les bouquets funéraires des bords de route, et sur lequel je me
permettrai de m’appuyer à plusieurs reprises, nous indique qu’il n’existe
pas de loi spécifique à cette pratique mais plutôt « des consensus clairs
ou plus tacites, que ce soit avec les Institutions ou bien les propriétaires
des terrains privés sur lesquelles elles sont placées [les “bornes funéraires” 1] ». La photographie tient d’ailleurs une place importante dans le
travail de cette étudiante qui a construit un blog répertoriant autour de
150 de ces bornes en France 2, et principalement dans les Alpes-de-HauteProvence et les Bouches-du-Rhône. Néanmoins, il ne m’a pas paru inutile
de prendre mes propres photos pour tenter d’observer les bouquets dans
leur cadre interactif. Le blog en question propose quant à lui des photos
plus resserrées sur les bornes, pour en analyser les détails. Je consacrerai
Promotion 2008-2009 : 6-21
Chemin des Platanes, à proximité d’Aix-en-Provence, fin octobre 2008, aux environs de 13 heures
Route de Saint-Canadet, intersection de Venelles, fin octobre 2008, vers 17 heures
8
donc une partie de ce développement à la question spécifique des bornes
funéraires, telle qu’elle a pu être traitée dans ce mémoire, puis telle que
je me suis attaché à la photographier, avec les contraintes pratiques et les
réflexions que cela peut susciter.
Je me pencherai dans une seconde partie sur la question du deuil,
afin d’interroger sa visibilité dans l’espace public. Je commenterai les
initiatives déployées autour du décès de Sofiane, un jeune aixois de 16
ans qui a succombé des suites d’un accident de la route, impliquant un
camion de pompiers, en juillet 2005. La mémoire, l’espace public et les
interactions avec différents espaces publics (le quartier, le centre-ville et
Internet) sauront alors être appréhendés par des photos et des captures
d’écrans. Le cas du décès de Sofiane permettra d’observer l’usage des fleurs
au sein d’un ensemble de pratiques liées à la mémoire de l’adolescent,
dont chacune instaure un rapport particulier au public.
En photographiant le premier bouquet funéraire sur la route de SaintCanadet, à hauteur de Venelles, j’ai tout d’abord pensé avoir trouvé un objet
qui pouvait alimenter une réflexion sur les réactions spontanées liées à la
mort. Comme j’ai pu l’évoquer en introduction, cette pratique de dépôt
de bouquets de fleurs, à l’endroit même du décès d’un individu, n’est pas
inscrite dans un cadre juridique particulier. Elle n’est pas non plus assez
chargée en informations explicites (dates et noms visibles de la route) pour
que les passants 3, s’ils ne sont pas concernés par le décès dans un cercle
restreint de relations (amis, famille ou voisinage), aient à disposition tous
les éléments pour connaître l’identité du défunt. Cela ne suffit pourtant pas
à conclure que déposer des fleurs sur un lieu d’accident soit un acte plus
précipité et plus brouillon qu’une autre forme de pratique funéraire, telle
que la gravure de quelques mots sur une plaque de marbre déposée sur
une tombe. Au contraire, la partie du travail de Lætitia Nicolas axée sur
le rapport aux fleurs 4, qui repose sur des entretiens avec des parents qui
entretiennent les bouquets sur le lieu de décès de leur enfant, comprend
des descriptions détaillées du choix des fleurs. Ce choix semble faire
intervenir une symbolique de la jeunesse et de l’innocence (utilisation
de fleurs blanches), la couleur préférée des défunts, leur âge (nombre de
fleurs correspondant), ainsi que les goûts des vivants en charge d’alimenter
leur mémoire. N’ayant pas mené d’entretiens de ce type dans le cadre
de ce travail, je ne pourrai pas utiliser mes photos pour commenter de
tels choix. En revanche, il m’est possible de m’appuyer sur les remarques
concernant l’opposition entre fleurs synthétiques et fleurs fraîches, pour
développer mon questionnement principal du rapport aux passants. En
effet, les photos que j’ai pu prendre sur le trajet qui sépare mon village
d’Aix-en-Provence, illustrent les deux cas de figure, et peuvent donner
lieu, de ce fait, à des interactions différentes avec les passants.
Ces deux photos permettent d’isoler dans un premier temps, dans un
but illustratif et comparatif, deux bouquets, solidement attachés, situés en
bord de route. La première, prise sur une route située juste avant l’entrée
dans Aix-en-Provence, représente un bouquet assez grand, totalement
fané, recouvert de l’emballage plastique portant l’adresse du fleuriste
Fleurs des routes
9
et maintenu en place par des pierres rapportées au pied de l’arbre. La
couleur des fleurs fanées se confond avec celle de l’arbre, de même que
la corde qui les lie a la couleur des feuilles, et c’est l’emballage plastique,
par sa brillance, qui attire le plus l’œil. Cette remarque sera d’autant plus
vérifiable dans un plan plus large.
La seconde photo illustre quant à elle le recours aux fleurs synthétiques, d’avis personnel plutôt réalistes ici. Le bouquet est attaché à un
petit panneau dont il fait le tour, ce qui le distingue aussi dans son rapport
aux passants dans la mesure où la couleur s’ajoute au fait que l’on peut
l’observer des différents côtés de l’intersection. Mais avant d’en venir
aux questions de visibilité et d’intentionnalité, pour interroger par les
deux bouts la relation d’interaction entre le bouquet, tel qu’il a été posé,
et le bouquet tel qu’il peut être vu, le choix des fleurs importe. On peut
en effet penser que l’arbitrage entre fleurs fraîches ou synthétiques n’est
en rien banal, ou strictement lié à des critères esthétiques et pratiques.
Lætitia Nicolas souligne dans son travail la stigmatisation de l’utilisation
de bouquets synthétiques chez une grande partie de ses enquêtés ; « le
rapport à la fleur artificielle n’est pas non plus dénué de complexité. Dans
un tel contexte funéraire, elle est généralement assez mal considérée 5 ».
Ce rejet des fleurs artificielles est lié à la fois à la symbolique du vivant,
dont sont investies les fleurs fraîches, mais aussi à l’effort d’entretien de
la mémoire qu’elles prouvent, car elles doivent être régulièrement changées pour alimenter le vivant symbolique. Dans ce cadre, le bouquet
fané du chemin des Platanes ajoute à la mort représentée, une mort d’un
ensemble symbolique de significations, du vivant qui persiste par les fleurs
fraîches, à l’investissement mémoriel des proches en charge du bouquet.
Cela n’implique pas, a priori, que le bouquet ne symbolise plus rien aux
passants, et encore moins que le défunt n’est plus dans la mémoire de ses
proches, mais on peut imaginer qu’il ait une autre lisibilité sur la scène
des interactions sociales, davantage reléguée au passé. On peut imaginer
un glissement du message d’« ici la mort a frappée » à « ici la mort a été
commémorée ». La mort fait toujours partie du message, mais elle peut
être appréhendée plus indirectement. Cette remarque reste cependant une
réflexion qui ne s’appuie sur aucun entretien avec des passants.
Avec ces deux autres prises de vue, datant du même jour que les
premières, j’ai voulu replacer les bouquets en question dans leur environnement respectif, qui sont des lieux de passage. Elles ont été recadrées
de façon à mettre en évidence la visibilité (ou non visibilité) des bouquets
par les automobilistes. On voit sur la première photo que le bouquet de
fleurs fanées est quasiment invisible dans un sens de la circulation, qui ne
peut qu’apercevoir, s’il y fait attention, le fil qui entoure le platane. L’autre
sens de circulation ne laisse apparaître qu’un emballage plastique, dont
seule la forme permet de faire le lien avec un bouquet de fleurs. J’ai ici
volontairement recadré la photo de manière à rapprocher le bouquet au
premier plan et à rendre visibles les voitures, trop éloignées sur l’image
d’origine. Néanmoins, le platane fleuri n’est pas le premier de l’allée,
comme la photo peut malheureusement le laisser penser, ce qui atténue
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Bastien Tavner
Chemin des Platanes
Route de Saint-Canadet
Fleurs des routes
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aussi considérablement sa visibilité. Un point commun aux deux passages
photographiés est la vitesse des voitures, limitée à 70 km/h dans les deux
cas. À cette allure, le bouquet des platanes, lorsqu’il est vu, ne constitue
qu’une tache au milieu du décor.
La situation est un peu différente pour le bouquet représenté dans la
seconde photo. La voiture floue au premier plan roule tout droit à la vitesse
autorisée (aux alentours de 60-70 km/h). Là encore, on peut regretter que la
photo ne mette pas plus en évidence le fait que cette voiture sorte d’un léger
virage qui donne sur une descente, avec une vue soudainement plus lointaine
de la route. Ces éléments sont importants car ils minimisent l’attention portée
au bouquet. J’ai pour ma part choisi d’aplatir la photo pour porter le regard
sur le passage. À l’inverse, la voiture bleue au second plan passe très près du
bouquet, et à une allure très réduite car le virage est serré. On pourrait ici
multiplier les cas de figure en évoquant les voitures qui viennent de l’autre côté
de l’intersection, ou encore celles qui montent la route principale, car chaque
itinéraire modifie la propension des conducteurs à porter leur regard sur le
bouquet. Mais il convient désormais de s’arrêter sur ce qu’implique le fait de
voir le bouquet, mais aussi de le déposer à la vue des passants. En admettant
que les fleurs soient communément associées à la mort, que retient-on ici
de la mort ? Le message, pour reprendre des terminologies de sociologie des
médias, est-il décodé de la façon dont il a été pensé, dont on a souhaité le
coder ? Est-il enfin uniformément décodé par les passants ?
Toutes ces interrogations mériteraient, pour ces cas précis, une enquête
de terrain plus fournie. Néanmoins, le travail de Lætitia Nicolas nous
offre là encore des éléments de compréhension. Concernant l’intention
des familles 6, elle met en avant le fait que la motivation sécuritaire et
préventive n’est pas toujours à l’origine du message porté dans les fleurs
par les familles. Parmi ses enquêtés, une femme déclare que le bouquet
est déposé dans le seul but d’éviter que la communauté proche oublie
l’enfant décédé. Rien n’empêche, ceci dit, les automobilistes d’avoir une
lecture sécuritaire des fleurs, et de penser davantage au danger de la route
qu’au mort représenté. Le rapport au message semble étroitement lié au
rapport au défunt, en tant que personne précise, ainsi qu’au type de communauté dans lequel on peut l’inclure. Du cercle restreint des proches à
ce qu’on pourrait appeler la communauté des automobilistes, en admettant
que la route et un ensemble de normes leur attribuent un bien commun,
on peut ainsi imaginer des rapports très divers au message funéraire.
Que photographie-t-on alors lorsqu’on déclenche l’appareil sur ces
fleurs ? Si on a pu voir, malgré des variantes de choix, que l’aspect spontané de la pratique pouvait être relativisé, peut-on pour autant parler
de ces dépôts de fleurs en bord de route comme un rite funéraire ? Pour
Louis Vincent Thomas, désigné comme le créateur de la thanatologie :
« Il y a rite, pour nous, chaque fois que la signification d’un acte réside
dans sa valeur symbolique plus que dans sa finalité mécanique 7. »
Cette définition est à rattacher au sens qu’accorde l’auteur au symbolique
(au masculin).
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Bastien Tavner
« C’est le registre de la substitution et du manque qui implique non
seulement ce qui est de l’ordre du « manque » et de la « perte », mais le
consentement au manque, à la perte et à la séparation. À ne pas confondre
avec la symbolique, la faculté de symboliser, les symboles, et encore
moins avec la raison, la rationalité. »
Selon ce critère de référence, on aurait pourtant bien du mal à déterminer a priori quelle finalité l’emporte entre la seule substitution symbolique, marquée par la présence des fleurs, et la finalité visée en termes de
perpétuation de la mémoire d’un individu. On peut néanmoins émettre
l’hypothèse que les circonstances particulières liées à la jeunesse des
morts représentés ici, ainsi qu’à la dimension accidentelle de leur décès,
créent un terrain favorable au développement d’initiatives orientées, plus
proche de la symbolique.
Deuil et espace(s) public(s)
Le cas du décès de Sofiane
La notion d’espace public, que j’emploie depuis le début pour définir le
cadre interactionnel qui englobe les représentations d’un deuil et des
individus de passage, ne se limite pas à la route. Dans le cas du décès
du jeune Sofiane à Aix-en-Provence, une pluralité d’espaces publics est
investie par (ou pour) le deuil. De la plaque mémorielle en centre-ville à
la fresque graffiti au sein du quartier, en passant par Internet et toute une
série d’initiatives publiques symboliques, la mort se manifeste dans des
représentations qui interagissent à leur manière avec leur environnement.
L’intérêt n’est pas de cataloguer toutes les formes envisageables d’expression de la mort dans l’espace public, mais plutôt d’observer, autour d’un
même fait, comment ces pratiques mémorielles peuvent là aussi s’inscrire
dans différents degrés du commun. En ce sens, la mort ne se laisse pas
photographier que sur des lieux de décès, mais dans tous les endroits où
le partage d’une mémoire, ou d’un deuil, peut faire sens pour un groupe.
Avant de développer l’exemple de Sofiane, je me pencherai sur des
réflexions publiées sur la question du deuil. Certains voient dans sa réalité
contemporaine une pratique moins commune que dans le passé. Un site
Internet nommé Hommages, dont le but revendiqué est d’offrir « toute une
palette de services et d’informations liées au deuil 8 », y consacre un paragraphe intitulé « Un deuil de plus en plus individualisé et solitaire 9 ». On peut
y lire tout un discours sur l’évolution des conditions du deuil, nostalgique
de l’époque où l’on avait le temps et l’espace nécessaire à son bon exercice.
« Depuis les années soixante environ, tout a changé. Les progrès de la
médecine ont allongé la durée de la vie et restreignent le nombre des décès.
Fleurs des routes
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Quand on meurt, c’est le plus souvent à l’hôpital ou dans un EMS. La
taille de la majorité des logements ne permet plus d’y veiller un corps et
les familles, au sens large, sont souvent dispersées. Les convois funèbres
ont disparu de la plupart de nos localités ; les impératifs du trafic ont eu
raison de cette coutume. Et, désormais, le noir est une couleur comme
les autres, juste un peu plus mode. Conséquence : le deuil – comme la
mort – se cache. Il s’est intériorisé. On le vit de plus en plus souvent
dans l’intimité d’un cercle restreint, voire dans la solitude. Et, faute de
pouvoir apprivoiser la mort par le biais de rites religieux et sociaux qui,
pour une majorité de la population, ont perdu leur sens, le décès d’un
proche est souvent ressenti comme une injustice difficile à accepter.
D’autant plus que le rythme accéléré qui domine dans nos sociétés est
en totale contradiction avec celui du deuil. On doit, en général, continuer
à “fonctionner” et à travailler comme si de rien n’était. »
Cette idée d’isolement dans la pratique contemporaine du deuil est
aussi présente dans des travaux de sociologues. Patrick Baudry 10 fait le
même constat, dans un article intitulé Travail du deuil, travail de deuil 11,
concernant la disparition de l’expression publique du chagrin. Si le deuil ne
constitue plus cette contrainte sociale que Durkheim a pu décrire, l’auteur
se demande alors s’il peut toujours être considéré comme un objet social.
« Une mère prend soudainement sa tête entre ses mains. “C’est fini,
dit-elle, c’est fini.” Oui, c’est fini, parce qu’une autre histoire commence,
sans repères précis, sans qu’on puisse savoir comment cela se passera.
D’ailleurs, cela passera-t-il ? Être avec les autres dans le tourment de son
propre silence, voilà l’aventure contemporaine d’un deuil qui rappelle
chacun à son désarroi singulier. Cet embarras ne cesse pas d’être social.
Si nous ne pratiquons plus des manières de faire qui seraient communes,
nous vivons en commun l’intrigue d’un remaniement. » 12
La multiplicité des représentations du deuil du jeune Sofiane à Aixen-Provence semble aller à l’encontre des remarques évoquées dans ces
deux passages. Dans ce cas précis, il n’est pas question pour les proches de
faire « comme si de rien n’était ». Un tournoi de football est organisé pour
l’anniversaire de sa mort en 2006, annoncé par des affiches scotchées dans
de nombreux arrêts de bus de la ville où l’on voit sa photo. Les participants
y portent des t-shirts à l’effigie de Sofiane, les photos sont ensuite publiées
sur le blog qui lui est dédié 13. La visibilité de la disparition de Sofiane
semble être en grande partie une réaction aux circonstances particulières
de l’accident, qui implique un camion de pompiers en service. Selon
plusieurs descriptions détaillées publiées sur le blog de « sof-dans-noscœurs », association créée en la mémoire de Sofiane, les pompiers mêlés à
l’accident mortel auraient brûlé un feu rouge et conduit en état d’ébriété.
Un procès serait en cours et la famille accuserait les pompiers et la police
d’avoir tout mis en œuvre pour camoufler les responsabilités des pompiers,
qui n’auraient subi les prises de sang, comportant des traces d’alcool, que
douze heures après les faits. Sans entrer davantage dans les détails, il s’agit
de comprendre ici comment un deuil s’écarte de la voie de l’acceptation
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Bastien Tavner
silencieuse et individuelle de la mort. L’injustice ressentie, qui est souvent
mise en avant pour décrire la mort d’un jeune, est ici le leitmotiv d’un
mouvement pour la vérité. Les messages funéraires ne peuvent dès lors
pas relever du sécuritaire, ce qui reviendrait à impliquer la vigilance du
défunt dans le drame. Ainsi, des banderoles « La vérité sur la mort de
Sofiane » sont installées sur les différents lieux d’initiatives (tournois de
foot, repas en sa mémoire…) pour expliciter la démarche. Nous sommes
donc là dans une interaction qui se distingue dans le rapport au public,
dans la mesure où le message porté n’est pas laissé à l’interprétation du
passant (spectateur, piéton, automobiliste, lecteur, internaute…).
Il n’en est en revanche pas de même dans le discours officiel. Si les
magazines distribués par la mairie d’Aix-en-Provence publient les initiatives déployées autour d’« un tragique accident de la circulation » 14, aucun
élément ne se réfère aux circonstances de l’accident. Cinq mois après le
décès, la mairie prend l’initiative de déposer une plaque à l’endroit où
Sofiane est mort 15. Sur la photo que j’ai retenue, j’ai décidé de masquer le
nom de famille qui n’apportait pas d’éléments pertinents pour la réflexion.
J’aurai pu faire de même pour le prénom et utiliser un pseudonyme, mais
il me paraissait indispensable tant il est omniprésent dans les actions
qui suivent l’accident. L’inscription « décédé suite d’un accident de la
circulation » n’exclut quant à elle pas une lecture multiple de l’événement.
Les fleurs disposées autour de la plaque, dont le nombre varie selon
les mois et en fonction des anniversaires de Sofiane ou de l’accident, sont
des fleurs fraîches. Elles témoignent d’un entretien régulier de la plaque,
située dans un lieu de passage à la fois de voitures et de piétons.
J’ai recadré cette photo de façon à mettre en évidence le passage clouté,
emprunté par des piétons qui passent près de la plaque commémorative.
Plaque à la mémoire de Sofiane, Arts et Métiers,
Aix-en-Provence, 27 octobre 2008
Fleurs des routes
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Si les automobilistes, même arrêtés au feu rouge, sont trop éloignés pour
lire la plaque, il n’en est pas de même pour les piétons. Néanmoins, on
peut penser que le « bonhomme vert » qui permet de traverser la route
ne laisse pas assez de temps pour s’arrêter totalement sur la plaque. J’ai
moi-même dû me dépêcher de prendre la photo précédente pour ne pas
me retrouver coincé au milieu de l’intersection, d’autant plus que je tenais
à être discret de peur que ma démarche ne soit mal interprétée.
Au-delà de la plaque, c’est la fontaine qui symbolise ici la disparition de
Sofiane. On retrouve cette idée sur le blog, en commentaire d’une photo, où
il est écrit « C’est ta fontaine ». Les inscriptions sur la plaque « sof-dans-noscœurs » et « à tous mes copains » renforcent cette relation de « privatisation »
de l’endroit, ou du moins d’emprise du personnel sur le public. La mairie
aurait en effet pu s’en tenir à des formules plus générales, plus globalisantes,
de type : « La ville d’Aix-en-Provence se souvient de Sofiane, disparu… ».
Un espace mémoriel ouvert
Dans un ouvrage consacré à la manifestation du 8 février 1962 16 et à sa
répression, qui a causé neuf morts à la station de métro Charonne, Alain
Dewerpe décrit l’extension d’un espace mémoriel, d’un groupe particulier
à une plus large population :
Avenue des Arts et Métiers, Aix-en-Provence, fin octobre vers 16h30
16
Bastien Tavner
« Cette commémoration s’inscrit, en premier lieu, dans une solidarité de
parti qui cimente le groupe communiste par l’histoire sacrificielle qu’elle
propose […] Mais elle opère également – par la diffusion vers l’extérieur
de la représentation légitime de la manifestation et du massacre et de
leur signification politique et morale − une généralisation de la valeur
civique de l’oblation militante par laquelle nos morts (“nos camarades
disparus”) tentent de devenir les morts de tout le monde. »
Les pratiques mémorielles qui ont pu être photographiées ici peuvent
être appréhendées par ce biais, comme des formes de commémorations
procédant de ce même type de logique de généralisation de la communauté
commémorative, de « diffusion vers l’extérieur ». De la même façon que des
non-communistes se sont joints, en nombre conséquent, à la manifestationobsèques du 13 février 1962, on observe une multitude de commentaires
sur le site dédié à la mémoire de Sofiane, dont beaucoup sont rédigés par
des personnes qui ne le connaissent que par les descriptions apportées par
le blog et ne l’ont jamais côtoyé. Nous sommes dans deux espaces différents,
mais aussi dans un autre rapport au temps. L’avantage du media blog, dans
la compréhension de l’élargissement de l’espace mémoriel, est que toutes
les modifications et tous les commentaires sont précisément datés.
Les commentaires en question peuvent être très espacés dans le temps
pour un même article. Le premier article du blog, intitulé Sofiane, donne
lieu à 199 commentaires entre le 1er juillet 2005 (22h48) et le 21 juillet
2008 (21h20). En ce qui concerne Internet, car il y a eu par ailleurs des
marches silencieuses à Aix-en-Provence, la commémoration semble moins
soumise à la logique de rendez-vous, d’anniversaire. Si ces derniers font
l’objet d’articles spécifiques évoquant les initiatives déployées (tournois de
football, repas, marches silencieuses…), ils ne provoquent pas autant de
commentaires. En revanche, les visiteurs du blog peuvent à tout moment
de l’année exprimer leur soutien à la famille, faire part de leur propre
situation de deuil dont le contexte est proche, s’adresser directement au
défunt en évoquant des souvenirs ou même parfois faire de la publicité
pour leur blog personnel (sans aucun lien avec le décès de Sofiane). Si
l’identité des posteurs reste quant à elle inconnue, et se résume à un pseudo
qui ne permet pas toujours de connaître le sexe même de l’individu, le
lien (ou non lien) avec le défunt est quasiment tout le temps exprimé.
On observe alors plusieurs degrés de lien, qui correspond à l’hétérogénéité des internautes, allant du proche au visiteur passager touché par
l’histoire, en passant par des camarades de collèges qui précisent qu’ils
ne connaissaient pas vraiment le défunt.
Le fait que ce blog ait été créé à la date même de la disparition de
Sofiane me semble être une donnée intéressante. Si des entretiens sont
indispensables pour comprendre le contexte d’élaboration du blog, on peut
néanmoins observer une forte réactivité dans l’usage d’Internet, que ce soit
de la part de l’amie à l’origine de sa création, ou de la part des premiers
posteurs, dont une dizaine d’entre eux qui ont publié leur commentaire
de condoléances le soir du décès. Nous sommes, avec ce blog, entre le
Fleurs des routes
17
Premier article (page 1) du Blog de Sof-ds-nos-cœurs,
capture du 18 décembre 2008 17
temps très court du réflexe de création et des premiers commentaires, et
un temps plus long pendant lequel le blog tend à se maintenir en étant
actualisé au fil des mois, avec une durée entre les publications qui augmente lentement et des articles moins commentés (les nouveaux visiteurs
rattachant leur message à ceux du premier article, le plus général).
Sur les murs du quartier
La route, la ville, le quartier, ou encore le web, sont autant d’espaces qui
inscrivent la mort dans une pluralité de localités. Le local peut d’ailleurs être
lui-même renvoyé à différents niveaux de précision ou de généralisation :
le terrain de foot / le quartier, le lieu d’un accident / la route dangereuse,
le blog des proches / les commentaires de soutien d’anonymes…
En faisant le choix de confronter deux des options possibles pour
appréhender l’inscription du deuil dans l’espace public, en partant d’une
18
Bastien Tavner
pratique particulière de dépôt de fleurs, observée de façon impersonnelle
dans ses rapports à l’espace routier et ses usagers, pour glisser vers une
étude de cas faisant intervenir une diversité d’initiatives mémorielles, on
peut avoir un aperçu des enjeux de la représentation de la mort. Cette
dernière crée des interactions qui dépassent le simple relais de mémoire,
eu égard au fait que cette mémoire est elle-même prise dans des logiques
interprétatives qui la rendent plurielle. En partant de la pratique de
dépôt de bouquets en bord de route, on a pu voir que les interactions
entre passants et message mémoriel, dépendantes des espaces routiers
particuliers, n’entraînaient pas une interprétation uniforme. Le cas du
décès de Sofiane, qui permet ici d’entrer dans d’autres formes d’actions
mémorielles, montre que l’on peut observer ces écarts interprétatifs de
plus haut lorsque l’on compare les différentes inscriptions publiques de
la mémoire. Ce sont les pratiques elles-mêmes qui peuvent alors être
observées dans des interactions de complémentarité, de continuité ou
encore d’opposition. Ainsi, l’institutionnalisation de la mémoire par
l’initiative municipale de la pose d’une plaque mémorielle, complétée
par des brochures municipales mettant l’accent sur l’accident, peut-elle
être comprise dans un rapport réactif aux interprétations émises par les
proches du défunt et des anonymes sur des affiches ou sur internet. Le
graffiti au sein du quartier peut être appréhendé comme une commande
de la famille du défunt dans le but de rapatrier sa mémoire, hors des
tentatives institutionnelles de contrôle de sens. Dans ces mécanismes
d’interprétation, on peut envisager que les différents espaces publics
investis pour la mémoire, comme des bloggers, se répondent.
Fresque R.I.P. 18, « Sofiane Repose en paix », La Pinète, Aix-en-Provence, 2005
Cette photo représente une fresque graffiti située dans le terrain de foot du quartier où vit la famille
de Sofiane. Elle n’a pas été prise dans le cadre de ce travail et ne permet pas comprendre l’importance
de la peinture au sein de son environnement. Elle est, de plus, issue d’un assemblage de deux photos,
car il n’y avait pas assez de recul pour prendre l’œuvre en entier. La photo suivante est peut-être en
mesure de donner une échelle de grandeur à la fresque.
Fleurs des routes
19
Portrait de Sofiane, La Pinète, Aix-en-Provence, 2005
20
Bastien Tavner
NOTES
1. Nicolas, Lætitia, Les bouquets funéraires des bords
de routes. Imageson.org, 30 janvier 2007 [En
ligne] http://www.imageson.org/document860.
html consulté le 16/04/14.
2. http://bornes-de-memoire.over-blog.com/
article-12098566.html consulté le 16/04/14.
3. J’emploierai ici le terme de passants pour définir les individus confrontés, par leur passage,
à la présence des bouquets funéraires de bords
de route. J’admets ici que ces passants ont un
contact visuel avec les bouquets, tout en n’étant
pas forcément des spectateurs attentifs ou focalisés sur le message floral.
4. Le langage des végétaux, Lætitia Nicolas, 2007.
5. Naturel/artificiel, Lætitia Nicolas, 2007.
6. L’intention, Lætitia Nicolas, 2007.
7. Thomas, Louis Vincent, Pour une ritualité qui se
met en place (ou la reconquête du symbolique),
in La mort aujourd’hui : de l’esquive au discours
convenu, 1991.
8. http://www.hommages.ch consulté le 16/04/14 ;
Hommages, pour que leur souvenir demeure.
9. http://www.hommages.ch/Rubrique/2/Vivre_
son_deuil consulté le 16/04/14 ; nom de l’auteur
non communiqué.
10. Professeur de Sociologie, Université Michel de
Montaigne, Bordeaux III.
11. Baudry P., Travail du deuil, travail de deuil, Études
2003, Tome 399, p. 475-482.
12. Baudry P., 2003, p. 482.
13. http://sof-ds-nos-coeurs.skyrock.com [page non
trouvée le 16/04/14].
14. Aix en dialogue, Le magazine de votre ville, juillet 2006, n° 26.
15. Plaque à la mémoire de Sofiane, voir photo.
16. Dewerpe, Alain, Charonne 8 février 1962,
Anthropologie historique d’un massacre d’État,
Folio Histoire, 2006, p. 551.
17. Les éléments surlignés en rouge reprennent
les éléments du blog qui permettent de relier
les publications aux événements marquant le
deuil collectif de Sofiane, à commencer par la
découverte de son décès relayé le jour même
par le blog.
18. Dans la pratique du graffiti, la mention R.I.P.
(Rest In Peace) est classiquement associée à une
œuvre mémorielle. Il peut s’agir d’un thème
entièrement consacré au défunt, comme c’est
le cas ici, ou encore d’une dédicace suivie des
lettres R.I.P. au bas d’une œuvre.
RÉFÉRENCES
Nicolas, Lætitia, Les bouquets funéraires des bords de routes. Imageson.org, 30 janvier 2007 [En ligne
Baudry, Patrick, Travail du deuil, travail de deuil, 2003, Études, Tome 399, p. 475-482
Barthes, Roland, La chambre claire, 1980, cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil.
Louis-Vincent Thomas, La mort aujourd’hui : de l’esquive au discours convenu, dans Les Religiologiques
(Sur le chemin de la mort), sous la direction de Denis Jeffrey, Montréal, n° 4, 1991.
Dewerpe, Alain, Charonne 8 février 1962, Anthropologie historique d’un massacre d’État, 2006, folio histoire.
Sites internets consultés :
http://www.hommages.ch
http://sof-ds-nos-coeur.skyrock.com
http ://bornes-de-mémoire.over-blog.com
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