comme on nous parle

Transcription

comme on nous parle
COMME ON NOUS PARLE
Un scénario d’Alice Moine
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1.EXT JOUR – PLAGE TROPICALE
Une plage tropicale au soleil couchant : sable fin, cocotier, léger clapotis de l’eau et
sifflement discret de la brise. Au loin, une vahiné lascive dore au soleil : le paradis ?
La caméra s’éloigne, tout mouvement dans l’image disparaît progressivement.
D’étranges sons urbains s’intensifient : bips stridents, roulement de chariot, moteur…
Intrusion étrange, une voix féminine suave émane de haut-parleurs :
LA VOIX : Envie de mode… Envie de détente…
Envie de flâner dans un espace lumineux, aéré et confortable…
2.EXT JOUR – ENTREE CENTRE COMMERCIAL HALIFAX
On découvre Alexandre (42 ans), un homme massif en costume beige d’apiculteur sur le
dos duquel est estampillée une marque de miel. Sous la moustiquaire relevée sur son
visage, son regard pétillant scrute encore la plage de l’affiche des supermarchés Halifax.
Il ferme les yeux, semblant savourer un pur moment de plaisir.
LA VOIX : Toutes vos envies sont ici…
Maintenant, Alexandre tend ses bons d’achat aux premiers clients de la matinée.
Stationné entre les portes automatiques de l’entrée du supermarché, il étouffe dans son
costume malgré l’heure matinale : des gouttes de sueur perlent sur son visage grillagé.
Il observe le balai des premières voitures qui se garent sur le parking :
Ronron des voitures et mélodie lancinante de musique d’ascenseur…
Assis sur le siège du caddie que pousse sa mère vers l’entrée, un petit garçon lui fait
signe. Vite, Alexandre extrait un petit carnet noir de sa poche et en déchire une page.
Il place sa cuillère à miel en bois entre ses dents et murmure au passage de l’enfant :
ALEXANDRE (tentant d’articuler malgré la cuillère)
Le mastoc moustique excité mastique Max le mystique mexicain masqué.
Tu me le ré… récites la semaine pro...chaine, hein ?
L’enfant sourit en attrapant la feuille au vol, avant de disparaître dans le supermarché.
Alexandre range méticuleusement le petit carnet dans sa poche de costume.
COMME ON NOUS PARLE / Scénario Alice Moine
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3.INT JOUR – ZONE DU PERSONNEL
Alexandre pénètre dans l’espace réservé au personnel.
Sa main caresse lentement la rampe qui mène à la mezzanine :
Pfeuuuu font ses doigts sur le métal froid.
LA VOIX : Envie de plaisir…
Envie de se sentir chez soi…Envie de pureté…
De là-haut, Alexandre peut contempler tranquillement le va et vient des clients.
Soudain, il aperçoit une adolescente (Mahaut, 16 ans) visage d’ange et look trop sexy,
affairée à glisser une boîte de balle de tennis sous son pull-over moulant, au rayon sport.
Il dévale les escaliers à toute allure…
4.INT JOUR – RAYON SPORT
… et fait valser les deux battants des portes qui donnent accès aux rayons.
Alexandre vient se planter devant la jeune fille.
L’œil provocateur, elle le toise, juchée sur des talons bien trop hauts pour elle.
Il attrape son poignet fermement.
ALEXANDRE
Tic, l’abeille te pique et te fait la ni… nique.
Et l’entraîne vers le couloir. Mahaut suit sans résistance, visiblement relax.
MAHAUT (un sourire dédaigneux)
Pauvre fayot, gentil toutou à son patron…
5.INT JOUR – ZONE DU PERSONNEL
Décidé, Alexandre entraîne Mahaut dans les couloirs administratifs, sans remarquer les
trois vigiles qui les apercevant, agitent leur bras pour prévenir d’un danger …
Alexandre les ignore et, de son pas décidé, va se planter devant la porte du bureau du
directeur : Toc toc toc…
Mahaut prend un air vainqueur en s’avachissant derrière Alexandre contre un mur.
MAHAUT
Content de ta prise, pauvre clown ?
COMME ON NOUS PARLE / Scénario Alice Moine
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ALEXANDRE (fièrement, les yeux rivés sur la porte)
De… Debout et déballe les débiles.
La porte s’ouvre, Halifax (55ans) un homme ventripotent, costume satiné, apparaît.
HALIFAX
Quoi encore, Alexandre ?
Alexandre désigne Mahaut, qui discrètement, vient de lui dérober son petit carnet noir
dans sa poche.
MAHAUT
Salut pa’
HALIFAX (excédé)
C’est quoi cette fois ?
En bon soldat, Alexandre agite la boîte de balle de tennis : clong clong clong.
Halifax attrape vigoureusement la main de sa fille qu’Alexandre hésite à lâcher, comme un
objet de négociation… Halifax lance un regard interrogateur vers Alexandre.
ALEXANDRE (s’appliquant à prononcer)
Mon texte … vous-t-il donc plu ?
HALIFAX
Alexandre, vous voyez bien que ce n’est pas le moment pour m’ennuyer avec vos
« productions » ! J’ai déjà assez de soucis comme ça…
ALEXANDRE
Alors remettons donc à demain ce te… teri…terrrible entre…tretien…
Mahaut chuchote : « fayot ! » avant de disparaître dans le bureau.
La porte se claque au nez d’Alexandre, honteux.
COMME ON NOUS PARLE / Scénario Alice Moine
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ALEXANDRE (sans faute, dans un immense effort et d’une traite)
Il faut qu'un sage garde chasse sache chasser tous les chats qui chassent dans sa
chasse.
6.EXT JOUR – AIRE PIQUE-NIQUE DES EMPLOYÉS
Une table de pique-nique dans une aire de pelouse grillagée entourée de hangars.
Alexandre prend l’apéro au soleil avec les vigiles : cacahuètes et petit blanc.
Il a quitté son costume mais parait toujours aussi massif, les épaules tombantes.
Au loin, l’inépuisable message à la voix leur parvient sourdement malgré la distance…
LA VOIX : Envie de jardin… Envie de farniente…
Envie de chaleur…
PREMIER VIGILE
Chaque vacances scolaires, ça recommence.
Clepto, nympho, il est gâté le dirlo !
SECOND VIGILE
Elle a tout ! Alors elle se fait chier…
TROISIEME VIGILE
Elle NOUS fait chier !
PREMIER VIGILE
Ces mômes-là, ça vous suce le sang…
Alexandre enfourne une poignée de cacahuètes et se met à parler la bouche pleine.
ALEXANDRE (sans bafouiller)
Si six sangsues sont sur son sein sans sucer son sang,
ces six sangsues sont sans souci !
Toute la tablée ricane amicalement. Un des vigiles donne une gentille claque dans le dos
d’Alexandre qui mâche ses cacahuètes en souriant.
7.INT JOUR – VESTIAIRE
Dans le vestiaire jouxtant la salle de videosurveillance, Alexandre revêt son costume.
COMME ON NOUS PARLE / Scénario Alice Moine
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Il referme son casier métallique sur lequel est scotchée l’affiche de la plage tropicale.
LA VOIX : Envie d’ailleurs
Envie de se sentir soi-même ?
Sa main s’approche, hésitante et caresse lentement les courbes féminines lointaines.
LA VOIX : Toutes vos envies sont ici…
ALEXANDRE (dans un murmure)
Ma muse… ma muse m’amuse.
Un vigile claque une porte de casier, ce qui fait revenir sur terre Alexandre.
Il le suit du regard jusqu’au bureau de videosurveillance.
Alexandre s’approche des écrans.
Sur un moniteur, il aperçoit la silhouette de Mahaut dans un parking.
Elle lit, assise nonchalamment sur un capot de voiture…
Alexandre regarde avec insistance : il distingue quelquechose de noir entre ses mains.
ALEXANDRE
Gar… Garce !
8.INT JOUR – PARKING SOUTERRAIN
Alexandre marche à toute allure dans le parking souterrain.
Sur sa carrosserie, Mahaut se lève d’un bond en l’apercevant et brandit le petit carnet noir
à bout de bras.
MAHAUT (moqueuse)
Je veux et j'exige d'exquises excuses. Allez vas-y, dis le !
Alexandre est hors de lui, il marmonne entre ses dents en slalomant entre les voitures.
MAHAUT
On comprend rien de ce que tu dis, l’artiste…
Je veux et j'exige d'exquises excuses !
Je veux et zexige d'excuges esquiges !!
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Elle prend la fuite dans un couloir… Alexandre part à ses trousses.
9.INT JOUR – ENTREPÔT DES STOCKS
Il la course dans les couloirs jusqu’à la zone des stocks où s’empilent des palettes.
Partout, un vacarme de soufflerie assourdissant.
Elle grimpe sur une échelle métallique, il la suit…jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans un
épais conduit horizontal où il ne peut s’infiltrer avec son costume encombrant.
Alexandre s’accroche à l’échelle, essayant de distinguer Mahaut tapie dans le conduit.
De l’orifice, il aperçoit toutes sortes d’articles neufs jetés en vrac, une véritable caverne
d’Ali Baba d’objets accumulés intacts et encore sous emballage :
Des cd, des cosmétiques, du petit électroménager, une console de jeux…
ALEXANDRE (chuchotant)
La pie niche haut, l'oie niche bas, mais où niche l'hibou?
L'hibou niche ni haut, ni bas, l'hibou niche là…
Silence métallique au bout du tuyau.
La voix de Mahaut émane, pleine d’écho, à l’autre bout :
MAHAUT
À quoi ça te sert tes phrases à la con dans ton carnet ?
Alexandre tente à nouveau de s’introduire dans le conduit : ça coince.
Il tend l’oreille : frottements, grincements, cliquetis des ongles sur le métal…
La silhouette de Mahaut rampe prudemment dans sa direction puis s’arrête à distance
dans la pénombre : Mahaut agite le carnet à distance, trop loin d’Alexandre.
MAHAUT
Je te le rends pas si tu me dis pas.
M’en fous, j’suis pas pressée.
ALEXANDRE (abdiquant)
…
J’en ai besoin… Pour m’entraîner.
Mahaut s’approche encore, elle dépose le carnet d’un bond et recule dans le tuyau…
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MAHAUT
Parce que tu crois vraiment que ça te servira un jour ?
Tu crois que mon père va te laisser jouer tes conneries sur son parking !
Alexandre récupère le carnet qu’il étudie soigneusement d’un air paniqué.
MAHAUT
T’es vraiment bien largué, toi !
Mon père en a rien à foutre de tes pièces, tes poèmes et de tout ça.
Cling, clong, dong ! Mahaut lance un, puis deux, puis trois objets qui se fracassent en bas.
Pour les éviter, Alexandre dévale l’échelle et saute sur le sol.
MAHAUT
Tout ce qui l’intéresse c’est de faire du fric avec toutes ces merdes-là…
Rapide comme l’éclair, Mahaut bondit au sol et arrache le carnet des mains d’Alexandre.
D’un bond, il la plaque contre un mur, tentant de récupérer le carnet qu’elle planque dans
son dos en se débattant.
MAHAUT
Tout le monde se fout de ta gueule ici, débile !
La gifle part d’un coup. Alexandre regarde sa main, surpris.
Mahaut encaisse, étrangement calme, devant Alexandre qui s’empourpre.
ALEXANDRE (pour lui-même, avec application)
Je suis un original qui ne se dé…. o… gi…lisera jamais…
Je suis un original qui ne se désoriginalisera jamais…
MAHAUT (d’une voix calme)
T’es rien du tout…
Mahaut relève son tee-shirt d’un geste sec, sa poitrine nue tout contre Alexandre.
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MAHAUT
T’es comme tous les autres. Allez, vas-y !
T’as qu’à te servir : c’est gratuit…
Mahaut plaque la main d’Alexandre sur ses seins. Il blêmit, halète, suffoque.
Dans son regard, une ombre, très sombre, passe.
Sa main sur la poitrine de la jeune fille se tétanise. Il crie :
ALEXANDRE
Va-t-en !
La phrase résonne longtemps dans les entrepôts déserts.
Elle recule, la peur au ventre puis s’enfuit dans les dédales de couloirs de béton et d’acier.
MAHAUT
Pauvre type !
Dans sa course, elle déchire les pages du carnet qu’elle lance derrière elle.
Alexandre tente de récolter les morceaux qui s’envolent dans la soufflerie.
10.INT JOUR – VESTIAIRE
Alexandre se laisse tomber sur le banc du vestiaire, complètement abattu.
Il tente de reprendre son souffle, à la recherche d’oxygène
Comme s’il étouffait, il retire ses manches qui pendent le long du costume, et fait les cent
pas dans le vestiaire, lion en cage.
ALEXANDRE
Je suis un original qui ne se désoriginalisera jamais…
Je suis un original qui ne se désoriginalisera jamais…
Soudain, sur le poster, la vahiné s’anime… Elle se relève, gracieuse, et avance
imperceptiblement vers lui.
LA VOIX : Tu as tellement d’envies…
La vahiné s’approche encore : Alexandre se prend la tête entre les mains.
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ALEXANDRE
ma muse… ma muse…
LA VOIX : … Tout s’achète, tout se vend.
ALEXANDRE
Ma muse m’abuse, ma muse m’amuse par la ruse…
LA VOIX : … Il y a tout ce que tu souhaites ici…
Il n’y a qu’à tendre la main et te servir…
Alexandre jette brutalement son casque d’apiculteur sur le poster : La vahiné disparaît.
Il se frotte les yeux, totalement hagard.
11.INT JOUR – SUPERMARCHÉ
Alexandre marche d’un pas décidé, complètement déboussolé sur la passerelle.
LA VOIX : Tout ce dont vous avez envie…
Toutes vos envies sont ici…
Il pénètre dans un bureau vitré qui surplombe l’entrée, faisant bondir le vigile de surprise.
Sans qu’il n’ait le temps de réagir, Alexandre se précipite sur le lecteur audio et interrompt
brutalement la voix.
Il éjecte la bande, la déchiquette en plusieurs morceaux, comme un enragé.
Il attrape le micro sur la console et prend la fuite à toute allure vers l’escalier.
PREMIER VIGILE
Putain Alexandre, qu’est ce que tu fous ?!?
12.EXT JOUR – PARKING CENTRE COMMERCIAL
Alexandre marche maintentant sur le parking au milieu des voitures dans le soleil
couchant. Son costume est complètement décati, les manches pendent lamentablement.
Coup de klaxon, il manque de se faire écraser.
Il tourne en tout sens, ne sachant que faire, le micro à la main.
Les vigiles accourent.
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PREMIER VIGILE
Pose ça, Alexandre !
Pour les garder à distance, Alexandre arrache un panneau « Handicapé » qui borde une
place de parking. Il le brandit à bout de bras tout en marchant à reculons et bute dans
l’abri des caddies.
Les vigiles le cernent maintenant. L’un d’eux s’avance lentement mais Alexandre fait
tournoyer son panneau pour le faire reculer.
Rien à faire, il est cerné par ses collègues en uniforme bleu marine.
Alexandre hésite… puis approche le micro de sa bouche.
PREMIER VIGILE
Pose le micro !
SECOND VIGILE
Mets tes mains le long du corps…
Quelques curieux s’agglutinent : des femmes, des couples, des enfants…
Alexandre allume l’interrupteur, léger larsen.
TROISIEME VIGILE
Fais pas ça, Alexandre !
ALEXANDRE (bafouillant)
La beau… La beauté…
Aux caisses du supermarché, des derniers clients lèvent la tête vers les haut-parleurs.
ALEXANDRE
La beauté… La beauté est par… partout…
Sur le seuil, Mahaut aperçoit Alexandre en contre-jour dans le soleil rasant.
Il menace la foule de sa pancarte qu’il tient comme un sabre.
On entend sa respiration haletante depuis les haut-parleurs.
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PREMIER VIGILE
Arrête ça, tu vas te faire virer…
ALEXANDRE
Même sur le sol le plus dur … le plus rebelle…
Le second vigile tente de lui arracher le micro, Alexandre cogne avec sa pancarte sur un
caddie. L’assemblée recule.
ALEXANDRE (encore mal assuré)
… la beauté est partout … au détour d'une rue
dans les yeux … sur les lèvres
d'un inconnu …dans les lieux les plus vides…
Les haut-parleurs du supermarché diffusent maintenant l’étrange litanie à travers les
rayons vides du supermarché.
Un technicien de surface coupe le moteur de son auto-nettoyeuse.
La dernière caissière ralentit son rythme ; un magasinier stoppe son chariot élévateur.
Tous écoutent…
À l’extérieur, Mahaut rejoint le groupe. Alexandre l’aperçoit et prend de l’aisance.
ALEXANDRE (de plus en plus assuré)
où l'espoir n'a pas de place …où seule la mort
invite le cœur … la beauté est là
elle émerge … incompréhensible
inexplicable … elle surgit unique et nue à nous d'apprendre … à l'accueillir en nous*
Alexandre ne quitte pas des yeux Mahaut au visage d’ange impassible.
Pourtant lentement, deux larmes se mettent à couler de ses yeux bleus.
Alexandre pose sa pancarte et laisse tomber le micro au sol.
Le second vigile le récupère, pendant que les autres immobilisent Alexandre qui se rend
sans résistance, sans quitter Mahaut des yeux.
Une grosse berline s’arrête à proximité de l’attroupement, la portière s’ouvre.
Apparaît Halifax, foudroyant du regard Alexandre.
COMME ON NOUS PARLE / Scénario Alice Moine
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Mahaut s’essuie les yeux et grimpe dans la voiture.
Sans ménagement, les vigiles entraînent Alexandre.
Son regard suit la berline qui s’éloigne.
Par la vitre arrière, la jeune fille lève le pouce et lui sourit.
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« Loveliness is everywhere » : Poème de Kenneth White
COMME ON NOUS PARLE / Scénario Alice Moine
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