Les paraboles du lien social - Ministère de la Culture et de la
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Les paraboles du lien social - Ministère de la Culture et de la
Pour Voir 7 Chemin du Grand Bois - 69120 Vaulx-en-Velin Tél. 04 78 80 22 57 Fax 04 78 80 22 67 LES PARABOLES DU LIEN SOCIAL Recherche sur le site de "'Écoin-Thibaude à Vaulx-en-Velin Rapport final. Juin 1998 Ahmed Boubeker Hervé Paris Gilles Luquet Programme, "Culture, ville et dynamiques sociales" Ministère de la Culture, FAS, Plan urbain, DIV S. Coprodes Sarl coopérative à capital variable 404 401 135 RCS LYON S. Coprodes 7, Chemin du Grand-Bois - 69120 Vaulx-en-Velin Tél. 04 78 80 22 67 Fax 04 78 80 22 67 "Les paraboles du lien social" Les paraboles dans l'espace urbain : processus de ghettoïsation ou accès à de nouveaux réseaux de production et de communication ? Rapport final de recherche dans le cadre du programme "Culture, ville et dynamiques sociales" Équipe de recherche S. COPRODES Rédaction et direction des travaux de recherche : Ahmed Boubeker Enquête offices : Hervé Paris Documentation et données statistiques : Gilles Luquet Contrat d'étude avec le FAS Référence dossier 69 1098 96 T0 30 N01 Sarl coopérative à capital variable. 404 401 135 RCS LYON 2 SOMMAIRE Introduction I. Rappel du projet page 3 II. Présentation des travaux page 5 III. Présentation du quartier Écoin-Thibaude page 10 Section I : éléments d'enquête I. Portrait de famille « parabolée » page 14 II. Enquête familles page 21 III. Du côté des offices page 35 Section Il : éléments de réflexion I. La parabole dans un champ d'études page 40 II. Les paraboles du lien social page 53 1) Parabole et quartier page 54 2) Parabole et immigration page 74 3) Parabole et espace public page 96 Conclusion page 116 Bibliographie page 123 Annexes page.125 3 INTRODUCTION I Rappel du projet Dans un contexte marqué par la stigmatisation de l'image publique des banlieues et par des politique de communication en direction de leurs populations qui restent floues, paternalistes ou absentes, la multiplication des antennes paraboliques est un phénomène récent qui marque la participation des habitants de ces sites à une internationalisation de la diffusion médiatique. Pour des discours publics qui se réfèrent uniquement à une analyse des médias en tant que producteurs de processus d'intégration ou d'exclusion, cette présence croissance des paraboles dans le mobilier urbain reste tout au plus évaluée comme un processus de ghettoïsation qui entrave l'intégration des populations immigrées. Notre proposition d'étude partait de l'hypothèse que le phénomène "parabole" constituerait le champ d'un redéploiement de processus culturels jusqu'alors sans référent dans le Paysage Audiovisuel Français. Les gens de la banlieue échapperaient ainsi au face à face avec leur image publique, ils accéderaient à d'autres réseaux de production et de distribution de la culture. Cet accès à des biens symboliques et culturels leur permettrait de traduire ou d'exprimer la pluralité de leurs appartenances, une alternance de ruptures et de retrouvailles communautaires, au fondement de l'urbanité des cultures de banlieues et de 1'espace public. Nous avions donc proposé d'étudier le phénomène parabole sur le site de Vaulx-en-Velin (quartier de l'Écoin-Thibaude) selon deux logiques : - Une logique identitaire : une conception des usages de la parabole comme une simple importation médiatique des cultures des pays d'origine des immigrés nous apparaissait limitée. Nous situant dans une autre perspective, celle d'un "phénomène parabole" comme vecteur de relations d'identité et de mémoire et comme dimension constituante de nouvelles territorialités, nous proposions d'explorer les questions suivantes. Quelles nouvelles donnes de l'espace temps 4 des familles, du quartier, génèrent ces relations ? Comment les espaces locaux sont-ils ainsi redéfinis, l'espace domestique (rapports entre générations, entre hommes et femmes) l'espace du quartier, l'espace captif des situations migratoires ? Comment s'établissent de nouveaux partages entre la sphère privée et le domaine public, entre héritages culturels, cultures locales et culture de masse ? La parabole favorise-t-elle la constitution de nouvelles communautés d'interprétation ? -Une logique de communication: la parabole participerait, selon notre hypothèse, d'un changement des cadres de la communication entre les populations des quartiers d'habitat social, les immigrés en particulier et la société française. Dans un contexte de stigmatisation de l'image publique des quartiers, favorise-telle de nouveaux référents pour les différents publics ? Quels sont les effets sur les politiques locales de communication, sur les dispositifs de l'action sociale et culturelle ? Quelles rumeurs locales suscite la présence des paraboles dans le mobilier urbain ? Des plaintes ou des craintes sont-elles exprimées ? Comment sont interprétés localement les discours publics sur un "effet ghetto" de la parabole ? Dans un second temps de notre recherche, nous proposions de mettre en œuvre une démarche d'expérimentation sur le site de notre étude. Il s'agissait de constituer une scène qui nous servirait d'analyseur des inter-relations entre le phénomène parabole et des expériences locales en matière de communication sociale et de participation. 5 II Présentation des travaux. 1) Méthode Nous avons mis en œuvre différentes démarches d'enquêtes et d'observations qui nous ont permis de construire notre terrain, de recueillir des informations pour préciser notre objet, vérifier ou réajuster nos hypothèses, élaborer des éléments de réflexion, aborder de nouvelles pistes de recherches. Une première phase d'investigation nous a permis de rencontrer des acteurs publics s'inscrivant dans un débat local sur l'installation des antennes. Il s'agit avant tout des responsables d'agence des offices HLM (OPAC du Rhône, OPAC du grand Lyon, Office public de Villeurbanne. Seul SLPH n'ayant pas donné suite). Dans le même temps, nous avons commencé à construire nos positions d'observation. Au delà des contacts déjà établis sur ce site du fait notamment de précédentes recherches, des rencontres avec des associations (Agora, ODC, Amicale des Algériens) et des travailleurs sociaux nous ont permis d'entrer en rapport avec plusieurs familles du quartiers. Une première série d'entretiens a ainsi été réalisée (10 entretiens) au domicile des enquêtés (entretiens individuels pour la plupart). Une seconde phase a été marquée par l'élaboration d'un questionnaire suite aux premiers entretiens. Cinquante foyers de La Thibaude ont ainsi été interrogés par téléphone (durée: 1/2 h). Ces contacts téléphoniques nous ont permis de repérer quinze familles dont des membres ont accepté de nous rencontrer pour une seconde série d'entretiens. Ceux-ci se sont tous déroulés au domicile des personnes interrogées (6 entretiens individuels et 9 entretiens collectifs avec 2 à 3 interlocuteurs). Ces enquêtes et entretiens nous ont notamment apporté des premiers éléments sur les comportements d'audience et sur les programmes regardés. Dans une troisième phase de nos travaux, suite à des difficultés liées au dépôt de bilan de notre partenaire, la Régie de quartier de la Thibaude1, nous sommes entrés en contact avec les promoteurs d'un nouveau journal, Télé-Paraboles, afin de participer 1 Précisons que cette situation nous a posé de graves problèmes liés au co-financement de la recherche. De fait la démarche d'expérimentation a été abandonnée et Ahmed Boubeker, membre associé de S. Coprodes et initialement conseiller scientifique sur ce projet a dû prendre en charge la direction des travaux de recherche. 6 à la construction locale de leurs réseaux de diffusion et d'établir ainsi d'autres rapports avec notre terrain. Malgré le fait que le magazine en question n'ait pas réussit à survivre au delà de la publication du premier numéro, le succès de cette démarche, tant du point de vue d'un accès à l'information sur les cadres de programmes que de la relation au terrain, nous a amené à gérer nos implications pour ne pas être débordés par les demandes de nos interlocuteurs locaux. Une vingtaine de nouveaux entretiens ont ainsi été réalisés et des modes d'enquêtes de type ethnologique ont été mis en œuvre. Ces derniers ont été facilités par la durée de la recherche et ils ont permis des rencontres sur le long terme au-delà du temps cadré des entretiens : des échanges, avec certains de nos interlocuteurs se prolongent ainsi des mois durant et l'installation en juillet 1997 de nos bureaux à Vaulx-en-Velin a offert un point de chute à des "déambulations discursives" à travers la ZUP. Ces discussions n'ont bien entendu pas été enregistrées : elles constituent pourtant l'armature de nos réflexions sur le phénomène parabole et nous avons jugé nécessaire d'en reconstituer certaines sous forme d'extraits d'entretiens notamment. Précisons néanmoins que cette mise en forme a été soumise au jugement des principaux concernés, relançant parfois un débat qui continue au-delà du temps de la recherche. Cet investissement auprès des "gens" pour prétendre à une observation participante ne nous a pas permis d'aborder des questions plus économiques comme 1' analyse du marché et la stratégie des distributeurs. Quant à la position des acteurs politiques et administratifs, seule celle des offices nous a paru cohérente à restituer : les entretiens avec des élus locaux et des acteurs publics et institutionnels n'ont pas permis de dégager des éléments pertinents pouvant s'inscrire dans le cadre d'un débat public sur la parabole. À l'inverse d'autres communes de l'agglomération ou d'autres banlieues de l'hexagone, à Vaulx-en-Velin, au delà des rumeurs, aucune prise de position publique sur la question des paraboles n'est tranchée au point de s'inscrire dans une politique locale de communication : sans doute faut-il interpréter ce "laisser-faire" culturel dans le cadre des problèmes de définition d'une communication municipale qui n'est jamais vraiment parvenue à dépasser le 7 traumatisme des "émeutes" d'octobre 1990 dont la mémoire est régulièrement actualisée par de nouveaux événements spectaculaires. Signalons enfin une autre limite de nos travaux. Les premier contacts que nous avons établis, la nature de nos réseaux et la prédominance de l'immigration algérienne sur le site de recherche nous ont incités à accorder une importance centrale aux immigrés ou enfants d'immigrés originaires de ce pays. D'autres contacts ont été établis avec des Tunisiens et Marocains (la présence turque restant symbolique dans le quartier), mais ils n'ont pas permis de mettre en perspective de nouveaux partages significatifs dans les usages de la parabole. Nous avons signalé toutes ces limites de nos travaux pour bien préciser que le cadre de cette recherche reste situé et qu'il ne s'agit en aucun cas de prétendre à un niveau de généralisation. D'autres études, sur d'autres sites de l'agglomération lyonnaise notamment, où la configuration de l'immigration et les politiques publiques de communication sont différentes, pourraient apporter un éclairage nouveau sur le phénomène parabole. Les limites du cadre de nos enquêtes et observations - quartier de l'Écoin-Thibaude - nous sont parfois apparues comme réductrices du champ de la parabole. Nais disons le net : ces limites, nous les avons choisies au titre de la cohérence d'une approche anthropologique, tant les travaux relatifs aux médias nous semblent se perdre dans les espaces de flux de la communication, oubliant les lieux et les gens ! 2) Travaux Le présent rapport est composé de deux sections : 1- Une première série de textes, "éléments d'enquête" a été élaborée essentiellement à partir du questionnaire et des entretiens Trois parties composent cette section. La première est le portrait d'une famille algérienne de La Thibaude équipée d'une parabole : nous tentons de mettre en perspective la place occupée par cet outil technique dans l'économie domestique, les relations et les échanges dans la sphère privée du foyer. La seconde partie, liée au traitement de l'enquête, propose un classement des réponses autour de deux rubriques : "télévision, parabole et vie de famille", "programme et 8 participation d'un public". Enfin, la dernière partie de cette section rend compte d'une enquête auprès des offices HLM de l'Écoin-Thibaude sur cette question de la parabole, sa dimension de mobilier urbain qui peut relever de la compétence des logeurs. 2- Une seconde section de textes, "éléments de réflexion" est composée de deux sous-ensembles. Dans le premier, nous tentons de situer notre recherche dans un champ d'études ouvert sur une diversité de travaux liés à la télévision, aux nouvelles technologies, aux évolutions de l'espace public ou à la croissance des industries de la culture... Le second sous-ensemble de textes "les paraboles du lien social" qui donne son titre au rapport est subdivisé lui-même en trois chapitres (comprenant chacun plusieurs parties) : l'exploitation de nos sources d'informations et de nos matériaux d'enquête, l'observation participante comme méthode de recherche nous permettent ici d'élargir notre problématique. Nous avançons l'hypothèse que les paraboles du lien social ne sont compréhensibles qu'au carrefour d'une triple expérience : l'expérience des "quartiers d'exil" stigmatisés par leur image publique, l'expérience du déclin communautaire dans l'immigration maghrébine, l'expérience d'un nomadisme urbain lié à des circulations d'informations, de biens et de personnes entre pays d'immigration et d'émigration, participant ainsi à des réseaux internationaux de communication et s'inscrivant dans la perspective d'un espace public. Nous avions fait le choix avec le rapport intermédiaire de présenter ces parties dans l'ordre suivant : - Parabole et quartier - Parabole et immigration - Parabole et espace public Il nous semble aujourd'hui qu'un choix plus chronologique aurait peut-être facilité la lecture de l'ensemble : l'expérience des travailleurs immigrés ne précède-t-elle pas celle des quartiers ? Nous avons pourtant maintenu l'ordre de présentation du rapport intermédiaire. D'abord parce que "l'entrée quartier" nous semble prioritaire pour situer notre étude dans le cadre limité qui a été le sien et qui en ce sens - répétons le ! - ne peut pas prétendre à une exhaustivité plus large. Ensuite parce qu'il nous semble important de souligner que le statut de ce texte final reste celui d'un document de recherche où le 9 questionnement du chercheur prime sur toute autre considération de mise en forme, de mise en scène et en intrigue du récit : les répétitions, sans doutes parfois maladroites, les redites, les redondances qui alourdissent peut-être le style s'inscrivent dans ce sens, celui d'une litanie du chercheur explorant son terrain. Mais ce découpage est aussi un choix méthodologique dont le but est d'offrir un cadre d'analyse et d'interprétation du phénomène parabole. Un cadre qui ne peut prétendre circonscrire ou classer l'expérience de nos interlocuteurs : nombre d'entre eux se reconnaissent dans chacune des trois figures que nous avons retenues. 10 III Présentation du quartier Écoin-Thibaude Tous les chiffres cités ici trouvent leur source (sauf indication contraire) dans le recensement de 1990 dont les résultats sont fournis par l'INSEE) À quelques minutes à pied du centre ville, en plein réaménagement dans le cadre du Grand Projet Urbain (GPU ), aujourd'hui partie intégrante de la Zone Franche Urbaine (comprenant la ZUP de Vaulx-en-Velin et une petite partie des zones industrielles de la commune), le quartier Écoin-Thibaude regroupe deux séries de grands ensembles : l'Écoin sous La Combe et la Thibaude. Caractéristiques de l'habitat Seconde tranche de la ZUP vaudaise qui regroupe plus de 50 %, de la population, l'Écoin-Thibaude est séparé du Bourg, ancien centre administratif et cœur historique de la commune. Le quartier s'est construit en deux temps : - entre 1968 et 1970 pour un tiers des logements, - entre 1975 et 1982 pour les deux tiers de l'ensemble actuel. Le quartier se compose de 1830 logements, avec une forte prédominance HLM (83%) et il présente les caractéristiques suivantes : - Il a une fonction de transition dans les itinéraires résidentiels internes à la ZUT de Vaulx-en-Velin, du fait notamment de la taille des appartements. Les appartements de type F3 et F4 sont les plus nombreux (70%) ; le quartier ne compte que 23% de petits logements (une ou deux pièces) qui ont permis un temps l'hébergement de nombre d'étudiants (ceux-ci se "rapatriant" aujourd'hui au centre ville). Quant aux grands logements, ils ne constituent que 7% des capacités du quartier. Notons à ce propos que bien que les familles nombreuses (plus de 4 personnes) ne représentent que 11,6% des ménages, un relatif "entassement" dans des logements sous-dimensionnés caractérise le quartier. 11 - Il souffre d'une grande difficulté à fixer une population. Les mouvements sur les logements sont importants: les taux de rotation des habitants sur le quartier, entre les deux derniers recensements, sont de l'ordre de 69,3%. - Il présente une situation d'enclavement malgré sa proximité du Centre Ville. Marqué par une dégradation du cadre bâti, sans surface commerciale, peu d'équipements, quelques axes de communication périphériques, il fait l'objet d'une politique de restructuration urbaine à l'horizon de deux ans. Caractéristiques de la population La population se montait à 5.164 personnes en 1990. Elle est sans doute inférieure aujourd'hui. Le nombre d'hommes (2.566) est à peu près équivalent au nombre de femmes (2.608). Structure des âges - Une population jeune en majorité: les moins de 40 ans représentent environ 80% des habitants, les plus âgés seulement Dans l'ensemble de la commune, cette caractéristique n'est partagée que par le Mas-du-Taureau. - Contrairement au Mas-du-Taureau, les familles nombreuses ne représentent que 11,6% de la population. En moyenne, le nombre de personnes par ménage est de 2,98 (3,05 pour la commune et 3,36 pour le Mas). - Les familles monoparentales sont importantes : elles représentent plus de 23%, des ménages. - Le taux de chômage (19,36%) est supérieur à celui de la commune (16%), mais inférieur à celui du Mas-du-Taureau (25%). Le chômage touche surtout les jeunes (21,81%). Mais, il faut rapprocher ce taux de chômage de la part des "actifs" dans la population en âge de travailler, qui ne représente que 63,54%. Cette dernière proportion n'est pourtant pas la plus faible de la commune (Mas : 58,3%). - La population active exerçant un emploi avoisine les 80%. On y trouve essentiellement des ouvriers non qualifiés (23,5%), des employés de bureau (20,1%), des ouvriers qualifiés (19,1%), mais aussi 22,3% de personnes n'ayant pas déclaré leur position professionnelle. 12 La population étrangère Les étrangers représentent 23,16% de la population, un taux qui situe le quartier dans la moyenne de la commune. Une population marquée par un fort taux de chômage : 30,7%, soit près de 35% des chômeurs du quartier : - Les étrangers sont plutôt "actifs non salariés" (35,7%) que salariés (19,5%). Leurs activités professionnelles sont ainsi partagées : - Ouvriers à 35,74% (29,6% des ouvriers du quartier). - Employés à 9,36% (13,3% des employés). - Professions intermédiaires" (2,98%) ce qui les place à 17,1% de cette catégorie. - Commerçants ou artisans (2,13%) ce qui représente un tiers de cette catégorie. 13 SECTION I Eléments d'enquête I. Portrait de famille "parabolée" II. Enquête familles III. Du côté des offices 14 I Portrait de famille "parabolée" Chez M. et Mme B., Quartier La Thibaude En présence de Mme B. sa fille Zora 26 ans et son fils Farid 27 ans Madame B. habite La Thibaude depuis 15 ans. Mais elle a quitté l'Algérie depuis 1967. Mariée à un ouvrier du bâtiment à la retraite, elle est aujourd'hui mère de cinq enfants : trois garçons, respectivement âgés de 14, 17 et 27 ans, deux filles de 14 et 26 ans. Malgré les faibles moyens du ménage - aujourd'hui M. B. touche une retraite de 7500 F, Mme B. est sans emploi, les enfants vivent tous à la maison et les revenus des aînés sont irréguliers - la télévision a été l'un des premiers investissements mobiliers : "Mon mari a acheté le premier poste télé en 1969. On habitait Belsunce à Marseille, j'avais 22 ans et je ne parlais pas bien le français. Il y avait le racisme dans la rue en ce temps là, des ratonnades et même des bombes : mon mari qui travaillait en déplacement avait peur de me laisser toute seule. Il y avait les voisines, mais pour que je reste dans la maison il a acheté la télé. Le prix, c'était un mois de la paye à l'époque. Ici à la Thibaude, pour beaucoup de femmes c'est pareil. Le mari a acheté la télé il y a longtemps pour sa femme. Pour lui donner une distraction. Pour éviter les histoires dehors. Chez M. et Mme B. le poste de télévision trône au centre du salon, relié à la parabole installée sur le balcon. Bien que plutôt exigu, le salon est partagé en deux parties : dans la première se trouvent une banquette arabe et une table basse sur un petit tapis aux couleurs criardes avec d'autres objets qui rappellent l'Algérie : objets d'artisanat kabyle comme des petites statuettes, babioles, décorations murales comme des cadres avec des photographies des membres de la famille et des versets du Coran. Dans la seconde partie du salon, le canapé en cuir, la chaîne Hi-Fi, le magnétoscope et la télévision. 15 "Mais nous avons un autre poste dans la chambre de Farid notre aîné. II regarde comme il veut, mais dans le salon c'est la télé de la famille. C'est mon mari qui tient la télé-commande". Mme B. nous raconte que le salon a toujours été son lieu dans la maison, un espace surtout féminin où elle reçoit ses amies et ses voisines : "Je n'aime pas trop sortir et je préfère rester chez moi. C'est une habitude. Aujourd'hui les filles elles sont dehors mais ce n'est pas bon. Avant, c'était pas comme ça. Une femme doit s'occuper de sa maison. Bien sûr on s'ennuie surtout quand les enfants sont grands. La TV, ça ne suffit pas. Alors on reçoit les copines. On discute dans le salon, on boit du thé. Et maintenant on regarde la télé arabe avec la parabole." La parabole a néanmoins changé les petites habitudes de Mme B. "Mon mari il est à la retraite alors il doit s'occuper. Avant il passait son temps dehors parce que la maison c'est pour les femmes : il allait à la mosquée ou sur la place avec ses amis. Le matin, il bricolait toujours un peu ici mais l'après-midi c'était pour moi. Maintenant, ce n'est pas pareil : il sort et il revient pour regarder la télé, il dit que c'est plus intéressant. Alors je suis un peu gêné quand il y a mes copines : on doit rester dans la cuisine parce que nous ne pouvons pas rester dans la même pièce. Alors pour moi la parabole c'est bien et c'est pas bien. " Zora B., la fille aînée apporte quelques précisions aux propos de sa mère. C'est vrai que les gens imaginent toujours que les femmes arabes sont totalement soumises au pouvoir patriarcal. La liberté de la femme, ce serait de porter des minijupes et de fumer devant son père. Mais chez nous les choses se jouent à un autre niveau. Ma mère a toujours été la maîtresse de son foyer. De plus, trente années d'immigration ont eu des effets : un partage des rôles et des prérogatives s'opère entre l'homme et la femme et je peux dire que ma mère est encore plus indépendante que mon père. Dans le respect de sa culture, elle a su construire son autonomie et elle gère l'espace, les finances et les moments rituels familiaux. La parabole a introduit une nouvelle donne. C'est vrai que ce retour au pays par satellite interposé c'est assez extraordinaire : on peut à nouveau vivre à l'heure d'une culture qui était devenue un jardin secret. Mais s'il faut dire les choses de manière crue, je dirais que ma mère 16 n'a aucune envie de retourner au bled depuis bien longtemps, plus longtemps que mon père. Donc, la parabole a d'abord révélé un certain malentendu au niveau des rapports familiaux. Le retour du bled à la maison a pour premier effet de rétablir une certaine omnipotence du père - pour parler clairement, il occupe l'espace quand il veut - alors que ma mère n'accepte pas des intrusions dans l'espace-temps des sociabilités qu'elle a constituées dans le respect des valeurs musulmanes." Zora est étudiante en médecine depuis cinq ans. Son père, comme beaucoup de pères immigrés, a une fascination pour les études. Réaliser ainsi les rêves de réussite sociale de ses parents, c'était la seule façon pour cette jeune fille d'échapper au destin du mariage à 20 ans. Et cela d'autant plus que ses frères sur lesquels toute la famille avait placé ses espoirs cumulent aujourd'hui les handicaps de l'échec scolaire et de l'exclusion sociale. L'Université, c'est donc la revanche de Zora. Une revanche sur la vie, sur une adolescence à Vaulx-en-Velin coincée entre les murs de la demeure familiale. À l'âge de 20 ans, le baccalauréat de Zora s'était ainsi transformé en passeport pour la liberté. Zora pouvait enfin sortir, vivre sa vie, le prétexte des cours du soir lui permettait même de découvrir les soirées étudiantes sans crainte du contrôle paternel. Ses parents fermaient les yeux: la réussite scolaire lui avait permis de forcer le respect de son père et de faire éclater les clivages culturels. Après cinq années en faculté de médecine, Zora est devenu un second chef de famille. Certes, elle a pris certaines distances, elle ne cache plus son mode de vie à ses parents et les préoccupations de son avenir professionnel priment désormais ; pourtant le foyer familial reste pour elle une valeur fondamentale. "On ne peut aller nulle part, dit-elle, lorsqu'on ne sait pas d'où l'on vient". C'est en ce sens que la parabole est aussi pour Zora "un lieu de mémoire" : "C'est un lieu de mémoire parce qu'elle nous permet d'établir un pont entre nos racines et notre histoire ici en France. Cela peut paraître paradoxal parce que après tout la parabole ne nous donne accès qu'à l'actualité du bled et des autres pays arabes ; et cela d'autant plus que le côté documentaire ou éducatif sur l'histoire et la mémoire est très mauvais dans les programmes arabes, encore plus mauvais que dans le PAF (paysage audiovisuel français) - il n' y a pas d'Alain Decaux algérien - . Mais il faut comprendre que pour nous qui avons été coupés du bled depuis notre naissance, pour nous qui ne connaissons 17 de l'Algérie que les clichés de nos vacances et ce que les silences de nos parents nous ont raconté , pour nous cette actualité est un rendez-vous avec la mémoire. Enfin des images témoignent et nous permettent d'interroger nos parents. Moi je pense que dans le contexte du drame algérien actuel, la parabole permet aux Algériens de France de retrouver leur l'identité. Et cela se joue d'abord au niveau familial parce que la communauté c'est d'abord la famille. Il y avait jadis chez nous quelque chose qui était de l'ordre du conflit de générations mais qui était encore plus grave parce qu 'il n'était pas exprimé et se traduisait par le silence. Le silence des père, le mépris respectueux des enfants. Cette histoire de l'immigration ou plutôt cette négation de l'histoire est sur le point d'être dépassée. Chez moi, grâce à la parabole, grâce à des images que l'on regarde tous du même lieu - pour préciser, la télé française on la regarde tous dans le salon mais mon père est caché derrière la télécommande de sa culture musulmane tandis que nous sommes dans l'écran - nous communiquons enfin avec nos parents. C'est banal peut-être, mais il faut comprendre que pour nous c'est un mur culturel qui s'écroule. Bien sûr, nous ne sommes pas d'accord, on s'oppose sur l'interprétation des images et de l'actualité, mais nous réinventons comme ça un regard commun !" Chez M. et Mme B. En présence de M. B et Mme B., Farid B. M. B. a acheté la parabole en 1995. Sans investir vraiment dans cette technologie prétend-il, "mais c'était un peu la mode dans le quartier et ma femme m'en parlait tous les jours". Prix de l'achat en grande surface, 3500F. Un prix qui représente pourtant près de la moitié du revenu mensuel du ménage, "mais ce n'est pas comme avec la télé, reconnaît M. B., maintenant on a un peu d'économies de côté." Après deux ans de parabole, M. B. regrette pourtant de ne pas avoir investi d'avantage : "Aujourd'hui les prix ont baissé mais on ne reçoit pas toutes les chaînes car notre parabole n'a pas de moteur et on ne peut pas la faire tourner vers n'importe quel satellite. On peut encore faire motoriser l'antenne mais j'ai déjà pavé 1500F pour l'installation par une entreprise - on est obligé avec les HLM -et il faudrait ajouter 1000F pour un vérin et d'un kit de motorisation universelle et encore 2000F pour l'installation. 18 À ce prix j'en achète une autre ! J'ai pensé aussi à une autre solution : installer un bras de déport avec une deuxième tête. C'est beaucoup moins cher -environ 500F- Mais même les meilleurs marques comme Nokia ne marchent pas avec notre antenne." M. B. est en fait aujourd'hui passionné par sa parabole. Cet ancien maçon kabyle vit dans l'hexagone depuis plus de quarante ans. De Lyon à Marseille ou de Paris à Roubaix, il a connu tous les chantiers de la construction de la France des années de croissance à celles de la crise. "J'ai quitté mon pays et je suis arrivé à Marseille sans un sou en poche le 15 décembre 1955. J'avais 20 ans et j'avais faim. J'ai connu toutes les misères et tous ses métiers, le chantier, la ferraille et même la mine. Mais j'aime pas parler de ça. Même à mes enfants. C'est un film qui tourne toujours dans ma tête." Un film muet. Comme tous les immigrés M. B. a longtemps rêvé d'un retour au pays. Projet sans cesse ajourné, projet qui a fait vivre la famille B. des décennies dans l'attente. Avant l'abrogation définitive. Les événements d'octobre 1988 incitent M. B. à renoncer pour toujours au mythe du retour : "pas d'avenir là-bas pour mes gosses.. Mais l'Algérie, c'est encore notre pays. Pourtant, l'Algérie, pour la génération de Farid, cette contrée perdue qui "existe parce qu'elle n'existe pas" comme l'écrivait jadis le poète Nabil Farès, ne fut longtemps que le simple respect de la nostalgie parentale. Il avait déjà quinze ans la première fois qu'il fit le voyage en arrière, outre immigration. Mais au delà de la grande bleue, il n'a rien vu, rien découvert : face au voile d'illusions de sa mère dont il était le dépositaire, son Algérie n'avait aucune indépendance. L'actualité de la crise algérienne a ravagé ce refuge imaginaire. Monsieur B. est toujours "fier d'être algérien" même s'il n'envisage plus désormais l'avenir de sa famille "là-bas". Le drame algérien vécu en direct grâce à la parabole est en effet une épreuve de vérité pour toute la famille B. L'Algérie moderne n'est plus celle de la nostalgie de monsieur B. : "Nous avons arrêté le temps à notre départ comme le FLN a voulu arrêter l'Histoire à la date de la Révolution ! Nous les immigrés nous sommes les Juifs d'aujourd'hui : pendant quarante ans j'ai traversé le désert en rêvant à l'Algérie. L'Algérie, notre terre promise pour laquelle on devait sacrifier sa santé et sa jeunesse, l'Algérie que nous devions construire avec nos devises, l'Algérie de la révolution, du FLN et de l'amicale. Elle est belle l'Algérie aujourd'hui !" "regarde ce qu'ils ont fait du pays !" 19 me dit-il en montrant la télévision qui est restée allumée sur la chaîne algérienne durant notre entretien. Des images défilent. Banales. Une émission de variété s'achève, mauvais pastiche des productions de TF1. Puis des publicités qui rappellent les réclames d'antan. Je suis assis au côté de M. B. sur le canapé du salon face à la télévision tandis que Farid qui feuillette un journal sur la banquette arabe n'écoute que d'une oreille distraite notre conversation. C'est par son intermédiaire, lui que je connais depuis des années, que j'ai pu rencontrer sa famille. Sans diplôme, sans métier, il n'a jamais pu prendre place dans le monde du travail mais il vit sa condition de chômeur de banlieue comme un destin. L'essentiel de ses journées se passe à l'extérieur de la maison, de la brasserie de la place du Mas-du-Taureau aux locaux de l'association Antidote, avec parfois un petit boulot. Il ne regarde la TV que la nuit dans sa chambre et les programmes de la parabole le weekend en famille. Farid découvre néanmoins l'Algérie grâce à la médiation technique de la parabole : "Pour moi, ce n'est pas une priorité, et je suis contre le discours selon lequel la parabole construit un nouveau ghetto culturel. Une chose est de voir Vaulx-en-Velin comme une cité où l'on s'enferme de gré ou de force, une autre est de penser bêtement que les vaudais ne parlent qu'aux vaudais et qu'ils n'ont pas de famille ou des amis au bled, ni téléphone, fax, portable. Les immigrés sont équipés, ils sont même plus modernes que les branchés internet. Je dis que l'Algérie aujourd'hui se confond avec Vaulx-en-Velin grâce à l'actualité et la parabole." Farid semble amusé par mon étonnement devant l'intérêt de M. B. pour un programme sans intérêt : "Cherche pas à voir avec ton regard d'amateur, vous ne regardez pas la même chose. Même moi il m'a fallu du temps pour changer de regard. Toi tu vois la télé, lui il voit sa vie, le bled en lui à qui il a tout donné : la télé pour lui, c'est devenue une fenêtre ouverte sur lui-même. Mais il ne faut pas croire non plus que c'est une fuite, une nouvelle planque dans la nostalgie, une téléportation mentale de l'autre côté de la grande bleue, non, c'est un djihad, un effort sur soi !" Farid m'explique que les images de la parabole, dans le contexte de la guerre civile en Algérie, ont complètement changé la vision de son père. Auparavant, malgré les journaux, la TV française et les voyages outre Méditerranée, M. B. restait fidèle à une Algérie imaginaire. Auparavant, toute critique de l'Algérie était interdite dans la famille B. à 20 fortiori en présence d'un invité. Aujourd'hui M. B. remet en cause une vie de sacrifices, tente d'exorciser le démon de son jardin secret. Il ne regarde plus la TV en silence. II parle. Avec ses enfants, sa femme, ses amis. Il parle de cette Algérie réelle que lui révèle la parabole. Il soumet les images de sa mémoire devenue refuge imaginaire à l'épreuve des images de l'actualité. Il actualise sa mémoire pour vivre désormais son histoire de France. La parabole n'est qu'un objet technique mais dans le contexte particulier de l'actualité algérienne, elle déborde le champ d'une simple diffusion d'images et se charge de sens et de puissance donnant ainsi une nouvelle dimension à une ritualité familiale. Farid taquine son père "Au fait baba, tu dis regarde ce qu'ils ont fait du pays, mais tu es aussi responsable vu que tu étais adhérent à l'amicale ?" M. B. répond en vieux sage musulman à la provocation: "Complice à cause du silence, bien sûr. Nous avions de bonnes raisons à cause de la dictature et du contrôle de l'immigration par le consulat et les espions de l'amicale. Ce qui arrive est de notre faute. Mais il faut aussi comprendre ce qui nous arrive. Je veux comprendre le sens. Le sens c'est moi, c'est l'avenir de ma famille ; mais c'est aussi les autres, les Algériens et les Français ! " 21 II Enquête Familles I Télévision, parabole et vie de famille 1-Télévision et parabole Dans les propos des enquêtés, la distinction est souvent marquée entre les six chaînes du Paysage Audiovisuel Français (PAF) et la parabole. Même si en moyenne la consommation des programmes du PAF est de plus de quatre heures par jours (3h pour les programmes de la parabole), la télévision n'est plus vraiment considérée comme un bloc : nos interlocuteurs ont des modes de réception divers et ils évoquent des choix d'émission, de programmes de chaînes, sans parler de la TV de façon générique. La parabole en revanche reste appréhendée comme un phénomène global (surtout par les adultes) et elle peut avoir des effets sur la vision du PAF requalifié comme "la télé française". Du côté des adultes. Abdelkader B., 53 ans. marié, quatre enfants - "La télévision, c'est le programme français et la parabole c'est le programme arabe!" - Mais vous pouvez capter d'autres programmes avec la parabole, en français, en anglais... - Oui bien sûr, mais ça ce sont les chaînes pour le sport et la musique. La parabole pour nous, c'est la langue arabe." Fatima A., 47 ans, mariée, trois enfants - On dit la télévision et on pense aux informations mais surtout aux gosses. La parabole, c'est plutôt nous, c'est la télé des parents." Akim D., 49 ans, marié, cinq enfants - Je regarde surtout la parabole mais aussi les informations sur la chaîne française - La chaîne française ? Oui, la première chaîne, TF1. 22 Du côté des enfants Sonia, 18 ans "La parabole, c'est l'affaire des parents. Nous c'est plutôt M6 pour la musique, A2 pour les informations et FR3 pour les films." Farouk, 22 ans "La parabole, pour moi c'est la télévision éducative : mon programme l'arabe et l'anglais. L'arabe pour ma culture personnelle, l'anglais pour les études." Djamel, 23 ans "La télévision française, pour nous c'est terminé : trop de mensonges, trop de vulgarité, trop de bourrage de crâne sur les musulmans ; on ne regarde plus que les films américains. La parabole, c'est un peu notre télé à nous : même si les informations sont manipulées, je peux me dire que je regarde le même programme que des millions de musulmans." 2- L'espace de la télévision de la parabole Le salon des Maghrébins de France se caractérise souvent par une certaine cohabitation des signes ou symboles de la culture traditionnelle et d'un mode de vie "à l'occidental". Cet espace de vie familiale et de sociabilité apparaît ainsi marqué par la distinction entre deux zones : l'une est meublée à l'orientale tandis que l'autre est plus proche d'un modèle européen. La télévision et les appareils audiovisuels sont installés dans cette zone de l'espace aménagé à l'occidental où ils occupent une place centrale. Les rapports entre hommes et femmes, parents et enfants ordonnent les partages et les séparations des usages de cet espace privé : le salon arabe est traditionnellement le lieu des parents et avant tout des femmes ("les hommes ont la mosquée, le café et la place du marché" selon une de nos interlocutrices) mais les "appropriations" sont fluctuantes et varient selon le moment de la journée. La parabole a souvent pour premier effet de bouleverser ces équilibres domestiques : les contraintes techniques liées à l'installation et la réception peuvent entraîner des changements dans l'organisation de l'espace ; le nouveau choix de programme entraîne une répartition différente dans l'occupation de l'espace entre sexes et générations. Par ailleurs, un usage contrôlé de la parabole permet d'orienter l'intrusion d'un flot inéluctable d'images publiques dans l'espace privé des familles et autorise une alternative à la censure paternelle. 23 Côté adultes Malika Z., 49 ans, quatre enfants."Les enfants regardent la télé quand ils sortent de l'école. Mon mari lui c'est le soir pour les informations et le film. Moi je regardais surtout l'après midi avec des amies. Avec la parabole ça a changé. Mon mari qui est retraité. Il est plus souvent à la maison et il regarde aussi en journée. Même les enfants ratent les feuilletons car c'est le père qui décide. Il faudrait acheter une autre télé." Debhia H., 45 ans, deux enfants. "Mon mari, il était toujours dehors avec ses amis. Moi je sors rarement, mais je commandais dans la maison. La parabole, ça a changé nos habitudes. Je suis gênée parce que je ne peux plus recevoir mes voisines sans être dérangée par mon mari. Maintenant, il est tellement fier de sa parabole que c'est lui qui amène ses amis à la maison." Ahmed B., 56 ans, trois enfants. "La télévision chez nous a changé de place avec la parabole. D'abord pour mieux recevoir l'image. Maintenant on ne regarde plus assis sur le canapé mais sur les banquettes (les banquettes de la partie arabe du salon). " - Vous auriez pu bouger le canapé... - Je préfère regarder la télévision de chez nous comme au pays. Enfants. Farid, 18 ans. "La parabole a ramené mon père à la maison. Il occupe l'espace." Ali, 21 ans. " II n'y a pas si longtemps, la télé, c'était surtout notre jouet à nous. Mon père avait son journal à 20h et ma mère ses feuilletons de l'aprèsmidi. Avec la parabole. ils ont découvert l'audiovisuel et ils passent leur temps à zapper. Même le soir en famille on regarde les programmes algériens ou marocains." Djamel, 22 ans. " Avant la parabole, regarder la télé c'était occuper sa place dans le salon : le matin et le mercredi pour les petits avec les dessins animés ; à 13h et à 20h (journaux télévisés) et le dimanche matin pour mon père; l'après-midi pour ma mère ; n'importe quand mais surtout le week-end et la nuit pour moi et mon frère ; le soir pour toute la famille avec le film. 24 Aujourd'hui, la parabole occupe tout l'espace et il n'y a plus qu'une seule règle : priorité au choix des parents et aux programmes en arabe." Kamel, 23 ans. " Le salon, c'était un peu ma chambre vu qu'il y a peu de place chez nous. Quand on était petits, nos parents surveillaient la télé et ils changeaient de chaîne au moindre soupçon de bisou. Mais peu à peu, ils ont libéré l'espace et ils nous ont laissés libres de choisir nos programmes. La parabole nous a ramené dix ans en arrière. Ma chambre est occupée chaque soir. On a perdu depuis longtemps l'habitude de regarder la télé en famille, alors je zone plus avec les copains le soir." 3- La parabole, investissement familial. Dans le budget de familles qui comptent parfois plusieurs chômeurs, le coût de la parabole n'est pas négligeable. Face à des demandes qu'ils jugent contradictoires, les offices HLM sont souvent soupçonneux : "Les mêmes nous demandent un échelonnement pour le paiement des loyers et une autorisation de travaux pour installer la parabole " (OPAC). Les prix indiqués par nos interlocuteurs varient entre 5.000F et 7.000F, avec une moyenne entre 3.000F et 4.000F pour un achat de préférence en grande surface. Ce prix ne tient pas compte de l'installation par un antenniste qui est obligatoire dans le parc locatif quel que soit l'office HLM : entre 1500 et 2000 F. La plupart des chaînes arabes se partageant entre les satellites Eutelsat 2F1 et Eutalsat 2F3, seules les paraboles les plus performantes permettent de capter tous les programmes. Ainsi les paraboles motorisées peuvent tourner sur un axe de 100 degrés et être orientées grâce à un positionneur (boîtier de commande) vers n'importe quel satellite : mais il faut compter au moins 2000 F de plus qu'une antenne simple. Cet investissement, parfois lié à une certaine déception face aux programmes des chaînes françaises, s'inscrit en fait dans différentes perspectives des chefs de famille (pour tous nos interlocuteurs, c'est le père qui décide de cet achat même s'il reconnaît parfois répondre à une demande de son épouse): − pour les uns, en majorité, la parabole doit permettre d'accéder à d'autres sources d'informations; − pour d'autres la parabole a une fonction éducative et culturelle notamment en direction des enfants ; − pour d'autres encore, la parabole permet de se divertir ou de rêver ; − pour d'autres enfin, très minoritaires, la parabole n'est qu'un outil parmi d'autres pour multiplier les possibilités de choix de programmes. 25 Abdelkader B., 57 ans, marié, six enfants " La parabole m'a coûté un mois de salaire. Je l'ai achetée pour la famille. Pour les enfants qui doivent entendre parler l'arabe pour ne pas oublier leur langue. Pour ma femme qui peut garder comme ça le contact avec notre pays. Pour toute la famille qui a besoin de s'informer sur le drame que nous vivons en Algérie. " Rafik K., 43 ans, marié, un enfant "La parabole, pour moi c'est le droit à l'information et ça n'a pas de prix! " -Ce droit ne vous semble pas respecté par les médias français -Depuis la guerre du golfe, aucun Algérien en France ne fait confiance à Poivre D'arvor à Mazure ou à n'importe quel journaliste pour être informé sur l'Algérie, sur l'islam... Mohammed A., 54 ans, cinq enfants "Moi je retourne au pays avec la parabole. C'est le cinéma à domicile." Djamel B., 28 ans, marié, sans enfant "La parabole c'est mieux que le câble et ça revient moins cher. En plus dans l'espace des satellites, il n'y a pas de quota pour les arabes. On ne peut pas en dire autant avec le câble." Sédik B., 32 ans, deux enfants "Moi j'ai acheté la parabole pour les dessins animés en arabe. Avec ma femme, nous sommes nés en France et nous parlons en français. Avec la parabole, l'arabe est de retour chez nous et c'est un moyen de l'apprendre à nos enfants. " 26 II Programme en famille, participation d'un public. 1-Le choix des programmes La parabole fait partie de la famille ou du moins permet-elle à la télévision de prendre une place centrale même pour les parents. Le choix des programmes dans les moments d'écoute collective, est le plus souvent le monopole du père, mais l'épouse ou ses enfants peuvent aussi imposer leurs choix. Des situations de tension et de concurrence peuvent se résoudre par l'achat d'un second poste de télévision - les immigrés maghrébins de la Thibaude sont ainsi plutôt bien équipés en matériel audiovisuel. Ainsi, en printe-time, les programmes de la parabole sont en moyenne moins regardés que ceux des chaînes françaises à l'exception des périodes de fêtes religieuses durant lesquelles nombre de familles se mettent à l'heure du Maghreb. Les choix se portent plutôt sur la ou les chaînes du pays d'origine - en particulier pour les pères qui regardent surtout les journaux télévisés et les émissions d'information - mais les membres de la famille peuvent aussi suivre les programmes d'autres chaînes arabes - émissions musulmanes ; feuilletons égyptiens très appréciés par les ménagères - ou encore d'autres chaînes accessibles avec la Parabole - chaînes thématiques comme Eurosport; chaînes musicales anglophones plébiscitées par les adolescents. Côté adulte. M. X., père de famille "Je décide seul du choix et je regarde bien sûr de préférence la télévision algérienne : sinon pourquoi acheter une parabole ? Je prends des nouvelles du pays sans payer le téléphone. Je ne rate jamais les informations du soir. Mais la parabole pour moi, c'est aussi Eurosport. - Et le reste de la famille ? -Les enfants ne sont pas très parabole sauf pour les films égyptiens avec Ismail Yacine (NDLR : le Fernandel arabe). Ma femme aime beaucoup les émissions sur la cuisine orientale et les loukoums stories à l'égyptienne : Tous les jours à 14h elle regarde une comédie musicale de Hassan al Saifi ou Issa Karma sur ESC (Egyptian satellite Chanel) ; j'estime que ce programme lui apporte plus que Les feux de l'amour sur TF1. Comment choisissez-vous vos programmes ? Ils sont annoncés le jeudi à 18 h. Pour les autres chaînes de la parabole, on zappe. 27 Akim D., 45 ans, trois enfants. Pour moi ce sont d'abord les informations de mon pays, le Maroc qui passent avant tout sur RTM (Radio Télévision marocaine) : le journal en arabe est à 21h 30 et le week-end je peux aussi regarder celui de 14h qui est en arabe et en dialecte. Pour le reste je regarde d'un œil : la télévision, ça me détend et je peux regarder n'importe quoi en zappant. Je ne veux pas connaître les programmes: j'aime me laisser balader au hasard par les images. Ma femme, elle se renseigne auprès de ses voisines algériennes et tunisiennes pour connaître tous les programmes des chaînes arabes. Qui choisit les programmes ? Ma femme. Ou mes enfants pour les programmes français. Mais c'est surtout ma femme qui est branchée télé. Après le ménage du matin elle regarde ESC la chaîne égyptienne : une émission sur la cuisine. Akalat Bikoul loughat (des mets dans toutes les langues) à 9h 45 -moi je préfère l'émission culinaire de RTM, Maïda (la table), le samedi à 13h 30. Après le repas à 14h, elle a rendezvous avec ses amies et avec ART (chaîne saoudienne) : c'est l'heure du feuilleton égyptien, suivi deux fois par semaine par une autre émission culinaire Fen Ettabekh (l'art de la cuisine)... Votre femme cuisine grâce à la Parabole ? -Je fais le tour du monde arabe avec mon ventre ! Fatima D., 47 ans. cinq enfants "C'est mon mari qui choisit le programme du soir mais les enfants ont leurs émissions le mercredi et en rentrant de l'école -les aventures de Sinbad en arabe à 19h sur RTM - On regarde les films en arabe, les feuilletons en arabe. On regarde aussi les émissions religieuses surtout pendant le mois du Ramadan. L'après-midi, après mon ménage j'ai mon programme avec les feuilletons é g y p t i e n s . Avant je regardais les feuilletons américains sur TF1. Mais je comprends mieux les acteurs arabes." Côté enfants : Ahmed, 19 ans. "Avec la parabole je fais le tour du monde. Je ne regarde même plus la télé, je zappe, je cherche toujours un nouveau programme. On a beaucoup parlé des voyageurs des autoroutes de l'information ; moi je suis un navigateur de la nouvelle vague d'images parabolées ! La parabole, ce n'est pas qu'une antenne en forme de couscoussière branchée sur le bled ; ça peut-être ça bien sûr - le retour au bled, le trip tribal - mais c'est aussi toutes les images du monde en transit sur ton balcon." 28 Farouk, 18 ans. " C'est le père qui choisit le programme en soirée mais on peut râler, lui faire comprendre que les X files ça vaut bien les téléfilms à la mode arabe. Moi la parabole, c'est pas mon truc : je n'ai jamais été fort pour les langues étrangères. ni l'arabe, ni l'anglais. Mais il m'arrive de tomber sur des chaînes avec des chouettes clips. Pour moi la parabole, c'est la musique." 2-Sélectionner des émissions, participer d'un public. Les émissions d'informations (journaux en particulier) sont celles qui recueillent la plus large audience de la part des hommes. Mais le genre informationnel garde souvent ses tendances nationales : les immigrés sont de préférence les auditeurs des journaux de leur pays d'origine même s'ils zappent parfois, notamment en cas d'événement grave au Proche-Orient : l'enjeu est alors de se faire une opinion en sélectionnant différents programmes. Cette position des usagers immigrés de la parabole ne fait plus largement que traduire les échecs réitérés de création de réseaux d'échange d'informations entre pays arabes : le satellite Arabsat, lancé en 1984 par les pays membres de la Ligue arabe n'a pas eu l'effet rassembleur escompté et en terme d'espace informationnel commun, le rêve de Lawrence reste aussi une fiction parabolique. Ahmed H., 62 ans, Algérien. "Je regarde plusieurs journaux à la télévision nationale pour être bien informé. Le premier commence à 7h, le second à 13h et le troisième à 20h. Mais l'Algérie est un pays ouvert sur le monde : la preuve, nous avons trois autres rendez-vous avec l'information : un journal en tamazigt (berbère) à 19h. un journal en français à 19h et un journal en anglais à 23h. Quand je regarde ces émissions, j'ai l'impression de participer à la marche du pays. Les journalistes, ce n'est pas comme en France - on ne connaît même pas leur nom car ils ont disparu des génériques à cause du terrorisme - mais ce sont des héros, des héros de tous les jours qui font leur métier. Moi, ce sont ces gens-là que j'admire : je ne rêve pas comme mes voisins français de donner ma fille en mariage à Poivre d'Arvor. Farid T., Marocain, 45 ans. "Nous avons plusieurs rendez-vous avec l'information sur RTM : à 14h le journal en arabe et berbère, à 19h un bulletin international en français et 29 espagnol, à 21h 30 et minuit en arabe. On prend des nouvelles du pays. Bien sûr, chez nous les journalistes n'ont pas la liberté des français. il y a beaucoup de langue de bois : mais quand on est marocain, on finit par décoder des choses qui ne sont pas dites directement : c'est ça aussi la langue marocaine, pas l'arabe. La langue vivante marocaine ! Grâce à la parabole j'ai appris une seconde fois ma langue maternelle que j'avais oubliée sans m'en rendre compte : on oublie toujours sa langue quand on quitte son pays même si on continue à la parler avec d'autres exilés. Je ne regarde pas les informations sur les autres chaînes arabes: je ne comprends pas leur arabe. Sauf en cas d'événement grave au Proche-Orient : les égyptiens sont très bons sur le Liban et Israël, ils donnent un autre son de cloche que celui des médias français et ils sont plus informés que les maghrébins qui ont tendance à parler sans preuve. Avec la parabole, on peut donc se faire un point de vue." Rachid D., 47 ans. Tunisien. 13h 30, 20h et 23h : c'est l'horaire des journaux. Mais pour moi ce ne sont pas les émissions d'information les plus intéressantes. On peut voir sur la chaîne nationale des magazines de reportages comme El Mindhar (Focus) ou Lumières sur ombres que je trouve meilleurs que Envoyé spécial sur A2. Les magazines parlent de la nature, du logement... Il y a en plus une émission pour l'émigration à 12h 30, Traits d'union. Bien sûr, ce n'est pas une télé qui a les moyens de TF1, mais personnellement je suis fier d'être tunisien quand je la regarde. Je suis aussi quelques émissions sur les autres chaînes arabes. Je trouve que les journalistes algériens sont meilleurs que les nôtres mais vu leur situation... Pour le reste il n'y a pas grand chose sur les autres chaînes, les arabes sont loin d'être les rois de l'information - il y a quelques exceptions comme Hamdi Kandil et je ne rate jamais son émission de politique internationale sur ART le samedi à 19h - Mais quand il y a des événements comme la guerre du Golfe ou le bombardement du Liban, avec la parabole nous pouvons nous brancher sur une autre fréquence que la TV française et ses mensonges : nous sommes ici en France, mais nous faisons partie d'un autre public qui est dispersé dans tout le monde arabe." La fiction est le genre qu'affectionnent le plus les femmes au foyer (sans doute ici faudrait-il établir des distinctions entre générations mais nos enquêtes ne nous le permettent pas) qui se veulent souvent gardiennes des valeurs traditionnelles de la famille maghrébine. 30 À l'inverse des émissions d'information, la fiction apparaît comme le genre qui autorise le plus d'échanges dans tout le monde arabe et qui traduit des sensibilités communes, des références culturelles et des préoccupations partagées par un grand public dispersé de La Thibaude au Caire. Ainsi, écrit Naglaa El Emary de l'Université du Caire, "...le feuilleton apparaît aujourd'hui sur la scène arabe comme l'espace où se négocient des enjeux culturels, économiques et politiques. Expression d'une appartenance à une identité commune et monopole traditionnel de l'État égyptien, le feuilleton à la production sans cesse croissante s'inscrit dans l'ensemble des mécanismes qui façonnent le paysage médiatique pan arabe. Il exprime les rapports de force entre l'acteur traditionnel, l'Égypte, soutenu par sa "centralisé" et l'Arabie saoudite avec ses capacités économiques et ses ambitions politiques, s'appuyant elle aussi sur un concept transnational: la umma (la communauté musulmane)." 2 Pour la plupart de nos interlocuteurs, la fiction permet à la fois de se distraire et de trouver une médiation symbolique pour un ensemble de préoccupations existentielles et morales: la saga familiale ég y ptienne exprime le mieux ce "feeling commun" des ménagères maghrébines de la Thibaude. Fatima G., 45 ans. " Je regarde les films en famille et les feuilletons avec mes amies et voisines. Les films arabes, on peut en voir trois par jour sur ART et un sur MBC : les horaires ne sont pas pratiques, trop tôt ou trop tard mais je regarde parfois avec mon mari le film de minuit sur ART. Les TV algérienne, marocaine et tunisienne sont des télés pauvres en films (elles n'ont pas les moyens d'acheter ?) : trois par semaine, sans intérêt à part quelques films algériens. C'est la télé égyptienne qui est la réussite pour les films : trois films par jour, à 14h, 20h et 1h 30. On peut regarder en famille sans risque parce que les scènes qui ne correspondent pas à notre mode de vie sont déjà coupées : mon mari peut s'endormir sans problème devant le poste !" Aïcha B., 48 ans. "La télé en arabe, c'est surtout les feuilletons. Les Mille et une nuits, feuilleton égyptien le samedi à 17h 30 sur la chaîne tunisienne. Mata ara habibi (Quand verrai-je mon amour ?) à 14h sur MBC. Ya azizi Koulouna lossous (mon chéri nous sommes tous des voleurs) avec Hicham Habdelhamid à 2 Naglaa El Emary, " L'industrie du feuilleton télévisé Égyptien à l'ère des télévisions transfrontières" , Revue Tiers-monde, n°146. Juin 1996. 31 13h 30 à la télé algérienne. Il y a aussi des séries mexicaines comme Un cœur pour deux femmes à 14 h sur la chaîne tunisienne. Ou Tu finiras par le payer à 16h sur RTM. On n'a que l'embarras du choix. Mais le feuilleton qui marche le plus aujourd'hui, c'est sur MBC à 9h 40: Ecchahd oua eddoumoue (Le Serment et les larmes) avec Youssef Chaâbane. C'est mieux que Dynastie ou Dallas. Il paraît que le feuilleton est connu depuis plus de cinq ans dans tout le monde arabe, c'est une série-culte comme on dit, où tu retrouves tout ce qui arrive pour nous dans la vie : la famille et la jalousie, l'argent et la misère, l ' honnêteté et le vice... C'est une histoire de famille : Youssef Chaâbane et sa diablesse de femme, Nahwal Aboul Foutouh. à la mort de son père, ils prennent l'héritage de son frère Mahmoud el Djoundi. C'est une histoire qui arrive souvent chez nous surtout quand le fils il a émigré : mon mari par exemple, il a tout perdu à cause des femmes de ses frères qui sont pire que Nahwal Aboul Foutouh. Chez nous les femmes elles sont mauvaises ou elles sont bonnes et ce n'est pas à cause de l'éducation. Moi et mes voisines, on regarde parfois le feuilleton ensemble, quand les enfants sont à l'école et si on a fini le ménage du matin. Quand on rate et on rate toutes au moins un épisode dans la semaine, on se le raconte le lendemain. Et en même temps on parle de not.e' vie, de nos enfants, de nos maris, de nos problèmes. On fait un peu de commérage mais ça reste très gentil. Parce que nous notre modèle, c'est plutôt Ataf Chouaib, la femme du pauvre frère de Youssef Chaâbane qui perd son héritage : elle se bat pour ses enfants et pour récupérer l'argent. Le frère aîné, à Chaâbane, on lui pardonne, il fait du mal mais ce n'est pas vraiment de sa faute : il est influencé par sa femme. Après il regrette et il se met à fréquenter les mosquées. Nous on pense qu'il ne joue pas la comédie, il regrette vraiment le mal qu'il a fait à son frère : ce n'est pas comme d'autres dans notre quartier qui font tous les jours la prière mais qui sont pourris par le vice." Pour certains auditeurs, le feuilleton arabe est aussi un médiateur symbolique des valeurs musulmanes notamment dans les périodes de fêtes du Ramadan. L'évolution du feuilleton arabe dans un contexte de mondialisation des moyens de communication s'inscrit ainsi dans une logique de mise en scène d'un projet idéologique de défense de l'identité musulmane, et il est alors investi d'une fonction commémorative. Mais, à l'exemple du feuilleton égyptien, il peut aussi être un moyen de diffusion d'une vision moderniste de l'islam dans un contexte de montée de l'intégrisme. Farouk D., 37 ans. "Je suis diplômé de l'enseignement supérieur comme mon épouse mais nous ne nous reconnaissons par dans les valeurs culturelles de 32 la classe moyenne diffusées par les moyens de communication de masse. Il n'y a rien qui me choque plus que look ghetto-hip-hop des gamins du quartier ou encore ces mères de familles arabes qui se la jouent à la Dallas sur Rhône en appelant leur fille Pamela. Nous sommes des musulmans et les nouveaux feuilletons arabes répondent aujourd'hui à une certaine demande d'une communauté qui refuse de payer l'intégration au prix de son intégrité morale. Le nouveau feuilleton arabe. C’est un peu la dynamique du soapopéra à l'égyptienne avec un contenu islamisé : les acteurs citent le Coran, les mosquées remplacent les cafés, les femmes sont respectées dans leur rôle de mère ou d'épouse (elles ne sont jamais présentées dans une tenue ou une position indécente) les hommes et les femmes ne peuvent pas être présents dans une même pièce s'ils ne sont pas mariés et les promesses des acteurs dans le feuilleton sont toujours respectées. Il y a aussi des feuilletons égyptiens qui essaient de donner une nouvelle image de l'islam, plus moderniste. Par exemple La famille qui a été diffusée il y a deux ou trois ans. Nous en avons beaucoup parlé avec des voisins qui ont apprécié ce feuilleton; mais personnellement je suis contre toute manipulation politicienne de la religion." Les émissions de variétés ont aussi beaucoup de succès auprès des femmes en particulier, d'autant que les TV du monde arabe leur accordent une importance primordiale : la diversité des types d'émissions (clip, chanson, mode, cuisine...) et la variété des g e n r e s , m u s i c a u x en p a r t i c u l i e r ( C h a a b i , Raï, musiques traditionnelles, musique arabe moderne...) permet aux publics "parabolés" de découvrir des aspects ignorés de la tradition et de l'actualité cultur ell e dans leur pays d ' o r i g i n e , comme dans d'autres pays arabes vu que de Oum Keltoum à Cheb Khaled, la "ritournelle" (dans un sens d e l e u z i e n ) est une dimension constituante de la territorialité arabe. Farida B., 40 ans. "Je regarde les émissions de cuisine, les jeux en arabe... mais ce qui me plaît le plus et qui me fait zapper toute la journée ce sont les divertissements. La télé égyptienne pour ça est imbattable ; même la France et les américains avec leurs moyens ne font pas mieux. Le programme est très bien fait : toute la journée il y a une chanson entre deux émissions. Des clips en arabe, des voix magnifiques comme celle de Oum Keltoum. Il y a aussi des émissions comme Sibak el oughniyat (la course aux chansons) ou Aâlem ecchahra (le mode des célébrités). Mais il y a aussi de bons programmes sur la télé algérienne comme Le Théâtre 33 des étoiles" une émission de variétés orientales. Du Chaâbi sur la télé marocaine. Des émissions de mode comme "Dounia el Moudha" sur MBC. Et bien sur le TOP 20, le dimanche sur ART, le hit parade des tubes du monde arabe. Vraiment, je ne comprends pas pourquoi les enfants regardent M6. Plus rares, les documentaires et les émissions éducatives sont aussi très regardées. Nombre de familles - en particulier les jeunes couples utilisent aussi les dessins animés en arabe comme des programmes éducatifs pour les enfants. Medhi F., 40 ans "La parabole, c'est d'abord pour les gosses. Il leur faut un environnement sonore en arabe. Il y a une émission sur la télé tunisienne, le dimanche à 10h pour les débutants. Mais il y a aussi les dessins animés à 11h. Ou encore plus tôt sur MBC, de 9h à 10h. L'après midi sur la chaîne marocaine - 13h à 14h - et la chaîne algérienne - 16h 30 à 17h. Les programmes sont de qualité: ce n'est pas comme le club Dorothée. Personnellement, je conseille à mes enfants deux programmes : "feuilleton et chansonnette" sur la chaîne égyptienne de 9h 10 à 9h 45 et Kalila Wa Wadinna, un spectacle de marionnettes sur ART à 17h 30. Bien sûr, les gosses veulent aussi regarder les dessins animés japonais sur M6 et TF1 le mercredi. Mais avec la parabole, on leur a offert une autre possibilité de choisir." Les émissions religieuses sont surtout regardées pendant la période du Ramadan, mais nombre de nos interlocuteurs utilisent la médiation technique de la parabole pour élargir l'environnement de pratiques rituelles souvent discrètes, améliorer celles-ci ou tout simplement pour accéder à de nouvelles ressources pour mieux connaître l'islam. Rachid R., 32 ans. " La parabole me permet de refaire mon éducation religieuse. La meilleure chaîne parait-il c'est Muslim TV1 , la chaîne pakistanaise de Londres qu'on peut capter entre 14h 15 et 17h 15, en arabe, anglais, français, pakistanais, mais ma parabole n'est pas assez puissante. Il m'arrive une fois par semaine de suivre un programme chez des frères du quartier -cours de théologie- mais je préfère me former seul chez moi. Sur ART, à 6h 50, il y a une émission de dix minutes sur un Hadith : c'est court mais ça fait réfléchir toute la journée. De 12h 30 à 13h, je regarde Tefsir sur la chaîne algérienne, c'est une émission en français sur l'interprétation du Coran. Il y a aussi d'autres 34 émissions, par exemple sur l'islam et les questions sociales sur ART, ou Ryadh al Fikr (Jardins de la pensée) une émission culturelle et religieuse sur RTM. Mais la journée de la religion c'est surtout le vendredi à la TV. Sur les chaînes saoudiennes à 9h, il y a l'appel à la prière en direct de la Mecque : si tu es croyant, grâce à la parabole tu entres dans une faille de l'espace-temps, tu as vraiment l'impression d'être dans le lieu saint. Ce n'est pas qu'une expérience intérieure, c'est un événement auquel tu participes et tu rentres dans l'image pour faire partie de la communauté musulmane. En début d'après midi sur les chaînes du Maghreb il y a aussi l'appel à la prière mais ce n'est pas la même chose ni la même émotion qui passe par la parabole. Le vendredi, c'est aussi une variété de programmes pour la connaissance de l'islam : causeries religieuses, tribunes religieuses, avec des savants de l'islam, des cheikhs égyptiens mais aussi des concerts de chants religieux. Et pendant le mois du Ramadan, c'est tous les jours comme ça." 35 III Du côté des offices Entre câbles et paraboles "La question des paraboles s'est posée à nous en même temps que la réhabilitation ou plutôt c'est au prisme de la réhabilitation que nous l'avons abordée". "De la même manière que le linge aux fenêtres autrefois, les paraboles dénotent des présences incongrues." souligne un directeur d'agence. C'est d'abord le niveau local des offices qui a été confronté à la gestion de ce problème que les agents prennent à leur compte comme un "témoignage de gestion désordonnée". Bien qu'aucune pression n'ait été exercée sur eux, ni par la municipalité ni par les administrations DDE, DSU. Observant qu'aucun cadre réglementaire n'interdit le recours à des installations individuelles (à la différence des antennes télévision VHF UHF), les offices ont pris le parti d'obliger les locataires à installer leurs paraboles sur les toits, à leurs frais, en respectant des normes d'installation imposées par un cahier des charges (CCTP) qui nécessite le recours à une entreprise spécialisée (le coût d'installation avoisine 1500F. ). Les arguments avancés pour convaincre les locataires sont pour l'essentiel liés à l'esthétique, parfois à la sécurité. Mais les modalités de mise en œuvre de ces mesures sont très différentes d'un chef d'agence à l'autre et traduisent des rapports à leur parc très contrastés. Si l'un d'entre eux ne veut pas "emmerder les gens qui percent deux trous alors que tout est sale" et "attend que les choses s'ajustent dans les politiques d'investissement" un autre conduit une politique de "résorption énergique" pour dépasser l'état de faits "imposé par les locataires" : "nous avons émis une circulaire rappelant la nécessité d'une autorisation préalable pour toute installation extérieure. À partir de là, on a d'abord incité, puis menacé de poursuites ceux qui ne réalisaient pas le transfert." Le dernier adopte une politique plus souple en incitant les locataires de manière individuelle, mais il souligne l'inflation du budget-temps qu'induit cette démarche. 36 Sur le plan pratique, tous sont confrontés au nombre insuffisant d'édicules sur les toits et doivent faire installer des arceaux ou des blocs de béton permettant une accroche sécurisée des paraboles. En arrière plan de ces logiques de gestion, le dilemme initial "faut-il inciter ou interdire" se résout dans les logiques d'engagement des responsables d'agence. " Je suis adepte de l'intégration forcée" affirme l'un deux qui se dit "'contre les paraboles" auxquelles il préfère "les pots de fleurs aux fenêtres". Argument : "ils ont déjà des difficultés d'intégration, si en plus ils n'ont pas le moyen d'entendre le français en regardant la télé! ". Un autre agent, se jugeant incompétent et impuissant, observe que la parabole caractérise des gens qui ont "des dettes de loyer et un mur d'images chez eux." "Les offices ont été débordés par les enjeux télé. Ils ont suivi un mouvement d'usagers. La réglementation interne "CCTP" que nous avons proposée suit la démarche individuelle". Face à ce constat, les agences centrales s'emparent de la question des paraboles et explorent des solutions techniques qui visent à reprendre de l'avance. "Anticipation tardive" remarque notre interlocuteur. L'approche des paraboles se confronte inévitablement à celle du câble. Le plan câble impulsé par la ville de Vaulx-en-Velin bute, parmi d'autres facteurs, sur la négociation avec les offices. L'opérateur délégué (RCT) propose aux HLM un tarif de 39F / mois dont 19F serait à la charge des propriétaires bailleurs et 20F répercutés directement sur le locataire. "Ce programme achoppe sur la question des logements vacants" souligne un bailleur qui indique aussi que les offices ne sont pas parvenus à "s'entendre sur le minimum nécessaire à l'avancement de la négociation". En l'occurrence, les politiques d'investissement sur le patrimoine locatif diffèrent selon la position qu'occupe chacun des offices à Vaulx-en-Velin. Et en l'attente d'une avancée du plan câble, ceux-ci poursuivent des démarches prospectives. D'un côté on réfléchit à "une politique d'investissement ciblé sur des catégories de populations" comme les étudiants pour lesquels l'un des offices prévoit de proposer un service intégré couplant bouquet numérique, câble et accès internet (1000F/logement)" afin de juguler l'hémorragie du parc dédié aux étudiants 37 qui s'est manifestée depuis 90". Politique qui dans le moyen terme doit cohabiter avec l'usage de paraboles individuelles.. D'un autre côté, c'est une installation de paraboles collectives mixant des bouquets numériques et des chaînes non cryptées qui est envisagée*, mais dont le cadre juridique reste à préciser notamment en ce qui concerne la redistribution des chaînes nationales étrangères. En ce sens, la solution "parabolée" ne serait pas différente du câble si ce n'est par son coût qui peut rester inférieur à 20F tout compris par logement. "Le locataire est libre de se palier les décodeurs qu'il souhaite " précise un technicien.. Là encore les usagers principaux de la parabole semblent hors du champ des logiques d'investissement." En l'état actuel des projets, la redistribution de ces chaînes n'est pas envisagée" Les critères de gestion courante du parc pèsent autant que les finalités du service : "la logique d 'investissement dans les réseaux de communication est comparable à celle des programmes domotiques il y a 10 ans qui nous ont servi à limiter les 'charges de structure répercutées sur le locataire en procédant à un télérelevé des compteurs." Le fait que des services techniques des offices pilotent ce dossier communication est symptomatique de la manière dont il est abordé : "chez nous c'est le responsable du service de maintenance des ascenseurs qui s'est approprié ce dossier". "Les arbitrages seront pourtant politiques" soutient un directeur d'agence, "je vois mal notre direction générale assumer la responsabilité de l'échec du plan câble de la ville». De plus, du point de vue du fournisseur de services aux locataires qu'est l'office HLM, de nombreux arguments plaident en faveur du plan câble malgré son coût élevé, "en particulier la perspective de la gratuité des communications téléphoniques locales (intra-vaudaises) ou la télés u r v e i l l a n c e " . *Dispositif de deux à trois paraboles relayées par un câblage numérique propre à l'immeuble. Le dispositif réglementaire et législatif introduit plusieurs limites qui interdisent de relier plusieurs immeubles par un tel montage : limite imposée à 99 prises pour les réseaux internes, contrôle du marché des réseaux câblés, nécessité d'une autorisation du CSA. 38 Reste que, selon un responsable d'agence locale "l'éventail de solutions envisagées à court terme ne résout pas nos problèmes d'encadrement des comportements des locataires". Un autre agent précise : "L'usage des paraboles reste le signe d'une dépréciation du parc et nous n'avons pas d'autre moyen d'action que d'édicter des normes techniques qui délimitent les usages " soulignant les deux dimensions du problème: l'ordre dans la gestion du parc et la visibilité des populations. La réponse technique apparaît comme un espace de consignes qui prétend "organiser une symbiose dans la règle. Mais les gens ne respecteraient pas la règle : "Ces débordements montrent l'impossibilité d'arbitrer comme ça ce qui finalement est sans doute de l'ordre du rapport entre espace public et espace privé" 39 SECTION II Éléments de réflexion I - La parabole dans un champ d'études II - Les paraboles du lien social 40 I La Parabole dans un champ d'études Comme le souligne Jean-Michel Salaün, le développement de la communication audiovisuelle s'inscrit dans différentes logiques : "La télévision comme institution dans les sociétés occidentales découle directement du croisement de cinq mouvements. Le développement technologique, l'évolution de l'espace public, le désengagement de l'État, le devoir de publicité et la croissance des industries de la culture peuvent s ' analyser séparément. S’ils interagissent l'un sur l'autre, ils ne regroupent pas les mêmes acteurs, n ' obéissent pas aux mêmes traditions ni contraintes, ne sont pas orientés vers les mêmes finalités" 3 Il ne s'agit pas pour nous de développer un propos sur l'un de ces mouvements qui peuvent constituer chacun un champ d'étude. Il s'agit plutôt de se situer à un carrefour pour procéder localement, dans le quartier de la Thibaude à Vaulx-en-Velin, à une anthropologie culturelle sur le terrain de la télévision par satellite en nous interrogeant sur les rapports entre technique, culture et lien social. 3 J. -M. Salaün. À qui appartient la télévision ? Aubier-Montaigne, 1989. 41 I - Un déficit de connaissance sur les médias. La télévision reste un objet non pensé. Coincée entre les passions, la politique et les modes, selon D. Wolton : "la faiblesse des connaissances sur la télévision depuis quarante ans et l'indifférence portée aux travaux empiriques laissent les décideurs sans autre point de repère qu'un simple bon sens érigé en maturité théorique." 4 La France est sans doute le pays ou les intellectuels sont le plus critiques sur la télévision : des années 50 ou Bernard Dort dénonçait dans Les Temps modernes "l'image sans rêve" 5 au dernier pamphlet de Pierre Bourdieu contre l'invasion du "champ journalistique". 6 Tout a été dit sur les dangers de la télévision: instrument "d'aliénation" ou d'uniformisation, voleuse de temps, endormeuse de l'esprit critique, la télévision ruinerait le cadre traditionnel de l'expérience, détruirait les défenses culturelles en exposant à la violence. Des critiques traditionnelles auxquelles s'ajoutent de nouvelles dans un contexte de mondialisation: la télévision vu comme un danger pour l'exception française (américanisation, intrusion des télé-pouvoirs 7 ) ou une menace contre l'intégration avec la multiplication des paraboles et des effets de replis communautaires supposés. Une dimension de critique radicale que l'on retrouve dans la plupart des pays européens : le dernier ouvrage paru de l'épistémologue K. Popper apparaît ainsi comme un véritable brûlot : La télévision, un danger pour la démocratie ! 8 . La critique radicale de la télévision est aussi une tradition dans les pays anglo-saxon, notamment dans le sillage des travaux de Marcuse et l'école de Francfort, mais des travaux plus empiriques ont permis la création d'autres cadres théoriques : recherches initiées par des sociologues comme Merton sur les rapports entre culture d'élite et culture de masse, recherches à vocation industrielle avec les travaux de Lazarsfeld ou Blumler sur les médias. Si les travaux du courant néo-marxiste de l'école de Francfort ont été traduits en français, il n'en est pas de même pour les études américaines plus empiriques. Ce déficit culturel et scientifique lié à des postures idéologiques n'a pas permis de penser l'évolution des médias 4 D. Wolton. Éloge du grand public. Flammarion, 1990. B. Dort. « Introduction à la télévision ». Les Temps modernes. Fév. 1958. 6 P. . Bourdieu. Sur la télévision. Liber Editions. 1996. 7 . J. Derrida , B. Stiegler. Échographies de la télévision. Galilée. 1996. 8 K. Popper. La Télévision : un danger pour la démocratie. Éditions 10/18. 1996. 5 42 et les stéréotypes actuels sur la parabole témoignent encore aujourd'hui de ce défaut de connaissance et d'une prégnance des a priori politiques. Ce n'est qu'au début des années 60 que G. Friedman créait le premier centre de recherche sur les médias auquel ont collaboré notamment R. Barthes et E. Morin. Edgar Morin qui le premier souligne dans L'esprit du temps9 les effets de la culture de masse dont participe la télévision sur les valeurs traditionnelles de la société française : de nouveaux standards de vie ont été largement diffusés et ont transformé les attitudes individuelles et collectives. D'autres universitaires soulignent le rôle de la télévision dans les transformations de la société française comme M. Egly ou J. Cazeneuve (Sociologie de la radio-télévision, 1962). Mais, au lendemain de mai 68, cet élan d'analyse retombe au profit de la critique radicale : − Critique de la télévision, agent de l'ordre social dans une société de contrôle: télé-relais du pouvoir, lieu de propagande et d'aliénation, facteur de démobilisation populaire et de dépolitisation des masses. − Critique de la télévision instrument de "La société du spectacle" : "de ' l automobile à la télévision, tous les biens sélectionnés par le système spectaculaire sont aussi ses armes pour le renforcement constant des conditions d'isolement des foules solitaires (...) le spectacle est le capital à un tel degré d'accumulation qu'il devient image "10 (Debord). − Critique de la TV médium de "La société de consommation" : "ils ( les médias) ont pour fonction de neutraliser le caractère vécu, unique, événementiel du monde, pour substituer un univers multiple de médias homogènes les uns aux autres (...) ils deviennent le contenu réciproque les uns des autres et c'est là le message totalitaire d'une société de consommation" 11 (Baudrillard) Il faut attendre le début des années 80 pour d'autres approches de la télévision, dans un contexte de libération des médias. Avec La folle du logis12, Dominique Wolton (en collaboration avec Jean Louis Missika) est parmi les premiers chercheurs français à tenter 9 E. Morin. L'esprit du temps. Grasset. 1962. G. Debord. La société du spectacle. Champ Libre. 1971. 11 J. Baudrillard. La société de consommation. Gallimard. 1970. 12 J. L. Missika, D. Wolton. La folle du logis. Gallimard. 1983. 10 43 une approche de l'unité théorique de la télévision : "Insister (...) sur la double dimension technique et sociale de celle-ci renvoie à une vieille tradition de philosophie et de sociologie des sciences et des techniques, la tradition empirique critique (...) Essayer de penser ensemble la part du déterminisme technique et la manière dont les mêmes outils et services peuvent être investis de projets parfois inattendus" 13. C'est précisément dans ce cadre qu'il s'agit de situer notre étude sur "les paraboles du lien social". II - Lien social et culture médiatique. Wolton conçoit la télévision généraliste comme le lien social par excellence : elle est en effet une activité partagée simultanément par tous et elle permet ainsi de rapprocher des publics par ailleurs séparés. Cette vision des médias - en l'occurrence, le journal - avait en fait déjà été développée à la fin du siècle dernier par G. Tarde précurseur de la microsociologie et récemment redécouvert en France: "La passion pour l'actualité progresse avec la sociabilité dont elle n'est qu'une des manifestations les plus frappantes d'où des liens entre lecteurs d'un même journal qui constituent un public. Par sa continuité, l'influence d'un journal s'exerce même si elle se veut discrète, et cette influence est soutenue par celle des membres du public les uns sur les autres grâce à la conscience de l'identité simultanée de leurs idées ou de leurs tendances, de leurs convictions ou de leurs passions, quotidiennement attisées" 14 . Au-delà des publics diversifiés, Wolton se veut le défenseur du grand public qu'il considère comme une représentation, la traduction dans le domaine de la communication du concept de suffrage universel dans celui de la politique : la télévision généraliste vue comme un pilier de la cohésion sociale mais aussi du projet politique culturel démocratique dans une société individualiste de masse. Reste que le modèle TV nationale de Wolton apparaît aujourd'hui sérieusement battu en brèche et que son engagement pour l'exception télévisuelle française prend les accents d'une nostalgie de l'universalisme abstrait de la république à l'échelle médiatique. Comment penser la télévision autrement 13 14 D. Wolton. Éloge du grand public. Flammarion, 1990. G. Tarde. L'opinion et la foule. PUF. 1989. 44 que fragmentée dans une société elle-même fragmentée15 dans un contexte de mondialisation de l'économie et de la communication ? Il s'agit donc de replacer le phénomène parabole dans le contexte des mutations des modes de communications audiovisuelles et des évolutions de la culture de masse. "L'esprit du temps" n'est plus celui qu'Edgar Morin analysait au début des années de croissance; les charmes de la "folle du logis" ne se limitent plus à une mise en scènes des images et figures mythiques de la modernité : les idoles ont perdu de leur superbe comme tous les objets de la culture de masse, ne permettant plus la valorisation universelle des "valeurs bourgeoises" de la société de consommation. Sans doute la multiplication des médias de masse a-t-elle été un facteur déterminant, mais plus largement, ces transformations doivent-elles être référées à une nouvelle sensibilité de la société occidentale des années 80, un nouvel esprit du temps marqué par la montée de l'individualisme et le replis dans la sphère privée : "Complexe de Narcisse" pour certains auteurs (Lash 1979) , "ère du vide" pour d'autres (Lipovetsky-1987). Banalisation de la télévision ou démultiplication des publics, toujours est-il qu'on ne regarde plus la "lucarne magique" de la même manière ; pour répondre aux enjeux de l'audimat les programmes se sont eux-mêmes branchés sur les préoccupations et les soucis du téléspectateur moyen. C'est la grande vogue du reality show, symboles d'un nouvel âge télévisuel selon la revue Esprit en janvier 1993 : "le politique donnait des cadres, il insérait l'individu dans le collectif... les reality shows mettent en scène la disparition de cette place du politique : en gérant la tendance à l 'enfermement des individus dans la sphère privée et en réparant les liens sociaux ils font voir l'héroïsme des comportements quotidiens" (P. Chambat, A. Ehrenberg) Si la plupart des intellectuels dénoncent le nouveau populisme TV, certains auteurs soulignent une productivité sociale de la culture médiatique, une positivité historique de l'artifice dans le cadre d'une "révolution démocratique individualiste" selon la formule de G. Lipovetsky : "Par le biais de l'évasion imaginaire, la culture frivole a été une pièce dans la conquête de l'autonomie privée moderne... Le superficiel ne se réduit pas à ses effets manifestes..."16 La culture médiatique, dernier modèle de relations inter-individuelles et de réalisation de soi 15 16 Michel Wieviorka. Une société fragmentée ? La Découverte. 1996. G. Lipovetsky, L'empire de l'éphémère. Gallimard. 1987. 45 dans une société sans normes sociales homogènes ? Il ne s'agit plus de rêver le monde devant la télévision mais d'utiliser la télévision comme une technique de masse pour assumer son individualité, mettre en œuvre de nouveaux comportements et ouvrir ses horizons intimes. L'écran TV brouille les frontières entre espace public et espace privé, -privatisation du public par la mise en scène de l'individu et traitement public des affaires privées- mais, au "crépuscule du devoir" (Lipovetsky) les reality shows aideraient le citoyen quelconque à agir en réactivant des valeurs de responsabilité, d'affirmation de soi, de recherche du bonheur à partir de situations vécues concrètement. La télé-vérité, show de l'authenticité, ou le récit postmoderniste de la construction de l'individu fondé selon A. Ehrenberg sur "la valeur de l'exemple comme style, l'héroïsation du quelconque comme principe imaginaire, l'entreprise de service relationnel comme contenu". 17 En somme, les nouveaux usages des techniques audiovisuelles s'inscrivent dans un retour du modèle de l'expérience comme principe d'unité de conduites individuelles, inséparable de la quête de l'identité et du désir d'autonomie dans une société fragmentée qui ne serait plus réductible à un système intégré. C'est dans ce cadre qu'il s'agit aussi de situer les succès de la parabole. Par ailleurs, après les grandes heures de la fiction, l'information est devenue le modèle de la culture à la mode média. La télé informe et secoue les idées reçues même si l'on ne peut pas affirmer avec Lipovetsky que cet univers de l'information conduit massivement "à développer l'usage critique de la raison " et que "le show de l'information poursuit la trajectoire des lumières'" 18. Au-delà des instances traditionnelles de transmission du savoir, les connaissances du citadin dépendent aussi de canaux télédiffusés. Il s'agit certes d'un savoir superficiel mais qui permettrait de s'orienter dans la nouvelle Babel que constitue la société de l'information: des émissions toujours plus spécialisées répondant aux questions pratiques du citadin (vie familiale, affective, santé, loisirs...) L'information a des effets culturels et psychologiques et la télévision peut prétendre à une fonction de médiation et de conseil personnalisé en masse. L'écran TV est devenu une fenêtre ouverte sur soi, 17 18 A. Ehrenberg. Esprit, janvier 1993. G. Lipovetsky. Op. cit. 46 mais il reste aussi une fenêtre sur le monde : l’information permet d'explorer la planète, d'être au fait des dernières découvertes scientifiques... Nul n'échappe au savoir médiatique, savoir vulgarisé, savoir de masse. La télé participe ainsi des nouvelles autoroutes de l'information, mais encore s'agit-il de s'interroger sur les usages de ce savoir télédiffusé. Comme l'affirme J. F. Revel dans La connaissance inutile19, il n'y a pas toujours de rapport direct entre information et connaissance. Audelà d'une masse d'informations disponibles, comment le désir de savoir peut-il se concrétiser pour tous ceux qui restent débranchés des réseaux d'applications et d'usages des savoirs, tous ceux qui ne disposent pas du capital -financier, intellectuel, culturel... - nécessaire pour accéder à ces réseaux ? Le premier venu peut s'imaginer sachant, mais sans savoir d'où il vient et où il va, sans projet, sans direction, sans se fixer de sens, il reste un vagabond des autoroutes de l'information. Une errance dans les non-lieux de la surmodernité20 pour parler comme M. Augé, où l'imaginaire de soi ne débouche sur aucune expérience concrète, où l'information se consomme instantanément puis s'oublie dans la dispersion des flux du quotidien; où le savoir reste virtuel à défaut d'actualisation. III - Communautés électives des médias et communication sans parole Pour certains auteurs, il s'agirait de ne pas sombrer pour autant dans les travers d'une anthropologie de la solitude ou de la télévision comme dernier rempart contre la société des individus. À l'heure d'une institutionnalisation de l'individualisme cathodique, derrière ces évolutions se profilerait paradoxalement un retour des "tribus"21: ainsi, selon M. Maffesoli, on assisterait à un réinvestissement médiatique d'une certaine culture traditionnelle marquée par l'oralité : "les médias contemporains (...) en mettant en image la vie de tous les jours joueraient le rôle dévolu aux diverses formes de la parole publique : assurer par le mythe la cohésion d'un ensemble social donné". Cette analyse repose notamment sur l'évolution de la télévision au cours des années 80-90, du modèle généraliste cher à Wolton aux nouvelles chaînes nées d'un 19 J. F. Revel. La connaissance inutile. Grasset, 1988. M. Augé. Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité. Seuil, 1992. 21 M. Maffesoli. Le temps des tribus. Librairie des Méridiens. 1988. 20 47 constat de fractionnement du public : TV ciblée, thématique, interactive... reposant sur la segmentation des goûts et des pratiques culturelles. Les médias seraient ainsi un des lieux qui favoriseraient l'émergence de nouvelles solidarités de type communautaire, ouvrant ainsi une troisième voie entre le holisme et l'individualisme, entre la standardisation de la société de masse et la fin narcissique du social. En 1984 déjà, la manifestation contre la fermeture de la radio NRJ n'avait-elle pas rassemblée des dizaines de milliers de jeunes ? Même constat en 1991 à la Réunion, après les émeutes occasionnées par la fermeture de télé-Freedom - " G r â c e à télé-Freedom, nous avons pris conscience de certaines choses et de nos droits" (Le Monde, 6 mars 1991) - Des chaînes de T.V. comme Canal Plus ont poussé très loin l'idée d'une identité de club des abonnés, moyen de distinction, de mise en avant d'un "feeling commun" ; on parle même d'une "génération MTV" pour laquelle la frontière entre publicité et divertissement n'existe plus. Les hyperboles de la science fiction sont ainsi banalisées : " D'abord vous voyez la vidéo, puis vous portez la vidéo, puis vous mangez la vidéo puis vous êtes vidéo" (P. Cadigan. Synners). Mais il ne s'agit pas pour autant de confondre public et communauté. "Les nouvelles figures d'une sociabilité exubérante et polymorphe" 22 chères à Maffesoli, restent au stade de la gestation, du moins pour ce qui concerne la télévision câblée, douteuse référence d'un tribalisme cathodique. Les tribus de la galaxie électronique sont le plus souvent éphémères. Ou pire encore, comme les publics des journaux du début du siècle qu'évoquent Gabriel Tarde23, elles peuvent être manipulées : la médiation technique ne saurait pallier le défaut de médiation sociale. La télévision peut être un prétexte pour la communication, mais les formes de réappropriation du message par le destinataire restent des cas d'exception dans les études consacrées à la télévision. Ainsi, comme l'écrit J. Derrida: "Parler d'une communauté technologique cela risquerait de reconstituer ce qui est justement ici en question (...) Pas une communauté, si par communauté on entend unité de langues, d'horizons culturels, ethniques, religieux (...) l'effet global et dominant de la télévision (...) c'est que le ici et maintenant devient incertain, sans assurance : 22 23 M. Maffesoli, ibid G. Tarde. L'opinion et la foule. Op. cit. 48 l'ancrage, délogés" l'enracinement, le chez-soi sont radicalement contestés, 24 . S'agit-il de dénoncer l'illusion de la proximité, de la communion par média interposé ? La télévision entretient en effet une confusion entre un idéal de communication dans une perspective d'intersubjectivité et une communication technique et sociale plus fonctionnelle. Les années 80 sont ainsi marquées par le succès d'une idéologie de la communication investie par le discours politique pour mobiliser, responsabiliser les citoyens, comme une technique productrice de modernisation sociale, politique et culturelle. Mais cette révolution de la communication, aujourd'hui largement décriée, ne fait que reproduire de vieux schémas scientistes: le mirage du "village global" cher à Mac Luhan 25 ne permet plus de faire écran, entre une mondialisation des télé-communications et une dérive schizoïde des scénarios de la vie locale ordinaire. D'aucuns dénoncent l'hégémonie de la culture médiatique américaine : l'envahissement des images détruirait le langage, tuerait les mots et le sens qu'ils donnent au lien social et à la délibération des citoyens :"Cet univers médiatique utilise tous les genres, les mélangeant soigneusement, y mêlant des fictions et créant des mythes pour mettre de la vie dans la consommation, de la consommation dans le sens, du sens dans l'imaginaire, de l'imaginaire dans la réalité, de la réalité dans la virtualité et pour boucler la boucle de la virtualité dans la vie réelle de telle sorte que la distinction entre la réalité et la virtualité s'efface (...) les distinctions perdent leur sens" 26 S'agit-il de la crise de la culture27 décrite par H. Arendt, une culture détruite pour e n g e n d r e r le loisir, des objets culturels devenus trop fonctionnels, réduits au besoin ? La faute à l'image ? Selon S. Daney 28, il ne faudrait pas confondre l'image qui a un sens et renvoie à une altérité avec le règne du visuel ou du télévisuel s'inscrivant dans une ronde des images ne renvoyant qu'à elles-mêmes. À une culture du récit se substitue une culture du mouvement liée au choc et au déluge des images : la domination de l'audiovisuel, l'ère du "tout-communication" favorise 24 J Derrida. Échographies, de la télévision. Galilée. 19%. M. Mc Luhan. Penser les médias. Seuil, 1972. 26 B. R. Barber. Djihad versus Mc World. Desclée de Brouwer. 1996. 27 H. Arendt. La crise de la culture. Gallimard. 1972 28 S. Daney. Le salaire du zappeur. Ramsay, 1988. 25 49 le sensationnalisme, l'émotionnel. L'événement lui-même n'accède à l'existence que par la force de l'image. Déconstruction de l'événement. Maîtrise d'un avenir neutralisé par le calcul et la prévision, selon Derrida: "je suis tellement prêt à accueillir le nouveau dont je sais que je vais pouvoir le garder, 1'archiver, que c'est comme si c'était déjà arrivé et comme si plus rien n'arrivait plus (...) C'est déjà arrivé, la mort est déjà arrivée. C'est l'expérience de la mort. Et pourtant comme la mort, l'événement, l'autre, c'est aussi ce qu'on ne voit pas venir, ce qu'on attend sans attendre et sans horizon d'attente." 29 IV - Les paraboles de I'espace public Plus largement, l'invasion des images permet aux sociologues, anthropologues et philosophes de s'entendre sur un constat : la distinction historique entre espace public et espace privé est désormais brouillée ; la société post-industrielle est prise dans des processus de déterritorialisation, délocalisation, bousculant les pouvoirs, les savoirs, les 'identités et les territoires. Un constat révélateur de la crise de la modernité : dissociation de l'économie globalisée et des cultures fragmentées, séparation entre les échanges, flux financiers, moyens de communications et les identités. La culture de masse serait désormais désocialisée - " disparition des rôles, normes et valeurs sociaux par lesquels se construisait le monde vécu (...) cette désocialisation est aussi une dépolitisation. L'ordre politique ne constitue plus, ne fonde plus l'ordre social" 30 selon A. Touraine. S'agit-il de conclure avec le R. Sennett des Tyrannies de l'intimité31 à la disparition de l'espace public ? Une part de notre conscience participe d'un univers médiatique mondial tandis que l'autre part, privée d'un espace public ou s'inventent des normes, se réfugierait dans un hédonisme à la mode Lipovetsky ou un tribalisme façon Maffesoli. Sommes-nous condamnés au destin de la foule solitaire de Riesman 32 , vivre à la fois séparés et ensemble ? L'individu est-il désormais voué au dédoublement de sa 29 J. Derrida. Échographies. Op. cit. A. Touraine. Pourrons-nous vivre ensemble ? Fayard. 1997. 31 R. Sennett. Les tyrannies de l'intimité. Seuil. 1979. 32 D. Riesman. La foule solitaire. Arthaud. 1964 30 50 personnalité, partagé entre une participation au monde technique et instrumental et un refuge dans un chez soi sans cesse déstabilisé par l'intrusion de l'autre, images de l'autre, images qu'il voudrait épurer de cette présence pour ne plus résumer le monde qu'à une seule image33, imaginaire de soi, visuel pur, sans altérité, sans singularité, sans événement. Ne vivons nous plus que des simulacres d'événements comme l'affirme Baudrillard ? Ou bien s'agit-il au contraire penser comme Deleuze que tout processus de déterritorialisation suppose une reterritorialisation et que l'espace public se recompose, qu’ "il apparaît moins structuré par une logique de rassemblement et de recherche de consensus d'une communauté nationale que par celle d'une circulation chaotique d'énoncés à la recherche de publics potentiels susceptibles de s'y reconnaître"34 ? C'est du moins dans ce dernier cadre d'analyse que nous situons notre approche du phénomène parabole. Certes, la société post-industrielle est aujourd'hui marquée par une crise des représentations doublée d'une crise de la représentativité. Mais entre porter le deuil de l'espace public et chanter les louanges des nouvelles technologies de l'information qui permettraient la résurrection de l'agora dans le cyberespace (cf. le rapport Nora / Minc. 1978), les orientations de recherches du côté des acteurs et de leurs usages des médias nous semblent essentielles pour comprendre le rôle des nouvelles médiations techniques dans l'espace public. Le cas des populations immigrées ou issues de l'immigration et de leurs rapports aux médias et à l'audiovisuel nous semble ainsi traduire certaines mutations de l'espace public autour de deux voies : -la première consiste à dépasser une vision caricaturale et manichéenne de l'invasion du champ médiatique dans tous ceux de la production culturelle pour analyser des processus de médiatisation co-produits par différents acteurs parmi lesquels on peut compter les médiatisés : l'usage des médias par les médiatisés peut donc rejaillir sur le débat public relatif à la médiatisation. C'est dans cette perspective qu'avec A. Battegay nous avons analysé dans d'autres études les images publiques 33 Le fonctionnement ordinaire des médias participerait aussi de cette logique. Cf. notamment R. Debray, Vie et mort de l'image. Gallimard, 1994. "Narcissisme technologique, c'est à dire repli corporatif de la communication, fonctionnement en boucle de la grande presse, mimétisme galopant du milieu..." 34 P. Chambat. In L'espace public et l'emprise de la communication. Ellug. 1995. 51 de l'immigration35. Soumis à une logique commerciale de l'audimat et de l'image, le champ journalistique déstabilise sans doute l'espace public des banlieues, la politique, l'histoire locale, les institutions, les relations sociales et jusqu'au champ des sciences sociales. Mais dans sa critique des artefacts que seraient les images et les discours de la télévision, P. Bourdieu36 oublie de prendre en compte que c'est ce même processus de médiatisation qui permet l'émergence dans l'espace public de nouveaux acteurs. Des acteurs qui investissent les médias comme des lieux de l'action et qui parviennent ainsi, comme les beurs dans les années 80, à faire passer un nouveau style dans l'espace public. Des acteurs qui jusqu'alors restaient invisibles, soumis aux contraintes sociales, politiques, culturelles et institutionnelles de leur environnement. Des acteurs qu'une histoire de censures, de simulacres et de malentendus avaient enfermés dans le carcan d'une image préconstruite et stéréotypée: une image fondée sur une capitalisation du silence témoignant de l'antériorité des appareils disciplinaires d'État sur les télépouvoirs quant" à l'émission et la diffusion du fantasme et à l'exploitation de la stigmatisation. Certes, ces images médiatiques ont souvent un destin de nouveaux clichés dont le contrôle échappe aux acteurs, mais ces derniers se les réapproprient (intériorisation des images médiatiques par les jeunes de banlieue : cf. Parabole et quartier) pour donner sens à leur quotidien et à leur territorialité, pour fonder des formes d'expressions de cultures urbaines. En somme, ces images publiques de l'immigration et des banlieues, si elles ne s'inscrivent pas nécessairement sur une scène constitutive de l'action politique mettent en perspective : - une dissociation entre vie publique et vie sociale ou culturelle dans ces sites. - une évolution de l'espace public, d'une conception dominée par le politique à un espace public dominé par les questions sociales et culturelles. - La seconde voie s'inscrit dans un prolongement et nous sert de cadre pour l'étude du phénomène parabole. Il s'agit d'aller au-delà d'une vision 35 36 A. Battegay, A.Boubeker. Les images publiques de l'immigration. L'Harmattan. 1993. P. Bourdieu. Sur la télévision. Liber Editions, 1996. 52 fonctionnelle de la parabole en terme de communication - la communication fonctionnelle renvoie à un marché et aux nécessités d'échange dans les sociétés complexes - pour analyser comment sa diffusion et ses usages l'investissent de significations collectives, accompagnent l'émergence d'un espace de discussion et d'argumentation qui a une dimension communautaire sans pour autant s'inscrire dans l'opposition mise en perspective par Tonnies entre communauté et société. Une déclaration de l'un de nos interlocuteurs peut éclairer notre propos ": j'ai acheté la parabole pour sortir de ma banlieue et du PAF, m'ouvrir un peu sur le monde et de préférence celui de mes racines, changer de regard, oublier Pierre et Paul et la page des faits divers, ne plus avoir honte de ma race, retrouver la mémoire pou' parler avec mes gosses. Et pour trouver autre chose à dire à Pierre et Paul. " Mais pour rendre compte d'une ethnicisation de l'espace public que traduirait le phénomène parabole, il s'agit de ne pas s'arrêter à une conception substantialiste des identités ethniques : la reconquête d ' u n e mémoire ou la construction de nouvelles références culturelles, c'est l'enjeu d'une médiation technique de la parabole. Pour échapper à la tension réductrice entre une ethnicité subie sur le mode de la stigmatisation et une ethnicité vécue sur un mode imaginaire. Pour faire valoir une reconnaissance autant publique qu'intra-communautaire des pratiques culturelles. Mais comment la parabole permet-elle de sortir de la perspective traditionnelle d'une communauté enclavée et conservatrice, à l'écart de toute innovation? Comment une médiation technique permet-elle de véhiculer des représentations collectives ou comment une communauté s'actualise-t-elle autour d'une médiation technique ? 53 II Les paraboles du lien social Selon notre hypothèse, les paraboles du lien social ne sont compréhensibles qu'au carrefour d'une triple expérience : − L'expérience de l'exclusion et de la stigmatisation des populations de banlieue. − L'expérience de l'immigration, du déclin communautaire et de la nostalgie des traditions culturelles. − L'expérience d'un nomadisme urbain lié à des circulations d'informations, de biens et de personnes entre pays d'immigration et d'émigration, participant ainsi à des réseaux internationaux de communication et s'inscrivant dans la perspective d'un espace public. 54 CHAPITRE I La parabole du quartier : l'expérience de l'exclusion et de la stigmatisation "Où sommes-nous ? Quoi ? Où allons-nous ? D'où venons-nous? Dans les trois cas l’où désigne un locatif qu'on ne comprendrait pas sans cette clôture. Ici s'arrête bien quelque part et si je vais là il faut bien qu'à un moment il se décide que j'y arrive. Le local n'a pas lieu sans limite ni frontière (....) Or dans l'âge contemporain, le terme ouverture presque magique porte une haute valeur alors que la clôture ou fermeture devient un vice à éviter (...) ce renversement des valeurs suit la transformation de l'espace (...) Qua ? Par où passons-nous ? Les localités s'ouvrent au transit ou aux transports. Composé de lieux par pièces juxtaposées de proche en proche, le paysage se défait sous nos travaux connexes et ces frayages de chemins. Local, jadis, globalisable, désormais il ne répond plus qu'à la quatrième question." (Statut. M. Serres. P 58-59). "Il me semble avoir familièrement connu puis quitté soudain un âge qui résumait son expérience par les trois premières questions de lieu (...) Dans les litanies du soir, nous priions pour les voyageurs et les agonisants, car seuls les égarés perdus dans le temps et l'espace, sans référence, cherchent avec angoisse des lambeaux de réponse à la quatrième question : Qua ? Par Où passons-nous ?" (Statut. M. Serres. P. 56). I L'Écoin-Thibaude à Vaulx-en-Velin : entre histoire et actualité. Écoin-Thibaude. L'autre ZUP de Vaulx-en-Velin, moins connue que le Mas-duTaureau. Le quartier correspond à une subdivision administrative, site DSU, où se distinguent deux zones urbaines dont les noms sont ceux d'anciens "lieux-dits", séparés par un no man's land et l'avenue Dimitrov : la Thibaude et l'Écoin sous la combe. Aujourd'hui la réhabilitation change de style : ternies par l'épreuve des années 80, les couleurs bariolées des immeubles sont remplacées par un blanc immaculé et la réflexion des rayons du soleil de mai sur l'acier des paraboles donne un côté futuriste à la cité de béton. Une cité qui reste néanmoins enclavée, entre le 55 commissariat et les immeubles administratifs qui la sépare du centre ville en pleine reconstruction, et deux zones industrielles : les vieux ateliers mécaniques de la Rize et la zone industrielle-est. Cette dernière, qui concentre une diversité d'entreprises-phares spécialisées dans les flux urbains (tuyauterie et robinetterie, transports-colis...) reste le lieu de l'échec municipal de la création d'un pôle multi-services (restauration, bartabac...), les entreprises ayant refusé le projet au nom d'un usage limité de l'espace vaudais. La surface commerciale de la zone urbaine se limite donc à trois boutiques: une pharmacie, une boulangerie, et une épicerie, le seul bar étant situé à la limite de la zone industrielle de la Rize. À quelques encablures du centre ville, l'Écoin-Thibaude est victime de l'échec des conceptions urbanistiques qui ont présidé à la construction de la ZUP : "l'urbanisme à circulation différenciée" et "l'urbanisme commercial" ne sont pas parvenus à faire du "Grand Vire" et de sa surface commerciale un carrefour urbain, lieu de vie et de brassage. Le Grand Projet Urbain tente de rompre avec cet héritage pour mettre fin au paradoxe vaudais : un centre ville désaffecté et des quartiers repliés. 1) Le poids d'une histoire éclatée Histoire de l'Écoin-Thibaude. Histoire de la commune de Vaulx-en-Velin: d'abord celle d'une banlieue ordinaire. Un petit village, capitale du cardon exploité par des maraîchers depuis le début du siècle. Côté Thibaude et Écoin sous la Combes, côté lieux dits, la rase campagne à proximité d'une rivière, la Rize. L'histoire de la Rize ou les guinguettes d'une culture populaire : les tonnelles, le saucisson de campagne, le petit blanc arrosant la friture, les bals-musettes et les jeux de boules. Un petit monde industriel s'adosse à ce monde rural dès les années 30. Des cités ouvrières essaiment peu à peu le paysage vaudais et les ateliers mécaniques de la Rize connaissent leur heure de gloire au cours des années de croissance. Puis le petit village tranquille est emporté par la politique d'urbanisme et par une véritable explosion démographique. Dans l'esprit des aménageurs, le confort des logements devait permettre de dépasser le problème de densité de population dans un horizon de béton. On pensait alors maîtriser la spatialité de la cité HLM par une organisation rationnelle des rues et des équipements collectifs chargés d'assurer la présence d'un espace relationnel entre un espace public lisse et transparent et l'espace privé des appartements. Le social se voyait réduit à l'urbain dans une vision organiciste du corps social : le simple fait d'habiter dans ces quartiers était censé entraîner une homogénéisation des populations, une identité commune liée à un dépassement de leurs appartenances de classe et de leurs autres liens d'allégeance. Mais le logement social attire les couches sociales les plus démunies de l'agglomération et peu à peu le site urbain est identifié comme un réservoir de "populations à problèmes". Les mémoires vaudaises s'accumulent les uns sur les autres comme des strates compartimentées et les distances sociales et culturelles sont croissantes malgré la proximité géographique entre les 300 hectares de zone urbaine et Vaulx-village, l'ancien bourg agricole avec ses pavillons, sa place commerçante et sa réserve des plus anciens habitants de la commune. Début 1985, la réhabilitation tente de donner une nouvelle image de la zone urbaine, mais à la Thibaude pas plus qu'au Mas-du-Taureau la réhabilitation ne parvient à créer une vie de quartier au cœur de la ZUP. L'écho national des émeutes d'octobre 1990 retentit comme l'échec d'une politique basée sur l'image d'une "ville de gagneurs", en plein développement économique. Aujourd'hui, la capitale française du malaise des banlieues panse encore ses plaies. Ainsi l'histoire de Vaulx-en-Velin et de l'Écoin-Thibaude est-elle tissée d'un voile d'illusions perdues. Les légendes médiatiques actuelles se nouent à une anamnèse longue. 2) Un haut-lieu de l'actualité urbaine En octobre 1990, une décennie après les "rodéos" des Minguettes, Vaulx-en-Velin devient pour les journalistes le haut-lieu d'une nouvelle trame de l'actualité urbaine, le symbole du "malaise des banlieues". Depuis le début de la décennie, la référence vaudaise s'est ainsi imposée à une chronique nationale des violences urbaines: une référence partagée des récits médiatiques traitant d'exclusion, de faits divers meurtriers, de "dérive suicidaire" des banlieues... des récits constitutifs d'un imaginaire public s'inscrivant dans une dramatisation des rapports entre ces cités à la dérive et l'ensemble de la société française. Le maire de Vaulx-en-Velin, M. Charrier déplore "ces regards biaisées d'une presse à sensation" : "Pour le reste de la France, Vaulx-en-Velin nous le savons bien, ce sont ces images diffusées et publiées à l'envi : immeubles HLM aussi agressifs que 57 désolants, voitures qui brûlent dans la nuit, débris calcinés de centre commercial. Les "vaudais médiatisés" forment une population homogène, étrange puisqu’en majorité jeune et étrangère, à la dérive entre aide sociale et délinquance (...) Bref depuis octobre 1990, Vaulx-en-Velin est devenue l'une des villes symboles des banlieues, sa réalité virtuelle lui échappe, elle est réduite à quelques clichés..." 37 Ces récits en images, mise en scène et en intrigue de l'actualité urbaine ont ainsi largement été décriés comme des clichés réducteurs ou selon P. Bourdieu, comme une illustration de l'emprise des médias sur les autres champs de la production culturelle. Soumis à une logique commerciale de l'audimat et du tout-image, à une dérive du sensationnalisme, le champ journalistique déstabilise sans doute l'espace public des banlieues, la politique, l'histoire locale, les institutions, les relations sociales et jusqu'au champ des sciences sociales. La médiatisation est devenue une dimension constituante de la vie urbaine, sociale, culturelle des sites marqués par l'expérience de la visibilité publique38. Le quartier de l'Écoin-Thibaude est au cœur de l'usine à fantasme: cité d'une "dérive mafieuse" surnommée localement "la petite Colombie" depuis "l'affaire de la tour de l'héroïne" en 1993, cité d'une manipulation intégriste depuis l'affaire K. Kelkal, lequel fréquentait la mosquée de l'Écoin sous la combe. La mise en scène des images publiques du site repose d'abord sur le poids des mots, "des mots extraordinaires" selon Pierre Bourdieu : "la photo n'est rien sans la légende qui dit ce qu'il faut lire, c'est à dire bien souvent des légendes qui font voir n'importe quoi." (La télévision. Liber éditions. 1996). Les images servent d'illustration à une surenchère du langage, produisant des effets de réel qui naturalisent les présupposés, les catégories de perception du journaliste. Puissance d'évocation des médias. Mais au-delà de la presse, cet excès de représentation désignant Vaulx-en-Velin et les cités périphériques est coproduit par d'autres champs de la vie publique. Banlieues des mots d'ordre politique, de l'intégration contre le ghetto ou l'exclusion, de la laïcité 37 Une petite ville en France. Le Monde, 10 octobre 1995. cf. Ahmed Boubeker. Les mises en scènes d'une mémoire locale. Mission du patrimoine ethnologique. 1995. "Vaulx-en-Velin dans la guerre des images" in Les Aléas du lien social sous la direction de Jean Métral. Ministère de la culture, 1997. 38 58 contre l'intégrisme. Banlieues des cultures professionnelles, "quartiers sensibles", "sites DSQ", "dispositifs"... Les banlieues des lieux communs officiels ne correspondent pas aux banlieues indigènes. Nous avons quant à nous insisté dans d'autres travaux sur le fait que cette quête médiatique du spectaculaire génère aussi un débat public sur les processus de fragmentation urbaine et culturelle : les images publiques des banlieues et de l'immigration permettent à la société française de découvrir ses nouvelles frontières intérieures. Le malaise des banlieues met en perspective les ratés du modèle d'intégration républicaine et la délitescence de l'universel abstrait d'une communauté des citoyens : l'unité du corps social semble remise en cause par la vacuité des réponses politiques face à l'urgence des demandes culturelles et sociales non satisfaites. II De l'usage des images médiatiques dans la construction des territoires imaginaires des "zupiens" 1) Le monde médiatique des "zupiens" "L’information visuelle structure à distance un vécu sans que cette structuration soit liée ni à une activité opératoire accomplie par le sujet en lui-même, ni à une transmission directe par l'action ou indirect par l'enseignement" 39 Les propos de G. Cohen-Seat qui décrivait dès 1961 l'avenir d'une société de "l'information visuelle" semblent décrire l'expérience des "zupiens", ces jeunes de Vaulx-en-Velin qui ont défrayé la chronique. Si les images et les mots de la presse ont souvent un destin de nouveaux clichés stigmatisants, ces "légendes médiatiques" - au sens de fictions ou de représentations accréditées dans l'opinion mais amplifiées par l'imagination - participent pourtant de la construction sociale des mondes contemporains de banlieues: ainsi des territoires imaginaires des "zupiens"40 de Vaulx-en-Velin, entre cités locales, cités publiques et cités du rêve, où les images médiatiques sont réinterprétées et deviennent une ressource, pour donner sens à la vie quotidienne, pour fonder des formes d'expressions 39 G. Cohen Seat, G. Fougeyrollas. L'action sur l'homme: le cinéma et la télévision. Denoël. 1961 Ce terme désigne les petits frères de beurs : auto-désignation de certains de ces jeunes, il a été médiatisé au lendemain des événements d'octobre 1990, mais il n'a pas fait date. 40 59 s'inscrivant dans une perspective des cultures urbaines. Contrairement à leurs parents et à d'autres populations, les "zupiens" ne sont pas déstabilisés par la médiatisation qu'ils savent utiliser comme une source d'autovalorisation. À défaut de communauté naturelle, leur logique identitaire semble passer par une superposition des liens familiaux, de voisinage et par une réappropriation des stéréotypes de la désignation sociale. Les quartiers d'assignation à résidence sont vécus tout à la fois comme espaces de rejet et refuges. Au-delà d'un héritage culturel, une part de l'ethnicité attribuée ou revendiquée des jeunes issus de l'immigration apparaît ainsi comme le résultat d'une négociation avec leur environnement : le quartier, la famille, les copains, l'école, la police, mais aussi les médias, véhicules d'images publiques intériorisées. Dans cette perspective, le contexte urbain, loin de se réduire à une somme de désorganisations apparaît comme une superposition de territoires et d'espaces intermédiaires où se négocient de nouvelles identités. Ces nouvelles identités peuvent se lire dans le cadre d'un processus d'innovation sociale opérant par naturalisation de comportements et de modes d'expressions, et permettant une adaptation de l'acteur non seulement à son environnement mais aussi à sa propre image. Le lien social se définit aussi par sa capacité à se dédoubler. Les "émeutes" de Vaulx-en-Velin ont permis aux "zupiens", marqués par la précarité et les ruptures de communication avec la société française de se recomposer un territoire imaginaire. Les usages ritualisés des images médiatiques font des processus de médiatisation une nouvelle donne pour le jeu de simulacres qui parcourt l'existence des "zupiens" qui se connaissent depuis l'enfance mais qui se redécouvrent dans de nouveaux jeux de rôles, jeux d'images, jeux de rumeurs, jeux de mise en scène d'une culture urbaine. Le territoire des zupiens est un espace où il n'existe pas de rupture réelle entre le dehors et le dedans, pas plus qu'il n'existe de séparation entre les loisirs, la vie affective, le bricolage et les petits trafics. C'est une spatialité intériorisée à l'image d'un monde subjectif. La médiatisation donne une nouvelle dimension à ces jeux d'images qui se jouent sur une scène locale. Les frontières entre privé et public sont d'autant moins marquées : il devient délicat de faire la différence entre jouer un rôle et "se la jouer", prendre son rôle au sérieux. 60 2) Genèse d'un jeu de simulacre avec les images médiatiques. La vie privée n'existe plus vraiment lorsqu'une image publique l'empoisonne. Et avant les clichés médiatiques, bien longtemps avant que la presse découvre les banlieues, le regard de la société française sur l'immigration, celui des "beaufs" comme celui des antiracistes compatissants, ce regard était déjà celui de la méduse figeant les destins dans un décor de béton. Ainsi à la Thibaude comme dans d'autres cités, le zupien que l'angoisse réveille en pleine nuit ne sait même pas si cette peur lui est personnelle ou s'il s'agit d'une peur publique produite par le délire des autres. Dans ce monde téléguidé, il semble que l'individu n'ait plus aucun mot à dire sur ce qui lui arrive. Il ne vit qu'en fonction d'un sursis. Jamais dans son droit même lorsque son innocence crève les yeux. L'attitude des zupiens est ainsi fondée sur toute une expérience érigée en loi : leur monde et la société française vivent en état d'antagonisme et une vraie communication est impossible. Il faut donc respecter cette exclusion réciproque pour survivre, construire ses propres images de soi et tirer un certain bénéfice de la situation. Les médias sont ainsi investis comme des agents de la fondation de territoires imaginaires. Ils engendrent une réalité virtuelle en captant l'existence symbolique des gens, "dans un cadre d 'images virtuelles, dans un univers de simulacre dans lequel les apparences ne se situent pas seulement sur l'écran ou l'expérience est communiquée, mais deviennent l'expérience même" 41 La télévision structure ainsi le langage de la communication sociale dans le monde des zupiens. Le territoire des zupiens apparaît comme une forme qui se construit dans un jeu de simulacres avec la société française, dans un jeu avec le jeu social qui rejoint le "jeu du jeu" selon Duvignaud : " Le jeu est ici inséparable de l'imaginaire et de toute création de forme et il semble inséparable de l'être de l'homme puisque insurmontable est la distance séparant celui-ci de l'univers qu'il n'atteindra jamais. Les fictions que suscite le jeu emplissent cette aire 41 E. Castells. La société en réseau. Fayard. 1998 61 intermédiaire qui se tient entre nous et les choses et hors de toute utilité ou efficacité semblent autant d'efforts pour conquérir le réel toujours en fuite" 42 Rapport à l'immédiat qui ne permet plus de distinguer la sensation et le discours, incapacité de sortir d'une iconosphère, comme si l'information visuelle s'était transformée en discours d'images dans lequel les zupiens se perdent, au point de se confondre avec le flux des images qui les traversent et les font ce qu'ils sont. Les images ne sont pas seulement reçues, elles sont vécues : on participe du spectacle. "Participer c'est vivre selon le registre de l'imaginaire, ou plus exactement, selon un registre où l'imaginaire et le réel ne parviennent plus à se distinguer. En présence de réalités débordant de toutes parts les significations rationnelles qu'elles contiennent, la participation est un mode de compréhension dans lequel l'affectivité l'emporte d'une manière décisive sur l'intellectualité. Les caractères de la pensée magique s'imposent..." 43 Dans ce contexte, quel rôle joue la parabole ? Nos observations et nos entretiens sur le quartier de l'Écoin-Thibaude mettent en perspective un usage minime de cet instrument technique par les jeunes (à l'exception notable des jeunes se revendiquant d'une identité musulmane : cf. plus bas). Reste qu'il s'agit aussi de comprendre une genèse de l'usage de la parabole dans le contexte des rencontre interethniques et d'une politisation des appartenances. Celle-ci se construit en premier lieu avec l'obsession unitaire de la référence nationale qui constitue le support des politiques publiques et qui suscite ainsi une première forme de la politisation de l'appartenance. Mais cette dimension n'en reste pas à la désignation: son historicité se construit non seulement comme le produit de contraintes mais aussi par une créativité qui incite les zupiens à être sujet de leur propre histoire. Cette créativité ne se déploie pas dans l'isolement mais dans des contextes sociaux de communication: ces situations sont les lieux où se réinterprètent les codes culturels, les représentations collectives, les récits de l'immigration : si ces représentations témoignent d'un 42 43 J. Duvignaud. Le jeu du jeu. Balland. 1980 G. Cohen-Seat, P. Fougeyrollas. Op. cit. 62 certain immémorial de l'identité, elles sont pourtant politisées dans un sens stratégique par des usages qui remodèlent les monuments du patrimoine sur une scène ludique. III La parabole des jeunes musulmans La mosquée Bilal se situe dans un LCR au bas d'un groupe d'immeubles de l'Écoin sous la Combe. Un petit bâtiment triste au toit bordé de barbelés et à usages multiples : salle de boxe éducative, salle de réunion, lieu de culte. Entre le travail social et l'espoir public d'une participation des habitants, l'islam de Vaulx-en-Velin se fraye une petite place. Ce vendredi d'avril 1997, nous rencontrons Samir et Nabil qui vont nous guider dans nos rencontres avec ceux qui se revendiquent de la religion islamique, car si tous les jeunes maghrébins se disent musulmans, seuls quelques-uns uns se veulent pratiquants ou militants religieux. Samir, 23 ans, est étudiant en médecine. Nabil, 22 ans est chômeur après de "vagues études" en droit. Tous deux sont nés à Vaulx-en-Velin. Nous lions connaissance après une discussion dans la mosquée avec Sallah Eddine B. 41 ans, un théologien d'origine algérienne de passage à Vaulx-en-Velin : "Je crois que le titre de votre étude est bien choisi : les paraboles du lien social. Le lien social, ça commence par la parole, par les mots. Et je crois que notre problème c'est précisément une question de langage. Ca se joue à tous les niveaux. D'abord celui de l'héritage ou plutôt de l'absence d'héritage : nos parents ont trop souffert et ils ont renoncé à nous délivrer un message. Sans doute parce ce que ce qu'ils ont vécu les a amenés à perdre le sens de leur identité. Leurs vies ont été volées, leurs destins figés : on ne peut pas raconter son histoire à ses enfants quand on ne se la raconte pas d'abord à soi même ! Je crois que c'est le pire mal pour un homme : ne plus parvenir à parler de soi avec les siens et avec soi même. Comment parler de cette histoire avec nos anciens, avec quels mots, comment échapper à la spirale du silence ? Faut-il respecter ce mutisme comme disent certains ? Mais cela revient à respecter la misère, à rester enfermés dans le piège d'un mal qui a rongé la dignité de nos vieux et qui nous a fait perdre tout espoir d'héritage. Nous autres musulmans nous ne voulons pas rester dans ce statu quo de la mémoire car le poids du silence a mené notre génération à la perte de toute identité. Donc il faut parler. Parler ensemble. Parler avec nos anciens. Mais comment parler d'une mémoire perdue de l'immigration, comment parler d'une expérience qui a gelé les mots dans les cœurs? Et sur quelle base, nous autres fils et filles d'immigrés qui vivent l'immigration par procuration dans le regard des Français sans avoir connu ni hérité de l'expérience indicible de nos pères, sur quelle base prendre la parole ? C'est là qu'intervient la parabole. D'abord et surtout, la parabole au sens religieux du terme qui est un métalangage. Le Coran et les hadiths traduisent de toute éternité ce 63 qui est écrit dans les âmes et chacun peut retrouver-le sens de son expérience dans la prophétie du Livre. C'est la voie du musulman. La plus noble pour se garder du mal et retrouver le chemin de la umma (communauté des croyants). Mais il y a aussi une autre voie, plus prosaïque. En tant qu'héritier du silence, je peux parler avec mon père de mon problème de communication avec lui, du problème d'identité que me pose ce problème. Si cette démarche s'appuie sur un support technique comme les images de la parabole-télé, elle devient réflexive: créant un méta-niveau de langage, elle peut ouvrir la voie à une reconquête de la mémoire de l'immigration" Samir et Nabil nous expliquent que la parabole est utilisée par des associations musulmanes de "l'agglomération lyonnaise" à des fins éducatives. Dans cette perspective, il ne s'agit pas de se limiter à une opposition entre "pratiquants" et "zupiens", mais il ne s'agit pas non plus d'imaginer que la bonne parole va susciter la profession de foi des enfants prodigues de l'islam. Nos interlocuteurs font un bilan critique des conversions spontanées, trop rapides, qui se sont soldées par des récupérations de la jeunesse musulmane de France par des "grenouillages" internationaux de l'islam politique. Après "l'affaire Kelkal" notamment, les associations ne veulent plus porter cette responsabilité et c'est sans doute dans un souci de protection que Samir et Nabil n'ont pas accepté de nous laisser citer le nom de la structure à laquelle ils collaborent ou de nous inviter à une séance de téléspectateurs-parabolés. Ils inscrivent ainsi un certain usage éducatif de la parabole dans une perspective culturelle en deçà d'une dimension cultuelle : "On n'est pas là pour donner des leçon à nos parents. Trop souvent les frères qui arrivent ont tendance à croire qu'ils ont tout compris parce qu'ils savent réciter deux sourates. En fait ils captent la vérité avec un désir de revanche et il faut d'abord les guérir du piège de l'image. Les Français délirent sur les images, les mômes eux consomment du délire. Mais c'est vrai qu'on peut se prendre au jeu. Et c'est vrai qu'on peut guérir le mal par le mal, l'image par l'image : la parabole permet de prendre une distance, ne plus être accroc de n'importe quelle image"(Samir) "L'éducation, ça commence par le respect. Il faut comprendre qu'on vient de naître et qu'on ne sait rien. Nos parents eux ont vécu. Alors, je ne dis pas qu'il faut comme ça du jour au lendemain leur demander de parler, c'est toujours difficile de parler quand on s'est habitué au silence. Mais il faut être à l'écoute. Il faut arrêter de se croire plus malin même si les vieux ne parlent pas le français. Le vrai problème, ce sont les mots. L'image de la parabole doit nous rendre les mots que la France nous a volés !" (Nabil) Les mots. L'immigration et les banlieues sont prises au piège des mots. Des mots galvaudés par un usage public qui finit par les vider de leur sens : ghetto, différence, identité... Mais s'agit-il par crainte du cliché ou du jeu de mots de renoncer aux concepts qui sont l'ossature des mots ? 64 "On va finir par ne plus parler. Chaque fois qu'on dit un mot, on nous calcule. Le langage n'est plus libre. Le mot réseau par exemple : depuis les attentats de 1995, chaque fois que quelqu'un l'utilise il y a du piège dans l'air : le réseau se limite désormais au réseau islamiste. Je suis un scientifique et j'ai toujours utilisé ce mot dans un autre sens; mais je dois aujourd'hui l'oublier. Je finis par comprendre pourquoi tous ceux qui sont l'objet du discours, les musulmans aujourd'hui, les Arabes de banlieue hier, les apaches des faubourgs ouvriers avant-hier finissent toujours par se cacher derrière une autre langue. On nous vole les mots qui pourtant sont à tout le monde. Le problème, ce n'est pas l'invasion des images, c'est la pénurie des mots ! (Samir) Les immigrés et leurs héritiers font ainsi l'expérience de cet exil derrière l'image avant les autres membres de la société française. Chacun de méfie des mots et des discours tandis que l'image qui se donne à voir n'a pas besoin d'administrer une quelconque preuve. Le langage est usé. Il s'est émancipé du réel. Il range dans une catégorie que rien apparemment ne peut dépasser. Stéréotype. Cristallisation verbale. Engluement dans le quotidien. Dans ce contexte, les refuges imaginaires des "zupiens", leurs jeu de cache-cache avec les clichés publics apparaissent comme un jeu de dupe, une forme d'aliénation ou de relégation dans un monde réifié. Un monde sans perspective parce que sans contrôle du langage. Mythos à défaut de logos. Mais cette privation peut donner un sens au "djihad al nafs", la résistance dans un milieu hostile, "la voie du musulman" selon Djillali le stéphanois, imam supplétif à défaut de reconnaissance officielle et membre du "réseau" des "frères" de Samir et Nabil. "Objectivement nous n'avons rien, aucun héritage. Rien ne nous appartient : ni les siècles de la civilisation occidentale, la science, les techniques, la littérature, la philosophie : même ce pays où nous sommes nés n'est pas notre pays. Nous n'avons rien sinon la honte du pauvre de n'avoir rien, la honte et le désir de revanche. Nos frères les plus égarés tentent de "réaliser" ce désir et ils se perdent sur les chemins de la révolte en exigeant leur part du gâteau, leur droit de consommer. Le musulman, lui, trouve refuge dans le passé, l'âge d'or de l'islam. C'était, il y a mille ans. Ni Ibn' Arabi, ni Ibn Rusd (Averroès) ne se lèveront de leur tombe pour faire reconnaître notre doit de cité dans l'inventaire des richesses de la civilisation (...) Mais il faut se rappeler que la vraie richesse est dans notre cœur: la parole de Allah nous rend plus riches que les plus riches marchands de ce monde: ils ont des routes pavées de lumières et de biens, nous avons la voie du bien ; ils ont les choses, nous avons les instants de l'âme; ils ont l'espace, nous avons le temps ; ils ont l'avoir, nous avons l'être ! En vérité le paradis moderne de la consommation est un désert peuplé de mirages : méfions nous de tous ces objets, toutes ces images (...) seule la parole de Allah est vivante ! Et cette parole doit être gravée dans notre cœur. Nous ne savons rien faire, rien construire, aucun monument de pierre, mais dans la vie de tous les jours, cette parole échangée, entretenue comme un fil invisible qui permet l'union des cœur, cette parole qui demeure dans le temps plus longtemps que la pierre bâtit un chef d'œuvre d'architecture que Allah seul est capable de voir." 65 Au delà des formules du langage établi ou sclérosé, il s'agit donc pour Samir, Nabil et leurs coreligionnaires de l'Écoin-Thibaude de retrouver une voix étouffée par le vacarme des autres. Retrouver l'être. Retrouver l'expression. Mais, s'agit-il d'élaborer une nouvelle mythologie du langage, chercher son secret, n'être plus que le serviteur des représentations collectives dont la langue affirme la pérennité ? Pour Samir et Nabil du moins, ce qui importe avant tout c'est de "donner un sens plus pur aux mots de la tribu" selon la formule de Mallarmé. Un ascèse sur les mots. Attention aux ambiguïtés du langage, aux clichés pour rester attentif à sa propre expérience. Parler comme un mystique plutôt que parler correctement comme tout le monde. "L'arabe littéraire bien sûr, la langue du Coran. Tout le monde ne peut pas aller dans les pays arabes pour apprendre mais avec la parabole, on peut avoir accès à d'excellents programmes. Je ne parle pas que de MBC, chaîne saoudienne sur laquelle tous les chasseurs d'intégristes délirent, on peut trouver de très bons programmes sur les chaînes maghrébines. Il faut s'acclimater à la langue pour découvrir le sens caché que l'arabe dialectal ne permet plus de capter. Mais la langue c'est aussi le français. Moi je pense en français dans ma tête mais j'ai peut-être besoin de la médiation de la langue du Prophète pour faire la paix avec celle de Victor Hugo. Et il suffit d'écouter parler les lascars de la cité pour comprendre qu'ils ont le même problème que moi : on ne me fera jamais croire qu'on peut penser en verlan ! La parabole est un outil éducatif dans le sens où elle nous permet de déposer les armes, prendre de la distance avec la langue française pour mieux la retrouver !" Dans la posture militante de Nabil et Samir, il n'y a plus d'opposition possible entre expression et communication: reformuler le sens des mots, c'est réenchanter le monde ; "la parole plie le réel" nous dit Nabil. "Les mots appartiennent à tous nos frères et sœurs, à tous les gens du livre et à tous les hommes de bonne volonté : nul ne peut se prétendre propriétaire du langage ! Notre tache à nous autres Musulmans de France est difficile car nous sommes ici des enfants illégitimes comme dit le sociologue Sayad et après avoir coupé les immigrés de leur terre, la France voudrait nous ôter tout espoir d'héritage : ni celui du monde musulman, ni le patrimoine européen ! Moi je ne veux pas rester coincé entre les coulées verbales et les non-dits de la société française, je ne veux plus me cacher ni parler à l'envers pour exister ! Je ne veux pas cautionner cette situation par mon silence mais je ne veux pas non plus hurler seul dans la tempête !" "Il ne faut pas croire que notre histoire commence avec le regard des autres, ne pas croire non plus qu'on peut se libérer en se déchaînant contre la porte de la prison du stéréotype. Les gens croient aux formules magiques - "sésame ouvre-toi!"- mais c'est une éternelle tentation chez nous Maghrébins qui avons toujours confondu islam et traditions superstitieuses: La foi soulève les montagnes quand on se donne les moyens de réaliser les desseins d'Allah, car à lui seul tout 66 est possible! Donc il ne suffit pas de jouer avec le regard de la société française, de proclamer la libération du Vaulx-en-Velin des musulmans et de se réfugier derrière les images, derrière la coquille fragile des apparences. Il faut communiquer pour espérer s'en sortir !" Mais dans cette perspective d'une éthique du langage, communiquer ne signifie pas que n'importe qui peut exposer aux autre n'importe quoi pour n'importe quelle raison : encore s'agit-il que ces raisons trouvent un écho dans un collectif dans le sens où, si culture et identité sont liées, la fonction sociale du langage comme celle de l'art est la définition d'un moi collectif. Comme le souligne B. Williams commentant Wittgenstein, nous comprenons le langage de la même façon que les enfants attrapent des pratiques et des règles induits dans une forme de vie. Il ne s'agit donc pas d'appliquer des règles abstraites : "l'usage du langage éthique dépend de formes de vie partagées et des pratiques d'une communauté au sein de laquelle nos attrapons les éléments de notre expérience morale". 44 "Ma solution, je ne dis pas qu'elle soit valable pour tous, a été d'accepter mon identité musulmane. J'ai ressenti cette nécessité de revenir à mes origines cultuelles et culturelles pour oser prétendre m'approprier aussi les siècles de l'histoire de France. Pour sortir du piège de l'image, échapper au regard des autres, il faut partir du désordre de notre propre expérience, investir notre souffrance d'une cohérence pour créer notre langage à partir d'elle. C'est difficile bien sûr. D'autant plus que la France ne veut pas nous lâcher, elle nous aime trop madame la France et ne veut pas admettre que notre monde n'est pas toujours au fond de ses yeux. Moi je revendique aujourd'hui l'héritage d'Avicenne (médecin comme moi) et de Rousseau. Mais c'est le résultat d'une ascèse, d'une profession de foi : ce n'est pas le fantasme du dialogue des cultures ! On veut nous faire croire que la communication serait cette ouverture de l'immigration à la société française. Ce délire du melting pot et du métissage, c'est une sinistre blague et un dialogue de sourds: comment communiquer lorsqu'on ne maîtrise pas les cadres de la communication ? Je dis que faire le choix de la communication, c'est d'abord faire la paix avec soi-même et avec les siens. Il faut pouvoir se situer. Et je crois que la parabole est un outil technique qui nous permet de sortir de ce dialogue de sourds. L'enjeu est le recadrage d'une relation trop passionnelle sur le registre d'une nouvelle communication au sens de l'école de Palo-Alto". Pour Samir et Nabil, la communication s'inscrit avant tout par un refus de la colonisation de la mémoire par l'imaginaire. Ne pas céder à la tentation de se perdre dans le passé de la grandeur musulmane comme un refuge : garder les pieds sur terre, c'est répondre présent à la relation actuelle, cette relation qui permet aujourd'hui une nouvelle donne malgré tous les échecs cumulés. L'enjeu est de toujours se reconnaître pour conjuguer la mémoire au présent. Dans 44 B. Williams. "De la nécessité d'être sceptique". In Le Magazine littéraire. Janvier 1998. 67 cette perspective les traditions sont discutées et les nouvelles technologies comme la parabole peuvent contribuer à transformer la culture. Ou comme l'écrit N. Postman cité par Castells : "Nous ne voyons pas la réalité telle qu'elle est mais telle que sont nos langage. Et nos langages sont nos médias. Nos médias sont nos métaphores. Et nos métaphores créent le contenu de notre culture"45 Certes, Samir et Nabil sont des jeunes musulmans d'exception. La plupart des autres interlocuteurs que nous avons rencontrés sont loin, très loin de cette ouverture d'esprit. D'une certaine manière, ce derniers reproduisent sur la scène de l'Histoire les territoires imaginaires des zupiens qui se jouent eux sur la scène de l'actualité. Mais peut-on les blâmer lorsque la société française s'inscrit dans la même perspective face à l'immigration et aux banlieues? Choisissant sans cesse de sacrifier les habitants des cités d'exil sur l'autel de l'immémorial au nom des traditions républicaines et de l'Histoire de la nation des nations. Au nom de l'exception française. L'actualité politique de la société française comme l'actualité urbaine révèlent pourtant que l'argument historique du modèle d'intégration à la française s'inscrit désormais dans un conflit entre imaginaire et mémoire. L'ordre de l'imaginaire devient celui des politiques du fantasme jouant sur les grandes peurs identitaires dans un contexte de mondialisation : sacrifice rituel de l'événement, retour du même, refus de l'autre, négation de l'advenu, virtualisation de l'actuel. L'ordre de la mémoire ne permet plus de construire l'Histoire sur une ambition de fidélité et un souci d'actualisation refusant la confusion entre le réel et l'irréel: la mémoire des cérémonies commémoratives n'est plus le récit de cette fondation continue d'un imaginaire collectif et d'une construction sociale de la réalité. Tel le "salut" au Moyen Age, le mythe de la communication permet sans doute de masquer le malentendu historique. Idéologie du monde virtuel. Ou encore idéologie du consensus qui permet d'oublier l'ambition de la mémoire. Mais la question des banlieue se perd dans ce maelström. Il n'y aurait plus d'histoire dans ces quartiers cachés par les images publiques : il ne se passe rien qui ne soit d'emblée soumis au prisme d'une image virtuelle qui tue l'événement, le réduit à un retour du même. Comment penser l'événement sur ces sites ? 45 E. Castells. Op. cit. 68 Comment celui-ci peut-il échapper à la captation de son sens ? Le surplus d'images sans parole caractérisant la surmodernité selon Augé est aussi à l'origine du malaise. Décalage entre banlieues réelles et leur double virtuel. Comment régler le problème? L'approche technicienne de la politique de la ville, à défaut de laisser le social s'inventer n'a pas su encore ouvrir d'autres perspectives à la communication sociale et à l'action culturelle. Les paraboles du lien social dans ces quartiers pourront-elles fonder de nouveaux récits ? III Le conflit de la parabole dans une guerre des images 1) La parabole dans une guerre des rêves Le petit bar de la Thibaude est situé rue de l'avenir. Mais ici on ne rêve que du passé. A proximité de la Rize, des reliques de son folklore ouvrier, les clients du débit de boisson conçoivent volontiers leur territoire comme celui d'irréductibles Gaulois entourés par des hordes de barbares. Dans cette zone frontière entre deux strates de la mémoire vaudaise, entre les derniers immeubles de la Thibaude et les petites maisons ouvrières où les anciens travailleurs des ateliers mécaniques ont accédé à la propriété bien avant la mode du confort pavillonnaire de banlieue, la nostalgie du passé prend des accents haineux. Ici se retrouvent à l'heure de l'apéritif tous les déçus "de souche vaudaise" de l'expansion urbaine, les sinistrés du rêve aménageur de la ZUP. Les paraboles ont longtemps alimenté les rumeurs les plus folles, ne restant aujourd'hui qu'un thème banal de l'invasion étrangère dans les propos de comptoir qui fusent à la cantonade. "Ils ont mis des couscoussières sur les toits des HLM pour mieux nous narguer, c'est comme un drapeau, moi je suis ulcéré quand je pense que c'est avec nos impôts qu'ils font ça, ce sont les offices qui paient les installations !" "Moi je crois qu'ils les ont gratis, ce sont les réseaux intégristes qui financent..." Les clients ne parlent que de "ils" ou de "eux" pour désigner leurs voisins immigrés comme si l'ennemi, la source de tous les maux, c'était l'étranger vu comme un autre absolu. Brèves de comptoir. Alchimie de peur, de frustration, de colère et de haine. La peur de l'arabe fait place à celle de l'intégriste dont la parabole serait l'étendard. 69 Ainsi, quand Pierre D. parle des paraboles de l'islam, on croit entendre Pierre l'Ermite ressuscité, haranguant les gueux du royaume de France au nom de la croisade. La guerre avec l'islam serait déclarée par la voie des ondes, une propagande clandestine envahirait le paysage audiovisuel français avant le grand déferlement des foules musulmanes : "Ce n'est qu'un début et ici nous sommes à l'avant garde. Ils ne font même plus semblant de s'intégrer et de parler le français. L'Algérie ne frappe plus à la porte, elle est déjà chez nous, elle passe par les satellites. Je dis que c'est une guerre ! Que si on ne fait rien demain on sera tous arabisés ! Maintenant ils vivent ici comme ils vivent chez eux. Ils ne polluent l'espace, ils nous prennent nos rues, nos écoles, nos commerces, demain ils vont venir nous déloger chez nous ! " Derrières les murs imaginaires d'un ghetto du patrimoine local, Pierre D. et ses compagnons du pastis-rituel sont les fondateurs d'un autre récit local de la parabole. Un récit de guerre. Guerre des clichés. Guerre des images. Mais plus largement, à Vaulx-en-Velin comme dans d'autres banlieue, la guerre des images dans laquelle s'inscrit le conflit larvé de la parabole, c'est aussi celle des rêves. Rêve des aménageurs des "cités radieuses" qui n'a jamais été en phase avec le rêve d'évasion des déçus du bonheur HLM. Rêve d'une nostalgie de convivialité peuplée de classe moyenne contre le cauchemar annoncé du ghetto à l'américaine. Rêve de zupien contre délire sécuritaire des compagnons de l'apéritif de la rue de l'avenir. Rêves de tribus rivales dans un espace vaudais qui juxtapose les passés de la commune, les imbrique parfois. La guerre des rêves devient celle des territoires imaginaires et des nouvelles mythologies urbaines. Cette fragmentation urbaine et culturelle ne favorise pas l'unité d'image publique que cherchent à faire valoir la municipalité et les acteurs de la politique de la ville. Mais, conçue sur un mythique retour des classes moyennes, la politique d'image du rêve municipal de la ville de demain ne laisse guère de place aux plus démunis. Aucun droit de cité pour développer leurs pratiques sociales, leurs usages de l'espace vaudais, leurs "modes d'habiter" dont la parabole n'est qu'un mode d'expression. 70 2) Parabole, communication et action culturelle Ces référents culturels pourraient constituer le vivier d'une mise en valeur de l'identité territoriale de Vaulx-en-Velin dans les politiques locales de communication. Mais les stratégies institutionnelles - en particulier la communication municipale qui ne cherche souvent que le rassemblement des forces locales autour du pouvoir du maire - sont rarement en adéquation avec le développement d'une communication urbaine, étouffant les formes d'expressions des diverses populations de Vaulx-en-Velin. Ainsi l'action culturelle municipale alterne entre deux pôles : élitisme et populisme. D'une part, le refus du ghetto et de tous les signes d'un quelconque particularisme culturel au nom de l'image de la ville - les gens de Vaulx-en-Velin ont le droit à la Culture ! - d'autre part les concessions culturelles accordées aux minorités lorsque montent les tensions - " il faut calmer les jeunes " : du RAP ou du RAÏ pour adoucir les mœurs !Mais entre ces deux discours, aucune réflexion sur les pratiques culturelles des habitants de Vaulx-en-Velin, aucune prise en compte par l'action culturelle des émergences locales, dynamiques de création sur le terrain, aucune perspective entre démocratisation culturelle et démocratie culturelle, aucun lien entre proximité et accessibilité. La question est pourtant au cœur de tous les enjeux de communication et de développement culturel : comment à la fois favoriser les potentialités d'un milieu culturel tout en garantissant un droit d'accès à d'autres perspectives culturelles pour ne pas laisser les individus s'enfermer ou être enfermés dans un particularisme local ? Cette même question se traduit dans le paradoxe d'une société de la communication ou une perspective technique, fondée sur une accessibilité de chacun aux biens matériels et symboliques s'oppose à une communication sociale au fondement des groupes et des relations Comment dépasser cette opposition s'inscrivant dans deux perspectives historiques de la société : la société locale ou la communauté, construite sur un "usage des relations, une langue de l'ordinaire et de la mémoire propre à habiter les gestes et les mots". 46 46 M. de Certeau. La Prise de parole. Seuil, 1994. 71 contre la société contemporaine où s'atomisent les relations sociales, où l'individu prime sur les groupes, où la transparence permet de décloisonner les destins pris au piège des frontières du local. À Vaulx-en-Velin comme ailleurs, la perspective technique a été mise en avant comme une politique de transparence dans le contexte d'une société de l'information. Cette politique de communication se retrouve dans les équipements publics, mais dans ce cadre, la communication technique n'est qu'un mot d'ordre dans un ensemble de pratiques sociales : pour garder leur jardins secrets, les usagers apprennent à se préserver des charmes de "ces croisades marchandes habillées de techniques raffinées"47 et des images publiques qui leur sont renvoyées. Une certaine opacité du social s'oppose ainsi à l'idéal de transparence et met en perspective une nécessaire équivoque dans le procès de communication. Ce que M. de Certeau traduit par "l'existence d'un type d'échanges où les sujets trouvent un espace de rencontres pour leurs différences et un mode de négociation pour juxtaposer des volontés de circulation et des stratégies d'actions antagonistes ".48 Différence, le mot est lâché. La notion de respect des différences qui vient de l'ethnologie est ambiguë comme le souligne M. Augé. D'une forme un peu molle de tolérance au rejet. D'une logique de la réserve culturelle - les immigrés dans le sas de la naturalisation, les rappeurs dans leurs quartiers ! - à celle de l'exclusion et du rejet - au nom de l'exception française ou du Front national : "Le terme de communauté fait référence à un état de société qui n'est pas celui dans lequel nous nous trouvons. Il n'est pas possible d'assimiler un individu à sa culture. Le moindre d'entre nous serait bien en peine de dire exactement de quelle unique culture il est porteur. L'assimilation culturelle permet de nier la singularité, l'individualité dont l'ethnologie atteste l'importance : les différences commencent à mon voisin."49 Mais, si les communautés restent incertaines et parfois tyranniques comme en témoignent leurs dissidents, faut-il pour autant se limiter à une conception individualiste de la différence qui se limiterait aux dissidents, au risque d'oublier les luttes des groupes pour mettre en pratique, actualiser une mémoire culturelle partagée ? 47 M. de Certeau. Ibid. 48 lbid. M. Augé. "Tolérance et ethnologie". In Le Magazine littéraire. Mars 1998 49 72 L'individu perdu dans la foule solitaire n'est pas pour autant libre : la personnalité post-moderne est divisée, superficielle, et le narcissisme est un abîme de dépendance comme le souligne les travaux de C. Lash ou de Lipovetsky. Les politiques culturelles n'ont pas d'assise sur des consommateurs atomisés : désaffection des équipement publics, flottement généralisé des valeurs culturelles dans un halo d'indifférence qui détruit le processus même de création et de production des biens symboliques. Sans corps intermédiaires sur lesquels s'appuyer, l'action publique rêve de médiation. Dans ce contexte d'un dualisme entre modernité et post-modernité, M. Walzer réhabilite la différence en soulignant la nécessité de mettre en place des régimes de tolérance tels qu'ils renforcent les différents groupes dans une tension avec les individus: nul ne serait vraiment coupé des liens historiques et des restes épars des vieilles cultures et religions auxquels on se réfère toujours pour façonner son moi : "...l'objectif de la tolérance n'a jamais été de nous faire disparaître, nous ou eux, mais de promouvoir durablement la coexistence pacifique et l'interaction ". "Nous désirons être protégés et tolérés d'une part en tant que citoyen d'un Etat et membre d'un groupe, mais aussi et d'autre part en tant qu 'étranger à l'un et à l'autre. La différence doit être doublement tolérée: au niveau personnel comme au niveau politique." 50 Les médias ont une importance croissante dans la constitution de l'identité des groupes sociaux et il nous semble que certains usages de la parabole s'inscrivent dans cette perspective et permettent de dépasser le paradoxe de la communication et le clivage entre société locale et société de l'information. Comme l'écrit M. de Certeau, " ...à cette prise de conscience qui relie le local à l'au-delà des frontières nationales, la circulation nouvelle d'informations et d'images fournies par les médias n'est pas étrangère. Ainsi le local entre-t-il dans une nouvelle phase de la modernité où l'importance du langage (des gestes, des images et des mots) supplante celle de la tradition, où chacun se 50 M. Walzer. Traité sur la tolérance. Gallimard. 1998. 73 reconnaît comme le héros d'un lointain feuilleton et s'efforce de mêler aux modes venues d'ailleurs les traits spécifiques de sa propre histoire" 51 Au delà des figures du militant communautaire ou du dissident, c'est plutôt celle du frontalier que met en perspective l'expérience de certains héritiers de l'immigration dans le quartier de l'Écoin-Thibaude. Des frontaliers discutant la tradition, s'inscrivant dans une société de communication ou de consommation sans renier leurs origines culturelles ou cultuelles. Des frontaliers dont l'expérience est aussi celle du rempart contre les clichés publics aux frontières de la différence et de la revendication d'une certaine opacité du social. Concluons cette traversée de l'Écoin-Thibaude avec l'éclairante profession de foi de Samir le musulman de l'Écoin sous la Combe : "Il ne s'agit ni de reproduire la tradition ni de lui échapper totalement, ni de respecter la misère ni de la profaner, ni d'être un fondamentaliste ni d'être un dissident. Il s'agit d'être un héritier qui a son expérience propre : un héritier qui au nom de cette expérience revendique la différence individuelle et la possibilité d'accéder à d'autres mondes hors les murs de la tradition, de jouer d'autres rôles, circuler entre les univers de signification aux frontière politiques de la culture. Mais au nom de l'héritage, cette expérience individuelle s'inscrit aussi dans un contexte communautaire, dans l'actualisation de certaines références qui ont fondé la différence collective aux frontières sociales de la culture". 51 M. de Certau. Op. cit. 74 Chapitre II Paraboles et immigration PARTIE I Médias, images et immigration I - Étrangers au Paysage Audiovisuel Français À l'heure des autoroutes de l'information et de l'explosion de la communication, le nouveau paysage audiovisuel entraîne de nouveaux comportements du public, ou plutôt des publics car l'offre de programmes est désormais liée à des demandes différenciées qui orientent un marché concurrentiel de la production. Mais au delà de cette diversité des programmes, les processus de fabrication influencent des contenus de moins en moins diversifiés et des crises internationales comme la guerre du golfe soulignent les limites du pluralisme de l'information. Au sein même des pays qui maîtrisent les nouveaux moyens de communication, nombre d'études mettent en perspective des dérives médiatiques liées à des visions ethnocentriques largement partagées. Ce constat commun à plusieurs pays européens traduit en particulier la situation du paysage audiovisuel français. Certes, depuis le début des années 80, de nombreux magazines d'informations ont été consacrés à l'immigration et aux banlieues. Mais sur ces thèmes, en règle générale, la télévision se contente d'une position à la traîne de la presse écrite même si son rôle devient essentiel pour une "montée en affaire" comme 75 celle du voile islamique. L'immigration et les banlieues n'apparaissent pas comme un enjeu de communication pour les médias audiovisuels, ni en termes de sources d'informations, ni en termes de publics ciblés. Les réseaux institués de l'action sociale et culturelle considèrent traditionnellement la télévision comme un instrument de progrès qui doit permettre de démocratiser la culture en facilitant les circulations : la télévision, outil d'un service public de la culture. Ainsi, c'est notamment dans le sens d'un débat sur l'incidence des médias et sur leur rôle possible dans une politique d'intégration, comme un lieu d'initiation à la vie française, un vecteur de socialisation, que des administrations chargées des affaires sociales et culturelles ont financé des documentaires, des programmes, des achats d'espaces dans la grille des chaînes pour des émissions spécifiques sur l'immigration et les banlieues. Mais en fait, la présence et les représentations de l'immigration dans le PAF restent pour le moins de l'ordre du déni social (cf. à ce propos notre étude sur ce thème en collaboration avec Antonio Perroti-Présence et représentation des immigrés et des minorités ethniques à la télévision française, ARA-CIEMI, 1991). Et cela, alors même que nombre d'études insistent sur la variété et l'importance de l'équipement audiovisuel des populations immigrées. De manière générale, on peut dire que l'imaginaire télé dévalorise les cultures immigrées ou du moins ne leur sert en rien de canal de valorisation symbolique. Ce qui pourtant n'empêche pas les publics immigrés d'être de fidèles auditeurs des chaînes généralistes : c'est toute l'ambiguïté des rapports entre publics minoritaires et consensus médiatique qui entretient à la fois l'exclusion médiatique et le silence des exclus. Malik C, 35 ans :Chez nous, on ne parlait pas avec le vieux, on respectait son silence. Comment expliquer ce silence? Plusieurs explications sont possibles et sans doute complémentaires : la pudeur musulmane, l'extrême réserve des gens de la montagne, le "nif" lié au fait que les immigrés algériens ont mal vécu la fin du mythe du retour au bled, le ashem (la honte) de la misère des chantiers...Ce silence du père, nous l'avons pour la plupart vécu, subi, depuis l'enfance. Je me souviens de mon père comme d'un homme détruit par l'immigration. Il rentrait du boulot sans dire un mot. Il s'installait devant la télé et il restait prostré des heures avant de souper. Seule ma mère pouvait le taquiner un peu : elle lui disait qu'il perdait son temps devant le poste TV, que tout cela ne nous concernait pas. Il lui répondait : "dounia"(le monde)". 76 II- Entre clichés publics et nostalgie: pour une anthropologie des images de l'immigration Il faut chercher au delà des images médiatiques pour comprendre la passivité traditionnelle des vieux travailleurs immigrés face à la télévision. Moustapha H. 62 ans. " La télé, il faut l'accepter telle quelle est. Elle dit la vérité. Ce n'est pas la vérité sur nous, c'est la vérité de la France. Et la vérité de la France, c'est que nous sommes et que nous serons toujours des immigrés même si on habite ici depuis quarante ans !" On peut considérer que l'immigré est victime de l'image de deux points de vue: 1- La nostalgie du déraciné et l'arrêt sur image du "bled" en soi. " Surtout ne pas toucher à l'image sacralisée du bled, icône jalousement gardée dans le jardin secret de l'étranger, dernier bastion identitaire: la nostalgie se paie à ce prix; elle autorise la survie grâce au sacrifice rituel de l'histoire et de l'actualité." (F. Bouima. Génération Sonacotra) L'immigré s'est arrêté lui-même sur une image : son jardin secret qui lui permet de préserver son intégrité, c'est l'image du pays d'origine, eldorado mythique, icône ou relique d'un corps social perdu. Tout peut changer autour de soi, tant que demeure cette image qui entretient la nostalgie, la résignation de l'immigré se trouve justifiée. Bien sûr, ce refuge dans le mythe - mythe fondé sur une sacralisation de l'image du pays natal- s'explique par des conditions objectives : traumatisme de la guerre d'Algérie, émigration vers le pays de l'occupant d'hier, conditions dégradantes de l'accueil... N'empêche : c'est au nom d'un "bled imaginaire" que toute une génération a choisi de ne pas vivre son histoire de France et de rester coincée en transit, se réfugiant dans la nostalgie des reliques d'un corps social disparu, fragments de rites et d'un code de l'honneur, commémoration coupée de l'actualité du "bled réel". L'étranger devenu étranger à lui-même à force de nostalgie : Bouallem B. 59 ans. "Le problème en vérité ce n'est pas la promesse du retour. C'est le bled en toi. Le bled qui n'existe plus. Le problème c'est la mauvaise foi : on peut rester fidèle 77 à sa parole si on continue à faire vivre cette parole. Mais nous avons arrêté le temps : notre parole est devenue une image à laquelle nous avons sacrifié notre réalité. Notre Algérie est morte mais nous avons refusé de l'admettre. Nous l'avons même fait subir aux autres, à nos proches. En vérité, la souffrance nous a rendus fous.." Une nostalgie transmise aux enfants comme je l'écrivais dans "Bled imaginaire"52: "Combien de temps nous sommes-nous réclamés du pays de notre carte d'identité, par simple compassion ? Premiers héritiers de l'immigration, nous avons connu le déracinement au sein maternel. Cultivant nos accents d'ailleurs au nom des soupirs et des silences de celle dont nous étions le dernier espoir, nous avons acquis une mémoire sans les mots pour la dire. Après la compassion vint le respect. L'Algérie par procuration pour ne pas briser les rêves de retour de nos pères. Parler en famille d'intégration à la société française, c'était trahir ! Que pouvaient-ils dès lors nous léguer, sinon cette nostalgie? Nous avons reproduit les travers de l'errance. Jouant sur tous les tableaux de l'ambiguïté, entre l'identité française et le retour aux sources, pour éviter de se situer. Notre Algérie était française : sentinelles d'une patrie imaginaire, nous défendions avec hargne les frontières de nos quartiers cousins." 2- Stigmatisation, clichés publics et nostalgie de grandeur " Le stéréotype est la boîte à pandore des cités maudites. Là-bas plus rien n'appartient à personne, pas même ses propres cauchemars..." (Chroniques métissées.) L'immigré est victime de la stigmatisation: le stéréotype est une imagerie sociale qui ne lui laisse aucun champ d'action. Djamel Z, 57 ans. " Il y a aussi le ashem (honte). Les autres te parlent mal, ils ne te respectent pas et tu as honte pour eux. Mais tu as honte aussi pour toi parce que tu ne réponds pas. Tu ne réponds pas d'abord parce qu'ils n'ont pas la même langue que toi : ils ne connaissent pas le "nif " (NDLR : "image de soi dans une société de l'honneur). Ensuite parce que si tu réagis à chaque fois ta vie devient un enfer : tu ne peux plus travailler, nourrir tes gosses et tu finis toi-même par voir partout le manque de respect. Mais il n'empêche que tu as honte pour toi parce que tu sais que tu es complice. Tu pactise avec ceux qui t'insultent. Tu baisses la tête devant le chef de chantier. Impossible de garder son honneur. Tu finis par voir même les mauvaise paroles dans le regard des autres. Ils ne te traitent plus de bougnoule, ils te regardent. C'est comme ça que tu deviens prisonnier de leur regard : tu t'arrêtes sur une image. Et tu te caches dans ta honte d'être un homme. C'est comme ça que tu 52 Bled imaginaire. Edil. 1997. 78 ne parles même plus pour dépasser cette honte. Tu te fais bouffer par la honte. Tu as honte de tout, de ta vie, de ta race, de tes enfants. C'est peut-être pour ça que nos enfants eux n'ont pas de honte. Mais c'est peut-être aussi parce que comme tu ne parles plus, tu ne peux pas laisser d'héritage. Qu'avons nous transmis à nos gosses ? Non seulement ils ne connaissent pas le respect , mais ils cherchent à être plus vulgaires que les Français." Il ne s'agit pas d'accuser les clichés médiatiques sur l'immigration : cette vision stéréotypée s'inspire aussi d'une anamnèse longue, elle reste à l'image de la naïveté calculée d'une société qui tient l'immigration à une certaine distance pour préserver sa simplicité et éviter qu'on lui demande des comptes. La différence et la misère sont mis au ban du lieu ou rayonne la grande famille universelle... française! C'est au nom de l'Histoire de France et d'une nostalgie de grandeur que les discours publics rejettent toujours aujourd'hui toute perspective multiculturelle. La France se veut en effet la "nation des nations": un état millénaire et une communauté politique née de la Révolution de 1789 et fondée sur la figure universelle du citoyen. Aucun pays européen n'a été le foyer d'autant de cultures provinciales, parfois prestigieuses comme celles du peuple breton ou du peuple occitan. Les frontières de la nation politique française se sont fondées en laminant ces "nations ethniques"53 et l'apport de générations d'immigrants a été oublié, fondu dans une identité nationale qui se veut "une certaine idée de la France". Symbiose d'une culture nationale et de valeurs politiques universelles, l'État-nation français ne reconnaît pas les différences et ne laisse pas d'autre choix qu'une assimilation silencieuse: par intégration individuelle et culturelle. Cette évocation grandiloquente du modèle français, ne tient pas compte de l'itinéraire social des anciennes immigrations: l'intégration procède moins d'une adhésion volontaire aux valeurs de la société d'accueil que d'un enracinement dans un groupe primaire et d'une lente adaptation à un système qui garantit une insertion sociale à long terme. L'exception française qui se prétend sans ancrage oublie par ailleurs que l'universalisme républicain a connu ses grandes heures dans une France rurale et catholique où les cultures populaires fondaient l'essence même de la socialité. Certains observateurs dénoncent ainsi "les mythes républicains" : leurs analyses tendent à démontrer 53 Robert Lafont. Sur la France. Gallimard. 1968. 79 qu'avant l'avènement de l'État providence et la généralisation du salariat au cours des trente glorieuses, la modernité se serait largement appuyée sur des modes de socialisation communautaires.54 Aujourd'hui encore, la société civile fonctionne dans un climat de "laisser faire" culturel autrement plus libéral que ne le laisse penser les proclamations assimilationnistes : les Juifs de France vivent sereinement leur double appartenance tandis que le dynamisme associatif des portugais et la réussite économique des asiatiques reposent essentiellement sur des réseaux communautaires. En revanche, les assises communautaires des Maghrébins sont sans doute les plus fragiles dans l'histoire de l'immigration : "importée" par la grande industrie, cette dernière vague d'immigration s'est retrouvée sans ressources culturelles et captive d'une gestion fragmentée des procédures d'accès au logement (processus de dispersion et de regroupement-ségrégation). Comment expliquer dès lors la hantise publique sur le communautarisme des Arabes de France ? Étrange destin que celui de ces immigrés qui ne sont plus depuis des lustres des étrangers à la société française, des immigrés condamnés à l'invisibilité à l'image de leurs quartiers d'habitation : quartiers cachés, quartiers d'exil, lieux périphériques ou insalubres, derrière un mur aveugle, une voie ferrée, un échangeur d'autoroute ou un terrain vague. Le modèle d'intégration à la française s'accommode de processus de ségrégation et derrière la vitrine de l'exception française se loge aussi l'exclusion, la relégation hors des grands desseins nationaux. Ces phénomènes prétendus limités aux marges de la société n'inquiétaient pas jadis les défenseurs de l'universalisme républicain : devenir français se mériterait, de même que se loger ailleurs que dans un bidonville, une cité de transit et autres sas urbains. L'actualité ramène aujourd'hui ces quartiers longtemps oubliés de la République sous les feux de la rampe. Mais les projecteurs médiatiques accentuent aussi l'anonymat des habitants, anonymes dans une totale visibilité. Reste que les étrangers ont envahi le champ de la communication. L'immigration est désormais présente dans les modes d'énonciation de l'identité 54 P. Genestier, J.L. Laville: "Au delà du mythe républicain". Le Débat. Décembre 1994. 80 française, révélant la ligne de tension entre la fragmentation culturelle dans un contexte de globalisation économique et les enjeux d'une nouvelle civilisation urbaine fondée sur une alternance de ruptures et de retrouvailles communautaires, "sur des socialités transitoires et des cultures qui sont plus des procès que des substances" (I. Joseph). Mais à défaut d'une reconnaissance sociale et politique, l'immigration devient l'objet de discours et de hantises sans contrôle de son image publique. Et cette situation peut se traduire par l'éternel retour du syndrome vaudais, la mise en scène des ruptures de communication. Ou par des événements encore plus dramatiques traduisant à la fois une crispation sur un imaginaire "franco-français" et un retour du refoulé, images cristallisées par les strates d'oubli de la mémoire collective. Comme l'exprime Fayçal B. 37 ans, natif de la Thibaude et directeur d'une agence parisienne de communication : "C'est la confusion totale quand on parle de nous et nous sommes au milieu de I a mêlée. Ce que je trouve extraordinaire, ce qui me révolte et me sauve en même temps, ce sont ces images publiques de l'immigration : on peut se plaindre parce que notre vraie vie est cachée derrière ces images, mais on peut aussi y trouver un remède au blues du quartier : si notre vie intéresse Chirac, Le Pen, et la télé, c'est qu'après tout elle ne doit pas être si nulle que ça. Mais je crois que cette confusion est liée à d'autres choses qui ne nous concernent pas. Je crois que les Français sont hanté par l'Algérie et les crimes qu'ils ont jetés aux oubliettes de leur mémoire. Je crois que ce pacte du silence a été brisé par le retour du racisme. Le Pen a réveillé le fantôme des mauvaises consciences. Et comme la France refuse encore d'admettre ce qui s'est passé en Algérie, pour se donner bonne conscience elle en appelle au fantôme des victimes du racisme dont nous sommes les héritiers. Les fantasmes médiatiques sur l'immigration oscillent ainsi toujours entre deux pôles : d'un côté la hantise de l'islam, de l'intégrisme, du terrorisme et des clandestins qui menaceraient la France, de l'autre la lutte contre le racisme et le discours de l'intégration. Mais nous, nous sommes vivants. Nous sommes concernés, certes mais on ne peut pas assumer le combat de la France contre ses fantômes. Notre vie ne se limite pas à la lutte contre le racisme et pour l'intégration : ce qui nous arrive aujourd'hui, ce n'est pas ce qui s'est passé hier. Et nous refusons de nous cacher au nom de la menace d'un avenir lepeniste de la France. C'est un malentendu public. Une confusion entre le passé, le présent, l'avenir... Notre présent est colonisé par ces images et ces hantises publiques. Pour libérer notre avenir, il nous faut à la fois prendre place dans une actualité recadrée sur la singularité de notre expérience et envisager l'écriture de notre propre histoire. Une écriture qui suppose un travail sur la mémoire de l'immigration au delà de l'imaginaire des banlieues." 81 3 - Destin aphasique de l'exil derrière l'image "Mon Dieu vous avez voulu que vos créatures vivent sous la coquille solide de l'apparence. La vérité les noierait. Mais, seigneur de vérité, vous savez que l'apparence prolifère et durcit. Seigneur, préservez nous de l'exil derrière l'apparence." (Cheikh Amadou Kane) Comme l'exprime H. Arendt, la culture vient à l'être lorsque certains objets culturels sont isolés "loin des sphères des nécessités de la vie humaine"55 : l'art est mondanité parce qu'il a le pouvoir de créer un monde dans la durée. Art le plus démocratique, la parole humaine manifeste ainsi l'être du monde : "Venir au monde, c'est prendre la parole, transfigurer l'expérience en un univers du discours." Or il existe des peuples hors du monde. L'expérience du paria décrite par H. Arendt, c'est aussi celle de l'immigré. Les tyrannies de l'intimité communautaire, c'est de là que provient d'abord le malaise. Communauté-imag(e)-inaire, suppléante du pays depuis trop longtemps et qui finit comme lui par n'exister que parce qu'elle n'existe pas ! Communauté dont les murs sont construits à l'écart… mais sous le regard de la société française ! Les effets pervers des images publiques ou privées sont bien réels : idéal fraternel d'une part, poignard dans le dos d'autre part. Le transit fait des ravages, mais dans la cité immigrée seulement. On se regarde en chiens de faïence pour découvrir les traîtres. Ragots. Calomnies. L'image du voisin de palier est un miroir. Et c'est à soi-même qu'on voudrait le moins ressembler. Quartiers d'exil où rien ne bouge. Inertie insoutenable. Ultime remède : se recroqueviller sur son passé, retrouver le cocon, tous les parfums de l'enfance. Délire spolié. Cette odeur du temps passé qui était jadis un refuge, cette odeur empeste désormais. La nostalgie sent mauvais. Le drame est là : plus rien n'existe des choses d'antan, tout a été consommé. Il ne reste que des détritus. Putréfaction. Ca pue le transit ! Et la cité immigrée se meurt de vouloir sauvegarder les apparences. Reste le refuge dans le silence. Le silence des pères qui ne laisse aux fils aucun espoir d'héritage. Le silence ravageur des cités. L'immigré se retire du monde. Il a renoncé à transmettre un héritage. Renoncé à parler. Le langage en lui s'est défait. Aphasie. 55 H.Arendt.Op. cit. 82 Déchéance de la réalité humaine, perte du sens de l'unité et de l'identité de l'objet, contre-épreuve de la constitution du monde. Rachid B., 54 ans. "Les gens ici n'osent même plus se regarder dans les yeux. Comme dit un proverbe de chez nous, quand tu perds la face mieux vaut que tu t'effaces plutôt que de masquer que tu es d'une autre race. Les gens ici ne parlent plus : quand quelqu'un attend l'ascenseur et qu'il voit venir le voisin, au lieu de lui tenir la porte il se dépêche de monter. Parce qu'il se dit que ça ne sert à rien de parler avec son voisin, ça ne sert à rien de lui dire bonjour, ça n'arrange rien à ses problèmes avec les HLM, les impôts, la France, la famille, l'Algérie...Voilà pourquoi la parole n'est plus gratuite. Il n'y a plus de culture des cités parce qu'il n'y a rien de gratuit ou de désintéressé. Les gens restent silencieux, ils parlent utilitaire car ils n'arrivent pas à sortir de leurs problèmes...ou alors ils font une crise, ils cassent tout, ils se saoulent la gueule mais là aussi ils ne parlent plus : ils délirent !" La parole fonctionnelle ou le délire. À La Thibaude ou ailleurs, dans un monde incohérent, l'immigré est captif de la situation concrète. La précarité fait loi. Les objets culturels ne sont plus que des objets d'usage et des produits de consommation. Pour satisfaire les besoins de la survie. L'histoire est mise entre parenthèses. Halim D., 54 ans. "Nous avons perdu la trace de notre culture. Au début entre nous il y avait le respect, le sens de l'honneur, la solidarité, la religion : c'est comme ça qu'on arrivait à résister malgré la misère, c'est comme ça qu'on restait fidèle au pays et à notre promesse du retour. Mais la France est entrée petit à petit dans notre tête. Avec les enfants. Avec les HLM. Avant on n'avait rien mais on partageait tout. Aujourd'hui c'est le contraire. Je ne sais pas ce qui s'est passé. Tu ne comprends plus les gens et tu finis par ne plus rien comprendre à ta vie. Tu encaisses, tu ne dis rien, tu n'écoutes plus. Mais tu te fais piéger. C'est à dire que tu n'es plus fidèle à ta parole. L'Algérie s'est définitivement éloignée. Tu n'es plus à la taille de ta promesse. Mais plus tu comprends ça avec ta tête, plus tu refuses avec ton cœur. Au lieu de parler avec ta famille et les autres, tu transformes ta bouche en bunker, tu choisis le "nif "-je connais un voisin qui n'a pas parlé même à sa femme depuis six mois !- parce que tu crois que tu peux sauver la vérité malgré tout le monde en la cachant !" En définitive, le dilemme de l'immigré serait un dilemme entre expression et communication. L'usage de la parole ou le choix de l'aliénation : parler comme un fou c'est à dire comme personne, ou parler comme tout le monde. Dans les deux cas, il perd le sens de son expérience et son identité. Il choisit d'abord la fidélité du héros en opposant un moi superficiel contaminé par le langage à un moi caché, jardin secret, authentique. Choix de l'expression. Expression muette qui permet de correspondre avec le sens en soi de l'inspiration vitale. Rupture du pacte social du langage. 83 Partie II Paraboles de la mémoire contre spectres de l'imaginaire I - Vers un retour de la parole avec la parabole Ce ne sont pas les autres seulement qui manquent de parole mais celui d'abord qui est entré avec les autres dans une communauté fondée sur un malentendu, œuvre collective de tout ceux qui y participent"(G. Gusdorf. La Parole) Fayçal B. 37 ans, natif de la Thibaude est aujourd'hui directeur d'une agence de communication : "S'il y a quelque chose à sauver entre nous c'est la parole. Les vieux sont restés coincés à cause du mythe du retour et du racisme : collusion entre le délire FLN et le délire FN. Cela ne se traduit pas par un problème de cul entre deux chaises comme on disait au début des années 80, mais plutôt par un problème de langue entre deux codes : le code du respect de la parole, du sens de l'honneur, du "nif"... et le code de l'apparence, de la ruse et du "struggle for life". Je crois que la parabole permet de dépasser cette opposition : on sort du face à face entre l'immigré et une télé-publessive qui lave plus blanc que blanc -je pense en particulier à la série la famille Ramdame- pour un nouveau paysage audiovisuel où il y a de la place pour des Dalla s à l'arabe. Mais surtout, on sort d'une histoire d'amour sans parole avec la France tout se jouait au niveau du regard - pour découvrir que le bled a changé, qu'il n'y a plus aucun endroit au monde où se cacher : le FLN a déjà perdu la guerre d'Algérie des images, et, de même que la mondialisation des télécommunications a favorisé la chute du mur de Berlin, la parabole en Algérie a favorisé la chute du mur du silence. l'immigration ne peut pas continuer à mener seule sa guerre d'Algérie des valeurs contre la France alors que le nouveau conflit au bled se joue entre Algériens : les iconoclastes qui voudraient détruire les paraboles pour expulser le monde entier du bled contre les autres. Les autres, qui partagent la faiblesse de l'immigration: une identité incertaine, patchwork. Prendre la parole contre ceux qui voudraient réduire le monde à une seule image - le retour à l'âge d'or islamique -, c'est le seul choix possible pour les immigrés. Et cela d'autant plus qu'en France d'autres iconoclastes ont pour projet de rendre la France aux Français!" Sans pour autant sur-valoriser le rôle de la parabole - ne pas réduire le message au médium : l'actualité de la crise algérienne, sans la parabole, aurait aussi des effets sur les mentalités - il s'agit de s'interroger : -sur les modes d'expression que favoriserait la parabole, -sur la nouvelle donne qu'elle introduirait dans les rapports de communication des populations immigrées avec leur environnement et la société française. 84 Un constat central : les produits de consommation que sont les images de la parabole peuvent se transformer en "produits pour l'action" - au sens que H. Arendt donne à ce concept - dans la mesure où leur existence transitoire suscite des conversations, des dialogues, une nouvelle parole. Une question centrale : "Parler, c'est faire œuvre" 56 (Gusdorf) mais cette parole délivrée par la parabole serait-elle source de mondanité comme œuvre d'art selon H. Arendt, dans le sens où, gratuite, détachée des conditions objectives de précarité limitant son champ à celui de l'intérêt et de la nécessité de la survie dans un cadre hostile, cette parole permettrait aux parleurs de ré-enchanter leur monde au-delà de toute référence utilitaire et fonctionnelle, en construisant de nouveaux récits, fondateurs d'une identité narrative ou révélateurs d'une communauté d'interprétation ? - L'usage de la parabole permet-il de dépasser le dilemme de l'immigré partagé entre expression et communication ? Le refus de la communication comme fait implique la nostalgie de la communication comme valeur. Et toute expression tend à obtenir la reconnaissance d'autrui. La rupture de communication entre l'immigration et la société française se traduit par une exclusion réciproque : pour survivre, résister aux fantasmes de l'opinion, construire ses propres images de soi, la magie du secret répond à l'obscénité du stéréotype. Fayçal B. (cf. plus haut) : "Le premier enjeu est de sortir l'immigration de l'immigration. Nous restons des étrangers dans ce pays que du fait de la ségrégation qui permet un consensus silencieux sur notre dos. Par mon silence, j'accepte cette situation, j'accepte le racisme, la misère et l'exclusion, j'accepte la "bougnoulitude" dans laquelle on m'a rangé. Je me cache. II n'y a pas de dignité dans le silence. Il ne faut pas respecter la misère, mais la profaner. I1 faut donc parler. Dire les choses. Dénoncer le consensus silencieux. Mais nous sommes soumis aux formules du langage établi : le langage c'est l'autre, c'est le français. Si je prends la parole avec ses mots, ne vais-je pas étouffer en moi une voix originale qui me permet de sauvegarder mon intégrité? Il y a toujours quelque chose de sale dans la communication, de l'ordre de 1a prostitution. Où sont nos mots pour résister aux clichés ? C'est le piège des mots qui ne t'appartiennent pas et qui perdent leur sens dans les médias parce qu'ils créent des fantasmes, des phobies : parler de banlieue, d'immigration, de racisme... comment échapper aux stéréotypes, aux lieux communs ? Comment ne pas perdre le sens de sa propre expérience dans la cacophonie ambiante ? C'est le risque du langage sur un terrain miné." 56 G. Gusdorf. La Parole. PUF. 1966 85 Le langage peut être contrefaçon: il s'est émancipé du réel et n'est plus "témoin de l'engagement mutuel de l'homme et du inonde" (Gusdorf) . Il n'est plus le sens de la situation. La parole n'est plus que réalité par défaut : le sens commun a émoussé le sens propre des mots...paroles, paroles. Parole vidée de sa substance. 1- Le choix identitaire. Mais accuser le langage c'est aussi accuser autrui: en ce sens, le choix de la communication ne s'opère pas forcément dans une logique de l'ouverture ou d'une opposition aux iconoclastes telle que l'exprime Fayçal B. (Cf. plus haut). Le premier usage collectif de la parabole à Vaulx-en-Velin a été ainsi le fait de groupes de jeunes musulmans. Dans une logique de reconquête culturelle, l'enjeu de la médiation technique est une nouvelle mythologie du langage. Il s'agit d'échapper à la contamination des mots et des valeurs qu'ils portent, retrouver une pureté du langage. Dans une logique qui rejoint le romantisme, le poète maudit des banlieues de l'islam cherche, derrière le secret du langage, le "génie de sa race". Il se veut le serviteur des représentations collectives dont la langue affirme la pérennité. Ainsi de certains groupes de jeunes militants associatifs qui utilisent l'audiovisuel dans une perspective éducative, en particulier certains programmes de la parabole (MBC, Muslim TV...) Hakim M. 29 ans. " Ils veulent nous faire passer l'est à l'ouest. Les images qu'ils nous servent, c'est le charme du diable : tu vois une belle voiture, tu en veux une, tu vois une belle meuf, tu te dis j'en veux une comme ça... même si tu n'en as pas besoin et que tu as toujours vécu sans. Le charme du diable, c'est l'illusion des images qui te possèdent. Et tu finis par vivre dans l'apparence. Tu te perds dans les images. Tu crois que tout est possible et comme en vérité dans ce pays rien n'est possible pour les Arabes tu es frustré et tu disjonctes. Heureusement nous avons notre éducation musulmane qui nous met en garde contre les images. Nous avons les mots qui protègent des images. Pour les Musulmans, le mot impossible n'existe pas car il contredit la volonté de Dieu. C'est l'islam et le dialogue des Musulmans qui nous protègent de l'exil derrière l'apparence. Ce sont les mots qui nous permettent de retrouver notre route. Pourquoi utiliser alors la parabole ? Parce que nous sommes modernes et qu'à l'heure des autoroutes de l'information on ne se contente plus de prendre son bâton de pèlerin. La télé n'est qu'un tas de ferraille et une technologie que tu peux te réapproprier avec la parabole. Il faut construire son programme. Nous le faisons pour permettre à nos jeunes de retrouver leurs racines culturelles, le sens des mots derrière les images." 86 2- Le choix de l'ouverture Mais si le langage avec lequel les immigrés sont parlés - insertion, intégration...- s'est émancipé du réel, si les mots sont piégés et qu'ils soumettent ces populations à une domination symbolique et au stigmate, s'agit-il pour autant de céder à la tentation de se limiter à une critique des jeux de rhétorique et de ne prendre au sérieux que les problèmes verbaux ? Telle n'est pas du moins l'attitude de la majorité des gens de La Thibaude qui tentent de faire chuter "le mur du silence" évoqué par Fayçal B. Les mots renvoient à des images virtuelles ou des clichés lorsqu'ils ne se réfèrent à aucune norme, aucune ligne d'action. Mais la langue elle-même n'existe que comme condition virtuelle de la parole en acte: elle doit être actualisée par l'effort d'expression ou de communication. L'enjeu est donc d'actualiser les mots et de prendre d'abord au sérieux les questions et les affirmations sur les faits : c'est à dire se donner une logique de la communication. La parabole sert de support à cette logique en favorisant une quête de la reconnaissance intra-communautaire avant une reconnaissance publique. Mohammed D., 59 ans. " Pour sortir du ghetto il faut négocier avec la France. Et la France, c'est d'abord la famille, nos enfants, nos voisins. Moi je parle de l'Algérie à mes proches, je raconte mon histoire et ce qui se passe aujourd'hui là-bas me sert à comprendre cette histoire. Ce qui compte, ce n'est pas de trouver une place au soleil dans l'avenir de la France, jouer les béni-oui-oui, les Arabes intégrés, ce qui compte c'est de ne pas oublier sa race, savoir se reconnaître avec les siens. La parole, c'est le dialogue. Comme ça tu gardes tes racines, tu n'es pas perdu et même si tout fout le camp, tu sais t'y reconnaître. Mais tu ne dois pas non plus te perdre dans le passé de l'Algérie. II ne faut pas se voiler la face. Pour tenir sa parole, il faut parler. Ne pas se réfugier dans le passé. Pour tenir sa parole il ne faut pas être dans la mémoire morte, il faut être dans l'actualité. C'est comme ça que tu restes fidèle à ta race même lorsque tu perds la face. Il faut garder les choses vivantes : les souvenirs, mais aussi la langue, la religion. Si tu te caches, si tu crois pouvoir garder en toi tes valeurs, c'est la fin. Il n'y a pas de vérité cachée. La vérité, il faut la dire ! Il faut la faire ! Il faut la montrer ! La vérité, c'est le dialogue !" La vie sociale s'organise autour de plusieurs pivots dont l'un, central, est la circulation de la parole. Comment la médiation technique de la parabole permet-elle le redéploiement de celle-ci ? Et quelle est la nature de cette parole? Distinguons en premier lieu la parole de l'artiste de celle du premier venu, même si en banlieue les poètes maudits sont légions. L'artiste, c'est celui qui, a partir du désordre de sa vie et de sa propre expérience, parvient à recréer cet ordre qu'est l'art. Ce qui importe pour lui, c'est l'affirmation d'un style. Le style, selon Deleuze : creuser dans 87 la langue une sorte de langue étrangère. Cette ascèse sur les mots prônée par Samir le musulman de la Thibaude (cf. Parabole et quartier). Œuvrer sur les mots pour découvrir les idées. L'attention de l'artiste aux ambiguïtés du langages, aux clichés, est une attention à sa propre expérience. Un combat pour le style qui ne s'achève jamais au risque de sombrer dans l'imitation de soi-même. L'œuvre d'art n'est pas à la portée de tous, mais nous pouvons tous recourir à l'expression, par la parole ou l'action. L'expression qui a valeur d'exorcisme dans le sens ou elle fait échec au silence et à la tentation de s'abandonner. Chacun, peut tenter de "donner un sens plus pur aux mots de la tribu" selon la formule de Mallarmé. La vie sociale est fondée sur un lien entre les grandes œuvres de la culture et la culture du jour le jour. On peut s'inspirer ici de l'anthropologie de l'imaginaire de G. Durand : malgré un engluement dans le quotidien, les routines peuvent porter un sens nouveau, le stéréotype banal se changer en archétype fondateur. Fondation d'une nouvelle direction du langage. Ainsi, l'expérience de la famille B. décrite plus haut illustre cette ritualité du quotidien ou l'exemple d'une communication "para bolée" qui parvient à libérer de nouvelles possibilités d'expression : "Cherche pas à voir avec ton regard d'amateur, vous ne regarder pas la même chose...Toi tu vois la télé, lui il voit sa vie, le bled en lui à qui il a tout donné : la télé pour lui, c'est devenue une fenêtre ouverte sur lui-même. Mais il ne faut pas croire non plus que c'est une fuite, une nouvelle planque dans la nostalgie, une téléportation mentale de l'autre côté de la grande bleue, non, c'est un djihad, un effort sur soi!" (Farid B.) "Ce qui arrive est de notre faute. Mais il faut aussi comprendre ce qui nous arrive. Je veux comprendre le sens. Le sens c'est moi, c'est l'avenir de ma famille; mais c'est aussi les autres, les Algériens et les Français." (M. B.) Se détourner de la polysémie des images pour suivre un sens que l'on ne trouve jamais. La parole est dialogue. Nul ne maîtrise le sens. " Tu cherches le sens mais tu laisses la porte ouverte. Ce qui veut dire que tu ne t'arrêtes pas, tu cherches toujours. Si tu t'arrêtes, tu fais comme le FLN en Algérie et comme nous quand nous sommes arrivés en France. Bien sûr tu as besoin de comprendre ce qui arrive, un homme doit commander sa vie et sa famille pour se reconnaître comme un homme. Mais un homme n'est pas Dieu. Il peut se tromper. C'est pourquoi il doit parler même s'il est sûr d'avoir raison. La parabole pour moi, c'est le monde qui est témoin de la liberté de parler en famille : je ne veux pas m'enterrer à Vaulx-en-Velin pendant que la terre tourne !" (Nassif A. 48 ans) 88 II - Mémoire partagée contre dérive de l'imaginaire Interrogations sur le lien social que favorise la parabole. 1-La communauté imaginaire "Une image sans auteur et auto-référente se place automatiquement en position d'idole et nous d'idolâtres, tentés de l'adorer directement, elle, au lieu de vénérer par elle la réalité qu'elle indique." (R. Debray. Vie et mort de l'image) La nostalgie partagée peut servir de fondement à l'idée de communauté mais à l'instar de M. Maffesoli (Le Temps des tribus. 1988) ou de J.-L. Nancy (La communauté désœuvrée. 1986) peut-on penser cette idée de communauté comme une "forme" sans référence à une mémoire collective ? "il suffit qu'à la manière d'une toile de fond, cette idée permette de faire ressortir telle ou telle réalisation sociale qui peut être imparfaite, ponctuelle même, mais qui n'en exprime pas moins la cristallisation particulière de sentiments communs... la communauté se caractérisera moins par un projet tourné vers l'avenir que par l'effectuation in actu de la pulsion à être ensemble"57 Dans cette perspective, la proximité liée à la co-présence sur un même territoire (réel ou symbolique) permettrait l'émergence de l'idée communautaire. Pour Maffesoli, le corollaire de la communauté est une expérience éthique qui fonde la solidarité en développant des rituels : la répétition de ceux-ci permet au groupe de faire corps dans une création continue de lui-même. L'ethos de la tribu comme un universel concret s'opposant à l'universel abstrait. Dans cette perspective toujours, les usagers de certains médias pourraient se rassembler : la télévision de proximité favoriserait même le réinvestissement médiatique d'une certaine culture traditionnelle marquée par l'oralité. Le fait de participer d'un même public, de se reconnaître en communion avec d'autres pourrait se rapprocher d'une vision de la coutume, actualisant la dimension éthique de toute socialité, en tant 57 M. Maffesoli. Op. cit. 89 qu'expression de la sensibilité collective : "rendant visible le proche celle-ci sécrète du liant pour une communauté donnée."58 Avant le contenu des programmes, ce qui importerait, "c'est ce qui permet l'expression d'une émotion commune." On peut ainsi comprendre la communion des ménagères de la Thibaude devant leur poste de télévision : un va et vient quotidien - trajet anthropologique selon G. Durandentre banalité du quotidien, stéréotype, et moments d'évasion grâce aux charmes de la lucarne magique. Qu'importe si pour un croyant, il y a quelque profanation à mettre en parallèle une hiérophanie et une série à l'eau de rose, car pour Maffesoli, "l'ambivalence structurelle du donné social rejoint celle du sacré à la fois dissimulé et manifesté". Comme aux fidèles d'un culte, il serait donné à la ménagère de "voir", grâce à la charge symbolique ou même totémique de la TV, source d'une ritualité quotidienne. Ainsi, elle ne rate pas un épisode de son feuilleton. Feuilleton ou théâtre intangible ou les décors changent mais où la pièce et les rôles restent les mêmes. Cette répétition peut rassurer le rêveur éveillé qui se "fait son cinéma". L'image télé est ici un double, reflet du quotidien, mais les situations les plus simples prennent une autre dimension à l'écran : la cristallisation de l'image donne une puissance au caractère que chaque téléspectateur retrouve dans la vie de tous les jours. Regarder la télé devient une "célébration de la vie concrète et banale"59. La lucarne magique illumine le quotidien. Mais si l'on peut comprendre que les ménagères de la Thibaude puissent échanger leur opinions sur le dernier épisode d'une série-culte, l'émotion partagée autorise-t-elle à parler de communauté ? L'accès imaginaire de tout un chacun à la scène TV par le biais des reality shows peut-il favoriser une nouvelle agora ? Une somme d'imaginaires peutelle fonder une communauté. Une somme de solitudes créer "l'être ensemble" ? Sans doute, comme l'explique Pierre Lévy, une communauté virtuelle peut-elle exister "hors-là", dans une géographie contingente, "...partout où se trouvent ses membres mobiles ou nulle part. La virtualisation réinvente une culture nomade." 60 Mais, dans un contexte où la médiation technique joue un rôle central, la sociabilité peut 58 lbid 1bid. 60 P. Lévy. Qu'est ce que le virtuel ? La Découverte. 1996. 59 90 se construire à partir de préoccupations partagées, mais de manière essentiellement privée. Pas d'engagement commun, d'action collective à partir d'objets privés sinon de manière sporadique: ou cela renvoie à une identité commune préexistante. C'est la limite du déterminisme technique : une communauté ne peut être cristallisée autour de cette médiation. La médiation technique ne serait faire l'économie de la médiation sociale. "On est tenté d'appeler communauté tous ceux (...) qui regardent en même temps (...) mais je ne voudrais pas appeler cela communauté, parce que cela se fait depuis des lieux différents, avec des stratégies différentes, des langues différentes, et 1e respect de ces singularités me parait aussi important que celui de la communauté".61 Il ne s'agit donc pas de situer les paraboles du lien social dans un simple rapport à l'imaginaire. Au risque de s'enliser dans les travers d'une sociologie du présent ou de perdre son objet dans la Guerre des rêves qui a déjà commencé selon Marc Augé : "Que la relation au monde se fige ou se virtualise, elle soustrait l'identité à l'épreuve de l'altérité. Elle crée ainsi les conditions de la solitude et risque d'engendrer un moi aussi fictif que l'image qu'il se fait des autres ".62 2-Parabole communautaire Tassadit C., 47 ans. "Quand on regarde les feuilletons arabes à la TV avec la parabole, on préfère regarder avec les amies. C'est le cinéma à la maison. Et en plus on est tranquille. On prépare le thé, on apporte des gâteaux. Et on discute. Ce n'est pas comme les gens qui regardent un film en silence, nous on parle. C'est comme en Algérie dans les cinémas, les gens parlent entre eux, ils regardent mais ils continuent de parler. De quoi nous parlons ? Mais du feuilleton bien sûr ! Et de notre vie, de nos histoires et de celle du feuilleton. On se reconnaît. On retrouve ce qui est important pour nous : la famille, l'amour, la religion... Avec la télé française c'est plus compliqué. Il n'y a plus de bien et de mal. Des choses que la morale et la religion condamnent, ça devient le bien si c'est le héros qui les fait : tuer, voler, mentir. Alors il y a des bons et des méchants; des bons qui sont toujours bons, des méchants toujours méchants mais le bien et le mal ça n'existe plus. C'est pas comme ça dans la vie. Moi je préfère la télé arabe parce qu'on arrive mieux à comprendre les acteurs et on peut en parler." Aïcha B., 48 ans. "La télé en arabe, c'est surtout les feuilletons. Les Mille et une nuits, feuilleton égyptien le samedi à 17h 30 sur la chaîne tunisienne. Mata ara habibi (Quand verraije mon amour ? ) à 14 h sur MBC Ya azizi Koulouna lossous (Mon chéri nous sommes tous des voleurs) avec Hicham Habdelhamid à 13h 30 à la télé algérienne. Il y a aussi des séries mexicaines comme Un cœur pour deux femmes à 14 h sur la chaîne tunisienne, ou Tu finiras par le payer à 16 h sur RTM. 61 62 J Derrida. Op. cit. M. Augé. La Guerre des rêves. Seuil. 1997. 91 On n'a que l'embarras du choix. Mais le feuilleton qui marche le plus aujourd'hui, c'est sur MBC à 9h 40: Ecchahd oua eddoumoue (le serment et les larmes) avec Youssef Chaâbane. C'est mieux que Dynastie ou Dallas. Il paraît que le feuilleton est connu depuis plus de cinq ans dans tout le monde arabe, c'est une série-culte comme on dit, où tu retrouves tout ce qui arrive pour nous dans la vie : la famille et la jalousie, l'argent et la misère, l'honnêteté et le vice...C'est une histoire de famille: Youssef Chaabane et sa diablesse de femme, Nahwal Aboul Foutouh, à la mort de son père, ils prennent l'héritage de son frère Mahmoud el Djoundi. C'est une histoire qui arrive souvent chez nous surtout quand le fils il a émigré: mon mari par exemple, il a tout perdu à cause des femmes de ses frères qui sont pire que Nahwal Aboul Foutouh. Chez nous les femmes, elles sont mauvaises ou elles sont bonnes et ce n'est pas à cause de l'éducation. Moi et mes voisines, on regarde parfois le feuilleton ensemble, quand les enfants sont à l'école et si on a fini le ménage du matin. Quand on rate, et on rate toutes au moins un épisode dans la semaine, on se le raconte le lendemain. Et en même temps on parle de notre vie, de nos enfants, de nos maris, de nos problèmes. On fait un peu de commérage mais ça reste très gentil. Parce que nous, notre modèle, c'est plutôt Ataf Choualb, la femme du pauvre frère de Youssef Chaabane qui perd son héritage : elle se bat pour ses enfants et pour récupérer l'argent. Le frère aîné, Youssef Chaâbane, on lui pardonne, il fait du mal mais ce n'est pas vraiment de sa faute : il est influencé par sa femme. Après il regrette et il se met à fréquenter les mosquées. Nous on pense qu'il ne joue pas la comédie, il regrette vraiment le mal qu'il a fait à son frère : ce n'est pas comme d'autres dans notre quartier qui font tous les jours la prière mais qui sont pourris par le vice." Dans les salons de certaines ménagères immigrées de l'Écoin-Thibaude, les conversations sur des généralités morales dont l'enjeu est d'éclaircir et préciser les caractères des personnages de feuilletons, de confronter opinions et traditions, ces conversations de la vie quotidienne en banlieue, ritualisant les échanges entre voisines, semblent modestement faire écho63 à l'expérience des salons de l'époque classique, salons de précieuses et honnêtes hommes passionnés de psychologie sociale et précurseurs de l'espace public. Dans d'autres salons encore, la médiation technique de la parabole autorisant une mise en scène de l'actualité algérienne, réactive une mémoire au présent contre la sédimentation des images de la nostalgie immigrée. Certes, nombre de téléspectateurs regardent des programmes de la parabole de la même manière que la TV imaginaire évoquée plus haut : avec un droit d'accès sans penser qu'on est en société. Mais les témoignages de Aïcha B. et Tassadit C. montrent à quel point les représentations télévisuelles peuvent prendre une nouvelle dimension lorsque le public ne se contente pas d'une simple position de consommateur d'images. 63 C'est toute la difficulté de la démarche ethnologique de l'observation participante que de parvenir à observer des scènes expressives sans influencer les acteurs et d'en faire l'écho par un travail d'écriture approprié. Nous n'avons malheureusement pas pu ou pas su observer ces "salons de femmes" sans que notre présence n'induise un malaise dans l'interaction. 92 Il ne s'agit pas de prétendre que n'importe quel public peut s'approprier n'importe quel programme - rappelons notre hypothèse que les paraboles du lien social ne sont compréhensibles que dans la perspective d'une triple expérience. Cf. plus haut) - mais, on constate qu'à l'inverse du visuel TV grand public qui virtualise le monde réduit au fantasme du téléspectateur, les programmes arabes par satellites peuvent favoriser l'actualisation de références culturelles de publics immigrés. L'actualisation est "création, invention d'une forme à partir d'une configuration dynamique de forces et de finalités" (P. Lévy. 1996) tandis que la virtualisation est le mouvement inverse. C'est toute la différence entre la ritualisation des usages de la parabole et la fuite sans retour dans un flot d'images TV. Entre souci du sens et penchant hallucinatoire. Entre cadres de la mémoire et foyers d'un imaginaire sans autrui. Entre récit et communication sans parole. Paul Ricœur : "La mémoire est portée par le langage, par cette sorte de récit qu'on peut appeler récit de mémoire. Or cette médiation langagière ne se laisse pas inscrire dans un processus de dérivation à partir d'une conscience originairement privée, elle est d'emblée de nature sociale et publique. Avant d'être élevé au statut de récit littéraire ou historique, le récit est d'abord pratiqué dans la conversation ordinaire dans le cadre d'un échange réciproque. Il se dit dans une langue qui est elle-même d'emblée commune." 64 C'est la mémoire sociale -on se souvient ensemble, en empruntant aussi ses souvenirs à autrui selon M. Halbwachs65- la tradition et la coutume qui constituent le gisement de la parole, au fondement de la culture orale traditionnelle. Le patrimoine est soumis à la continuité des générations, il doit s'affirmer en acte, mais il est limité par les possibilités de la mémoire. Mais à la différence de l'imaginaire schizoïde du "bled intériorisé" vecteur de la plus haute des solitudes de l'immigré, la mémoire en acte est travaillée "par un souci d'exactitude, par un vœu de fidélité..." ambition qui entretient un imaginaire collectif et sur laquelle l'Histoire peut prendre appui. Plus largement, et au risque de se répéter, pour distinguer actualisation et virtualisation, il s'agit d'affirmer la singularité de certains usages de la parabole et de sa médiation technique dans le contexte du narcissisme 64 P. Ricœur. Entre histoire et mémoire. Projet. Hiver 1997. M. Halbwachs. Les cadres sociaux de la mémoire. Albin Michel. 1994 65 93 technologique de la société de communication. Ne pas confondre les mises en scène et en intrigue des paraboles d'une mémoire sociale et le "tout-fictionnel" TV "trou de vidange des mémoires" selon R. Debray. Opposer donc un imaginaire TV "à la carte" où les histoires sont conditionnées par un contexte médiatique spécifique, les mythologies manipulées, aux paraboles d'un imaginaire de l'immigration en gestation fondé sur la communicabilité, la construction d'un sens commun, avec des histoires racontées qui relient les auditeurs à un héritage commun. Mais cette notion d'héritage se situe toujours en tension avec la technique écrit J. Derrida :"l'héritage passe toujours de singularité à singularité par une filiation impliquant la langue (...) et une mémoire singulière. Sans singularité, il n'y a pas d'héritage. L'héritage institue notre propre singularité à partir d'un autre qui nous précède et dont le passé reste irréductible. Cet autre, le spectre de cet autre nous regarde, il nous concerne : non pas accessoirement mais au dedans même de notre propre identité (...) de ce point de vue, prise à elle seule et toute seule, la technique menace l'héritage."66 Mais sans technique, ajoute le philosophe, il n'y aurait pas non plus d'héritage. Sans une possibilité de reprise, de répétition, sans la possibilité de constituer des archives, l'héritage ne peut être conservé. L'héritage c'est aussi une assignation à fidélité, il ne s'agit pas de se réfugier dans le passé (...) Mais cette injonction du passé nous met en demeure de répondre maintenant, de choisir, de sélectionner, de critiquer."67 Mais comment se déclinent les différents rapports de l'héritage et de la technique? Question restant à explorer, aux limites de notre recherche. Question à l'origine d'autres questions. Peut-on, sans tomber dans les travers d'une sociologie du présent, parler d'une ritualité du quotidien que favoriserait la médiation technique de la parabole? Si, comme le prétend M. Augé, "toute activité rituelle a pour but de produire de l'identité à travers la reconnaissance d'altérités",68 quel est le sens commun d'une dialectique identité / altérité aux différents cercles de publics de la parabole? 66 J. Derrida. Op. cit. lbid. 68 M. Augé. La Guerre des rêves. Seuil. 1997. 67 94 Peut-on confondre le "grand autre historique" de l'héritage musulman par rapport auquel tente de s'affirmer une identité des banlieues de l'islam, avec les héros mythiques des feuilletons des ménagères de la Thibaude instituant des paradigmes d'action? Ou encore avec un retour de l'événement et d'une Algérie réelle qui permet aux vieux travailleurs immigrés de sortir de leur "bled imaginaire" pour se situer par rapport à leur environnement ? Quelles circulations s'opèrent entre ces cercles de publics et avec le reste de la société française ? Et, plus largement, s'agit-il de limiter la portée de l'affirmation de ces singularités? Autrement dit : considérer que la médiation technique de la parabole ne permet pas de constituer des réseaux sociaux durables, mais qu'elle constitue une ressource dans l'entretien des identités et parfois même dans une mobilisation nécessaire à l'action. Ou au contraire, s'agit-il d'inscrire ces singularités dans un mouvement de construction de communautés d'interprétation? Mais ne retrouve-t-on pas ainsi l'opposition de Tonnies entre communauté et société ? Faut-il donc opposer la construction de la société tournée vers l'Histoire à faire et l'ethos de la tribu épuisant son énergie dans sa propre création? À priori, cette vision qui alimente les fantasmes publics sur la construction de nouveaux ghettos culturels de la parabole ne résiste pas à l'analyse : − D'abord parce que cette médiation technologique permet à la fois l'expression de la subjectivité des membres du groupe et leur intégration dans le collectif'. Une dimension qui ne correspond pas à une vision classique de la communauté au dépens de la réciprocité. − Ensuite parce que l'opposition entre local et global ne tient pas avec la parabole. Si des sociabilités locales peuvent localement se construire à la Thibaude avec la médiation de la parabole, il ne s'agit pas de confondre lieu et localité. Ainsi, pour rejoindre la conception des "medias events"69 selon D. Dayan - conception des cérémonies médiatiques - la télévision et le direct peuvent constituer des scènes, des "hauts lieux" au delà de toute localité qui remplissent une fonction communautaire: ainsi des événements dramatiques en Algérie, ou de l'appel à la prière en direct de la Mecque, 69 D. Dayan et Katz E. La Télévision cérémonielle. PUF. 1996. 95 téléscopage d'une logique spatiale et temporelle, quand le téléspectateur sait qu'il participe en direct à l'Histoire. Cette perspective qui inscrit la parabole dans une logique de structuration de l’espace public nous permet d’introduire un nouveau chapitre. 96 CHAPITRE III Parabole et espace public Partie I Portraits le transit branché parabole La parabole est une mode en provenance d'Algérie (pour les Algériens du moins). De passage au pays, les immigrés ont découvert que leurs parents étaient mieux équipés qu'eux en matériel audiovisuel. Durant les années 80 et jusqu'à la crise algérienne, l'Algérie se rapproche des banlieues françaises. Elle devient un lieu de villégiature ou d'affaires pour des immigrés ou enfants d'immigrés qui s'installent dans un transit entre les deux pays. 97 Pour les uns, parvenus à l'âge de la retraite, il s'agit de redécouvrir le pays, de s'acclimater peu à peu : Ahmed D., 67 ans . "Au temps de Chaadli (NDLR: ancien président algérien) l'Algérie s'est ouverte et nous sommes arrivés à l'âge de la retraite. C'était difficile de rentrer définitivement au pays et de laisser les enfants seuls. Alors, nous avons fait comme beaucoup des anciens dans le quartier : six mois à Vaulx-en-Velin, six mois au village. Nous avons partagé notre vie en deux " Fayçal R., 69 ans "L'Algérie avec la retraite, on pensait que c'était le paradis : le soleil, la mer, le champ des cigales... une revanche pour moi qui avait fuit ce pays pour ne plus manger que des figues et des galettes. Fils de fellah, enfin je pouvais profiter de la nature dans mon pays. La France ? Quarante ans de ma vie. Quarante ans de soucis. Mais on ne jette pas ses soucis comme ça : l'usine m'a empoisonné les poumons et il faut que je rentre tous les trois mois pour me soigner. " Pour d'autres itinérants, le marché algérien est une solution pour échapper au chômage des banlieues : Rachid A. 35 ans ."Quand les frontières se sont ouvertes, les gens du bled ont débarqué à Belsunce, Barbès, Place du Pont. Ils achetaient tout pour faire du trabendo (NDRL : marché noir) en Algérie ou pour s'équiper. C'est comme ça qu'on a eu l'idée de se lancer dans l'import-export : ici à Vaulx, on était grillé : impossible de trouver du boulot et vendre de la frippe sur le marché, ça ne payait plus à cause de la concurrence. Moi je me suis associé avec un cousin qui avait un garage et nous avons investi le marché du véhicule d'occasion. J'ai découvert l'Algérie avec des séjours réguliers. J'ai découvert aussi tous les trafics entre les deux pays : devises, pièces détachées, matériel Hi-Fi...pendant quelques années, le bled c'était l'Eldorado." Pour d'autres encore, il s'agit de reconquérir sa culture pour pouvoir se situer en dehors des cadres de l'intégration républicaine : Karim B. 30 ans . "La France a rempli nos cervelles, bien plus qu'on l'imagine. Moi j'étais français dans ma tête sans l'accepter : diplômé avec un statut de fin de droit, on ne peut pas se la jouer à l'intégration. Alors j'étais algérien, je cultivais ma différence avec les copains. Mais c'était du bluff. On ne connaissait rien à notre culture. Rien à notre héritage musulman. Quand je suis passé par la mosquée, j'ai compris que sans un voyage régulier au bled, je ne pourrais jamais me scalper de mon cerveau de France. " Pour chacun de ces acteurs, la découverte de la parabole s'inscrit dans une expérience personnelle de l'itinérance entre la France et le Maghreb : - La découverte de la parabole peut-être ainsi la prise de conscience d'autres circuits de la communication qui déstabilisent une certaine maîtrise de l'information que 98 l'immigré a construit dans un jeu de distance et de proximité avec son pays d'origine. Déstabilisation lourde de conséquences sur les illusions entretenues auprès des autres et de lui-même. Ahmed D. "J'étais retourné presque chaque été au pays depuis mon arrivée en France. Bien sûr, j'ai vu l'Algérie se transformer mais je n'avais rien vu des changements dans la tête des gens de mon village. Peut-être parce que les touristes sont protégés : ils ne restent pas longtemps alors ils sont couvés, jamais contredits. La situation a changé avec mon premier long séjour. Je n'étais plus le parent exilé qui envoie des devises mais un nouveau voisin. Je passe sur les histoires de commérages, sur la jalousie que j'ai découvert : ce qui m'a le plus surpris, c'est que les gens de mon village perdu dans les montagnes de Kabylie étaient plus au courant que moi de la situation des immigrés en France. Plus personne ne croyait au mirage de la réussite que tous les immigrés entretiennent avec leurs cadeaux. J'ai découvert alors que les paraboles, ces étranges "couscoussières" qui se multipliaient aux fenêtres, alimentaient les nouveaux ragots sur mon compte. C'est la parabole qui a mis fin à mes illusions et à mon Algérie, celle que j'avais emportée avec moi en France au début des années cinquante." -La découverte de la parabole peut-être la prise de conscience d'une nouvelle appréciation des signes extérieurs de richesse qui confond l'immigré retourné au pays. Fayçal R. " En France, la vidéo, le magnétoscope et la chaîne Hi-Fi, c'étaient des signes de richesse. Là-bas, c'était la parabole qui permettait d'avoir les informations de France et les films du monde entier. Nous n'étions plus sur la même longueur d'onde comme on dit : en retard, parce que eux captaient la télé française et que nous en étions encore à chercher des cassettes vidéos pour avoir des images du bled. Bien sûr, je savais depuis longtemps qu'ils captent la télé française mais je n'avais pas compris l'importance de cette information et ses conséquences sur les relations de tous les jours : par exemple, au début quand je suis rentré, on parlait du monde sur la place du village et je restait bouche fermée devant leur connaissance de l'actualité française tandis que je ne connaissais rien à la politique algérienne. Voilà pourquoi j'ai acheté deux paraboles : une à Beni-Bouaddou, l'autre à Vaulx-en-Velin." -La découverte de la parabole peut être liée à un investissement sur le marché de la communication entre la France et le Maghreb. Rachid A. Moi je connaissais déjà la parabole en France. Mon père a acheté la première parabole de l'immeuble et peut-être de la Thibaude : il est parabolé depuis dix ans. Mais personnellement les programmes du bled, ça ne me touchait pas : c'est difficile de s'intéresser à un pays qu'on ne connaît pas. J'ai redécouvert la parabole là-bas. Elles poussaient comme des champignons sur les immeubles et les gens les bricolaient avec des fils de fer. Dans les années 80, un parabole algérienne coûtait plus de vingt fois le SMIG : des amis ont fait fortune dans le commerce des pièces -amplificateurs, câbles...- entre Marseille et Alger. J'avais compris que l'avenir c'était ce marché de la communication mais je me suis décidé trop tard. " 99 La découverte de la parabole peut être liée à la prise de conscience d'une perméabilité des frontières culturelles liée à la mondialisation des réseaux de communication. Karim B. "La vision des paraboles au bled m'a fait comprendre qu'il était inutile de chercher un lieu dans le monde pour échapper au regard de l'Occident. Shitane (Satan) était arrivé avant moi au bled avec les antennes "para-diaboliques" comme les surnommaient le FIS. Cette invasion des images de la France jusque dans la vie privée des familles, était un signe révélateur de la corruption du régime et du sacrifice de notre culture musulmane. En Algérie comme en Tunisie, des gens se battent contre la parabole pour refuser la débauche. La parabole est une nouvelle preuve de la colonisation culturelle: mais on peut prendre le diable par les cornes à Tunis comme à Vaulx-en-Velin." Dans le nouveau contexte de la guerre civile en Algérie, les allers-retours se sont limités. L'usage de la parabole peut néanmoins s'inscrire dans une continuité de ces itinérances. Itinérances vécues parfois sur le mode imaginaire de la proximité virtuelle ou d'un réinvestissement du territoire vaudais. Mais les circulations d'images via la parabole, illustrent et participent de nouvelles logiques nomades : circulations d'informations, de biens et de personnes entre la Thibaude, la région lyonnaise, la France, l'Europe, le Maghreb et d'autres pays musulmans. Ahmed D. "Avec les événements au pays, nous avons arrêté les voyages. Mais dans l'attente du retour nous nous tenons informés. Avec la parabole, nous avons les informations du bled et celles des autres pays arabes. On sait ce qui se passe même si parfois il faut décoder. C'est un drame national et on ne peut que regretter que les Algériens de France ne bougent pas. C'est d'abord un problème d'informations, alors notre devoir est de prendre la parole : il faut témoigner auprès des amis, des voisins. Avec certains, il y a une vraie émotion partagée et ils sont souvent parabolés. Acheter la parabole, c'est un premier pas : moi je rêve que partout s'installent des antennes, que les gens qui n'ont pas les moyens retrouvent la solidarité qui existe en Algérie en se cotisant." Rachid A. "J'ai arrêté l'import-export avec le bled mais pas seulement à cause de la guerre. Je n'étais plus à la hauteur de la concurrence, les choses bougent très vite là-bas. La France a fermé ses portes mais l'Algérie, elle, s'est ouverte sur le monde. La petite entreprise privée connaît son big-bang : des jeunes commerçants de 18, 20 ans se sont tournés vers les pays arabes et maghrébins, les pays de l'est et ceux de l'Europe du sud. En matière culturelle, aujourd'hui, c'est l'Algérie qui exporte ses produits : marché officiel des cassettes vidéo ou audio de musique arabe, kabyle, concerts de Raï, mais surtout marché parallèle de films arabes et cassettes piratées, concerts, prêchi-prêcha de cheikhs égyptiens et autres mystiques - il ne faut pas réduire cette circulation de la parole religieuse à la propagande islamiste!Tout ça circule avec des gens. Par Marseille mais aussi par l'Italie, l'Espagne, la Belgique. Tout ça circule dans les bagages des touristes et se retrouve dans les bazars de la Place du Pont (quartier immigré du centre-ville lyonnais) ou de Barbès, dans les marchés aux puces de Vaulx-en-Velin et d'ailleurs. Je crois qu'il y a des affaires d'avenir dans ce secteur culturel même si les investissements des commerçants de 100 chez nous restent limités -ils ramènent quelques échantillons dans leurs bagages mais leurs déplacements sont liés à des affaires plus rentables dans le marché de la confection, la pièce détachée, l'électronique...Parce que la demande des gens d'ici, Oranais, Kabyles ou Sétifiens, Algériens, Tunisiens ou Marocains est de plus en plus importante. C'est l'air du temps, le retour aux racines, aux valeurs culturelles. Peut-être parce que l'intégration ne marche pas et que de plus en plus de gens se tournent vers la communauté et le bled pour gagner quelques sous en montant sa petite affaire à l'image des petits commerçants itinérants de la Place du Pont, vendeurs de cassettes, de merguez, de tapis d'Orient, de piles, de chaussettes et même de clous. Peut-être à cause de la faillite du régime en Algérie qui a libéré les immigrés de leur devoir de réserve. Mais certainement aussi grâce aux paraboles qui ont permis de réinventer le bled en France. En tout cas on ne peut pas comprendre ce succès des antennes paraboliques en France sans ce brassage, ces circulations internationales. Ce sont les déplacements des immigrés en Algérie qui ont inventé la parabole en France, mais cette fenêtre ouverte sur le bled, le monde arabe et nos origines culturelles entraînent des nouveaux voyages. Voyages dans les têtes qui créent de nouveaux besoins. Voyages des nouveaux itinérants de l'import-export qui tentent de répondre à ces besoins. Besoins d'images, de symboles mais aussi de nouvelles technologies qui entraînent aussi de nouvelles circulations : fax, répondeurs, portables, tam-tams... qui font un tabac dans les banlieues; marchés parallèles des cassettes d'émissions piratées avec la parabole et des bricoleurs d'antennes "au black". "Personnellement je m'inscris dans ces nouveaux courants. Notre génération n'a pas d'autre choix que de s'enterrer dans le ghetto du loto, turf et autre caisse d'épargne du rêve, ou de se bouger, retrouver les traces de nos pères, s'installer dans l'immigration à perpétuité. C'est le choix entre la rouille et le nomadisme. La parabole, c'est un peu le drapeau de ceux qui refusent de rester prisonniers des frontières de Vaulx-en-Velin." 101 Partie II Parabole et territoires circulatoires des nouveaux nomades urbains "Nous ne sommes plus producteurs des récits qui font lien et sens autour de l'Éat. Et voici que Mohamed, celui-là même qui fut notre plus petit objet, devient sujet de nouveaux récits à lui seul réservés sur notre territoire et bien au-delà (...) Le devenir de ces groupes de migrants renvoie moins à des processus de sédentarisation qu'à une capacité de perpétuer un rapport entre nomadisme et sédentarité qui déstabilise les hiérarchies de voisinage des populations autochtones. Les usages de l'espace et les rythmes de mobilité ainsi développés s'inscrivent dans des logiques distinctes de celles qui structurent les sociétés d'accueil ou inspirent les attentes des aménageurs (...) Ces territoires en extension, supports des mobilités, manifestations du lien social des entrepreneurs nomades nous les nommons territoires circulatoires." (A. Tarrius. Arabes de France dans l'économie mondiale souterraine) "De l'idée que la culture est une totalité cohérente où se fixent et symbolisent les expériences particulières, sortent les discours dramatisant "l'entre-deux", comme s'il n'y avait que vide "entre" des appartenances stables et comme s'il fallait nécessairement opter entre deux identités : le voyage ne serait plus que perte en attendant le port..." (M. de Certeau. La prise de parole) I - L'Écoin-Thibaude des uns et des autres Écoin-Thibaude. Chacun de nos interlocuteurs nous raconte sa Thibaude, son Écoin : une histoire locale, des formes de regroupements, des territoires de rencontres et de sociabilités, des réseaux de voisinage ou communautaires, générant leurs propres lieux et leurs espaces d'action. Mais chacun de ces récits demeure à contre-courant d'un idéal type du quartier comme une forme organique, un milieu de vie crédité de potentialités héritées de la société traditionnelle, un ensemble de ressources culturelles et sociales, un espace de savoir-faire et de matériaux, des solidarités qui configureraient le lien social. La Thibaude des uns n'est jamais l'Écoin des autres. Pourtant l'Écoin-Thibaude ne ressemble pas non plus à un cliché de banlieue se résumant à la figure de la fragmentation urbaine, sociale, culturelle... Des acteurs de terrain en témoignent : certains habitants parviennent à tisser des solidarités pour résoudre grâce à des savoir-faire culturels et sociaux des questions auxquelles est confrontée l'action 102 publique locale. Ces solidarités sont parfois tissées depuis l'enfance; d'autres ressortent de logiques liées à l'héritage de traditions culturelles, cultuelles ; d'autres encore sont liées à des solidarités circonstanciées et à la prise en charge de problèmes partagés : "La vie du quartier comme dans les autres cités est empoisonnée par les conflits de voisinage et par la misère, nous confie, Radouane M., travailleur social. Mais pour comprendre l'ÉcoinThibaude il faut venir le week-end pour voir ces nuées de petits garçons et petites filles dans leurs habits du dimanche : ils se donnent la main pour aller à la mosquée comme jadis les petits villageois se rendaient au catéchisme. Il faut assister à une descente de police et voir les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes, main dans la main contre les abus de pouvoir. Il faut suivre les associations de femmes, les associations de jeunes dans leur travail de fourmi pour tisser du réseau, pour donner un coup de main à tous les démunis. Mais ce n'est pas la vie de quartier telle qu'on la rêve, ce n'est pas le village urbain, ce n'est pas tous les jours dimanche. Nous autres, travailleurs sociaux et acteurs de la politique de la ville, nous nous évertuons à recréer ici ce qui n'existe plus ailleurs : mais n'est-il pas trop tard ? Trop tard dans le sens où la vie de quartier n'est plus qu'une forme de nostalgie d'un ancien monde dont l'action sociale préserve les ruines. Personnellement, je vis l'Écoin-Thibaude comme un terrain d'aventure pour reprendre une expression chère à G. Marignan, un ancien responsable de communication du DSU. Ici les proximités peuvent être lointaines et les distances courtes. Deux paraboles pour illustrer ce terrain d'aventure. La première est maritime, avec des îlots séparés par des tempêtes : les gens d'ici ne communiquent pas, dit-on, mais nous autres professionnels l'avons appris à nos dépens : l'ignorance mutuelle entre les groupes et la séparation des rôles repose parfois sur des partages, des stratégies de survie et de cohabitation. La seconde parabole est celle du désert : il ne se passe rien, mais au moment où l'on perd tout espoir on découvre un oasis : observer la vie quotidienne de l'Écoin-Thibaude avec un regard détaché équivaut à se perdre dans une sécheresse d'âme et à ne rien comprendre aux moments et aux lieux qui font le terrain d'aventure, aux événements et aux liens qui relient les gens d'ici et les font vivre ensemble. Et pour préciser mon propos sur les distances courtes qu'illustre à mon sens votre travail sur la parabole, il me semble qu'au delà de nos comportements et compartiments sédentaires de la vie sociale, les centres de la vie de quartier se situent souvent en dehors du quartier, parfois très loin du quartier. Il faut imaginer les gens d'ici comme des voyageurs et l'Écoin-Thibaude comme un quartier nomade." Quartier nomade. L'Écoin-Thibaude est considéré comme un carrefour, un sas d'entrée dans la ZUP (cf. présentation du quartier en introduction) et les territoires que dessinent les itinéraires de migrations prennent la forme d'un espace admettant une pluralité de lieux et de langages, un espace de circulations de significations et de réseaux sociaux. Un territoire mouvant, au rythme des circulations, des flux qui participent localement de la définition et de la transformation des pratiques sociales. Il faut se déplacer dans le quotidien comme dans la mémoire des groupes sociaux pour appréhender la diversité des modes d'habiter. 103 Nous avons vu ainsi plus haut que le quartier est caractérisé par une hétérogénéité de sa population s'inscrivant dans différents milieux sociaux : îlot autocentré dans la ZUP, l'Écoin-Thibaude se morcelle; l'aspiration organique du quartier a toujours été contestée par des clivages culturels, sociaux, générationnels. L'unicité du lien social et de la mémoire comme ressource forte dans une perspective du territoire et de l'expression d'un "nous" ne s'est jamais constituée que dans des territoires imaginaires (cf. plus haut) confrontés à de nouvelles expériences, à des formes d'action sociale et de mobilisation des ressources qui permettent à leurs acteurs de redéfinir les espaces dans lesquels ils vivent, espace du quartier ou espace de communication sociale. Le patrimoine local, ou plutôt les variantes du patrimoine sont ainsi tributaires de nouveaux groupes sociaux et pratiques socioculturelles émergentes qui tendent à le délocaliser, à l'actualiser en le configurant différemment, dans une logique de réseaux déplaçant les frontières du territoire, opposant une invention sociale permanente à l'héritage d'anciens construits sociaux. Abdesselam J., 23 ans. "Qu'est ce que tu vois de commun toi, entre les Grimlins (les enfants terribles), les rouilleurs, les frères (musulmans) ? Rien. Ils habitent les mêmes cages et pourtant ils se la jouent à l'homme invisible. Pourtant ce sont les mêmes. Il n'y a rien de nouveau sous le soleil de La Thibaude. Celui qui a été grimlins, aujourd'hui il va rouiller entre l'ANPE et le bas de sa tour et demain, s'il ne trouve pas une faille pour se barrer, il ira rejoindre les frères : c'est la vérité à 80 % (je ne compte pas ceux qui se marient, les taulards et les bons élèves) ils te le diront tous ! Ils font semblant de pas se connaître, mais en vrai, non seulement ils n'ont pas oublié le numéro du décodeur mais en plus ils se rejouent les vieux films en cachette : par exemple le frère, il te fait la morale, mais en cas d'urgence il se souvient du système D pour trouver des tunes." Professeur de philosophie dans un lycée lyonnais, Mustapha G. a habité dix ans à La Thibaude où demeurent encore ses parents. Dans une longue série d'entretiens dont nous présentons ici la synthèse et qui ont largement contribués à orienter notre recherche, Mustapha G. interprète les usages de la parabole dans une perspective de circulations urbaines et de constructions territoriales liées à divers modes d'habiter s'inscrivant en contrechamp des centralités urbaines officielles. L'espace de 1'Écoin-Thibaude apparaît à la fois, pour parler comme Castells, comme "un espace de lieu" et "un espace de flux", articulant des mouvements de localisation et de délocalisation : le territoire vu comme 104 le champ privilégié ou le lien social prend corps et se redéploie, ou l'espace est l'objet de mouvements d'appropriations confrontés à des mouvements circulatoires et aux règles et normes de l'espace public. On retrouve aussi dans les propos de Mustapha G. une perspective du territoire développée par Isaac Joseph :"Tout territoire implique une définition négative, par défaut, de ce qui est public et une négociation sur le seuil (...) le territoire d'un acteur social ou d'un groupe d'acteurs c'est, en deçà de toute appropriation, une région de rôles accessibles. C'est l'espace de situations significatives.(...) .70 M. G. L'Écoin-Thibaude n'est pas un quartier, c'est une subdivision des aménageurs : en termes de vie de quartier, il faut parler de la Thibaude à la rigueur. Mais là aussi la dispersion domine. Quoi de commun entre l'étudiant qui vit la Thibaude comme une cité dortoir et la famille immigrée coincée depuis dix ans à défaut de mobilité résidentielle ? Mais quoi de commun aussi entre les différentes immigrations, les Algériens, les Marocains, les Tunisiens, les Turcs...? Entre les Français eux-mêmes, les ouvriers, les chômeurs, les Français d'origine étrangère, les Antillais... Chaque sous-groupe est lui même morcelé : telle immigration est aussi divisée par ses tribus, ses clans, ses familles mais toute tribu se compose aussi de groupes disparates arrivés à la Thibaude à travers les multiples circuits institutionnels de l'attribution du logement social. Tout ça s'inscrit dans le processus d'atomisation du lien social qui transforme les banlieues en bombes humaines. Mais pour oser une parabole entre le corps social et les corps du monde des physiciens, je dirais qu'il faut passer d'une perspective corpusculaire à une vision ondulatoire pour comprendre la dynamique locale du lien social. Ainsi, des tribus dispersées se recomposent-elles à partir d'une base minimum d'appartenance. Face à d'autres groupes, elles cultivent une mémoire d'immigration qui les rapproche de tribus partageant les mêmes origines nationales. Plus largement, les immigrés, les Français, tous les gens de la Thibaude créent des liens entre eux en discutant, en partageant des intérêts communs et des projets, en se mariant, en divorçant, parfois ils s'ignorent, ils s'évitent, ils se déchirent, mais ils se rencontrent au moins tous en s'opposant aux clichés médiatiques sur leur quartier, à un certain discours sur le Grand Projet Urbain dont ils se sentent souvent exclus... Pour Voir. Cette perspective "ondulatoire" du lien social ne s'énonce que dans une opposition entre groupes ? - Du moins dans un premier temps. Les Kabyles peuvent se réinventer des origines communes en s'opposant aux Arabes comme les différents groupes nationaux réinventent localement leurs patries d'origine en établissant des frontières entre eux. Mais ces frontières, ne sont pas des barrières qui sépareraient des territoires, elles s'inscrivent dans des contextes particuliers et elles sont soumises à des flux souterrains, des mouvements internes aux groupes qui les déplacent, les recomposent, les re-négocient. Ainsi le lieu des Kabyles peut-il s'inscrire dans le lieu des Arabes dans le sens où ceux-ci se confondent avec ceux-là et revendiquent cette confusion lorsqu'il s'agit de se définir face à l'adversité du racisme. Mais ce sont aussi par exemple les mariages mixtes, ou les groupes de jeunes "black-blanc-beur" qui déplacent les frontières ou les superposent. 70 lsaac Joseph. Le Passant considérable. Librairie des méridiens. 1984. p. 23-24. 105 P.V. Ces territoires que tu évoques, ceux des Kabyles, des Arabes... je ne les ai jamais rencontrés à la Thibaude, jamais vus, si on excepte bien sûr les bricolages territoriaux des jeunes lascars. Et si on glisse du territoire au lieu comme tu le fais ostensiblement, le problème est d'autant plus marqué : ce qui marque l'observateur à première vue, c'est l'absence de lieu communautaire (à l'exception de la mosquée). N'est-ce pas la limite "physique" de ta parabole du lien social ? - Il faut être capable d'une certaine souplesse du regard. Là où les urbanistes et tous les techniciens du DSU ne voient que fractures sociales, enclavement et atomisation du lien social à défaut d'une lunette d'approche adaptée au terrain, on peut découvrir le grouillement humain : des gens qui échappent aux catégorisations officielles, aux destins d'assistés qu'on leur propose, aux espaces publics qu'on leur fabrique, des hommes, des femmes, des Français, des Arabes, des noirs, des blancs, des jaunes (plus rares!) qui glissent à travers les catégories statistiques et qui échappent au codage des pouvoirs publics. II faut regarder derrière les choses, derrière les chiffres de la misère, derrière les certitudes des piètres savoirs sur ces quartiers pour découvrir que "ça bouge". À la Thibaude comme dans toutes les cités, "ça" ne rentre pas dans les cadres, mais "ça" s'organise, "ça" construit de l'identité, du lieu, du territoire : sinon, "ça" aurait pété depuis longtemps ou "ça" serait réduit à l'état de cadavre si les schémas statiques des aménageurs étaient valables. Donc les cartes officielles du quartier sont fausses. Tu dis que tu ne vois pas ni les lieux, ni les territoires, ni les frontières, mais il faut te guérir de ton délire de sociologue pour situer ton regard à contrechamp des perspectives officielles sur La Thibaude. Là, tu pourras découvrir une Thibaude invisible à l'œil profane. Des histoires de survivants qui échappent au trou noir des perspectives publiques. Des gens, Momo, Farid ou Pierre-Didier, des militants associatifs, des commerçants, des chômeurs, des honnêtes citoyens, des voleurs, des drogués, des bigots, des secrétaires, des gens qui vivent le quartier et qui font le quartier n'en déplaise à tous les Grands projets urbains... P.V. Oui, mais concrètement "ça" reste abstrait pour moi : à défaut de chiffres, je voudrais des faits, des lieux... Si "ça" existe, "ça" se rencontre bien quelque part ? - Ici les espaces-temps sont imbriqués, ordre de succession et ordre de coexistence se superposent : ça veut dire que les limites spatiales qui s'imposent à tous sont redéfinies de l'intérieur. Le "chez soi", ce n'est pas le lieu où l'on est enfermé mais celui où malgré le décor, en utilisant celui-ci comme une façade, on peut trouver une issue pour "s'en sortir". Par exemple le chômeur qui vit encore chez ses parents à 30 ans, il apprend à cohabiter de force, il marque son territoire sans déranger sa famille en respectant des seuils, des moments successifs où chacun peut occuper sa place et jouer son rôle. Ces mise en scène domestiques se prolongent dans la rue du fait même qu'ici l'espace est lisse -il n'y a pas de lieu communautaire comme tu le disais, pas de marque, pas d'héritage local qui permettent de distinguer la place des uns et celle des autres et chaque groupe doit préserver la face des autres pour sauver la sienne. Le modèle exotique des réserves juxtaposées ne correspond donc pas au partage de territoires des tribus de la Thibaude; les conflits d'appropriation ne font pas rage mais le bon voisinage n'apparaît pas non plus comme une expression locale du lien social. Les rapports se superposent sur des lieux et des circulations qui se jouent sur des temporalités différentes les activent. Donc la Thibaude, ce n'est pas qu'une topographie, des points fixes, entre l'usine et la prison - traduction physique: l'espace urbain du quartier est pris en tenaille entre le commissariat et deux zones industrielles. P.V.. Mais où se jouent les rencontres ? Les moments articulent les territoires. Des événements de rencontre publics comme la guerre du Golfe, l'affaire Kelkal, mais aussi les micro-événements que ne retient que la mémoire d'un groupe. Ces moments sont parfois ritualisés, comme la fête du Ramadan, le voyage au bled pour les familles, les rodéos pour les mômes, les nuits africaines, les soirées Flamenco. Ce sont des cérémonies d'appropriation où les gens marquent leur présence sur des rythmes différenciés et qui dessinent des territoires au-delà de l'espace local : il faut par exemple assister aux soirées 106 espagnoles ou africaines pour comprendre que ça circule, que les gens viennent d'ailleurs et que la Thibaude des uns s'inscrit toujours dans un réseau beaucoup plus large. Si on poussait l'analyse, on verrait de multiples Thibaude selon les événements, les parcours, les itinéraires des groupes des gens, les migrations quotidiennes qui relient le quartier à d'autres lieux, pour le boulot, la démerde, le loisir, le sexe, comment on se construit sa thibaude en circulant entre ici et ailleurs... Par exemple, la Thibaude de nos parents qui s'accroche au bled ; celle des jeunes qui passe par le centre commercial de la Part-Dieu, l'Amérique et les médias, celle des Turcs qui se construit entre la mosquée Omar de Bron, Berlin et l'Anatolie, celle des cas sociaux qui transite entre le tribunal de Lyon, la prison de Villefranche et le dispositif d'insertion... P.V. D'accord mais cette perspective est valable aussi pour n'importe quel quartier : quelle est la centralité qui permet de construire une mémoire locale, une perspective partagée du lien social ? - Mais précisément il n'y a pas de centralité incontestée, il n'y a pas d'unité cachée ou d'arrière monde commun : la Thibaude est un quartier vierge d'histoire, sans passé, donc le lien entre mémoires et imaginaires se tisse encore au quotidien. Nous en restons donc au temps des pionniers. Un histoire de fondation. Fonder les frontières, repousser toujours plus loin les frontières. Ce qui ne veut pas dire que le quartier est fermé: au contraire tout se joue dans des circulations, des alternances entre visibilité et invisibilité des groupes, des moments où rien ne bouge et des moments de brassage, de mobilisation qui bousculent les frontières internes, celles des autres comme les rigidités conceptuelles des aménageurs. P.V. Si on conçoit le territoire comme une distance critique avec l'extérieur, il faut donc voir la frontière comme un carrefour où chacun négocie la légitimité de sa Thibaude ? - En quelques sortes, et si les gens de la Thibaude peuvent à la limite se reconnaître d'un même quartier, si on peut parler d'un "nous", celui-ci est plutôt l'expression des multiples flux de la différenciation sociale. Le lieu transversal de 1a différence, ce sont les écarts aux centralités officielles, les axes de circulation qui permettent d'échapper aux cadres des aménageurs, des politiques locales qui tentent de tout contrôler, enfermer les gens dans une case, un rôle, réduire le quartier à une seule image et cristalliser ainsi la réalité sociale. À partir de là chacun compose son morceau de territoire. Des bricoleurs anonymes du quotidien opèrent en silence pour susciter un autre destin local en actualisant des bribes de mémoires éclatées, en bâtissant le temps pour dessiner l'espace : parfois c'est l'harmonie, parfois ça sonne en faux bourdon, mais il n'y a pas de chef d'orchestre ! P.V.. Pour en venir à la question de la parabole... - Pour moi c'est le synthétiseur d'une perspective ondulatoire du lien social. C'est un dispositif nomade qui permet d'articuler les pratiques réelles de circulation. Je suis toujours étonné par le sur-équipement médiatique des familles : les gens ont deux, trois télé, des magnétoscopes, des téléphones portables, parfois un ordinateur. Mais toutes ces machines, ce sont les accessoires qui permettent aux individus de construire le décor de leur mise en scène, leurs façades, des murs de sons et d'images, ce sont les matériaux qui permettent de peupler leur Thibaude, de capter les forces qui donnent une consistance à leur mode d'habiter... P.V.. La parabole n'apporte-t-elle pas une nouvelle dimension à la communication sociale dans le sens d'un usage collectif de l'information visuelle, d'une actualisation de la mémoire au delà d'un imaginaire médiatique? Peut-on considérer la parabole comme l'agent actif d'une construction du territoire, susceptible de mettre en circulation les discours et les biens, branchant des modèles nouveaux de comportements sur des besoins pratiques ? - La parabole est un synthétiseur dans le sens où elle peut servir de support technique à une intégration entre espace des lieux et espace des flux comme tu disais l'autre jour. 107 Comment favorise-t-elle la composition d'un paysage familier à travers une forêt inextricable de médias et d'images dans laquelle se perdent les trajets quotidiens des usagers? Pour les anciens en particulier, la parabole permet des repères quotidiens et dessine le cadre local des flux événementiels du monde entier. Pour d'autres, elle fait le lien entre la télé et le téléphone au bled. La parabole remet ainsi les pendules à l'heure: elle permet de prendre de la distance face au délire médiatique sur l'immigration mais elle incite aussi les immigrés à revisiter leur patrimoine. Les gens font leur montage et inscrivent cet instrument de communication dans des relations privées ou en public, des échanges avec les autres. Mais il faut aussi faire le lien entre les usages de la parabole et ceux d'autres médias, la vidéo par exemple. Pour des groupes de jeunes en particulier autour du centre multiculturel de Vaulx-en-Velin, ces pratiques sont liées à une volonté d'acquérir des compétences: il s'agit de réactiver une mémoire du quotidien cachée dans les limbes du tissu social, des récits et des mises en scènes d'une communauté locale que permet de montrer la vidéo. Etablir un lien entre générations et redéployer une mémoire de pratiques anonymes et fragiles que guette l'oubli. Mais les récits de la parabole restent à écrire... II - Le voyage des pères comme agencement Une dimension nous apparaît essentielle dans la perspective que développe Moustapha G. autour des territoires de La Thibaude et de leur traduction par des usages de la parabole : au delà d'une dimension interactive avec les autres cultures, pour chaque groupe ce sont aussi les novations successives à l'interne, qui permettent de fonder l'identité en perpétuelle construction. La dynamisme des flux s'oppose à l'illusion de la culture stockée. Cette perspective de la culture est celle d'une société en réseaux plutôt qu'une société en vase clos, où les diverses cultures du monde seraient reliées, interdépendantes, plutôt que fragmentées. Le croisement des cultures apparaît alors comme porteur de capacités différentielles au delà de l'homogénéisation. Ainsi, la perspective culturelle post-moderne ne prétend plus à des canons universels fondés sur une hiérarchie des valeurs mais à la valorisation de nombreux principes pluralistes et relativisés: il s'agit alors "d'atteindre une concentration sur la différence qui honore l'autre et lui permet d'être lui-même sans essayer de réduire l'innombrable multiplicité en posant le principe autoritaire d'une uniformité cachée. Elle met en jeu le difficile idéal qui consiste à laisser les choses être ce qu'elles sont ou ce qu'elles étaient lorsqu'elles étaient elles-mêmes avant d'être intégrées dans des catégories qui ne sont pas les leurs".71 71 T. Mc Evilley. "Ouverture du piège : l'exposition post-moderne et magiciens de la terre". In Magiciens de la terre. Centre Georges Pompidou. 1989. 108 Mais la vision post-moderne permet aussi d'illustrer une certaine conception individualiste de la différence, chaque individu tissant lui même sa propre trame au delà de son groupe d'appartenance, opposant le nomadisme à la sédentarité, utilisant le territoire et le rapport de celui-ci à l'extériorité pour chanter sa propre ritournelle72 qui lui permet d'échapper aux tyrannies de l'intimité et à l'emprise du territoire. La fonction de l'errance selon M. Maffesoli est présente dans toute tradition culturelle : "vivre une double tension d'une part en direction de l'étranger et de ses potentialités, d'autre part en direction du monde et de ses richesses ".73 Ainsi l'immigré de la Thibaude vit-il d'abord son arrivée en France comme une quête de nourriture terrestres avant de s'installer en vieillissant dans l'autre perspective. Larbi S., 29 ans. "Le vieux est toujours en voyage. Il circule entre la Thibaude et le bled. Il était venu ici pour faire fortune mais il a vite oublié son rêve de pionnier avec le chantier et une tripotée de marmots sur le dos. Il reprend la route maintenant, comme si la fin de notre enfance lui avait rendu ses ailes. On oublie trop souvent que nos pères sont des aventuriers...." Sakina R., 35 Ans. "Ils cherchent encore un paradis perdu ces vieux qui une fois à la retraite n'arrêtent pas de faire des allers-retours entre la France et le bled. Le pays qu'ils ont retrouvé, ce n'est pas celui de leur souvenir : ils ne sont plus nulle part chez eux. La nostalgie entraîne l'errance. Mais cette quête sans fin, c'est peut-être aussi pour se retrouver..." Le parcours du nomade de la Thibaude nous ramène à une image chère à Simmel, image duelle du pont et de la porte, tension au cœur de notre vie sociale. Tension entre liaison et déliaison, dedans et dehors, entre la vie de quartier et ailleurs, entre immobilisme et errance, espace et histoire (Maffesoli. 1997). Mais aussi tentation prophétique entre un lieu et un non-lieu. La nostalgie a permis au vieil immigré de la Thibaude de résister dans un environnement hostile (cf. partie précédente) et son enracinement limité le situe toujours au carrefour de la communauté, en marge : il rappelle la nécessité de ne pas se figer dans l'espace, refusant que la communauté s'établisse. Le territoire ne se suffit donc pas à lui-même. Il ne vaut que s'il met en relation, s'il renvoie à d'autres lieux. 72 73 cf. "De la ritournelle". In Mille Plateaux. G. Deleuze. F. Guattari. Minuit. 1980 M. Maffesoli. Nomadisme 109 Nabil (Cf. Parabole et quartier) "On ne construit la communauté que dans l'épreuve de la route et le hadj est un aboutissement. Il faut traverser le désert, il faut retourner au désert lorsque tous se croient installés et confondent communauté et voisinage. Les vieux Musulmans nous le font comprendre lorsqu'ils se réfugient dans le silence. Les choses ont perdu leur sens, mais les frères ne s'en sont pas rendus compte, ils ont baissé la garde et ils ne comprennent pas ce qui leur est arrivé : le quartier s'est accroché à eux, ils se sont acclimatés à la mauvaise vie et ils n'essaient même plus de se sauver. Ils font semblant. Alors, même s'ils sont fatigués, les vieux reprennent les chemins de l'immigration pour protester contre les hypocrites. Parce qu'ils savent bien que le bled n'existe plus, que même là-bas en Algérie les hypocrites ont tué la umma : le peuple algérien a éclaté en autant d'États qu'il y a d'individus et il faudra passer par un exode pour que les frères ne dressent plus de frontières en étalant leur merde en cercle autour d'eux. Sur la route, les vieux qui ne veulent pas oublier retrouvent l'instant de l'être en cherchant le temps des commencements. Le plaisir de l'exil, c'est d'être propre, non compromis. Et lorsque on a tout perdu, son pays, ses enfants volés par la France, il reste une illumination : malgré l'errance et les voies détournées, on est sûr d'arriver à destination." Khalil B. "Un jour, sur le terrain vague, entre l'Écoin et la Thibaude, j'ai vu un vieux trimballer une parabole sur son dos. Il m'a fait penser au début à un cybernaute, à la fois homme et machine greffée pour explorer une réalité virtuelle. Puis j'ai compris que c'est le bled qu'il transportait avec lui. Cet homme qui aurait pu être mon père portait une partie de ma réalité : sans lui le dernier fil qui relie le quartier à la mémoire des origines était coupé, et sur son dos de vieillard pesait le patrimoine de mon univers" La Thibaude existe ainsi aussi par les courants des forces de l'exil qu'elle permet de capter. Le rôle central des vieux immigrés pour maintenir l'équilibre du territoire nous ramène aux travaux de G. Deleuze selon lequel tout agencement territorial tient par sa composante la plus déterritorialisée. La parabole intervient comme le signe, la marque d'expression de ce nomadisme installé, de ces voyageurs enracinés. Mais le nomadisme de la Thibaude ne se confond pas avec une conception postmoderne de l'errance qui pousse à n'être rien, à se perdre dans une insoutenable légèreté de l'être, au risque de se perdre dans un hédonisme de formes sans contenus devenues des images à consommer. Les limites d'une perspective individualiste de la différence (perspective qui se traduit notamment dans les travaux de J. Kristeva par la conclusion que "nous sommes tous des étrangers") sont notamment soulignés par les travaux de M. Walzer. Contre une société en réseaux, société de la communication, société d'un nomadisme métissé ou l'individu se veut autonome, autodéterminé, créant ses propres références, ses propres 110 mouvements sociaux, définissant sa propre identité, Walzer affirme "Nous appartenons toujours à cette première génération: nous ne vivons pas tout le temps dans un monde d'étrangers, pas plus que nous nous ne nous heurtons à l'étranger dans un face à face individuel ; nous en sommes encore à ne faire l'expérience de la différence que collectivement (...) il est plus facile de tolérer l'altérité si nous prenons conscience de l'autre qui est en nous-même. Pourtant si chacun est un étranger, alors personne ne l'est. "74 Ainsi, si la tension entre logique de territorialisation et logique de déterritorialisation qui marque l'Écoin-Thibaude se traduit notamment par le fait que la reconnaissance peut se situer en dehors du quartier, l'excès de communication est une autre impasse que son absence. Comme le souligne Lévi-Strauss, il est nécessaire pour chaque culture de conserver quelque chose de spécifique à proposer dans une rencontre des cultures, d'autant que cette dernière, au cours de l'histoire, a plutôt pris l'aspect d'un choc entre culture dominante et culture dominée soumise au silence ou à l'assimilation. Les présupposés anthropologique et politiques de la communication se heurtent ainsi au silence et au secret des vieux immigrés, aux expériences obscures et opaques des gens de la Thibaude qui imposent une fin de non recevoir et une différence collective obscure aux injonctions publiques de lisibilité sociale : "la communication ne s'articule que sur de la non-communication sur des frontières instauratrices d'intimités collectives, sur toute une série de fermetures et de secrets qui créent des espaces internes d'échanges" 75 74 75 M. Walzer, op. cit. M. de Certeau, op. cit. 111 III - La perspective nomade d'une économie ethnique Le "culturel" correspond selon M. de Certeau à des régions de vie sociale qu'un postulat individualiste de nos appareils d'analyse nous rend impensable en termes d'économie. Il s'agit en fait de commerces et d'échanges qui ne s'inscrivent pas dans notre critère du marché. Le masque culturel cacherait des économies ethniques. Ainsi, les conceptions publiques des cultures immigrées nous renvoient à l'exotisme ou à une perspective folklorique, à des lambeaux de cultures momifiées, à une diversité qui rend la différence accessible à chacun et la soumet au code le la diffusion généralisée : le melting-pot des citoyens du monde, si éloigné de la réalité observable n'est plus que "l'idéologie molle des entrepreneurs de spectacles mondiaux" selon Touraine. Aucune reconnaissance en revanche des pratiques de groupes et de solidarité communautaire qui actualisent la culture sur le front conflictuel de la différence et qui permettent aux groupes de se maintenir. Pourtant, comme le souligne Alain Tarrius, "Les parents qui initialement devaient s'effacer contribuent à l'expansion des réseaux économiques qui créent de la richesse et redonnent sens à leur projet de réussite chez eux. C'est ainsi que l'apparition de communautés définitivement étrangères et pourtant dynamiques modifie notre perception habituelle de l'altérité (...) Ces autres, ces étrangers, à partir des lieux de la déshérence urbaine dans lesquels nous les confinons, se construisent des devenirs que nous n'avons jamais pu leur proposer, qui font défaut à nos concitoyens..." 76 Pour illustrer cette perspective qui nous apparaît essentielle, nous reproduisons ici la synthèse d'une dizaine d'entretiens (il s'agissait en fait plutôt de discussions à bâtons rompus) que nous avons réalisés avec Fawzi B. "entrepreneur" d'origine tunisienne avec lequel nous entretenons des liens amicaux depuis une quinzaine d'années. Fawzi est en fait le "chargé d'affaires internationales" d'une petite entreprise familiale installée dans le quartier de la Place du Pont à Lyon. Il s'agit d'un bazar, bric-à-brac où l'on peut acheter tapis d'Orient, accessoires électroménagers, vêtements dégriffés... Le détail des missions internationales de Fawzi reste un mystère qu'il entretient malicieusement en 76 A. Tarrius. Arabes de France dans l'économie mondiale souterraine. Éditions de l'Aube. 1995 112 livrant quelques bribes d'informations au fil des discussions. Reste que sur le site de l'Écoin-Thibaude, Fawzi est la seule source d'informations (exception faite de Rachid A – cf.. "Le transit branché parabole" -mais avec ce dernier, les relations de terrain n'ont pas été suivies) que nous ayons trouvée sur le thème des réseaux d'une économie ethnique dans lesquels s'inscrirait la parabole. Fallait-il dès lors renoncer à cette dimension de notre recherche ? Nous ne le pensons pas, car si le choix du site de l'Écoin-Thibaude a limité notre cadre d'investigation, il s'agit aussi de mettre en perspectives d'autres pistes de recherches que d'autres études sur la parabole pourront explorer. Pour-Voir : Tu es d'origine tunisienne mais de nationalité française... Fawzi B. : "La Tunisie n'a jamais été un département français et nous autres Tunisiens, nous ne nous prendrons jamais pour des Français. Les Algériens, eux, ils te rejouent tous les jours l'indépendance. Bien sûr, si tu réfléchis comme on t'apprend à l'école, nous sommes plus intégrés que nos parents: comme s'il suffisait de réciter l'alphabet et d'avoir des papiers français pour se faire une place ici à Vaulx, à Lyon ou Paris ! Moi je dis que les jeunes se sont faits jouer la double face : d'un côté on les appelle les petits beurs, de l'autre ils sont plus immigrés que les travailleurs immigrés parce qu'ils sont chômeurs : la France est le pays des Français, et si la majorité nous regarde comme des étrangers, on ne peut tout de même pas être français malgré les Français !" P.V.. Il n'empêche que tu as opté pour la nationalité française... F. B. Oui je suis né ici et j'ai des droits : peut-être pas celui de trouver du boulot à l'ANPE à cause de ma face d'Arabe, mais j'ai au moins le droit de circuler ; je n'ai pas besoin d'un visa pour voyager comme tous les pauvres de la planète. D'ailleurs être français, anglais ou canadien, ça ne veut pas dire grand chose : tunisien à la rigueur, mais surtout pour mon père... P.V.. Tu te considères comme un citoyen du monde, mais tu voyages surtout entre Vaulxen-Velin et Tunis ? F. B. Je m'occupe des affaires de mon père qui passent par Marseille, l'Italie et le bled, un fois par trimestre, pendant que lui s'occupe de la boutique Place du Pont. C'est pas du tourisme mais du business : mon travail, c'est routier, VRP, homme de confiance et soutier d'un rafiot familial dans les courants internationaux de tunes et de marchandises. Dans ma tête, je mets le cap sur les Célèbes, mais un aventurier ne choisit pas sa route : l'armateur de cette galère, c'est mon père ! P.V.. Tu le vis donc comme une galère ... F. B. Non, je me laisse emporter par les mots. La galère, c'était avant, quand je me croyais plus malin que mon père. Il parle peut-être mal le français, mais il sait compter : c'est grâce à lui que j'ai pu sortir du quartier et de la zone... P.V.. Peux-tu préciser le moment de ce changement d'orientation dans ta vie ? F. B. 1992. La guerre du Golfe. La tempête du désert a soufflé très fort dans ma tête comme dans celle de tous les fils d'immigrés : nos pères qui se méfiaient des Français, les connaissaient donc mieux que nous qui nous vivions un peu comme français (les Tunisiens, moins que la Algériens, je le répète!). Ma famille et beaucoup d'autres ici à La Thibaude ont acheté la parabole pour s'armer d'un bouclier contre les ondes négatives qui entraient dans nos têtes clandestinement. 113 P.V. La guerre du Golfe, c'est donc pour toi à la fois un rapprochement avec ton père et un premier intérêt pour la parabole? F. B. Il ne faut pas exagérer en parlant d'intérêt, ou alors il faut le prendre au sens propre: effectivement de 1993 à 1995, j'ai trimbalé quelques paraboles dans mes bagages, entre Marseille et le bled ; je les achetais pas plus de 1500F et je les revendais au moins le double, surtout à des Algériens qui ne pouvaient plus faire du tourisme commercial en France. Mais pour le reste, après la guerre du Golfe, je n'ai plus trouvé à la parabole le même intérêt que mon père ou ma mère. Le moment était particulier : on nous bombardait la cervelle sur la menace arabe, sur la guerre propre, et nous avions besoin de sortir du PAF pour avoir d'autres sources d'informations. Je pense que la parabole a été le canal d'une rencontre de tous les Arabes du monde dans le rejet de l'hypocrisie occidentale autour du droit international : une communion qui n'avait plus existé depuis la mort de Nasser, qui n'a duré que le temps d'une guerre-éclair, mais dont on ne mesurera les effets qu'à long terme. Moi je me sens vraiment arabe que depuis cette période. Ce qui ne veut pas dire que je regarde la parabole: je trouve que tous les programmes en langue arabe sont nuls ! Je préfère personnellement FR3 ou Arte." P. V. A propos du second volet de ma question précédente, le rapprochement avec ton père est-il passé par le relais de la parabole? F. B. Quand Guillaume Durand et les généraux-animateurs télé ont commencé leur délire et que celui-ci s'est poursuivi en ville dans le regard des gens, il y a eu un élan de solidarité entre jeunes et vieux, entre Tunisiens, Marocains ou Algériens. D'abord au sein des familles. Les discussions avec mon père qui voulait préparer les bagages pour rentrer au pays nous ont amenés à acheter une antenne parabolique. Les journaux d'informations sur les chaînes arabes, c'était un peu "radio Londres " pour libérer nos cerveaux occupés par la parano. Quand j'y repense aujourd'hui, on n'apprenait pas grand chose de nouveau - les journalistes tunisiens en particulier sont pires que Jean Claude Bourré qui voit des OVNI de partout - mais l'information n'était qu'un prétexte: on cherchait surtout une autre fenêtre ouverte sur le monde, un autre refuge audiovisuel pour se rassurer, se tenir chaud ensemble, comme les supporters d'une équipe de looseurs rassemblés par les paroles du commentateur. Nous étions révoltés !" P. V. Et vous manifestiez cette révolte en participant, via la parabole, à un grand public arabe du monde entier ; vous revendiquiez ainsi une identité. Au delà d'une quête d'informations, on peut voir cette manifestation restée invisible dans la rue comme un rite qui met en scène la solidarité dans l'espace médiatique face à l'événement guerre du Golfe... F. B. Il ne faut peut-être pas exagérer non plus. La mise en scène restait minable car les télés arabes n'avaient pas d'autre images que CNN. P. V. D'accord, mais la représentation se jouait peut-être dans une confusion entre l'écran et le lieu du téléspectateur même si la parabole n'est pas un dispositif qui permet l'interactivité : tu dis toi-même que tout se jouait sur les commentaires des journalistes même si aujourd'hui tu reconnais leur manque d'objectivité... F. B. Mais précisément il n'y avait aucune objectivité dans cette histoire, ni d'un côté dans le PAF, ni de l'autre avec la parabole. Chacun se branchait sur ce qu'il voulait entendre... P. V. ...Et donc chacun s'inventait son spectacle pour se rassurer ou se faire peur : n'empêche que les camps étaient bien tranchés, et que la mise en scène à la Thibaude comme à Tunis tournait autour d'une révolte de la rue arabe, même si cette révolte n'est pas sortie en France de l'espace cathodique. F. B. Tu te laisses emporter par ta vision de "faculteux", mais je comprends mieux ta question. En effet, on peut dire qu'une révolte de la rue arabe est passée par la parabole. Dans les pays du Maghreb comme en Jordanie, au Liban, en Palestine, les gens ont manifesté contre 114 la guerre et surtout contre une vision de la guerre que voulait donner l'Occident et qu'ils captaient par le relais des paraboles. Ici en France, à La Thibaude, les rues sont restées calmes mais la tension était dans l'air. Dans les familles, dans les bars, dans les associations, les gens discutaient et se préparaient au pire. Je crois que notre génération est redevenue arabe à ce moment là : mais cette prise de conscience d'une différence radicale ne s'est pas jouée comme tu le penses dans un "cyberespace médiatique", la parabole n'était qu'un catalyseur... P. V. Un catalyseur qui a permis d'ouvrir d'autres voies comme le montre ton itinéraire : tu travailles pour ton père depuis cette date. F. B. Mon cas n'est pas une généralité. Même s'il faut reconnaître qu'à défaut d'un vrai projet en France ou d'une action collective dans la durée, beaucoup ont trouvé refuge dans la religion qui permet de recréer ici un bled imaginaire. Personnellement, je ne me sens pas plus Tunisien qu'auparavant. P. V. Comment expliques-tu ton choix de collaborer avec ton père à ce moment là ? F. B. Ce qui me gène dans tes questions c'est la réponse que tu sous-entends, comme si on ne pouvait pas sortir d'un choix limité entre la France et le bled. Je suis arabe mais je ne suis pas comme toi fils d'Algérien. Vous avez un problème avec la France que les Tunisiens et les Marocains n'ont pas ! Chez nous, malgré le racisme et notre naissance dans ce pays, il y a un côté dépassionné que vous ne pouvez pas comprendre. La France est votre pays depuis trop longtemps mais elle n'a pas eu le temps de devenir le nôtre, même si nous ne sommes plus tunisiens comme nos parents. P. V. N'est ce pas contradictoire avec ce que tu disais tout à l'heure à propos d'une prise de conscience identitaire avec la guerre du Golfe... F. B. Non! J'ai dit "arabe" et non pas Tunisien. Tu la connais toi la nation arabe en dehors du rêve de Lawrence d'Arabie ? Moi je me suis installé dans cette communauté, sans pays, sans frontière. Je suis un nomade. P. V. Je m'excuse d'insister. Mais tu n'as pas répondu à ma question sur les raisons de ton choix "après la guerre du Golfe". Je ne veux pas t'enfermer dans le schéma du "je t'aime, moi non plus" franco-algérien, je veux comprendre comment tu es passé d'un mode de vie d'étudiant, installé à résidence entre Vaulx-en-Velin et la faculté, à celui d'un voyageur itinérant entre la France et la Tunisie. Ton père lui-même, d'ailleurs, n'est-il pas un voyageur enraciné ? F. B. Mon père est tunisien et tout ce qu'il construit ici c'est dans la perspective d'un retour au pays. Ce n'est pas le modèle du travailleur immigré algérien qui envoie sa paye au bled pour construire une maison où il n'habitera jamais. Descendants des Phéniciens, les Tunisiens sont des commerçants dans l'âme et ils savent gérer des intérêts internationaux; ils n'ont pas peur du voyage, mais ils restent fidèles à leur terre. Moi je suis le bras droit de mon père et je gère ses affaires là-bas pendant que sa boutique produit de la tune ici. C'est un métier. Un métier qui demande du savoir-faire pour acheter, vendre, négocier les prix, trouver les bonnes affaires, les bons intermédiaires, transporter la marchandise, trouver les bons réseaux, en créer de nouveaux... Pourquoi le choix de ce métier après la guerre du Golfe? Pourquoi avoir arrêté mes études d'économie en licence ? Je pourrais te donner des tas de raison. L'absence de perspective à l'université. L'âge. Mais surtout le goût de l'aventure. Je suis passé du tourisme au voyage d'affaire car la fac était devenue pour moi une dérive touristique. Et j'ai vécu la guerre du Golfe comme une rupture : j'a i utilisé cette faille de l'espace-temps ouvert dans ma tête par les échos de la parabole pour donner un sens à mon errance. Mais je ne suis pas pour autant tunisien, j'échappe aussi au rêve de mon père! " P. V. Cette idée de la parabole comme une invitation au voyage, une faille dans l'espace temps qui permet de recommencer quelque chose, ça rejoint un peu mon propos sur le rite : au delà d'une participation à une communauté arabe virtuelle, il y a cette esquisse d'un recommencement. 115 F. B. Si j'ai bien compris ce que tu entends par rite, il y aurait plusieurs manière de le vivre. Les parents le vivent au quotidien et ils regardent la télé comme on va à la mosquée. Ce qui compte pour eux, c'est de cultiver en France les racines du bled. Pour moi comme pour d'autres, c'est différent. Je ne suis pas croyant et je ne regarde pas la parabole : mais pour ne pas me perdre dans l'errance, je peux avoir un jour besoin de la parabole comme de la mosquée. P. V. La parabole serait pour toi le catalyseur d'une communauté virtuelle ? F. B. C'est un joker que l'on garde en réserve. La guerre du Golfe nous l'a prouvé : celui qui joue à cache-cache avec la France peut se prendre au jeu ; le voyageur solitaire peut perdre son chemin dans la foule. Il faut toujours pouvoir se reconnaître. P.V. Cette communauté virtuelle manque peut-être de corps. C'est ton rêve, au delà d'une réalité sociale. F. B. Elle existe pourtant. Entre la Place du Pont, Barbès, Belsunce, Naples et Tunis. Si je dis que je ne suis pas tunisien, c'est que même si mon point d'ancrage est 1à-bas, je circule dans un monde d'entrepreneurs arabes qui ont la nationalité française, italienne, marocaine, tunisienne ou algérienne : "notaires" sans office ou commerçants patentés comme mon père, marchands de biens, bouchers marocains, garagistes italiens, vendeurs de parfums bon marché ou pirates du marché du disque, marchands de pièces détachées, de matériel électroménager, confectionneurs, fellahs reconvertis en convoyeurs de légumes et trabendistes algériens... les affaires marchent à la parole donnée, au brassage, au "nif" (image de soi) au -delà des frontières et des identités nationales. 116 CONCLUSION Des enjeux de la parabole dans une société en réseaux "Face à l'inondation numérique, Noé revient en foule. Flotilles dispersées et dansantes d'arches abritant la précarité d'un sens problématique, reflets brouillés d'un grand tout fuyant, évanescent, connectées à l'univers, les communautés virtuelles construisent et dissolvent constamment leur micrototalités dynamiques, émergentes, immergés, dérivant parmi les courants tourbillonnaire du nouveau Déluge" (P. Lévy. L'Universel sans totalité.) "Car il est vrai que la guerre des rêves a commencé (...) Qui seront demain les résistants? Tous ceux qui ne renonçant ni à l'histoire passée, ni à l'histoire à venir dénonceront l'idéologie du présent dont l'image peut être un relais puissant. Tous les créateurs qui, maintenant vaille que vaille la circulation entre imaginaire individuel, imaginaire collectif et fiction, ne renonceront pas à susciter le miracle de la rencontre" (M. Augé. La Guerre des rêves) 117 Telle l'éducation pour "les Lumières" la communication serait-elle le nouveau mythe de nos sociétés partagées entre hantise de la fragmentation et idéalisation des circulations? Selon le dernier ouvrage de Manuel Castells -La société en réseaux - la nouvelle ère de l'information se traduirait dans une opposition bipolaire entre "le soi et le réseau" : "les réseaux planétaires d'échanges instrumentaux branchent et débranchent individus et groupes, régions et même pays, selon qu'ils remplissent ou non les objectifs de leurs programmes dans un flux inexorable de décisions stratégiques. D'où un clivage radical entre un instrumentalisme abstrait et universel, et des identités autonomistes, enracinées dans l'Histoire".77 L'identité serait ainsi de retour comme une source centrale de sens dans une période marquée par le déclin des institutions, la fin des mouvements sociaux, le flottement généralisé des valeurs ou la dérive consumériste des expressions culturelles. Le règne de la raison n'est en effet plus ce qu'il était : l'homme qui n'a plus à faire face à une nature hostile se trouve désarmé face à lui même et ses propres créations. Retour des passions identitaires, retour des tribus imaginaires précise Maffesoli, retour de l'archaïsme comme "une ruse de l'histoire" ? Les derniers feux de la modernité restaureraient ce contre quoi la modernité s'est instaurée? Mais sans doute faut-il dépasser les conclusions des esprits chagrin pleurnichant sous le soleil couchant de la modernité : prétendre à la réhabilitation d'un monde commun au delà de l'horizon des apparences, ou à la restauration du réel face au virtuel apparaît comme un combat douteux. Le rapport au réel n'est-il pas susceptible de divers modalités comme le traduirait le cyberespace, nouveau milieu de la communication ? Le vrai changement de la société informationnel serait ainsi la capacité technologique à utiliser comme force productive directe notre pouvoir à manier les symboles : l'ère de l'information vue comme une autonomie de la culture par rapport aux fondements matériels de l'existence (Castells, 1998). 77 M. Castells. La Société en réseaux. Fayard. 1998 118 Selon Touraine, c'est la défense du sujet dans sa personnalité et sa culture, contre des appareils et des marchés qui remplace aujourd'hui le flambeau de la lutte des classes éclairant jadis l'existence collective. Et dans un contexte marqué par un double mouvement de fragmentation culturelle et de mondialisation, la question devient selon Castells citant Calderon : "comment combiner technologies nouvelles et mémoire collective, science universelle et cultures communautaires, passion et raison..." L'audiovisuel en questions Dans ce contexte, la question des médias audiovisuels s'inscrit dans le clivage entre deux perspectives : le mythe du grand échangeur d'idées et d'images contre l'anti-mythe de "la télé qui rend fou". L'information audiovisuelle s'impose aujourd'hui avec une force inégalée par les formes d'expression du passé. Hégémonie des techniques de l'image qui façonnent les représentations du monde et de l'individu. Rupture entre les formes d'expression et les conditions objectives de l'existence. Les médiations de l'image autorise l'individu à se déconnecter de son environnement social, se libérer des liens qui jadis conditionnaient la construction de sa vision du monde, sa culture, son identité forgée dans un réseau limité de relations et de tensions. Nouveaux goûts. Nouvelles aspirations. Nouvelles formes d'expression de la culture. Reste une ombre au tableau liée à une difficulté croissante de prise de conscience contrôlée de notre vision du monde. Règne de l'inconsistance. "Déroute des savoirs" annoncée dès 1961 par G. Cohen-Seat et P. Fougeyrollas : "L'information visuelle engendre à travers ses messages non issus de l'environnement immédiat des individus une sorte de planétarisation de la représentation du monde et par là de l'existence humaine elle-même. Précisément, la planétarisation n'est pas une adaptation des individus au monde terrestre, elle n'est pas un conditionnement à cette réalité mondiale dont le caractère global apparaît de plus en plus clairement à l'intelligence actuelle. Car entre le savoir de l'intelligence et le vécu des messages visuels, une coupure apparaît et ne cesse de s'élargir. Tout se passe comme si nos contemporains n'entrevoyaient intellectuellement la globalité de la réalité mondiale que pour vivre plus intensément la condition planétaire au sens étymologique de cette réalité, à savoir sa condition d'astre errant". 119 Faudrait-il en revenir à une "critique de l'aliénation", perspective pour laquelle les œuvres de l'homme s'émancipant de son contrôle (la machine aliénante) conduisent à une réification du monde, à une impuissance de l'individu perdu dans la foule solitaire et impuissant face au triomphe du Léviathan ? Telle n'est pas l'orientation de nos travaux. Car les médias ne sont pas les dernières "cages de fer"- pour parler comme Weber - de la société post-industrielle. Il ne s'agit pas de penser la société de masse comme un processus uniformisant ni de concevoir l'asservissement de la réalité psychique de l'individu par les mass-médias : on retrouve là les travaux de U. Ecco sur l'information audiovisuelle : "il existe, en fonction des circonstances socioculturelles, une diversité de codes ou plutôt de règles de compétences et d'interprétations. Le message a une forme signifiante qui peut être remplie de sens différents (...) il n'existe pas de culture de masse au sens qu'imaginent les critiques apocalyptiques des communications de masse, parce que ce modèle est en concurrence avec d'autres (constitués de vestiges historiques, de cultures de classe." (Ecco. 1977.) Dépasser donc le truisme des médias instruments d'une culture de masse. Mais il ne s'agit pas non plus de s'inscrire dans la perspective d'une culture médiatique à la carte dans "l'ère du vide" d'une société post moderne. La Guerre des rêves (Augé 1997) qui passe par l'image laisse place aujourd'hui à une anthropologie de la solitude : la personnalité narcissique liée aux bricolages identitaires hors des cadres de la modernité et de la médiations des liens sociaux, le pluralisme des mondes contemporains généré par la complexité des modes de distribution culturelle, font peser de réelles menaces sur la vie sociale. Confusion entre la fiction et le réel dans un dramatique jeu de miroirs. Confusion au cœur des questions psychologiques sur une prégnance de l'image dans la vie mentale de l'individu, sur une modification de son schéma corporel. Confusion qui prend la dimension d'une question métaphysique sur le déséquilibre d'un monde qui ne serait plus à la mesure de l'homme - disproportion entre le corps de l'homme, son esprit et les choses - question sans réponse au cœur des hantises existentielles et d'une éthique de la peur quant au devenir des sociétés postindustrielles. 120 Mais la télé qui rend fou reste "la folle du logis" chère aux familles et, prolongeant les travaux de Wolton sur la petite lucarne du lien social, notre étude tend à mettre en perspective dans certains usages de la parabole une coexistence des modes d'expression: l'information visuelle ne tue pas "le verbal", bien au contraire elle peut ressusciter une parole fossilisée dans la mémoire des groupes, susciter le miracle d'une rencontre restant inaccessible à tous les contemplateurs d'arrières mondes du cyberespace. Et même si la parabole ne permet aucune interactivité, si les récepteurs restent isolés les uns des autres, ses usages peuvent être collectifs et participer d'une "politique de l'identité". Il ne s'agit pas d'une dérive communautaire, autre truisme sur la télévision des autres. Si selon B. R. Barber "Djihad peut se vêtir des oripeaux de Mc world"78 il ne faudrait pas pour autant confondre une géopolitique de l'intégrisme avec la question socioculturelle des banlieues. Le social n'est pas mort n'en déplaise à tous les observateurs des simulacres de la société du vide, et c'est dans la perspective dynamique d'une tension entre le culturel et le social que s'inscrit cette politique de l'identité. Loin de couper les groupes d'usagers de leur environnement social, la parabole comme outil technique s'inscrit dans un ensemble de rapports dynamiques à cet environnement, contribuant à des formes d'expression et de représentation qui donnent un sens à l'existence sociale au-delà de toute logique d'enfermement communautaire. Mais pour bien comprendre, il s'agit de ne pas confondre le "social" et l'action sociale instituée comme trop souvent dans la culture politique française. Ainsi, pour H. Arendt, le social est ce domaine un peu hybride entre le domaine politique et le domaine privé. Régi par une logique de la différence conférant aux divers groupes leurs identités selon le vieil adage "qui se ressemble s'assemble", structurant la société sur des clivages de classes, d'éducation, de professions, d'origines..."Du point de vue de la personne humaine, aucune de ces pratiques discriminatoires n'a de sens, mais on peut aussi douter que la personne humaine apparaisse jamais comme telle dans le domaine social. En tout cas, sans discrimination d'aucune sorte, la société cesserait simplement d'exister et la possibilité capitale de s'associer librement et de former des groupes disparaîtrait..." 79 78 79 B. R. Barber, op. ut. H. Arendt. Penser l'événement. Belin. 1989. 121 Reste que la gestion politique du social dans les quartiers comme l'Écoin-Thibaude ne prend pas en compte ces paraboles du lien social qui échappent aux schémas institués de l'intégration et aux réparateurs de "cages d'ascenseur" chères à un ancien Premier ministre. Double paradoxe de l'action publique et de la démocratisation culturelle : prônant la communication, elle ne sait prendre en compte la médiatisation que comme une menace contre le patrimoine ; affirmant que la communication des valeurs n'est possible que par le dialogue et la médiation, elle ne sait envisager leur transmission que par le magistère d'une action éducative à sens unique. Les effets pervers de la gestion politique du social nous ramènent à toutes les dérives de l'État providence dénoncées par les critiques d'une société de contrôle dans les années 70. Le problème de ces quartiers, c'est aussi l'ambition d'unité et l'idéologie totalisante des administrations. Au lieu d'une intervention partielle et compensatoire comme c'est de règle dans une société démocratique pour maintenir des équilibres structurants, l'action publique se croit légitimée à définir ces équilibres au nom d'un retour de l'État dans les "cités interdites". Questions politiques donc. Pourquoi river l'action publique à la promotion d'identités devenues idéologiques - l'intégré, le citoyen... -avec l'extinction progressive des lumières de la modernité ? Pourquoi refuser de reconnaître l'expérience des quartiers en limitant toute perspective culturelle et sociale à l'horizon d'une société de masse ? Pourquoi vouloir faire marcher en banlieue ce qui ne marche plus ailleurs ? Les milieux sociaux et culturels des villes échappent en effet aujourd'hui au conformisme social caractérisant un certain malaise de la modernité. Comme le souligne Walzer, dans nos société postindustrielles marquées par un brassage permanent, l'individu a sans doute une identité mal définie, mais il se réfère toujours aux anciennes communautés. Dans une perspective du dualisme entre modernisme et postmodernité, où "nous avons encore conscience d'être ceci et cela"80 même si ce sentiment se trouble parce "nous sommes à la fois et ceci et cela" , Walzer milite pour des "régimes de tolérance" renforçant les différents groupes dans une tension avec les 80 M. Walzer, op. cit. 122 individus qui n'ont pas d'autre choix qu'exercer leur lucidité "sur leurs traditions qui refusent de mourir... ". Questions métaphysique, psychologique, politique. Mais aussi et surtout, question anthropologique. Question concernant l'existence de l'individu et des groupes dans leur environnement. Question qui permet de sortir du questionnement en pariant sur des pratiques empiriques et situées. Pour se donner un cadre d'analyse cohérent au delà des propos globalisants sur la société de communication et les flux de l'information ou s'égare le sociologue, se confondant avec son objet. Ainsi peut se décliner le champ de la parabole avec des solutions théoriques et appliquées dans les conditions objectives de l'existence sociale. Questions d'anthropologie donc : comment, avec l'aide d'une médiation technique, les gens des quartiers tentent-ils de se rendre maîtres de leur représentation du monde, de l'action qu'ils exercent et qui s'exerce sur eux ? Comment parviennent-ils ainsi à une certaine maîtrise de leur environnement, et à se faire bâtisseurs du temps, actualisant la mémoire pour ouvrir l'avenir ? Questions d'autant plus urgentes que tous les acteurs de l'action culturelle se heurtent à d'imprévisibles changements liés à la nouvelle révolution technologique. Car les perspectives culturelles des populations les plus démunies s'inscrivent aussi dans ce mouvement comme nous le montre la parabole. Ou, comme l'exprime Samir le musulman (cf. chap. III), médecin et poète : "Un seul regard suffit pour crever les murs d'une prison des images. Les paraboles sont la prunelle des yeux de nos cités sur des murs que les badigeonneurs de murs politiques voulaient aveugles. Les yeux sont nos foyers, désormais ouverts sur le monde". 123 Sources bibliographiques. M. Augé. Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité. Seuil, 1992. La guerre des rêves. Seuil. 1997. H. Arendt. La crise de la culture. Gallimard. 1972. Penser l'événement. Belin. 1989 B. R. Barber. Djihad versus Mc World. Desclée de Brouwer. 1996. A. Battegay, A. Boubeker. Les images publiques de l'immigration. L'Harmattan. 1993. J. Baudrillard. La société de consommation. Gallimard. 1970. A. Boubeker. "Vaulx-en-Velin dans la guerre des images". In, Les Aléas du lien social, sous la direction de J. Métral. Ministère de la Culture. 1997 P. Bourdieu. Sur la télévision. Liber Éditions, 1996. M. Castells. La société en réseaux. Fayard. 1998. P. Chambat. L'espace public et l'emprise de la communication. Éllug. 1995. G. Cohen-Seat, P. Fougeyrollas. L'action sur l'homme: le cinéma et la télévision. Denoël. 1961 S. Daney. Le salaire du zappeur. Ramsay, 1988. D. Dayan et Katz E. La télévision cérémonielle. PUF. 1996. R. Debray. Vie et mort de l'image. Gallimard, 1994. G. Debord. La société du spectacle. Champ Libre. 1971. M. De Certeau. La prise de parole. Seuil, 1994 G. Deleuze, F. Guattari. Mille plateaux. Minuit. 1980. J. Derrida. Échographies, de la télévision. Galilée. 1996. B. Dort. "Introduction à la télévision". Les Temps modernes. Fév. 1958. J. Duvignaud. Le jeu du jeu. Balland. 1980 P. Genestier, J.-L. Laville. "Au delà du mythe républicain". Le Débat. Décembre 1994. G. Gusdorf. La parole. PUF. 1966 M. Halbwachs. Les cadres sociaux de la mémoire. Albin Michel. 1994 U. Hannerz. Explorer la ville. Minuit. 1983 Robert Lafont. Sur la France. Gallimard. 1968. P. Lévy. Qu'est ce que le virtuel ? La Découverte. 1996. "L'universel sans totalité". In : Le Magazine littéraire, hors série: 1966-1996, La passion des idées. 124 G. Lipovetsky. L'empire de l'éphémère. Gallimard. 1987. T. Mc Evilley. "Ouverture du piège: l'exposition post-moderne et magiciens de la terre". In Magiciens de la terre. Centre Georges Pompidou. 1989 M. Mc Luhan. Penser les médias. Seuil, 1972. M. Maffesoli. Le temps des tribus. Librairie des Méridiens. 1988. Du nomadisme. Librairie Générale Française, 1997 J.-L. Missika, D. Wolton. La folle du logis. Gallimard. 1983. E. Morin. L'esprit du temps. Grasset. 1962. Naglaa El Emary. "L'industrie du feuilleton télévisé égyptien à l'ère des télévisions transfrontières", Revue Tiers-Monde n°146. Juin 1996. K. Popper. La télévision: un danger pour la démocratie. 10/18. Mai 1996. J.-F. Revel. La connaissance inutile. Grasset, 1988. D. Riesman. La foule solitaire. Arthaud. 1964 P. Ricœur. Entre histoire et mémoire. Projet. Hiver 1997. J. M. Salaün. À qui appartient la télévision? Aubier-Montaigne 1989. R. Sennett. Les tyrannies de l'intimité. Seuil. 1979. G. Tarde. L'opinion et la foule. 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Forte présence féminine à l'écran pour une tonalité avant-gardiste. 2. Middle East Broadcasting Center (MBC). Chaîne saoudienne diffusée de Londres depuis avril 1991. Programmes généralistes à dominante divertissements et informations. En arabe moderne littéral. 3. Art-(Chaîne saoudienne). Basée à Rome. Programmes en arabe moderne littéral. Dominante divertissements et fictions. 4. Algerian TV. Chaîne d'État généraliste qui émet en France depuis le 20 août 1994. Programmes généralistes en arabe dialectal. Dominante variétés et fictions (feuilletons) informations. 5. Radio Télévision Marocaine (RTM). Diffusée depuis le 3 mars 1993. Cette chaîne publique propose des programmes généraliste en arabe dialectal et en Français. Dominante divertissements. 6. RTT-TV7. Chaîne tunisienne publique diffusée depuis le 7 octobre 1993. Programmes généralistes en arabe dialectal. Dominante divertissements. 7. Dubaï TV (Emirats arabes Unis). Basée à Londres et diffusée depuis février 1994. Programmes généralistes en arabe moderne littéral. Dominante divertissements. Peu de pages d'informations. 8. Muslim TV (Pakistan). Chaîne thématique religieuse basée à Londres et financée par des hommes d'affaires pakistanais. Diffusion en clair de 14h 15 à 17h 15. En quatre langues possibles (arabe moderne; anglais; français et pakistanais) Huit chaînes turcophones sont par ailleurs diffusées en France par satellite Eutelsat. TGRT; HBB-TV; ATV; Show TV; Interstar; Satel 2, TRT-INT (chaîne d'État); Ciné 5 (cryptée)