La Littérature Chilienne - ACFC44 Association Culturelle Franco

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La Littérature Chilienne - ACFC44 Association Culturelle Franco
UN PANORAMA DE LA LITTÉRATURE CHILIENNE
Résumé :
Une géographie insolite. Une histoire exceptionnelle. Une littérature «à part».
Un territoire poétique: une terre de poésie. Les Nobel et les autres.
Le siècle du roman. Les contemporains: une richesse foisonnante qui augure d'un long
avenir.
La première chose que je voudrais vous dire, c'est que je ne suis pas un spécialiste de la
littérature chilienne. Tout au plus, un spécialiste en généralités.
Deuxièmement, je voudrais dire que les organisateurs de cette intervention ont bien eu
raison de l'appeler PANORAMA. Car il s'agit bien de la littérature chilienne vue de loin. Vue d'ici,
par un Uruguayen, qui n'a d'autres liens avec le Chili que ses propres lectures, vraisemblablement
lacunaires et sûrement chaotiques.
Autant dire que ce panorama est inévitablement empreint de subjectivité et que chacun
pourra se trouver -et éventuellement se manifester- en désaccord sur tel ou tel point, voire sur
l'ensemble.
Quand on pense au Chili, la première image qui nous vient à l'esprit, c'est cette longue
langue de terre qui se déroule sur plus de quatre mille kilomètres, du nord au sud, coincée entre la
cordillère et l'océan. Sur cette étendue, qui n'atteint jamais cinq cent kilomètres de large, et qui se
rétrécit, parfois, à près de quatre-vingt-dix kilomètres, les géographes dénombrent six variétés de
climats, en gradation parfaite: du climat désertique de la Puna de Atacama (où, à certains endroits, il
n'a pas plu depuis plus de quatre-vingt ans) au climat polaire de l'extrême sud, en passant par le
climat sous-tropical de l' Île de Pâques, le climat tempéré de Santiago, de type méditerranéen, le
climat maritime de Valdivia et le climat de steppe de Punta Arenas. Il est presque superflu de
souligner que la flore et la faune se mettent au diapason. Le Chili possède plusieurs centaines
d'espèces uniques au monde.
Si l'on ajoute que ce pays volcanique (il y a, au Chili, plus de deux mille volcans, dont une
cinquantaine toujours en activité), est en proie aux mouvements sismiques des plaques tectoniques,
qui provoquent régulièrement des séismes, on comprendra mieux pourquoi Benjamín Subercaseaux,
cet écrivain chilien d'origine française, avait intitulé son bel ouvrage sur son pays Chile o una loca
geografía (Le Chili ou une folle géographie).
Il faisait ainsi écho à un de ses parents, Bernardo Subercaseaux, qui avait publié, quelques
années auparavant, Chile, una loca historia (Le Chili, une folle histoire).
Car il est tout aussi vrai que l'histoire du Chili est, à tout le moins, exceptionnelle. Le Chili
est rattrapé par l'histoire occidentale alors que certaines populations y sont implantées depuis des
millénaires et alors même que l'Empire Inca, en pleine expansion, est en passe de conquérir de
vastes territoires au nord du pays. Les populations locales, qui lui résistent, résisteront, tout aussi
1
farouchement, aux conquérants espagnols. Certains peuples, comme les Mapuches, à l'extrême sud,
résistent encore de nos jours. C'est dire que l'Espagne Impériale ne réussira jamais à pacifier ces
territoires, pour y installer une élite chargée de singer le pouvoir métropolitain, à la manière du
Vice-royaume du Mexique ou de celui du Pérou. Le Chili sera confié à l'armée et deviendra une
Capitainerie Générale. Il le restera jusqu'à l'Indépendance.
Il serait facile de pointer nombre de moments historiques où le Chili fait figure d' exception,
par rapport au reste de l'Amérique Latine, et il est difficile de s'empêcher d'évoquer l'élection de
Salvador Allende. Mais il est temps de parler littérature. Et notre petit périple précédent nous
permet de comprendre et d'affirmer qu'un tel pays ne pouvait produire qu'une littérature «à part».
Entendons-nous: la littérature chilienne a toujours été parfaitement intégrée à l'ensemble de
la littérature latino-américaine. Mais elle n'a jamais fait partie d'un de ces grands ensembles que
constituent, par exemple, la littérature du Rio de la Plata, ou la littérature andine, ou encore la
littérature antillaise. Le Chili est "à part".
Tantôt elle se tient à l'écart de mouvements littéraires qui secouent le reste du continent,
tantôt elle apparaît à la tête d'évolutions qui transformeront, progressivement, le discours littéraire
de tous les autres pays.
Déjà, pour commencer avec un préalable, sa "matière première", la langue, est singulière.
Le parler chilien a des rythmes et des intonations à nul autre pareils, le vocabulaire est constellé de
mots et d'expressions qui n'ont pas cours ailleurs. La littérature -comment pourrait-il en être
autrement?- reflète ces singularités avec panache.
La littérature chilienne naît, comme il se doit, avec une épopée, en vers, naturellement,
comme l' Iliade, l' Odyssée ou l' Énéide. C'est un Espagnol, Alonso de Ercilla y Zúñiga, qui publie,
entre 1569 et 1580, les trois parties canoniques de cette épopée, La Araucana, vouée à louer le
courage et la gloire des soldats espagnols dans la guerre «de Arauco»:
« No las damas, amor, no gentilezas
de caballeros canto enamorados
ni las muestras, regalos y ternezas
de amorosos afectos y cuidados;
más el valor, los hechos, las proezas
de aquellos españoles esforzados,
que a la cerviz de Arauco no domada
pusieron duro yugo por la espada»
Il le proclame dès le début: il ne chantera pas l'Amour, ni les Dames, ni les Chevaliers
énamourés, mais le courage et les exploits de ceux qui ont vaincu Arauco. Et ce faisant, il devient,
selon le mot de Pablo Neruda, «el inventor», l'inventeur du Chili.
Car, paradoxalement, cet ouvrage conçu pour illustrer les Espagnols sur les faits d'armes de
leurs soldats, transforme en mythe identitaire la bravoure légendaire des mapuches. En effet, pour
faire ressortir le courage des Espagnols, il faut leur opposer des ennemis vaillants.
Et Ercilla, d'un seul coup, d'un seul, glorifie l'esprit de résistance des Araucans et fonde la
littérature chilienne. Le sort est scellé, le Chili sera, comme le proclament toutes les histoires
littéraires, «un pays de poètes».
2
Et quelque quatre siècles plus tard, ce sera le premier pays d'Amérique latine à compter
deux Prix Nobel qui ont couronné deux poètes: Gabriela Mistral en 1945 et Pablo Neruda en 1971.
Mais revenons un peu en arrière. Au début du XIXe. siècle, toute l'Amérique espagnole, à
la faveur de l'usurpation napoléonienne du trône d'Espagne, est en proie à des mouvements
autonomistes, d'abord, indépendantistes ensuite. C'est dire que la période n'est pas particulièrement
propice à la création littéraire. Le Romantisme latino-américain est très tardif et le Chili ne fait pas
exception. Mais le dernier tiers du XIXe. voit apparaître le premier mouvement littéraire originaire
de l'Amérique latine: le Modernisme. Il se répandra sur tout le continent pendant un demi-siècle. En
poésie, mais en prose aussi. Son rayonnement atteint y compris des pays qui, comme la Bolivie, ne
se caractérisaient pas, jusque-là, par une création littéraire originale. Son influence en Espagne est
telle que la critique espagnole essaie de s'approprier le nom de Modernisme, alors que ce
mouvement est viscéralement lié à l'idéologie du Nouveau Monde, le mundonovismo.
Curieusement, le Chili se tient pratiquement à l'écart de ce mouvement (même si c'est au Chili que
le poète nicaraguayen Ruben Dario publie son premier grand recueil, Azul, (1888). En tout cas, le
Chili ne donne aucun auteur moderniste digne de mention ici, ni en poésie, ni en prose.
En échange, quelques années plus tard, le Chili donnera naissance à toute une génération
de poètes avant-gardistes qui figurent parmi les inventeurs de la poésie contemporaine. Rappelons
au moins les noms de Vicente Huidobro (1893-1948) et Pablo de Rohka (1894-1968).
Le premier peut être considéré, à juste titre, aussi bien comme un écrivain français, que
comme un écrivain chilien, à l'instar de son livre Horizon Carré (publié à Paris en 1917), qui réunit
des poèmes originaux dans les deux langues. En effet, Huidobro a fait une partie de sa vie à Paris, et
il a été un des collaborateurs majeurs de la revue Nord-Sud, que dirigeait Apollinaire, aux côtés de
Pierre Reverdy, Tristan Tzara, et Max Jacob, entre autres.
"Por qué cantáis la rosa oh Poetas!
Hacedla florecer en el poema."
clame-t-il en 1916 ("Pourquoi chantez-vous la rose, oh Poètes!/ Faites-la fleurir dans le poème.").
Déjà, en 1914, dans son manifeste, avant son aventure parisienne, il avait écrit
"Non serviam. No he de ser tu esclavo, madre Natura; seré tu amo...Yo tendré
mis árboles, que no serán como los tuyos; tendré mis montañas; tendré mis
ríos y mis mares, tendré mi cielo y estrellas. Y ya no podrás decirme: ese
árbol está mal; no me gusta ese cielo..., los míos son mejores"
(«Non serviam. Je ne serai pas ton esclave, mère Nature; je serai ton maître...J'aurai mes arbres, qui
ne seront pas comme les tiens; j'aurai mes montagnes; j'aurai mes fleuves et mes mers, j'aurai mon
ciel et mes étoiles. Et tu ne pourras plus me dire: cet arbre est mal; je n'aime pas ce ciel-là..., les
miens sont meilleurs").
On le voit bien, avant la fiction, la poésie rejette la servitude à la sacro-sainte mimesis et
affirme l'autonomie de la création littéraire. Toute la poésie contemporaine en découle. Vicente
Huidobro est le père du Créationnisme, mais il est aussi l'inspirateur de l' Ultraïsme, qui se
développera surtout en Argentine et en Espagne.
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Quant à Pablo de Rohka, créateur infatigable, poète cosmique, il sera l'éternel rival de
l'autre Pablo, Neruda. Il l'apostrophe dans une longue Ballade, dont nous ne citerons ici qu'un tercet:
«lamiendo por debajo de la cola
al ladrón del Viet Nam, al asesino,
eres el héroe de la coca-cola.»
(«en léchant par dessous la queue/ le larron du Vietnam, l'assassin/ tu es le héros du coca cola».
Mais il ne faut pas réduire ce grand écrivain à cette haine qui a nourri toute sa vie. Il a laissé une
œuvre considérable.
Avant de nous attaquer au plus grand, il convient de convoquer ici ce grand poète qu'a été
Gabriela Mistral (1889-1957). Née un peu avant les deux poètes que l'on vient d'évoquer, Gabriela
Mistral mène sa propre route. Son pseudonyme, qui rend hommage à ses deux poètes préférés,
Gabriele d'Annunzio et Frédéric Mistral, est déjà tout un programme.
Elle tire toutes les leçons du Modernisme, mais rejette les stridences, l'exotisme et les
excès, pour construire une œuvre harmonieuse et mesurée. Elle chante l'amour, mais cet amour déçu
se mue en désolation et il se vouera aux humbles de l'Humanité entière.
Première femme poète ayant reçu le Prix Nobel, Gabriela sera aussi une pionnière du
féminisme.1
Maintenant, que dire de Pablo Neruda (1904-1973) ? Infatigable ! Il a publié son premier
recueil de poèmes à 19 ans. Mort à l'âge de 69 ans, c'est d'un demi-siècle d'écriture, d'activité
diplomatique, d'activisme politique, de voyages et d'exils presque innombrables, qu'il faudrait
rendre compte.
Il a chanté l'amour:
«Cuerpo de mujer, blancas colinas, muslos blancos,
te pareces al mundo en tu actitud de entrega.»
(«Corps de femme, blanches collines, cuisses blanches, / l'attitude du don te rend pareille au
monde.» écrit-il au tout début de Vingt poèmes d'amour et une chanson désespérée (1923).
Et, un peu plus tard, dans les Vers du capitaine, (1924)
«Puedo escribir los versos más tristes esta noche.
Pensar que no la tengo. Sentir que la he perdido. »
(«Je peux écrire les vers les plus tristes cette nuit. / Penser que je ne l'ai pas. Regretter l'avoir
perdue.»)
1
Quelques traductions : Poèmes choisis, trad. de l'espagnol par Mathilde Pomès, éd. Stock, 1946. Préface de Paul
Valéry. Poèmes, trad. Roger Caillois, Édition bilingue, éd. Gallimard, 1946. Poèmes choisis, éd. Rombaldi, 1967
(collection "Prix nobels")
4
Chose rare en poésie, ces deux recueils ont été longtemps de véritables best-sellers.
Le nom de l'auteur n'y était pour rien, à preuve: les Vers du capitaine sont restés anonymes pendant
plusieurs années.
Il a chanté la guerre
«Venid a ver la sangre por las calles,
venid a ver
la sangre por las calles,
venid a ver la sangre
por las calles! »
(«Venez voir le sang dans les rues, / Venez voir / Le sang dans les rues, / Venez voir le sang / Dans
les rues ! ») écrit-il en 1936, dans Madrid assiégé, alors qu'il y est consul du Chili.
Il a chanté le monde, du Machu Picchu à l'oignon. Comment peut-on résister à un
poète qui trouve l'inspiration pour écrire une «Ode à l'oignon» ? 2
En 1904, la même année que Pablo Neruda, est né don Nicanor Parra, l'inventeur de
l'anti-poésie. Il prétend qu'il se doit de vivre jusqu'à 116 ans. Ça nous mène en 2020. On verra bien
s'il tient parole. Il est le frère de Violeta Parra, magnifique chanteuse populaire qui a écrit cette belle
chanson connue dans le monde entier qui est «Gracias a la vida», admirable folkloriste qui a
recueilli des trésors de poésie populaire, mère de deux chanteurs : Isabel et Angel Parra. C'est ce
que l'on appelle «une famille d'artistes».
Professeur de Physique et Chimie dans un obscur lycée de province, Nicanor Parra a
construit une œuvre dont l'influence est toujours très vivace dans toute l'Amérique Latine. Révéré
par tous, malgré son sale caractère, Nicanor Parra a été salué par Roberto Bolaño, romancier, mais
aussi poète, comme le plus grand poète chilien.
Mais, justement, Roberto Bolaño nous rappelle qu'il n'y a pas que la poésie dans la
vie et qu'il est grand temps de s'occuper de la prose narrative.
Le «siècle du roman», comme on appelé le XIXe., a donné au Chili un grand
romancier, en la personne d'Alberto Blest Gana (1830-1920). Encore un amoureux de Paris, où il a
vécu la plupart de sa vie d'adulte et où il est enterré, au Père Lachaise. Arrivé en France à 17 ans,
pour suivre une formation militaire, il découvre Balzac et Stendhal, décide aussi sec de brûler ses
poèmes et de devenir romancier ou rien.
Sa longue vie de militaire et diplomate est jalonnée de succès littéraires. Son projet
est balzacien, certes, mais original: il veut retracer l'histoire sociale du Chili, à travers des intrigues
romanesques qui relèvent du quotidien, mais qui se développent sur fond de faits historiques
marquants, soit des crises politiques, soit des révoltes ou de grandes batailles. Les fonds
documentaires du Chili ont recensé soixante-six éditions de Martín Rivas, son roman le plus
célèbre. Celui-ci a été adapté au théâtre et joué avec grand succès. Il a été trois fois adapté à la
télévision, la dernière en 2010, ce qui souligne également l'actualité de son œuvre.
2
Quelques traductions : Résidence sur la terre, 1972, Gallimard. Odes élémentaires 1974 Gallimard. J'avoue que j'ai
vécu, Gallimard, 1975, 1997. Chant général 1984 Gallimard .Vingt Poèmes d'amour et une chanson désespérée 1998
Gallimard.
5
Après une longue parenthèse, il écrit à Paris un roman, qu'il publie a près de quatre
vingt dix ans, Los transplantados, qui inaugure le thème des latinos à Paris, et qui met en scène les
rastaquouères de la Belle époque.
Une œuvre dont la vigueur et le style invitent toujours à y revenir.3
Si le XIXe. siècle a pu être appelé «siècle du roman», notamment en France, le XXe.
devrait s'appeler, en Amérique Latine, le siècle de la nouvelle. En effet, dès la fin du XIXe., le
«genre bref», que nous appelons «cuento», se développe sur tout le continent avec une vigueur et un
dynamisme insoupçonnables en France, où le genre rencontre de véritables difficultés éditoriales.
Manuel Rojas (1896-1973) et Maria Luisa Bombal (1910-1980) sont, chacun à sa
manière, les meilleurs exemples du renouveau de la forme et de la matière narrative.
Manuel Rojas a écrit des dizaines de nouvelles, sûrement plus de cent, dont certaines
sont très brèves, mais qui ont presque toujours le même but: le portrait intérieur des personnages,
qui sont souvent des marginaux, saisis au vol, lors d'une vie hasardeuse, pendant laquelle Manuel
Rojas a pratiqué tous les petits métiers du monde. Ses romans, dont le plus célèbre est Hijo de
ladrón (Fils de voleur), sont d'inspiration autobiographique. Le tout est empreint d'un réalisme
social, vindicatif et violent. Mais, du point de vue de l'Histoire littéraire, son plus grand mérite est
d'avoir introduit, le premier en Amérique Latine, l'influence de Hemingway et de Faulkner. Son
utilisation du monologue intérieur et des changements temporels le singularisent particulièrement
de son temps. Chacun sait quel sera l'avenir de ces techniques narratives parmi les générations
futures.
Si Manuel Rojas a été un écrivain prolifique, María Luisa Bombal est à l'opposé,
auteur d'une œuvre brève et resserrée. Elle est un personnage tout aussi singulier, mais dans un autre
registre. Née à Viña del Mar, elle est venue en France dans son enfance, chez les bonnes sœurs du
Sacré Cœur, et elle y a poussé ses études jusqu'à une licence en Sorbonne. Ensuite, elle a vécu de
longues années à Buenos Aires, accueillie par Pablo Neruda, qui était alors Consul du Chili, et où
elle a signé plusieurs scénari de films. Suivent une trentaine d'années d'exil aux Etats-Unis, où elle
a épousé un noble français, le comte de Saint-Phalle. Elle a eu une fille et elle a écrit un roman en
anglais, The house of mist, grand succès d'estime aux États-Unis, racheté par la Paramount pour un
film qui n'a jamais été réalisé, et traduit en espagnol quelque quarante ans plus tard. Veuve, elle est
rentrée au Chili pour mourir dans sa ville natale.
Au vu de tout ça, on serait tenté de dire que son plus grand roman, c'est sa vie ellemême. On aurait tort: La última niebla (1934) et La amortajada (1941) (La femme au linceul) sont
des textes immortels.4
Bombal n'a jamais été une féministe, à proprement parler, mais ses narrations
représentent presque exclusivement un point de vue féminin. Ses narrateurs, ses personnages sont
des femmes, et comme sa narration est particulièrement subjective, c'est une voix de femme que l'on
entend. Par ailleurs, elle reste le premier grand maître du récit fantastique en Amérique Latine. Là
aussi on sait que la postérité a copieusement reflété son héritage.
3
Martín Rivas, Lyon, la Fosse aux ours , 2003.
4
La maison du brouillard, Gallimard. 1955. La femme au linceul, Gallimard. 1956. Les îles
nouvelles, Christian Bourgois. 1984
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Après eux, la nouvelle garde toute son importance, mais le roman prend le devant de
la scène. Et là, notre tâche devient encore plus délicate qu'auparavant, le tri à faire devient de plus
en plus difficile, les noms se bousculent.
Alors, il est peut-être temps de nous expliquer sur les critères qui ont guidé nos
choix. Le premier, c'est celui de l'originalité -et Dieu sait si le Chili a donné des écrivains originaux!
Mais les tenants ou les épigones de telle ou telle mode littéraire n'ont pas de place dans notre
galerie.
Le deuxième, c'est celui de la postérité ou, si l'on préfère, celui de l'influence que ces
écrivains ont eue ou auront dans les générations qui les ont suivis, dans celles à venir.
Le troisième, répondant à la demande des organisateurs, s'efforce de dégager les
rapports avec la France, d'une part, et avec la littérature des autres pays d'Amérique Latine, d 'autre
part.
Sur ces bases, ont peut dire que, vers le milieu du XXe. siècle, deux noms
s'imposent: celui de Carlos Droguett (1912- 1996 ) et celui de José Donoso (1925- 1996).
Pour caractériser la personnalité littéraire de Carlos Droguett nous allons faire appel
à deux faits anecdotiques. En septembre 1938, à la veille des élections présidentielles, le Chili est en
proie à une grande agitation politique, dont l'un des acteurs majeurs est le Parti National Socialiste.
De jeunes nazis, donc, déclenchent une tentative de coup d' État en faveur du Général Ibañez del
Campo, candidat présidentiel. Ils prennent d'assaut le siège de l' Assurance Sociale («el Seguro
Obrero»), tout près du Palais de la Moneda, et le siège central de l'Université. Les militaires ne
suivant pas, comme il avait été convenu, les occupants de l'Université sont désarmés et conduits,
après une déambulation tragique et grotesque dans les rues du centre de Santiago, au siège du
Seguro Obrero. Après des heures de tractations, avec moultes promesses de leur laisser la vie sauve,
ils sont tous massacrés, achevés au sabre ou au revolver, une fois à terre. Cet épisode obscur, dont
certains détails sont ignorés encore aujourd'hui, est une commotion nationale. Le jeune Carlos
Droguett, 28 ans, étudiant en Lettres, abandonne ses études et publie une chronique, Los asesinados
del Seguro Obrero (1939). Sa vocation littéraire est définitivement affirmée. D' ailleurs, il reprendra
cette chronique sous forme romanesque avec la publication, en 1953, de Sesenta muertos en la
escalera (Soixante morts dans l'escalier).
L'autre anecdote concerne la fin de la vie de Droguett. A près de quatre vingts ans,
exilé en Suisse depuis longtemps, il répond à une interview, et à la question «Pourquoi écrivezvous?», il répond: «Demande à un alcoolo pourquoi il boit. Il te répondra qu'il ne peut pas faire
autrement. Moi, c'est pareil.»
Un engagement vital avec l'écriture, avec la rage et l'indignation en bandoulière. Il en
résultera une œuvre copieuse, surtout si l'on tient compte des innombrables manuscrits qu'il a laissés
à sa mort.
A nos yeux, le thème principal de l' œuvre de Droguett est la marginalité. Eloy (Éloi)
et Patas de perro (Pattes de chien, Denoël, 1981) sont deux exemples indiscutables. Eloy est un
bandit, encerclé par la police, qui finira par l'abattre. Le montage narratif permet à la voix de sa
conscience (le «courant de la conscience» des Anglais) de reconstruire sa vie. Le titre de Pattes de
chien renvoie au personnage principal et il est à prendre littéralement: il a des pattes de chien. Dans
les deux cas, la marginalité est vécue de l'intérieur et tous les deux montrent des blessures qui
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mettent à nu les travers de la société qui les a condamnés.
L'écriture de Droguett est dérangeante, son phrasé est arbitraire, son style est
empreint de toute la violence expressionniste. Bref, c'est un écrivain «à part», pour reprendre notre
expression du début.
Tout à l'opposé, José Donoso est un personnage on ne peut plus conventionnel, du
moins en apparence. Issu d'une grande famille, il poursuivit de longues études qu'il paracheva à
l'Université de Princeton et il poussa sa pratique de la langue anglaise jusqu'à écrire deux nouvelles
en anglais: The blue woman et The poisoned pastries (1950, 1951).
Cependant, la critique s'accorde à souligner ses rapports avec toute une génération
d'écrivains qui s'attachent à dénoncer la décadence, voire la décomposition de la haute bourgeoisie
chilienne. De Coronación (1957) (Couronnement) à El obsceno pájaro de la noche (1970)
(L'obscène oiseau de la nuit, Seuil, 1990), les personnages sont non seulement prisonniers de leur
aliénation sociale, mais aussi rongés par des obsessions sexuelles inavouables, pour finir par
plonger dans la folie douce de Coronación ou la folie furieuse de El obsceno pájaro de la noche.
Mais les montages narratifs de Donoso permettent de refléter au miroir grossissant du roman tout le
spectre social.
Ce dernier roman est une somme comparable à Paradiso, du Cubain Lezama Lima, à
Palinuro de México, de Fernando del Paso, à Sólo los elefantes encuentran mandrágora, de
l'Uruguayenne Armonía Somers. Et ceci nous amène à une question épineuse: les rapports de
Donoso avec le «nouveau roman latino-américain» auquel on le rattache maintenant. Car il ne faut
pas oublier que Donoso a dénoncé, dans un livre incisif et sans concessions, Histoire personnelle du
«boom», ce qu'il considérait comme une supercherie commerciale. Il a voulu se mettre «à part», par
rapport aux Péruviens, Colombiens, Mexicains et autres Catalans qui faisaient office de figures de
proue de ce mouvement qui, il faut bien l'avouer, a propulsé la littérature latino-américaine sur les
devants de la scène mondiale.
Le roman le plus connu de Donoso est probablement El lugar sin límites (1967) (Ce
lieu sans limites, Calmann Lévy, 1980). Ce lieu est un bordel, perdu dans un petit village du
vignoble du Chili central. Le bordel est tenu par un homme déjà plus tout jeune, appelé «la
Manuela», et sa fille, «la Japonesita». En raccommodant sa vieille robe de danseuse de flamenco, la
Manuela rêve de séduire sa clientèle. La «Japonesita», pour sa part, a des orientations sexuelles on
ne peut plus équivoques. Tout le long du roman, la réalité joue à cache-cache avec les apparences.
Il fut porté à l'écran par le cinéaste mexicain Arturo Ripstein, en 1977.
José Donoso a vécu les longues années de l'exil en Espagne, où se situe l'action de
deux de ses derniers romans. El jardín de al lado (1981) (Le jardin d'à côté) est considéré comme
un des chefs-d'œuvre du «roman de l'exil». Il est retourné mourir au Chili, en laissant, comme on le
voit, une œuvre somptueuse, dont nous n'avons évoqué que les principaux titres.
En faisant un petit saut dans le temps, nous aborderons le dernier auteur dont nous
ferons une certaine analyse, aussi sommaire soit-elle: Roberto Bolaño (1953-2003).
Jouons cartes sur table et disons d'emblée que, personnellement, nous considérons
Roberto Bolaño comme le plus grand romancier chilien du XXe. siècle et un des auteurs
contemporains les plus importants dans la littérature occidentale.
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Il est né en 1953. Il aimait à souligner que c'était l'année de la mort de Staline et de
Dilan Thomas, le poète gallois. Presque tout Roberto Bolaño est dans cette boutade à la charge
symbolique déroutante.
La mort de Staline symbolise la mort d'une utopie qui avait traversé tout le siècle et
avec laquelle Bolaño a eu partie liée pendant toute son existence. Mais elle représente aussi la mort
d'une forme de totalitarisme, un fantasme que Bolaño n'a eu de cesse de combattre dans toute son
œuvre.
La mort de Dilan Thomas, un des plus grands poètes du XXe. siècle, noyé dans le
délire poétique et l'alcool, préfigure celle de Bolaño, cinquante ans plus tard. Mais elle évoque
aussi, par ricochet, le nom de Bob Dylan, icône de toute une génération. Et il se trouve que Bolaño
est un beatnik lui-même.
Chaque mot, chaque phrase de Bolaño fait apparaître ainsi un tissu quasiment
inextricable d'allusions, de références, de citations.
A quinze ans Roberto Bolaño part au Mexique avec sa famille. C'est au Mexique que
se passeront ses deux plus grands romans: Los detectives salvajes (1998) (Les détectives sauvages),
qui condense beaucoup de traits autobiographiques, et 2666 (2004), énorme fresque romanesque
posthume et inachevée, dont un des fils de la narration met en scène les femmes assassinées à la
frontière mexicaine, à Ciudad Juarez.
En 1973, retour au Chili, pour «collaborer à la construction du socialisme». Cela se
terminera par quelques mois de prison et un nouvel exil, pratiquement définitif.
Ce n'est donc pas au Chili que Bolaño aura vécu la plupart de sa vie d'adulte. Et c'est
pourtant au Chili que renvoient la plupart de ses romans et nouvelles. Comme Estrella distante
(1996) (Etoile distante), un roman noir qui nous plonge dans l'horreur et le mal, sous le règne de
Pinochet, ou Nocturno de Chile (2000) (Nocturne du Chili), où se croisent le Général Pinochet luimême prenant des leçons de marxisme, Alone, le pape de la critique littéraire chilienne, sous le nom
de Farewell, et une femme mystérieuse qui organise des soirées littéraires dans une maison dont les
sous-sols abritent des séances de torture aussi atroces que raffinées, et où Bolaño dissèque les
rapports troubles entre les intellectuels et le mal à l'état pur.
Suivent deux années d'errance aux États-Unis, en France, en Allemagne. Ceci
explique peut-être pourquoi ses narrations sont souvent ancrées dans des lieux insolites.
Il va se fixer en Catalogne, à Barcelone d'abord, à Blanes ensuite, jusqu'à sa mort. Il
vit d'expédients, tantôt vendeur à la sauvette, tantôt gardien de camping. Il pratique la littérature de
façon picaresque: il participe à des concours de nouvelles un peu partout en Espagne, surtout dans
les villes de province. L'alcool et la drogue l'aident à supporter le mal et la médiocrité.
Et tout cela se retrouve dans son œuvre, car Bolaño est avant tout, un maître de
l'auto-fiction.
Du point de vue de l' histoire littéraire, et si l'on considère que le post-modernisme
est le recyclage des déchets culturels, Bolaño est un post-moderne qui exhume -ou invente- des
auteurs ratés, de vieux films, de vieilles photos, des films pornos, des sérials-killers, des prostituées,
en un mot, toute la faune de l'underground et ses alentours, ainsi que toute la faune littéraire. Mais il
n'y a pas chez lui la moindre complaisance, le moindre passéisme: son discours est strictement et
profondément politique.
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Ce post-modernisme révolutionnaire est un enterrement de première classe du postmodernisme lui-même.
D'un point de vue plus général, en passant en revue toute la littérature latinoaméricaine du siècle, -et pas que- Bolaño clôt le XXe. siècle, rend obsolètes le «nouveau roman» et
autres «réalismes magiques». Et il le fait avec humour, en plus !5
Au terme de ce parcours, je lui vois deux défauts majeurs:
1) Nous n'avons pas parlé de théâtre, alors que le Chili a une grande tradition et une grande activité
théâtrales; c'est tout simplement parce qu’aucun dramaturge chilien n'est sorti des frontières.
2) Excepté le plus que centenaire Don Nicanor Parra, nous n'avons cité aucun écrivain vivant. Cela
peut se faire à la volée, avec une précision préalable: au cours de ces dernières années on a
publié une moyenne de plus de quatre cents romans par an.
Difficile de s'y retrouver. Mais on peut tout de même évoquer Ramón Díaz Eterovic (1956)6,
chef de file du «nouveau polar chilien» secondé par son «privé», Heredia, très popularisé par les
séries télévisées.
Diamela Eltit (1949)7, une des premières voix de résistance à la dictature, qui, sous la chape de
l'autocensure, explore la marginalité dans un langage hétérodoxe et qui aborde les thèmes de
l'identité de genre, de l'autoritarisme, du machisme; et puisque nous parlons d'identité de genre,
citons l'irrévérent Pedro Lemebel8, romancier et peintre queer, pour finir avec une mention à
Cynthia Rimsky (1962), qui représente le plus audacieux renouveau formel du roman chilien.
Pour le reste, nous manquons de perspective.
Je vous remercie.
Nicasio PERERA SAN MARTIN
Octobre 2015
5
La plupart de l’œuvre de Bolaño est traduite en français et publiée chez Christian Bourgois.
Plusieurs romans sont traduits en français et publiés aux éditions Métailié. Le dernier : L’obscure mémoire des armes.
7
Plusieurs ouvrages de Diamela Eltit sont traduits en français et publiés en France.
8
Je tremble, ô matador, 10/18, 2007.
6
10

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