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 Faculteit letteren en wijsbegeerte Le Roman de la Grande Guerre en 1990 et en 2012 Analyse des Champs d’honneur et de 14 Mémoire de Maîtrise Elisa Heene Directeur de recherche: Prof. Dr. P. Schoentjes Poefschrift voorgedragen tot het bekomen van de graad van Master of Arts : Vergelijkende Moderne Letterkunde 1 Remerciements A la fin de cette recherche, je tiens à remercier tous ceux qui ont contribué, de près ou de loin, à la réalisation de ce travail. Je voudrais tout d’abord remercier le directeur de cette recherche, le professeur Pierre Schoentjes. Il a, en premier lieu, avivé mon intérêt pour la littérature française de l’extrême contemporain. Qui plus est, sans son support, ses conseils et suggestions cette recherche n’aurait pas été possible. J’exprime aussi toute ma reconnaissance envers Mme Griet Theeten, Assistante Pédagogique à l’Université de Gand. Ses corrections et remarques m’ont été très utiles et m’ont aidé à mener à bien ce mémoire. Mes remerciements vont ensuite à Béatrice Balcou, Sabine Guermouche et Kristien Ackaert pour leur aide avec la relecture de ces pages. Elles ont sacrifié leur temps pour améliorer ou même perfectionner l’orthographe et la langue de ce mémoire. Je remercie enfin mes proches et mes amis pour leurs encouragements, et en particulier Nathan Burssens pour avoir été toujours à mes côtés. 2 Abréviations CH : Les Champs d’honneur 3 Introduction En envoyant pour la première fois des soldats lettrés sur le champ de bataille, la Grande Guerre a été la première guerre à susciter une énorme production littéraire1. La guerre des tranchées était en effet bien présente dans la littérature contemporaine du conflit et juste après. Qui plus est, à partir de 1980, la Première Guerre mondiale a joui d’un regain d’intérêt : « Aujourd’hui à nouveau, après une absence remarquable entre 1945 et 1980, la Grande Guerre s’impose aux écrivains » 2 . Dans son étude importante sur la littérature contemporaine, Dominique Viart constate en effet que « la Grande Guerre est un événement revenu au cœur des préoccupations contemporaines » 3 . L’historienne Annette Becker, qui parle dans une interview de la signification de la Première Guerre mondiale dans la société contemporaine, attribue même un rôle précurseur à la littérature : « on assiste à un retour gigantesque de la Grande Guerre dans la société, notamment à travers l’importance de la littérature historique »4. Nous constatons donc que même les historiens avouent que c’est la littérature qui réactualise le sujet. La littérature contemporaine manifeste d’ailleurs en général un intérêt renouvelé pour le passé : Bruno Blancke souligne que la fiction d’aujourd’hui « n’entend pas plus brûler le passé que le faire renaître de ses cendres »5. Ainsi, depuis 1980, des dizaines de romans ont été consacré à la Première Guerre mondiale, par des écrivains fort divers et non pas des moins prestigieux6. Dans l’interview citée, Becker ajoute que « le livre de Jean Rouaud qui a obtenu le prix Goncourt à ce moment-­‐là, est tout à fait typique de ce retour [de la Grande Guerre dans la littérature] »7. En effet, en 1990 Jean Rouaud a publié Les Champs d’honneur, qui traite la Première Guerre mondiale. Ce roman occupe une place particulière dans ce genre littéraire, 1 Pierre Schoentjes remarque en effet que « la Grande Guerre, première guerre à envoyer sur le champ de bataille des soldats qui n’étaient pas des analphabètes, elle a aussi été la première à susciter une production littéraire massive » (« Préface. La fiction de la violence guerrière au XXe siècle » in : J’ai tué : violence guerrière et fiction, Déborah Lévy-­‐Bertherat et Pierre Schoentjes éd., Genève, Droz, 2010, p. 9). 2 Pierre Schoentjes, « 14-­‐18 : le regard des romans », in : La Grande Guerre, Un siècle de fictions romanesques, Pierre Schoentjes éd., Genève, Droz, coll. Romanica Gandensia, 2008, p. 7. 3 Dominique Viart, « En quête du passé : la Grande Guerre dans la littérature contemporaine », in : La Grande Guerre. Un siècle de fictions romanesques, Pierre Schoentjes éd., op. cit., p. 325. 4 Annette Becker, « La commémoration a été instrumentalisé par les politiques », entretien réalisé par Audrey Saler le jeudi 11 novembre, apparu dans Le Nouvel Observateur, http://tempsreel.nouvelobs.com/opinions/20101110.OBS2712/interview-­‐la-­‐commemoration-­‐a-­‐ete-­‐
instrumentalisee-­‐par-­‐les-­‐politiques.html, (consulté le 22 février 2013). 5 Bruno Blanckeman, Les Fictions singulières, Etudes sur le roman français contemporain, Paris, Prétexte éditeur, coll. Critique, 2002, p. 7. 6 Pensons par exemple à La maison rose (Gallimard, 1987) et Le Bois du chapitre (Théodore Balmoral, 1996) de Pierre Bergounioux, Les Ames grises de Philippe Claudel (Stock, 2003), L’Acacia de Claude Simon (Minuit, 1989), pour n’en mentionner que quelques-­‐uns. 7 Annette Becker, op. cit. 4 étant parmi les premiers consacrés à la Grande Guerre. Le narrateur des Champs d’honneur entreprend une enquête dans le passé de sa famille. Ainsi il révèle non seulement l’influence de 14-­‐18 sur les survivants de la guerre et leurs descendants, mais débouche aussi sur une représentation directe du conflit. Jean Rouaud inscrit son roman de cette façon dans le flot de romans de guerre de la fin du XXe siècle. Cette masse de publications consacrées à la Grande Guerre semble s’être arrêtée depuis quelques années. Or, Jean Echenoz va à l’encontre des nouvelles tendances qui s’intéressent à d’autres conflits8, en publiant en 2012 encore un roman de la Première Guerre mondiale. L’intrigue de 14 se situe entièrement à l’époque-­‐même de la Grande Guerre. Le narrateur de ce roman décrit les faits et les gestes d’un jeune homme qui part pour le front. Le roman s’organise autour d’une histoire d’amour banale et l’auteur fait surgir plusieurs épisodes typiques du roman de guerre tels que le tocsin, la mobilisation, les horreurs du front et le retour du soldat. Bien que ces éléments rapprochent 14 de la tradition d’écrire sur la Grande Guerre, dès les premières pages le lecteur remarque qu’il ne s’agit pas d’un roman de guerre comparable aux publications de l’époque de la guerre et pas non plus à celles des années 80 et 90. Il existe déjà bon nombre d’ouvrages critiques qui systématisent cette littérature contemporaine de la Grande Guerre. La présente étude s’appuie principalement sur les ouvrages écrits ou dirigés par Pierre Schoentjes. Ensuite, la thèse de Griet Theeten, dans laquelle elle systématise la production littéraire contemporaine de la Grande Guerre s’est révélée particulièrement intéressante. Nous pouvons puiser d’ailleurs dans une vaste bibliographie d’études critiques sur aussi bien l’œuvre de Jean Rouaud que sur celui de Jean Echenoz. De plus, nous avons choisi d’envisager des études récentes, tout en prenant en considération aussi quelques-­‐uns des premiers articles consacrés à Rouaud et Echenoz 9 . Certainement dans le cas des Champs d’honneur, il est intéressant de savoir comment les critiques littéraires l’ont analysé au moment de publication, étant donné qu’il y a déjà plus de vingt ans. Par volonté d’exhaustivité, nous avons pris en compte aussi des articles majeurs sur Echenoz, écrits lors de son début littéraire. En ce qui concerne 14, l’article de Pierre Schoentjes, la seule étude consacrée à 14 jusqu’aujourd’hui, a été une source importante pour notre recherche. En nous appuyant sur les ouvrages décrits, nous proposons d’étudier comment un des premiers romans importants du renouveau d’intérêt pour la Première Guerre mondiale et le dernier 8 Tel que la Guerre d’Algérie dans par exemple Une guerre sans fin de Bertrand Leclair (Maren Sell, 2008), Des Hommes de Laurent Mauvignier (Minuit, 2009) et Où j’ai laissé mon âme de Jérome Ferrari (Actes Sud, 2011). 9 Le début littéraire d’aussi bien Rouaud qu’Echenoz n’est pas passé inaperçu ni par la presse littéraire, ni par les critiques universitaires. 5 publié approchent le sujet et de quelle manière ces romans rejoignent ou s’éloignent des procédés littéraires des autres textes contemporains consacrés à la Grande Guerre. Au cours de cette recherche, la question sera de savoir si 14 de Jean Echenoz marque une évolution dans la tradition d’écriture sur la Grande Guerre. Avant de pouvoir parler d’une évolution, il est nécessaire de faire une comparaison. La publication de 14 en 2012, des années après la fin du flot de romans consacrés à la Grande Guerre assure la légitimité d’une étude sur ce roman. Le choix des Champs d’honneur ensuite se justifie d’un côté par le fait que le roman est exemplaire du retour de la Première Guerre mondiale comme sujet littéraire dans les années 1980 et 1990. Le début littéraire de Jean Rouaud est même un des premiers romans de ce retour. La publication des deux romans chez la même maison d’édition10 semble confirmer de l’autre côté la sagacité de leur rapprochement. Les Champs d’honneur appartient finalement à un type de roman de guerre tout à fait différent que celui de Jean Echenoz, ce qui offre des possibilités de comparaison intéressantes. Cette comparaison n’est possible qu’après une étude profonde des deux romans à part. Ces études se focalisent dans les deux cas sur la représentation de la Grande Guerre. Comment Rouaud et Echenoz abordent-­‐ils la guerre et quels sont les enjeux de ces images de guerre ? A quel point les romans peuvent-­‐ils être liés au contexte littéraire ou au reste de l’œuvre de l’écrivain ? Afin de trouver des réponses aux questions formulées ci-­‐dessus, nous avons opté pour une division en quatre parties. La première partie offre un aperçu des articles de la presse littéraire apparus juste après la publication de respectivement Les Champs d’honneur et 14. Etant donné qu’il y a un écart de vingt ans entre la publication des deux romans, il est obligatoire de prendre en considération leur accueil dans la presse littéraire à l’époque de publication. Si nous voulons étudier l’influence du contexte littéraire sur le roman, il est en effet intéressant de savoir quels éléments sont retenus à l’époque de publication. Pour réaliser cette critique de la réception nous prenons en considération des articles des journalistes littéraires majeurs de la presse francophone. Afin de pouvoir mener à bien ensuite la confrontation même des Champs d’honneur avec 14, et ainsi étudier l’évolution dans le genre de roman de guerre, il convient d’analyser d’abord les deux romans à part. La deuxième partie se consacre à une analyse de la présence de la guerre dans Les Champs d’honneur, qui apparaît d’abord de façon indirecte. La représentation de la guerre même s’inscrit de son côté dans la tendance pacifiste de l’époque. Dans la troisième partie, nous parlons de 14. Dans ce dernier roman de Jean Echenoz, nous retrouvons des procédés littéraires typiquement échenoziens telles que l’intertextualité, l’ironie et l’insertion des images. L’auteur semble avoir pris la mesure de comment un genre 10 Il s’agit des Editions de Minuit. 6 peut s’épuiser. Nous parlerons de la volonté échenozienne de réécrire cette fois le genre de roman de guerre. Le quatrième et dernier volet compare alors Les Champs d’honneur à 14. Nous constatons en effet qu’il y a des points communs qui permettent le rapprochement des deux romans. Les différences dans la représentation de la guerre sont néanmoins très grandes. 7 Première partie : La réception journalistique Introduction Il est intéressant de voir comment la presse littéraire parle de respectivement Les Champs d’honneur et 14 au moment de leur publication, car une analyse des articles parus permet de voir quels jugements de valeur sont exprimés. Cet aspect est important quand nous prenons en considération la réputation d’un auteur et certainement d’un texte. Cette réputation dépend toujours en partie de l’attention que les critiques lui prêtent : The description and judgements in books reviews influence both the reading public ass well as other critics in the literary field. The continuity and broadness of the attention paid to a body of work by newspapers and magazines, together with the way that attention is being articulated, can be seen as an important indicator of the value attached to an author and his or her body of work.11 Il est vrai que la critique journalistique émet toujours un jugement de valeur. Elle essaie de relever les qualités ou les défauts d’une œuvre et d’en donner des preuves. Souvent, quand les journalistes en question jouissent d’une certaine estime, les articles contribuent ou au contraire, contrarient le succès de l’œuvre. Une analyse de la réception s’avère aussi pertinente, parce qu’elle permet de savoir quels éléments des romans ont été retenus à une certaine époque. Ces choix nous expliquent alors aussi le contexte de publication. Pour la présente recherche, où nous voulons comparer deux romans de guerre publiés à des époques différentes, il est en effet intéressant de connaître leurs différents contextes littéraires. Dans le cas des Champs d’honneur de Jean Rouaud aussi bien que de celui de 14 de Jean Echenoz, la critique journalistique fait leur éloge. Nous verrons dans un premier temps que les journalistes louent Les Champs d’honneur, parce que ce roman vient au début de la carrière de son auteur. La presse ne s’étonne pas du choix du sujet de Jean Rouaud. Nous parlerons ensuite de la louange que 14 reçoit, ce qui s’explique en partie par la notoriété d’Echenoz. De plus, la Grande Guerre semble bel et bien étonner les critiques journalistiques en 2012. 11 Nel van Dijk and Jeroen K. Vermunt, « Literary Careers and Critical Reputation », in : The systemic and empirical approach to literature and culture as theory and application, Steven Tötösy and Irene Sywenky éd., Alberta, Research Institute for Comparative Literature and Cross-­‐Cultural Studies, 1997, p. 256. 8 1. A la louange des Champs d’honneur La réception dans la presse littéraire des Champs d’honneur a été très bonne. Les journalistes n’ont eu que des louanges pour le roman de Rouaud. Un aspect qui revient dans presque tous les articles est la mention du fait que Les Champs d’honneur est le premier livre de l’écrivain, mais que cela ne diminue en rien sa qualité. Ainsi, Patrick Kéchichian soutient dans Le Monde que « placer le premier roman de Jean Rouaud, Les Champs d’honneur, sous la rubrique « débuts » relève plus de la commodité que de la justice. D’emblée, spectaculairement, il y est à l’étroit »12 et Jean-­‐Louis Ezine note que Rouaud « ne devrait pas passer longtemps inaperçu de ses contemporains, qui suspecteront en lui l’une des plus soudaines et des plus étonnantes révélations de la décennie »13. Dans la presse belge francophone, un journaliste remarque que « pour un premier roman », celui de Rouaud échappe « complètement aux défauts du genre, à tel point qu’il est inutile de discuter encore des qualités de ce débutant pour le traitant, comme il le mérite, en écrivain à part entière »14. Plusieurs journalistes pointent donc l’exceptionnalité du roman en référant à la nouveauté de Rouaud dans le champ littéraire. Après l’attribution du prix Goncourt en 1990 aux Champs d’honneur, sa valeur est davantage affirmée. Les journalistes ne manquent pas d’avancer la légitimité du choix du jury, « Jean Rouaud [méritant] bien, pour ses débuts fracassants, une exception à la règle rarement transgressée qui veut que l’académie Goncourt hésite à donner son prix à un premier roman »15. Car « presque unanime, la critique avait reconnu la qualité exceptionnelle du roman »16. Cet énorme mérite du roman tient avant tout, selon la plus grande partie des critiques journalistiques, au style roualdien. Les Champs d’honneur appartient à « la haute littérature » selon Kéchichian, « une littérature qui ne cherche sa dignité et sa justification qu’en elle-­‐
12 Patrick Kéchichian, « Jean Rouaud à la grâce », Le Monde, 14 septembre 1990, http://www.leseditionsdeminuit.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=1816, (consulté le vendredi 22 février 2012). 13 Jean-­‐Louis Ezine, « Mélancolie des estuaires. La Vieille France en héroïne de roman », Le Nouvel Observateur, 6 septembre 1990, http://www.leseditionsdeminuit.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=1816, (consulté le vendredi 22 février 2013). 14 Pierre Maury, « L’épaisseur de la mémoire », Le Soir, mercredi le 14 novembre 1990, http://archives.lesoir.be/l-­‐epaisseur-­‐de-­‐la-­‐memoire_t-­‐19901114-­‐Z039RV.html, (consulté le samedi 23 février 2013) 15 Pierre Maury, « La Victoire de l’avenir », Le Soir, mardi le 20 novembre 1990, http://archives.lesoir.be/la-­‐victoire-­‐de-­‐l-­‐avenir_t-­‐19901120-­‐Z03ADX.html, (consulté le samedi 23 février 2013). 16 Patrick Kéchichian, « Le Goncourt à Rouaud pour Les Champs d’honneur », Le Monde, mardi le 20 novembre 1990, http://www.lemonde.fr/cgi-­‐
bin/ACHATS/acheter.cgi?offre=ARCHIVES&type_item=ART_ARCH_30J&objet_id=508433&xtmc=&xtcr=1, (consulté le samedi 23 février 1990). 9 même »17. Son style est « très sobre et très classique » selon Jean-­‐Claude Bologne, « avec un art consommé de la formule, Jean Rouaud épingle un personnage, une atmosphère »18. L’auteur aurait « sa musique, une grâce dans l’écriture »19. Gérard Noiret remarque en outre qu’ « au moment où l’on éprouve un doute sur la capacité de l’auteur à faire évaluer son travail, où l’on pense que cette chronique justifiée par le style pourrait se prolonger encore longtemps mais sans nécessité véritable, tout bascule »20. Avec cette dernière remarque le journaliste réfère à l’épisode dans Les Champs d’honneur où la grande Histoire se mêle aux histoires intimes et familiales, qui occupent effectivement deux tiers du roman. Il s’agit de l’épisode du champ de bataille. Noiret confirme d’ailleurs qu’avant la représentation du champ de bataille « on se promenait dans des petits champs d’honneur où chacun finit dans le silence du quotidien [et puis] on se retrouve plongé dans l’enfer des grands abattoirs »21. Jean-­‐Claude Bologne commente lui-­‐aussi l’importance de la trace du passé collectif sur nos vies : A chaque fois, un objet insolite réapparaît, qui renvoie à un passé bien oublié : celui de la Grande Guerre. Deux grands oncles y sont morts, dont la présence muette a conditionné la vie des survivants22. Tous les journalistes commentent d’ailleurs cet épisode du roman qui est d’une qualité particulière : Il faut lire à voix haute ces pages […] sur l’emploi des gaz de combat, pour y entendre l’écho bouleversante de toute la souffrance des hommes des tranchées, souffrances anonymes et sans mesure23. De plus, ils sont plusieurs à souligner la place singulière qu’occupe la partie consacrée à la guerre dans le livre. Ils sont d’accord sur l’importance de la Grande Guerre dans le roman, elle est « au centre de cette histoire »24, le récit « circule en zigzags à travers le temps pour aboutir en 1916 quand la Grande Guerre tue deux hommes de la famille »25. Françoise Giroud dit que cette construction déroute parfois le lecteur : [La construction] donne le sentiment que l’auteur cherche à différer le plus longtemps possible le moment de faire la tragique annonce, de dire la guerre, les poumons brûlés par les gaz, le cadavre 17 Patrick Kéchichian, « Jean Rouaud à la grâce », op. cit. 18 Jean-­‐Claude Bologne, « L’armée des ombres », Magazine littéraire, octobre 1990, http://www.leseditionsdeminuit.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=1816, (consulté le vendredi 22 février 2013). 19 Françoise Giroud, « Avez-­‐vous lu Rouaud ? », Journal du Dimanche, 7 octobre 1990, http://www.leseditionsdeminuit.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=1816, (consulté le vendredi 22 février 2013). 20 Gérard Noiret, « Avec les strates de l’Histoire », La Quizaine littéraire, 1er octobre 1990, http://www.leseditionsdeminuit.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=1816, (consulté le vendredi 22 février 2013). 21 Ibid. 22 Jean-­‐Claude Bologne, op. cit. 23 Patrick Kéchichian, « Jean Rouaud à la grâce », op. cit. 24 Ibid. 25 Françoise Giroud, op. cit. 10 non identifié dont les os finiront par se mêler à ceux d’un autre. En même temps cette annonce est comme le cœur brûlant du livre, ce qui le fonde26. Nous retrouvons une observation quasi identique dans Le Nouvel Observateur : On pourrait ainsi résumer le propos des Champs d’honneur, dont la logique, en vérité semble avoir pour but de contourner ou de différer la révélation qui, à l’autre bout du siècle et des pages, le fonde tout entier : le narrateur qui vient de perdre en quelques semaines son père, Joseph, sa grand-­‐tante, Marie et son grand-­‐père, Alphonse, découvre à travers cette funèbre hécatombe de quelle malédiction continue de peser sur les siens, et peut-­‐être sur lui-­‐même, la Grande Guerre27. Nous voyons donc que l’on considère Les Champs d’honneur d’emblée comme un roman de guerre, dans lequel celle-­‐ci est inscrite d’une façon particulière. De plus, les journalistes des différents journaux et magazines, forment un large consensus au sujet de la valeur du roman. 26 Ibid. 27 Jean-­‐Louis Ezine, op. cit. 11 2. Que du bien sur 14 Nous savons déjà que 14 est loin d’être le premier roman d’Echenoz. L’écrivain jouit, au moment de la publication en 2012 déjà d’une estime importante dans le champ littéraire. Cet aspect doit être souligné car cela différencie déjà 14 des Champs d’honneur, ce dernier étant le premier roman de Rouaud. Il convient de mentionner que la presse littéraire se laisse probablement influencer, consciemment ou non, par la réputation d’un écrivain. De plus, il est logique que dans ce cas, les journalistes se réfèrent souvent à ses publications précédentes avant d’aborder la nouvelle. Dans les articles consacrés à 14 de Jean Echenoz, presque tous les journalistes mentionnent en effet qu’il s’agit d’un écrivain déjà établi en référant amplement à son œuvre : « Les lecteurs le savent : depuis son magnifique Ravel (Minuit, 2006), l’écrivain ne circonscrit plus son exploration romanesque à l’époque contemporaine » 28 . En faisant le lien avec sa production du passé, l’on rappelle souvent qu’« après sa trilogie de vraies fausses biographies », l’écrivain retourne maintenant à la fiction : il « quitte sa veine de « fictions biographiques » […] pour renouer avec plus de romanesque »29. Comme nous le savons, Echenoz a choisi le sujet de la Grande Guerre pour sa dernière fiction. Les critiques journalistiques ne manquent pas de souligner qu’un roman consacré à la Première Guerre mondiale de la main d’Echenoz et publié en 2012 était complètement inattendu : [Ce qui] intrigue lorsqu’on ouvre 14 [c’est] le choix d’un moment guerrier et tragique dont on ne sait comment va pouvoir s’accommoder une écriture plus connue, malgré sa pente mélancolique, pour sa retenue et son apparente légèreté, pour son goût de l’insolite, voire pour son humeur blagueuse, que pour ses affinités avec les évocations épiques qui semble appeler la Grande Guerre.30 Nous retrouvons une remarque comparable dans Politis : « sous sa plume élégante surgit ce à quoi on ne s’attendait sans doute pas : l’horreur crue »31, ou encore dans La Libre Belgique où l’on affirme que « la Première Guerre mondiale n’était pas un sujet a priori pour l’auteur »32. De plus, la Grande Guerre comme sujet littéraire peut étonner en 2012, car de la guerre de 14 « on sait tout. On a pu lire chez les témoins comme Genevoix, Barbusse ou Remarque ce qu’a été 28 Florence Bouchy, « Jean Echenoz, le regard oblique », Le Monde des Livres, 12 octobre 2012, p. 1. 29 Mohammed Aissaoui, « 14 de Jean Echenoz », Le Figaro Livres, 3 octobre 2012, http://www.lefigaro.fr/livres/2012/10/03/03005-­‐20121003ARTFIG00647-­‐-­‐14-­‐de-­‐jean-­‐echenoz.php (consulté le jeudi 1er décembre 2012). 30 Florence Bouchy, op. cit. 31 Christophe Kantcheff, « 14 de Jean Echenoz : l’horreur crue de la Grande Guerre », Politis, 1221, 4 octobre 2012, http://www.politis.fr/14-­‐de-­‐Jean-­‐Echenoz-­‐L-­‐horreur-­‐crue,19590.html (consulté le samedi 3 décembre 2012). 32 Marie Baudet, « L’économie de la démesure », La Libre Belgique, 12 novembre 2012, http://www.lalibre.be/culture/livres/l-­‐economie-­‐de-­‐la-­‐demesure-­‐51b8f40ce4b0de6db9c88d56, (consulté le jeudi 1er décembre 2012). 12 l’expérience, on l’a retrouvé dans des films, documentaires de fiction »33. Mais, Bernard Pivot remarque que « pour les bons romanciers, il n’y a pas de mauvais sujet. Pas de sujet rebattu. Même la guerre, pourtant si souvent sollicitée »34. Pivot souligne par la suite la particularité du roman échenozien de guerre : Combien de romans ai-­‐je lus sur les guerres, anciennes ou récentes, longues ou courtes, mondiales ou locales, toutes étant redondantes dans l’horreur. Un peu fatigué de guerres. Et puis, voici que Jean Echenoz s’y met. Il a choisi celle de 1435. Et Arnaud Laporte souligne qu’Echenoz « ne cherche pas à concurrencer [ses aînés], mais bien à pousser plus loin, ou ailleurs, le soc d’écrivain dans des champs d’honneur si souvent labourés »36. Il est clair pour autant que les journalistes s’étonnent du choix d’Echenoz pour ce sujet, non seulement considérant ses livres précédents, mais aussi tenant compte du moment de publication. Ils sont unanimes aussi au sujet de la réussite et la lient à son écriture d’« une élégance qui fait froid »37 : N’éludant pas la violence et l’épouvante, mais composant, pour les dire, une partition resserrée et laconique, tout sauf hyperbolique. Fulgurant, précis, grave est ainsi le roman qu’il donne, où la guerre s’inscrit comme une circonstance cruciale et bouleversante, dans le destin annoncé des individus auxquels il a choisi de s’attarder38. C’est donc l’écriture elle-­‐même « qui est au cœur du livre. Subtile, drôle, habile […] l’écriture donne au récit son énergie, sa force, son ironie, sa chaleur. Jean Echenoz sait comme personne se jouer de la langue »39. Nous voyons que les flux d’adjectifs élogieux ne s’absentent pas dans la presse. De plus, remarque Norbert Czarny dans La Quinzaine littéraire, « Echenoz ne raconte pas la guerre de 14 ; il la traverse, jouant sur les ellipses et sur d’autres effets d’accélération : il en dit l’essentiel »40. Il y a même plusieurs journalistes qui n’hésitent pas à décrire 14 comme le meilleur roman d’Echenoz : Florence Bouchy écrit dans Le Monde des Lettres que « ce nouveau roman concentre et synthétise le meilleur de l’écriture échenozienne »41, ce que Czarny confirme en disant qu’ « on reconnaît un style, on retrouve des procédés (son goût pour l’énumération, 33 Nobert Czarny, « 14 en 15 chapitres », La Quinzaine littéraire, 1er octobre 2012, http://www.leseditionsdeminuit.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2758, (consulté le jeudi 1er décembre 2012). 34 Bernard Pivot « Jean Echenoz, rescapé de la Grande Guerre », Le Journal du Dimanche, 30 septembre 2012, http://www.leseditionsdeminuit.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2758, (consulté le jeudi 1er décembre 2012). 35 Ibid. 36 Arnaud Laporte, « Hors des tranchées battues », Le Magazine Littéraire, 524, 26 septembre 2012, p. 34. 37 Ibid. 38 Nathalie Crom, « 14 de Jean Echenoz », Télérama, 3272, 29 septembre 2012, http://www.leseditionsdeminuit.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2758, (consulté le jeudi 1er décembre 2012). 39 Eléonore Sulser « 14, cinq hommes jeunes passés au laminoir », Le Temps, samedi 6 octobre 2012, http://www.leseditionsdeminuit.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2758, (consulté le jeudi 1er décembre 2012). 40 Norbert Czarny, op. cit. 41 Florence Bouchy, op. cit. 13 génératrice presque infinie de poésie). Ce court roman […] est un nouveau condensé de son art »42. Jean-­‐Claude Lebrun lui-­‐aussi trouve que le texte est « l’un des plus remarquables proposé par l’auteur depuis ses débuts en 1979 »43. Les journalistes attribuent d’ailleurs non seulement la réussite du livre au style échenozien, mais prétendent aussi que grâce à son talent d’écriture, Echenoz arrive à dénoncer la bêtise de la Grande Guerre sans le dire explicitement. Ainsi, selon Pivot, la retenue d’Echenoz « est particulièrement impressionnante dans 14. Appliquée à la guerre, cette froide objectivité ajoute au tragique et à la férocité »44. Il affirme que le lecteur ne doit pas espérer que « Jean Echenoz [lui] tienne un discours sur l’absurdité de la guerre. Toujours avec le flegme du narrateur scrupuleux, il se contente d’en accumuler des preuves »45. Philippe Lançon va même jusqu’à caractériser « l’esprit de 14 » d’un « antimilitarisme détaillé, absolu »46. Il nuance ensuite en affirmant qu’Echenoz ne dit jamais explicitement que la guerre est une connerie, mais « son talent de miniaturiste s’acharne à le montrer. En ce sens, l’exercice du style est, comme la mort, un acte de cœur »47. Bien qu’aucun ne manque de souligner la particularité du style échenozien et le fait qu’il réussit à construire son propre roman de guerre, seul Norbert Czarny mentionne le fait que « 14 porte en lui le récit de guerre et la critique d’un genre, le roman de guerre »48. Dominque Léger pour sa part se distingue aussi des autres critiques en déclarant que « ce texte court […] vient en synthèse définitive des centaines de milliers de pages dédiées à [la Première Guerre mondiale] » 49 . Ces deux observations expriment plus explicitement la place particulière qu’occupe 14 dans le genre du roman de guerre. Enfin, avec une métaphore de Pivot, nous pouvons résumer la tendance de la presse, qui semble être d’accord sur le fait qu’« il était très risqué pour Jean Echenoz, après tant d’autres, de s’engager dans la Grande Guerre. Eh bien, il l’a gagnée et il en est revenu entier »50. 42 Norbent Czarny, op. cit. 43 Jean-­‐Claude Lebrun, « Quatorzième 14, de Jean Echenoz », L’Humanité, 4 octobre 2012, http://www.humanite.fr/culture/jean-­‐echenoz-­‐quatorzieme-­‐14-­‐de-­‐jean-­‐echenoz-­‐505505, (consulté le samdedi 3 décembre 2012). 44 Bernard Pivot, op. cit. 45 Ibid. 46 Philippe Lançon, « Echenoz, tranchées dans le vif », Libération, jeudi 4 octobre 2012, http://www.leseditionsdeminuit.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2758, (consulté le jeudi 1er décembre 2012). 47 Ibid. 48 Norbert Czarny, op. cit. 49 Dominique Léger, « 14: Jean Echenoz peint une miniature de la 1ère guerre mondiale”, L’Express, 17 octobre 2012, http://www.lexpress.fr/culture/livre/14_1173229.html, (consulté le samedi 3 décembre) 50 Bernard Pivot, op. cit. 14 Conclusion Après ce survol de quelques articles majeurs portant respectivement sur Les Champs d’honneur et 14, nous pouvons dire que les opinions ne diffèrent que très peu. Dans les deux cas, les journalistes louent unanimement les romans en question. Par contre pour Les Champs d’honneur, le fait qu’il s’agisse d’un premier roman contribue à l’admiration des critiques, pour 14, c’est la notoriété d’Echenoz comme écrivain qui impose déjà une certaine appréciation. Le petit roman ne semble pas décevoir leurs attentes. Dans le cas de Rouaud, les journalistes ne semblent pas vraiment s’étonner du choix de la Grande Guerre comme sujet, ou du moins comme point central. Pour ce qui est d’Echenoz en revanche, la presse souligne largement sa surprise en retrouvant ce conflit dans un roman d’Echenoz de 2012, bien que leur jugement n’en devienne pas moins élogieux. 15 Deuxième partie : La Restitution roualdienne de la Première Guerre mondiale Introduction A la rentrée littéraire de 1990, Jean Rouaud fait irruption dans le champ littéraire en publiant Les Champs d’honneur aux Editions de Minuit. Son entrée dans la littérature ne passe certainement pas inaperçue, puisque son premier livre lui vaut le prix Goncourt. Le roman « donne le ton d’une œuvre dont les cartes principales ont pour nom : quête identitaire, travail de deuil, sensibilité à l’Histoire, méditation sur la notion d’héritage »51. Les Champs d’honneur constitue également le début d’un cycle consacré à la famille de l’auteur et à la région Loire-­‐Atlantique. Cet aspect conduit certains à qualifier le roman de « régionaliste » et l’auteur de patriotique52. Jean Rouaud n’accepte cependant pas cette qualification : « je mets au défit quiconque de trouver dans le livre le moindre accent patriotique. C’est une notion qui m’est étrange »53. En effet, bien que le livre se situe dans une région de la France et que deux oncles se battent pendant la Grande Guerre, Jean Rouaud est loin d’exprimer l’amour de la patrie : Les petites histoires de la famille de Jean Rouaud […] ne traduisent certainement pas un retour nostalgique et attendri sur ce que l’on appelle la France profonde. Car cette famille, avec ses joies, ses deuils, ses petitesses et ses mésaventures burlesques, n’est pas, loin s’en faut, le tout de ses livres, quand des désordres et des perturbations de l’Histoire y jouent un rôle si considérable54. Ainsi nous pourrions considérer le livre comme « la manifestation d’un intérêt constant à travers les générations successives pour cette réalité dramatique où se mêlent l’Histoire et l’intime »55. Dans Les Champs d’honneur, la Première Guerre mondiale joue en effet un rôle important. Rouaud n’aborde la guerre cependant pas de face, mais à travers la trace de ses ancêtres. Ainsi Rouaud dresse une série de portraits d’hommes et de femmes dont il descend, et en remontant le siècle il rencontre forcément la guerre des tranchées. Comme Griet Theeten soutient à propos du récit de restitution : 51 Michel Lantelme, LIRE Jean Rouaud, Paris, Armand Colin, 2009, p. 6-­‐7. 52 Nicolas Sarkozy évoquait le roman de Rouaud dans le contexte des élections de 2007, afin d’illustrer le « civisme et l’amour de la patrie », à Angers, 1er décembre 2006 (comme cité dans Lire Rouaud, Hélène Baty-­‐Delalande et Jean-­‐Yves Debreuille éd., Lyon, Presse universitaires de Lyon, 2010, p. 235). 53 Jean Rouaud, « La littérature est très maltraitée vous savez… », in : Lire Rouaud, Hélène Baty-­‐Delalande et Jean-­‐Yves Debreuille, op. cit., p. 236. 54 Jean Claude Lebrun, Jean Rouaud, Monaco, Editions du Rocher, coll. Domaine français, 1996, p. 16-­‐17. 55 Jacques Le Marinel, « La fouille des champs d’honneur. Un thème de la Grande Guerre dans le roman actuel », L’école des Lettres II, 14, 1994-­‐1995, p. 97. 16 La trame narrative se scinde en deux : d’une part le lecteur suit le récit de l’écriture, de l’enquête et de la restitution difficile de la vie des ascendants, d’autre part l’auteur met en scène les pérégrinations de son ancêtre à la guerre.56 Afin de pouvoir mener son enquête, le narrateur a besoin de souvenirs : la mémoire, souvent lacunaire et brouillée, joue par conséquent un rôle très important. Il y a dans le livre deux figures de mémoire, le grand-­‐père maternel et la grand-­‐tante Marie, qui contribuent chacun à leur manière à la restitution du passé. Ce n’est qu’après ce procès de reconstruction que Rouaud se lance dans l’évocation directe de 14-­‐18. Au cours de cette partie nous analyserons la représentation de la guerre dans Les Champs d’honneur. Comme nous l’avons mentionné, Rouaud l’inscrit indirectement dans le livre avant d’aborder la représentation même du champ de bataille. Bien que cette représentation n’occupe par conséquent qu’un nombre restreint de pages, Les Champs d’honneur est un roman de guerre. Cela ne tient non seulement à la qualité d’écriture de ces pages, mais aussi au fait que la guerre, et plus particulièrement ses conséquences sur les vies intimes, est en filigrane dans le livre entier. Dans un premier temps nous nous pencherons sur la présence indirecte de la guerre, à travers l’enquête que l’auteur mène. Ce type d’évocation du passé s’inscrit dans l’esprit de l’époque dans laquelle Rouaud publie Les Champs d’honneur. Nous faisons alors la connaissance de la famille du narrateur, dont l’histoire a été profondément marquée par la guerre des tranchées. Nous nous efforcerons à montrer comment Rouaud arrive à restituer l’épisode de 14-­‐
18 à l’aide du travail de reconstruction de son grand-­‐père et de la mémoire brouillée de sa tante. Nous passerons ensuite à l’analyse de la présentation de la guerre elle-­‐même. Dans celle-­‐ci, Rouaud dénonce la boucherie qu’a été la guerre en puisant dans son imaginaire et en jouant sur les sentiments de son lecteur. Bien que l’auteur semble vouloir rapprocher son récit du témoignage en adoptant le point de vue des soldats, la valeur de l’épisode se trouve principalement dans sa forme. En parlant à la place des soldats en général, Rouaud montre sa volonté de transcender l’histoire individuelle de son grand-­‐oncle et de parler pour toute une génération. Nous verrons cependant qu’il est difficile, voire impossible de dépasser la subjectivité que la mémoire et les souvenirs impliquent. Nous parlerons donc premièrement du travail de mémoire que le narrateur effectue avec principalement l’aide de deux parents, pour ensuite analyser la présentation de l’objet de cette mémoire, la Grande Guerre. Cette façon d’aborder 14-­‐18, est comme nous l’avons déjà annoncé, caractéristique pour la production littéraire liée à la Grande Guerre dans les années 1980 et 1990. 56 Griet Theeten, La Grande Guerre en fiction. La représentation de la Première Guerre mondiale dans la littérature française de l’extrême contemporain, Gand, Presse universitaire de Gand, 2009, p. 251. 17 1. Une évocation indirecte du passé de guerre Dans Les Champs d’honneur, Jean Rouaud évoque donc la guerre d’abord indirectement, à travers une écriture de la trace. Commençons par une mise en contexte de cette notion. Dans sa description de la littérature contemporaine, Dominique Viart remarque que celle-­‐ci « s’intéresse à son passé » et plus encore qu’elle « renoue avec le passé, qui devient un matériau essentiel de la création contemporaine » 57 . Le critique littéraire affirme ainsi l’intérêt des écrivains d’aujourd’hui pour « le passé » au sens large. Dans le cadre d’une telle réhistoricisation, il n’est pas étonnant que l’évocation de la Grande Guerre, un événement important du XXe siècle apparaisse dans un grand nombre de romans. Elle s’y inscrit sous des formes multiples, mais il convient de remarquer, comme Viart le soutient, que « la guerre ne constitue paradoxalement qu’assez rarement un objet immédiat »58. Les écrivains contemporains abordent le premier conflit mondial par un détour, phénomène que Viart lie à l’héritage de l’ère de soupçon. Le récit de filiation constitue un des différents détours possibles. La description que Dominique Viart offre à ce genre romanesque s’applique très bien aux Champs d’honneur : [Il] s’attache à des figures proches, père, grand-­‐oncle, dont le destin s’est trouvé brisé par cette guerre. Celle-­‐ci est alors perçue comme un trauma familial, qui décide non seulement des vies individuelles, mais aussi de la descendance des morts, des blessés ou des rescapés59. Viart résume ensuite : « La filiation excède la guerre mais en porte des traces 60 ». C’est ainsi que Les Champs d’honneur a la forme d’un roman d’enquête, l’enquête d’un passé familial. Rouaud remonte les lignages à la recherche d’une « épaisseur d’être, une identité familiale faite de la somme des êtres dont il est issu »61. De plus, la restitution des péripéties d’un ancien combattant « résulte moins d’un soudain intérêt pour la vie « fantôme » de cet ancêtre que de la perte d’un proche qui amorce une interrogation sur les morts passés »62. Le narrateur des Champs d’honneur vient effectivement de perdre son père. Jean Rouaud décrit d’ailleurs une famille dont le sort, génération après génération, a été brisé par la mort. Nous pourrions par conséquent soutenir que le fil conducteur du roman est celui de la mort des proches et le définir comme une « révélation progressive des différentes séries de morts dans l’histoire de [la] famille [roualdienne] depuis la Grande Guerre »63. Comme l’auteur le dit lui-­‐même dans un entretien : 57 Dominique Viart, op. cit., p. 326. 58 Ibid., p. 327. 59 Ibid., p. 330. 60 Ibid. 61 Sylvie Ducas, Jean Rouaud. Les Champs d’honneur, Pour vos cadeaux, Paris, Hatier, coll. Profil d’une œuvre, 2006, p. 38. 62 Griet Theeten, op. cit., p. 269. 63 Fernand Drijkoningen, « La Mort dans l’âme : Les Champs d’honneur de Jean Rouaud » in : Jeunes Auteurs de Minuit, Michèle Ammouche-­‐Kremers et Henk Hillenaar éd., Amsterdan, Rodopi, 1994, p. 37. 18 « l’idée du livre était toujours d’arriver à la mort de mon père. Mais il y avait aussi cette idée d’un virus de mort qui avait été semé dans la Grande Guerre »64. Il est vrai que Les Champs d’honneur « s’ouvre et se termine par la mort : c’est la trajectoire de la mort qui, au niveau du discours romanesque, boucle l’ensemble » 65. Jean Rouaud raconte d’abord comment son grand-­‐père maternel est mort, closant une série de morts successifs, une « martingale triste » (CH, p. 9). Avant le grand-­‐père, la grand-­‐tante, Marie et le père du narrateur, Joseph Rouaud sont décédés. Afin de pouvoir parler de cette perte particulièrement douloureuse, qui fait du protagoniste un orphelin de père, il passe non seulement par la mort de son grand-­‐père maternel et celle de la tante Marie, mais il évoque aussi la mort des deux frères de Marie. Les grands oncles du narrateur, Emile et Joseph sont tombés morts pendant la Première Guerre mondiale. Ce n’est alors qu’après coup que le lecteur comprend le poids de l’incipit des Champs d’honneur : [Rouaud] annonçait le triple événement fondamental et le pose comme foyer initial de l’écriture. […] Il ne s’agit donc non seulement de recomposer un premier passé, mais de retrouver une voie ouvrant vers un passé plus lointain encore66. La recomposition du passé récent lors duquel sont morts trois proches, projette effectivement l’auteur vers 1916. Jean Rouaud choisit comme personnages des parents dont la vie a été affectée par la Grande Guerre. Dans ce fait nous reconnaissons clairement le roman de filiation de la description de Dominique Viart. L’évocation des deux grands oncles qui y périssent fait d’ailleurs que la grande Histoire se mêle à l’histoire plus intime : « Marie, alors jeune institutrice […] perd deux frères dans l’histoire (l’officielle, pour une fois que celle-­‐là interfère avec la nôtre, la laissée pour compte) » (CH, p. 156). L’auteur place d’ailleurs la reconstitution du passé à travers la mémoire des hommes et des documents personnels (cf. supra), dans « la perspective d’une irréductible subjectivité »67 dans un paragraphe métaphorique, présentant l’histoire, le passé comme une noix : Qu’y a-­‐t-­‐il à l’intérieur d’une noix ? L’imagination s’emballe : la caverne d’Ali Baba ? Le bois de la vraie Croix ? La voix de Rudolf Valentino ? On la casse et l’avale. On apprend qu’elle contient oligo-­‐
éléments et vitamines, glucides et lipides, mais que la caverne d’Ali Baba est dans la tête de Shéhérazade, le bois de la vraie Croix dans l’arbre de la Connaissance et la voix de Rudolf Valentino dans le regard du sourd (CH, p. 136). La remontée du passé est effectivement une entreprise toujours subjective, car elle procède de façon parcellaire, fragmentaire et par association. La structure du livre où différentes époques s’alternent, reflète ce fonctionnement de l’esprit humain et plus particulièrement de la mémoire. Comme Griet Theeten le remarque : 64 Jean Rouaud, « Entretien avec Jean Rouaud » par Sylvie Ducas-­‐Spaës, L’école des lettres II, 86, 14, 1er julliet 1995, p. 131. 65 Ibid., p. 40. 66 Jean-­‐Claude Lebrun, Jean Rouaud, op. cit., p. 36. 67 Hélène Gaudreau, « La Madeleine revisitée : Les Champs d’honneur de Jean Rouaud », Tangence, 52, septembre 1996, p. 72. 19 Les auteurs [de récits de filiation] posent la question de savoir dans quelle mesure la mémoire collective peut encore jouer un rôle dans la quête du passé. Les fictions de la restitution suggèrent que les réponses se trouvent du côté de la mémoire individuelle.68 1.1 Retracer le passé de guerre : deux figures de mémoire Dans Les Champs d’honneur deux personnages s’avèrent particulièrement importants pour la reconstruction du passé. Premièrement, il y a la grand-­‐tante paternelle Marie qui, dans son agonie, n’arrive plus à distinguer les différentes couches du temps les uns des autres. De cette façon, elle révèle des fragments des mystères familiaux. Ensuite c’est le grand-­‐père maternel, Alphonse Burgaud qui met à la disposition du narrateur « les pièces qui lui permettent de poursuivre le jeu amorcé par le délire de la tante, de trouver la solution du puzzle familial qu’elle avait involontairement remis en circulation » 69 . Ces deux personnages sont, comme nous verrons « à la fois des singularités et des « types » au sens balzacien, immédiatement identifiables car provenant de notre patrimoine littéraire et culturel »70. Les Champs d’honneur compte seulement quatre parties : chaque chapitre s’organise autour d’un personnage qui y occupe alors le rôle principal. Ainsi la première partie se consacre au grand-­‐père et la deuxième à la tante Marie. Il est frappant de constater que le narrateur aborde à chaque fois d’abord la mort du personnage concerné avant de raconter des bribes de sa vie. Il inverse aussi l’ordre chronologique « puisque la mort du grand-­‐père, troisième décès, est racontée en premier, et celle du père, premier décès, sera repoussée pour être racontée en dernier »71. Marie et Alphonse Burgaud sont tellement présents dans le livre que le père de Rouaud s’efface presque derrière eux. Au centre de ses souvenirs se trouve cependant « la mort de son père, le traumatisme dont il dit que c’est là le grand trou noir de sa vie. Dans le roman cette mort n’est évoquée qu’indirectement »72. Ainsi, bien qu’au début du roman il est question de trois morts bouleversant la vie du narrateur et de sa famille, seulement deux donnent lieu à développements dans le récit, « tandis que la troisième, celle du père Joseph […] se verrait remplacée in fine par celle de son aïeul et homonyme Joseph »73. Par analogie à la présence du grand-­‐père et de la tante Marie qui fait presque disparaître la figure du père, la mort du grand-­‐oncle se superpose à celle du père afin de cacher cette dernière perte trop douloureuse. Le décès de Joseph offre d’ailleurs aussi l’occasion à l’auteur d’aborder la Grande Guerre et d’élever « le particulier à la dignité universelle »74, nous en parlerons. Il est important de savoir que la grand-­‐tante et le 68 Griet Theeten, op. cit., p. 253. 69 Ibid., p. 73. 70 Ibid. 71 Michel Lantelme, op cit., p. 57-­‐58. 72 Fernand Drijkoningen, op. cit., p. 37. 73 Jean-­‐Claude Lebrun, Jean Rouaud, op. cit., p. 44. 74 Hélène Gaudreau, op. cit., p. 76. 20 grand-­‐père sont des personnages majeurs dans Les Champs d’honneur, qui ouvrent pour le narrateur « une voie pour remonter dans l’histoire de la famille »75. 1.1.1
Le travail d’écrivain du grand-­‐père Suivant l’ordre du livre, le grand-­‐père maternel se présente en premier. Comme nous l’avons annoncé, il joue le rôle principal dans la première partie. Le tout premier chapitre commence effectivement avec son décès : « Un soir, sans semonce ni rien, le cœur lui a manqué » (CH, p. 9). Cette mort sans avertissement semble s’accorder à son caractère : il était un homme « secret, distant, presque absent » (Ibid.). Le détachement qui le caractérise, « allié à un raffinement extrême dans sa mise et ses manières avait quelque chose de chinois » (Ibid.). Cette allusion à une ascendance asiatique fait du grand-­‐père effectivement un exemple du vieil homme serein et sage, d’autant plus qu’il va régulièrement à une abbaye où il passe des heures avec frère Eustache, son « unique confident » (CH, p. 37). Ces retraites spirituelles ne caractérisent cependant qu’à moitié Alphonse : « c’était un grand-­‐père épuré qui pénétrait dans cette ébauche de la Jérusalem céleste. Il déposait sur le seuil son fardeau d’humanité et présentait à l’intérieur sa face divine » (CH, p. 43). Le narrateur tient à nous apprendre que « l’image du saint-­‐homme nécessitait quelques retouches » (Ibid.). Le meilleur exemple de son autre face est son escapade à l’île de Levant, le paradis des naturistes où il « engloutissait des yeux plissées la nudité des femmes, les seins multiformes, le frémissement des chairs » (CH, p. 57). Ainsi le lecteur comprend que « de lui, rien n’aurait dû nous surprendre » (CH, p. 56). Rouaud le décrit du reste à l’aide de principalement deux attributs, sa voiture 2CV et ses cigarettes. Alphonse Burgaud est en effet un véritable fumeur, Rouaud remarque sur un ton railleur qu’il doit son « teint jaunâtre [moins à] une quelconque ascendance asiatique […] qu’à l’abus de cigarettes » (Ibid.), car comme l’auteur le mentionne non sans ironie, « il fumait bien son champ de tabac à lui seul, allumant chaque cigarette avec le mégot de la précédente » (CH, p. 10). De cette façon il annonce déjà en quelque sorte que cet air asiatique n’est qu’apparent, ou au moins qu’il ne le caractérise que partiellement. La 2CV de son côté offre la possibilité de caractériser mieux le grand-­‐père, elle est une « sorte de prolongement du personnage »76. Le grand-­‐père allume ses cigarettes en conduisant « sans plus se soucier de la route » (CH, p. 10), ce que Rouaud explique par sa « conscience émoussée par la vieillesse ou, après une longue existence traversée, un certain sentiment d’immunité » (CH, p. 10). Même quand il pleut à verse et que la 2CV prend l’eau de toutes parts, Alphonse Burgaud demeure stoïque. Rouaud associe sur un ton moqueur cette implacabilité du grand-­‐père avec une sorte de spiritualité : Au début on essayait à tenir sur le modèle de grand-­‐père imperturbable dans la tourmente, comme s’il s’agissait de franchir le mur du mystère, de vérifier que « tout ça » (son expression parfois, 75 Ferdinand Drijkoningen, op. cit., p. 42. 76 Michel Lantelme, op. cit., p. 52. 21 évasive et lasse) n’était au fond qu’une suite de préjugés, et la pluie juste une idée […] mais […] après quelques minutes d’un yoga humide, convaincu par les mœurs brutales du réel, on se résignait à sortir un mouchoir de la poche et à s’essuyer le visage (CH, p. 12-­‐13). Cette voiture est effectivement « un endroit solennel » (CH, p. 13) pour le grand-­‐père et « la conduite engage ici tout un rapport au monde »77. L’importance du grand-­‐père pour notre propos, tient cependant à son travail dans le grenier de la maison natale du narrateur. Après la mort de Joseph Rouaud, père du narrateur, les parents de sa mère s’installent chez eux. Pendant ce séjour, le grand-­‐père s’enferme chaque après-­‐midi au grenier. Les petits-­‐enfants ne savent alors pas encore qu’il essaie de reconstruire une histoire du passé et fait ainsi « œuvre d’écrivain, absolument analogue à celle que tente Jean Rouaud avec les mêmes éléments »78. Après le départ des grands-­‐parents, les petits-­‐enfants ont finalement l’occasion de monter au grenier : Dans le désordre, c’est-­‐à-­‐dire le chaos il avait substitué un autre chaos, avec cette différence pour nous que celui-­‐là ne nous était pas familier […] Dans cette nouvelle donne, tous nos repères avaient disparu. Avec les mêmes éléments il avait composé un autre tableau, une autre histoire. Il faudrait s’habituer désormais à cette redistribution de la mémoire (CH, p. 133). Ce grenier est alors un lieu métaphorique « figurant par analogie la mémoire. De même que la mémoire conserve les souvenirs, le grenier garde les objets qui vont servir de support à la quête en direction du passé » 79 . Le grand-­‐père n’a d’ailleurs pas seulement rangé et réorganisé physiquement le mobilier et les affaires au grenier, mais il s’est aussi penché sur le passé de la famille. Il a retrouvé une série de portraits au grenier et les a classés par ressemblance : Comme s’il avait cherché dans cette théorie de la réincarnation à retrouver la trace du passage de la vie, à saisir par le fil rouge des similitudes une recette d’immortalité. Confronté à ces bribes de nous-­‐mêmes éparpillées dans ces visages anciens pour la plupart inconnus, on ne pouvait nier être une partie perdurante de ceux-­‐là (CH, p. 134). En cherchant des preuves du lignage, le grand-­‐père se rapproche davantage de Jean Rouaud lors de sa quête identitaire dans le passé familial. Les deux semblent croire que « l’individu ne peut se comprendre que par rapport à un ensemble plus large auquel il appartient et qui le dépasse »80. De plus, la ressemblance d’hommes appartenant à des époques éloignées, semble confirmer non seulement l’immortalité d’une certaine trace, mais aussi la circularité du temps, l’éternel retour des êtres. Nous reparlerons plus tard de cette croyance en une répétition perpétuelle. A côté de ces portraits, grand-­‐père Alphonse déterre des souvenirs que certains préfèrent effacer d’un geste, car c’est « quelque chose dont [ils ne veulent] plus entendre parler » (CH, p. 131). Grand-­‐père cependant retire une boîte à chaussures du grenier, qui contient des 77 Ibid. 78 Jean-­‐Yves Debreuille, « Inventions de l’auteur », in : Lire Rouaud, Hélène Baty-­‐Lalande et Jean-­‐Yves Debreuille éd., op. cit., p. 23-­‐24. 79 Jacques Le Marinel, op. cit., p. 104. 80 Michel Lantelme, op. cit., p. 149. 22 bribes du passé de la famille Rouaud. La « passation solennelle » (CH, p. 135) de la boîte à la mère de Rouaud, ne laisse pas de doute quant à son contenu : « ne contenant pas d’or, elle […] apporterait pour le moins la preuve de quelque ascendance glorieuse » (Ibid.). Dans la boîte se trouvent des documents qui se rapportent à Pierre et Aline, les grands-­‐parents paternels du narrateur et il y est question de la Grande Guerre. Selon Jacques Le Marinel, les photos et les autres objets « remplissent une fonction ; ils sont des supports de la mémoire, mais ils ne se contentent pas de fixer le souvenir, ils favorisent la dynamique de la recherche »81. Grâce au contenu de la boîte à chaussures et au nouvel ordre dans le grenier instauré par le grand-­‐père, le narrateur découvre effectivement des fragments de son ascendance. Ils fonctionnent comme un appel qui incite le narrateur à poursuivre sa quête. Le rôle du grand-­‐père dans tous ces dévoilements s’avère alors important. 1.1.2
La tante Marie comme « marc de café infaillible dans la lecture du passé »82 La tante Marie illustre de son côté particulièrement bien l’interférence entre l’histoire individuelle et l’histoire générale. Elle est le personnage « qui intériorise le plus les bouleversements extérieurs et illustre de la façon la plus spectaculaire leurs effets sur une destinée individuelle »83. En sa personne, « l’histoire personnelle et la « grande » Histoire se sont chevauchées un jour de mai 1916, quand son frère Joseph est mort à l’hôpital de Tours »84. En dépit de l’obstination de la petite Marie (« Joseph ne mourra pas », CH, p. 153), Joseph ne survivra pas aux blessures encourues pendant les combats. La perte de son frère cadet constitue un moment clé dans la vie de Marie après lequel tout ne sera plus comme avant. C’est ainsi que la Grande Guerre, ou l’Histoire collective, marque à jamais sa vie intime. Nous pourrions voir en elle « l’illustration du traumatisme d’un pays bouleversé économiquement et politiquement, mais peut-­‐être plus encore moralement, par la guerre »85. L’auteur caractérise cette femme essentiellement par sa dévotion et sa ténacité. Elle a en effet remué ciel et terre pour que son frère vive. Suivant son habitude, c’est surtout le ciel qu’elle sollicite. Sur un ton ludique, Jean Rouaud décrit comment elle prie pour son frère : Elle a sorti son chapelet, choisi dans son ciel le préposé aux souffrances -­‐ c’est le Christ Soi-­‐même [à qui elle demande] de prendre en supplément sur ses rudes épaules de charpentier ce sifflement qui sourd de la poitrine de son frère (CH, p. 153-­‐154). Elle présente aussi dans le roman le stéréotype de la vieille fille dévote et superstitieuse qui se consacre entièrement à sa profession. Rouaud révèle sa superstition par exemple lorsqu’il décrit comment elle croit en le pouvoir curatif d’un morceau de tissu qui a « touché les vêtements de la 81 Jacques Le Marinel, op. cit., p. 104. 82 Jean Rouaud, Les Champs d’honneur, Paris, Minuit, 1990, p. 118. 83 Jean-­‐Claude Lebrun, Jean Rouaud, op. cit., p. 69. 84 Griet Theeten, op. cit., p. 264. 85 Jean-­‐Claude Lebrun, Jean Rouaud, op. cit., p. 80. 23 sainte [Thérèse]. Munie de ce viatique, elle s’est promis de venir à bout de toutes les vilaines fièvres » (CH, p. 65). Son rapport avec la religion n’est cependant pas si conventionnel, se caractérisant d’un côté par une dévotion totale et de l’autre côté par un certain pragmatisme. Jean Rouaud met en exergue à plusieurs reprises cette ambiguïté. Ainsi elle s’engage à confectionner un grand fichier « qui était une sorte de Grand Albert, ce recueil de recettes ésotériques en usage dans les campagnes » (CH, p. 66), un énorme travail qu’elle effectue avec précision. Dans ce fichier se trouvent en réalité des multiples manières pour obtenir les intercessions des saints qui rendent la vie quotidienne plus agréable. De plus, lorsque les mères de ses élèves consultent le cahier, elle leur assure qu’il ne fallait rien demander à saint Fiacre : Certains [l’] invoquent pour donner une lueur d’intelligence aux esprits un peu lents, [mais] la tante comptait essentiellement sur l’excellence de ses méthodes pour combler les lacunes. C’était son côté Siècle des Lumières (CH, p. 68). Rouaud se moque légèrement de l’orientation pratique de la religiosité de la tante et dresse ainsi un « portrait empreint de tendresse et d’humour »86. La tante pousse d’ailleurs encore plus loin ce pragmatisme lorsqu’elle punit les statues des saintes qui ne lui accordent pas ses vœux. Elle met alors le saint « en quarantaine, la statue retournée face au mur, comme au coin un mauvais élève » (CH, p. 71). Le narrateur ajoute que : Le lendemain de la mort de papa, saint Joseph […] contemplait ainsi le fond de sa niche. Cette faillite décisive indiquait peut-­‐être que le temps des miracles était à jamais passé. Mais elle pensait, elle, qu’elle était seule fautive. Elle s’en voulait d’avoir oublié d’invoquer ce saint spécial qui empêche qu’un caillot de sang s’intercale entre le cœur et le cerveau. Comment penser, aussi, qu’à quarante ans l’âme puisse aussi bêtement bouchonner (CH, p. 71). Dans ce paragraphe, le narrateur évoque non seulement la mort de son père, mais aussi la cause et son incapacité de la comprendre. La juxtaposition de la mort du père, événement particulièrement douloureux, avec la réaction tenace, entêtée, presque enfantine de la tante, qui provoque un effet ludique, détourne l’attention du lecteur de la dimension tragique. Au cours du livre d’ailleurs, le principe d’organisation lugubre, c’est-­‐à-­‐dire la série de morts est « battue en brèche par une autre dynamique, a priori peu compatible, celle du comique sous toutes ses formes »87. En outre, la petite tante a eu sa part dans le malheur et la tristesse. Les premières pertes de proches qu’elle éprouve se situent, comme nous l’avons déjà mentionné, pendant la Première Guerre Mondiale. Elle y perd en effet deux frères. Après la guerre, Pierre, le grand-­‐père paternel et le frère de Marie, construit une petite maison au fond du jardin de la maison natale de Rouaud afin de reformer « après les ravages de la Grande Guerre […] une phalange familiale réduite » (CH, p. 62). Elle y mène dès lors sa vie de béguine, car la guerre semble avoir mis définitivement 86 Michel Lantelme, op. cit., p. 53. 87 Hélène Baty-­‐Delalande, « Cela suffisait-­‐il pour s’inventer une histoire ? », in : Lire Rouaud, Hélène Baty-­‐
Delalande et Jean-­‐Yves Debreuille éd., op. cit., p. 42. 24 « une croix sur ses amours, la maternité et la plupart des plaisirs terrestres » (CH, p. 68). Il semble désormais impossible de fonder un foyer, parce que « les hommes rescapés du massacre ne trouvaient pas grâce à ses yeux – ou elle aux leurs » (CH, p. 62). L’impact de la mort de son frère, et ainsi de l’Histoire sur son individu, s’exprime d’ailleurs aussi bien physiquement, car l’année de 1916, quand son frère meurt suite à ses blessures, ses menstruations s’arrêtent. Elle demande au Christ de sauvegarder son frère et propose en échange son sang de femme : « sang pour sang, le marché est honnête » (CH, p. 154). Par le biais de la répétition de la phrase « l’année de ses vingt-­‐six ans », Rouaud met en exergue davantage la fatalité de cette année dans la vie de Marie. C’est effectivement l’année de « son dernier flux menstruel » (CH, p. 145). Jean Rouaud trouve un écho de la « longue et secrète retenue de chagrin » dans le « sang ravalé comme on ravale ses larmes, et par cette mort sa vie à jamais déréglée » (CH, p. 145). C’est en somme sa jeunesse qu’elle perd en adoptant dès lors « cette allure générale de petite vieille » (CH, p. 144). Quand, presque 50 ans plus tard, le père de Jean Rouaud meurt le 26 décembre, les différentes couches de la mémoire de la vieille Marie s’entremêlent. Le souvenir d’un deuil plus vieux se superpose à ce nouveau chagrin. C’est « comme si pour elle le plus sûr moyen de retrouver papa vivant était de repartir en arrière […] de remonter le temps » (CH, p. 116). La reprise de noms à travers les générations met d’ailleurs de nouveau en évidence « l’éternel recommencement des choses »88, comme les ressemblances des parents sur les portraits au grenier le suggéraient déjà, nous l’avons dit. Dans l’évocation de cette répétition éternelle dans le monde, l’écriture de Claude Simon résonne. Pierre Schoentjes soutient effectivement que dans Les Géorgiques, « la notion du cyclique [est] essentielle »89. Claude Simon exprime dans ce livre « une conception de l’Histoire qui privilégie le retour de l’identique »90 tout comme Rouaud suggère que l’histoire ne fait rien que se répéter. Dans Les Champs d’honneur de surcroît, comme par hasard, les deux Joseph meurent respectivement le 26 du mois de mai et de décembre91. L’importance du calendrier s’impose alors et se renforce lorsque nous apprenons que la tante meurt le 19 mars, le jour du Saint-­‐Joseph : C’est comme si au cours de son périple inconscient elle avait épluché chaque jour le calendrier pour débarquer ce jour-­‐là précisément qui unissait pour elle le neveu récemment disparu et le souvenir lointain de son frère (CH, p. 131). 88 Griet Theeten, op. cit., p. 294. 89 Pierre Schoentjes, Claude Simon par correspondance. Les Géorgiques et le regard des livres, Genève, Romanica Gandensia, 1995, p. 96. 90 Ibid. 91 Jean Rouaud souligne cette coïncidence dans un entretien avec Jean-­‐Claude Lebrun ( « Après son troisième roman, Rouaud s’explique », L’Humanité, 13 juin 1996, p. 20-­‐21). 25 Au début, les proches de la tante ne comprennent pas de quoi elle parle lorsqu’elle dit que Joseph était blessé en Belgique. Mathilde, la belle-­‐sœur de Marie démêle finalement « l’écheveau des pensées embrouillées de sa vieille complice » (CH, p. 117) : Elle a tiré un à un les fils et recomposé le canevas de sa mémoire. Tout y était. La petite tante n’avait perdu la tête que pour mieux la retrouver. La confusion ne venait pas d’elle, mais de nous, de notre lecture de ses visions. Le nœud de l’affaire, c’était que, tout à notre chagrin, nous faisions comme si papa était le seul Joseph à être mort […] Pour la tante il était le second : Joseph blessé en Belgique, transporté à Tours où il meurt, Joseph le frère aimé, à vingt et un ans, le 26 mai 1916 (Ibid.). La tante, « morte pour la première fois symboliquement » 92 avec son frère, mourra définitivement avec son neveu. « Le boucle se referme, dans la superstition des deux prénoms »93. Dans la tête de Marie deux événements de sa vie, la mort de son frère et celle de son neveu ayant le même prénom, se sont liées. Ceci aboutit à la rencontre de deux époques dans le roman : celle des années soixante et celle de la Grande Guerre. L’écho de la Grande Guerre, sensible au cours des premières parties du livre, prend alors forme. 92 Jean-­‐Claude Lebrun, Jean Rouaud, op. cit., p. 79. 93 Ibid. 26 2. Un retour dans le temps : la représentation de la guerre C’est ce chevauchement de prénoms qui permet à Rouaud de faire le lien à l’époque de 14-­‐18. Bien qu’il ne consacre que très peu de pages à la guerre même, celles-­‐ci sont d’une telle intensité que le roman constitue un « parangon »94 du récit traitant de la Grande Guerre. De plus, comme nous l’avons vu, la guerre résonne dans les autres parties à tel point que la série de morts sur lequel le livre ouvre, vient « en écho à cet autre malheur, familial certes, mais que l’on retrouve à l’échelle de la nation »95, notamment la Grande Guerre. Pour Jean Rouaud, il est évident que, en remontant le siècle, « qui est un véritable siècle d’horreurs, on arrive à cet événement fondateur qu’est la Première Guerre mondiale »96. La guerre des tranchées constitue de ce point de vue en quelque sorte la scène fondatrice de toutes les horreurs du siècle à venir. L’auteur la revisite et en fait un état des lieux afin de « ne pas commettre les mêmes erreurs » à l’avenir97. 2.1.
Des héros déplorables Dès que Rouaud aborde la description du champ de bataille, il la met effectivement sous le signe de la dénonciation en exhibant les souffrances des soldats : Demandez à Joseph, les poumons brûlés, de ne pas hurler sa souffrance. Il y avait des mois que les trente étaient des millions, décimés, épuisés, colonies de morts-­‐vivants terrés dans les boues (CH, p. 147). En présentant les soldats comme des morts-­‐vivants, Jean Rouaud suscite la compassion du lecteur, qui éprouve de la sympathie pour ces pauvres soldats, soumis aux « règles de la guerre [qui provoquent] dans cette querelle d’arpenteurs des bilans d’abattoir et une esthétique de bauge » (Ibid.). Il est alors vrai que « si le romancier n’hésite pas à rendre un dernier hommage aux poilus […] il déplace néanmoins le territoire de l’héroïsme »98, ne présentant les combattants nullement comme des héros dans le sens propre du terme. Dans la littérature canonique la vision héroïque « a été largement partagée. Sous des dehors moins grandiloquents, le courage et la bravoure ont d’ailleurs toujours été soulignés, même chez les auteurs marqués par le 94 Madeleine Frédéric, « Description-­‐narration de la guerre de 14-­‐18 chez Jean Rouaud », in : Enjeux des genres dans les écritures contemporaines, Robert Dion, Frances Fortier et Élizabeth Haghebaert éd., Québec, Nota Bene, coll. Les Cahiers du Creliq, 2001, p. 191. 95 Jean-­‐Claude Lebrun, Jean Rouaud, op. cit. 96 Jean Rouaud, « Après son troisième roman, Jean Rouaud s’explique », entretien avec Jean-­‐Claude Lebrun, op. cit., p. 21. 97 Ibid. 98 Jacques Le Marinel, op. cit., p. 114. 27 pacifisme »99. Dans Les Champs d’honneur, Rouaud ne dresse aucunement une image glorieuse. Dans l’analyse des deux premiers romans de Rouaud faite en 1996, Jean-­‐Claude Lebrun souligne l’importance de ce changement de représentation : Le conflit meurtrier, dans ce qui apparaît de moins en moins comme la mémoire et de plus en plus comme l’imaginaire collectif, s’est transmué au fil du temps en une sorte de monument glorieux aux figures hiératiques incarnant la victoire […] Jean Rouaud va justement montrer l’un de ces jeunes vieillards, il a vingt et un an en 1916, non pas dans la pose héroïque que reproduiront à des milliers d’exemplaires les monuments au morts, mais dans l’incompréhension de ce qui lui arrive et littéralement lui dévore la chair100. Il est vrai que, comme Sylvie Ducas-­‐Spaës le soutient « Le fatum antique a quitté ses oripeaux de la gloire ». Les héros roualdiens « semblent plus ordinaires et leurs exploits moins spectaculaires, mais c’est bien la foi en un combat contre le destin, combat perdu d’avance, qui assure leur souvenir »101. Les soldats semblent effectivement se battre pour une cause perdue d’avance, « lancés abrutis de sommeil dans des contre-­‐attaques meurtrières pour le gain d’une colline perdue le lendemain et le massacre de division entières » (Ibid.). Rouaud les décrit comme des « pions déplacés sur les cartes d’état-­‐major par d’insensés » (Ibid.). L’enchaînement de métaphores pareilles dramatise le propos et ne laisse plus de doute auprès du fait que Rouaud « dénonce la boucherie de la Première Guerre mondiale »102. Afin de faire cela il veut rendre « la parole refusée aux soldats de la Grande Guerre »103 et se présente par conséquent comme le dépositaire de parole de ces anciens combattants. L’auteur affirme en effet que « nous n’avons jamais vraiment écouté ces vieillards de vingt ans dont le témoignage nous aiderait à remonter le chemin d’horreur » (CH, p. 149). Cette affirmation donne pour vrai le propos qui suit, tandis que le ton dramatique laisse supposer toute autre chose. Les descriptions de l’apparition du gaz par exemple, sont tellement empreintes de drame qu’ils ne peuvent plus « renseigner le lecteur de manière objective sur les circonstances d’utilisation et les effets des gaz »104. 2.2.
L’épisode des gaz de combat : une dénonciation de l’horreur ultime Il est incontestable que dans l’épisode sur le front dans la Steenstraat, à Ypres, le travail sur l’écriture prend le dessus. L’imaginaire et non pas la réalité détermine le texte. Dans un entretien avec Sylvie Ducas-­‐Spaës, Jean Rouaud lui-­‐même affirme que pour lui une anecdote vraie « n’a 99 Pierre Schoentjes, Fictions de la Grande Guerre. Variations littéraires sur 14-­‐18, Paris, Classiques Garnier, coll. Études de littérature des XXe et XXIe siècles, 2008, op. cit., p. 35. 100 Jean-­‐Claude Lebrun, Jean Rouaud, op. cit., p. 75-­‐76. 101 Sylvie Ducas-­‐Spaës, « Les Champs d’honneur de Jean Rouaud », op. cit., p. 124. 102 Michel Lantelme, op. cit., p. 136. 103 Sylvie Ducas-­‐Spaës, « Les Champs d’honneur de Jean Rouaud », op. cit., p. 123. 104 Pierre Schoentjes, Fictions de la Grande Guerre, op. cit., p. 249. 28 pas d’intérêt, à moins d’en prendre une partie, puis la gonfler, d’en faire autre chose »105. Dans l’épisode des gaz, cette prise de position se manifeste clairement, car Rouaud ne semble pas se soucier de donner des informations didactiques. Il y a par conséquent des inexactitudes dans le texte106. C’est donc effectivement la forme du texte qui prédomine et qui aide en plus à le dramatiser. Ainsi Rouaud décrit les gaz à l’aide d’adjectifs de couleurs vénéneux, tels qu’olivâtre, verte, verdâtre et pistache. Il parle de « l’intention maléfique » (CH, p. 148) du brouillard chloré et renforce cette intentionnalité en faisant de la nappe de gaz une instance agissante : [Elle] rampe dans les lacis de boyaux, s’infiltre dans les abris […], se niche dans les trous de fortune, s’insinue entre les cloisons rudimentaires des casemates, plonge au fond des chambres souterraines […], occupe sans répit l’espace (Ibid., nous soulignons). De cette façon, la brume toxique se fait effectivement un acteur humanisé ou « en tout cas animé par le sémantisme des verbes utilisés »107. Rouaud décrit ensuite exhaustivement les souffrances atroces que l’inhalation de « l’horrible mixture » (CH, p. 149) cause : L’intolérable brûlure aux yeux, au nez, à la gorge, de suffocantes douleurs dans la poitrine, une toux violente qui déchire la plèvre et les bronches, amène une brave de sang aux lèvres, le corps plié en deux secoué d’âcres vomissement (Ibid.). La qualité de l’écriture roualdienne saute aux yeux sur ces pages. Il arrive à faire surgir des images dramatiques, mais tellement bien décrites qu’elles passent pour réelles, comme celle d’empilement des morts trépignés par les vivants : [Des] écroulés recroquevillés que la mort ramassera bientôt, piétinés par les plus vaillants qui tentent mains au rebord de la tranchée, de se hisser au-­‐dehors, de s’extraire de ce grouillement de vers humains (Ibid.). Ou encore celle de l’impuissance des soldats : Une jambe soudain aspirée dans une chape de glaise molle, et l’effort pour l’en retirer sollicite violemment les poumons, les chutes dans les flaques nauséabondes, pieds et mains gainés d’une boue glaciaire, le corps toujours secoué de râles brûlants (Ibid.). Bien que le narrateur présente ces images comme authentiques, comme nous le savons, elles ne le sont pas. La scène des gaz dans Les Champs d’honneur puise certainement dans la réalité de la guerre 14-­‐18, mais l’imaginaire s’en empare. L’imagination de l’auteur a d’ailleurs non seulement été influencée par les images littéraires de la Première Guerre mondiale108, mais aussi par celles de la Deuxième Guerre mondiale, littéraires et historiques. Ce deuxième conflit se trouve alors en filigrane. Comme le remarque Pierre Schoentjes, « la scène porte l’empreinte de réminiscences des descriptions de la mort dans les chambres à gaz des camps de 105 Jean Rouaud, « Entretien avec Jean Rouaud », réalisé par Sylvie Ducas-­‐Spaës, op. cit., p. 134. 106 Dans le chapitre sur Rouaud, Pierre Schoentjes remarque que « le narrateur utilise indifféremment chlore et ypérite comme s’il s’agissait de synonymes alors que le second gaz n’était pas encore en usage à l’époque décrite », Fictions de la Grande Guerre, op. cit., p. 249. 107 Madeleine Frédéric, « Description-­‐narration de la guerre de 14-­‐18 chez Jean Rouaud », op. cit., p. 197. 108 Ainsi, comme Michel Lantelme le remarque, il y a une intertextualité évidente avec Les Noyers de l’Altenburg d’André Malraux: « même terreur aux spectacle du Fléau qui s’abat sur les hommes […] même horreur devant « l’aube de méthanes » (op. cit., p. 127). 29 concentration »109. Il est vrai que dans cette perspective, quoi que Rouaud n’ait pas connu personnellement la guerre, sa mémoire est « paradoxalement plus riche que celle de ses aïeux, puisqu’elle est lourde, non pas d’une, mais de deux guerres qui ont gravé l’histoire contemporaine »110. Rouaud rassemble donc les deux guerres mondiales en évoquant les gaz, et dresse de cette façon une image de l’horreur extrême du XXe siècle. C’est ainsi que Michel Lantelme peut affirmer que : L’utilisation des gaz, en violation des conventions internationales de La Hay, apparaît comme événement fondateur du XXe siècle aux yeux de Rouaud. Elle préfigure les futurs camps de la mort et signale l’entrée dans la siècle des guerres […] le gaz figure le Mal absolu […] le face-­‐à-­‐face avec le Fléau, avec Satan111. Ce contenu dramatique, cet épisode sombre et fatale de notre histoire contemporaine, se dégonfle néanmoins par l’humour subtile de Rouaud. Quand il décrit l’apparition même des gaz par exemple, il mentionne que lorsque l’officier « ordonna d’ouvrir le feu […] c’était sans doute la première fois qu’on cherchait à tuer le vent » (CH, p. 147-­‐148). Bien que l’ironie de Rouaud ait ici un effet de mise en exergue de l’impuissance des soldats face à la nappe, elle amuse aussi bien le lecteur et diminue ainsi l’effet dramatique. Dans d’autres exemples, il tourne en ridicule l’état major en suggérant qu’on a eu recours au gaz à cause du fait que « la facture s’alourdissait » (CH, p. 147). Il raille ainsi la logique économique du commandement, ne faisant pas preuve de compassion : Le mérite du petit chimiste fut de proposer une bonne affaire : un kilogramme d’explosifs coûte 2, 40 marks, contre 18 pfennings et de plus grandes ravages son poids de chlore. Face aux milliards des maîtres de forges, en fermant les yeux, la victoire à trois sous (Ibid.). Plus tard, quand l’auteur décrit une scène amère, l’ironie devient plus noire, jusqu’à ce qu’elle ressemble au sarcasme : On envoie un régiment de Marocains récupérer les positions perdues. Le gaz n’est pas encore dissipé, mais ces gens du désert ont l’habitude du vent de sable qui pique aussi aux yeux et aux bronches (CH, p. 150). Dans Silhouettes de l’ironie, Pierre Schoentjes soutient que « la guerre est placée sous le signe d’une ironie universelle indifférente au sort des combattants »112. Il confirme également que l’ironie « est l’expression d’un jugement »113, ce qui s’avère tout à fait applicable aux Champs d’honneur. L’ironie dans les passages cités, vise clairement à souligner les injustices et les terreurs de la guerre pour ainsi dénoncer la boucherie qu’elle fût. Le ton de l’écriture de Rouaud, 109 Pierre Schoentjes, Fictions de la Grande Guerre, op. cit., p. 249. 110 Sylvie Ducas-­‐Spaës, « Les Champs d’honneur de Jean Rouaud », op. cit., p. 121. 111 Michel Lantelme, op. cit., p. 59. 112 Pierre Schoentjes, Silhouettes de l’ironie, Genève, Droz, coll. Romanica Gandensia, 2007, p. 270. 113 Ibid., p. 273. 30 dans le livre entier, mais en particulier dans l’épisode de la guerre est « tantôt léger, tantôt ironique, mais il y [a] toujours un arrière fond de drame »114. 2.3.
Le champ de bataille empreint d’horreur Toujours dans le but de dénoncer la guerre, Rouaud décrit le champ de bataille en appelant tous les sens, puisque comme beaucoup d’écrivains de guerre, il a ce « désir d’impressionner, de parler aux sentiments »115. L’horreur s’adresse à l’odorat : la « fange nauséeuse mêlée de l’odeur âcre de poudre brûlée et de charnier qui rend sa propre macération (des semaines sans se dévêtir) presque supportable » (CH, p. 151). Les odeurs insupportables vont accompagner des bruits encore moins agréables tels que « les râles agonisants […] comme des messagers prophétiques dans la chair des vivants prostrés muets à l’écoute de ces vies amputés » (Ibid.). De même, « le jour […] s’annonce à l’artillerie lourde, prélude à l’assaut » (CH, p. 152). L’auteur fait également appel à la vue afin de transmettre l’horreur, comme nous avons pu le constater lors de la description de l’apparition des gaz. Ainsi l’auteur dresse plusieurs images horribles dans le cours d’une longue phrase parataxique: Sous la fièvre, à des bribes de mots, des convulsions de terreur sur les visages, on reconnaît le ressassement halluciné de ces visions d’enfer, les corps à demi ensevelis, déchiquetés écartelés sur les barbelés, bleus étourneaux suspendus dans la pantière à qui semble refusée l’ultime consolation de s’entendre, d’attendre la joue contre la terre humide la délivrante mort, animés de hoquets grotesques à l’impact des balles perdues, soulevés comme des pantins de paille par le souffle d’une explosion, décrivant dans le cille haché d’éclairs un rêve d’Icare désarticulé, avant d’éteindre une dernière fois la lise féconde, bouche ouverte en arrêt sur l’effroi, regard étonné pour tout ce mal qu’on se donne (CH, p. 150). Une telle accumulation de comparaisons dramatiques et d’images terribles de cadavres, en faisant appel aux émotions et non pas à la raison, bouleverse le lecteur. Afin de mettre en exergue encore davantage l’horreur de ce monde combattant, Rouaud évoque de façon lyrique le bonheur de la situation habituelle et l’oppose à l’état de guerre actuel. Ainsi, le champ de bataille est un « paysage de lamentation, terre nue ensemencée de ces corps laboureurs, souches noires hérissées en souvenir d’un bosquet frais » (CH, p. 151). La nuit de son côté, n’est, pendant la guerre, plus la même : Pas cette halte au cœur, cette paix d’indicible volupté, mais le lieu de l’attente, de la mort en suspense et des farces noircies, des sentinelles retrouvées au petit matin égorgées et du sommeil coupable (CH, p. 152). Les incommodités que la pluie interminable cause s’ajoutent finalement à toutes les horreurs adressées à l’odorat, à l’audition et à la vue. Madeleine Frédéric range la pluie parmi « les 114 Jean-­‐Claude Lebrun, « Après son troisième livre Jean Rouaud s’explique », op. cit., p. 20. 115 Pierre Schoentjes, Fictions de la Grande Guerre, op. cit., p. 89. 31 éléments de destruction naturels » 116, qui s’ajoutent aux éléments artificiels visant à détruire l’homme. La pluie rend effectivement la vie du soldat encore plus désagréable en « [s’infiltrant] par le col et les souliers, [alourdissant] le drap du costume, [liquéfiant] les os » (CH, p. 152). Elle s’avère de surcroît nettement hostile à l’armée en créant de nouveaux dangers : « la pluie interminable […] transforme la terre en cloaque, inonde les trous d’obus où le soldat lourdement harnaché se noie » (Ibid.), et elle « effondre les barrière de sable » (Ibid.). Elle fait du monde « une éponge, un marécage infernal pour les âmes en souffrances » (Ibid.). Jean Rouaud avait d’ailleurs déjà décrit le caractère importun de la pluie dans l’incipit du roman : « la pluie est fatale » (CH, p. 18). Nous pourrions désigner cette parenté comme un « phénomène d’échos »117, qui permet de mettre en connexion des scènes éloignées. Il est vrai que dans le chapitre que l’auteur consacre à la description de la pluie bretonne, il semble annoncer en quelque sorte l’épisode de guerre. Rouaud décrit le vert du paysage comme « un vert d’havre sac » (CH, p. 21) et emploie la même métaphore de l’éponge pour désigner le monde sous la pluie. En outre, l’image du marécage se trouve anticipée par la description des « souliers qui s’aventurent [sur les prairies et les pelouses] s’affublent d’énormes semelles de boue » (Ibid.). Lorsque l’auteur dépeint les crachins interminables, il dit que : Ce n’est pas une pluie mais une occupation minutieuse de l’espace, un lent rideau dense, obstiné, qu’un souffle suffit à faire pénétrer sous les abris […] ce crachin serré des mois noirs, novembre et décembre, qui imprègne le paysage entier et lamine au fond des cœurs le dernier carré d’espérance (CH, p. 20). Comme Jean-­‐Claude Lebrun le remarquait, cette description trouve son écho dans l’apparition des gaz au combat, « le nuage mortel qui s’insinue dans chaque recoin de la plaine d’Ypres »118. Ainsi nous apercevons après coup que l’auteur a inscrit en creux la guerre dans les descriptions du paysage de Loire-­‐Atlantique dans la première partie du livre, longtemps avant de l’évoquer directement. 2.4.
Le malheur individuel de portée générale Il convient de remarquer finalement que, en décrivant le champ de bataille et les horreurs de la Grande Guerre, l’écriture atteint un niveau universel : Là où l’enjeu des récits de filiation consiste à examiner l’identité de soi en retraçant la vie des autres, au micro-­‐niveau des passages sur la Grande Guerre l’anamnèse porte avant tout sur l’histoire des autres.119 116 Madeleine Frédéric, « L’écriture de l’événement chez Le Clézio, Rouaud et Hanotte », in : La Grande Guerre, Un siècle de fictions romanesques, Pierre Schoentjes éd., op. cit., p. 295. 117 Michel Lantelme, op. cit., p. 146. 118 Jean-­‐Claude Lebrun, Jean Rouaud, op. cit., p. 127. 119 Griet Theeten, op. cit., p. 269. 32 Nous avons déjà souligné l’importance que Jean Rouaud attache à cette dimension universelle dans son œuvre romanesque. Il affirme que « la première question qui se pose au roman, c’est comment passer du local au global, du singulier à l’universel »120. Dans l’épisode des combats, c’est Joseph qui présente le singulier et à travers la mise en scène de son grand-­‐oncle, Rouaud décrit le malheur de tous les soldats au front. Ainsi, si le chapitre commence avec une description générale de l’apparition des gaz, le narrateur lui confère aussitôt une dimension personnelle en ajoutant que Joseph, les poumons brûlés, hurlera sa souffrance. La dimension personnelle renforce son impact sur le lecteur. Les événements deviennent plus tangibles, plus concrets dès lors que le lecteur y distingue un personnage connu ; « au fond, le local offre la meilleure voie pour l’universel » 121 . L’aspect universel de l’horreur, de son côté, offre la possibilité de dénoncer la boucherie de la guerre. L’admirable souplesse avec laquelle Rouaud alterne l’histoire universelle et l’histoire intime caractérise son écriture. Ainsi, il passe de l’histoire de Joseph traitée comme un plan large et retourne ensuite à l’histoire du grand-­‐oncle sans que le lecteur s’en aperçoive. Par exemple, après avoir inclus Joseph dans l’histoire des gaz, il évoque de nouveau la situation abominable des soldats. Il parle en général de ces soldats avec des métaphores telles que « colonie de morts vivants terrés dans les bous », « pions » (CH, p. 147). C’est derechef à travers les yeux de Joseph que le lecteur voit se lever l’aube olivâtre des gaz. Ainsi le chapitre entier progresse, en passant continuellement de l’individuel à l’universel. 2.5.
Les frères de Joseph Nous avons montré que l’auteur des Champs d’honneur cherche à rendre visible l’impact violent de la guerre sur la vie intime de ceux qui entrent en contact avec elle. Afin de rendre sensibles ces effets à tous les niveaux, Jean Rouaud accorde aussi une place à ceux qui sont restés à l’arrière. C’est ainsi que l’arrière front apparaît aussi dans Les Champs d’honneur. Comme Griet Theeten le soutient, les auteurs de la trace, chez lesquels elle range Jean Rouaud, « s’arrêtent plus longuement que ceux d’autres catégories aux conséquences de la guerre sur les femmes et les enfants »122. Nous avons déjà évoqué l’impact de la guerre sur la petite tante Marie, qui y perd deux frères. Après avoir vu mourir son frère cadet Joseph en 1916, un an plus tard Emile, son autre frère, meurt lui-­‐aussi au front. « Cette seconde mort, sur laquelle elle n’avait plus que ses larmes à verser, Marie en partage la douleur avec Mathilde, la jeune veuve [d’Emile] » (CH, p. 157). Avec cette phrase, Rouaud établit le lien avec l’arrière. Il évoque ensuite le retour d’Emile, à qui on a accordé la permission de revenir pour la naissance de son fils Rémi. La subtilité et la 120 Jean Rouaud, « Après son troisième roman, Jean Rouaud s’explique », op. cit., p. 21. 121 Ibid. 122 Griet Theeten, op. cit., p. 286. 33 suggestion dominent dans la description que Rouad fait de la découverte du fils : Emile « se penche avec précaution pour ne pas verser sur cette petite chose endormie les tumultes de la guerre – abasourdi de joie soudain » (CH, p. 157). Cette description exprime l’opposition entre la tranquillité, la paix de la maison et le chaos violent du champ de bataille. Le bébé vulnérable et innocent respire et « l’inexprimable fraîcheur de son souffle […] trace sur la main meurtrie d’Emile comme une invitation au silence » (CH, p. 157-­‐158). Mathilde, pleine de tendresse et de compassion, n’ose pas se plaindre de sa propre situation à l’arrière, car elle sait Emile « privé de tout » (CH, p. 158). Le lecteur peut presque sentir les vibrations entre les deux personnes lorsque Mathilde pose une main sur sa nuque et « avoue ce manque cruel de tendresse qu’il partage avec elle, tandis que, levant la tête du berceau, il s’enivre du doux parfum de la femme poudrée » (Ibid.). La sensibilité de cette scène est due à une focalisation interne : nous voyons en effet la scène à travers les yeux de Mathilde et d’Emile, ce qui nous rapproche considérablement d’eux. Ferdinand Drijkoningen attire l’attention du lecteur sur l’importance générale de l’amour dans Les Champs d’honneur. Pour lui, « il est évident que les pulsions de vie et de mort, Eros et Thanatos, sous-­‐tendent l’ensemble du texte »123. L’amour joue en effet un rôle dans le roman, car « s’il s’agit de décès, il s’agit toujours de la mort d’un être aimé, et des rapports qu’un vivant entretient encore avec lui »124. Dans cette veine, Jean Rouaud met en scène Mathilde, après la mort d’Emile, déchirée par l’absence douloureuse de ce mari aimé et recueillie devant une tombe vide. Bien que l’on ait identifié son corps, la bataille a été tellement terrible qu’on n’a pas pu le récupérer. Jean Rouaud passe de nouveau de la situation individuelle à la grande Histoire afin de dénoncer encore une fois la boucherie de la Première Guerre mondiale : La préparation du terrain à l’artillerie lourde avant une attaque d’envergure s’étalait sur huit jours parfois, huit jours pendant lesquels tombait dans le périmètre à réduire de quoi rayer un pays de la carte (CH, p. 159). De nouvelles exhibitions de l’horreur du front surgissent, telles que : Les cadavres abandonnés s’enlisaient peu à peu dans la glaise […] on trébuchait pendant un assaut sur un bras à demi déterré, un pied, et tombant le nez sur le nez d’un cadavre […] on profitait pour arracher autour du cou les plaques d’identité, sauver ces masses anonymes d’un futur sans mémoire (CH, p. 160). Retournant à l’histoire individuelle, l’auteur suppose que c’est probablement de cette façon qu’on a annoncé à Mathilde la mort d’Emile. Mathilde continue cependant à croire que son mari va revenir. L’absence du cadavre rend sa disparition ambiguë, problématique et donc « propice à semer le mystère »125. C’est ainsi que l’incertitude et la menace d’oubli concernent plus Emile que Joseph. De ce dernier, la date et le lieu de mort inscrit sur « une image pieuse […] sertie d’un 123 Fernand Drijkoningen, op. cit., p. 47. 124 Ibid. 125 Hélène Gaudreau, op. cit., p. 73. 34 mince bandeau noir, monument de tristesse à l’en-­‐tête d’un titre de roman héroïque : « Les Champs d’honneur » » (CH, p. 155)126. Le narrateur et ses sœurs la retrouvent dans la boîte à chaussures que le grand-­‐père maternel a composé. C’est Marie qui sauve Joseph avec « ce court commentaire […] de la longue nuit amnésiaque » (CH, p. 156). Cette image pieuse sauve effectivement Joseph de « l’anonymat de la mort de masse [Il s’agit] d’échapper aux mythes issus de la Grande Guerre, que symbolise l’expression « champ d’honneur » afin de réhabiliter l’individu »127. C’est encore Marie qui remémore le décès d’Emile, son autre frère, à Commercy. Sa veuve, Mathilde ne veut pas y penser et encore moins en parler, de sorte que la mort d’Emile devient un mystère que le narrateur appelle le « mystère de Commercy » (CH, p. 118). Il s’agit d’un « mystère familial oublié – pour ainsi dire refoulé – réapparu inopinément dans le délire de la tante Marie » 128 . Le fait que l’histoire d’Emile à Commercy est tenue secrète, redouble néanmoins la curiosité du narrateur. Il résoudra l’énigme, à l’aide notamment des documents que son grand-­‐père maternel a rassemblé dans la boîte à chaussures. Ces documents sont « des traces écrites reliées aux événements de Commercy, témoignages du passé »129. C’est à partir de ces documents que le narrateur arrive à reconstituer le voyage que Pierre, son grand-­‐père paternel a entrepris en 1929. Cette année-­‐là justement, Mathilde avait reçu une lettre du camarade qui avait enterré Emile. La lettre mettait fin à l’espoir insensé de Mathilde, jeune veuve alors affirmée et marquait « la fin de sa jeunesse, ce moment d’abdication où, si l’on s’autorise encore à rêver, c’est en s’interdisant désormais d’imaginer que la rêverie débouche un jour sur le réel » (CH, p. 162). A part cela elle a également mis en marche la quête du corps de Joseph, menée par le grand-­‐père paternel. Michel Lantelme remarque que dans cette folle expédition il y a de nouveau une intertextualité avec Claude Simon. Dans L’Acacia il s’agit en effet aussi d’une quête, « menée par trois femmes et un enfant, qui sillonnent désespérément les champs et les villages pour retrouver un disparu »130. Le grand-­‐père part lui-­‐aussi dans l’espoir de récupérer les détritus de son frère. Quand il trouve la tombe, aidé par l’envoyeur de la lettre, il découvre que malheureusement un deuxième cadavre y est enfoui : « le problème désormais insoluble, tous ces os inidentifiables […] : des deux, lequel est Emile ? » (CH, p. 170). Pierre décide finalement d’emporter le tout, ce qui « permet au mystère de s’épanouir et au tabou de 126 Rouaud donne d’ailleurs non sans moquerie ce même titre à son propre roman, qui n’est point héroïque. Il renforce ainsi de façon ironique sa dénonciation de la Grande Guerre et de ses champs de bataille, qui, au lieu d’être héroïques, sont des tombes banales. 127 Jacques Le Marinel, op. cit., p. 114. 128 Hélène Gaudreau, op. cit., p. 71. 129 Ibid., p. 72. 130 Michel Lantelme, op. cit., p. 89. 35 prendre bouture »131, car personne ne saura jamais quels restes ont appartenu à Emile. La restitution semble ainsi échouer, parce que « l’enquête entreprise n’aboutit pas à cent pour cent »132. En outre, le fossoyeur clandestin se voit obligé de ranger les os dans des caisses de madeleines, ce qui ne rend guère d’honneur à son frère défunt. A cause de l’illégalité de sa quête, il n’a cependant pas le choix, car pour le transport de cercueils « il faut une autorisation à chaque département » (CH, p. 171). Rouaud évoque chez le lecteur, en mentionnant opportunément la madeleine, une association à la mémoire. La madeleine est effectivement devenue depuis Proust « le symbole par excellence de la mémoire »133. Les boîtes à madeleines contiennent dans Les Champs d’honneur des ossements mélangés, qui interdisent justement la reconstruction de la mémoire. Ce récit de l’exhumation rend donc toute l’affaire honteuse et par conséquent propice à être refoulée. Elle présente néanmoins aussi au lecteur le seul survivant des trois frères : Pierre Rouaud, qui, lors de son voyage « évoque ses frères tués » et « rappelle leurs tourments communs à tous les trois pendant cette guerre effroyable » (CH, p. 167). En décrivant son grand-­‐
père paternel comme un des ces « rescapés […] indemnes ou terrifiantes gueules cassées […] ces pèlerins de leurs douleurs » (Ibid.), Rouaud met en scène encore un être qui a été imprégné à jamais par la guerre des tranchées. Pierre ramène à la maison les ossements déterrés comme un « témoignage enfin palpable de la monstrueuse intrusion dans le cours tiède des jours de la famille. Preuve concrète d’une collision de l’intime avec les phénomènes du monde »134. 131 Hélène Gaudreau, op. cit., p. 74. 132 Griet Theeten, op. cit., p. 278. 133 Ibid. 134 Jean-­‐Claude Lebrun, Jean Rouaud, op. cit., p. 84. 36 Conclusion Le glissement de l’anecdotique vers l’historique s’avère particulièrement important dans ce premier roman de Jean Rouaud. Nous pourrions dire qu’en quelque sorte ceci constitue l’entreprise principale du livre, d’apporter d’un côté une « preuve tangible de la capacité de l’intime à réfracter les phénomènes du monde […] par l’entremise d’une écriture qui passe du détail au plan large »135. De l’autre côté c’est « de la même façon qu’elle prépare de longue main l’irruption de l’Histoire, dans la chronique d’une famille de la France profonde »136. Dans Les Champs d’honneur, l’auteur évalue donc cet épisode sanglant de l’Histoire qu’a été la Grande Guerre à partir de l’histoire intime de sa propre famille. Rouaud affirme que pour lui, l’insertion de cette dimension « historique, violente, destructrice »137 a été nécessaire : Cette histoire-­‐là implique le temps, la mort : la violence de la mort de mon père, et la violence du siècle se sont combinées pour me dire la même chose. Si vraiment il y a homme nouveau, c’est que derrière il y a cadavre. Moi, l’homme nouveau c’était sur le cadavre de mon père138. La mort étant un fil conducteur dans le livre entier, Les Champs d’honneur pourrait être décrit comme « un livre qui montre l’emprise silencieuse de la mort collective sur les générations qui se sont succédé depuis 1918 »139. C’est en effet à l’époque de la Première Guerre mondiale que la grande Histoire se mêle à l’histoire familiale de Jean Rouaud et que les séries de morts s’initient. Comme l’auteur entreprend une quête dans le passé de sa famille dans Les Champs d’honneur, il rencontre inévitablement cet événement. La reconstruction du passé familial constitue aussi le premier aspect du roman qui est lié profondément à la Grande Guerre. Rouaud évoque donc la guerre premièrement de façon indirecte, c’est-­‐à-­‐dire à travers les traces qu’elle a laissées sur les personnes. Dans cette restitution, deux personnages s’avèrent particulièrement importants, notamment le grand-­‐père maternel, Alphonse Burgaud et la petite tante Marie. Comme l’écrivain Jean Rouaud, le grand-­‐
père essaie de reconstruire le passé dans la conviction de rencontrer dans celui-­‐ci une certaine logique, une circularité. La croyance en « l’éternel retour des choses » est fondamentale dans le livre et se manifeste clairement dans la reprise du prénom Joseph à travers les générations. C’est également ce chevauchement de noms qui fait que la petite tante Marie perd ses repères et révèle sans le vouloir des bribes des mystères familiaux. 135 Jean-­‐Claude Lebrun, Jean Rouaud, op. cit., p. 131. 136 Ibid. 137 Jean Rouaud, « L’homme nouveau », entretien avec Hélène Baty-­‐Delande à Paris le 5 janvier 2007, in : Lire Rouaud, Hélène Baty-­‐Delalande et Jean-­‐Yves Debreuille éd., op. cit., p. 225. 138 Ibid., p. 226. 139 Jean-­‐Claude Lebrun, Jean Rouaud, op. cit., p. 118. 37 L’enquête, mise en marche par les révélations lacunaires de la tante et complétée par les documents que le grand-­‐père a ramassés, permet au narrateur de restituer en partie les péripéties de ses aïeux pendant la guerre. La représentation indirecte de la guerre dans les premiers chapitres est complétée alors par des descriptions directes. Il semble que Rouaud veut témoigner à la place de Joseph et par extension à la place de tous les soldats qui n’ont pas eu l’occasion de raconter la guerre. Il la décrit cependant à l’aide d’un style qui bouleverse le lecteur, tellement il est plein d’images, de métaphores et d’adjectifs exprimant l’horreur. La matière du livre est grave, surtout dans les pages parlant du champ de bataille, de façon à ce qu’il pourrait facilement tourner au noir. L’ironie du narrateur jointe au travail évident du style, distrait le lecteur de la tragédie que le texte raconte. Jean Rouaud affirme d’ailleurs qu’il « conjure la mort par le rire »140. Cela n’empêche pas cependant l’épisode entier de dénoncer la boucherie organisée de 14-­‐18. Rouaud s’inscrit de cette façon dans une tendance de démystification de la guerre qui remonte « jusqu’au Feu d’Henri Barbusse et aux Crois de bois de Roland Dorgelès »141: Les lectures pacifistes, largement dominantes dans la littérature canonisée, ont depuis près d’un siècle familiarisé le public avec les visions de l’horreur. L’image du soldat en victime d’un massacre est centrale142. Dans Les Champs d’honneur, les héros de guerre font place aux victimes pitoyables, dans un récit qui ne craint pas l’exhibition de l’horreur de la guerre. L’auteur cherche à ébranler son lecteur, à réveiller en lui un sentiment d’indignation face aux excès de guerre et non pas à donner une information exacte. Dans ce même but, il évoque Joseph au front, ce qui donne un visage au malheur et rend la grande Histoire plus concrète, plus palpable. L’apparition de la famille d’Emile à l’arrière remplit une fonction comparable. De plus, en évoquant la tranquillité et la tendresse de la maison dans l’histoire d’Emile, Rouaud met en exergue la violence du champ de bataille. Jean Rouaud arrive à travers son enquête, à dresser une image des ses aïeux à l’époque de la Grande Guerre. A partir de là, il réussit également à parler de cet épisode d’une manière plus générale et place clairement 14-­‐18 sous le signe d’une dénonciation. Il convient de mentionner que le passé reste cependant dans une partie occulte. Ainsi il s’avère impossible de dissiper complètement le mystère qui entoure la mort d’Emile, ses ossements étant à jamais mêlés à ceux d’un camarade. Dans la même veine la mémoire brouillée de la tante ne peut être éclaircie entièrement. De plus, Rouaud montre que toute reconstruction est subjective, car elle dépend 140 Jean Rouaud, « Après son dernier roman, Jean Rouaud s’explique », op. cit., p. 21. 141 Griet Theeten , op. cit., p. 70. 142 Pierre Schoentjes, « Préface. La fiction de la violence guerrière au XXe siècle » in : J’ai tué : violence guerrière et fiction, Déborah Lévy-­‐Bertherat et Pierre Schoentjes éd., Genève, Droz, 2010, p. 8. 38 justement de la mémoire de personnes et d’objets sélectionnés. C’est comme si Rouaud voulait montrer, à travers sa propre tentative de reconstruction du passé, la difficulté à résoudre complètement les mystères d’un passé familial et l’impossibilité d’arriver à une représentation objective de l’Histoire. 39 Troisième Partie : La Grande Guerre dans la fiction échenozienne Introduction A l’inverse de Jean Rouaud, Jean Echenoz jouit déjà d’un prestige considérable dans le champ littéraire lorsqu’il publie 14 en 2012. Le prix Médicis en 1983 pour son deuxième roman, Cherokee, et seize ans plus tard le prix Goncourt pour Je m’en vais témoignent de son succès publique. Son dernier roman, 14 lui a valu le Prix des Vendages Littéraires de Rivesaltes. Bien que « le flot de romans consacrés depuis les années quatre-­‐vingts à la Première Guerre mondiale semble se tarir »143, dans ce nouveau roman de Jean Echenoz il s’agit de la Grande Guerre. Dans 14, Echenoz nous présente deux familles en Bretagne Vendée: les Borne et les Sèze, associées par l’usine Borne-­‐Sèze. Les deux familles sont liées aussi par l’amour de leurs enfants qui se sont engagés dans des relations amoureuses plutôt complexes et ambiguës. Les deux frères Sèze, Charles et Anthime, aiment la fille unique des Borne : Blanche. En 1914, quand la Première Guerre mondiale éclate, Charles et Anthime sont mobilisés et Blanche Borne attend leur retour. Dans le roman, nous suivons le trajet de Charles, Anthime et les trois camarades d’Anthime. Nous retrouvons les différentes étapes de la guerre, du tocsin au retour d’au moins quelques-­‐uns des protagonistes. Echenoz y fait apparaître l’épisode des gaz de combats, l’horreur du champ de bataille, le tribunal militaire, l’exécution, etc.144. De plus, il suit une structure convenue du roman de guerre : « le protagoniste reçoit l’ordre de mobilisation, il part pour la guerre qu’il découvre horrible et absurde. Une fois le conflit terminé, il rentre comme un homme changé »145. En faisant surgir ces épisodes typiques, et en suivant telle structure, l’auteur inscrit 14 dans le genre du roman de guerre, mais non pas de manière conventionnelle. Bien que les ressemblances soient donc nombreuses, 14 se démarque en effet clairement de la tradition d’écriture sur la Grande Guerre. Dans son nouveau roman, nous retrouvons l’ambition 143 Pierre Schoentjes, « 14 de Jean Echenoz ou un dernier compte à régler avec la Grande Guerre » (« 14 »), Critique, 786, Editions de Minuit, novembre 2012, p. 964. 144 Pierre Schoentjes a fait une liste exhaustive des épisodes de guerre dans 14 (« 14 », op. cit., p. 965). Ces thèmes récurrents dans la littérature de guerre font l’objet d’une analyse détaillée dans Léon Riegel, Guerre et Littérature, Paris, Klincksieck, 1978, p. 171-­‐247. 145 Ibid., p. 21. 40 double d’Echenoz qui consiste à honorer la narrativité du genre réécrit, tout en accordant de l’importance à la forme : « la réécriture est tout à la fois le lieu d’une efficacité narrative et le centre d’une valeur formelle »146. La tactique d’Echenoz d’inscrire ses romans dans un genre littéraire tout en le pastichant, est bien connue et a été largement analysée par les critiques. Warren Motte décrit synthétiquement cette réécriture échenozienne : « Echenoz often borrowed basic plot structure from a variety of tried-­‐and-­‐tested genres, recasting it dramatically to his own purpose, and exploiting its potential for parody along the way »147. Avec 14, Echenoz écrit donc son propre roman de guerre, étant attentif aux conventions de ce genre. Il semble alors pertinent d’analyser cette façon échenozienne de réécrire dans 14, en prêtant attention aux différents aspects du roman de guerre que l’auteur y insère. La présente étude veut répondre à la question de savoir si Echenoz a réussi à renouer avec la tradition d’écrire sur la Grande Guerre tout en gardant son propre style d’écriture. Dans un premier temps nous regarderons comment Echenoz décrit le départ des soldats pour le front en renouant avec une tradition de décrire le tocsin aussi bien que la mobilisation. Nous verrons dans un deuxième temps que, en écrivant son propre roman de guerre, l’auteur utilise différents procédés qui attirent l’attention à l’écriture elle-­‐même. L’aspect formel du texte s’avère en effet particulièrement important quand Echenoz décrit le champ de bataille et les incommodités de la guerre. La parodie de ce genre s’étend ensuite du champ de bataille proprement dit à l’arrière et de l’univers de l’homme à celui des animaux et de la nature. Finalement nous étudierons la mise en scène des trois personnages principaux, qui offrent encore des possibilités d’exploiter la parodie. 146 Christine Jérusalem, Géographies du vide, Saint-­‐Étienne, Publications de l’Université de Saint-­‐Étienne, 2005, p. 213. 147 Warren F. Motte, « Reading Jean Echenoz », Context, 16, http://www.dalkeyarchive.com/book/?fa=customcontent&GCOI=15647100103320&extrasfile=A1260F8
8%2DB0D0%2DB086%2DB66E36B0981D696D%2Ehtml, (consulté le 4 avril 2013). De plus en 1988, Dominique Julien écrivait déjà à propos des premiers romans d’Echenoz : « All the traditional ingredients of detective and adventure genres, all the clichés, are thrown together : parody is generated in the excess of their accumulation » (« Jean Echenoz », Yale French Studies, Special Issue : After the Age of Suspicion : The French Novel Today, Londen, Yale University Press, 1988, p. 339). 41 1. La description du départ pour le front : entre formalisme et narration 1.1.
Le caractère romanesque du tocsin 14 s’ouvre sur un bel après-­‐midi d’été. Un jeune homme surnommé Anthime décide de profiter du beau temps pour faire un tour à vélo. Soudainement, la scène paisible est perturbée par les cloches qui sonnent le tocsin. Comme le vent l’empêche de l’entendre, Anthime ne voit d’abord qu’un mouvement au loin, sans le comprendre : [Il] est alors apparu à Anthime un phénomène inconnue de lui. Au sommet de chacun des clochers, ensemble et d’un seul coup, un mouvement venait de se mettre en marche, mouvement minuscule mais régulier : l’alternance régulière d’un carré noir et d’un carré blanc, se succédant toutes les deux ou trois secondes avait commencé de se déclencher comme une lumière alternative, un clignotement binaire rappelant le clapet automatique de certains appareils à l’usine. (14, p. 10) Ce n’est que quand le vent tombe qu’Anthime entend le son des cloches, « grave, menaçant, lourd » et qu’il reconnaît instinctivement dans ce bruit le tocsin, ce dernier étant une sonnerie « que l’on n’actionne que rarement » (14, p. 10). Cette première scène témoigne déjà d’ironie, tout d’abord parce que « la première ironie de la guerre, c’est peut-­‐être d’avoir surgi alors que personne n’y croyait vraiment »148. C’est en effet exactement cette incrédulité vis-­‐à-­‐vis de la guerre qu’Echenoz affiche : « comme tout le monde mais sans trop y croire, Anthime s’y attendait un peu mais n’aurait pas imaginé que celle-­‐ci tombât un samedi » (14, p. 11). De plus, la manière par laquelle Anthime se rend compte du tocsin est bien particulière : Echenoz affirme que « seule l’image [lui parvient] avant le son » (14, p. 11) de façon à ce que nous obtenions d’abord une description élaborée de l’image des cloches en mouvement sans explication. Que ce soit volontairement ou pas, Echenoz se rapproche ainsi déjà de la production littéraire sur la Grande Guerre. Pierre Schoentjes remarque en effet que les auteurs de la littérature de guerre s’efforcent de rendre perceptible « d’abord à la vue, les horreurs de la guerre », de façon à ce que Schoentjes puisse confirmer que « donner à voir passait alors pour une tâche plus importante qu’expliquer ou comprendre » 149 . Bien que dans le cas d’Echenoz il s’agisse seulement de l’annonce de la guerre, il semble s’inscrire dès le début de son roman dans le genre du roman de guerre. En outre, la description minutieuse de la mise en marche des cloches, dépourvue d’explication est étonnante pour le lecteur. L’accumulation de détails et de métaphores pour reconstruire 148 Pierre Schoentjes, Silhouettes de l’ironie, op. cit., p. 269. 149 Pierre Schoentjes, Fictions de la Grande Guerre, op. cit., p. 78. 42 textuellement l’expérience visuelle d’Anthime détourne le lecteur de la narration et attire l’attention sur l’écriture. Olivier Bessard-­‐Banquy décrit l’écriture échenozienne comme « un jeu sans fin, sans règle, sans borne »150 avec la langue. L’emploi des métaphores et de comparaisons que nous retrouvons dans cette description, caractérise en effet le style d’Echenoz. La multiplication des figures de style dans ces premières descriptions, suggère par conséquent que c’est la forme, l’écriture elle-­‐même qui importe et non pas ce qu’elle représente. Il importe de signaler finalement que l’abondance de détails dans l’ensemble du paragraphe, sert aussi à ce que le lecteur voie l’image des cloches véritablement devant ses yeux. Le lien au cinéma ne semble alors pas recherché ; d’autant plus qu’Echenoz insère à plusieurs reprises des références au cinéma dans son œuvre. L’intrusion littérale d’images, a part de l’emploi des métaphores, risque également de remettre en question la réalité des événements151, car de cette façon l’auteur semble placer ses personnages au milieu d’une mise en scène imaginaire. Echenoz met par conséquent l’accent sur le caractère fictionnel de son écriture, il montre que le texte est feint, factice. La désillusion joue sur une « énonciation qui modalise la diégèse par l’image, qui la complexifie en l’imposant comme la fiction d’une représentation cinématographique »152. Cette mise en question de la réalité semble en effet particulièrement importante au début du roman, où le lecteur attentif découvre une référence intertextuelle à Quatrevingt-­‐treize de Victor Hugo. Cette intertextualité a été découverte et analysée plus en détail par Pierre Schoentjes153. Une fois la citation découverte, les ressemblances entre les deux œuvres n’arrêtent pas de surgir. Tout d’abord les deux portent un titre composé de chiffres. « 14 » faisant bien évidemment référence à l’année dans laquelle le livre se situe, et possiblement aussi à l’année du centenaire de la Grande Guerre. Il convient en outre « d’observer que le titre d’Echenoz ne fait pas mention du siècle »154 exactement comme celui de Victor Hugo. Les deux livres s’arrêtent sur « une épisode sanglante de l’histoire de France » et ils se situent tous les deux dans la même région de France, la Vendée ; deux aspects qui rendent leur rapprochement d’autant plus raisonnable. Dans le livre d’Echenoz, Anthime avait apporté un livre qui tombe du support du vélo et « repose à plat ventre sur l’un de ses chapitres intitulés aures habet, et non audiet » (14, p. 11), ce qui est une allusion directe à Quatrevingt-­‐treize, précisément à un passage « dans lequel un des protagonistes, royaliste récemment débarqué sur la côte, se trouve en un lieu qui pourrait être 150 Olivier Bessard-­‐Banquy, Le Roman ludique, Jean Echenoz, Jean-­‐Philippe Toussaint, Éric Chevillard, Lille, Presse Universitaire de Septentrion, coll. Perspectives, 2003, p. 118. 151 Sjef Houppermans commente l’importance des références cinématographiques (Jean Echenoz, Etude de l’œuvre, Paris, Bordas Editions, coll. Ecrivains au présent, 2008, p. 141). 152 Christine Jérusalem, Géographie du vide, op. cit., p. 90. 153 Pierre Schoentjes, «14 », op. cit., p. 964-­‐81. 154 Ibid., p. 972. 43 occupé par Anthime vingt ans plus tard »155. Directement après qu’il a perdu le livre, Anthime contemple l’image sans son du mouvement des clochers, la description de cette vision est clairement une réécriture d’un passage de Quatrevingt-­‐treize, où un vieil homme découvre lui aussi le tocsin par la vue. En réécrivant ce passage sans toutefois le copier, Echenoz veille à ce que ses prédécesseurs ne s’oublient pas sans sombrer dans la répétition156. Il est plus important encore que, comme l’intrusion d’images, l’intertextualité explicite de ce fragment permette à Echenoz de mettre en évidence le travail sur le style et d’attirer ainsi, une fois de plus, l’attention sur l’écriture elle-­‐même. Il rappelle à son lecteur qu’il s’agit d’une histoire fictionnelle et comme Bruno Blanckeman le formule dans Les Récits indécidables, le récit saisit, selon ce que croit Echenoz, « toujours une réalité mise en signes par une transposition préalable dont il articule à son tour une version différée : à défaut de fond, l’abîme est sans fin »157. Jean Echenoz affirme en d’autres termes que « la littérature parle toujours aussi de littérature »158 et montre qu’il est conscient de ce que la description d’une scène où le tocsin sonne, ne peut être qu’une réécriture de passages romanesques. 1.2.
Une drôle de mobilisation En décrivant le tocsin aussi bien que la mobilisation il s’avère effectivement inévitable de réécrire des passages existants : La mobilisation et l’entrée en guerre de la France surgissent presque toujours dans les livres dont l’intrigue se situe à l’époque de la Première Guerre mondiale. Nous pourrions même dire que ces moments constituent des scènes attendues au point d’être devenues des passages quasiment obligatoires. 159 14 commence alors, sur les traces de cette catégorie de récits de guerre, avec le tocsin qui sonne et la mobilisation des soldats. Que ces moments constituent des lieux communs de la littérature consacrée à 14-­‐18, arrange parfaitement bien l’auteur, car cela lui permet de les décomposer minutieusement et de remettre en question la rhétorique de ce genre. Pour y arriver Echenoz n’utilise pas seulement l’intrusion d’images et l’intertextualité mais fait prévaloir aussi un sentiment d’indifférence, voire d’incompréhension du personnage principal face à la guerre. Il élargit ainsi l’écart entre 14 et le récit de guerre, car habituellement c’est un sentiment 155 Ibid., p. 973. 156 Bruno Blanckeman dit que la réécriture « accrochée aux murs de la fiction […] rejoint la galerie des ancêtres dont le souvenir à la fois persiste et s’efface» (Les récits indécidables: Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, coll. Perspectives, 2000, p. 45). 157 Ibid., p. 40. 158 Pierre Schoentjes, «14», op. cit., p. 975. 159 Griet Theeten, op. cit., p. 24. 44 patriotique ou au contraire une attitude hostile à l’entrée en guerre qui règnent. Quand Anthime entend le tocsin en revanche, il se soucie plus du moment où cela surgit (c’est le samedi après-­‐
midi, son moment libre) que de ce que cette sonnerie de cloches implique. Anthime ne semble pas prendre part à l’enthousiasme de la foule à la place du village. Echenoz ridiculise d’ailleurs le patriotisme des paysans en ajoutant que les « exclamations patriotiques [sont] striées de hennissements ». L’association des cris patriotiques avec les hennissements nerveux des chevaux semble qualifier les premiers d’insensées. Le jour du départ, l’auteur mentionne que « quatre ou cinq cuivres déclinaient de leur mieux l’hymne national » (14, p. 21), ce qui ne honore pas non plus la patrie. Griet Theeten affirme d’ailleurs que le roman de guerre actuel a réduit les possibilités de représentation de la Grande Guerre, ce qui s’explique « par le fait qu’il est impossible aujourd’hui de parler de 14-­‐18 comme d’une guerre justifiée, comme une cause que les Français avaient envie de défendre »160. Rien d’héroïque alors dans la mobilisation et dans le patriotisme, une tendance que nous retrouvons dans 14, où l’allégresse n’est qu’apparente et le patriotisme bestial. Echenoz, à la différence de cette pente dans la littérature contemporaine, prend soin de ne pas porter un jugement, mais de mettre en scène au contraire un personnage à l’apparence ignorante et indifférente. Au lieu donc de s’inscrire dans une tradition de dénonciation de la guerre, Echenoz demeure fidèle à son œuvre, où les personnages « live and die, but always remain to some extent unconcerned »161. Sur le même ton satirique Echenoz décrit l’atmosphère amusante et légère dans la caserne où les « tournées se sont succédé à bon rythme : les fins de soirées, personne n’était très frais » (14, p. 18). Après une semaine de préparation dans la caserne, les soldats font un défilé. Echenoz remarque que ce défile était « plutôt gai, chacun dans son uniforme s’efforçait de regarder droit devant lui » (Ibid.). Personne ne se fait des soucis, tout le monde sourit avec confiance « puisque tout cela serait à l’évidence très bref, on allait revenir vite » (14, p. 21). Cet optimisme contribue à « la première ironie de la guerre »162 (cf. supra), notamment d’avoir surgi tandis que personne n’y croyait. L’atmosphère agréable et détendue continue de régner dans le train, on boit, on mange, on chante et on admire les aéroplanes dans l’air, car « on avait entendu parler, regardé des photos dans le journal mais personne n’en avait encore jamais vu en vrai, de ces aéroplanes » (14, p. 29). Les soldats ne pensent pas à la fonction de ces avions, ils ne s’en soucient d’ailleurs pas du tout, seulement anxieux de la supposée aventure qui les attend aux Ardennes. 160 Ibid., p. 29. 161 Dominique Julien, « Jean Echenoz », op. cit., p. 340. 162 Pierre Schoentjes, Silhouettes de l’ironie, op. cit., p. 269. 45 Ce n’est que le surlendemain de leur arrivée que les soldats commencent à comprendre la réalité de la guerre, car à partir de cet instant « les choses se sont précisées » (14, p. 42). Quand la situation s’aggrave encore d’avantage, Echenoz ajoute qu’ « il est également arrivé que les choses parussent se préciser encore un peu » (14, p. 45), pour confirmer finalement que, quand les soldats obtiennent l’ordre de noircir les gamelles pour affaiblir la visibilité, « cela se précisait sans doute » (14, p. 46). Cette répétition à trois reprises de la même formulation, ne manque pas de frapper le lecteur. Nous pourrions l’interpréter comme un clin d’œil de l’écrivain à la répétition poétique, ce qui souligne encore une fois la prédominance de la forme du texte sur son contenu. C’est en d’autres termes « un moyen ludique de rappeler au lecteur que l’écrivain reste conscient des mots qui sont les siens »163. De cette façon Echenoz réussit donc à confirmer subtilement son souci stylistique. Outre l’aspect implicite, en parlant de l’aggravation du quotidien des soldats comme s’il s’agissait d’une précision progressive, l’auteur souligne de nouveau l’ignorance des soldats : ils ont besoin de précision avant qu’ils ne réalisent que c’est la guerre. 163 Olivier Bessard-­‐Banquy, Le Roman ludique, op. cit., p. 212. 46 2. Le champ de bataille à travers le prisme échenozien 2.1.
Exposer en raccourci Ce n’est effectivement que le moment où ils entrent en pleine ligne de feu, qu’ils comprennent qu’ils devront se battre. Nous avons pointé déjà plus haut l’ironie de cet état d’ignorance et d’optimisme naïf des soldats de la Vendée au départ. Le pessimisme surgit en effet seulement « quand [Anthime] a été bien obligé d’y croire, tout ce qu’il portait sur lui est devenu très lourd » (14, p. 59). Le lecteur sait d’ailleurs déjà que le fardeau du soldat est très lourd. Le havresac en « vert wagon et brun cachou » (14, p. 48), vide d’abord, ne pèse pas beaucoup, mais des fournitures multiples et diverses l’alourdirent vite. L’auteur fait une énumération exhaustive de son contenu, ce qui résulte en une liste d’une page entière: Un premier lot de fournitures réglementaires, soigneusement réparties et consistant en matériel alimentaire – bouteilles d’alcool de menthe et substitut de café […] -­‐, en vêtements – caleçons court et long, mouchoirs en coton […] -­‐, en produits d’entretien et de nettoyage – brosses à habits, à chaussures et pour les armes […] -­‐, en effets de toilette et de santé – pansements individuels et coton hydrophile […] -­‐, ainsi qu’en objets personnels – tabac et papier à rouler […] (14, p. 48-­‐49). Tout cela étant déjà pas mal pour un seul sac à dos, Echenoz ajoute qu’au-­‐delà de cet approvisionnement, on arrimait encore divers accessoires. Une deuxième longue énumération suit. L’intrusion des listes n’émiette pas seulement le texte en petits morceaux, mais accélère et saccade aussi son rythme. De plus, la liste, en accumulant les affaires dans et sur le sac, met en exergue le point de départ de l’auteur, notamment la pesanteur insupportable du sac. Traitant finalement le havresac d’ « édifice » (14, p. 50), il conclut le chapitre en renforçant davantage l’état pitoyable des soldats. L’emphase, provoquée par de telles métaphores et par l’emploi de la liste, ridiculise la situation entière au lieu de susciter un vrai sentiment de compassion chez le lecteur. Pierre Schoentjes de son côté, lie dans son article cet emploi de la liste avec « la conscience aiguë qu’a l’écrivain de venir trop tard et de répéter ce que d’autres ont déjà écrit avant lui »164. Les listes ont un effet particulier : [Elles convoquent] dans l’esprit du lecteur d’aujourd’hui […] les images dominantes de la Grande Guerre. Elles le font d’autant plus efficacement que leur répétition multiplie les associations possibles. Echenoz fait ainsi l’économie de pages qu’il est aujourd'hui malaisé d’écrire de manière résolument originale. Comme l’ironie, la liste permet de dire la guerre sans la dire véritablement. 165 164 Pierre Schoentjes, «14», op. cit., p. 970. 165 Ibid. 47 La technique de la liste offre donc décidément la possibilité d’écrire d’une manière novatrice la guerre. Les listes se multiplient lorsqu’Echenoz décrit les champs de bataille, partie dans le texte où il risque effectivement de se précipiter dans la répétition de romans antérieurs et dans le sensationnalisme en mettant en scène les souffrances guerrières 166 . Grâce à la simple énumération des aspects de la guerre, Echenoz réussit à ne pas tomber dans ce piège. A part la liste du contenu du sac, il y a une liste de bruits de balles, de gaz de combat, etc. Il y a également des listes d’éléments particulièrement désagréables, comme celle d’une description de l’air du front : Dans l’air empesté par les chevaux décomposés, la putréfaction des hommes tombés puis, du côté de ceux qui tiennent encore à peu près droit dans la boue, l’odeur de leur pisse et de leur merde et de leur sueur, de leur crasse et de leur vomi, sans parler de cet effluve envahissant de rance, de moisi, de vieux (14, p. 78-­‐79). De nouveau, l’accumulation d’odeurs désagréables renforce leur caractère intolérable, mais qui plus est, elle provoque une distanciation. Comme nous l’avons mentionné, les listes accélèrent le rythme du texte, et interdisent ainsi au lecteur de s’arrêter longuement sur les éléments évoqués. Il est alors impossible de ressentir beaucoup de pitié ou d’horreur ou même de sympathiser avec les soldats. Dans la même pensée, les interventions de l’auteur, extérieures à la fiction, interrompent à chaque fois la narration et constituent une technique bien connue d’Echenoz167, interdisant eux-­‐aussi au lecteur de faire preuve d’empathie. Des phrases comme « bref, ça n’arrêtait pas » (14, p. 77, nous soulignons) ou « tout cela ayant été décrit mille fois, peut-­‐être n’est-­‐il pas la peine de s’attarder encore sur cet opéra sordide et puant » (14, p. 79), n’annoncent pas seulement que l’écrivain s’inquiète de ne pas se précipiter dans la répétition, en allant trop dans le détail. Les moments où l’auteur se montre derrière la narration, les métalepses168, soulignent aussi l’artifice du roman : ce n’est qu’une histoire fictionnelle, inutile alors de trop adhérer à ses péripéties et de se précipiter dans le sentimentalisme. 2.2.
Un réalisme démesuré En effaçant le dramatisme et le pathos, Jean Echenoz fait place à l’ironie. Il maintient à distance l’horreur en « dégonflant ce que la réalité pourrait avoir d’insoutenable »169. Il décrit de façon 166 Pierre Schoentjes fait une analyse de la description, voire de l’exhibition des horreurs du combat (« Pouvoir des armes, impuissance du roman, livres, barbaries et fictions de guerre », in : Impuissance(s) de la littérature ?, Éric Benoit et Hafedh Sfaxi éd., Bordeaux, Sud Éditions/Presses Universitaires de Bordeaux, coll. Entrelacs, 2011, p. 374). 167 Bruno Blanckeman, op. cit., p. 43. 168 Christine Jérusalem décrit la métalepse comme une « figure par laquelle l’auteur feint d’entrer dans la narration » et affirme qu’elle est caractéristique du style d’Echenoz, (Géographies du vide, op. cit., p. 96. 169 Pierre Schoentjes, «14», op. cit., p. 969). 48 détachée voire amusante des scènes potentiellement tragiques et horribles : « les épargnés se sont relevés plus ou moins constellés de fragments de chair militaire, lambeaux terreux que déjà leur arrachaient les rats, parmi les débris des corps ça et là » (p. 82). Ainsi, chaque fois que les situations pourraient glisser vers le tragique, la parodie prend le dessus, en étalant par exemple l’horreur ou en exagérant la minutie des descriptions. En lui ôtant toute crédibilité, l’auteur dégrade la fiction, qui sous sa plume s’avère rien qu’un jeu avec la langue. Les détails, le plus souvent superflus pour la narration, débordent dans des paragraphes tels que : C’est alors qu’après les trois premiers obus tombés trop loin, puis vainement explosés au-­‐delà des lignes, un quatrième percutant de 105 mieux ajusté a produit de meilleurs résultats dans la tranchée : après qu’il a disloqué l’ordonnance du capitaine en six morceaux, quelques-­‐uns de ces éclats ont décapité un agent de liaison, cloué Bossis par le plexus à un était de sape, haché divers soldats sous divers angles et sectionné longitudinalement le corps d’un chasseur-­‐éclaireur. Posté non loin de celui-­‐ci, Anthime a pu distinguer un instant, de la cervelle au bassin, tous les organes du chasseur-­‐éclaireur coupés en deux comme sur une planche anatomique (14, p. 81). Comme Bessard-­‐banquy le remarque, « la lecture grave ne doit pas oblitérer la charge bouffonne du récit, trahie comme toujours chez Echenoz par les tendances amplificatrices du texte »170. La multiplication de détails, quoi que bien lugubres, dans une accumulation de phrases souvent coordonnées a effectivement un impact plutôt ludique qu’horrifiant. La parataxe constitue d’ailleurs un trait de caractère de l’écriture échenozienne. Elle affiche l’arbitraire comme principe d’organisation171 en refusant de spécifier les liens entre les parties de phrase. Christine Jérusalem rapproche ce type d’organisation phrastique du « travail d’illisibilité »172 d’Echenoz. Les phrases longues, paratactiques compliquent effectivement la lecture si bien qu’elles servent particulièrement bien à décrire la réalité guerrière, qui est chaotique et foisonnante. La complexité des phrases est frappante dans les chapitres situés au champ de bataille. Echenoz mêle l’hypotaxe à la parataxe : Tressautant sans méthode sous la grêle, il a vu un instant sa fin quand un percutant est tombé encore plus près de lui, dans une brèche de tranchée comblée par des sacs à terre dont un, éventré puis projeté par l’impact, l’a presque assommé tout en le protégeant par chance des éclats (14, p. 75). Dans la phrase ci-­‐dessus, comme dans celle qui décrit les effets de l’explosion, l’accumulation de parties de phrases, séparées par des virgules et souvent dépourvues de connecteur, reflète l’expérience confuse du personnage et fait haleter le lecteur. 170 Olivier Bessard-­‐Banquy, Le Roman ludique, op. cit., p. 46. 171 Sébastien Bonnemason-­‐Richard parle du goût d’Echenoz pour le style paratactique (« Jean Echenoz avant-­‐garde l’air de rien », in: Chevillard, Echenoz, filiations insolites, Aline Mura-­‐Brunel éd., Amsterdam, Editions Rodopi, coll. Lire et comprendre, 2008, p. 73-­‐7)5. 172 Christine Jérusalem, Géographies du vide, op. cit., p. 37. 49 Il convient de mentionner finalement que les détails n’apportent rien à l’histoire, au contraire même : à part de l’émietter, ils la ralentissent et y font obstacle. De plus ils installent une sorte de suspense. Ainsi, le paragraphe où l’auteur décrit les dégâts causés par l’explosion s’impose entre l’explosion elle-­‐même et sa conséquence la plus importante pour le cours de l’histoire, notamment la blessure d’Anthime, causée par « un éclat d’obus retardataire […] comme un post-­‐scriptum » (14, p. 82). Même ici, l’auteur refuse de venir immédiatement à l’essentiel. Des bagatelles continuent à s’entasser avant qu’Anthime soit touché, événement qu’Echenoz décrit d’ailleurs implacablement, comme s’il s’agissait d’une dissection : C’était un éclat de fonte en forme de hache polie néolithique, brûlant, fumant, de la taille d’une main, non moins affûté qu’un gros éclat de verre. Comme s’il s’agissait de régler une affaire personnelle sans un regard pour les autres, il a directement fendu l’air vers Anthime en train de se redresser et, sans discuter, lui a sectionné le bras droit tout net, juste au-­‐dessous de l’épaule (14, p. 83). Cette description indifférente, à cause justement de la minutie excessive, a un effet ludique. En poussant le réalisme si loin, le propos devient ridicule. Echenoz exprime également son doute au sujet de l’utilité de l’écriture sur la guerre. Comme Pierre Schoentjes le remarque : Dans la mesure où des siècles non seulement de guerres, mais encore de descriptions sanglantes de guerres ont été incapables de détourner l’homme du fléau, il est vain […] d’en proposer de nouvelles peintures réalistes173. 2.3.
La guerre en images En exagérant le réalisme, comme il le fait dans les descriptions du front, Echenoz remet en cause ses conventions. Comme Olivier Bessard-­‐Banquy le remarque : [La] perpétuelle dégradation de la fiction en quelque chose qui relève plus du jeu que d’autre chose, cette mise en doute d’elle-­‐même par tous les éléments drolatiques qui la décrédibilisent dynamite bien sûr l’illusion réaliste ou le pacte référentiel174. L’écriture débouche ainsi sur quelque chose que Christine Jérusalem a dénommé « réalisme en trompe-­‐l’œil »175. Avec ce terme elle pointe cette réalité échenozienne qui reçoit un air de simulacre. L’auteur l’atteint à travers différents procédés, entre lesquelles celle de présenter la guerre comme une pièce de théâtre. Quand la compagnie d’Anthime entre pour la première fois en ligne de feu par exemple, ils traversent « le théâtre du combat » (14, p. 60). Plus tard Echenoz décrit la guerre comme un « opéra sordide et puant » (14, p. 79) et élabore davantage cette comparaison en même temps qu’il la remet en cause : Peut-­‐être n’est-­‐il pas bien utile non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre à un opéra, d’autant moins quand on aime pas l’opéra, même si comme lui c’est grandiose, emphatique, excessif, plein de longueurs pénibles, comme lui cela fait beaucoup de bruit et souvent, à la longue c’est assez ennuyeux (Ibid.). 173 Pierre Schoentjes, Fictions de la Grande Guerre, op cit., p. 94. 174 Olivier Bessard-­‐Banquy, Le Roman ludique, op. cit., p. 94. 175 Christine Jérusalem, Géographies du vide, op. cit., p. 34. 50 Comme Pierre Schoentjes l’a remarqué, Echenoz avoue ainsi ouvertement la difficulté qu’il éprouve en cherchant une écriture de guerre acceptable, et exprime ses réserves envers « la virtuosité d’une écriture de la guerre excessivement travaillée »176. Il explicite toutefois les ressemblances entre l’opéra et le champ de bataille. L’apparition d’un orchestre renforce davantage la comparaison de la guerre avec une scène théâtrale. Le premier combat d’Anthime est assisté par la musique de plusieurs musiciens qui tiennent leur partie dans le combat. Ce sont apparemment des musiciens courageux et persévérants, qui ne se laissent distraire ni par le désordre qui règne dans les rangs, ni par la mort de leurs compagnons. Le laconisme avec lequel Echenoz décrit la situation, la fait sombrer dans le burlesque : Le bras du baryton s’est vu traversé par une balle et le trombone est tombé, très mauvaisement blessé : le rond s’est resserré autant et, quoique en formation restreinte, les musiciens ont continué de jouer sans la moindre fausse note, puis comme ils reprenaient la mesure où se lève l’étendard sanglant, la flûte et l’alto sont tombés morts (14, p. 62). Cette description détaillée et ludique de l’extermination presque totale des membres de l’orchestre, affirme en outre l’inutilité de leur présence et la vanité de leur bravoure. L’image occupant en général un rôle prépondérant dans 14, et comme nous l’avons mentionné, les références cinématographiques étant nombreuses dans l’œuvre d’Echenoz, le lien au cinéma n’est pas loin. L’apparition de la musique au champ de bataille rappelle ainsi un film de Francis Ford Coppola, notamment Apocalypse now (1979). Ce film se situe au Vietnam lors de la deuxième guerre d’Indochine. Pierre Schoentjes y a rapproché déjà 14, en mentionnant que le film « a été le premier à montrer la guerre comme opéra »177. L’image que le film donne de la guerre, fait effectivement penser à un opéra, en raison du rôle important qu’occupent la musique et l’éclairage. A un certain moment l’expédition qui occupe le rôle principal, se retrouve avec un officier américain qui semble avoir perdu la tête. Pendant ses attaques il émet des opéras de Wagner parce que cette musique effraie les Viêt-­‐Cong. La scène du combat accompagnée par l’orchestre dans 14 fait indéniablement penser à celle du film où les hélicoptères de l’officier attaquent un village vietnamien. Le rapprochement des chapitres de guerres dans 14 du film Apocalypse Now – la plus grande partie des soldats américains étant saugrenus et la guerre étant un spectacle absurde -­‐, affirme implicitement que la guerre de 14-­‐18 est une absurdité. Echenoz arrive ainsi à montrer l’absurdité de la guerre d’une façon radicalement originelle et sans la prononcer. L’utilisation du cinéma actualise d’ailleurs la distance qu’Echenoz maintient avec le réalisme et affirme davantage l’artifice du roman, égal à un film. 176 Pierre Schoentjes, «14», op. cit., p. 967. 177 Ibid. 51 3. La parodie s’élargit 3.1.
Alternance entre le front et l’arrière Jean Echenoz ne conduit son lecteur non seulement sur le champ de bataille, il l’amène également à l’arrière. Cet aspect contribue à l’inscription de 14 dans le genre du roman de guerre. L’arrière constitue effectivement un décor récurrent dans le roman de guerre 178 . Echenoz évoque le silence inhabituel qui règne dans les rues après le départ des hommes, devenu une image de la mémoire collective : « [C’est] comme si restait un écho résiduel des clameurs de ces derniers jours ». Il change cependant aussitôt le ton lyrique de ce propos en ajoutant que « c’est aussi plus calme car il y a moins de monde, notamment plus d’hommes jeunes dans les rues – ou alors des tout jeunes » (14, p. 26). La structuration des chapitres est d’ailleurs assez particulière : après avoir consacré le troisième à Blanche à l’arrière, apparaît un quatrième qui met en scène l’arrivée des soldats dans les Ardennes et le commencement des marches forcées. Dans le chapitre suivant nous assistons de nouveau aux activités de Blanche pour revenir ensuite aux péripéties des poilus. Ce va et vient entre les occupations des gens qui sont restés derrière et celles des soldats, n’installe pas seulement une sorte de suspense, mais permet aussi à Echenoz de prétendre traiter deux actions simultanément. Cet effet rapproche de nouveau 14 du cinéma. L’alternance d’images fait penser à un montage alterné « provoquant une attente dilatoire »179 chez le lecteur. Dans le onzième chapitre Echenoz nous ramène au village en Bretagne-­‐Vendée lorsque Anthime, blessé, y retourne définitivement. La brusquerie avec laquelle l’expérience guerrière d’Anthime s’est terminée, se reflète dans l’abrupt passage du front à l’arrière : d’un paragraphe à l’autre, l’auteur saute six mois. D’un coup nous nous retrouvons dans la Loire avec Anthime. Bien que tous ses camarades lui envient ce bonheur, Anthime va principalement s’ennuyer et pour contrarier cela, évoquer mélancoliquement le temps de la guerre : « oui, c’étaient malgré tout de bons moments » (14, p. 113). L’auteur ironise impitoyablement la nostalgie des soldats revenus : ils dénomment l’épouillage un bon « divertissement [bien que ce soit] entre les alertes » (Ibid.) et parlent de leurs souvenirs les plus « marrants » (Ibid.). Pour la description de la situation à l’arrière, Echenoz se réfère aux chapitres trois et cinq en remarquant qu’il y a « au bout de deux ans de combats […] encore moins de monde dans les rues, qu’on fût dimanche ou pas. Même plus beaucoup de femmes ni d’enfants » (14, p. 85). Il 178 Dans sa thèse, Griet Theeten remarque que les romans dont la trame se situe aux tranchées, visitent aussi l’arrière (op. cit., p. 85). 179 Christine Jérusalem, Géographies du vide, op. cit., p. 40. 52 s’assure ainsi de faire voir au lecteur à quel point la guerre atteint la vie quotidienne dans les villages : […] Vu la vie chère et le mal à faire ses courses : les femmes, ne touchant au mieux qu’allocation de guerre, avaient dû trouver du travail en l’absence des maris et des frères : affiches à coller, courrier à distribuer, tickets à poinçonner ou locomotives à conduire (Ibid.). Echenoz évoque la désolation de l’arrière, les femmes travaillant dans les usines, jouant ainsi un rôle dans la guerre et les enfants ayant eux aussi des occupations à cause de l’absence de leurs aînés. Les rues ne sont plus peuplées que par « des vieillards, des obscurs, quelques invalides comme Anthime et quelques chiens tenus en laisse au pas » (14, p. 86). 3.2.
Les univers se confondent L’évocation des chiens à côté d’Anthime n’apparaît d’ailleurs pas par hasard, leur juxtaposition impose chez le lecteur inévitablement un rapprochement des deux. De plus, l’auteur consacre ensuite un paragraphe entier à la description d’un de ces chiens : [Ces chiens] non entravés, sexuellement provoqué par un semblable de l’autre côté du quai de la Fosse, vînt maladroitement se fourvoyer dans son rut contre une roue du landau, qu’un instant son élan a failli déséquilibrer, aussitôt dissuadé par un vif coup d’escarpin de Blanche et filant en couinant (Ibid.). Il convient de souligner d’abord que cette scène embarrassante surgit lors d’une promenade sur un quai de Loire d’Anthime et de Blanche avec le landau contenant la fille de Blanche. Echenoz ne manque pas de spécifier qu’ « Anthime […] avait passé son bras restant sous le bras droit de Blanche » (14, p. 84). La mise en scène pittoresque, fait penser qu’une scène d’amour va suivre, mais cela aurait été compté sans l’ironie d’Echenoz. Au lieu de faire apparaître, comme le lecteur l’attendait, un épisode amoureux, il introduit un chien et l’associe de surcroît d’Anthime. Ce dernier suit des yeux l’animal désolé après le coup de Blanche, « tirant maintenant des bords à droite à gauche, son érection maintenue mais à présent pour rien, l’objet de son désir s’étant évaporé pendant cet incident » (14, p. 86). La minutie de cette description est, comme d’habitude, impertinente pour la narration, et ridiculise non seulement la situation, mais aussi Anthime. Nous pourrions rapprocher le motif secondaire du chien en rut qui se superpose à la scène principale du couple, à l’art de contrepoint dans l’écriture de Flaubert. Il y a longtemps que Jean Echenoz a reconnu sa dette flaubertienne dans un entretien avec Pierre-­‐Marc de Biasi180. Olivier Bessard-­‐Banquy analyse de façon plus détaillée le lien entre Flaubert et les écrivains modernes qui lui succèdent. Ce lien repose selon lui sur le souci commun « de rappeler combien 180 « Flaubert [l]’inspire une affection absolue », entretien avec Jean Echenoz réalisé par Pierre Marc de Biasi, dans Le Magazine Littéraire, 401, septembre 2001, http://www.cairn.info/magazine-­‐le-­‐magazine-­‐
litteraire-­‐2001-­‐9-­‐p-­‐53.htm (consulté le samedi 20 avril 2013). 53 la littérature aspire à bien autre chose qu’à raconter des histoires »181. Echenoz lui-­‐aussi, se soucie avant tout de la forme, ce qui le rapproche de ces écrivains. De plus, comme l’intertextualité avec Quatre-­‐vingt treize, que nous avons analysé plus haut, la parenté avec Flaubert actualise la réticence qu’Echenoz éprouve « à dire le monde avec ses mots propres, [et de plus, l’auteur] signale [ainsi] l’usure des verbes »182. Echenoz refuse de décrire une scène d’amour clichée et révèle aussi bien que même le détournement de celle-­‐ci n’est plus novateur. L’apparition du chien qui interdit le romantisme entre Blanche et Anthime, n’est d’ailleurs pas un cas isolé : Echenoz évoque à plusieurs reprises des animaux dans 14, à tel point que l’univers des hommes se mêle à celui des animaux. Comme Pierre Schoentjes remarque : Tous univers confondus, le sommet est atteint dans le chapitre XII, qui constitue un catalogue raisonné – encore que de manière peu commune – des animaux rencontrés par le protagoniste pendant les combats183. La classification qui apparaît dans ce chapitre est effectivement bien particulière. Schoentjes lie cette énumération à la profession de comptable d’Anthime : « une innocente déformation tourne chez lui à la manie […] le traumatisme subi a pris la forme d’une compulsion obsessionnelle »184. A part de cette obsession, il y a d’autres particularités à mentionner par rapport à la distribution des animaux. Ainsi la comestibilité ou non d’un animal structure étrangement les deux grands groupes d’animaux, de façon à ce qu’au mélange de l’univers animal et humain s’ajoute celui de l’alimentation. Le narrateur énumère d’abord les « animaux utilitaires : ceux qu’on fait travailler ou qu’on mange ou les deux » (14, p. 87). Entre eux, il y a les animaux normalement comestibles, tel que le mouton, l’oie et le bœuf. Ils servent d’appoint à « l’ordinaire peu varié de la troupe [consistant en] de la soupe froide, du signe en boîte et du pain de la veille […] tout animal récupéré devient ainsi en puissance un festin » (14, p. 88), en disant tout animal il désigne de plus aussi les animaux classifiés chez les « indépendants » (14, p. 90), se trouvant parmi eux encore pas mal de corps comestibles : Lièvres, chevreuils ou sangliers, qui promptement descendus au fusil bien que la chasse fût strictement interdite en temps de guerre, achevés à la baïonnette, débités à la hache ou au couteau de tranchée, fourniraient parfois à la troupe des compléments alimentaires providentiels (14, p. 91). La liste que le narrateur fait des méthodes d’abattage employées par les soldats, accélère le rythme du texte et reflète ainsi l’ardeur qu’ils éprouvent lors de la tuerie des animaux. En outre, la Grande Guerre a été assimilée métaphoriquement à une boucherie par un grand nombre 181 Olivier Bessard-­‐Banquy, Le Roman Ludique, op. cit., p. 142. 182 Ibid. 183 Pierre Schoentjes, «14», op. cit., p. 971. 184 Ibid., p. 971-­‐972. 54 d’écrivains contemporains185 afin de la dénoncer. Echenoz pour sa part, met en scène des soldats-­‐bouchers et raille ainsi subtilement cette représentation convenue de la guerre des tranchées. En parlant des animaux comme corps comestibles, l’auteur focalise l’obsession des soldats pour la nourriture causée par la faim. Ils n’associent pas seulement les animaux que l’homme mange d’habitude avec l’alimentation. Lors de l’énumération des animaux domestiques par exemple, l’auteur remarque opportunément que « de tout ce genre de bêtes-­‐là, généralement le militaire n’avait pas l’idée spontanée de se nourrir, du moins pas au début » (14, p. 90, nous soulignons). Lorsqu’il décrit finalement les « animaux marginaux, dont on ne sait pas au juste quel interdit les a déclarés immangeables tels que le renard, le corbeau, la belette et la taupe » (14, p. 91), Echenoz remarque non sans ironie que « s’ils étaient pour d’obscurs motifs jugés impropres à la consommation, il apparut qu’on devint à cet égard de moins en moins regardant » (Ibid.). De telles allusions impliquent que la faim s’empare des soldats qui perdent peu à peu leur disposition à la compassion, voire leur humanisme. Echenoz en donne aussi des preuves explicites : Poussés par la faim, techniquement assistés par Padioleau qui retrouvait plaisir à exercer sa vocation bouchère, Arcenel et Bossis taillassent quelques côtes à même un bœuf vivant, sur pied, le laissant ensuite se débrouiller seul. On en vint à abattre et dévorer sans état d’âme des chevaux désœuvrés, désemparés, de toute façon privés de but dans la vie désormais (14, p. 89). C’est comme si la guerre faisait surgir en eux un instinct irrationnel, qui les limite à leurs instincts primitifs. Luc Rasson a remarqué que c’est comme si l’homme avait deux côtés, de cette façon « la violence que déclenche l’homme ne pouvait qu’être mise au compte de l’autre qui l’habite »186. Il met en évidence que dans beaucoup de récits de guerres, cette partie animale de l’homme n’a pas de connotation négative, elle représente au contraire simplement la volonté de survivre. De l’autre côté, le jugement défavorable que peut impliquer la mise en scène des bêtes humaines dévoile « l’arrogance de l’homme à se considérer comme un être supérieur et cela au moment même où il s’adonne à ses penchants destructeurs »187. Bien qu’Echenoz ne porte pas de jugement explicite, ni négativement, ni positivement, il choisit ses mots de telle manière que le lecteur a une impression bien négative des bêtes humaines que sont devenues les soldats. L’animalisation des hommes, n’étant plus capables de se contrôler et perdant leurs scrupules de conscience, va de pair avec une humanisation des animaux. Ainsi Echenoz parle des « moutons partis vagabonder sur les restant de routes, les porcs à la dérive, les canards, poules, 185 Griet Theeten affirmait qu’ «il semble inimaginable de consentir à une guerre qui a été – à nos yeux – qu’un boucherie sans égal» (op. cit., p. 29). 186 Luc Rasson, « 14-­‐18 : Le point de vue de l’animal », in : La Grande Guerre. Un siècle de fictions romanesques, Pierre Schoentjes éd., op. cit., p. 153. 187 Ibid. 55 poulets et coqs en voie de marginalisation, les lapins sans domicile fixe » (14, p. 88), égal à des êtres humains errants. Plus loin dans le chapitre il décrit le pou et le rat, « obstinés et précis, organisés, habités d’un seul but » (p. 93) comme s’ils étaient une bande de criminels qui ont des intentions malignes. Nous évoquons un dernier exemple, celui des animaux « toujours semblant avoir à cœur de représenter leur syndicat : un rapace haut dans le ciel, un hanneton posé sur une souche, un lapin furtif, qui a surgi d’un buisson » (14, p. 99), évoqués lors du tour fatal d’Arcenel dans la nature. Echenoz profite de la description de ce premier groupe d’animaux pour visiter des thématiques typiques des récits de guerre, notamment le côté animal de l’homme et l’humanité de certains animaux 188. Il consacre la deuxième partie du chapitre à la description ludique des bêtes immangeables. Il y a tout d’abord les animaux qui sont potentiellement guerriers : Recrutés de force par l’homme puisque aptes à rendre des services – tels que d’autres chevaux, chiens […] du côté du volatile, des escouades de pigeons globe trotteur promus au rang de messagers (14, p. 92). Ensuite il existe aussi des bêtes de trop petite taille : « toute sorte de parasites irréductibles et qui, non contents de n’offrir aucun appoint nutritionnel, s’alimentent au contraire eux-­‐mêmes voracement sur la troupe » (Ibid.). Après une liste exhaustive de ces insectes, aussi bien le pou que le rat font leur entrée, permettant à Echenoz d’évoquer encore un lieu commun des tranchées. A l’opposé de ces prédécesseurs cependant, il décrit les ennuis que provoquent ces deux petites bêtes de nouveau avec une telle exagération que l’effet ludique prédomine l’horreur. Les poilus ont mené cependant un véritable combat contre ces animaux, Griet Theeten l’a rapproché de « la lutte contre les éléments quotidiens de la tranchée qui l’emporte de la lutte contre les Allemands »189. Jean Echenoz désigne lui-­‐aussi les rats et les poux comme les ennemis capitaux des soldats, ils n’ont « d’autre objectif que ronger votre chair ou pomper votre sang, de vous exterminer chacun à sa manière – sans parler de l’ennemi en face, différemment guidé par le même but » (14, p. 93). En évoquant les animaux dans les chapitres traitant de la guerre, Echenoz réussit donc à revisiter des lieux communs de la littérature des tranchées tout en les détournant subtilement. De plus, les listes d’animaux et la description de leurs différentes fonctions lui permettent de jouer avec la langue, d’exploiter au maximum ses possibilités. 188 Griet Theeten remarquait déjà une humanisation des animaux dans Dans la guerre d’Alice Ferney (op. cit., p. 80-­‐82). 189 Griet Theeten, op. cit., p. 36. 56 3.3.
Comment échapper à la guerre Comme nous l’avons dit, Echenoz présente les poux et les rats en quelque sorte comme les alliés involontaires des Allemands, car ils rendent eux-­‐aussi la vie insupportable dans les tranchées. Il semblerait d’ailleurs que la mort en soit l’issue la plus probable, les poilus étant coincés entre d’un côté les ennemis et de l’autre les gendarmes. Sur un ton impassible et ironique l’auteur affirme que les soldats ont le choix de mourir de différentes façons : Fusillé par les siens plutôt qu’asphyxié, carbonisé, déchiqueté par les gaz, les lance-­‐flammes ou les obus des autres, ce pouvait être un choix. Mais on a aussi pu se fusiller soi-­‐même, […] une façon de s’en aller comme une autre, ce pouvait être un deuxième choix (14, p. 94). La troisième et dernière solution est celle qu’Arcenel a trouvée par hasard pour ainsi dire. Le jeune homme, privé de ses trois camarades – Bossis étant mort, Anthime évacué et Padioleau introuvable –, « sous l’effet d’un coup de cafard […] est parti faire un tour […] sans avoir rien prévu, sans plan particulier » (14, p. 97). Echenoz profite de ce tour pour s’élancer dans l’éloge de la nature sur un ton lyrique. Il revisite de cette manière encore une caractéristique de la littérature de 14-­‐18190 : Se laissant plutôt aller à surveiller les signes du printemps – c’est toujours émouvant à observer le printemps […] Arcenel s’est montré tout aussi attentif au silence […] griffé par les cris des oiseaux qui l’amplifiaient en quelque sorte et qui, faisant forme sur fond, l’exaltaient – comme un amendement mineur donne sa force à une loi, un point de couleur opposée décuple un monochrome […] mais ne nous emballons pas, revenons à notre affaire (14, p. 98-­‐99). L’intervention de l’auteur, technique récurrente d’Echenoz que nous avons analysé plus haut, fait cesser abruptement l’épisode lyrique et interdit ainsi au lecteur de s’abandonner « à un autre poncif de l’écriture de la guerre, celui qui consiste à présenter la misère des hommes à la guerre en parallèle avec l’évocation du bonheur de la vie rurale »191. Les gendarmes, chargés de « veiller à ce que le soldat aille bien se faire tuer comme il faut » (14, p. 100-­‐101) mettent d’ailleurs aussi une fin abrupte à la promenade d’Arcenel. La distraction n’étant pas permise pendant la guerre, le pauvre homme est condamné à mort pour désertion. Ainsi il a trouvé en effet involontairement une troisième solution pour échapper à la guerre qui lui est devenue fatale. 190 Pierre Schoentjes analyse la présence de la nature dans les romans de guerre (« Images de la nature dans les romans de Grande Guerre : esquisse d’une typologie », Études littéraires, 2, été 2011, p. 123-­‐136). 191 Pierre Schoentjes, «14», op. cit., p. 969. 57 4. La guerre au niveau des hommes Jusqu’ici nous avons prêté attention aux différents aspects de la guerre dans 14. Jean Echenoz décrit effectivement aussi bien l’annonce de la guerre dans les villages et la mobilisation, que le départ des soldats, leur arrivée et leurs péripéties au champ de bataille. Pendant tous ces épisodes, l’auteur choisit quelques personnages dont il suit les faits et les gestes. En faisant cela, Echenoz garde un point de vue extérieur « qui ne permet d’accéder aux personnages que de l’extérieur, sans que leurs pensées ou leurs motivations soient connues »192. Comme Dominique Julien l’a remarqué depuis longtemps, Echenoz n’essaie donc nullement de suggérer de la profondeur psychologique chez ses personnages193. Ils demeurent alors « fondamentalement opaques »194. Comme Olivier Bessard-­‐Banquy le note, il évite ainsi l’épaisseur particulière des personnages que leur donnerait ce traitement privilégié195. Nous n’accédons jamais à leurs imaginations et nous ne connaissons pas leurs états d’âme. Bien que l’auteur décrive de façon détachée, sans complaisance les personnages, il rend sensible l’influence de la guerre sur eux et sur les rapports entre eux. Il convient donc d’étudier plus en détails les personnages principaux de 14 en prêtant avant tout attention à l’influence de la guerre sur leur vie. 4.1.
Anthime et Charles : Une relation déséquilibrée Comme nous avons pu constater déjà, c’est sur Anthime qu’Echenoz se focalise. Contrairement à ce qu’on attendrait d’un personnage principal, il semble ne pas avoir de caractéristiques distinguées : Sujet de taille moyenne et au visage commun, rarement souriant, barré d’une moustache comme à peu près tous les hommes de sa génération, vingt-­‐trois ans, portant son uniforme neuf sans plus de prestance que sa tenue quotidienne utilitaire (14, p. 16, je souligne). Après ce portrait peu convainquant, toute description de son caractère manque. Le détachement avec lequel Echenoz décrit la figure banale qu’est Anthime, ne permet pas au lecteur de sympathiser avec lui. C’est que, même si l’auteur se focalise sur ce personnage et met en scène sa naïveté et son incompréhension en ce qui concerne la guerre, il garde toujours un point de vue extérieur, n’adoptant jamais la perspective de la focalisation interne. 192 Christine Jérusalem, Géographies du vide, op. cit., p. 167. 193 Dominque Julien parle de la platitude des personnages échenoziens (« Jean Echenoz », op. cit., p. 340. 194 Christine Jérusalem, Géographies du vide, op. cit., p. 167. 195 Olivier Bessard-­‐Banquy analyse la force de l’écriture échenozienne, qui est « de permettre, par l’adoption d’un point de vue sans cesse extérieur [...] de coincer les personnages au bout du compte dans un perspective glissant à tous, mis bout à bout, renvoient à l’espèce en général » (« Le parti pris d’Echenoz», Critique, 595, décembre 1996, p. 1065). 58 Anthime, superficiellement décrit par son créateur, est complètement dominé par son frère aîné, Charles, à tel point qu’il est plus aisé de caractériser Anthime par opposition à son frère. Il semble que ce dernier ait réussi dans la vie : il n’a pas seulement une position sociale considérable, mais aussi une relation amoureuse avec la fille qu’Anthime aime. Dès la première apparition dans le livre, Echenoz tient à démarquer Charles des autres personnages et à mentionner son arrogance : « se tenant en marge de l’événement, vêtu comme dans son bureau à l’usine d’un costume ajusté sur une étroite cravate claire, Charles posait son regard inaffectif sur la presse » (14, p. 12-­‐13). Anthime est d’ailleurs mal à l’aise en présence de son frère, qui fait naître en lui une « espèce d’embarras intimidé » (14, p. 13). L’auteur prend soin de vraiment opposer les deux frères en juxtaposant leurs descriptions : Charles – vingt-­‐sept ans quant à lui, non moins inexpressif ni moustachu mais plus fringant, plus grand, plus élancé, portant son regard calme et glacé sur le monde, paraissant plus que jamais soigneux d’éviter le contact et ne considérant qui que ce fût d’un rang moindre, dont sans doute Anthime entre tous (14, p. 17). Le mot comparatif « plus » n’apparaît pas par hasard à trois reprises dans cette courte description de Charles, il en résulte prouvé que Charles est le supérieur d’Anthime. Pour mieux caractériser les deux frères, Echenoz s’en prend à une description de leurs domiciles, qui mettent en évidence combien ils diffèrent l’un de l’autre. La maison de Charles a l’air « prospère et soignée, fleurs et gazon bien entretenus » (14, p. 35) et comme son propriétaire elle est « étroitement verrouillée » (14, Ibid.). A ce domicile d’apparence rigoureuse, Echenoz compare celle d’Anthime en employant de nouveau des comparatifs : « celui d’Anthime, plus bas et plus trapu –comme s’il fallait décidément qu’une demeure, tel un chien, fût homothétique à son maître » (14, Ibid.). En ajoutant cette dernière considération, l’auteur ironise en réalité la description même qu’il vient de formuler et « raille encore les conventions littéraires »196. Il fait semblant de faire l’usage d’une forme codée pour l’ironiser ensuite, selon la technique bien connue d’Echenoz197 qui a déjà passé la revue dans la partie sur la guerre. 4.2.
Grandeur et décadence : Charles Après la comparaison des deux frères le lecteur a compris que Charles est « toujours dédaigneux de ses semblables mais forcément au milieu d’eux » (14, p. 30). En décrivant Charles à l’aide d’une contradiction pareille, Echenoz problématise son identité. Charles est né sur un niveau de l’échelle sociale plus bas qu’il ne voudrait. Tout au long du livre, il essaie d’y monter. Il veut sympathiser avec les officiers, en offrant par exemple des cigares, parce qu’il considère plus 196 Pierre Schoentjes, « 14 », op. cit., p. 979. 197 Christine Jérusalem disait qu’il s’agit « d’une discrète mise en en garde contre les tentations herméneutiques qui habiteraient le lecteur […] à trop vouloir décoder le sens caché d’un texte, on finit par se faire piéger » (Jean Echenoz, op. cit., p. 32). 59 approprié pour un directeur d’usine de s’entretenir avec des officiers qu’avec de simples troupiers. Il se rapproche aussi des premiers avec son nouveau passe-­‐temps, notamment la photographie : [Il a] photographié cet officier comme il photographia, depuis des mois, tout ce qui lui tombait sous la main, se perfectionnant dans cet exercice jusqu’à voir acceptées depuis peu certaines de ces images dans des revues (14, p. 17). Quand Anthime cherche son frère dans le convoi il le retrouve « bien installé dans une voiture à sièges […] photographiant le paysage, en compagnie d’une grappe de sous-­‐officiers dont il tirait également le portrait » (14, p. 30). Christine Jérusalem constate dans l’œuvre d’Echenoz une grande présence d’instruments optiques ce qui « contribue à installer un écran supplémentaire entre l’homme et le monde »198. Elle précise ensuite : Par ces projectiles fantasmés, les personnages se mettent à distance de leur propre vie pour mieux la comprendre et l’analyser. Mais au-­‐delà de l’aspect psychologique, ce qui prévaut surtout c’est une transformation de la position structurale des personnages. Ceux-­‐ci n’agissent plus ; ils sont devenus spectateurs de leur propre vie199. L’impossibilité d’agir de Charles, thématisée par sa caméra, se reflètera davantage dans sa façon de mourir. La vocation de photographe de Charles l’aide d’ailleurs à quitter l’infanterie. L’amélioration de position est due à l’intervention de Blanche qui a utilisé ses relations pour que son futur conjoint puisse être muté. Elle ne manque pas de préciser que « Charles s’intéresse beaucoup à l’aviation et à la photographie » (14, p. 38-­‐39), de sorte qu’il obtiendra plus tard le poste d’observateur aérien, ce qui revient à prendre des photos dans un avion. A peine deux semaines après leur départ, Charles quitte la troupe. Au chapitre suivant nous rencontrons de nouveau Charles dans « un petit avion, biplan biplace de modèle Farman F 37 » (14, p. 51) derrière le pilote Alfred Noblès. Ils ne sont pas armés et n’ont pas peur « étant seulement investis d’une seule mission de reconnaissance et malgré la nouveauté de cette tâche pour laquelle ils sont à peine formés » (14, p. 53). Des jumelles et un appareil aérophotographique pendent au cou de Charles, qui n’a pas d’autre ordre que d’observer. Echenoz précise que « le système de synchronisation du tir à travers l’hélice n’est pas tout à fait au point » (Ibid.) et que la chasse et les bombardements viendront plus tard. L’ironie de l’auteur ne laisse cependant pas de doute en disant le contraire de ce qu’il veut faire comprendre : les soldats naïfs seront attaqués. Et effectivement, soudain un deuxième avion, un Aviatik cette fois, apparaît. Le narrateur mentionne laconiquement que « sa trajectoire vers le Farman laisse peu de doute quant à ses intentions » (14, p. 56). Au cours des minutes qui suivent, le lecteur peut assister à une sorte de danse aérienne : 198 Christine Jérusalem, Géographies du vide, op. cit., p. 184. 199 Ibid. 60 [Les avions] se survolent, se croisent, s’évitent, se rejoignent jusqu’à se toucher presque sans se quitter de l’œil, ébauchant ce que deviendront les figures principales de voltige aérienne – boucle, tonneau, vrille, humpty-­‐bump, immelmann -­‐, chacun cherchant la feinte en même temps que le meilleur angle d’attaque pour s’assurer un avantage balistique (14, p. 56) Bien qu’il s’agisse d’un combat, nous avons l’impression que les avions dansent dans l’air, jusqu’à ce que les ennemis tirent avec le fusil d’artillerie de l’Aviatik. La façon de décrire cet événement est au moins remarquable : après avoir décrit le combat comme quelque chose d’agréable à contempler, il donne de l’information excessivement détaillée par rapport aux distances que la balle doit traverser « pour venir s’introduire dans l’œil gauche de Noblès et ressortir au-­‐dessus de sa nuque, derrière son oreille droite » (14, p. 57). L’information superflue distrait le lecteur de l’événement dramatique qui le suit, décrit d’ailleurs de façon neutre et détachée. Avec le même détachement, il décrit aussi la chute de Charles, qui a été masqué par son pilote et se trouve « dans l’impossibilité d’agir » (Ibid.) pendant toute la lutte dans l’air. Lorsque les ennemis ont abattu le pilote, le Farman est privé de contrôle et Charles, « béant, par-­‐
dessus l’épaule affaissée d’Alfred, voit s’approcher le sol sur lequel il va s’écraser, à toute allure et sans alternative que sa mort immédiate, irréversible, sans l’ombre d’un espoir » (Ibid.). Charles, l’homme qui savait si bien arranger ses affaires, qui veillait toujours à ce qu’il ait une bonne position, est dans l’impossibilité d’agir l’heure de sa mort. De plus, la description détaillée du village qui occupe actuellement le sol sur lequel s’écrase Charles, maintient de nouveau à distance le tragique de cet événement et rend ainsi impossible l’apitoiement du lecteur. De cette façon l’auteur banalise également la mort de Charles, engloutie par la description débordée du village. A cette distanciation s’ajoute l’ironie de situation 200 : Charles qui a été muté dans l’aviation naissante, grâce aux relations du médecin généraliste de Blanche, a échappé au front afin d’être plus à l’abri du feu dans l’air que sur la terre. Les civils pensaient effectivement que les avions ne jouent pas de rôle actif dans les combats, les considérant donc comme une sorte de cachette, ce qui s’avère un faux calcul. Charles disparaît « encore plus vite dans le ciel qu’il ne l’aurait peut-­‐être fait dans la boue » (14, p. 69), avec cette inversion Echenoz met en exergue l’ironie de la situation : le ciel est le lieu où l’on meurt, tandis que dans la boue on aurait pu survivre. 200 Pierre Schoentjes l’a défini comme un : « agencement particulier des faits qui repose sur un jeu de symétrie et de renversement » (Silhouettes de l’ironie, op. cit., p. 264). 61 4.3.
Une liaison amoureuse désaffectée Une fois les hommes partis pour la guerre, Blanche prend rendez-­‐vous chez son médecin généraliste. Nous devons deviner que Blanche est enceinte, car l’auteur refuse de le dire avec autant de mots. L’ellipse, causant un effet d’accélération, constitue un procédé littéraire qui caractérise l’œuvre d’Echenoz. Selon Christine Jérusalem elle « apporte un effet de densité au texte »201. Dans 14, lors de la scène chez le docteur, ce dernier déclare tout simplement : « vous l’êtes » (14, p. 39) et demande ensuite si elle compte « le garder » (Ibid.). Ici, le détachement d’Echenoz dissimule d’ailleurs complètement les sentiments de Blanche qui « n’a rien dit, elle a [seulement] regardé la fenêtre – dans le cadre de laquelle rien ne s’est passé, ni le moindre oiseau, ni rien » (Ibid.). Avec la même apparente objectivité, l’auteur décrit l’accouchement : « Blanche a mis au monde un enfant, sexe féminin, 3.620 kilos, prénom Juliette » (14, p. 67). On lui donne le nom de sa mère, « faute de père légal – faute d’autant plus irrésolue que ce père biologique » (Ibid.). Tout le monde présume cependant que c’est Charles et avec l’aide de Monteil, Blanche masque l’illégitimité de son enfant derrière « la figure héroïsée, auréolée de bravoure du père putatif » (14, p. 68). L’auteur continue à employer des mots semblables pour indiquer l’incertitude qui règne au sujet du père, comme s’il voulait maintenir l’ambiguïté du triangle Charles – Blanche – Anthime. Les trois se retrouvent au même endroit une seule fois dans le roman, notamment lorsque Blanche apparaît pendant le défilé des soldats, « habillée comme pour un jour de fête, jupe rose légère et corsage mauve de saison » (14, p. 19). Nous n’obtiendrons d’ailleurs pas beaucoup plus d’informations au sujet de son apparence. Anthime n’est d’abord pas sûr qu’il l’aperçoit, ce qui rend son apparition remarquable : « Anthime a cru distinguer Blanche sur le trottoir gauche de l’avenue. Il a d’abord pensé que c’était une ressemblance et puis non, c’était elle, Blanche » (Ibid.). Dans son étude de l’image de la femme échenozienne, Marie Fournou a remarqué que celle-­‐ci se situe souvent dans « un espace interstitiel de la perception où il est alors malaisé de définir exactement son statut »202. Nous retrouvons cette tendance de l’écrivain de rendre ambiguë la femme, dans les premières pages de 14. Non seulement son apparition demeure imprécise, mais aussi son comportement se lit de manière double. Bien qu’il semble clair que Blanche entretient des rapports avec Charles, elle jette aussi des regards ambigus à Anthime : Comme il s’y attendait, Anthime a d’abord vu Blanche porter vers Charles un sourire fier de son maintien martial puis, comme il arrivait à hauteur, cette fois non sans surprise il a reçu d’elle une 201 Christine Jérusalem l’intègre dans sa liste des figures de style les plus récurrentes dans l’œuvre échenozienne (Géographie du vide, op. cit., p. 219). 202 Marie Fournou, « Représentations du féminin chez Théophile Gautier et Jean Echenoz, une postériorité déroutante : de l’ascendance niée au renouvellement », in: Chevillard, Echenoz, filiations insolites, Aline Mura-­‐Brunel éd., op. cit., p. 40. 62 autre variété de sourire, plus grave et même, lui a-­‐t-­‐il semblé, un peu plus ému, soutenu, prononcé, va savoir au juste (14, p. 20). Même « par-­‐dessus l’épaule de Charles serrant Blanche dans ses bras, Anthime a vu celle-­‐ci poser encore une fois ce même regard sur sa propre personne » (14, p. 21). Anthime réagit maladroitement par « un regard, le plus court et le plus long possible, se forçant à le charger du moins d’expression disponible tout en suggérant le maximum » (14, p. 20). Cette réaction d’Anthime se caractérise par une combinaison de termes opposés, une antithèse qui met en exergue la maladresse du protagoniste en question d’amour. L’auteur réaffirme d’ailleurs la position redoutable de Blanche quant aux frères Sèze en révélant le contenu de son bureau qui ne sert jamais à rien, sauf à contenir « les lettres qu’Anthime et Charles envoient régulièrement à Blanche, chacun de son coté, et dont les piles serrées par des rubans aux couleurs opposées reposent dans des tiroirs distincts » (14, p. 24). Cette position de Blanche peut être lue comme une référence à la position de la femme dans la littérature sur la guerre : [Car] l’image que les romans de guerre donnent de la femme, plus exactement de l’épouse ou de la fiancée, est rarement positive : quand elle n’est pas mère aimante ou infirmière dévouée, la femme apparaît habituellement comme indifférente au sort de son homme, vaniteuse, futile, intéressée matériellement, voire ouvertement méchante. Dans leur énorme majorité, les ouvrages font écho à ce qui semble avoir été une des préoccupations centrales des soldats : l’infidélité des femmes203. Après la mort du père supposé de son enfant, Blanche continue à entretenir une correspondance avec Anthime, qui revient d’ailleurs bientôt à la maison. L’auteur nie cependant ce que leur réunion pourrait avoir de romantique, interdisant de nouveau au lecteur de se perdre dans le sentimentalisme. Olivier Bessard-­‐Banquy le remarquait déjà : Chaque nouveau roman d’Echenoz se rapproche donc un peu plus de la forme épurée du roman d’amour telle qu’Echenoz la conçoit, c’est-­‐à-­‐dire en creux, in absentia. Le roman sentimental est ainsi à la fois la matrice latente de l’œuvre échenozienne et son meilleur gage d’un impossible achèvement204. La tendance que Bessard-­‐Banquy distingue semble continuer à se développer, car dans 14 aussi, une vraie relation amoureuse semble tout à fait impossible. Anthime étant rentré, rien de remarquable ne se passe d’abord entre les deux jeunes gens. Blanche prend soin d’Anthime et lui arrange une place dans la présidence de l’usine Borne-­‐Sèze. La douceur avec laquelle Blanche reproche à Anthime « d’avoir maigri » (14, p. 105), constitue la seule indication de quelque chose qui pourrait être de l’amour. Le narrateur rejette d’ailleurs aussitôt ironiquement ces préoccupations affectueuses en indiquant qu’elle aurait fallu décompter « les trois kilos et demi en moins que représente à peu près un bras perdu » (Ibid.). Nous devons attendre la fin du roman, quand Anthime et Blanche font ensemble un voyage d’affaires à Paris. Dans l’hôtel où ils 203 Pierre Schoentjes, Fictions de la Grande Guerre, op. cit., p. 165. 204 Olivier Bessard-­‐Banquy, Le Roman ludique, op. cit., p. 206. 63 logent, ils ont des chambres en vis-­‐à-­‐vis ce qui laissait supposer d’abord que chacun allait dormir de son côté. Anthime se réveille cependant au bout de la nuit : Il s’est levé, a traversé le couloir, poussé la porte en face, s’est dirigé dans le noir vers le lit de Blanche qui ne dormait pas non plus. Il s’est couché près d’elle et l’a prise dans ses bras (14, p. 123). Cette liste d’actions qui se succèdent crée un suspense et le lecteur tombe à nouveau dans le piège que l’auteur a soigneusement dressé. Comme Olivier Bessard-­‐Banquy remarquait, « Echenoz s’amuse à multiplier les fausses pistes et malmener ses personnages comme ses lecteurs pour le seul plaisir – apparent – de réduire le roman à néant »205. D’un coup Echenoz met fin abruptement à la scène potentiellement romantique en concluant : « Il l’a pénétré avant de l’inséminer » (Ibid.). Refusant une fois de plus, toute forme de sentimentalisme, Echenoz déçoit les attentes du lecteur et le force à se rendre compte des conventions de la fiction à partir desquelles ses expectations se construisent206. 4.4.
La famille bourgeoise En décrivant la famille des Borne, Jean Echenoz fait plusieurs allusions à leur richesse, sans qu’il exprime toutefois un jugement de valeur. Dans le quinzième chapitre, les Borne s’avèrent être des profiteurs. Même de la guerre ils ont effrontément profité. Les industriels, ayant peu de scrupules ont produit des « brodequins discutables » (14, p. 116). En utilisant des matériaux de mauvaise qualité, mais moins couteux et plus facile à la production, ils ont effectivement « réduit à l’extrême les frais de matériaux, au mépris de tout souci de robustesse et d’étanchéité » (Ibid.). Echenoz a donc mis en scène une famille de profiteurs, à tel point qu’ils veulent même tirer parti de la guerre. En décrivant les activités frauduleuses de la famille Borne, Echenoz parvient à montrer en filigrane toute une société. Dans la société de consommation, les fabricants profitent du désir des gens d’acheter des biens de consommation. Ils laissent alors prédominer la consommation sur la morale : le prix demeure bas, mais les conditions de travail sont abominables et les biens de qualité réduite. De plus, comme dans 14 où le directeur feint de ne pas être au courant, « on a fini par s’en tirer en licenciant Mme Prochason et son époux responsables des fournitures – qui ont accepté de porter le chapeau moyennant un aménagement » (14, p. 117), les vrais responsables de tels exploitations et abus demeurent impunis. Bien qu’il y ait certainement une critique du monde des affaires dans cette histoire, il faut se garder de représenter le roman de Jean Echenoz comme essentiellement dénonciateur de quoi que ce soit. Il n’exprime pas explicitement de dénonce, il ne fait rien que montrer la 205 Olivier Bessard-­‐Banquy, Le Roman ludique, op. cit., p. 97. 206 Warren Motte disait qu’Echenoz « deliberately steps out the commun bounderies of novelistic convention in order better to suggest what ground the novel as a literary form my claim in our culture » (« Reading Jean Echenoz » op. cit). 64 situation telle qu’elle a été. Les Bornes ont en effet tiré parti de la guerre, mais ils y ont perdu aussi un beau-­‐fils. Ils sont donc non seulement des profiteurs, mais également des victimes de la guerre. L’ironie de cette situation s’avère clairement lorsqu’Anthime est envoyé à Paris où l’affaire comparaît devant un tribunal de commerce. Les directeurs de l’usine Borne-­‐Sèze envoient un mutilé de guerre pour arranger le problème, quelqu’un qui représente la souffrance que la famille a subie à cause de la guerre. Echenoz n’essaie par conséquent pas de faire un discours social facile sur le passé, mais montre au contraire comment la société fonctionne. En prétendant le contraire, nous négligerions la place prépondérante que l’auteur donne à l’aspect formel de son texte. Car quoi que l’auteur retrouve « le plaisir de la narration, de l’action, de l’intrigue, tout en traçant un portrait sans complaisance de notre société »207, son souci demeure avant tout littéraire. De plus, l’auteur ne tombe nulle part dans la pesanteur d’une accusation grave : la présence subtile d’éléments ludiques et loufoques, tels que des détournements et des clins d’œil à des traditions diverses, assure le maintien de ce qui caractérise si bien le style échenozien, notamment la légèreté ironique. 207 Christine Jérusalem, Jean Echenoz, op. cit., p. 13. 65 Conclusion Avec son style ironique, Jean Echenoz écrit à son tour sur la Grande Guerre, bien que l’afflux de romans apparus depuis les années quatre-­‐vingts ayant comme sujet la Première Guerre mondiale, ait cessé depuis quelques années. Le projet d’Echenoz de publier quand-­‐même un roman dont l’intrigue se situe à l’époque de 14-­‐18, peut paraître risqué considérant la menace constante de tomber dans la répétition. Mais pour lui, l’abondance de romans sur le même sujet s’avère avantageuse. Nous voyons que l’auteur réussit en effet à inscrire 14 d’une façon bien particulière dans le genre du roman de guerre, notamment en parodiant constamment les conventions qui imposent une certaine image de la Grande Guerre208. Il les met en exergue et tourne en dérision les attentes du lecteur tout en inscrivant son roman dans la tradition. L’inscription de 14 dans le genre de roman de guerre se révèle dès l’évocation du tocsin. Echenoz révèle néanmoins aussi directement son héritage littéraire à partir d’une intertextualité élaborée et avoue ainsi également à quel point l’écriture de ce passage est inévitablement une réécriture. Dans la même veine l’emploi systématique de listes, qui émiette les descriptions et accélère considérablement le texte, met en évidence l’héritage littéraire qui constitue le principe fondateur de 14. Les images et les métaphores, de leur côté, mettent en premier lieu en évidence le caractère fictionnel du récit, mais l’auteur ne se perd pas dans la forme du texte, il « ne manque pas […] de rattacher l’espace littéraire à l’archipel de la réalité »209. Avec l’intrusion d’images, Echenoz montre de plus sa propre façon d’aborder la fiction : [Il] tire la narration par les cheveux, [pince] les fesses de la langue comme pour indiquer combien le réalisme est mort et bien mort, combien il ne s ‘agirait pas désormais de prendre la littérature trop sérieux210. Le réalisme grossier dans les représentations du champ de bataille et des horreurs qui vont de pair avec la guerre, et l’ironie omniprésente, renforcent le caractère ludique du texte. L’écriture échenozienne, caractérisée par l’ironie et la digression, assure en partie la particularité de 14 comme roman de guerre. Car bien que l’auteur fasse apparaître différents épisodes conventionnels de la littérature de guerre, le travail sur l’écriture confirme la partie importante du formalisme. Christine Jérusalem souligne l’importance de cette interférence entre l’histoire même et sa forme : 208 Griet Theeten affirme que «le rabâchage de certaines événements et motifs particuliers pendant plus de soixante ans, a conditionné la représentation stéréotypée du champ de bataille de la Grande Guerre » (op. cit., p. 18). 209 Olivier Bessard-­‐Banquy, Le Roman Ludique, op. cit., p. 140. 210 Ibid., p. 106. 66 Il y aurait comme une façon poétique de caresser la prose la plus codée. En ce sens les romans de Jean Echenoz sont bien, comme il l’a précisé lui-­‐même, des romans à double action : l’action racontée qui existe dans le fil narratif et l’action que l’auteur instille dans la façon de raconter, dans le mouvement de chaque phrase211. Jean Echenoz inscrit constamment « le plaisir de l’écriture dans le pli du texte »212. La parodie du récit traitant de la guerre des tranchées s’étend. Ainsi, Echenoz met en avant aussi l’influence de la guerre sur l’arrière, suivant la tradition du récit de guerre. Il insère un épisode lyrique évoquant la beauté de la nature, parallèle aux horreurs de la guerre et inclut l’univers animal dans son roman. Par les procédés déjà mentionnées, de la liste et de l’ironie, il attire cependant aussitôt l’attention à l’écriture elle-­‐même ce qui l’éloigne de nouveau de ce genre. Avec la même ironie, Echenoz décrit les personnages, ou omet au contraire toute description. Quand il dresse quand-­‐même des portraits, ceux-­‐ci sont minimalistes et détachés, ne donnant pas de place à l’intériorité des personnages. Ils semblent subir passivement la guerre. Ainsi, bien que les deux frères Sèze y participent, le lecteur n’apprend jamais comment ils vivent cette expérience. Comme le titre du roman laisse supposer, c’est de la première année de la guerre dont il s’agit. Une seule année suffit à changer complètement la situation des Borne et des Sèze. De ces derniers, l’aîné laisse sa vie sur les champs d’honneur tandis que le cadet y perd son bras, mais regagne le cœur de la fille aimée justement grâce à la mort de son frère. Le malheur des uns fait le bonheur des autres, proverbe auquel les Borne semblent adapter d’ailleurs la politique de la fabrique. Echenoz révèle effectivement à la fin qu’il a mis en scène une famille de profiteurs et ajoute ainsi une dimension sociale à son livre. La critique sociale demeure cependant en marge, car l’objectif de l’écrivain consiste avant tout à réécrire le roman de guerre tout en accordant une place majeure à la forme du texte. Nous pouvons affirmer finalement qu’Echenoz réussit à renouveler le genre du roman de guerre, sans pour autant le détruire. Comme Ollivier Bessard-­‐Banquy le soutient, « la prolifération narrative chez Echenoz, la multiplication des rebondissements du récit, l’inflation de coups de théâtre n’est ainsi jamais le fruit d’un bonheur d’écriture sans objet, d’une source narrative sèche » 213. L’art d’écrire d’Echenoz, lie au contraire l’héritage formaliste à un rétablissement des traditions romanesques. Ce style échenozien semble se condenser dans 14. En introduisant de l’intertextualité, des variations sur des lieux communs, et surtout de l’ironie, Echenoz dément les stéréotypes du roman de guerre et questionne en même temps qu’il satirise les règles ou la 211 Christine Jérusalem, Géographies du vide, op. cit., p. 17. 212 Olivier Bessard-­‐Banquy, Le Roman ludique, op. cit., p. 34. 213 Ibid., p. 47. 67 rhétorique de ce genre. L’auteur montre donc ses capacités de réécrire ironiquement un genre214 et prouve son talent dans le jeu avec la langue, mais sans oublier qu’il raconte une histoire fictionnelle se situant à l’époque de la Grande Guerre. 214 Jean-­‐Gerard Lapacherie examine plus en détail cette tactique échenozienne (« Quand le roman représente les conventions qui le régissent », in: Chevillard, Echenoz, filiations insolites, Aline Mura-­‐Brunel éd., Amsterdam, Editions Rodopi, coll. Lire et comprendre, 2008, p. 15-­‐26). 68 Quatrième Partie : Le Roman de la Grande Guerre sur un ton différent Introduction Dans les deux parties précédentes nous avons analysé la représentation de la Première Guerre mondiale dans Les Champs d’honneur et dans 14. Ces analyses nous ont permis de désigner les particularités de la représentation dans les deux romans. En étudiant le livre de Jean Rouaud, nous nous sommes concentrés sur la présence double de la guerre. Le narrateur des Champs d’honneur prend conscience des traces qu’elle a laissées sur sa famille et commence une investigation dans le passé de quelques ancêtres. C’est ainsi qu’il rencontre la guerre elle-­‐même. Quand Jean Rouaud publie Les Champs d’honneur, il y a plusieurs auteurs qui abordent le premier conflit d’une façon comparable215. En parlant de Jean Echenoz, nous avons montré que cet auteur écrit un roman de guerre distinct des romans écrits jusque-­‐là. Il arrive à ironiser les conventions du genre de roman de guerre tout en veillant que son roman s’y inscrive. Après les analyses à part de respectivement Les Champs d’honneur et 14, nous pouvons venir à une comparaison explicite des deux romans. Il sera donc question de révéler aussi bien les ressemblances entre le deux romans, que les éléments qui les opposent. En s’attardant un moment sur les aspects qui permettent de rapprocher Les Champs d’honneur de 14, nous voulons montrer la pertinence de la réunion de ces deux ouvrages dans une même étude. Il est intéressant ensuite de révéler les dissemblances entre les deux romans. Rouaud et Echenoz abordent effectivement la Première guerre mondiale d’une façon très différente. Plusieurs aspects les éloignent, tel que le point de vue de leurs narrateurs vis-­‐à-­‐vis de la guerre. Grande partie des différences s’explique par l’écart entre les moments de publication des deux romans. Dans un premier temps nous parlerons des ressemblances entre Les Champs d’honneur et 14. Dans aussi bien le roman de Rouaud que dans celui d’Echenoz, nous avons affaire à un retour dans le temps. De plus, les Editions de Minuit, accueillant d’habitude des auteurs rénovateurs esthétiquement, publie aussi bien Les Champs d’honneur que 14. Les romans 215 Griet Theeten consacre en effet une partie de son livre à ce nouveau genre de roman de guerre (Griet Theeten, op. cit., p. 241-­‐304). 69 diffèrent cependant profondément dans leur représentation de la Grande Guerre et ont des enjeux différents. L’ironie de Jean Echenoz semble en attester. 70 1. La Grande Guerre chez Minuit : de Jean Rouaud à Jean Echenoz 1.1.
Ressemblances Il ne s’agit pas d’unir de façon artificielle Jean Rouaud et Jean Echenoz dans un groupe d’auteurs, car « un groupe d’écrivains, c’est toujours une cosa mentale, quand ce n’est pas le fruit d’une abusive réduction »216. Notre but n’est pas non plus d’établir une série de ressemblances forcées entre Les Champs d’honneur et 14, car il s’agit bien évidemment de deux livres très différents. Malgré l’évidente dissemblance cependant, il convient de souligner quelques parentés entre les deux romans, qui expliquent en partie leur publication chez la même maison d’édition. Car comme Sjef Houppermans le remarque, « chez Minuit, les écritures sont multiples et fort variées, mais il y règne cependant un air de famille »217. Commençons par un aspect évident, mais qui doit être souligné: aussi bien Rouaud dans Les Champs d’honneur qu’Echenoz dans 14 choisissent la Grande Guerre comme point central de leur livre. Bien que la guerre s’inscrive dans les romans respectivement d’une façon très différente – nous l’avons vu dans les deux parties précédentes –, il s’agit dans les deux cas d’un intérêt pour le passé. Dominique Viart soutient à cet égard que la littérature contemporaine en général « renoue avec le passé, qui devient un matériau essentiel de la création contemporaine ». Selon le critique littéraire, les différentes formes de cette littérature « témoignent d’une véritable réhistoricisation de la conscience subjective » et de plus, traitant « de la Grande Guerre, cette réhistoricisation est particulièrement frappante »218. Echenoz avait déjà montré son intérêt pour la mémoire de la Grande Guerre dans Ravel, un livre que Dominique Viart range parmi les fictions biographiques. Ce genre romanesque se caractérise, à l’égal du récit de filiation, par un travail d’enquête. Les romans s’efforcent de « saisir rétrospectivement seulement quelques événements significatifs [d’une vie] »219 . Bien qu’Echenoz n’évoque dans Ravel la guerre que furtivement, il convient de mentionner le livre entre les fictions biographiques appliquées à la Grande Guerre. Dans une analyse de Ravel, Pierre Schoentjes décrit le passage portant sur la Première Guerre mondiale – dans lequel Ravel « raconte sa propre guerre » 220 -­‐ comme « un pastiche admirable de l’anecdote d’ancien 216 Robert Dion, « Les romancier de Minuit », Nuit Blanche, le magazine du livre, 47, 1992, p. 60. 217 Sjef Houppermans, op. cit., p. 164. 218 Dominique Viart, op. cit., p. 326. 219 Dominique Viart, op. cit., p. 331. 220 Jean Echenoz, Ravel, Paris, Minuit, 2008. 71 combattant »221. De plus, dans le court passage sur la guerre, Echenoz semble trouver déjà le ton légèrement ironique qui caractérise si bien 14, les meilleures histoires ramenées de la guerre étant « celles qui parviennent à contrebalancer la gravité des circonstances par l’(auto)ironie »222. L’intérêt de Jean Echenoz pour les histoires de la Grande Guerre, se manifeste davantage dans la publication de 14. Comme nous avons pu montrer largement dans la partie précédente, dans cette œuvre la Première Guerre mondiale est le principe fondateur et organisateur. Quant aux Champs d’honneur, nous avons vu que la guerre y est aussi centrale, bien que l’évocation de la guerre même n’occupe que très peu de pages. Nous savons que cela s’explique par le fait que Les Champs d’honneur est un récit de restitution : Les œuvres de filiation portent sur des figures dont le destin a été altéré par la guerre. Ces données (auto) biographiques sont importantes dans la mesure où elles peuvent expliquer pourquoi le lecteur a l’impression d’avoir lu un livre sur la Grande Guerre alors que le conflit ne tient que peu de place dans les fictions de la trace223. Nous retrouvons donc aussi dans ce roman une volonté de revisiter le passé collectif de la Grande Guerre, peu importe ici que ce soit à travers l’histoire familiale de la famille Rouaud. Un deuxième aspect qui caractérise profondément la littérature de l’extrême contemporain, et qui se manifeste aussi bien dans 14 que dans Les Champs d’honneur est la « renarrativisation, […] l’effort de construire de nouveau des récits »224, après une période qui se caractérise au contraire par le rejet de l’intrigue : Marquée par l’épuisement des avant-­‐gardes et des formalismes, cette littérature connaît alors un infléchissement de ses pratiques et de ses enjeux. Elle se renarrativise, redevient transitive, se redonne des objets et rompt avec l’esthétique de la table rase225. Michelle Ammouche-­‐Kremers et Henk Hillenaar lient eux-­‐aussi les écrivains novateurs d’aujourd’hui qui, en « revalorisant le genre du Roman, revendiquent le droit de réhabiliter certaines notions que l’on croyait périmées, comme celle d’intrigue, de personnage ou de valeur »226, aux Editions de Minuit. Cette maison d’édition entretien en effet depuis longtemps un lien étroit avec la modernité littéraire227. La nouvelle génération de Minuit ne nie de l’autre côté aucunement le passé littéraire profondément affecté par le Nouveau Roman : 221 Pierre Schoentjes, Silhouettes de l’ironie, op. cit., p. 197. 222 Ibid. 223 Griet Theeten, op. cit., p. 244. 224 Aron Kibedi-­‐Varga, « Le récit postmoderne », Littérature, « Situation de la fiction », 77, février 1990, p. 15. 225 Dominique Viart, op. cit., p. 325. 226 Michelle Ammouche-­‐Kremers et Henk Hillenaar « Présentation », in : Jeunes auteurs de Minuit, op. cit., p. 1. 227 Dans son étude historique des Editions de Minuit, Anne Simonin lie la particularité de cette maison d’édition à sa prise de position très prononcée dans les combats du XXe siècle. Elle soutient qu’ « articuler sans les confondre rupture esthétique et insoumission politique contribuera à démultiplier le potentiel de 72 A l’inverse, cette littérature s’intéresse à son passé, non qu’elle renoue avec des formes anciennes – le « soupçon » est passé par là, et continue de lui conférer une forte exigence littéraire -­‐, mais elle manifeste un intérêt renouvelé pour les œuvres du passé, avec lesquelles elle entre en dialogue.228 Nous voyons effectivement qu’il est désormais impossible de retourner à l’intrigue traditionnelle, « on n’est pas conteur quand on veut, on ne guérit pas rapidement de l’antinarrativisme de la modernité »229. Les deux romans manifestent effectivement l’influence du Nouveau Roman. Ainsi, comme le remarque Dion : Même lorsqu’ils se trouvent engagés dans une aventure qui devrait être haletante […] les personnages des nouveaux romanciers se signalent par leur désengagement […] En clair, ces personnages sont revenus de l’illusion lyrique : ils ne croient plus à rien, sinon peut-­‐être à la vertu du style.230 Ce souci esthétique, cette importance, et parfois prépondérance, que l’on accorde à la forme du texte, se manifeste clairement dans les deux romans sur lesquels nous nous avons penché dans les parties précédentes. Selon Hélène Gaudreau, « l’œuvre de Rouaud ne semble pas correspondre en tous points » avec la modernité romanesque qui caractérise les publications de Minuit. Elle soutient que la maison d’édition « accueille le plus souvent […] les écritures minimalistes et qualifiées à tort ou à raison de cérébrales des Jean-­‐Philippe Toussaint, Tropman, Jean Echenoz, etc. »231. Il est en effet difficile voire impossible de décrire la phrase roualdienne, « ample et dédiée »232 comme minimaliste, ou impassible. Hélène Gaudreau se demande par conséquent avec raison comment Les Champs d’honneur de Jean Rouaud « se retrouve à la même enseigne que les précédents »233. Bien qu’au premier abord, le roman de Rouaud paraisse beaucoup plus classique que la plupart des publications de Minuit, il comporte des caractéristiques qui l’en rapprochent néanmoins: Chez Rouaud, la complexité syntaxique de la phrase, la saveur de l’anecdote et la richesse des images et du vocabulaire éclipsent d’abord une logique structurelle, une architecture proprement textuelle, qui trace les contours de la véritable aventure de ce roman, celle d’une écriture […] l’histoire – si tant est qu’il y en ait une – est en effet ici celle de quelqu’un qui écrit, à partir des traces écrites dont il essaie de reconstituer la genèse.234 L’importance de la forme de son texte, de l’aspect esthétique s’avère par exemple quand Rouaud accorde plusieurs pages à des descriptions détaillées et exhaustives d’événements minuscules, telles que la pluie ou la 2CV du grand-­‐père du narrateur. Son roman se construit d’ailleurs de digressions, comme celle sur la pluie ou celle de la dévotion de la tante, et d’histoires subversion des Editions de Minuit et leur conférera une position d’avant-­‐garde quasi inexpugnable dans le monde de l’édition », (Anne Simonin, Les Editions de Minuit 1942-­‐1955, Devoir d’insoumission, Paris, Imec, coll. « l’édition contemporaine », 2008). 228 Dominique Viart, op. cit., p. 325. 229 Aron Kibedi-­‐Varga, op. cit., p. 21. 230 Robert Dion, op. cit., p. 62. 231 Hélène Gaudreau, op. cit., p. 67 232 Michel Lantelme, op. cit., p. 163. 233 Hélène Gaudreau, op. cit., p. 67. 234 Ibid. 73 fragmentaires, comme l’épisode de la guerre et de l’excursion du grand-­‐père paternel. Ce sont les raisons pour lesquelles Gaudreau parle d’une « écriture qui se déplie en longues digressions et ne se justifie que d’elle-­‐même »235, observations que la presse littéraire a faite avant elle. L’écriture échenozienne se caractérise également par l’importance de la forme, l’héritage des Nouveaux Romanciers. De plus, la pratique littéraire de réécrire des genres a déjà été exploitée par divers Nouveaux Romanciers tels qu’Alain Robbe Grillet dans Les Gommes, comme Bruno Blanckeman le remarque dans son étude des récits indécidables236. Echenoz se distingue cependant de la tradition du Nouveau Roman, puisqu’il remet à l’honneur dans ses romans, le romanesque : [L’] attitude échenozienne de détachement contrôlé, accompagne le retour à une pratique romanesque traditionnelle. Celle-­‐ci s’effectue dans la mémoire de la modernité assimilée. L’héritage des fictions classiques voisine avec celui des tentatives expérimentales plus récentes237. Ainsi, Jean Echenoz, écrit bien le nouveau roman d’aujourd’hui : Un roman réconciliant l’exigence formelle avec le personnage et l’intrigue, le rapport aux objets et celui au temps, l’usage subtil de la distance et des sensations… un roman stylistiquement libertaire qui ne renie pas le classicisme238. Echenoz réunit en effet une attention extrême pour la forme, familière depuis les Nouveaux Romanciers avec un retour à la fiction, un rétablissement de ses paramètres tels que le hasard et les coïncidences. Petr Dytrt décrit ce retour dans l’œuvre de Jean Echenoz comme « une réalisation du besoin de dispositif narratif, d’un besoin d’un terrain de jeu à partir duquel un déplacement vers d’autres dimensions du texte romanesque serait réalisable »239. Dans 14, nous voyons en effet que l’histoire, ses péripéties et ses personnages offrent l’occasion à l’écrivain de développer son style d’écriture ironique et léger. Ainsi, dans l’œuvre d’Echenoz « ce n’est pas le but du message qui importe mais son cheminement, non pas la visée lointaine du texte mais le charme de ses mots »240. 1.2.
L’évolution dans l’écriture contemporaine de la Grande Guerre Après avoir énuméré les éléments par lesquels il est possible de rapprocher les deux romans, il convient de regarder de plus près les différences. La dissemblance la plus manifeste entre 14 et Les Champs d’honneur est indubitablement que ce dernier est un récit de filiation. Ceci implique 235 Ibid., p. 68. 236 Bruno Blanckeman, Les Récits indécidables, op. cit., p. 32. 237 Ibid., p. 33. 238 Sabine Audrerie, « Jean Echenoz, musique à grande vitesse », La Croix, 3 octobre 2012, http://www.la-­‐
croix.com/Culture/Livres-­‐Idees/Livres/Jean-­‐Echenoz-­‐musique-­‐a-­‐grande-­‐vitesse-­‐_NG_-­‐2012-­‐10-­‐03-­‐
860455, (consulté le mercredi 5 décembre 2012). 239 Peter Dytrt, « Le renouveau romanesque ou la continuation du roman de Minuit? Le cas de Jean Echenoz », Etudes Romanes de Brno., Brno, vol. 33, 2003, p. 81. 240 Sjef Houpermans, op. cit., p. 75. 74 en effet un perspectif de narration tout autre : au présent de la narration, le narrateur des Champs d’honneur se trouve à une époque postérieure à la guerre et entreprend une enquête dans le passé de sa famille pour ainsi déboucher sur la Grande Guerre. Il part « à la recherche du passé aussi bien familial que national »241. Nous avons vu qu’en 1990, l’année de publication des Champs d’honneur la fiction de la trace est en pleine vogue. Ceci s’explique parfaitement par le contexte littéraire, le retour au passé par le biais d’un détour étant une forme qui bénéficie d’un grand succès, nous en avons parlé dans la partie consacrée aux Champs d’honneur. Ces ouvrages se distinguent donc des autres ouvrages consacrés à la Grande Guerre, « rompant avec l’écriture stéréotypée des récits de guerre » 242 . Ils « explorent de nouvelles formes d’écriture, qui traduisent à leur façon le soupçon et l’hésitation contemporains »243 telle que la fragmentation. Par conséquent, dans le roman de Rouaud comme dans les autres récits de filiation, « le souci premier […] s’avère esthétique plutôt qu’éthique »244. Ils se distinguent au surplus des autres publications sur la Première Guerre mondiale, par leur souci de tracer une histoire individuelle. L’auteur n’aborde ainsi qu’en deuxième lieu l’Histoire et la Grande Guerre, qui se révèle le berceau des mystères de famille et le triste point de départ des séries de morts successifs qui atteignent cette famille. Rouaud ne restitue ce passé familial d’ailleurs pas de façon chronologique, mais suivant « les impulsions de la mémoire »245 qui fonctionnent par analogie et par résonnance. Le roman se caractérise dès lors par une structure éclatée, ce qui « correspond à l’enjeu de créer de la clarté dans l’écheveau de la mémoire collective et individuelle »246. Dans 14 au contraire il n’y a ni question de mémoire familiale, ni d’enquête. L’intrigue se situe complètement à l’époque de 14-­‐18, ce qui implique effectivement l’absence de la dimension mnémonique, tellement importante dans le livre de Rouaud. L’histoire de 14 est en outre simple et chronologique, commençant avec le départ du personnage principal, le suivant au champ de bataille et terminant avec son retour. Cette simplicité s’explique par l’attention que son auteur prête à la forme de ce récit. Le point de vue postérieur à la guerre dans Les Champs d’honneur implique également que dans ce roman, les survivants de la guerre jouent un rôle important. Il s’agit de « saisir l’emprise de la mort collective sur les générations qui se sont succédé depuis 1918 »247. Nous avons vu que les 241 Griet Theeten, op. cit., p. 253. 242 Ibid., p. 306. 243 Ibid. 244 Ibid., p. 307. 245 Ibid., p. 265. 246 Ibid. 247 Jean-­‐Claude Lebrun, op. cit., p. 118. 75 influences se manifestent physiquement248 mais avant tout psychologiquement. La psychologie des personnages occupe d’ailleurs en général une place relativement importante dans le roman. A travers le texte de Rouaud le lecteur a accès aux univers des pensées et des émotions des personnages, ce qui l’oppose diamétralement à l’écriture d’Echenoz. Lors de notre étude de 14, nous avons effectivement constaté qu’Echenoz considère ses personnages de l’extérieur, ne permettent pas au lecteur d’accéder à leur psychologie. Il présente les personnages et les échanges entre eux d’une façon détachée, en aucune manière émouvante. Rouaud au contraire fait constamment appel aux sentiments de son lecteur, permettant le sentimentalisme d’infiltrer dans ses propos. Dans Les Champs d’honneur les personnages et les événements décrits se basent d’ailleurs en partie sur des éléments réels. Cet aspect tient aussi à la qualification du roman parmi les fictions de restitution biographique. Comme Ferdinand Drijkoningen le soutient, « Rouaud ne cache pas du fait que Les Champs d’honneur est en grande partie autobiographique »249. Le narrateur du livre puise donc dans des souvenirs réels de Jean Rouaud et de ses ancêtres. Ce ne sont d’ailleurs non seulement des souvenirs abstraits, racontés qui aident le narrateur dans son enquête, Rouaud fait apparaître aussi la boîte à chaussures qui contient des documents de la mémoire. L’auteur décrit en détail les lettres, les photos et l’image pieuse, ce qui provoque davantage une perte du caractère fictif du roman. Il convient de nuancer cependant, car l’auteur remplit les lacunes de la mémoire avec la fiction. Il se livre, selon ses propres paroles à un « jeu de « vrai-­‐faux » ou bien « faux-­‐intox » », à la fin duquel, confirme-­‐t-­‐il, « il y a beaucoup plus de faux et d’intox »250 : Dans ce jeu fragmentaire des souvenirs, la Première Guerre mondiale est la cause essentielle d’une mémoire annihilée toute trouée de blancs. L’écriture intervient pour combler les béances, renouer les fils dédiés de l’écheveau intime251. La réalité ne constitue ainsi qu’une sorte d’arrière fond, ce qui n’empêche qu’elle est toujours présente. Avec 14 en revanche, Jean Echenoz signe son retour à la fiction. Après un cycle252 de ce que nous avons appelé fictions biographiques plus haut, il écrit avec 14 de nouveau une fiction. Lors de notre analyse de la presse, nous avons pu constater d’ailleurs que les journalistes soulignent à plusieurs reprises cet aspect. Les différences que nous venons de mentionner, tiennent en effet principalement du fait que Les Champs d’honneur est une fiction de restitution, tandis que 14 ne l’est pas. Bien que ce soit la 248 Pensons au flux menstruel de la tante qui se tarit. 249 Ferdinand Drijkoningen, op. cit., p. 37. 250 Jean Rouaud, « Entretien avec Jean Rouaud », op. cit., p. 134. 251 Bruno Blanckeman, Les Fictions singulières. Etude sur le roman français contemporain, Paris, Prétexte éditeur, coll. Critique, 2002, p. 140-­‐141. 252 Il s’agit de Ravel (Minuit, 2008), Courir (Minuit, 2006), et Des éclairs (Minuit, 2010). 76 raison pour laquelle Les Champs d’honneur et les fictions de restitution se distinguent des autres romans portant sur la Première Guerre mondiale, ils adoptent comme les autres « une position critique par rapport aux événements du début du XXe siècle. Ils dénoncent bel et bien la barbarie [de la Grande Guerre] »253, la dénonciation étant devenue le seul mode possible pour parler de cet événement. Comme Pierre Schoentjes le remarque, « depuis l’époque de l’enlisement des combats au début de la Première Guerre mondiale, l’opinion admet communément que tout bon roman de la guerre est un roman contre la guerre »254. La littérature contemporaine de 14-­‐18 et de l’entre-­‐deux-­‐guerres avait en effet déjà imposé un certain nombre d’images de la guerre des tranchées, de sorte que les écrivains contemporains « puisent dans une réserve romanesque sur ce conflit mondial »255. Rouaud dénonce dans Les Champs d’honneur clairement la boucherie de la Grande Guerre, comme nous l’avons largement démontré. Afin de réaliser cette dénonciation, Rouaud a recours à un style d’écriture sensationnaliste, exhibant les souffrances et les morts atroces. Dans la première partie de cette étude, nous avons cité largement les descriptions du champ de bataille dans Les Champs d’honneur afin de transmettre la forte impression que le texte fait sur son lecteur. Cet appel que le livre fait aux émotions du lecteur l’oppose à 14. Le réalisme ironiquement démesuré et l’implacabilité avec lequel Echenoz décrit les épisodes sanglants de la guerre, l’opposent au style compassionnel de Rouaud et provoquent l’implosion des scènes convenues 256 de la littérature sur la Première Guerre mondiale. Citons à titre d’exemple l’épisode des gaz de combat que les deux romans évoquent. La différence entre les deux livres se manifeste clairement dans cette scène, car à part de la conformité de sujet, les représentations ne se ressemblent en rien. Dans 14, lorsque les gaz sont évoqués, l’emploi de la liste et le style implacable suscite le minimum d’émotions : Aux balles et aux obus se sont adjoints les gaz : toute sorte de gaz aveuglants, vésicants, asphyxiant, sternutatoires ou lacrymogènes que diffusait très libéralement l’ennemi […] Dès la première odeur de chlore, Anthime a mis son bandeau protecteur et convaincu Bossis par gestes de quitter la sape pour sortir en plein aire : s’ils y étaient exposés aux projectiles, ils pouvaient au moins se soustraire à ses vapeurs fort lourdes et plus insidieusement tueuses (14, p. 75-­‐76). Dans cette description nous ne retrouvons en effet pas la dramatisation propre à la scène dans Les Champs d’honneur que nous avons analysé précédemment. Bien qu’Echenoz explique que les soldats préfèrent les balles au gaz et qu’il souligne leur caractère létal, le lecteur a l’impression que les soldats peuvent se protéger avec un simple bandeau. De plus, la liste de termes 253 Griet Theeten, op. cit., p. 283. 254 Pierre Schoentjes, « Pouvoir des armes, impuissances du roman. Livres, barbaries e fictions de guerre », op. cit., p. 374. 255 Griet Theeten, op. cit., p. 17 256 Christine Jérusalem avait déjà remarqué à propos de l’œuvre d’Echenoz en général que « Jean Echenoz fait imploser les scènes de genre les plus convenues en ralentissant le rythme du récit par une saturation gratuite (mais euphorique) du texte » (Jean Echenoz, op. cit., p. 30). 77 chimiques détourne non seulement le lecteur de l’événement principal, mais permet également d’évoquer en filigrane toutes les autres descriptions de l’apparition des gaz. Echenoz ne consacre à peine qu’un paragraphe à l’apparition de la nappe de gaz, tandis que chez Rouaud elle fait l’objet de plusieurs pages. Avec 14, Jean Echenoz se démarque donc par le biais de son style des ouvrages traditionnels consacrés à la Grande Guerre. De plus, la distanciation ironique, ubiquiste dans le roman échenozien, « contribue à déréaliser le tableau préalablement esquissé sous les auspices d’un certain réalisme »257. L’ironie est aussi omniprésente dans les pages de 14, ce qui ne surprend pas dans un livre d’Echenoz, mais peut surprendre au contraire dans un roman de guerre. Il existe pourtant déjà un corpus de romans ironiques traitant de la Première Guerre mondiale, bien qu’il soit « modeste »258. C’est que l’ironie assure dans le roman actuel « une fonction pleinement créative, tout à la fois ludique, parodique et porteuse de dérision »259. De plus, comme Pierre Schoentjes le remarque, les « trop fréquentes exhibitions de la souffrance amèneront quelques auteurs à se tourner contre une écriture qui, sous prétexte de réalisme, verse dans le sensationnalisme »260. Bien que dans Les Champs d’honneur le sensationnel a bien sa part, l’ironie n’en est pas absente non plus. L’écriture de Rouaud se caractérise par « une moquerie légère, qui ne masque rien du ridicule de la situation »261. Cette ironie roualdienne a ceci de particulier qu’elle n’est pas décapante, elle ne met pas à nu les événements. Elle touche au contraire, à « l’humour et laisse transparaître une tendresse pudique et réservée »262. Dans le passage du champ de bataille, quand Rouaud insère de l’ironie dans la description des horreurs de la guerre, nous avons vu qu’elle sert clairement à critiquer la guerre. Cette ironie visant à « dénoncer l’absurdité de la guerre se retrouve dans toutes les catégories de romans contemporains s’inspirant de la Grande Guerre »263. En effet, même dans les romans appartenant au corpus des romans ironiques contemporains de la Grande Guerre, l’ironie vise ce but. Citons à titre d’exemple Les mémoires d’un rat de Pierre Chaine, publié en 1917. Dans la « fable mettant en scène un rat soldat et philosophe […] l’ironie […] permet [à l’auteur], sans devenir lourdement moralisateur, de 257 Aline Mura-­‐Brunel, op. cit., p. 7. 258 Griet Theeten, op. cit., p. 167. 259 Bruno Blanckeman, Les Fictions singulières, op. cit., p. 61. 260 Pierre Schoentjes, Fictions de le Grande Guerre, op. cit., p. 91. 261 Jean Yves Debreuille, « L’héroïcomique », in : Lire Rouaud, Hélène Baty-­‐Delalande et Jean-­‐Yves Debreuille éd., op. cit., p. 15. 262 Hélène Gaudreau, op. cit., p. 75. 263 Griet Theeten, op. cit., p. 182. Nous pouvons évoquer à titre d’exemple Les Mémoires d’un rat (1917) de Pierre Chaine et dans la période contemporaine Le Dernier Survivant de quatorze (1999) de Henri-­‐
Frédéric Blanc et Le Théorème de Roitelet (2004) de Frédéric Cathala. 78 dénoncer ce que la guerre comporte de ridicule »264. Comme nous l’avons déjà affirmé, les auteurs contemporains ont une volonté de condamner la boucherie qu’a été la Grande Guerre : Les enjeux idéologiques des romans ironiques rejoignent ceux des roman néo-­‐lyriques […] : ils cherchent tous à qualifier la Grande Guerre d’un conflit absurde. Seulement la façon dont ils formulent ce jugement diverge.265 C’est précisément cet enjeu idéologique, rassemblant la plus grande partie des romans contemporains – et les canoniques les plus lus encore aujourd’hui, justement pour cette raison266 – traitant de la Première Guerre mondiale, qui éloigne le livre de Jean Echenoz de ce corpus. Bien que l’ironie soit donc présente en grande ou moindre mesure dans presque tous les romans de guerre aussi bien que dans 14, ce procédé littéraire ne rapproche le dernier pas des publications antérieures. Car dans le roman d’Echenoz, l’ironie correspond justement « à une volonté de prendre ses distances à la fois avec les horreurs de la guerre et avec les habitudes littéraires qui servent à en rendre compte »267. Il y a longtemps qu’Olivier Bessard-­‐Banquy a décrit l’ironie échenozienne comme l’instrument qui permet à l’auteur de souligner « en silence [son] ambition double […], son désir de faire du neuf avec du vieux, de reconstruire la maison littéraire sur les ruines des formes passées »268. Dans 14, il a choisi le roman de guerre comme genre vieux. Le roman d’Echenoz ne vient en effet non seulement presque cent ans plus tard que la Grande Guerre même et que la littérature qui la reflète directement, mais aussi trente ans après le début de la revalorisation de cette guerre comme sujet littéraire. Rouaud peut dire encore légitimement en 1990 que « nous n’avons jamais vraiment écouté ces vieillards de vingt ans dont le témoignage nous aiderait à remonter les chemins de l’horreur » (CH, p. 149). Contrairement à Jean Echenoz, Rouaud se trouve au sein du groupe d’écrivains contemporains qui reprennent et modifient les représentations stéréotypées de la Grande Guerre. En 2012 en revanche, les scènes fréquentes dans la littérature contemporaine sur 14-­‐18 sont devenues des lieux communs à un tel point qu’Echenoz peut les parodier en comptant sur la compréhension du lectorat – ou du moins de la partie initiée. 264 Pierre Schoentjes, Silhouettes de l’ironie, op. cit., p. 285. 265 Griet Theeten, op. cit., p. 204. 266 « Les romans de la Grande Guerre qui se lisent encore aujourd’hui sont presque tous marqués au coin du pacifisme. Il n’y a rien d’étonnant à cela : le pacifisme a été l’attitude dominante au lendemain de l’armistice, période à laquelle le processus de canonisation, initié pendant la guerre, commence à se stabiliser » (Pierre Schoentjes, Fictions de la Grande Guerre, op. cit., p. 31). 267 Pierre Schoentjes, « 14 », op. cit., p. 968. 268 Olivier Bessard-­‐Banquy, Le Roman ludique, op. cit., p. 177. 79 Conclusion Il semble que la Première Guerre mondiale continue à jouer un rôle dans la société d’aujourd’hui, même s’il y a presque cent ans qu’elle a commencé. Le roman d’Echenoz en témoigne. Nous avons pu constater néanmoins que la façon dont le sujet est traité diffère de manière importante de son traitement dans Les Champs d’honneur. A part le choix du sujet, le formalisme est en effet un élément qui permet de rapprocher le texte de Rouaud de celui d’Echenoz. En quelque sorte, les auteurs appartiennent tous les deux à la modernité romanesque, leur publication chez Minuit l’atteste. Dans cette modernité, une attention importante pour la forme du récit, qui caractérise certainement l’œuvre de Jean Echenoz, mais aussi l’écriture de Jean Rouaud, va de pair avec un retour aux paramètres de la fiction classique. Bien que 14 et Les Champs d’honneur se caractérisent donc par ce renouveau romanesque, il est clair que les romans diffèrent en beaucoup d’autres points. La différence qui se fait remarquer dès le début consiste en l’appartenance des Champs d’honneur au genre de récit de filiation qui implique une enquête dans le passé familial du narrateur. Toute cette dimension s’absente en effet de 14. Ce dernier aborde d’ailleurs la guerre sur un air tout à fait différente, en accordant une place prépondérante à l’ironie. Bien qu’il y ait déjà des romans qui « emploient l’écriture ironique pour évaluer la littérature stéréotypée sur la guerre » 269 et bien que dans ce type de romans « l’enjeu esthétique »270 joue aussi un rôle important, ces romans ont, comme nous l’avons vu, la volonté de dénoncer le carnage qu’a été la Première Guerre mondiale. Jean Echenoz en revanche ne considère pas comme son objectif premier de dénoncer la boucherie de 14-­‐18. Comme Pierre Schoentjes le remarque, « il semble avoir pris la mesure de ce que cette position pourrait avoir de vain, voire de ridicule »271. Le narrateur de 14 le déclare aussi : « tout cela ayant été décrit mille fois, peut-­‐être n’est il pas la peine de s’attarder encore sur cet opéra sordide et puant » (14, p. 79). Echenoz le fait quand-­‐même, mais en s’éloignant du réalisme apparent qui caractérise grand nombre de romans de guerre tel que Les Champs d’honneur. Il se distingue aussi de ses prédécesseurs ironiques, ne visant rien que la réécriture du genre du roman de guerre. Il utilise l’ironie, suivant son habitude, afin de mettre à nu les conventions qui régissent ce genre et de montrer son épuisement. Tout au long de la deuxième partie, nous avons montré que le souci premier d’Echenoz est littéraire : « Tout a été dit et l’on vient trop tard depuis cent ans qu’il y a 269 Griet Theeten, op. cit., p. 311. 270 Ibid. 271 Pierre Schoentjes, « 14 », op. cit., p. 965. 80 des romans de la Grande Guerre. Il ne reste dorénavant plus que le travail sur la forme »272. L’auteur arrive ainsi à écrire un roman de la Grande Guerre radicalement différent des précédents, un roman qui semble mettre « un point final provisoire à la longue liste des fictions suscitées par une guerre qui continue à hanter notre présent »273. 272 Ibid., p. 981. 273 Ibid. 81 Conclusion générale A la fin du XXe siècle et au tournant du siècle, une masse de romans consacrés à la Grande Guerre a été publiée. Contrairement à ce que le silence à ce sujet depuis quelques années faisait soupçonner, la publication du roman de Jean Echenoz en octobre 2012 montre que l’intérêt de la Grande Guerre persiste. L’objectif de la présente étude a été de répondre à la question de savoir s’il y a une évolution dans le genre de roman de guerre depuis 1980 à 2012. Afin de réaliser une telle recherche, nous avons opté pour une comparaison entre 14, qui semblait marquer un changement important dans l’écriture consacrée à la Grande Guerre, et Les Champs d’honneur, jouant un rôle important dans la réactualisation du sujet dans la littérature contemporaine. Nous avons montré que la différence entre les deux romans tient en partie aux vingt années qui séparent l’un de l’autre. L’analyse de la réception dans la presse des Champs d’honneur et de 14 nous a offert une première preuve de cette différence de contexte. En 1990, les journalistes ne s’étonnent pas de rencontrer ce premier conflit mondial dans un roman : il est en vogue comme sujet de roman. Quand Echenoz publie en 2012 un nouveau roman de guerre, en revanche, la surprise est générale. Cette divergence dans la réception souligne en quelque sorte déjà que la différence de l’époque de publication des romans contribue à leur différenciation. Dans la réception de la presse cependant, nous retrouvons aussi des éléments qui justifient le rapprochement des deux ouvrages. Ainsi, dans les articles parlant de 14 aussi bien que dans ceux consacrés aux Champs d’honneur, les journalistes soulignent l’importance de la forme. L’auteur des Champs d’honneur aborde la guerre d’ailleurs d’une façon bien particulière, notamment à travers une enquête dans le passé de sa famille. Cet intérêt pour le passé répond en effet au contexte littéraire dans lequel Rouaud publie son premier roman. La littérature de la fin du XXe siècle renoue avec le passé, « qui devient un matériaux essentiel de la création contemporaine » 274 . Jean Rouaud offre d’abord une représentation indirecte de la Grande Guerre, c’est-­‐à-­‐dire des traces que ce conflit a laissées sur les différents membres de la famille Rouaud. Il y a deux figures dans le roman qui jouent un rôle particulièrement important dans la quête du narrateur, le grand-­‐père maternel et la tante Marie. A la fin de sa vie, la petite tante perd la raison n’étant plus capable de distinguer les époques l’une de l’autre. Sans le vouloir, elle éveille non seulement la curiosité du narrateur, mais offre aussi la possibilité à l’auteur d’aborder finalement de manière directe la guerre de 14-­‐18. Ce dernier conduit en effet le 274 Dominique Viart, op. cit., p. 326. 82 lecteur au champ de bataille. Rouaud trouve dans sa description un bon équilibre entre le général et le particulier. En se présentant comme le dépositaire des paroles de tous les soldats, le caractère universel du roman est souligné. Le récit « dépasse les limites d’une aventure individuelle […] et ainsi accède au mythe »275. De cette façon, Rouaud confère une dimension critique à son récit. Il est clair, en effet, que l’auteur vise à dénoncer la boucherie qu’a été la Grande Guerre. L’histoire personnelle de Joseph et d’Emile, les grands-­‐oncles du narrateur qui tombent au champ de bataille, assure de son côté une dimension intime au récit, qui vise à sortir les soldats de l’anonymat, à leur rendre la parole. 14 de Jean Echenoz s’organise suivant une structure tout à fait différente de celle des Champs d’honneur. L’intrigue de ce roman se situe entièrement à l’époque de la Grande Guerre, commençant avec le départ d’Anthime, son frère Charles et ses camarades, le suivant au champ de bataille et se terminant par son retour à la maison. Echenoz suit ainsi une structure convenue du récit de guerre. De plus, le récit tourne autour d’une affaire amoureuse banale, qui implique les trois personnages principaux. Or, l’ironie échenozienne interdit une vraie histoire d’amour et Echenoz s’occupe avant tout de la forme de son texte. Le lecteur devrait alors se méfier de la simplicité de l’intrigue et de la linéarité de la chronologie. Il semble d’une part accorder tout simplement une importance première à son écriture, et d’autre part s’interroger sur la façon appropriée d’écrire la guerre. De plus, bien qu’il y ait une certaine critique sociale dans le livre, Echenoz ne tâche pas de dénoncer la guerre. Il fait ainsi apparaître, suivant son habitude, « une distance par rapport aux modèles : le mythe est détruit, perverti, pour laisser la place à un nouveau texte tout à fait singulier »276. Par les procédés littéraires tels que l’intertextualité et l’insertion littérale ou métaphorique d’images et par l’emploi constant de l’ironie gardant l’horreur à distance, l’auteur semble en effet avoir trouvé sa propre façon d’écrire sur la guerre. Bien qu’il ne néglige pas l’importance des paramètres de la fiction, c’est donc la forme qui constitue le cœur de son texte. Dans la dernière partie, nous nous sommes lancés dans la comparaison proprement dite des Champs d’honneur et 14. Nous avons constaté que le formalisme échenozien ne fait pas qu’éloigner son livre des autres récits de guerre. Dans des romans de guerre ironiques plus vieux, la forme du texte jouait déjà un rôle important277. De plus, Jean Rouaud affiche avec Les Champs d’honneur aussi clairement un souci esthétique. Dans 14 néanmoins, la forme prédomine sur le contenu et la dimension critique se tourne principalement vers les conventions du genre de roman de guerre même, tandis que Rouaud dénonce clairement la boucherie qu’elle a été. Echenoz exprime ses réserves sur la position dénonciatrice dominante dans cette littérature. De 275 Jacques Le Marinel, op. cit., p. 113. 276 Christine Jérusalem, Géographies du vide, op. cit., p. 28. 277 Griet Theeten remarque en effet, comme nous l’avons déjà mentionné, que les romans ironiques ont des enjeux esthétiques (Griet Theeten, op. cit., p. 131). 83 plus, en parodiant les conventions de ces romans, il montre leur usure et sa propre volonté de réécrire le genre. Le choix de Jean Echenoz d’écrire en 2012 un roman dans lequel il s’agit de la Première Guerre mondiale est au moins risqué, considérant qu’elle a été déjà souvent visitée, à différentes époques et de différentes manières. Il revient néanmoins vivant de la guerre, réussissant à écrire un roman novateur sur un sujet qui semblait usé. Au cours de cette recherche nous avons pu constater que la Première Guerre mondiale continue à fasciner les écrivains. Chez Rouaud, comme chez plusieurs de ses contemporains278, c’est l’intérêt pour le passé de sa propre famille qui le porte inévitablement à la guerre. Dans sa description de celle-­‐ci, il la met sous le signe de la dénonciation en exploitant un type de réalisme qui ne vise au fond qu’à dénoncer la guerre. Cette position caractérise le roman de guerre des dernières décennies, ce qui ne surprend pas considérant « le poids du pacifisme dans l’idéologie contemporaine »279 . Jean Echenoz néanmoins se détourne de cette position. Dans 14, il semble poser en filigrane la question de savoir quelle est l’utilité de critiquer encore le passé après presque un siècle. Le ton ironique de son roman et les remarques métafictionnelles en témoignent. Les diverses intertextualités et références dans 14 montrent la volonté d’Echenoz d’expliciter son héritage littéraire et de montrer l’impossibilité d’écrire un roman sur la Grande Guerre en 2012, cent ans après le conflit même et trente ans après la masse de production littéraire et historique, sans répéter ce qui a déjà été écrit. Dans la présente étude, plusieurs aspects intéressants des Champs d’honneur aussi bien que de 14 ont été étudiés. La nouveauté de 14, assure néanmoins beaucoup d’autres sujets de recherche possibles. Il serait par exemple intéressant de comparer 14 avec d’autres romans d’Echenoz. Cette piste offre plusieurs possibilités, telles que l’analyse du fonctionnement de l’ironie dans ses romans. Dans notre étude de 14, nous avons vu que la nature et l’univers des animaux jouent un rôle considérable. Cet aspect pourrait être étudié encore plus en détail dans le roman et comparé au reste de l’œuvre d’Echenoz où la nature occupe une place remarquable. Il y a aussi plusieurs pistes de recherche possibles en restant au domaine de la littérature de guerre. Ainsi, il serait intéressant d’étudier 14 dans la lumière de la littérature européenne de la Première Guerre mondiale, afin de savoir s’il y a une évolution générale dans la littérature de guerre d’aujourd’hui. Ensuite, il pourrait être intéressant aussi de comparer le roman d’Echenoz à des romans publiés dernièrement, consacrés à d’autres conflits. Il serait possible de constater s’il y a des tendances générales dans la littérature guerrière du XXIe siècle. 278 Comme Dominque Viart le soutient, il s’agit de plus de quatre-­‐vingt auteurs (Dominque Viart, op. cit., p. 326). Citons à titre d’exemple Pierre Bergounioux, Didier Daeninckx, Laurent Gaudé, Frédéric Roux et Claude Simon. 279 Pierre Schoentjes, Fictions de la Grande Guerre, op. cit., p. 205. 84 La comparaison de 14 aux Champs d’honneur montre que le genre du roman de guerre a évolué ces dernières années. L’enjeu du premier texte consiste à enquêter dans le passé de la famille et à dénoncer les horreurs que la guerre a causées dans celui-­‐ci. Ainsi de plus, Rouaud écrit un roman d’une structure complexe et significative. 14 au contraire, se construit suivant une chronologie linéaire facile et traite une histoire simple et banale. Tout au long du roman, Jean Echenoz semble affirmer qu’il n’est pas la peine d’essayer de dire quelque chose de nouveau sur la Première Guerre mondiale, car tout a été dit. C’est la raison pour laquelle il choisit de ne travailler et renouveler que la forme de son texte. Il arrive à écrire en effet encore en 2012 un nouveau roman de la Grande Guerre. Il confirme ainsi la déclaration d’Alain Robbe-­‐Grillet : « Les formes vivent et meurent, dans tous les domaines de l’art, et de tout temps, il faut continuellement les renouveler »280. 280 Alain Robbe-­‐Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, coll. Critique, 1963, p. 114. 85 Bibliographie Sources primaires Romans cités Jean ECHENOZ, 14, Paris, Minuit, 2012. Jean ECHENOZ, Ravel, Paris, Minuit, 2004. Jean ROUAUD, Les Champs d’honneur, Paris, Minuit, coll. Double, 1990. Autres « Jean Echenoz : « Flaubert m’inspire une affection absolue », entretien avec Jean Echenoz réalisé par Pierre Marc de Biasi, dans Le Magazine Littéraire, 401, septembre 2001, http://www.cairn.info/magazine-­‐le-­‐magazine-­‐litteraire-­‐2001-­‐9-­‐p-­‐53.htm (consulté le 20 avril 2013). « Après son troisième roman, Rouaud s’explique », entretien réalisé par Jean-­‐Claude Lebrun, L’Humanité, 14 juin 1996, p. 20-­‐21. « Entretien avec Jean Rouaud », réalisé par Sylvie Ducas-­‐Spaës, L’école des lettres II, 86, 14, 1er juillet 1995, p.129-­‐135. « L’homme nouveau », entretien avec Jean Rouaud, réalisé par Hélène Baty-­‐Delande à Paris le 5 janvier 2007, in : Lire Rouaud, Hélène Baty-­‐Delalande et Jean-­‐Yves Debreuille éd., Lyon, Presse universitaires de Lyon, 2010, p. 22-­‐31. Jean ROUAUD, « La Littérature est très maltraitée vous savez… », in : Lire Rouaud, Hélène Baty-­‐
Delalande et Jean-­‐Yves Debreuille éd., Lyon, Presse universitaires de Lyon, 2010, p. 235-­‐239. [Apparu d’abord dans le Monde, le 30 mars 2007] Sources secondaires Etudes sur Jean Rouaud Hélène BATY-­‐DELALANDE, « Cela suffisait-­‐il pour s’inventer une histoire ? », in : Lire Rouaud, Hélène Baty-­‐Delalande et Jean-­‐Yves Debreuille éd., Lyon, Presse universitaires de Lyon, 2010, p. 37-­‐56. Jean-­‐Claude BOLOGNE, « L’armée des ombres », Magazine littéraire, octobre 1990, http://www.leseditionsdeminuit.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=1816, (consulté le vendredi 22 février 2013). Jean Yves DEBREUILLE, « L’héroïcomique », in : Lire Rouaud, Hélène Baty-­‐Delalande et Jean-­‐
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Cultural Studies, 1997, p. 255-­‐265. 90 Table INTRODUCTION ............................................................................................................................................... 5 PREMIERE PARTIE : LA RECEPTION JOURNALISTIQUE ..................................................................... 9 Introduction ........................................................................................................................................ 9 1. A la louange des Champs d’honneur .................................................................................................. 10 2. Que du bien sur 14 .................................................................................................................................. 13 Conclusion ........................................................................................................................................ 16 DEUXIEME PARTIE : LA RESTITUTION ROUALDIENNE DE LA PREMIERE GUERRE MONDIALE ...................................................................................................................................................... 17 Introduction .................................................................................................................................................. 17 1. Evocation indirecte d’un passé de guerre ...................................................................................... 19 1.1. Retracer le passé de guerre : deux figures de mémoire ................................................... 21 1.1.1. Le travail d’écrivain du grand-­‐père ..................................................................... 22 1.1.2. La tante Marie : « marc de café infaillible dans la lecture du passé » ............. 24 2. Un retour dans le temps : la représentation de la guerre ......................................................... 28 2.1. Des héros déplorables ............................................................................................................. 28 2.2. L’épisode des gaz de combat. Une dénonciation de l’horreur ultime ............................ 29 2.3. Le champ de bataille est empreint d’horreur ..................................................................... 32 2.3 Le malheur individuel à portée générale ............................................................................. 33 2.4. Les frères de Joseph ................................................................................................................. 34 Conclusion ..................................................................................................................................................... 38 TROISIÈME PARTIE : LA GRANDE GUERRE DANS LA FICTION ÉCHENOZIENNE ...................... 41 Introduction ................................................................................................................................................ 41 1. La description du départ pour le front : entre formalisme et narration ............................. 43 1.1. Le caractère romanesque du tocsin ...................................................................................... 43 1.2. Une drôle de mobilisation ...................................................................................................... 46 91 2. Le champ de bataille à travers le prisme échenozien ................................................................ 48 2.1. Exposer en raccourci ............................................................................................................... 48 2.2. Un réalisme démesuré ............................................................................................................. 49 2.3. La guerre en images ................................................................................................................. 51 3. La parodie s’élargit ................................................................................................................................. 53 3.1. Alternance entre le front et l’arrière .................................................................................... 53 3.2. Les univers se confondent ..................................................................................................... 54 3.3. Comment échapper à la guerre ............................................................................................. 58 4. La guerre au niveau des hommes ...................................................................................................... 59 4.1. Anthime et Charles : une relation déséquilibrée ............................................................... 59 4.2. Grandeur et décadence : Charles ........................................................................................... 60 4.3. Une liaison amoureuse désaffectée ...................................................................................... 63 4.4. La famille bourgeoise ............................................................................................................... 65 Conclusion ..................................................................................................................................................... 67 QUATRIÈME PARTIE : LE ROMAN DE LA GRANDE GUERRE SUR UN TON DIFFÉRENT .......... 70 Introduction .................................................................................................................................................. 70 1. La Grande Guerre chez Minuit : de Jean Rouaud à Jean Echenoz ............................................ 72 1.1. Ressemblances ....................................................................................................................... 72 1.2. L’évolution dans l’écriture de la Grande Guerre ......................................................... 75 Conclusion ..................................................................................................................................................... 81 CONCLUSION GÉNÉRALE ........................................................................................................................... 83 BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................................................................... 89 92 93