rêveuse bourgeoisie (1937) rêveuse bourgeoisie

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rêveuse bourgeoisie (1937) rêveuse bourgeoisie
RÊVEUSE BOURGEOISIE (1937)
Henry Bidou
Revue littéraire
RÊVEUSE BOURGEOISIE
Journal des Débats politiques et littéraires n° 58 – 28 février 1937
Le roman de M. Drieu la Rochelle est, dans sa première partie, l’histoire d’un
mariage dans la petite bourgeoisie et vers la fin du dernier siècle. L’automobile est
encore inconnue, les jeunes filles se baignent portant de longs pantalons bleus et des
tuniques de laine, et les hommes portent la barbe en pointe comme le général Boulanger. Comme milieu, ces familles de la classe moyenne qui montaient et descendaient
depuis trois siècles, tantôt enrichies et touchant à la petite noblesse, tantôt ruinées et
retombant au rang du peuple : la fourmilière de France.
Une petite plage sur la côte de Basse-Normandie. L’hôtel de France et quelques
villas. Dans la villa des Liserons habite une famille de Paris, les Ligneul. M. Ligneul
est architecte, encore tout proche de l’entrepreneur et même de l’ouvrier, mais riche et
qui s’habille avec soin. Il a une femme qui est une bonne, innocente et naïve créature,
et une fille, Agnès, qui est à marier. Comme Mme Ligneul est pieuse, le curé du bourg
a l’idée de faire épouser à Agnès un de ses paroissiens : Camille Le Pesnel. La famille
Le Pesnel, quoiqu’elle n’ait jamais dépassé les petites charges anoblissantes, est une des
plus anciennes du pays, et des mieux pensantes. Le père qui était juge de paix en 1877
a donné sa démission quand le maréchal de Mac-Mahon a donné la sienne. (M. Drieu la
Rochelle ne confond-il pas et cette grande vague de démissions n’est-elle pas celle de
1880 au moment des lois Ferry, de l’expulsion des religieux, et des mesures de laïcité ?
Au surplus, il n’importe.) M. Le Pesnel, qui n’est plus rien, a encore perdu quatre cent
mille francs dans le krach de l’Union Générale. Il ne lui reste qu’une bicoque dont il
bêche le jardin, et une famille nombreuse. Enfin il a fait ses études vétérinaires et les
paysans ne jurent que par lui.
Parmi ses enfants, de professions diverses, Camille a fait son droit à Paris et y
vivote, comme clerc d’avoué. Des bruits un peu fâcheux sont venus jusqu’à sa ville
natale. Il les confirme par des demandes d’argent. Enfin c’est un garçon qu’il serait
bon de marier, qui est à charge aux siens, et qui a déjà trente ans. C’est lui que l’abbé
Maurois destine à Agnès Ligneul. Toute la peinture des entrevues est de la vérité la
plus ressentie et de l’exactitude la plus pittoresque. Surtout nous voyons vivre les gens.
C’est une plaisante partie de billard que leur esprit. Leurs trois idées ne peuvent pas
tenir ensemble. L’une choque l’autre et voilà nos personnages déterminés. Quand ils
sont seuls, ils ne sont pas incapables de bon sens. Ils prévoient, ils raisonnent. Mais dès
qu’ils sont ensemble, l’un entraîne l’autre, par un coup calculé, dans le sens qu’il veut.
La difficulté est de l’y maintenir. On dirait des gouttes de mercure qui filent sous le
doigt. Dans ce jeu de diriger les volontés, l’abbé est passé maître. Il veut ce mariage
pour gagner à ses œuvres, dit-on, les biens d’une tante de Camille. Et quand Mme
Ligneul, peu rassurée sur la fortune et la condition des Le Pesnel, veut s’échapper de
cette intrigue ou quand Camille lui-même, rappelé par sa petite amie Rose, veut regagner Paris, l’abbé les retient avec des mots pleins d’onction. Ce qui est frappant, c’est
que ce ne sont pas tant les intérêts qui font mouvoir tous ces êtres humains : ce sont bien
plutôt les images. Un tableau se forme dans l’esprit ; une certaine idée des choses se
formule : et voilà aussitôt l’esprit orienté. Les déterminations sont un jeu d’aimantation
bien plus que de raisonnement. Dans tous ces revirements, il n’y a qu’une ligne droite,
la conduite d’Agnès, parce qu’elle est mue par une force élémentaire. Dès le premier
moment, cette fille qui s’ignore a voulu Camille. Ce courant rectiligne, au milieu de ces
mouvements browniens, emporte tout. Le mariage se fait.
Sept années passent dans l’entracte, et, quand le rideau se relève sur la seconde
partie, Agnès et Camille habitent un appartement rue Caumartin. Ils ont deux enfants,
un fils de six ans, Yves, et une fille de quatre, Geneviève. Camille a renoué sa liaison
de jeunesse et il a installé Rose, qui est modiste, rue Godot de Mauroy. Lui-même est
associé avec un certain Gravier et ils ont leurs bureaux rue Castellane. A mesure que la
vie les forme, nous voyons plus nettement les caractères. Camille, faible et menteur,
n’est pas sans intelligence ; il n’est pas sans capacité de travail. Il excelle à mettre une
affaire sur pied, à faire rencontrer les gens, à persuader. Et quand tout marche enfin, il
abandonne tout. Sensuel et paresseux, il ne tient pas à gagner de l’argent. Il est même
incapable de défendre ses intérêts. Son associé, qui est un bandit et un coureur, mais
d’ailleurs un bon père de famille, exploite en le volant sa négligence à se garder. Sous
ce jeu ondoyant des caractères, les barres de fer qui maintiennent la société sont non pas
les passions, mais certaines forces primitives, à peine conscientes d’elles-mêmes.
Camille est lié à sa maîtresse Rose par un attachement de cet ordre. Il s’est fait une
espèce d’adaptation, où Camille se réfugie. C’est pareillement une de ces chaînes secrètes et solides qui lie Agnès à Camille, malgré leurs disputes. Et tout en somme durerait
tant bien que mal si Agnès ne découvrait dans une poche de son mari la quittance de
loyer de Rose. La voilà bouleversée et quelqu’un est là, tout prêt à profiter de ce bouleversement. C’est Le Loreur, un ami de son mari, un avocat. Ce n’est pas qu’il ressente
pour Agnès de la passion, ni même un goût très vif. Cette femme violente, malhabile à
se gouverner, qui se trahira certainement et qui dans le secret de son cœur adore son
mari, n’est pas un flirt de tout repos. Mais enfin, elle est désirable, malheureuse et non
sans quelque coquetterie. Elle vient chez lui, mais pour résister. Il se pique au jeu. Elle
a soin d’amener son fils, qu’on laisse dans le salon, où il regarde des albums. C’est ce
petit garçon qui innocemment – autant que les enfants soient innocents – raconte ces
visites à sa grand-mère Ligneul. La pauvre femme, qui est la naïveté même, en fait part
à Camille. Voilà Camille assuré qu’il est trompé. Il fait une scène. Agnès, outrée, se
réfugie chez ses parents, en emmenant les enfants.
Arrivé à ce point, M. Drieu la Rochelle ne peut s’empêcher de jouer une fois de
plus à ce jeu des ricochets, qui est une part de sa philosophie. Rose, qui avec un cœur
humble et excellent, n’a aucune jalousie voudrait que son amant fût heureux. Elle est
persuadée, comme tout le monde, que Le Loreur est l’amant d’Agnès. Cette simple fille
forme alors le projet d’aller reprocher à Le Loreur sa conduite. Elle le fait, mais ce bel
appartement, cet homme raffiné et deux verres de porto la troublent. Rose se laisse
embrasser par Le Loreur. Elle ne reviendra pas. Mais elle a du moins appris que Le
Loreur tenait peu à Agnès. Quel lecteur ne plaindra un peu ce garçon, égoïste assurément et profiteur, mais à qui toutes les femmes successivement viennent s’offrir et se
refuser ? Enfin, après bien des jours ou elle s’est dérobée au dernier moment, Agnès
arrive décidée. Ses parents, chez qui elle habite, se sont montrés pleins d’inquiétude
pour elle. Que deviendra-t-elle séparée de son mari ? Elle a pris son parti. Elle arrive,
elle jette son chapeau, elle s’étend sur le divan, et elle dit à brûle pourpoint : « Si je
divorçais, m’épouseriez-vous ? » Puis, devant l’embarras que Le Loreur essaie de
cacher d’un air de hauteur, elle s’en va. Il est dit qu’elle n’aura pas d’amant. Nous
comprendrons bien plus tard pourquoi. Il lui faut un maître, et Le Loreur n’est qu’un
homme aimable, élégant, un peu grêle. Mais que son mari se glisse dans sa chambre,
les voici réconciliés. Rose est partie pour l’Algérie.
De nouveau, M. Drieu la Rochelle met ici un entracte de plusieurs années. Nous
commençons à entrevoir son dessein, qui est de peindre exactement la vie. Et la vie
procède de la même façon, par crises et par longues périodes. Plusieurs années passent,
dont on ne nous dit rien, et au bout desquelles nous nous retrouvons exactement au
même point : Camille infidèle et embarrassé dans de mauvaises affaires, Agnès à demiabandonnée et déjà légèrement touchée par le temps, mais toujours asservie. Nous pres-
sentons un nouvel éclat, dont la troisième partie du livre va être remplie. Nous sommes
de nouveau au bord de la mer. Pour varier un peu les effets, l’auteur tient en réserve un
nouveau personnage, un certain Gustave Ganche, qu’il a affublé, pour se divertir, de
traits ridicules : « Le front prématurément dégarni était bossué et fuyant ; le nez qu’il
croyait aquilin était plutôt tordu et se prolongeait trop bas par-dessus une bouche pincée par l’imitation de la volonté sur un menton en galoche ». A un corps insuffisant,
Gustave a fait, à force d’exercice, des muscles qui en achèvent le ridicule. Un éternel
catarrhe fait, dans les cavités de son nez et de sa gorge, un concert de toux, de raclements et de reniflements. Ami d’enfance d’Agnès, et riche, il s’est mis en tête de la
conquérir. Elle s’en moque ; mais nous apprenons par lui l’état des affaires de Camille.
C’est maintenant un franc escroc, mais un escroc effondré. Quand il essaie de soutirer
de l’argent à sa femme, Ganche n’a pas de peine à le démasquer. Il repart pour Paris. Il
doit maintenant trois cent mille francs aussitôt exigibles. Sur le conseil de Rose, il écrit
à Agnès qu’il est malade et seul. Elle accourt, et une fois de plus elle est reprise. Le
père Ligneul paie et les époux recommencent la vie commune.
Mais ici, une surprise est ménagée au lecteur. Il apprend tout à coup que ces
trois premières parties du roman ne sont pas de la main de M. Drieu la Rochelle. C’est
la petite Geneviève qui, bien plus tard, les a écrites. Et c’est elle qui va maintenant, parlant à la première personne, tracer la fin du livre. En quoi elle a raison. Car le livre qui
jusque là était excellent par l’observation et la finesse va prendre, à partir du moment où
elle avoue qu’elle l’écrit, un pathétique et un accent nouveaux. Toute la fin du roman
est extrêmement belle.
Après le drame des parents, celui des enfants. Il sera, lui aussi, chargé d’événements ; mais à travers le mouvement complexe de la vie, nous voyons bien que le drame
de ces deux enfants, c’est de porter la ressemblance de ce père qu’ils haïssent. Mais
tandis que leurs parents ont vécu en pleine inconscience, ils connaissent, eux, le nom de
leur tourment et ils luttent contre lui. Yves est lâche et faible comme son père ; mais il
le sait, et pour s’en punir, pour s’en guérir peut-être, il s’engage en Afrique. Il mourra
d’une blessure pendant la guerre. Geneviève, après une vie agitée, devient comédienne.
Elle tourne à un métier et à un talent la fatalité héréditaire. A la fin du livre, elle attend
un enfant. Quelle sera la destinée de cet être nouveau ? Comment tant d’héritages le
façonneront-ils ? Quelle course fournira-t-il à son tour ? « O chagrins oubliés, dit-elle,
je m’agenouille devant les chagrins à venir. »
« Les Coupe-papier »
RÊVEUSE BOURGEOISIE par Drieu la Rochelle
Le Matin n° 19351 – 14 mars 1937
On verrait un sous-titre à la Camille Lemonnier : la fin des moyens bourgeois.
Ce vaste roman est une cruelle étude de la maladie de la volonté la plus généralisée.
Malade, M. Ligneul, architecte parisien qui exerce avec intelligence et avec fruit, mais
qui, sans défense hors de sa profession, se laisse ruiner par un gendre – moins volontaire
que lui – et qu’il n’a pas voulu. Malade, sa femme qu’envoûte un confesseur matrimonial et que suggestionne l’indigente et bien vague noblesse provinciale des Le Pesnel.
Malade, leur fille Agnès, proie vivante du mari qui l’envahit d’un effrayant amour physique. Malade, ce Camille Le Pesnel qui, rivé de même à une ancienne maîtresse,
dédaigne sa femme et ruine tous les siens de complicité avec un associé véreux plus fort
que lui. Malades, encore, les enfants du couple Le Pesnel, Geneviève et Yves, que
pourraient sauver, par amour, Antoine et Emmy Maindron si ceux-ci mêmes savaient
vouloir à leur place et à l’heure utile. Malade, enfin, ce Nicorps qui démolit le ménage
de Geneviève, curieux homme qui s’accommode mieux d’être un « nègre » qu’un créateur... Bref, tout un monde qui porte en soi des traditions d’énergie, des velléités
d’ambition, mais qui perd contact avec le réel, rêve sa vie, n’a de derniers ressauts
qu’une exaspération de l’instinct. Fin de race ? Aboutissement plutôt, d’un train de la
race qui a peut-être agi avec trop d’obstination, sans assez concéder au rêve. Ces gensci sont voués à une fatalité telle que les témoins ne réagissent pas, quand il en est temps
encore, contre des abdications dont nous suivons haletants la genèse qui s’amplifie jusqu’aux désastres, à la faveur d’un drame multiple où le talent de Drieu la Rochelle
s’impose, une fois de plus, par sa vigueur d’analyse et sa puissance constructive.
Henry Bidou
RÊVEUSE BOURGEOISIE
La Revue de Paris – 15 mars 1937
M. Drieu la Rochelle est un esprit errant. Une fois de plus, il a trouvé sa voie.
Sans penser une seconde qu’il s’y tienne, on le suit avec plaisir dans ce chemin nouveau.
Le roman qu’il nous donne, Rêveuse Bourgeoisie, est l’histoire d’une famille
pendant une trentaine d’années, de 1890 environ à 1925. En somme, le temps que nos
contemporains ont connu. Je crois savoir que le principe de l’auteur a été de laisser parler les faits. Ce qu’il nous montre d’abord est une petite station de bains de mer, sur la
Manche. Un architecte de Paris, qui se nomme Ligneul, a loué une assez belle maison.
Sa femme, avant de gagner la plage, va faire une visite au Saint-Sacrement. Comme
elle sort de l’église, le curé, l’abbé Maurois, lui propose un parti pour sa fille.
Il y a sous cette démarche un monde d’intrigues et d’intérêts. Le jeune homme,
Camille Le Pesnel, est d’une ancienne famille du pays. Mais les parents sont ruinés, le
krach de l’Union Générale, naturellement, et ils sont presque revenus aux conditions de
vie et aux usages du peuple. Le père, qui était juge de paix, a donné sa démission « au
moment des décrets ». Il est maintenant vétérinaire, et d’autant plus aimé des paysans
qu’il est indifférent à l’argent. Car ces gens, conduits par l’intérêt dans les actes essentiels de la vie, sont assez nobles dans le détail. Les enfants Le Pesnel ont suivi des carrières diverses, et le plus souvent médiocres. Camille a fait son droit à Paris. D’assez
mauvais bruits circulent sur son compte. En attendant de gagner sa vie comme avocat,
il est clerc chez un avoué. Il fait la noce, comme on dit en province. En tout cas, il
demande de l’argent à ses parents. Il est grand temps de le marier.
Le bon curé s’y emploie. On dit qu’il a une idée de derrière la tête. Une fois
Camille établi, il sera aisé d’empêcher une de ses tantes, riche et sans enfants, de lui
léguer son bien. Ce bien ira aux œuvres paroissiales. L’abbé Maurois a-t-il fait ce calcul ? Nous ne savons. Quoiqu’il en soit, il s’est mis en tête que Camille Le Pesnel, qui
n’est pas un fameux parti, épousera Agnès Ligneul, qui est riche et jolie. Il tient à ce
mariage avec une opiniâtreté paysanne. Il dissipera les préventions, il ramènera les
volontés avec une habileté ecclésiastique. Mais la nature fera plus encore que lui.
Cette Agnès est, semble-t-il, parfaitement innocente. Aucune curiosité, aucune
émotion ne l’ont encore troublée. Mais dès qu’elle voit Camille, l’instinct parle.
– Comment l’as-tu trouvé ?
– Très bien, répond-elle avec une force singulière.
On ne tarde pas à apprendre que Camille a une liaison à Paris. Il fallait s’y
attendre. Qu’à cela ne tienne. Il rompra. La demoiselle est une modiste, Rose Renard,
qui a vingt-trois ans, et qui était presque sage quand elle avait connu Camille. Elle avait
cédé seulement aux promesses d’un sénateur. Elle avait alors le sentiment de ce que se
doit la maîtresse d’un homme connu, et elle avait considéré Camille de haut. Mais le
sénateur l’avait abandonnée du jour au lendemain, et Rose accepta d’entendre des paroles de consolation. Rien de plus. Austère faveur. Mais le jeune homme, qui avait passé
d’une convoitise pleine d’admiration à une pitié pleine de langueurs, patienta. Rose
sentit avec plaisir son pouvoir. Elle se refit un orgueil. La jeunesse fit le reste. « Elle
était, nous dit M. Drieu la Rochelle, de ces femmes sensuelles et simples qui s’attachent
par la gratitude à celui qui leur fait connaître le plaisir, et se vouent ainsi au premier
venu pour bien longtemps, pour toujours, s’il veut. »
Entre cette fille qui l’aime, et qui lui plaît, et l’avenir inespéré que lui ouvrirait
un mariage avec Agnès, Camille est ballotté, autant que sa nature molle et indécise peut
l’être. Il a l’imagination paresseuse, et peu tournée vers l’action. Au fond, il ne souffre
pas beaucoup de ses finances gênées. En quoi il est semblable à beaucoup de jeunes
gens. Sans doute, il voudrait offrir à Rose des robes. Il l’imagine élégamment vêtue et
il l’en désire plus furieusement. Mais il désire beaucoup moins ardemment l’argent qui
réaliserait ce rêve. Il ne pensait nullement à se marier. Quand sa mère lui parle de ce
projet, il est bien aise de devenir riche. Mais en même temps il faut perdre Rose, c’està-dire la raison pour laquelle il souhaite la fortune. Le voilà perplexe. Déjà, après quelques jours d’absence, Rose commence à s’effacer; mais une lettre qu’il reçoit d’elle
réveille le souvenir. Camille est honteux de s’être plu à rêver la fortune des Ligneul.
Le soir même, il rentrera à Paris. Mais il rencontre l’abbé Maurois, et le voilà encore
changé. « Un naturel sournois l’inclinait toujours à dissimuler ses préférences, comme
cachant quelque chose de répréhensible et de honteux. Il eut honte de Rose comme
d’une fille perdue, à qui il était lié par le stupre le plus bas. Et d’ailleurs, à peine étaitil en présence de quelqu’un qu’aussitôt il tombait sous son influence et ne voyait plus
que par ses yeux. Ce qui lui faisait oublier qu’il était sournois. Et il préférait paraître,
à ses propres yeux, faible que sournois. En conséquence, brillèrent de nouveau à ses
yeux l’argent des Ligneul et la tranquillité qu’ils lui promettaient. »
Ce tableau d’un mariage vers 1890 forme, pour ainsi dire, le premier acte de la
pièce de M. Drieu la Rochelle. Maintenant, il ne fera plus que noter les événements, à
mesure qu’ils se produiront. Il ne les provoquera pas, il ne les expliquera pas. Il les
regardera naître et se développer. Il a choisi tout exprès les prémisses les plus générales : le mariage moyen de la fin du XIXe siècle entre une jeune fille innocente, et qui a
du tempérament, et un jeune homme qui a une maîtresse et qui cherche une dot.
Rêveuse bourgeoisie comme dit l’auteur. Camille est un garçon propre, qui cesse de
voir Rose. Mais il lui est ramené par sa mère elle-même, par une sournoise revanche
contre les Ligneul. Désormais, il ne cessera plus d’être l’amant de cette brave fille.
Non seulement il aime son corps chaleureux, mais il trouve dans ses bras la tranquillité,
une affection dévouée. Pour combien d’hommes, dont le ménage légitime est orageux,
le faux ménage n’est-il pas le havre paisible, le bonheur vraiment conjugal ? Le foyer
conjugal est orageux comme la passion; le foyer défendu dispense le repos.
C’est le second tableau. Le troisième moment est celui où la femme découvre
l’infidélité du mari. Alors apparaît l’impossibilité d’une rupture. Agnès ne veut pas
quitter son mari auquel elle est attachée par de solides liens de chair et par un sacrement
que sa famille considère comme indissoluble. Elle ne veut pas non plus le tromper, et si
près qu'elle en soit parfois, elle n’y consent jamais. Camille ne peut pas quitter sa
femme. Ce n’est pas un benêt, et même il est parfaitement capable d’organiser une
affaire. Quant à la suivre, impossible. Avec cela, il se croit capable de séduire ou
dominer les gens, ce qui est, comme dit M. Drieu la Rochelle, une autre paire de manches. Bref, joué par un bandit, il fait de mauvaises affaires, et c’est sa femme qui tient
l’argent. Mais il ne veut pas quitter non plus sa bonne et agréable maîtresse. C’est là
une de ces situations insolubles dont la vie s’accommode si aisément. La plupart des
hommes vivent dans des embarras inextricables. Ils y vivent même commodément.
L’essentiel n’est pas de résoudre les questions, ce qui est au contraire fort dangereux,
mais de durer. Le temps est galant homme, comme disent les Italiens. Seulement, il est
évident qu’à cet équilibre tendu, il ne faut pas que le hasard vienne tout à coup ajouter
un poids. Tout risque de casser. Et c’est justement ce qui arrive. Agnès n’a pas
d’amant. Elle rend tout de même visite à un ami de son mari, Le Loreur. Elle amène
avec elle son fils Yves, ce qui témoigne de sa vertu. Mais elle laisse l’enfant seul dans
un salon où il s’ennuie. Il raconte tout à sa grand-mère Ligneul, qui, par innocence, le
répète à son gendre. Ce Camille, qui trompait si allègrement sa femme, est furieux
d’être trompé. Il fait une telle scène qu’Agnès, indignée, retourne chez ses parents.
Voilà la catastrophe survenue. Au théâtre, ou dans la littérature classique, ces catastrophes terminent tout, mais non pas dans la vie. M. Drieu la Rochelle n’a pas craint de
suivre l’exemple que lui donnait l’existence, pour qui rien n’est définitif. La vie répare
à demi le mal qu’elle fait. Elle se répète et parfois se contredit. Elle fait traîner les
dénouements et les change en routine. Dans une longue durée de jours, il n’arrive presque rien. Du moins, en apparence. Car tout s’use et cette fatigue insensible prépare des
transformations profondes. Pour Camille, Agnès, loin de lui, toute parée de la puissance
de l’argent, de l’éducation, de la famille, croît en dignité ; Rose, toute proche, perd son
pouvoir bienfaisant. D’autre part, le malheureux est tout à fait à bout. Il a essayé en
vain, une dernière fois, d’escroquer sa femme et, après elle, sa propre famille. C’est à
ce moment que Rose, consciente des nécessités de l’heure, sent qu’il faut s’effacer et
rendre la place à Agnès. Mais celle-ci voudra-t-elle ? On lui télégraphie que Camille
est à l’agonie. Elle vient, elle le voit, elle est reprise, et tout recommence.
Non, il y a un fait nouveau, le plus important dans les ordres de la nature, l’avènement d’une nouvelle génération d’humains. Du coup, les drames personnels de leurs
prédécesseurs sont rejetés dans le passé, région obscure, indistincte et privée de vie. M.
Drieu la Rochelle rend sensible, par un coup de théâtre, cette apparition de la race jeune.
Jusqu’ici, il nous avait laissé croire qu’il faisait lui-même le récit. Brusquement, au dernier tiers du livre, c’est une autre main qui écrit : « Geneviève, la fille d’Agnès, prend la
parole ». Et c’est elle qui conclura le livre.
Elle nous apprend qu’Agnès et Camille, réconciliés, sont devenus pauvres. Ils
habitent un grand appartement, rue Cernuschi. Mais chacun glisse sur la pente qu’il a
commencé de descendre, et Camille est devenu tout à fait un escroc. Ce sont les
enfants, Yves et Geneviève, qui vont payer pour eux. Le Ciel s’est réservé une vengeance plus cruelle encore. Yves a hérité de la bassesse d’âme de Camille. Il le sait, il
en souffre. « Je suis paresseux, dit-il à son père, je ne réussis pas plus dans mes examens que toi dans tes affaires. Et je suis lâche, j’ai autant peur de toi que tu as peur de
moi. Je tremble, je tremble, c’est ignoble. Je ne vivrai pas, je ne veux pas vivre après
cela. » Il peut bien commettre une vilenie, mais il ne peut en supporter l’idée. « Je te
jure, dit-il à sa sœur, que je ne serai pas comme papa, je me tuerai plutôt. » Et il
s’engage au Maroc.
Ici, un grand vide dans le récit. Et, tout à coup, nous nous retrouvons en 1925,
trente-cinq ans après le début du livre. La guerre a été, dans la vie de ces atomes, un
terrible épisode, quelque chose comme le klinamen, qui, suivant le philosophe antique,
aurait donné naissance au monde. Yves a été ramené dans le droit chemin par l’horreur
que lui inspirait son père, et il meurt d’une blessure. Geneviève, à qui la honte de sa
famille interdit le mariage, a pris un amant qu’elle aime, François de Gratot. Il a été tué
aussi. Elle a pris un autre amant. Puis elle a épousé, après la guerre, un garçon riche
qui l’avait toujours aimée, Antoine Maindron. Ils sont heureux quelque temps. Puis,
sans qu’on puisse définir ce changement, ils changent pourtant. Geneviève s’aperçoit
qu’elle n’est pas, comme elle dit, réduite à Antoine, et que son cœur attend. Elle prend
un amant et son mari la chasse. Elle trouve alors sa voie. Elle se fait comédienne.
Comme tous les Le Pesnel, elle était née pour cela. Mais en en faisant une profession,
elle se délivrait de la mauvaise conscience des comédiens sans le savoir. Elle a un prodigieux talent de métamorphose. Elle a seulement gardé de son père une certaine incapacité de se défendre.
Ainsi les deux enfants de Camille, s’ils ont reçu son caractère, l’ont métamorphosé. Yves en a pris le contre-pied et, l’ayant rejeté violemment, il est mort dans
l’héroïsme. Geneviève l’a sublimé et, l’ayant épuré par l’art, a fait des défauts paternels
une forme plus noble de la vie. Ainsi une génération continue l’autre et paraît en différer. Le fond identique se cache sous des apparences opposées et ce polymorphisme fait
la variété, en même temps que la permanence, de la vie. Ce drame des enfants, qui remplit les cent dernières pages du livre, est extrêmement beau. M. Drieu la Rochelle n’a
rien écrit d’aussi pathétique, ni d’aussi puissant. Mais, à vrai dire, ce n’est qu’un épisode dans la suite d’événements qu’il a voulu décrire. Séduit par l’idée de dérouler le
vaste tableau de la vie, il a exposé successivement trois ou quatre sujets, dont chacun
eût fait un livre. Il est vrai que leur assemblage en fait un autre. Je ne suis pas entièrement convaincu de l’opportunité de ce gaspillage. M. Drieu la Rochelle a suivi, peutêtre sans le vouloir, la manière des romanciers anglais, qui développent comme une
tapisserie l’histoire de toute une famille. Ce qu’ils gagnent en ressemblance, ils risquent
de le perdre en profondeur. On a malgré soi, en lisant Rêveuse Bourgeoisie, le désir
d’un art plus serré. C’est peut-être un vœu injuste. Il fallait peut-être ce tableau de
toute une vie humaine pour expliquer le drame qui éclate à la génération suivante. Au
surplus, qu’un livre nous laisse un peu insatisfaits, c’est signe qu’il est beau. S’il nous
est agréable sans réticence, c’est qu’il est bien peu de chose. Dès qu’il vit, il résiste à
celui qui le lit. La lecture devient un dialogue. Mille dissonances éclatent. Puis on est
pris. Tous ces êtres sortent des pages et commencent à exister, avec des destins inégaux. Celui de Camille est une faillite né avec des talents, il finit en aventurier, escroc
et menteur. Celui d’Agnès est une faillite ayant désiré et épousé un homme, cet amour
tenace fait le malheur de sa vie. « Sur ce visage d’agonisant, écrit Geneviève, qui
assiste aux derniers moments de sa mère, je relisais un destin navrant. Il y avait eu en
elle de la force, et tout cela avait tourné à rien. Sa passion était retombée sur elle et
l’avait enterrée. » Seule la génération suivante conjurera le destin. A travers des expériences qui ne sont pas toutes heureuses, Geneviève se réalise enfin. Du désastre paternel, elle ne garde qu’un certain amour pour les ratés, les délicieux ratés, comme elle dit,
ceux par qui toutes les grandes choses sont faites.
Jean-Germain Tricot
DRIEU LA ROCHELLE
Nouveautés n° 1 – avril 1937
Quand l’heure sera venue pour l’historien de dégager l’esprit de notre époque,
nous pouvons être sûr que deux noms s’imposeront à lui, indissociablement liés à leurs
livres : Drieu la Rochelle et Montherlant. Tous deux – Drieu est à peine l’aîné – sont
entrés vivants dans les pages qu’ils écrivent, ont coulé dans le moule adorable et tragique du verbe leur substance, le sel de leur âme. On le voit dans ce que la liste de leurs
titres, déjà nombreux, comprend des romans autobiographiques et des essais : des essais
où ils étudient le tourment auquel ils ont, comme symboliquement, offert la retraite de
leur cœur et de leur esprit. Et s’il fallait marquer davantage encore la parenté de leur
couple, on remarquerait qu’eux deux sont aujourd’hui les authentiques créateurs d’un
style sans pareil et sans égal. Sans méconnaître les autres, je crois être vrai et juste en
disant qu’ils ont un art souverain d’écrire : plus brutal chez Montherlant, plus acéré,
plus dur – chez Drieu plus suave, plus tragique avec une pointe de secret et de suggestion qui tient au goût que l’écrivain a pour la femme, à cette passion dévorante de
découvrir la fuyante nature de l’esprit féminin, illustrant ainsi le mythe de Platon qui
explique, dans Le Banquet, que si l’homme et la femme forment organiquement un seul
être, leur séparation les a amputés l’un et l’autre du meilleur de soi-même et qu’en se
cherchant à travers l’amour, c’est l’autre aspect d’eux-mêmes (dont ils ne savent pas
être privés, sans savoir ce qu’il en est) qu’ils veulent saisir.
Et tout de suite, entre Drieu et Montherlant, naît la différence : chacun apparaît
unique, pleinement original ; et Drieu solitaire, inquiet, toujours en présence de soi et du
monde, questionnant, nous donne le plus intensément le sentiment que le destin de
l’homme, et plus particulièrement de l’homme d’aujourd’hui, est tragique.
Drieu… C’était, sitôt la guerre finie, une poésie émouvante, pleine de tourment,
d’angoisse, bouleversante, grave et douce. Il semblait que dès lors Drieu, qui avait
connu les combats et gardait, malgré cette dure formation, malgré cette trempe terrible,
une fraîcheur d’esprit, une nouveauté d’âme permanente qu’il sentît la naissance d’un
monde, serait séduit tour à tour par les aspects divers et contradictoires de celui-ci. Et
tel l’enfant qu’une expérience féerique n’aurait pas satisfait, loin de renoncer au mirage
de la magie, s’embarquera aussitôt sur un rêve qui, peut-être, le décevra encore. Drieu
allait voir s’abattre sur lui toutes les inquiétudes politiques dont la mouvance donne à
notre existence un relief étrange de sécurité dans l’incertain ; parce qu’au fond on sait
que ce brossage compliqué témoigne de vitalité. Mais plus peut-être que la vitalité des
idéologies politiques, c’est leur germination et leur enfantement douloureux, déchiré de
larmes et de cris, qui allaient atteindre Drieu, l’émouvoir, l’emporter, le faire souffrir :
la féminité est le sexe des idées ; la maternité, la mission des idéologies.
Et de même qu’une femme aimera tous les êtres qu’elle enfante, qu’ils soient filles ou garçons, blonds ou bruns – mais ses enfants –, de même notre époque se partagera entre des amours politiques diverses et opposées : et l’homme qui aime la vie ira de
l’une à l’autre, s’arrêtera, repartira. Car c’est un peu – je ne lui en fait donc point grief –
ce qu’a fait Drieu, sincère, profond, porté par son ange gardien goûtant à tous ces fruits,
les aimant l’un après l’autre. Mais chaque fois, notons-le, en avance sur les autres,
comme s’il avait deviné. Ainsi alla-t-il jadis vers Moscou, vers Berlin, ainsi écrivit-il
cet essai politique, Genève ou Moscou, un livre qui est venu trop tôt, ou encore Socialisme fasciste, bien avant que L’Emancipation Nationale ne fût fondée par Doriot.
J’admire qu’un homme ait ainsi précédé les politiques, et qu’il ait suivi des tendances variées.
Comme il est dangereux qu’une seule passion occupe le cœur d’un homme,
comme au contraire il est bon et utile qu’il ait souffert de plusieurs amours et s’y soit
déchiré. Il ne messied pas (Jaurès le disait) qu’on ait goûté à des breuvages politiques
nombreux.
Voici pour un aspect de Drieu et de son œuvre : plus intellectuel qu’artiste.
Mais tandis qu’il hésite entre ces courants d’action, le poète d’Interrogation et de Fond
de Cantine vit, rêve, écrit : ce sont les romans. Drieu se partage donc ainsi entre ces
deux tendances tyranniques et ensorcelantes : le rêve, l’action, se repose de l’un dans
l’autre. Et, ici comme là, il se confie. A-t-on oublié ce livre bouleversant qu’il eût pu
mieux réussir, mais qui tel – pantelant, heurté – nous revient après quinze ans ?
Etat civil, histoire d’un jeune homme de 1920... Relisons-le aujourd’hui, écoutons ce chant d’âme inquiète, qui est déjà angoissée par son destin, par cet inconnu d’où
elle est sortie et où elle va ; c’est le miroir de l’apprentissage de l’homme. Toute
l’œuvre de Drieu est contenue dans ce bref récit, où l’on entend l’écho d’un nouveau
Barrès – un Barrès psychologue. « Parmi ceux qui peuplent ce siècle, il n’y aura bientôt plus que les petites gens qui oseront se demander : Penses-tu réussir ? sans craindre
la honte ni le ridicule. La vie reprend trop d’ampleur pour qu’on ne se sente pas à
l’étroit dans une gloire personnelle. L’orgueil du temps abolit quelques modes de la
vanité. » Et cette phrase qui ouvre La Suite dans les Idées : « Aussi loin que je remonte
dans la connaissance de ma vie, j’y trouve le désir d’être un homme ».
Ainsi, au long de ses romans, Drieu va se confier à nous, nous offrir son tourment – … et il crée Gille, « l’homme couvert de femmes ». Puis, il y a trois ans, il
publie un grand bouquin : La Comédie de Charleroi qui, avec Noir et Or d’André Thérive, est parmi les plus belles œuvres qu’ait inspirées la guerre. L’écrivain force alors
les barrières où on l’enfermait avec cette facilité dangereuse et fausse qu’est l’étiquette
de catalogue littéraire. Drieu, seulement un poète d’avant-garde, parti de Claudel, touché par Dada, et dilettante de l’amour ?
Voici donc qu’aujourd’hui, après l’exquis divertissement de volupté orientale
qu’apportait l’an dernier Beloukia au style pur et luisant comme une lame, Drieu la
Rochelle nous offre un grand roman : un roman psychologique et social, où le rêve et
l’action se rejoignent ou se conjuguent : Rêveuse Bourgeoisie.
Peu d’écrivains ont comme Drieu le sentiment du tragique, de l’anagké, comme
disaient les Grecs – fatalité, nécessité. Sur l’homme, comme il apparaît à travers tous
ses romans, jusqu’en La Comédie de Charleroi, pèse la fatalité. Elle est la cause de
notre inquiétude. Mais se dégageant de l’immédiat, Drieu aujourd’hui la conçoit – ou
du moins dessine sa figure – dans un plan plus vaste que l’homme : la famille ; et celleci, point une famille quelconque, mais symbolique de la bourgeoisie. Rêveuse Bourgeoisie, c’est l’histoire de la fatalité bourgeoise à travers trois générations – les grandsparents, les parents, les enfants. D’une génération à l’autre, le destin « cristallise » : il
ferme son étreinte, enchaîne plus durement les êtres et par un jeu qui est l’illusion même
de la vie, d’étrangère ou supérieure aux hommes, elle s’incarne en eux, devient leur
nécessité intérieure, leur rêve : d’où ce titre. Et s’il fallait essayer de le traduire et résumer l’intention du livre, j’écrirais que la bourgeoisie meurt de son rêve. Le dessein de
Drieu est celui-ci : nous dire comment Monsieur et Madame Ligneul qui aimaient tant
leur fille voulurent son malheur, et comment ayant préparé ainsi le malheur de leurs
petits-enfants, qu’ils aiment ensuite plus que leur fille, ils s’acharnèrent d’année en
année à pousser à bout ce malheur.
Est-ce le meilleur livre de l’écrivain ? C’est celui où le dessein s’objective, où
l’auteur se dépouille de soi (il crée entre autres figures deux enfants, Yves et Geneviève,
dont on chercherait en vain les égaux dans la littérature contemporaine, deux êtres vrais
et attachants avec qui s’établit un lien de sympathie, d’affection, qui sont pour la durée
de notre mémoire des amis) ; le romancier, si j’ose dire, s’objective, et sa lucidité, sa
vigueur, son don de sympathie, son pouvoir de suggérer, lui ont fait écrire un livre non
seulement important par la place qu’il prend dans son œuvre (ce qui déjà suffirait), mais
par celle qu’il prend avec autorité dans le roman contemporain.
Drieu s’est fait ici l’historien tragique d’une société en relatant ce drame d’une
famille (complète, puisque les trois générations qui normalement coexistent y sont présentes). Il illustre à nouveau le mythe de Catoblépas (1), qui est bien la figure de la
famille bourgeoise, et de la bourgeoisie elle-même qui se nourrit de sa chair, l’épuise et
la tourmente, ensorcelée, dira-t-on, par cette dévoration où point une complaisance
morose.
Pour moi, Pierre Drieu la Rochelle a franchi les limites où on l’enfermait : il a
désormais l’audience d’un grand public, celui des grands romanciers contemporains (un
Mauriac, un Chardonne). Et il garde la saveur émouvante d’être le plus typiquement un
écrivain de cette génération qui eut vingt ans en 1914. Un écrivain échappé à la mort.
Un écrivain qui pense d’abord, et toujours, à être un homme…
____________________
(1) Catoblépas : animal fabuleux, à long cou grêle et à tête cornue, dont le regard passait chez les Anciens
pour être mortel (note A.D.L.R.).
Jean Mabire
Une réédition insolite…
RÊVEUSE BOURGEOISIE
La Presse de la Manche – 1960
Pierre Drieu la Rochelle, dans cette autopsie d’une famille normande de la « Belle Epoque », ajoute à
l’exercice de style la confession et le réquisitoire.
Quinze ans après sa mort, les Editions Gallimard (qui lui doivent tant) viennent
de « relancer » Drieu la Rochelle dont la vie et la mort restent liées aux trois lettres
N.R.F. Cet écrivain, aujourd’hui inconnu de la jeunesse et oublié des hommes de sa
génération, n’évoque plus qu’une vague image : celle du directeur (littéraire et politique) de La Nouvelle Revue Française sous l’Occupation. Sa passion européenne avait
conduit cet ancien combattant de Verdun au groupe Collaboration. Mais Drieu n’était
pas seulement un écrivain engagé dans une voie qui devait aboutir au suicide de 1945.
Ce fut aussi un romancier dont chaque livre, à moitié raté peut-être, n’en était pas moins
une fulgurante promesse. Il n’a jamais écrit un chef-d’œuvre, mais tout le monde littéraire entre les deux guerres le savait capable, plus qu’aucun autre, d’en écrire un.
D’une vieille famille coutançaise, Drieu était un Normand hautain et amer, dont
le pessimisme lucide peut paraître étranger à un monde qui ne connaîtrait ni Barbey
d’Aurevilly ni Georges Sorel. Ce solitaire, perpétuellement insatisfait dans sa quête
d’absolu, retrouve-t-il aujourd’hui une seconde chance ? La réédition de Rêveuse
Bourgeoisie ne peut passer inaperçue, mais ce livre n’est qu’un roman entre trente volumes de fiction et d’essai, aujourd’hui introuvables – et d’ailleurs illisibles à qui ne possède pas la clé du mystère Drieu la Rochelle.
Car Drieu, ce n’est pas un écrivain, c’est un tempérament. Et on songe à l’opinion de Léonard dans son Histoire de Normandie (collection « Que sais-je ? ») : « Ce
qui fait l’originalité de notre province et ce qui est indestructible, c’est aussi un tempérament ».
Et il est fort possible que Rêveuse Bourgeoisie en dise plus long sur la Normandie et les Normands que cent romans soi-disant régionalistes.
Le livre avait paru en 1937. Suivant une mode de l’époque, illustrée entre autres
par son ex-ami Aragon, Drieu s’était lancé dans le roman naturaliste. Il y a du Madame
Bovary dans cette histoire assez sordide et passablement ennuyeuse. Drieu d’ailleurs se
méfiait de Flaubert car il s’en sentait trop proche.
Il est probable que les nouveaux lecteurs de Rêveuse Bourgeoisie s’en tiendront
à l’intrigue et qu’ils seront vite lassés par son apparente platitude. Certains s’attacheront au style et, malgré quelques éclats, ils ne pourront aussi qu’être déçus. Bien
entendu, il n’est pas nécessaire d’avoir un bon sujet pour écrire un chef-d’œuvre ; bien
sûr, il n’est pas interdit d’admirer l’insolite et négligente écriture de Drieu. D’ailleurs,
cette inconsistance de l’intrigue et cette monotonie du verbe ne sont que trompe-l’œil.
Parcourir Rêveuse Bourgeoisie sans rien y trouver est aussi stupide que de rouler à cent
à l’heure entre Carentan et Cherbourg et, après n’avoir rien connu de notre presqu’île
qu’une route nationale bordée de haies, déclarer qu’il n’y a rien d’intéressant en Cotentin…
Drieu la Rochelle se désespérait de toujours raconter une seule histoire, la
sienne. Il apparaît aux yeux des observateurs négligents tout nous avouer de lui-même.
Et pourtant c’est un homme assez secret. Il faut se donner la peine de deviner ce qu’il
n’a pas mis dans ses livres, se contentant négligemment d’indiquer quelques directions
aux lecteurs. Trop paresseux et trop sceptique, il ne s’est jamais donné la peine d’aller
au fond des choses, sachant bien que personne ne pourrait faire ce voyage jusqu’au bout
avec lui.
L’intrigue de Rêveuse Bourgeoisie débute sur la côte, quelque part entre Coutances et Avranches, dans un bourg que Drieu nomme Saint-Pierre-le-Vaast. Le curé de
l’endroit veut marier Camille, héritier de la famille Gautier Le Pesnel, à Agnès Ligneul,
fille d’un architecte parisien ayant quelques attaches dans l’Ouest maritime. C’est un
roman bourgeois comme nous l’indique le titre et c’est un roman de la déchéance.
Camille est un velléitaire qui ne parviendra ni à réussir dans les affaires, ni à se séparer
de Rose, sa maîtresse. C’est un « raté » et ses enfants, Geneviève et Yves, ne sortiront
jamais d’une médiocrité héréditaire malgré une rêvasserie capricieuse qui n’est pas sans
grandeur.
Drieu étale sur plus de trois cents pages un pessimisme total que ne traverse
aucune lueur, si ce n’est l’affreuse conscience de l’échec, sans cesse présente, et qui
ronge chaque personnage prisonnier de son destin. Pour qui connaît certains replis du
tempérament normand, il y a quelque chose de terrible dans ce portrait d’un homme qui
aurait pu réussir sa vie, mais qui n’était pas à sa place dans le monde qui l’entoure. Les
romanciers scandinaves – étrange et significative coïncidence – nous ont habitué à ce
type d’individu imaginatif et inadapté, à l’opposé de ce réalisme sordide qu’on attribue
hâtivement aux Nordiques en général et aux Normands en particulier.
J’avais évoqué Emma Bovary. Il faudrait aussi songer à Peer Gynt…
Description minutieuse d’un échec, Rêveuse Bourgeoisie tourne autour du personnage de Camille Le Pesnel. Certains ont voulu voir dans ce triste héros le père de
Drieu. D’autres y ont reconnu Drieu lui-même. Ce n’est pas une épave ; il garde
« l’orgueil de son enfance assez rude et virile parmi les enfants des pêcheurs et les
petits Anglais, nombreux sur toute cette côte ». Mais il a eu le tort de venir à Paris et de
se lancer dans une vie qui n’était pas faite pour lui.
Drieu restitue à merveille la soi-disant « Belle Epoque » qui fut celle de sa jeunesse et, au milieu de tant de rapacité, de conformisme et finalement de médiocrité, il se
laisse aller à une seule tendresse d’ailleurs mélancolique et fugitive : la promenade de
quatre jeunes gens au Bois de Boulogne (« Le soleil les dardaient de promesses : c’était
l’été de 1913 »).
Camille, séparé de sa femme, et qui a tout manqué, revient mourir en Normandie, à Hocqueville, « une des cités du Cotentin célèbre par son château et par son
église, mais peu visitée ». Il déclare à sa fille dans un dernier sursaut de fierté : « Je ne
l’ai jamais oubliée, cette terre. Je me promènerai beaucoup, vois-tu, ma petite, dans
nos landes. J’y retrouverai la santé, et je reviendrai encore une fois à Paris, et ils
seront étonnés ».
Mais il ne reviendra jamais et mourra solitaire. Et, au fond, inconnu. Même sa
fille se demande : « Je ne saurai pas vraiment ce que tu as senti, ni ce que tu as su de
ton histoire. Etais-tu un plat personnage ? Ou as-tu vécu une vraie passion loin de
nous ? »
C’est cette Geneviève qui donnera, en quatre lignes, le meilleur résumé de ce
roman où elle prend peu à peu le pas sur le personnage de son père : « D’un seul geste
égoïste, quel déchaînement de tourments sur tant d’êtres... Parce qu’un jour il a
accepté de faire un mariage d’argent, que d’êtres suppliciés ! Et lui-même ? »
Sans rien vouloir prouver, sans tomber dans l’horrible roman à thèse, le récit de
Drieu la Rochelle porte en lui-même la condamnation d’une époque et d’une société. Il
semble que l’écrivain ait voulu régler ses comptes avec le monde dont il était issu. Et
c’est peut-être ce qui explique son impitoyable mais aussi sa profonde tendresse pour ce
pauvre Camille et les siens.
Jamais Drieu ne cherche dans ce portrait d’un Normand à dépeindre toute une
race. Mais il ne peut s’empêcher, sans le vouloir probablement, de dévoiler quelquesuns des secrets de ses compatriotes : le pessimisme et l’imagination, la fatalité du destin
et le refuge dans la rêverie. Et la conclusion du livre n’est-elle pas dans la bouche de
l’étrange et attachante Mademoiselle Rozel, vieille paysanne « à la dureté farouche
qu’il y avait au bout de ses ornières » :
– Alors, vous voilà dans notre Normandie.
– C’est un beau pays.
– Bah, ça se perd. Camille et ses frères sont partis pour Paris. Ils auraient
mieux fait de rester ici.
Et, dans ce roman désespéré, voici une curieuse silhouette qui traverse le paysage cotentinais du début du siècle : « Il y avait M. de Saint-Pience (à l’automne, ne
s’en allait-il pas à cheval avec son parapluie au dos, la bandoulière faite d’une ficelle)
et l’idée que représentait M. de Saint-Pience. Qu’était-ce, cette idée ? Une espèce de
fierté. Il se tenait droit et faisait plaisir à voir ».
Tout le livre n’est-il pas traversé d’une grande nostalgie secrète d’un autre
monde, cet autre monde que les Normands ont toujours cherché dans leur passion
d’absolu, qu’il se trouve au-delà des vagues, sur la route des mouettes, ou dans les replis
des cœurs tourmentés, solitaires et farouches ?