Restauration de haut vol au sommet de la cathédrale de Rouen

Transcription

Restauration de haut vol au sommet de la cathédrale de Rouen
>>> HISTOIRES DE CHANTIER
[ HISTOIRES DE CHANTIER ]
Restauration
de haut vol
au sommet de
la cathédrale
de Rouen
par Éric QUENTIN
Depuis le début de l'année 2011,
la cathédrale de Rouen est le
théâtre d'un impressionnant
spectacle. A plus de 70 mètres du
sol, une petite équipe de
couvreurs-ornemanistes s'active à
restaurer les quatre clochetons
néogothiques de l'édifice religieux
dont l'un a été emporté par la
tempête de décembre 1999.
Mesurant 26 mètres de haut
pour un poids de 30 tonnes,
chaque clocheton compte
près de 2 000 pièces de
cuivre (1 120 décors
repoussés et 860 éléments
de couverture). Étant
donné l'état de délabrement avancé de la
structure métallique
supportant cet
ensemble, il
devenait urgent
d'entreprendre leur
restauration. Un
chantier colossal !
(Crédit photos : IFRAM)
L
a cathédrale Notre-Dame est le monument historique le
plus prestigieux de la ville de Rouen. C'est une
construction d'architecture gothique dont les premières
pierres remontent au haut Moyen Âge. Comme la plupart des
grands édifices du gothique normand, la cathédrale est dotée
d'une « tour-lanterne » sur la croisée du transept. La flèche en
bois de style renaissance, recouverte en plomb, qui la
couronnait, fut détruite lors d'un incendie allumé par la foudre
en 1822. Celle-ci a été reconstruite entièrement en fonte dans
un style néogothique, entre 1825 et 1876, par l'architecte
Alavoine et culmine à 151 mètres de hauteur. C'est la plus
haute de France, et c'était le plus haut bâtiment du monde au
moment de son achèvement en 1876. En 1884, les clochetons
réalisés par Ferdinand Marrou sont installés aux quatre angles
de la « tour-lanterne ». Mais à la fin du XIXe siècle, les
architectes avaient peu de recul sur l'évolution des matériaux
métalliques. L'état de la flèche principale en fonte s'est alors
rapidement dégradé au point qu'elle dut être doublée en 1975
par une structure en acier « Corten ». Et le 26 décembre 1999,
une violente tempête s'abattait sur le nord de la France
entraînant la chute du clocheton nord-est. Aussitôt les
clochetons encore en place bénéficièrent de travaux de
consolidation et de sécurisation pour prévenir tout autre
accident, dans l'attente de leur restauration…
A la manière d'un grand puzzle
C'est le groupe Adhéneo, basé à Trélazé (Maine-et-Loire) et
spécialisé dans la couverture et l'ornement de toiture (lucarnes,
œils de bœuf, épis de faîtage, girouettes...), qui a été retenu
pour réaliser les travaux du lot n°4 : couverture et décors en
cuivre. Parce que cette restauration s'inscrit également dans un
projet de médiation culturelle initié par la DRAC de HauteNormandie, les travaux se déroulent non pas dans les locaux de
l'entreprise, mais dans un hangar portuaire situé proche du
centre ville de Rouen, loué et aménagé spécialement pour
l'occasion. « La finalité de ce dispositif, explique Bernard Bos,
conducteur de travaux chez Adhéneo, est de permettre au public
normand de suivre en direct le déroulement des opérations sans
que cela dérange le bon fonctionnement du chantier. C'est
pourquoi, les visites ont lieu uniquement l'après-midi. Car si
2
l'appel d'offres comprenait un volet pédagogique, notre mission
première consiste bien à mener correctement ce lourd travail de
restauration dans les délais fixés par la maîtrise d'ouvrage. »
Étant donné l'importance de l'intervention, les travaux ont donc
été scindés en trois tranches successives de 12 mois entre
septembre 2010 et août 2013 pour un coût global de
7 600 000 d'euros financés à 100% par l'État. En cours
d'achèvement, la première tranche a vu la dépose en
conservation des trois clochetons (environ 6 000 pièces en
cuivre) toujours en place et doit s'achever avec le remontage du
clocheton nord-est tombé en 1999. « Conformément au souhait
de l'Architecte en Chef des Monuments Historiques, Pierre-André
Lablaude, nous nous sommes attachés à récupérer un maximum
de pièces pour réduire les temps de fabrication et faire en sorte
que la cathédrale ne reste pas plus de dix mois sans clocheton.
Pour cette même raison, nous avons été amenés à utiliser des
éléments des trois clochetons déposés pour reconstituer en
partie le clocheton nord-est dont de nombreuses pièces étaient
manquantes. Il nous a ainsi fallu identifier précisément chaque
décor de cuivre pour pouvoir les remonter sur le « nord-est », ce
qui compte-tenu du nombre d'éléments par clocheton, a
nécessité une très grande rigueur organisationnelle. »
Mais avant cela, Bernard Bos et ses hommes ont tout d'abord
dû aller récupérer les « restes » du clocheton nord-est stockés
dans des caisses au château de Gaillon, dans l'Eure, pour les
rapporter au hangar 108, à Rouen. Dans la foulée, ils ont
procédé à un inventaire précis de toutes les pièces en les
Photo ci-contre : Reliés à la flèche par deux grands arcs-boutants,
les clochetons sont composés d'un corps principal octogonal
flanqué de quatre pinacles. Formés d'une structure en fer
recouverte d'un décor néogothique en cuivre repoussé, ils pèsent
chacun 30 tonnes et mesurent 26,5 m. Le corps principal se
compose de deux étages de fenestrages surmontés d'une flèche
qui rappelle celle d'Alavoine. L'ensemble est orné de fleurons,
chimères, feuillages, crochets et chevrons.
Photos 2 à 4 : Le démontage du décor des différents clochetons
laisse apparaître l'état de délabrement avancé de la structure
métallique de maintien. En certains endroits, l'épaisseur des fers
s'est réduite sous l'effet de la corrosion à quelques millimètres...
3
4
magazine - n°39 - Page 67
5
6
7
2
>>> HISTOIRES DE CHANTIER
1
8
© DR
3
Photos 5 à 8 : Le démontage des clochetons a finalement pris
plus de temps que prévu et s'est achevé dans le courant du mois
de juillet 2011. En effet, comme certaines parties de la structure
menaçaient de s'écrouler, les couvreurs-ornemanistes d'Adhéneo
en collaboration avec les entreprises Lanfry et Comi Service, ont
été obligés de procéder à un démontage par niveau, charpente
et échafaudage. Ce principe a eu l’avantage de soulager en
poids les niveaux inférieurs et d’éviter un possible affaissement
de la charpente qui, suite au démontage du cuivre, avait perdu
sa rigidité. A l'issue de cette phase, Bernard Bos et ses hommes
ont été en mesure de déterminer exactement le nombre
d'éléments à refaire par clocheton, et par-là même la quantité
de cuivre à commander.
entreposant sur le sol de l'atelier et en essayant de réassembler
les morceaux du clocheton à la manière d'un grand puzzle
d'après des photographies et des plans de l'Architecte en Chef.
« Sur la base de cette reconstitution, poursuit notre
interlocuteur, nous avons établi une nomenclature afin de
procéder au repérage des pièces et à leur étiquetage. Au
total, nous avons récupéré seulement 20 à 25% de l'ensemble
du clocheton : pinacles, chapiteaux, flèches, arcs-boutants,
chimères, crochets et ornements divers. Beaucoup d'éléments
avaient malheureusement disparu qu'il allait falloir prendre sur
les autres clochetons ou bien refaire à l'identique. A l'issue de
cet inventaire, nous avons entamé la restauration et le
nettoyage des éléments en cuivre récupérés, lesquels ont
ensuite été soigneusement rangés dans des caisses en
attendant la dépose des trois autres clochetons. Parallèlement,
nous avons mis en fabrication les pièces pour lesquelles nous
n'avions aucun doute concernant leur forme et leurs
dimensions, c'est-à-dire celles dont nous possédions déjà des
exemplaires. Quant à celles qui étaient trop déformées
comme les grands corps de pinacle ou les colonnes
intérieures, nous ne pouvions rien entreprendre tant que le
démontage des autres clochetons ne serait pas intervenu... »
Le grand déshabillage
Préalablement à la mise en fabrication, toutes les pièces en
provenance du château de Gaillon ont été désassemblées, ce
qui aura permis à nos compagnons ornemanistes et zingueurs
magazine - n°39 - Page 68
de comprendre comment les cuivres avaient été montés à
l'origine. « Outre la soudure à l'étain, détaille B. Bos, nous
avons identifié deux types d'assemblage. Pour 95%, il s'agit de
rivets en « T » dont l'extrémité est bombée par l'extérieur (au
marteau et à la bouterolle). Ce rivetage était pratiqué à
l'atelier afin de minimiser les opérations conduites en haut de
la cathédrale. Pour le reste, ce sont des boulons-écrous en
laiton qui ont été vissés directement sur site. Nous avons donc
expérimenté différents systèmes de fixation pour retrouver les
techniques d'assemblage de l'époque. »
A l'issue de ce démontage, toutes les pièces anciennes ont été
débarrassées de leur pollution par brossage, puis remises en
forme au marteau à main. C'est à partir de ces modèles que
les pièces manquantes ont pu être reproduites à l'identique.
Les décors de forme convexe ont ainsi donné lieu à la
confection de moules en résine et en zinc dans lesquels ont
été embouties à la presse des plaques de cuivre de différentes
épaisseurs (entre 8/10e et 12/10e). Les demi-coquilles
obtenues ont ensuite été détourées et assemblées par soudure
ou rivetage. Au total, une quarantaine de moules auront été
nécessaires. Quant aux parties droites telles que les piles de
pinacles ou les colonnes intérieures, elles ont été formées à la
plieuse hydraulique. Pour finir, les éléments restaurés et
refabriqués ont été montés à froid sur le clocheton, puis
démontés en vue de la patine. De la fabrication des moules
jusqu'aux traitements de surface, cette minutieuse restitution
mobilise depuis le mois d'avril six personnes à temps complet.
Et parce que le nombre de pièces à reproduire est
considérable, Bernard Bos a pris le parti de faire tourner ses
hommes sur les différents postes de production (conception
des moules, emboutissage, détourage, façonnage des profilés,
soudure, rivetage…) afin que le travail ne leur paraisse pas
trop répétitif.
Ainsi, toutes les interventions menées sur le clocheton nord-est
auront-elles permis de préparer au mieux la phase de
démontage des trois autres clochetons, laquelle a démarré
sitôt la mise en place des échafaudages à la fin du mois de
mars 2011. Au préalable, il aura fallu à nos couvreurs jouer
les « ouvriers de l'air » pour déposer avec l'aide d'une équipe
9
10
12
13
11
de cordistes le bardage en cuivre situés au niveau du tabouret
(dalle béton coulée dans les années 1970 pour assurer le
maintien de la flèche), à 70 mètres du sol, de façon à permettre
le passage des poutrelles métalliques sur lesquelles reposent les
échafaudages des clochetons. « Cette plateforme, souligne B.
Bos, a été aménagée avec un plancher en caillebottis pour ne
pas offrir une trop grande prise au vent qui souffle fort à cette
hauteur. On voit donc le sol à travers, ce qui suppose, même si
nous avons l'habitude de la hauteur, un temps d'adaptation
pour s'accoutumer à ces conditions extrêmes. »
La dépose des trois clochetons s'est alors enclenchée selon un
mode opératoire très strict afin que les pièces ne se trouvent pas
mélangées. Car si ces ouvrages sont conçus sur le même
modèle, leurs éléments ne sont pas forcément tous identiques.
Les clochetons ont donc été déshabillés l'un après l'autre,
certaines pièces étant dérivetées sur place pour pouvoir être
descendues sur la plate-forme grâce à un système de poulies et
de cordage. Une fois réceptionnés, les décors ont été étiquetés,
conditionnés dans des caisses et acheminés sans tarder au
hangar 108, le cuivre faisant l'objet ces derniers temps de
nombreuses convoitises… Après plus de trois mois d'intervention
dans le ciel particulièrement clément de Normandie - c'est
suffisamment rare pour être souligné -, les trois clochetons
étaient finalement débarrassés de leurs couvertures en cuivre.
« Le plus compliqué, précise notre interlocuteur, aura été de
gérer l'état de délabrement avancé des charpentes internes en
fer, rendues particulièrement instables par la rouille. Le
démontage a donc dû se faire avec la plus grande prudence
pour éviter que des parties entières ne s'écroulent, certains
ornements n'étant plus maintenus que par un fil. »
Ultime phase de la première tranche de travaux, la dépose des
trois clochetons aura par ailleurs fini d'éclairer les acteurs de
cette restauration sur les différents points et modalités de fixation
des éléments en cuivre sur la charpente métallique (plats, pattes,
pièces de support et d'attaches…). Conçue par une entreprise
vosgienne, l'ossature sera en inox passivé alors qu'elle était
initialement en fer forgé. Il s'agit là de la seule grande
modification apportée au projet original. L'objectif est d'isoler les
éléments de couverture de la structure porteuse pour éviter que
9 - Les travaux de restauration des clochetons se déroulent au
hangar 108, sur les quais rive gauche de Rouen, qui est ouvert pour
l'occasion au public. Depuis le début du mois de juillet, des guides
sont même à la disposition des visiteurs pour une présentation
détaillée des travaux en cours.
10 - Réparation d'une chimère par brasure forte.
11 - Une fois descendu au niveau du plancher provisoire en caillebotis aménagé au pied de la flèche, chaque élément a été étiqueté
et acheminé dans des caisses pour être stocké au hangar 108.
12 - Remise en forme d'un élément de pinacle.
13 - Les éléments restaurés ou refabriqués seront ensuite montés à
froid, puis démontés en vue de la patine. Pour minimiser les
opérations qui seront conduites en haut de la cathédrale, de
nombreuses parties seront assemblées à l'atelier. Ainsi, le poids des
éléments qui seront montés sur la cathédrale pourra-t-il varier entre
une et plusieurs tonnes.
ne se produisent des phénomènes électrolytiques en raison des
eaux de ruissellement et de l'humidité ambiante qui ont conduit
à la désagrégation de nombreuses pièces de maintien (le fer
ayant été rongé par le cuivre) et à la chute du clocheton nordest. « Car même si nous améliorons les systèmes d'étanchéité en
positionnant plus efficacement les pattes de fixation de façon à
limiter les entrées d'eau, nous ne modifions en rien l'architecture
d'ensemble de l'ouvrage, rappelle B. Bos. Il est donc impératif
pour assurer la pérennité et la stabilité de la restauration de ne
pas reproduire les mêmes erreurs que nos prédécesseurs en
utilisant les connaissances et matériaux aujourd'hui à notre
disposition. »
A présent, il reste à nos ornemanistes à reproduire les quelque
20% de pièces manquantes du clocheton nord-est en vue de
son remontage programmé au début de l'année 2012. Ensuite,
viendra le temps de la deuxième phase, avec la restauration et
la restitution de tous les éléments de couverture et décors en
cuivre abîmés, disparus ou hors d'usage des trois autres
clochetons en vue de leur repose sur la nouvelle structure en
inox passivé. Mais d'ici là, nous aurons l'occasion d'en
reparler…
Contact : Adhéneo
Tél. : 02 41 18 10 90
[email protected]
magazine - n°39 - Page 69