Tulipes:quandlesbulbesdégénèrenten«bulle»
Transcription
Tulipes:quandlesbulbesdégénèrenten«bulle»
0123 économie Mardi 6 août 2013 11 Matières premières 1/6 L’humanité ne peut se passer des ressources et des produits de la terre qui la nourrissent, elle, et son industrie. Mais la cupidité et la mégalomanie ont parfois dévoyé leur commerce et provoqué de spectaculaires scandales financiers Tulipes: quand les bulbes dégénèrent en «bulle» L a tulipe peut être dangereuse. Elle pousse à l’état sauvage en Asie, et ce sont les Turcs qui, les premiers, la domestiquèrent. D’ailleurs, son nom évoque le turban turc. En 1593, un Flamanddunomde Charlesdel’Eclusefit l’acquisitionde quelques-unesde ces précieuses fleurs et les ramena aux Pays-Bas où, s’adaptant sans problème au climat, elles prospérèrent. Qui était ce personnage ? Né en 1526 à Arras, Charles de l’Ecluse, ou Carolus Clausius, étudia d’abord le droit, puis la médecine.Il fut, pendanttroisans, le secrétaire du naturaliste français Guillaume Rondelet et, en 1573, il se fixa à Vienne, où il devint médecin de l’empereur Maximilien II, neveu de Charles Quint. En raison de ses connaissances en botanique, il fut aussi chargé du jardin impérial. Ses hautes fonctionsluipermirent de voyager,et c’est ainsi qu’il fit l’acquisition de ces bulbes qu’il planta dans le jardin de Leyde. Cesoriginesaristocratiquesfirent d’emblée de la tulipe une fleur recherchée. Des catalogues précieux furent publiés, tels le Jardin du Roy Très Chrestien Henry IV, en 1608, ou, en 1612, le Florilegium, du Néerlandais Emmanuel Sweerts. Les tulipes « cassées », « marbrées » ou « flammées » étaient très appréciées. On sait aujourd’hui que ces anomalies sont dues à la présence d’un virus, le polyvirus, dont on ne peut dire à l’avance s’il sera ou non transmis dans le bulbe ni à quelle forme de fleur il donnera naissance. En 1634, la cité d’Amsterdam est prise de délire, et une folie spéculative s’empare de la population Le début du XVIIe siècle est une période faste pour les marchands néerlandais, qui s’enrichissent spectaculairement. On est en pleine guerre des « Quatre-Vingts Ans» avec l’Espagne, qui prendra fin en 1648 et débouchera sur l’indépendance des Provinces-Unies. Les armées espagnoles opèrent surtout au sud des rives de l’Escaut, ruinant notamment Anvers. Le commerce se déplace alors vers le nord et profite à Amsterdam, dont l’âge d’or dure de 1600 à 1750. Les riches bourgeois de la cité, qui cultivaient déjà l’anémone, la hyacinthe, le jasmin et le lilas dans leurs jardins le long des canaux Keizersgracht ou Henrengracht, se prennent alors de passion pour les tulipes. Et tous les ingrédients d’une des plus extraordinaires « manias » de l’histoire financière du monde sont réunis en raison de l’absence de marché « organisé ». Un marché est dit organisé quand les opérationsqui s’y déroulenttransitentpar une chambre de compensation. Dans un tel système, tous les intermédiaires, banquiers ou courtiers, en sont membres; les produits financiers qui s’y échangent sont standardisés; les prix sont transparents ; les profits connus. Les intermédiaires ont pignon sur rue et doivent verser un dépôt degarantie,qui est liquidési l’intermédiaire ne peut supporter ses pertes. Le système est ainsi sécurisé. Or, s’il est un marché inorganisé, c’est bien celui des tulipes à Amsterdam. Les affaires se règlent parfois devant notaire, parfois au sein de la Bourse de commerce, mais aussi, souvent, au moyen d’un simple bout de papier signé au fondd’une obscure taverne, lors de réunions entre négociants, réunis en « collèges». Tous les abus sont donc possibles. En 1634, Amsterdam est prise de délire, et une folie spéculative s’empare de la population. Plantés entre juin et septembre, les bulbes de tulipes fleurissent entre avril et mai de l’année suivante, et ce décalage dans le temps donne naissance à un marché à terme très sophistiqué. Le volume des transactions s’envole.Les prix aussi, dans une exubérance décrite en 1841 par Charles McKay dans son livre Memoirs of Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds. McKay indique que, au plus haut de la spéculation, un bulbe de Semper Augustus, la tulipe la plus recherchée, vaut 10000 florins, Une « charrette de spéculateurs » poursuivis par des tisserands. « Flora’s Wagon of Fools », Hendrick Gerritsz Pot, 1637. FRANS HALS MUSEUM, HAARLEM Alexandre Dumas en fait tout un roman « La vente des oignons de tulipes », école flamande du XVIIe siècle, Rennes, Musée des beaux-arts. PHOTO JOSSE/LEEMAGE soit l’équivalent de 5 hectares de terres ou le prix d’un beau palais sur un canal prisé d’Amsterdam. De 1634 à 1637, en trente-six mois, le prix des bulbes augmente de… 5 900%. Le marché de la tulipe a alors perdu tout lien avec la réalité, la spéculation oubliant ce que l’on nomme le « sousjacent», c’est-à-dire la tulipe elle-même, et ne pensant qu’aux gains espérés. L es fleuristes trouvent alors tout à fait normal de vendre des tulipes qu’ils ne peuvent pas livrer à des clients qui n’ont pas l’argent pour les payer et qui n’ont aucune intention de les planter », note l’historien Mike Dash. Ces transactions sont devenues du windhandel, c’est-à-dire un commerce du vent, basé sur une simple mais coûteuse fantaisie, mais un marché qui représente 10 millions de guilders par an, soit près de deux fois la capitalisation de la Bourse d’Amsterdam. Le6février1637,lesnégociantsseretrouvent comme d’habitude dans les tavernes de Haarlem. On y traite d’opérations à terme, les bulbes ne germant qu’au printemps. Mais ce jour-là est différent : les acheteurs se font rares, les transactions patinent. Le marché se retourne soudain, et c’est l’éclatement de la « bulle ». Les défaillancess’accumulent,mettantà bas le château de cartes. La ruine menace. Comment expliquer ce soudain retournement? Par la peste bubonique qui ravage la ville, et qui perturbe les courants d’affaires ? Possible. Comme il n’y a pas de registres précis, les données fiables sur l’évolutiondes prixsont rares,voire inexis- tantes. Alors qu’un acte notarié de 1635 montre qu’un négociant avait acheté quarante bulbes pour la somme faramineuse de 100 000 florins (1 florin égale environ 10 euros), les prix s’effondrent d’un facteur de 100 en quelques jours. Pour soulager le marché, les députés d’Amsterdam déclarent que les contrats à terme sur les bulbes de tulipe ne sont qu’un jeu de hasard et annulent tous les contrats, dont les acheteurs peuvent se sortir en payant une soulte de 3,5 %. Seuls les plus petits spéculateurs sont sauvés de la ruine par ce dispositif. Aujourd’huiencore,les partisansde l’efficience des marchés tentent de démontrer que la « tulipomania» n’était pas irrationnelle. Frederic « Rick » Mishkin, membredu bureaudes gouverneursdela Réserve fédérale américaine de 2006 à 2008, note que, « au bout du compte, et même si cent ans plus tard, le prix d’un oignon de tulipe rare coûte une fraction du prix payé à l’origine, ce prix élevé n’en est pas moins justifié. La raison en est que la valeur représentée par des millions d’oignons produits par l’original peut être très élevée ». Mais les optimistes à tous crins sont incorrigibles et la suite ne s’est guère fait attendre : en effet, de 1734 à 1739, une vague spéculative fit rage aux Pays-Bas, cette fois sur la hyacinthe. p Alain Faujas avec Jacques Trauman M. Trauman est l’auteur, avec Jacques Gravereau, du livre « Les Alchimistes de la confiance, une histoire des crises monétaires » (Eyrolles, février 2013, 307 pages, 17 euros). L e génie d’Alexandre Dumas père (1802-1870) a magnifié une folie financière néerlandaise en une belle histoire où l’obsession horticole cède le pas à l’amour, dans son roman La Tulipe noire, publié en 1850. En voici l’intrigue, qui commence en 1672. Un certain Cornélius van Baerle poursuit un rêve fou : être le premier à donner naissance à une tulipe noire, pour laquelle la Société horticole de Haarlem a promis une récompense de 100 000 florins. Comme quoi, les séquelles de la « tulipomania» aiguë dont ont souffert les Pays-Bas près de quarante ans plus tôt sont toujours là. Cornélius est le filleul de Corneille de Witt, un inspecteur des digues de Hollande qui, avec son frère Jean, précepteur du stathouder des ProvincesUnies, Guillaume III d’OrangeNassau (1650-1702), a été accusé de tractations secrètes avec la France de Louis XIV et mis à mort par une foule enragée. Le voisin de Cornélius, un certain Isaac Boxtel, obsédé lui aussi par la tulipe noire et jaloux de voir ce dernier parvenir à ses fins, le dénonce aux autorités pour trahison, une accusation corroborée par la découverte de lettres compromettantes que son parrain lui avait autrefois confiées, mais que Cornélius n’avait même pas lues. Voici notre héros jeté en prison, non sans avoir pu emporter avec lui les précieux caïeux – les repousses d’oignons – de tulipe noire, qu’il va cultiver en secret. Dans ce but, il se fait aider par la fille de son geôlier, la belle Rosa. Les jeunes gens finissent par tomber amoureux au gré de la croissance de la fleur, que Rosa cultive dans sa chambre sur les instructions de Cornélius. Et la tulipe finit par fleurir. C’est une merveille et une passion que décrit Dumas: « Cornelius, retenant son haleine, toucha du bout des lèvres la pointe de la fleur, et jamais baiser donné aux lèvres d’une femme, fût-ce aux lèvres de Rosa, ne lui entra si profondément dans le cœur. La tulipe était belle, splendide, magnifique, sa tige avait plus de dix-huit pouces de hauteur, elle s’élançait du sein de quatre feuilles vertes, lisses, droite comme des fers de lance, sa fleur tout entière était noire et brillante comme du jais.» Dans «La Tulipe noire», le romancier évoque l’obsession horticole qui frappa les Provinces-Unies au XVIIe siècle Mais peu à peu, la belle Rosa supplante la tulipe noire dans le cœur de Cornélius. Et évidemment, le fourbe Isaac Boxtel finit par s’emparer de l’inestimable fleur. Il est d’ailleurs sur le point de toucher la récompense des 100 000 florins quand Rosa le confond et fait innocenter Cornélius. Tout est bien qui fleurit bien. p Al. Fs