Oh oui, prend-moi, Goldorak

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Oh oui, prend-moi, Goldorak
Oh oui, prend-moi, Goldorak !
L'anime manga et les délires de l'imagination nipponne
J'étais loin de penser, les yeux rivés sur mon petit écran du mercredi - sagement calé dans un
fauteuil délicieux, BN et jus d'orange à portée de main - que mes héros favoris, Hutchi et la
fantastique Maya l'abeille, par la simple volonté de leur créateur, auraient pu se transformer en
ces terrifiantes et tentaculaires (c'est bien peu dire) créatures qui sèment la mort et la
destruction par le sexe tout au long du fantastique Urotsukidoji (La légende du démon).
Bien sûr, quelques années plus tard, il y eut Cat's Eyes et ses trois plantureuses demoiselles - de
choc - gainées de cuir (plus de dix ans avant la Musidora made in Hong-Kong d'Olivier Assayas).
Personne n'a pu rester insensible aux ballets acrobatiques et hors-la-loi des rares héroïnes féminines
du manga dit d'action - c'est-à-dire selon la codification japonaise du genre, reservé à un public de
jeunes garçons.
Plus tard encore, recemment même, on m'a affirmé qu'il existait entre Maya et le criquet vert de la
même série (dont le nom et l'interêt sexuel m'échappent), un véritable sous-texte très tandancieux
voire franchement hard-crade.
Le manga d'animation ou anime couvre un vaste éventail de genres très différents, réservés à des
catégories de public spécifique (les japonais ne plaisantent pas avec l'éducation de leurs jeunes
enfants). Mais cette distinction pourtant essentielle n'a pas resisté à l'exportation, bien préparée en
France depuis les années 70 par la très européenne et larmoyante histoire d'Heidi (Alps no Shojo
Heidi) et la geste de notre indestructible ami Goldorak. C'est ainsi que l'on a pu voir dans la
programmation d'un oscure Club de TF1 l'épopée des Chevaliers du Zodiaque cotoyer, sans gêne
aucune, la prépubère Ranma 1/2.
On pense connaître le Manga à travers le formidable rabattage médiatique de ces cinq dernières
années qui lui a vallu pendant un temps la reconnaissance en tant que véritable phénomène social. Si
cela est vrai au Japon où ce type d'animation (inspiré à l'origine d'un style de bandes-dessinées) fait
partie intégrante de la société depuis longtemps, il ne nous arrive en France qu'une image déformée
et reductrice de cette lointaine culture.
Il faut remonter jusqu'au début du siècle dernier en 1814 et au travail du très respectacle dessinateur
Katsuhika Hokusaï, à l'origine d'un nouveau style de dessin, organisé en "images dérisoires" : le
Manga - de man , "involontairement" et ga "image".
Lorsque ces images commencent à raconter, le genre se popularise et se développe selon les
exigences du public. Mais il en est encore à une forme dessinée statique, destinée à une lecture
rapide : des caricatures très expressives, d'une vitesse d'interprétation instantanée. Quoiqu'il en soit,
le Manga passe très vite dans la culture populaire japonaise ; mais c'est au sortir de la seconde
guerre mondiale qu'il prend un essort d'une plus grande ampleur.
Le général MacArthur, commandant en chef des forces d'occupation américaines au Japon, impose
dès la rédition du pays en septembre 1945, une constitution parlementaire visant à faire entrer le pays
(de force ou de gré d'ailleurs, ce en quoi l'expérience japonaise est fondatrice de la politique
impérialiste moderne des Etats-Unis) dans une nouvelle ère démocratique. Parmi les mesures
politiques et idéologiques mises en place par MacArthur sous le couvert de cette démocratisation de
l'Empire (auquel les japonais restent, en dépit de tout, fidèles), une censure systèmatique est
instaurée, concernant des domaines aussi divers que l'éducation, les sports de compétition, le
système des médias et la représentation de la violence - relative à la guerre en particulier. Cette
censure américaine a en outre participé à l'amnésie et au traumatisme du pays vis-à-vis de sa propre
histoire - le phénomène est d'ailleurs facilement décelable dans bon nombre de scénarios. Aucune
allusion aux grandes tragédies de cette période ne pouvaient ainsi filtrer à travers les manuels
scolaires des jeunes japonais.
Dès 1950, la levée de ces interdictions déclenche chez les créateurs de manga un phénomène tout-àfait intéressant. Le genre "récupère" tout ce qui fait la particularité de cette société traumatisée par
l'expérience atomique (Hiroshima et Nagazaki par deux chaudes journées d'août (le 6 et le 9 pour
mémoire) seront quasiment rayées de la carte du Japon) et par la chute de l'Empire.
A travers la force de ces images surexpressives, le manga devient cette surface refléchissante qui
renvoit à la société une vérité culturelle, un état de fait débarassé des scories du langage (par la
réduction au maximum des textes, qui finissent par faire corps avec l'image) et de la censure de
l'éducation très stricte du pays : le lieu d'une véritable action, un exutoire. Au cœur de cette scène
primitive se réalise un inconscient et un imaginaire collectif, derrière la fantasy pure ou l'apparente
banalité voire le traditionnalisme de ce qui y est dit et montré ; et la multiplicité des genres propres au
manga permet finalement à toute la société japonaise de s'y retrouver.
Le manga de bandes-dessinées (et non encore l'anime tel qu'il apparaîtra pour la première fois en
1963) devient un produit de consommation courante, parfois même un "jettable" à lecture unique.
Tous les thèmes de la vie courante y sont abordés - ce qui ne présente parfois pour le lecteur
occidental qu'un interêt limité -, du quotidien des campus japonais (histoires à l'eau de (fleur de) rose
à la clef pour le jeune public féminin) aux récits essentiellement centrés sur la compétition sportive, en
passant par un éventail très diversifié de mythologies fantastiques, parfois d'anticipation ou d'Heroïc
Fantasy. Ces genres extrémement hétéroclites se transmettent par la suite à l'anime manga, dont le
formidable développement à la télévision, et dans une moindre mesure - malgré de grands classiques
- au cinéma, achéve de populariser ce type d'expression, accaparant le regard frénétique de plusieurs
générations.
Le premier anime fait ainsi son apparition en 1963, en noir et blanc, et met en scène les
pérégrinations gentillettes d'Astro Boy, personnage androïde (mais néanmoins très sympathique) tout
droit sorti de l'imagination d'Osamu Tekuza, considéré par beaucoup comme le père de l'anime
manga.. Cette série exclusivement télévisuelle marque les débuts d'une nouvelle ère pour le dessin
animé. Les anime vont envahir le petit écran, plongeant les jeunes spectateurs à la suite d'Astro le
petit robot (dans la traduction française) dans des délires sentimentalo-futuristes, reflet significatif de
la modernisation fulgurante du pays. En filigrane, le problème de la filiation et de la paternité
transparaît - probablement relatif à la reflexion du pays sur sa propre histoire. Dénombrez-donc au
détour de la programmation française de ces séries (qui varie de vingt à cinq ans de retard sur les
créations japonaises) les histoires de parents perdus ou de planète natale anéantie par quelques
guerres cosmiques : on ne se lassera pas du récit très nostalgique du Prince d'Heuphor, Actarus, en
exil sur Terre aux commandes du seul Golgoth à peu près viable que les usines de ce salaud de
Minos aient été capables de créer. Que dire de l'émouvante recherche de Rémi sans famille
condamné à traverser le Channel pour retrouver sa vraie mère et de cet Ulysse 31 (qui pourrait me
dire pourquoi 31 ?) dont les dieux de l'Olympe garde cruellement le destin entre les mains ? (deux
séries au scénario original français, exportées au pays du soleil levant pour la création graphique).
Cette préoccupation se retrouve également de façon récurrente dans les interminables séries à
épisodes type Dragon Ball Z d'Akira Toriyama, où l'art de la guerre et la responsabilité de la protection
du monde se transmet de génération en génération.
Il existe par ailleurs des codes visuels que l'on retrouve d'un manga à un autre : la surexpressivité des
personnages, dont le visage, déformé à outrance par la douleur, le dégoût, ou une joie intense (une
panoplie incroyable de sentiments transparaît à travers les mêmes grimaces), transmet une
information immédiatement intelligible par tous ; de la même façon, le corps entier devient message,
supplantant les dialogues. Il arrive fréquemment (dans les séries pour adolescents) que des créature
minuscules traversent sans raison apparente l'écran, laissant derrière elles des traînées
incompréhensibles d'idéogrammes divers, au grand étonnement des personnages eux-mêmes. Ces
obscures codes font partis d'une tradition étrangère à l'oeil occidental, la marque d'une culture.
Cependant, et c'est bien là où les choses deviennent intéressantes, le manga ne s'adresse pas qu'aux
jeunes générations. Plus encore, c'est à travers les productions interdites aux moins de dix-huit ou
seize ans que se dessine un sous-texte historico-social encore plus marqué.
Le rapport au sexe et à la violence de cette société a orienté le manga vers une certaine approche
esthétique et thématique de la représentation, très codifiée mais facilement décryptable, terrifiante de
perversité, parfois à la limite du supportable (mais toute société a les films qu'elle mérite, comme dirait
l'autre).
L'évolution de la censure au Japon, en particulier en ce qui concerne le sexe, a poussé les créateurs à
certains détours qui débouchèrent sur une inventivité graphique et formelle, déterminant les scénarios
proprement dit.
L'Article 175 de la Constitution nippone interdit et condamne la représentation des organes sexuels en
action. Le même interdit pèse, cela commence à être connu, sur les poils pubiens. En conséquence
de quoi le corps à l'écran se mue en une espèce d'objet asceptisé, lieu de tous les possibles et le
sexe, son expression ultime, est debarrassé de son côté bestial jugé trop "sale" ou réaliste,
neutralisant par la même le rapport au réel, à son réfèrent(1). Ce type de manga devient alors le lieu
de toute les perversités. L'interdit de représentation du phallus laisse la place dans un premier temps
à un substitut : le "phénomène tentacules". Les monstres (extraterrestres pour la plupart) et les
démons invoqués par quelques scientifiques avides de pouvoir - je pense ici à la série des
Urotsukidodji (2), mais aussi à L'ange des Ténébres ou encore Twin Dolls, disponible chez EVA
(Erotic Video Animation) - qui pullulent dans les mangas de science-fiction pour adultes, tirent leur
énergie vital d'une activité sexuelle frénétique dont la cible est de façon systèmatique ces légions de
jeunes filles particulièrement virulentes aux corps taillés dans le latex. Immobilisées dans de
scabreuses et foncièrement délirantes positions, elles subissent leurs outrages par tous les orifices
repertoriés dans les bons livres d'anatomie, jusqu'aux éjaculations torentielles de fluides translucides
et fluorescents. Ces filles-objets (qui s'en remettent toujours tant bien que mal) subissent par ailleurs
tous les traitements possibles et imaginables de la tradition sexuelle japonaise (particulièrement
débridée en la matière(3)) : sado-masochisme, pénétrations contre-natures via le premier objet venu,
scèance de bondage (une subtile variante du SM), etc…
Il existe de plus des dizaines de versions hard des grands classiques du manga qui pervertissent les
scénarios originaux en développant à l'extrème la libido de nos héros favoris : sachez que dans
certaines versions, la gentille queue de Sangoku outrepasse ses fonctions d'équilibre pendant les
combats et que l'intrépide Vegeta n'a pas l'orientation sexuelle que l'on crois (un véritable Dragon Ball
X !). Certaines scènes de la série originale, un peu trop expressives ou jugées trop violentes par le
CSA, furent même purement et simplement supprimées de nos versions françaises - il en est de
même pour les Chevaliers du Zodiaques, sans parler de la disparition sur TF1 de l'excellent Ken le
survivant.
Hormis certains mangas strictement pornographiques et leurs jeunes lycéennes bi-sexuelles de
prédilection(4), le sexe fait partie intégrante de ces scénarios très sophistiqués ou chaque fois la
même menace pèse sur l'humanité à travers l'invasion de monstrueuses créatures avides de sexe et
de sang. Le mélange à outrance des traditions mythologiques et des épisodes de l'Histoire moderne
(pas une scène de combat sans que les deux parties en présence ne déclenchent de véritables
génocides nucléaires (5)) conduit ces récits à un dépassement et un oubli du réel, très significatif de la
recherche actuelle de l'identité japonaise, à l'heure où la crise économique et sociale rattrape le pays
après des années d'efforts et de développement.
Le grand cinéaste Akira Kurozawa voyait dans l'anime manga l'avenir du cinéma japonais. Non tant
comme un exutoire au malaise social, que comme un des seul médium qui parle aux japonais d'euxmêmes et sans détour, le lieu d'une formidable inventivité à la signification culturelle très marquée qui ne se cache pas comme la production animée de tant d'autres pays derrière un imaginaire
reducteur effacant les paradoxes et les contradictions de la société dont il est issu.
Je tiens à remercier Emmanuel Poulain pour son aide précieuse, et le vidéo-club de mon quartier sans
lequel cet article n'existerait pas.
Erwan Défachelles
1. Par un phénomène de contamination assez étonnant, les actrices de films X américains tendent de
plus en plus à ressembler aux modèles japonais : sexe rasé, poitrines opulentes, et beauté plastique
aseptisée.
2. voir à ce propos l'excellent article de Bertram Delhemmes dont l'opacité n'a d'égale que la
pertinence (Tausend Augen n°2).
3. La censure nipponne poursuit inlassablement son travail dans bon nombre de ces mangas
érotiques, avec l'application quasi-systèmatique de pastilles de couleur judicieusement disposées sur
les organes sexuels, ou par la "pixellisation" de l'image. Dans des séries "tout public", iI arrive bien
souvent que des personnages interviennent au beau milieu d'une action pour assèner au héros des
coups de massue titanesque dès que les situations deviennent un tant soit peu scabreuses. Peut-être
faut-il y voir une allégorie de la censure, comme un "cut" salvateur aux respect des bonnes mœurs ?
(la compagne (?) de Nikki Larson s'acquitte, par exemple, assez fréquemment de cette tâche). Mais
les versions non censurées existent ! Le "must" de la perversité du genre résidant sans aucun doute
dans l'action de Parade parade , où l'héroïne, que la nature a généreusement dotée de deux sexes
complémentaires, subit les violences sexuelles de ses rivales qui la menacent de révèler son secret…
Select X, titre disponible chez Katzumi Vidéo propose une compilation des scènes les plus torrides
des dernières créations japonaises.
4. On apprend même dans le deuxième épisode d'Urotsukidodji que le tremblement de terre de 19-qui ravagea Tokyo, n'était autre que l'oeuvre d'un démon des océans appelé Mao (!?), invoqué par le
fils d'un diabolique scientifique Nazi…
5. Le sexe est une donnée culturelle très fortement ancrée dans la tradition japonaise (la création de
l'île, selon le shintoïsme, relève d'un acte sexuel fondateur entre Izanagi-no-Mikoto et Izanami-noMikoto, mâle et femelle originels), mais les perversions qui transparaissent dans le manga ne sont
qu'un pâle reflet de l'industrie du sexe au Japon (qui représente plus d'un pour cent du PIB national).
Ceci dit le pays ne souffre pas au quotidien des déviances perverses occidentales : les enfants y sont
respectés et le taux d'agressions sexuelles est au plus bas.
©tausendaugen/1997

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