Krishnamurti_Mort 02

Transcription

Krishnamurti_Mort 02
La mort n’est pas une chose horrible, une chose à éviter, à différer, mais plutôt une compagne de
chaque jour.
Et nous voudrions aider - non, ce n’est pas le mot juste - nous aimerions, dans l’éducation, donner à la mort une
certaine réalité factuelle, non pas la mort d’un autre, mais la nôtre, jeunes ou vieux, nous devrons inévitablement lui
faire face. Ce n’est pas une chose triste, faite de larmes, de solitude, de séparation. Nous tuons si facilement,
non seulement les animaux destinés à notre alimentation, mais encore ceux que nous massacrons inutilement, par
divertissement - on appelle cela un sport. Tuer un cerf, parce que c’est la saison, équivaut à tuer son voisin. On tue
les animaux parce que l’on a perdu contact avec la nature, avec les créatures qui vivent sur cette terre. On tue à la
guerre au nom de tant d’idéologies romantiques, nationalistes ou politiques. Nous avons tué des hommes au nom de
Dieu. La violence et la tuerie vont de pair.
Et devant cette feuille morte dans toute sa beauté, sa couleur, peut-être pourrions-nous être conscients au plus
profond de nous-mêmes, saisir ce que doit être notre propre mort, non pas à la fin ultime, mais au tout début de
notre vie. La mort n’est pas une chose horrible, une chose à éviter, à différer, mais plutôt une compagne de chaque
jour. De cette perception naît alors un sens extraordinaire de l’immensité.
Jiddu Krishnamurti: Dernier Journal, Vendredi 30 mars 1983 (p.161-162)
...
En général, nous avons peur de mourir parce que nous ne savons pas ce que veut dire vivre.
Nous avons accepté que la vie soit cette agonie et cette désespérance : nous nous y sommes habitués, et nous pensons
que la mort doit être soigneusement évitée. Mais cependant, la mort est extraordinairement semblable à la vie
lorsque nous savons vivre. On ne peut vivre sans, en même temps, mourir. On ne peut pas vivre sans mourir
psychologiquement toutes les minutes. Cela n’est pas un paradoxe intellectuel, je dis bien que pour
vivre complètement, totalement, chaque journée, en tant qu’elle présente une beauté toute neuve, on doit mourir à
tout ce qu’était la journée d’hier, sans quoi on vit mécaniquement et l’on ne peut savoir ce qu’est l’amour, ce qu’est
la liberté.
En général, nous avons peur de mourir parce que nous ne savons pas ce que veut dire vivre. Nous ne savons pas
vivre, et, par conséquent, nous ne savons pas mourir. Tant que nous aurons peur de la vie, nous aurons peur de
la mort. L’homme que la vie n’effraie pas, ne craint pas de se trouver dans une insécurité totale, car il sait
qu’intérieurement, psychologiquement, il n’y a pas de sécurité.
Jiddu Krishnamurti: Se libérer du connu. Pages 95. Chapître le temps, la douleur, la mort. Editions Stock. 1994
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Malgré le grand nombre de médecins, les médicaments et les hôpitaux, les opérations et tous les
efforts de l’existence comme ses plaisirs, nous ne semblons pas capables de mourir dans la dignité
et la simplicité, avec le sourire.
Ce matin, nous descendions sur la route. C’était le printemps et le ciel était exceptionnellement bleu, sans le moindre
nuage, le soleil chaud sans excès. On se sentait bien. Les feuilles brillaient dans l’air étincelant. Tout était vraiment
d’une beauté extraordinaire. La haute montagne était là, impénétrable, entourée de collines verdoyantes. Comme
nous marchions tranquillement, sans trop penser, nous avons aperçu à nos pieds une feuille morte, marquée de
jaune et de rouge éclatant, une feuille d’automne. Comme elle était belle, si simple dans sa mort, si vivante, pleine de
la beauté de la vitalité de son arbre, de l’été. Elle ne s’était pas fanée. En la regardant de près, on pouvait distinguer
toutes ses nervures, sa tige et sa forme parfaite. Dans cette feuille s’inscrivait l’arbre entier.
Pourquoi les hommes meurent-ils si lamentablement, dans une telle affliction, dans la maladie, les infirmités du
grand âge, la sénilité et cette affreuse décrépitude du corps ? Pourquoi ne peuvent-ils pas mourir naturellement, aussi
beaux dans la mort que cette feuille ? Qu’est-ce qui ne va pas en nous ? Malgré le grand nombre de médecins, les
médicaments et les hôpitaux, les opérations et tous les efforts de l’existence comme ses plaisirs, nous ne semblons pas
capables de mourir dans la dignité et la simplicité, avec le sourire.
Jiddu Krishnamurti: De la vie et de la mort. Page 83. Saanen, le 21 avril 1963. Editions du Rocher. 1994.
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Quelle est l’origine de la peur, de toute peur ?
Pouvez-vous donc observer la peur et ses racines, sans rien analyser ? Quelle est l’origine de la peur, de toute peur ?
Qu’en pensez-vous ? La source de toute peur n’est-elle pas le temps ? Le temps qui nous fait dire : « Et si je tombais
malade » ; « Et si je perdais mon travail » ; « Il se pourrait que mes mauvaises actions soient dévoilées au grand jour
» ; « J’ai peur de la mort, qui m’attend là-bas. » ; « Ma femme pourrait se mettre en colère. » « Et il se pourrait que...
» : observez simplement la situation. Je ne vous demande pas de vous aligner sur mes positions, mais d’observer
les choses. Il faut d’abord raisonner, de manière logique, sans a priori personnel, et donc regarder les choses en face.
La peur n’est-elle pas le mouvement du temps ? Tout mouvement implique le temps : pour aller d’ici à là-bas, du
passé au présent, du présent au futur, il y a tout un mouvement qu’on appelle le temps. Ce mouvement du temps,
n’est-ce pas la pensée ? Il se pourrait que je perde mon travail, ou que ma femme se mette en colère ou découvre
que j’ai posé les yeux sur une autre femme, etc. : cela, c’est ce que je pense. Pouvez-vous observer le mouvement du
temps, autrement dit le processus de la pensée, qui n’est autre que la racine même de la peur, l’observer
sans chercher à agir sur lui ?
Le faites-vous en ce moment même ? L’observation suppose l’absence d’observateur - donc de celui qui incarne le
passé, qui a des théories, des conclusions toutes faites, des espoirs, des craintes, des orientations. Pour regarder sans
qu’il y ait d’observateur, nul besoin d’un entraînement : il faut simplement observer sans rien attendre en retour.
Vous verrez alors, si vous regardez de cette façon-là, que les racines de la peur se mettent à changer du tout au tout.
Quand l’observation est attentive, vivace, passionnée, les racines de la peur commencent à se dissoudre : c’est l’effet
de la non-action, de la négation.
Avez-vous quelque peu saisi tout ce que nous évoquons ici ? En effet, tout cela fait partie de la méditation. La
méditation authentique ne consiste pas à répéter des mots, en restant immobile dans la position du lotus vingt
minutes le matin et vingt minutes le soir - entre autres pratiques absurdes. Comment l’esprit pourrait-il méditer, s’il
est habité par toutes sortes de peurs, ou s’il est attaché à quelque chose ? Comprendre la peur, comprendre ce que
c’est que de s’en affranchir - tout cela fait partie de la méditation. Cette méditation est étroitement, indissolublement
liée à la vie quotidienne.
Jiddu Krishnamurti: Extrait de la quatrième causerie publique à Saanen, le 16 juillet 1978.
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L’immortalité existe-t-elle ?
Ce qui n’est pas mortel ne connaît pas la mort. L’immortel demeure, au-delà du temps, complètement inconscient
d’une telle fin. Le moi est-il immortel, ou connaît-il une fin ? Le moi ne peut devenir immortel. Le je et tous
ses attributs se constituent dans le temps, qui est la pensée ; jamais il ne sera immortel. On peut bien inventer une
idée de l’immortalité, une image, un dieu, une représentation, et y tenir pour y trouver du réconfort, mais là
n’est pas l’immortalité.
Jiddu Krishnamurti: Dernier journal 1983
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Vivre au présent, c’est mourir au passé.
Est-il possible de vivre au présent, sans y introduire le temps, c’est-à-dire le passé ? On ne peut vivre, c’est certain,
dans ce présent absolu qu’en comprenant le passé dans son intégralité globale. Mourir au temps, c’est vivre dans le
présent, et vous ne pouvez vivre dans le présent que si vous avez compris le passé, ce qui suppose de
comprendre votre propre esprit - et non seulement l’esprit conscient qui vous accompagne chaque jour au bureau,
acquiert un savoir et de l’expérience, a des réactions superficielles, et ainsi de suite, mais aussi l’esprit inconscient,
dans lequel sont enfouies les traditions accumulées de la famille, du groupe, de l’espèce. De même, sont enfouies
dans l’inconscient l’immense souffrance de l’humanité, et la peur de la mort. Tout cela, c’est le passé, c’est-à-dire
vous-même, et vous devez le comprendre. Si vous ne comprenez pas cela, si vous n’avez pas exploré les voies qui
sont celles de votre esprit et de votre coeur, exploré votre avidité et votre souffrance, si vous ne vous connaissez pas
vous-même complètement, alors vous ne pouvez vivre au présent. Vivre au présent, c’est mourir au passé. Ce
processus de compréhension de vous-même vous permet d’échapper à l’emprise du passé, c’est-à-dire à votre
conditionnement...
Jiddu Krishnamurti: De la vie et de la mort. Page 83. Saanen, le 21 avril 1963. Editions du Rocher. 1994.
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Quels rapports y a-t-il entre la mort et la vie ?
Y a-t-il une division entre la vie et la mort ? Pourquoi considérons-nous la mort comme un état séparé de la
vie ? Pourquoi avons-nous peur de la mort ? Et pourquoi tant de livres ont-ils été écrits sur elle ? Pourquoi y a-t-il
une ligne de démarcation entre la vie et la mort ? Et cette séparation est-elle réelle ou simplement arbitraire, une
fabrication de l’esprit ?
Lorsque nous parlons de la vie, nous entendons un processus de continuité en lequel il y a identification. Moi et ma
maison, moi et ma femme, moi et mon compte en banque, moi et mon expérience. C’est ce que nous appelons la vie,
n’est-ce pas ? Vivre est un processus de continuité dans la mémoire, conscient mais aussi inconscient, avec ses luttes,
querelles, incidents, expériences, etc. Tout cela est ce que nous appelons la vie et nous pensons à la mort comme à
son opposé. Ayant créé cet opposé, nous le redoutons et commençons à rechercher la relation entre la vie et la mort
Si nous parvenons à jeter entre l’une et l’autre le pont de nos explications, la croyance en une continuité, en un audelà, nous sommes satisfaits. Nous croyons à la réincarnation ou à une autre forme de la continuité de la pensée, et
ensuite nous essayons d’établir le rapport entre le connu et l’inconnu, entre te passé et le futur. C’est bien cela que
nous faisons, n’est-ce pas, lorsque nous posons des questions sur tes relations entre la vie et la mort Nous voulons
savoir comment jeter un pont entre le « vivre » et le « finir ». C’est là notre désir fondamental.
Pouvons-nous connaître la « fin », qui est la mort, pendant que nous vivons ? Je veux dire que si nous pouvions
savoir, pendant que nous vivons, ce qu’est la mort, nous n’aurions pas de problèmes. C’est parce que nous ne
pouvons pas entrer en contact avec l’inconnu pendant que nous vivons, que nous en avons peur. Notre lutte consiste
à établir un rapport entre nous-mêmes qui sommes le résultat du connu, et l’inconnu que nous appelons mort. Peutil y avoir une relation entre le passé et quelque chose que l’esprit ne peut pas concevoir et que nous appelons mort ?
Pourquoi séparons-nous les deux ? N’est-ce point parce que notre esprit ne fonctionne que dans le champ du connu,
dans le champ du continu ? L’on ne se connaît soi-même qu’en tant que penseur, qu’en tant qu’acteur ayant
certains souvenirs de misères, de plaisirs, d’amour, d’affections, d’expériences de toutes sortes ; l’on ne se connaît
qu’en tant qu’être continu, sans quoi Ton n’aurait aucun souvenir de soi-même « étant » quoi que ce soit. Or,
lorsque ce « quoi que ce soit » considère sa fin - que nous appelons mort - surgit en nous la peur de l’inconnu, donc
le désir d’englober l’inconnu dans le connu, de donner une continuité au connu. Je veux dire que nous ne voulons
pas connaître une vie incluant la mort, mais nous voulons nous persuader qu’un moyen existe de durer indéfiniment.
Nous ne voulons pas connaître la vie et la mort, mais nous voulons apprendre à durer sans fin.
Ce qui continue n’a pas de renouveau. Il ne peut rien avoir de neuf, rien de créatif en ce qui continue. Cela semble
bien évident. Au contraire, sitôt que s’arrête la continuité, ce qui est toujours neuf devient possible. C’est notre fin
que nous redoutons. Nous ne voyons pas que le renouveau créateur et inconnu ne peut se produire qu’en cette fin
du « quoi que ce soit » que nous croyons être. Le report quotidien de nos expériences, de nos souvenirs et de
nos infortunes, bref tout ce qui vieillit en s’accumulant, doit mourir chaque jour pour que le renouveau puisse être.
C’est chaque jour que nous devons mourir. Le neuf ne peut pas être là où est une continuité - le neuf étant le
créatif, l’inconnu, l’éternel, Dieu si vous voulez. La personne, l’entité continue qui est à la recherche de l’inconnu, du
réel, de l’éternel, ne le trouvera jamais, parce qu’elle ne trouvera que ce qu’elle projette hors d’elle-même, et ce
qu’elle projette n’est pas le réel. Ce n’est que lorsque nous finissons, lorsque nous mourons que le réel peut être
connu ; et celui qui cherche une relation entre la vie et la mort, un pont entre le continu et ce qu’il s’imagine
exister au-delà, vit dans un monde fictif, irréel, qui est une projection de lui-même.
Et est-il possible, pendant que l’on vit, de mourir, c’est-à-dire de parvenir à sa fin, de n’être rien du tout ? Est-il
possible, en vivant dans ce monde où tout « devient » de plus en plus (ou « devient » de moins en moins) où tout est
un processus d’escalades, de réussites, de succès, est-il possible, dans un tel inonde, de connaître la mort ? Est-il
possible d’achever chaque souvenir ? (Il ne s’agit pas des souvenirs des faits : de l’adresse de votre domicile, etc.) Estil possible de mettre fin à chaque attachement intérieur, à une sécurité psychologique, à tous les souvenirs que nous
avons accumulés, emmagasinés, et où nous puisons notre sécurité et notre bonheur ? Est-il possible de mettre fin à
tout cela, ce qui veut dire mourir chaque jour pour qu’un renouveau puisse avoir lieu demain ? Ce n’est qu’alors que
l’on connaît la mort pendant que l’on vit Ce n’est qu’en cette mort, en cette fin, en cet arrêt de la continuité, qu’est
le renouveau, la création de ce qui est éternel.
Jiddu Krishnamurti: Extrait de La Première et la Dernière Liberté, p. 258-260
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Comprendre le processus total de la vie c’est aussi comprendre celui de la mort.
Pourquoi souffrons-nous ? Pourquoi ne pouvons-nous pas éviter les maladies et la mort ? Avec de l’hygiène et des
bonnes conditions de vie, l’homme commence à se délivrer de certains maux. Par la chirurgie et d’autres traitements,
la médecine cherche à vaincre des maladies incurables, comme le cancer. Un bon médecin fait tout ce qu’il peut
pour guérir les maladies. Mais peut-on conquérir la mort ?
Il est vraiment extraordinaire que cette question vous intéresse tellement à votre âge. Pourquoi vous préoccupe-telle ? Est-ce parce que vous la voyez autour de vous ? Les bûchers où brûlent les cadavres, les morts qu’on dépose au
bord du fleuve ? Pour vous, la mort est un spectacle familier et vous en avez peur. Si vous n’y réfléchissez pas vousmême, si vous ne comprenez pas personnellement ses implications, vous irez indéfiniment d’un prédicateur à un
autre, d’un espoir à un autre, en quête d’une solution à ce problème. Cessez de poser des questions à ce sujet ;
tâchez de comprendre où est la vérité. Poser d’innombrables questions sans chercher à découvrir les choses par soimême est le propre d’un esprit mesquin.
Voyez-vous, on ne craint la mort que lorsqu’on s’accroche à la vie. Comprendre le processus total de la vie
c’est aussi comprendre le sens de la mort. La mort n’est que l’extinction d’une continuité et nous avons peur de ne
pas pouvoir nous prolonger ; mais ce qui se perpétue ne peut jamais être créatif. Pensez-y. Découvrez par vousmême la vérité de cette affaire. C’est la vérité qui délivre de la peur de la mort, non vos théories religieuses, votre
croyance en la réincarnation ou en un au-delà.
Jiddu Krishnamurti: Face à la vie. Pages 177 et 178. Chapître XVII. Editions Adyar. 1990
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L’enfant, avec sa curiosité, peut être amené à comprendre que lamort n’est pas seulement l’usure
du corps par l’âge, la maladie, ou quelque accident inattendu, mais que la fin de chaque jour
est aussi la fin de soi-même.
Si vous comprenez la nature de la mort, vous n’aurez pas à indiquer que tout meurt, que la poussière retourne à
la poussière, mais, sans aucune peur, vous leur expliquerez doucement la mort. Vous leur ferez sentir que vivre et
mourir ne font qu’un, ne sont qu’un seul mouvement qui ne commence pas à la fin de la vie après cinquante,
soixante ou quatre-vingt-dix ans, mais que la mort est comme cette feuille. Voyez les hommes et les femmes âgés,
comme ils sont décrépits, perdus, malheureux, comme ils sont laids. Serait-ce qu’ils n’ont pas compris ce que signifie
vivre ou mourir ? Ils ont utilisé la vie, s’en sont servis, l’ont gaspillée dans le conflit sans fin qui ne fait qu’exercer et
fortifier la personne, le moi, l’ego. Nous passons nos jours en conflits et malheurs de toutes sortes, parsemés d’un peu
de joie et de plaisir, mangeant, buvant, fumant, dans les veilles et le travail incessant. Et, à la fin de notre vie, nous
nous trouvons face à cette chose qu’on appelle la mort et dont on a peur. Et l’on pense qu’elle pourra toujours être
comprise et ressentie en profondeur.
L’enfant, avec sa curiosité, peut être amené à comprendre que la mort n’est pas seulement l’usure du corps par l’âge,
la maladie, ou quelque accident inattendu, mais que la fin de chaque jour est aussi la fin de soi-même. Il n’y a pas
de résurrection, c’est là une superstition, une croyance dogmatique. Tout ce qui existe sur terre, sur
cette merveilleuse terre, vit, meurt, prend forme, puis se fane et disparaît. Il faut de l’intelligence pour saisir tout ce
mouvement de la vie, et ce n’est pas l’intelligence de la pensée, des livres ou du savoir, mais l’intelligence de l’amour,
de la compassion avec sa sensibilité. Nous sommes tout à fait certains que si l’éducateur comprend la signification de
la mort et sa dignité, l’extraordinaire simplicité de mourir - s’il la comprend, non pas intellectuellement mais en
profondeur - il parviendra alors à faire saisir à l’étudiant ou à l’enfant que mourir, finir, n’a pas à être évité car cela
fait partie de notre vie entière. Ainsi, quand l’étudiant ou l’enfant grandira, il n’aura jamais peur de sa fin. Si tous les
humains qui nous ont précédés, de génération en génération, vivaient encore sur cette terre, ce serait terrible.
Jiddu Krishnamurti: Dernier journal - Vendredi 30 mars 1984
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L’immortalité existe-t-elle ?
Ce qui n’est pas mortel ne connaît pas la mort. L’immortel demeure, au-delà du temps, complètement inconscient
d’une telle fin. Le moi est-il immortel, ou connaît-il une fin ? Le moi ne peut devenir immortel. Le je et tous ses
attributs se constituent dans le temps, qui est la pensée ; jamais il ne sera immortel. On peut bien inventer une
idée de l’immortalité, une image, un dieu, une représentation, et y tenir pour y trouver du réconfort, mais là n’est
pas l’immortalité.
Jiddu Krishnamurti: Dernier journal 1983
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Est-il possible de vivre avec la mort ?
Est-il possible de vivre avec la mort ? Non pas avec morbidité, ni de façon auto destructrice. Pourquoi avons-nous
séparé la vie de la mort ? La mort fait partie de notre existence. Le vivant et le mourant sont inséparables et
se suivent inexorablement. Pourquoi séparer l’envie, la colère, la tristesse, la solitude et le plaisir que nous éprouvons,
de ce qu’on appelle la mort ? Pourquoi les gardons-nous à des miles de distance, des années-lumière les uns des
autres ? Nous acceptons la mort d’un vieil homme, qui est naturelle. Mais si quelqu’un de jeune meurt dans un
accident, ou atteint d’une maladie, nous nous révoltons contre la mort. Nous disons que c’est injuste, que cela
ne devrait pas être. Voilà ce qu’il nous faut examiner, non pas comme un problème, mais en en cherchant et en
observant les implications, et sans se faire d’illusions.
Se pose aussi la question du temps - le temps qu’il faut pour vivre, pour apprendre, pour amasser, pour agir, pour
faire quelque chose, et puis la fin du temps connu - le temps qui sépare le vivre du finir. Dès qu’il y a séparation,
division, entre « ici » et « là », entre ce qui est« et »ce qui devrait être", cela implique le temps. il me semble
significatif que nous maintenions la division entre cette prétendue mort et ce que nous appelons la vie. C’est à mes
yeux un facteur décisif. La peur surgit lorsqu’il y a une telle séparation. On fait alors un effort pour surmonter cette
peur, en recherchant le confort, la satisfaction, un sentiment de continuité. (Il s’agit ici bien sûr du domaine
psychologique et non pas de la réalité physique ou technique.) Le moi s’est constitué dans le temps, et il est maintenu
par la pensée.
Si seulement nous pouvions nous rendre compte de ce que signifient, sur le plan psychologique, le temps et la
division, la séparation des hommes, des races, des cultures, opposés les uns aux autres. Cette séparation provient
aussi de la pensée et du temps, comme la division entre vie et mort. Vivre avec la mort dans la vie impliquerait un
profond changement dans notre conception de l’existence. Mettre fin à l’attachement sans limite, sans motif, et sans
faire intervenir le temps, c’est mourir alors qu’on est encore en vie.
Jiddu Krishnamurti: Dernier journal 1983
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Nous aimerions, dans l’éducation, donner à la mort une certaine réalité factuelle.
Nous voudrions aider - non, ce n’est pas le mot juste - nous aimerions, dans l’éducation, donner à
la mort une certaine réalité factuelle, non pas la mort d’un autre, mais la nôtre. Jeunes ou vieux, nous devrons
inévitablement lui faire face. Ce n’est pas une chose triste, faite de larmes, de solitude, de séparation. Nous tuons si
facilement, non seulement les animaux destinés à notre alimentation, mais encore ceux que nous massacrons
inutilement, par divertissement - on appelle cela un sport. Tuer un cerf, parce que c’est la saison, équivaut à tuer son
voisin. On tue les animaux parce que l’on a perdu contact avec la nature, avec les créatures qui vivent sur cette terre.
On tue à la guerre au nom de tant d’idéologies romantiques, nationalistes ou politiques. Nous avons tué des hommes
au nom de Dieu. La violence et la tuerie vont de pair. Et devant cette feuille morte dans toute sa beauté, sa couleur,
peut-être pourrions-nous être conscients au plus profond de nous-mêmes, saisir ce que doit être notre propre mort,
non pas à la fin ultime, mais au tout début de notre vie.
La mort n’est pas une chose horrible, une chose à éviter, à différer, mais plutôt une compagne de chaque jour. De
cette perception naît alors un sens extraordinaire de l’immensité.
Jiddu Krishnamurti: Dernier journal - Vendredi 30 mars 1984
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Je mène une vie qui n’est pas ma vie propre. Je vis une vie qui est celle de toute l’humanité et si je
comprends la mort, si je comprends la douleur, je purifie l’ensemble de la conscience humaine.
Puis-je être libre de la peur ? Je vois que je suis responsable, totalement responsable de l’ensemble de la
conscience. Je vois que lorsque j’explore la peur, j’aide la totalité de la conscience humaine à atténuer cette peur.
Alors la mort prend un sens complètement différent. Je n’ai plus le fantasme de m’asseoir à côté de Dieu ou d’aller
au ciel en traversant une certaine nébuleuse. Je mène une vie qui n’est pas ma vie propre. Je vis une vie qui est celle
de toute l’humanité et si je comprends la mort, si je comprends la douleur, je purifie l’ensemble de la
conscience humaine. C’est pourquoi il importe de comprendre le sens de la mort et peut être de découvrir que la
mort a une grande signification, une grande relation avec l’amour. Car lorsque vous mettez fin à quelque chose, il y
a amour. Quand vous mettez fin complètement à l’attachement, alors l’amour existe.
Jiddu Krishnamurti: Causeries de Saanen - 23 juillet 1981 - La nature de la pensée. p75.
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Comment peut-on vivre sur cette terre sans lui porter atteinte ou détruire sa beauté , sans
apporter la souffrance et la mort aux autres ?
Un auditeur : Comment peut-on vivre sur cette terre sans lui porter atteinte ou détruire sa beauté , sans apporter
la souffrance et la mort aux autres ?
Krishnamurti : Vous êtes-vous jamais posé cette question ? Véritablement ? Pas en théorie, mais véritablement, vous
êtes-vous posé cette question, lui avez-vous fait face ? Ne la fuyez pas, n’expliquez pas que la souffrance
est nécessaire, et tout le reste, mais regardez-la, affrontez-la. Vous êtes-vous jamais posé une telle question ? Pas en
masse, pas pour faire une manifestation contre un politicien qui veut détruire un parc national, ou pour telle ou telle
cause. Pour se poser une telle question, il faut qu’elle vous consume, que ce soit quelque chose de considérablement
important, pas une question fantaisiste pour passer le temps. Vivre sur cette terre avec son extraordinaire beauté
sans la détruire ; pour mettre fin à la souffrance, pour ne pas tuer un autre être humain, pour ne pas tuer une chose
vivante. Il existe une secte en Inde dont le seul moyen de déplacement est la marche. Ils ne prennent ni le train, ni
l’avion ni aucun véhicule et ils portent un masque pour ne pas tuer in insecte en respirant. Quelques membres de ce
groupe sont venus voir l’orateur, ils ont marché pendant treize cents kilomètres. Et ils ne veulent pas tuer.
Il y a aussi ceux qui veulent tuer : tuer pour le sport, tuer pour s’amuser, tuer pour le profit - toute l’industrie de la
viande, ceux qui détruisent la terre, rejettent des gaz empoisonnés, polluent l’air, l’eau et polluent les autres. C’est
bien ce que nous faisons à la terre et aux autres.
Peut-on vivre sur cette terre avec cette grande beauté et ne pas apporter la souffrance et la mort aux autres ? C’est
une question très, très sérieuse. Vivre une vie qui ne provoque pas la souffrance ou la mort des autres. Cela signifie
ne pas tuer un être humain et aussi ne pas tuer les animaux pour se divertir ou pour manger. Comprenez-vous tout
cela ? Telle est la question.
Il y avait en Inde, une catégorie de gens qui ne mangeaient jamais de viande. Ils pensaient qu’il était mauvais de tuer.
On les appelait alors les brahmanes. La civilisation occidentale ne s’est jamais posé la question de savoir s’il est juste
de tuer, s’il est justifié de tuer une chose vivante. Le monde occidental a détruit des races entières. D’accord ?
L’Amérique a détruit les Indiens, elle les a anéantis car elle voulait leur terre et tout le reste. Pouvons-nous vivre
sur cette terre sans tuer, sans guerre ? Je peux vous répondre mais, à quoi cela vous servira-t-il si vous tuez ? Je ne
préconise pas le végétarisme (Il y a quelque temps quelqu’un écrivait : « Le végétarisme se répand sur ce pays
comme une maladie dégoûtante ! ») Mais vous tuez un chou, où placez-vous la limite ? En faites-vous un
problème ? Comprenez-vous ma question ?
Si vous êtes contre la guerre, comme certains êtres humains, moi y compris, le sont et contre le fait de tuer
d’autres hommes, quelle qu’en soit la raison, alors vous ne pouvez même plus poster une lettre ! Le timbre, la
nourriture que vous achetez, une partie de ce que vous payez va à la défense, à l’armement. Si vous achetez de
l’essence, une partie du prix y va aussi etc., etc. Alors que faire ? Si vous ne payez pas les taxes vous aurez des
amendes ou vous irez en prison. Si vous n’achetez pas de timbres ou d’essence, vous ne pourrez pas écrire
ou voyager. Alors vous vous isolerez et vivre de cette façon semble plutôt futile. Alors que faire ? Allez-vous dire : «
Je ne voyagerai pas, je n’écrirai pas ? » Puisque tout cela contribue à soutenir l’armée, la marine et les armements vous suivez ? -, tout ce racket. Ou bien voulez-vous approcher ce problème de façon différente ? Pourquoi tuonsnous ? Les religions, surtout le christianisme, ont tué énormément de gens. Elles ont torturé des gens, les ont traités
d’hérétiques et les ont brûlés. Vous connaissez toute cette histoire. Les musulmans ont fait la même chose. Les
hindous et les bouddhistes sont probablement les seuls qui n’ont pas tué - leur religion l’interdit.
Il n’y a …qu’une possibilité pour sortir de là : découvrir ce qu’est l’amour.
Jiddu Krishnamurti: De la nature et de l’environnement. Ojai, le 24 mai 1984.
...
L’homme plein d’assurance est un être humain mort.
Pour comprendre une chose - quelle qu’elle soit - il faut vivre avec elle, l’observer, connaître tout son contenu, sa
nature, sa structure, son mouvement. Avez-vous jamais essayé de vivre avec vous-mêmes ? Dans ce cas, vous avez
remarqué que ce vous-même n’est pas un état statique, mais une chose vivante, toujours renouvelée. Et pour vivre
avec une chose vivante, l’esprit doit, lui aussi, être vivant. Mais il ne peut pas l’être s’il est pris dans un
réseau d’opinions, de jugements, de valeurs.
En vue d’observer le mouvement de votre esprit et de votre coeur, le mouvement de tout votre être, il vous faut avoir
un esprit libre, qui ne s’attarde pas à acquiescer, à réfuter, à prendre parti dans une discussion, à argumenter sur des
mots, mais qui s’attache à suivre ce qu’il observe, avec l’intention de comprendre. Cest difficile, car la plupart
d’entre nous ne savent ni regarder ni écouter leur propre être, pas plus qu’ils ne voient la beauté d’un cours d’eau ou
qu’ils n’entendent la brise dans les arbres.
Condamner ou justifier empêche de voir clairement. Il en est de même lorsqu’on bavarde sans arrêt, car alors on
n’observe pas « ce qui est » : on ne voit que ce que l’on projette soi-même. Chacun de nous a une image de ce qu’il
croit être ou de ce qu’il voudrait être, et cette image nous empêche totalement de voir ce que nous sommes en fait.
Voir quoi que ce soit avec simplicité est une des choses les plus difficiles au monde car nous sommes si complexes
que nous avons perdu la qualité de ceux qui sont simples en esprit. Je ne parle pas de cette sorte de simplicité qui
s’exprime dans la nourriture et les vêtements, telle que ne posséder qu’un pagne, ou battre des records de jeûne, ou
toute autre sottise infantile que cultivent les saints, mais de la simplicité qui permet qu’on regarde directement
chaque chose sans peur et soi-même tel que l’on est, sans déformations ; si l’on ment, se dire que l’on ment, sans
déguisements ni évasions.
Et aussi, pour nous comprendre nous-mêmes, il nous faut une grande humilité. Aussitôt que l’on se dit « je me
comprends », on a déjà cessé d’apprendre quoi que ce soit à son propre sujet ; ou si l’on se dit : « après tout, il n y
a rien à apprendre, puisque je ne suis qu’un paquet de souvenirs, d’idées, d’expériences, de traditions », on a
également cessé de voir ce que l’on est. Lorsqu’on parvient à une réalisation, on a perdu les qualités propres
à l’innocence et à l’humilité. Dès que l’on tient un résultat, ou que l’on cherche à s’informer en se basant sur des
connaissances acquises, on est perdu, car on ne fait que traduire tout ce qui vit en termes de ce qui n’est plus. Mais
si l’on n’a aucun point d’appui, aucune certitude, on est libre de regarder ; si l’on n’a aucun acquis, on est libre
d’acquérir. Ce qu’on voit étant libre est toujours neuf. L’homme plein d’assurance est un être humain mort.
Jiddu Krishnamurti: Se libérer du connu. Chapitre 2 (p. 21-23)
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Est-il possible pendant que l’on vit, avec toute cette énergie, cette capacité et cette agitation, de
mettre fin par exemple à l’attachement ? Car c’est ce qui va se passer quand vous allez mourir.
Est-il possible pendant que l’on vit, avec toute cette énergie, cette capacité et cette agitation, de mettre fin par
exemple à l’attachement ? Car c’est ce qui va se passer quand vous allez mourir. Peut-être êtes-vous attachés à votre
femme ou à votre mari, à vos biens. Peut-être êtes vous attachés à une croyance en Dieu, c’est-à-dire à une simple
projection ou invention de la pensée, mais vous y êtes attaché parce que cela vous donne un certain sentiment de
sécurité, aussi illusoire soit-il. La mort signifie la fin de cet attachement.
Maintenant que vous vivez, pouvez-vous volontairement, facilement, sans aucun effort, mettre fin à cette
forme d’attachement ? Ce qui signifie mourir à quelque chose que vous avez connu - vous me suivez ?
Pouvez-vous le faire ? Car c’est mourir et vivre à la fois sans être séparé de la mort par une cinquantaine d’années,
en attendant qu’une maladie vous achève. C’est vivre avec toute votre vitalité, votre énergie, vos aptitudes
intellectuelles ainsi qu’une grande sensibilité et à la fois c’est aussi mourir, en finir avec certaines conclusions,
certaines manies, expériences, attachements et blessures.
Cela implique de vivre avec la mort tout en vivant. La mort n’est pas alors quelque chose de lointain, la mort n’est
pas quelque chose qui se trouve à la fin de la vie, résultant d’un accident, de la maladie ou de la vieillesse, mais elle
est plutôt une fin à toutes les choses de la mémoire - c’est cela la mort, une mort qui n’est pas séparée de la vie.
Jiddu Krishnamurti: Causeries d’Amsterdam - 20 sept 1981 - La nature de la pensée. P.168.
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Chaque jour, vivre et mourir à la fois – car c’est en mourant qu’on est au contact de la vie.
Entrer en contact avec la mort, mourir sans discussion, savez-vous ce que cela veut dire ? Car la mort, lorsqu’elle
vient, n’argumente pas avec vous. Pour lui faire face, vous devez, chaque jour, mourir à toute chose : à votre
angoisse, à votre solitude, aux relations auxquelles vous vous accrochez ; vous devez mourir à vos pensées, mourir à
vos habitudes, mourir à votre femme afin de la regarder avec des yeux neufs ; vous devez mourir à la société afin de
pouvoir, en tant qu’être humain, être neuf, frais, jeune, et capable de la regarder avec ces yeux-là.
Mais vous ne pourrez pas affronter la mort si vous ne mourez chaque jour. Ce n’est que lorsqu’on meurt que naît
l’amour.
L’esprit qui a peur est dénué d’amour - il a des habitudes, il a de la sollicitude, il peut se forcer à être bon
et superficiellement attentionné. Mais la peur engendre la souffrance, et la souffrance, c’est le temps sous forme de
pensée.
Donc, mettre fin à la souffrance, c’est entrer en contact avec la mort de votre vivant - en mourant à votre nom, à
votre maison, à vos biens, à votre cause, de sorte que vous débordiez de fraîcheur, de jeunesse, de lucidité, et que
vous puissiez voir les choses telles qu’elles sont, sans la moindre distorsion. C’est ce qui va se passer à l’heure de votre
mort. Mais notre mort aux choses physiques est limitée.
Nous admettons, en toute logique et en toute raison, que l’organisme cesse un jour de vivre. C’est pourquoi nous
nous inventons une vie, tissée de tout notre vécu - tissée de nos angoisses quotidiennes, de notre insensibilité
quotidienne, de nos problèmes toujours plus nombreux, de toutes ces stupidités de la vie ; cette vie que nous
voudrions perpétuer, nous l’appelons « l’âme » - qui est, selon nous, ce qu’il y a de plus sacré, qui participe du divin,
alors qu’elle fait toujours partie de votre pensée et n’a donc rien à voir avec la divinité. Telle est votre vie !
Il faut donc, chaque jour, vivre et mourir à la fois - car c’est en mourant qu’on est au contact de la vie.
Jiddu Krishnamurti: Le livre de la méditation et de la vie.
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Il est essentiel de nier la pensée sous forme de souvenirs, agréables ou pénibles, et cela à chaque
instant de la journée, à mesure qu’ils surgissent.
Un fait que je vois très clairement, c’est que le résidu de toute sensibilité, de toute sensation émousse l’esprit. C’est
alors un fait que je rejette mais, d’un autre côté, je ne connais pas l’état d’une extraordinaire sensibilité, où
l’expérience ne laisse derrière elle aucune marque, et pourtant, j’ai vu la fleur dans toute sa plénitude, dans son
immense intensité. Je vois comme un fait indéniable que toute sensation, tout sentiment, toute pensée, laissent
subsister leurs empreintes, modèlent l’esprit et ne peuvent que rendre impossible l’apparition de l’esprit nouveau.
Je vois que d’avoir un esprit empreint de marques, c’est la mort, aussi je rejette la mort. Mais je ne connais rien
d’autre. Je vois aussi qu’un esprit bien fait possède la sensibilité sans le résidu de l’expérience. Il passe par une
expérience mais celle-ci ne laisse aucune trace susceptible de devenir la cause de nouvelles expériences, de nouvelles
conclusions, d’une nouvelle mort.
Une façon de faire, je la rejette, et l’autre, je ne la connais pas. Comment cette transition entre le rejet du connu et
l’inconnu peut-elle prendre naissance ? Comment fait-on pour ainsi nier, rejeter ?
Est-ce que l’on rejette le connu, non pas à l’occasion d’incidents dramatiques mais au cours d’incidents minimes ?
Est-ce que je le rejette quand je me rase le matin et que je me souviens de mon séjour délicieux en Suisse ? Est-ce
que l’on rejette le souvenir d’un incident agréable ? Est-ce que l’on en prend conscience pour le rejeter ? Ce n’est pas
là un incident dramatique ni spectaculaire, personne n’y prête attention.
Néanmoins, ce rejet constant de petites choses, ces petits coups de balai, ces petits effacements, et non pas une
grande négation spectaculaire, c’est cela qui est essentiel.
Il est essentiel de nier la pensée sous forme de souvenirs, agréables ou pénibles, et cela à chaque instant de la journée,
à mesure qu’ils surgissent. On ne le fait pas à cause d’un mobile quelconque, et pas pour pénétrer dans un état
extraordinaire que l’on appelle l’inconnu.
Jiddu Krishnamurti: Réponses sur l’éducation. Le rejet véritable. P. 146 à 149
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Lorsque vous avez conscience d’être heureux, est-ce là le bonheur ? Lorsqu’il y a le bonheur, en
avez-vous conscience ?
La conscience ne vient qu’avec le conflit, le conflit du souvenir d’un plus. Le bonheur n’est pas le souvenir d’un plus.
Là où il y a conflit, le bonheur n’est pas. Il y a conflit là où il y a l’esprit. La pensée à tous les niveaux est la réponse
de la mémoire, et ainsi la pensée engendre invariablement le conflit. La pensée est sensation, et la sensation n’est pas
le bonheur. Les sensations cherchent toujours des satisfactions. La fin est sensation, mais le bonheur n’est pas
une fin ; on ne peut pas se lancer à sa recherche.
Mais comment les sensations cessent-elles ?
Faire cesser la sensation, c’est appeler la mort. La mortification est une autre forme de sensation. Dans la
mortification, physique ou psychologique, la sensibilité est détruite, mais pas la sensation. La pensée qui se mortifie
elle-même ne fait que chercher des nouvelles sensations, car la pensée elle-même est sensation. La sensation ne peut
jamais mettre un terme à la sensation ; elle peut avoir des sensations différentes à des niveaux différents, mais il n’y a
pas de terme à la sensation. Détruire la sensation, c’est être insensible, mort ; ne pas voir, ne pas sentir, ne pas
toucher, c’est être mort, c’est être isolé. Notre problème est entièrement différent, n’est-ce pas ? La pensée ne
peut jamais amener le bonheur ; elle ne peut que ressusciter des sensations, car la pensée est sensation. Elle ne peut
faire naître le bonheur ni progresser en direction du bonheur. La pensée ne peut aller que vers ce qu’elle
connaît, mais le connu n’est pas le bonheur ; le connu est sensation.
Quoi qu’elle fasse, la pensée ne peut être ni chercher le bonheur. La pensée ne peut avoir conscience que de sa
propre structure, de son propre mouvement. Lorsque la pensée fait un effort pour mettre un terme à elle-même, elle
ne fait en réalité que chercher à réussir davantage, à atteindre un but qui lui donnera plus de satisfactions. Le plus
est savoir, mais non bonheur. La pensée doit prendre conscience de son propre fonctionnement, de ses tricheries, de
ses illusions. En prenant conscience d’elle-même, sans aucun désir d’être ou de ne pas être, l’esprit arrive au stade
d’inaction. L’inaction n’est pas la mort ; c’est un état de vigilance passive dans lequel la pensée est totalement
inactive. C’est l’état le plus élevé de la sensibilité. Lorsque l’esprit est totalement inactif sur tous les plans, alors
seulement il y a l’action. Toutes les activités de l’esprit ne sont que des sensations, des réactions à un stimulus
quelconque, à une influence, ce qui n’est pas du tout l’action. Lorsque l’esprit est sans activité, il y a l’action ; cette
action est sans cause, et alors seulement il y a la félicité.
Jiddu Krishnamurti: Commentaires sur la vie. Tome 1, chapitre 85: Sensation et bonheur
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Pourquoi ne pouvons-nous pas vivre dans la paix ?
Il paraît étrange que nous ne puissions trouver une façon de vivre où il n’y ait ni conflit, ni souffrance, ni confusion,
mais au contraire une abondance de joie et de bienveillance. Nous lisons des livres, œuvres d’intellectuels
nous proposant des organisations économiques et morales de la société. Nous nous tournons aussi vers des ouvrages
écrits par des théologiens, personnages religieux ayant leurs idées de prédilection et se complaisant à de
nombreuses spéculations.
Apparemment, il est difficile pour la plupart d’entre nous de découvrir une manière de vivre qui soit vivante, paisible,
pleine d’énergie et de clarté et où l’on ne dépende pas d’autrui. Nous sommes censés être des gens mûris et
sophistiqués. Ceux d’entre nous qui sommes plus âgés avons assisté à deux épouvantables guerres, à des révolutions,
des soulèvements, et à la souffrance sous toutes ses formes. Et pourtant nous voici, par une belle matinée, parlant de
toutes ces choses, attendant peut-être qu’on nous dise quoi faire, qu’on nous indique une façon pratique de vivre, de
suivre quelqu’un qui nous donne une clef à la beauté de la vie et à une grandeur qui dépasse la routine quotidienne.
Je me demande - et vous aussi peut-être - pourquoi nous écoutons les autres. Pourquoi ne pouvons-nous pas trouver
la clarté par nous-mêmes dans notre propre esprit, dans notre propre cœur, et sans aucune déformation ;
pourquoi devons-nous être si encombrés de littérature ? Ne pouvons-nous pas vivre pleinement, sereinement, dans
une grande extase et véritablement en paix ? Notre état de choses me paraît très étrange, mais il est ce qu’il
est. N’avez-vous jamais considéré si vous ne pourriez pas vivre d’une vie complètement dépourvue d’efforts et de
luttes ? Nous faisons sans cesse des efforts pour changer ceci, pour transformer cela, pour supprimer une chose, en
accepter une autre, pour imiter, pour mettre en pratique certaines formules et certaines idées.
Je me demande si nous nous sommes jamais préoccupés de savoir s’il est possible de vivre sans conflit - non pas pour
cela nous retrancher dans un isolement intellectuel ou dans une ambiance émotive, sentimentale et brouillonne.
Mais au contraire de vivre sans aucun effort du tout. Parce que l’effort, si agréable (ou désagréable), si satisfaisant ou
si profitable qu’il soit, fausse et déforme l’esprit. C’est comme une machine qui fonctionne tout le temps
avec frottement et jamais tout uniment et qui, ainsi, se détruit rapidement par l’usure. Alors on se pose la question et il me paraît qu’elle en vaut la peine – la question de savoir s’il est possible de vivre, tout effort étant éliminé, sans
pour cela tomber dans la paresse, l’isolement, l’indifférence, l’insensitivité, la torpeur. Toute notre vie, depuis
l’instant de notre naissance jusqu’à celui de notre mort, se passe dans une lutte interminable pour nous adapter, nous
modifier, pour devenir quelque chose. Et cette lutte, ce conflit engendrent la confusion, émoussent l’esprit et nos
cœurs deviennent insensibles.
Donc, est-il possible - non pas en tant qu’idée, ou comme une chose sans espoir, au-delà de notre portée - de
découvrir une façon de vivre sans conflit, non seulement superficiellement mais encore dans les profondeurs de
l’inconscient, dans la profondeur de nous-mêmes ? Ce matin nous allons peut-être pouvoir pousser ’cette question
très avant. Et tout d’abord, pourquoi inventons-nous des conflits, agréables ou pénibles, et est-il possible d’y mettre
fin ? Pouvons-nous y mettre fin et vivre d’une vie entièrement différente, disposant de la plus grande énergie, la plus
grande clarté, la plus grande vigueur intellectuelle, la raison, et avoir dans le cœur une abondance d’amour dans
le vrai sens de ce mot ? Il y a lieu, me semble-t-il, d’appliquer notre esprit et notre cœur à cette question, à nous en
pénétrer complètement.
Le conflit existe évidemment en nous à cause de nos contradictions intérieures, lesquelles s’expriment
extérieurement dans la société, dans les activités du « moi » et du « non moi » ; autrement dit, du « moi » avec toutes
ses ambitions, ses élans, ses recherches, ses plaisirs, ses anxiétés, sa haine, sa compétition, sa peur, et de l’cc autre »
qui est le « non moi ». En face de cela il y a cette idée d’une existence sans conflits, sans désirs, sans recherches, sans
poussées contradictoires. En prenant conscience de notre état de tension, nous pouvons contempler tout le tableau
en nous-mêmes, les crispations issues d’exigences contradictoires, de conscience, d’idées, de recherches opposées.
C’est cette dualité, cette opposition dans nos désirs, avec leurs craintes et leurs contradictions, qui entraînent le
conflit. Il me semble que ceci est assez clair quand nous observons la chose en nous-mêmes. Ce thème se répète
sans cesse, non seulement dans notre vie quotidienne, mais encore dans la vie religieuse - entre le paradis et l’enfer,
le bien et le mal, le noble et l’ignoble, l’amour et la haine et ainsi de suite. Si je puis vous le suggérer, je vous en prie,
ne vous contentez pas d’écouter les paroles, mais observez-vous vous-mêmes, sans analyser mais utilisant l’orateur
comme un miroir dans lequel vous pouvez vous contempler réellement, prenant ainsi conscience du fonctionnement
de votre esprit et de votre cœur, tandis que vous regardez dans ce miroir. On peut voir comment la division sous
toutes ses formes, la séparation ou la contradiction en soi-même ou en dehors de soi-même, suscitent inévitablement
un conflit entre la violence et la non-violence.
Ayant constaté cet état de choses tel qu’il existe vraiment, est-il possible d’y mettre fin, non seulement au niveau
superficiel de notre conscience, dans notre vie quotidienne, mais aussi très profondément aux racines mêmes de
notre être, de sorte que n’existent plus aucune contradiction, plus d’exigences ou de désirs en opposition, plus
d’activité de l’esprit dualiste ? Comment faire ? Nous cherchons toujours à jeter un pont entre le « moi » et le « non
moi » - le « moi » avec ses ambitions, ses élans, ses contradictions, et le « non moi » qui est l’idéal, la formule,
le concept. Nous cherchons toujours à jeter un pont entre ce qui est et ce qui devrait être ; et par là, donnons
naissance à un état de contradiction et de conflit où se perdent toutes nos énergies. Notre esprit peut-il cesser
de diviser, ne peut-il pas demeurer complètement avec ce qui est ? Et dans la compréhension de ce qui est, subsiste-til un conflit quelconque ?
Je voudrais approfondir cette question, la voir sous un jour différent dans ses rapports avec la liberté et la crainte.
La plupart d’entre nous avons soif de liberté, bien que nous vivions dans une activité égocentrique où nous
passons nos journées penchés sur nous-mêmes, nos échecs, nos accomplissements. Nous voulons être libres - non
seulement politiquement, ce qui est comparativement facile, à l’exception du monde des dictatures - mais libres aussi
de toute propagande religieuse. Toute religion, ancienne ou moderne, est l’œuvre de propagandistes et n’est par
conséquent pas une religion. Plus on est sérieux, plus on s’intéresse à la qualité de notre vie, plus on recherche la
vérité et plus on met en doute sans accepter, sans croire. On veut être libre dans le but de découvrir si la réalité
existe, s’il existe quelque chose d’éternel, d’intemporel ou non. Il y a cet extraordinaire besoin d’être libre dans
tous nos rapports. Mais en général cette liberté devient un processus d’auto-isolement et n’est par conséquent pas la
vraie liberté.
Même notre besoin de liberté est empreint de peur. Parce que celle-ci peut signifier une insécurité complète et
absolue, et cette insécurité nous paraît redoutable. Elle nous semble être une chose très dangereuse - chaque enfant
aspire à la sécurité dans ses rapports avec l’extérieur. Et à mesure que nous vieillissons nous continuons à aspirer à la
sécurité, à la certitude dans tous nos rapports avec les objets, les gens et les idées. Ce besoin de sécurité
engendre inévitablement la peur et, ayant peur, nous dépendons de plus en plus des choses auxquelles nous sommes
attachés. C’est ainsi que surgit la question de la liberté et de la peur, et on se demande s’il est le moins du monde
possible d’être affranchi de cette peur, non seulement physiquement mais psychologiquement, non pas
superficiellement mais encore dans les recoins les plus obscurs et les plus profonds de notre âme, dans ces mêmes
recoins secrets qui n’ont jamais été pénétrés.
L’esprit peut-il être entièrement et complètement affranchi de toute angoisse ? C’est la peur qui détruit l’amour ceci n’est pas une théorie - c’est elle qui facilite l’anxiété, l’attachement, la possessivité, la domination, la
jalousie dans tous nos rapports, et c’est elle qui provoque la violence. Comme on peut l’observer dans les villes
surpeuplées avec leur explosion démographique, il y a une grande insécurité, une grande incertitude, une grande
anxiété. C’est là en partie ce qui pousse à la violence. Pourrons-nous nous en affranchir de façon à quitter cette salle
et à en sortir sans que subsiste cette ombre, cette obscurité qui accompagne la peur ?
Pour la comprendre, il nous faut examiner non seulement les peurs physiques mais encore le vaste enchevêtrement
des peurs psychologiques. C’est un point que nous allons pouvoir approfondir quelque peu. Notre question est :
comment la peur surgit-elle ? Qu’est-ce qui l’entretient, qui la prolonge, et est-il possible d’y mettre fin ? Les anxiétés
physiques sont assez faciles à comprendre. Il y a une réaction immédiate à un danger physique et cette réaction est
due à de nombreux siècles de conditionnement, parce que sans cela il n’y aurait aucune survie physique, la vie aurait
pris fin. Physiquement il faut survivre et une tradition millénaire nous dit « attention », la mémoire dit « attention il
y a danger, agissez tout de suite ». Mais cette réaction visible au danger est-elle vraiment de la peur ?
Je vous en prie, suivez tout ceci soigneusement parce que, bien que nous ayons à approfondir quelque chose d’assez
simple mais qui est tout de même suffisamment compliqué, si vous n’y prêtez pas votre attention toute entière nous
n’allons pas comprendre. Nous demandons si cette réaction physique, sensorielle au danger, qui pousse à une action
immédiate, si c’est de la peur ? N’est-ce pas plutôt de l’intelligence et par conséquent cela n’est pas de la peur ? Or,
l’intelligence est-elle une affaire de tradition et de mémoire ? Et si oui, pourquoi n’agit-elle pas d’une façon complète,
comme elle le devrait, dans le champ psychologique où nous sommes si affreusement terrifiés par tant de choses ?
Pourquoi cette même intelligence qui agit lors de l’observation du danger physique, n’agit-elle plus quand nos
angoisses sont psychologiques ? Cette intelligence physique n’est-¬elle pas applicable à la nature psychologique de
l’homme ? Autrement dit, il y a des peurs de diverses sortes que nous connaissons tous - peur de la mort, de
l’obscurité, de ce que pourrait dire notre mari ou notre femme, ou ce que peut penser le voisin ou le patron - tout un
enchevêtrement d’angoisses.
Nous n’allons pas entrer dans les détails de ses diverses formes ; l’objet de notre examen c’est la peur elle-même et
non pas telle ou telle peur particulière. Et quand elle existe et que nous en prenons conscience, il y a un mouvement
qui nous pousse à l’éviter, à la supprimer, à la fuir, à l’ignorer grâce à différentes formes de divertissements, des
distractions religieuses, ou encore en développant en nous le courage qui est une résistance à la peur. Evasion,
distraction et courage sont toutes des formes différentes de résistance devant le fait immédiat de la peur.
Plus elle est grande, plus la résistance est intense et ainsi certaines activités névrotiques sont mises en branle. Quand
elle est là, l’esprit - ou le « moi » - dit : « il ne faut pas qu’il y ait de peur », et nous voilà dans la dualité. Il y a un «
moi » qui est autre chose que la peur, qui s’en évade, qui y résiste, qui cultive son énergie, dévide des théories ou va
trouver un psychanalyste ; et puis il y a le « non moi » ! Le « non moi » c’est la peur ; et le « moi » est maintenu
séparé d’elle. Il y a donc un conflit immédiat entre la peur et le « moi » qui cherche à s’en rendre maître. Il y a
l’observateur et la chose observée. La chose observée étant la peur et l’observateur étant le « moi » qui se propose de
s’en débarrasser. Il y a donc une opposition, une contradiction, une séparation et par conséquent un conflit entre la
peur et le « moi » qui veut l’annihiler. Est-ce que nous communiquons l’un avec l’autre ?
Donc, il y a le problème de ce conflit entre le « non moi » qui est la peur et le « moi » qui pense en être différent et
qui veut y résister, qui cherche à la dominer, à s’en évader, à la supprimer ou à la maîtriser. Cette division entraînera
invariablement un état de conflit, comme il arrive pour les nations avec leurs armées, leurs marines et leurs
gouvernements souvent différents.
Il y a donc l’observateur et la chose observée - l’observateur qui dit : « Il me faut me débarrasser de cette chose
affreuse, il faut absolument que je la détruise. » L’observateur est toujours à lutter, il est devant un état de conflit.
Ceci est devenu pour nous une habitude, une tradition, un conditionnement. Et c’est une des choses les plus difficiles
au monde que de briser aucune habitude, parce que nous nous complaisons à vivre dans nos routines, fumant,
buvant, nous abandonnant à des habitudes sexuelles ou psychologiques ; et il en va de même pour les nations, les
gouvernements souverains qui disent « mon pays et votre pays », « mon Dieu et votre Dieu », « ma croyance et votre
croyance ». Il est dans notre tradition de combattre, de résister à la peur et par conséquent d’intensifier le conflit et
de vitaliser nos angoisses.
Si ceci est bien clair, nous pouvons alors envisager la prochaine question que voici : y a-t-il une différence réelle
entre l’observateur et la chose observée, dans ce cas particulier ? L’observateur se figure être autre chose que la
chose observée, c’est-à-dire la peur. Y a-t-il vraiment une différence entre lui et la chose qu’il observe ou ne sont-ils
pas tous deux une seule et même chose ? Très évidemment ils sont une seule et même chose. L’observateur est la
chose observée - si quelque chose d’entièrement neuf se présente il n’y a plus d’observateur du tout. Mais du fait que
l’observateur reconnaît sa propre réaction comme étant la peur, qu’il a connue auparavant, il y a division. Aussi, si
vous voulez comprendre la chose à fond vous découvrirez par vous-même - j’espère que vous le faites - que
l’observateur et la chose observée essentiellement ne font qu’un. Et par conséquent, s’ils sont la même chose, vous
éliminez la contradiction, le « moi » et le « non moi », et en même temps vous balayez totalement toute sorte
d’effort. Toutefois ceci ne veut pas dire que vous acceptez la peur, ni que vous vous identifiez à elle.
Il y a donc la peur, la chose observée et l’observateur qui en fait partie. Que faire alors ? (Travaillez-vous aussi dur
que l’orateur ? Si vous vous contentez d’écouter ses paroles, je crains bien que jamais vous ne puissiez résoudre cette
question). Il n’y a donc plus que la peur - et non plus l’observateur qui la regarde, parce que l’observateur est la peur.
Il se passe alors bien des choses mais, tout d’abord, qu’est-ce que la peur et comment se pro¬duit-elle ? Nous ne
parlons pas de ses résultats, ni de sa cause, ni de la façon dont elle obscurcit notre vie avec sa laideur et sa
souffrance. Mais nous nous demandons ce qu’elle est et comment elle se produit. Devons-nous pour cela l’analyser
constamment afin de découvrir ses innombrables causes ? Parce que dès l’instant où vous vous mettez à
analyser, l’analyseur doit être extraordinairement dégagé de tout préjugé, de tout conditionnement, il lui faut
regarder et observer. Autrement s’il existe une sorte de déformation dans son jugement, cette déformation ne cesse
de croître à mesure qu’il poursuit son analyse.
Donc, analyser dans le but de mettre fin à la peur n’y met pas fin, bien au contraire. J’espère qu’il y a ici des
psychanalystes ! Parce qu’en découvrant sa cause et en agissant à la suite d’une telle découverte, la cause devient
l’effet et l’effet devient la cause. L’effet et toute action sur cet effet poursuivie dans le but de découvrir la cause, la
découverte de la cause et l’action qui se poursuit conformément à cette cause, nous place dans la situation suivante.
C’est une chaîne ininterrompue d’effets et de causes. Si nous rejetons cette compréhension de la cause et de son
analyse, que nous reste-t-il à faire ?
Voyez-vous, ce n’est pas ici un amusement mais il y a pourtant une grande joie dans la découverte, une grande
satisfaction à comprendre tout ceci. Donc, qu’est-ce qui crée la peur ? Elle est engendrée par le temps et la pensée le temps : hier, aujourd’hui et demain ; on a peur que quelque chose ne se passe demain, une perte de situation,
une mort, la fuite de la femme ou du mari, on a peur que la souffrance et la maladie que j’ai connues jadis, il y a
longtemps, ne se reproduisent. C’est ici qu’intervient le temps ; le temps comprenant ce que mon voisin peut dire de
moi demain, ou bien le temps qui jusqu’ici a dissimulé une chose que j’ai pu faire il y a bien des années. Je redoute
certains désirs profonds, des désirs qui pourraient ne pas recevoir d’accomplissement (donc dans la peur, le temps
joue un rôle). La crainte de la mort qui se produit à la fin de la vie, qui peut-être se cache au coin de la rue, et j’en ai
peur. Par conséquent, le temps implique la pensée et la peur. S’il n’y a pas de temps, il n’y a pas de pensée. Et quand
je m’attarde à penser à ce qui s’est passé hier, dans la crainte que j’ai de le voir se reproduire demain - ceci implique
le temps aussi bien que la peur.
Je vous en prie, observez ceci, regardez par vous-même - n’acceptez, ne rejetez rien ; mais écoutez, découvrez par
vous-même la vérité de la chose et non pas simplement les paroles, ne vous demandez pas si vous êtes d’accord ou
non, mais allez de l’avant. Pour discerner la vérité il vous faut le sentiment, la passion de découvrir et une grande
énergie. Vous vous apercevrez alors que la pensée engendre la peur ; penser au passé ou à l’avenir - l’avenir
pouvant être la minute qui suit ou le lendemain où dans dix ans - en y pensant vous en faites un événement.
Et penser à un événement qui vous a été agréable hier, le maintient, le prolonge, que ce plaisir soit sexuel,
sensoriel, intellectuel ou psychologique ; en y pensant, en construisant une image comme le font la plupart des gens,
vous donnez à cet événement passé une continuité due à cette pensée et qui engendre ’ un nouveau plaisir.
Mais la pensée donne naissance à la peur aussi bien qu’au plaisir ; tous deux appartiennent au domaine du temps.
C’est ainsi que la pensée engendre cette monnaie à deux faces, le plaisir et la souffrance, qui est peur. Alors
que faire ? Nous révérons la pensée. Elle a pris pour nous une importance telle que nous nous figurons : que plus elle
est rusée, le mieux cela vaut. Dans le monde des affaires, le monde religieux, le monde de la famille, l’intellectuel
utilise la pensée, il se complaît à manipuler cette monnaie, à tresser une couronne de paroles. Combien nous
honorons ces gens qui sont verbalement et intellectuellement habiles en pensée ! Et pourtant c’est celle-ci qui est
responsable de la peur et de cette chose que nous appelons le plaisir.
Nous ne prétendons pas qu’il faille se priver de plaisir. Nous ne tombons pas dans le puritanisme, nous cherchons à
le comprendre, et dans la compréhension, même de ce processus, la peur prend fin. Vous verrez alors que le plaisir
est quelque chose d’entièrement différent, et c’est une chose que nous approfondirons si nous en avons le temps.
C’est donc la pensée qui est responsable de ces tourments - une face est tourmentée, l’autre est plaisir et prolongation
du plaisir ; ce besoin, cette recherche du plaisir, s’adressent à des plaisirs de toutes sortes, le plaisir religieux compris.
Alors que faire avec notre pensée ? Peut-elle prendre fin ? Est-ce là une question juste ? Qui doit y mettre fin ? - estce un « moi » qui ne serait pas pensée ? Mais ce « moi » est le résultat de la pensée. Et par conséquent vous
retombez dans le même vieux problème ; le « moi » et le « non moi », l’observateur qui dit : « Si seulement je
pouvais mettre fin à la pensée, je vivrais une vie différente. » Mais en tout cela il n’y a rien d’autre que la pensée,
il n’y a pas le penseur qui dit : « Je veux mettre fin à la pensée », parce que l’observateur est le résultat de la pensée.
Et comment celle-ci prend-elle naissance ? Il est facile de voir que c’est une réaction de la mémoire, de l’expérience,
du savoir qui est le cerveau, le siège de la mémoire. Quand on lui demande quelque chose, il répond par une
réaction qui est à la fois mémoire et reconnaissance. Le cerveau est le résultat de millénaires d’évolution et
conditionnement - la pensée est toujours vieille, elle n’est jamais libre, elle est une réaction du conditionnement tout
entier.
Dès lors que faire ? Quand la pensée se rend compte qu’elle ne peut absolument rien sur la peur parce que c’est elle
qui la crée, alors il y a silence ; il y a la négation complète de tout mouvement qui puisse engendrer la peur. Alors
l’esprit, cerveau compris, observe tout ce phénomène de l’habitude, de la contradiction et de la lutte entre le « moi »
et le « non moi ». Il se rend compte que l’observateur est la chose observée. Et, voyant que la peur ne peut pas être
simplement analysée et mise de côté, mais qu’elle sera toujours là, l’esprit se rend compte aussi que l’analyse ne
mène à rien. Et alors on demande : quelle est l’origine de la peur ? Comment prend-elle naissance ?
Nous avons dit qu’elle doit sa naissance au temps et à la pensée. La pensée est une réaction de la mémoire et ainsi
elle engendre la peur. Celle-ci ne peut pas prendre fin par un simple contrôle ou une suppression de la pensée,
inutile de faire des efforts pour la transformer ou de se complaire à toutes sortes de procédés que l’on emploie contre
soi-même. Voyant tout ce tableau étalé devant soi, le voyant sans jugement, choix ou censure, la pensée elle-même
dit : « Je vais rester tranquille, sans aucun contrôle, sans aucune censure, je vais être immobile, silencieuse. »
Et ainsi il y a la fin de la peur, ce qui veut dire la fin de la souffrance, la compréhension de soi-même. Faute de se
connaître soi-même il n’y a pas de fin à la souffrance et à la peur. Seul un esprit affranchi de la peur peut faire face à
la réalité.
Peut-être voudrez-vous maintenant poser des questions. Il faut poser des questions - s’exposer ainsi soi-même à soimême est nécessaire, nécessaire ici et nécessaire aussi quand vous êtes seul dans votre chambre, dans votre
jardin, assis tranquillement dans l’autobus ou en vous promenant - il vous faut poser des questions afin de découvrir.
Mais il faut poser la question juste, et la question juste elle-même comprend la réponse juste.
Jiddu Krishnamurti: Le vol de l’aigle. Chapitre 5: Pourquoi ne pouvons-nous pas vivre dans la paix ? (Amsterdam, 10 mai 1969) Pages
96 à 111. Edition Delachaux et Niestlé 1971, 1978.
...
La conséquence de l’attachement est la crainte de perdre ce qu’on a ; de la crainte naît la jalousie
et de celle-ci la haine.
Qu’est-ce que l’attachement ? Pourquoi sommes-nous attachés à ceci ou à cela, à nos possessions, à l’argent, à notre
femme ou notre époux, à quelque sotte conclusion, à des concepts idéologiques ? La conséquence de
l’attachement est la crainte de perdre ce qu’on a ; de la crainte naît la jalousie et de celle-ci la haine. Bien sûr, la
jalousie n’est que la haine. Si vous êtes attaché à quelque chose, à une idée, à une personne, pouvez-vous mettre fin
à cet attachement à l’instant ? Voilà ce qu’est la mort. Pouvez- vous vivre avec la mort tout au long de la journée ?
Ah, songez-y, regardez-y de près, vous verrez la grandeur, l’immensité que cela implique. Vivre avec la cessation de
tout sentiment d’attachement, vivre la fin de toute peur ; l’activité du cerveau demeure, mais elle n’a plus de
direction, d’intention préconçue. Ainsi vivre avec la mort à chaque seconde, sans amasser, sans rien conserver, sans
donner de continuité à quoi que ce soit. C’est la vraie liberté, et par cette liberté vient l’amour, qui n’est ni
l’attachement , ni le plaisir, ni l’accomplissement.
Le cerveau, qui possède son propre rythme, ne cesse jamais de jacasser, d’implorer, de demander de l’aide - vous
me suivez ? Il est difficilement actif. Voyons s’il peut se calmer, devenir très tranquille, silencieux, sans mouvement.
Ce n’est pas un silence que l’on induit, que l’on cultive. On peut dire beaucoup de choses sur le silence. Il y a la paix,
qui est le silence entre deux guerres, ou bien le silence entre deux notes, entre deux mots, entre deux pensées, mais
rien de tout cela n’est comparable au cerveau immobile, calme, absolument paisible, qui s’est vidé de tout ce que les
hommes ont accumulé, de tout ce qu’ils n’ont cessé de poursuivre depuis le commencement ; c’est un état sans nom.
Jiddu Krishnamurti: La porte ouverte. Pages 149 et 150. Chapître: Le dilemme. 19 mai 1985. Editions Arista.
...
Ce rejet constant de petites choses, ces petits coups de balai, ces petits effacements, c’est cela qui
est essentiel et non pas une grande négation spectaculaire.
Comment voyez-vous cette fleur ? Comment en voyez-vous la beauté ? Comment y êtes-vous sensible ?
Si complètement que votre vision d’elle ne laisse aucun souvenir résiduel de sorte que si vous la revoyez dans une
heure, ce sera pour vous comme une fleur entièrement nouvelle ? Ce n’est pas possible si, pour vous, cette vision est
une sensation, une sensation associée à l’idée de fleur et de plaisir. La méthode traditionnelle, c’est de refuser tout ce
qui est agréable et cause de plaisir, parce que de telles associations éveillent de nouvelles formes de plaisir et, par
conséquent, vous vous disciplinez en vous obligeant à ne pas regarder.
Couper court à toutes les associations, comme avec un bistouri, témoigne d’un manque de maturité. Alors,
comment l’esprit, comment les yeux peuvent-ils percevoir l’intensité étonnante de la couleur et malgré cela, ne pas
en garder l’empreinte ?
Je ne suis pas à la recherche d’une méthode mais comment un tel état d’esprit peut-il prendre naissance ?
Parce qu’autrement, on ne peut pas être sensible. C’est comme une plaque photographique qui recevrait des
impressions et qui se renouvellerait d’elle-même. Elle est exposée et néanmoins, elle devient négative, prête à
recevoir l’impression suivante. Donc, à tout instant, il y a la purification de chaque plaisir. Cela est-il possible ou
bien est-ce que nous nous amusons avec des mots tandis que nous négligeons les faits ?
Un fait que je vois très clairement, c’est que le résidu de toute sensibilité, de toute sensation émousse l’esprit. C’est
alors un fait que je rejette mais, d’un autre côté, je ne connais pas l’état d’une extraordinaire sensibilité, où
l’expérience ne laisse derrière elle aucune marque, et pourtant, j’ai vu la fleur dans toute sa plénitude, dans son
immense intensité. Je vois comme un fait indéniable que toute sensation, tout sentiment, toute pensée, laissent
subsister leurs empreintes, modèlent l’esprit et ne peuvent que rendre impossible l’apparition de l’esprit nouveau.
Je vois que d’avoir un esprit empreint de marques, c’est la mort, aussi je rejette la mort. Mais je ne connais rien
d’autre. Je vois aussi qu’un esprit bien fait possède la sensibilité sans le résidu de l’expérience. Il passe par une
expérience mais celle-ci ne laisse aucune trace susceptible de devenir la cause de nouvelles expériences, de nouvelles
conclusions, d’une nouvelle mort.
Une façon de faire, je la rejette, et l’autre, je ne la connais pas. Comment cette transition entre le rejet du connu et
l’inconnu peut-elle prendre naissance ?
Comment fait-on pour ainsi nier, rejeter ?
Est-ce que l’on rejette le connu, non pas à l’occasion d’incidents dramatiques mais au cours d’incidents minimes ?
Est-ce que je le rejette quand je me rase le matin et que je me souviens de mon séjour délicieux en Suisse ? Est-ce
que l’on rejette le souvenir d’un incident agréable ? Est-ce que l’on en prend conscience pour le rejeter ? Ce n’est pas
là un incident dramatique ni spectaculaire, personne n’y prête attention.
Néanmoins, ce rejet constant de petites choses, ces petits coups de balai, ces petits effacements, c’est cela qui est
essentiel et non pas une grande négation spectaculaire. Il est essentiel de nier la pensée sous forme de souvenirs,
agréables ou pénibles, et cela à chaque instant de la journée, à mesure qu’ils surgissent. On ne le fait pas à cause
d’un mobile quelconque, et pas pour pénétrer dans un état extraordinaire que l’on appelle l’inconnu.
Jiddu Krishnamurti: Réponses sur l’éducation. Le rejet véritable
...
Ce qui a de la continuité ne peut jamais être différent de ce qu’il est, avec certaines modifications.
... mais ces modifications ne le renouvellent pas. Il peut prendre divers aspects, une couleur différente ; mais
c’est toujours l’idée, le souvenir, le mot. Ce centre de continuité n’est pas une essence spirituelle, car il appartient
encore au domaine de la pensée, de la mémoire, et aussi du temps. Il ne peut faire l’expérience que de sa
propre projection, et c’est cette projection qui lui donne une continuité ultérieure. Ainsi, tant qu’il existe, il ne peut
jamais expérimenter au-delà de lui-même. Il doit mourir ; il doit cesser de se donner à lui-même une continuité
par l’idée, le souvenir, le mot. La continuité est une décomposition, et il n’y a de vie que dans la mort. Il n’y
a renouvellement qu’avec la cessation du centre ; aussi la renaissance n’est pas continuité ; ainsi la mort est-elle
comme la vie, un renouvellement instantané. Ce renouvellement est création.
Jiddu Krishnamurti: Commentaires sur la vie. Tome 1, chapitre 38: La continuité
...
Nous aurons à découvrir la signification de la vie, ne lui accordant pas seulement une portée
intellectuelle, mais en regardant ce que cela signifie que de vivre.
Nous aurons à découvrir la signification de la vie, ne lui accordant pas seulement une portée intellectuelle, mais
en regardant ce que cela signifie que de vivre. Nous devrons aussi approfondir la question de savoir ce que c’est que
l’amour, et ce que cela signifie de mourir. Ces choses doivent être examinées au niveau du conscient et dans les
recoins les plus profonds, les plus cachés de l’esprit. Demandons-nous aussi ce que c’est que l’ordre, ce que cela
signifie vraiment que de vivre, et si on est capable de mener une vie pleine d’un amour, d’une tendresse, d’une
compassion, d’une affection entière et totale. Il faut aussi découvrir par soi-même le sens de cette chose
extraordinaire que nous nommons lamort.
Ces choses ne sont pas des fragments, elles sont un mouvement total, la totalité de la vie. Nous ne pourrons
jamais comprendre si nous divisons la question en vivre, aimer et mourir - il s’agit d’un seul et unique mouvement.
Pour comprendre ce processus de totalité, il faut qu’il y ait énergie, non seulement une énergie intellectuelle mais
une énergie résultant d’un sentiment intense, ce qui implique une passion sans mobile et qui, de ce fait, brûle
constamment en vous. Nos esprits étant morcelés, nous devrons approfondir cette question du conscient et de
l’inconscient, parce que c’est là que toute division - le « moi » et le « non moi », le « vous » et le « moi », le « nous »
et le « eux » - commence. Tant qu’existera ce cloisonnement - les nations, les familles, les religions avec leurs
influences possessives isolées il y aura inévitablement des divisions dans la vie.
Il y aura la vie quotidienne, son ennui, sa routine et puis ce que nous appelons l’amour, amour contaminé par la
jalousie, la possessivité, la dépendance, la domination, il y aura la peur et l’inévitable mort.
Jiddu Krishnamurti: Le vol de l’aigle. La vie : totalité, chapitre 6, Amsterdam, 11 mai 1969 (p. 116-117)
...
Il y a une plénitude dans la feuille du printemps comme dans la feuille qui meurt.
Un auditeur: En général, monsieur, l’hindou orthodoxe se fait lire la Gita quand vient sa mort, permettant ainsi à
son esprit de briser avec les préoccupations immédiates de famille, de peur, de richesses, etc. Mais cela ne répond
pas à ma question : comment l’individu peut-il apprendre à mourir ?
Jiddu Krishnamurti: Prenez une feuille au printemps : comme elle est délicate, elle renferme néanmoins en elle une
force extraordinaire lui permettant de subir le vent ; en été, elle vient à maturité ; en automne, elle jaunit, et puis elle
meurt. C’est une des plus belles choses qu’on puisse voir. Tout cela est un mouvement de beauté et de vulnérabilité.
La feuille, qui est toute tendre, se fait plus riche, prend forme, aborde l’été, et quand vient l’automne, elle se
teinte d’or. Il n’y a jamais un sentiment de laideur, aucun flétrissement au coeur de l’été. C’est un mouvement
constant de beauté en beauté. Il y a une plénitude dans la feuille du printemps comme dans la feuille qui meurt. Je
ne sais pas si vous voyez cela.
Pourquoi les êtres humains ne peuvent pas vivre et mourir de cette façon-là ? Quelle est cette chose qui les détruit
du commencement à la fin ? Regardez le garçon d’une douzaine d’années, combien le rire lui est facile ; arrivé à
quarante ans, il devient rude et dur ; sa manière d’être et son visage même changent. Il est prisonnier d’un modèle.
Comment apprendre à vivre et à mourir, et pas seulement comment apprendre à mourir ? Comment est-ce qu’on
apprend à vivre une vie dont lamort fait partie, une vie dont le terme, l’acte final de mourir, est partie intégrale du
vivre ?
Jiddu Krishnamurti: Tradition et révolution. Pages 102 et 103. Chapître: Le temps et la détérioration. Entretiens. Editions Sock/ Monde
ouvert. 1978.
...
Ce n’est que par l’expérience directe que nos problèmes seront résolus.
Les connaissances ne résoudront pas nos problèmes. Il se peut, par exemple, que vous sachiez que la
réincarnation existe, qu’il y a une continuité après la mort. Il se “pourrait” que vous le sachiez ; je ne dis pas que
vous le savez ; ou peut-être en êtes-vous convaincus. Mais cela ne résoud pas le problème. La mort ne peut pas être
classée à la suite de vos explications, de vos informations, ou de vos convictions. Elle est bien plus mystérieuse,
plus profonde, plus créatrice que cela.
L’on doit être capable de réexaminer toutes ces choses avec un esprit neuf, car ce n’est que par expérience
directe que nos problèmes seront résolus. Et l’expérience directe ne se produit que s’il y a simplicité, donc sensibilité.
Le poids des connaissances émousse l’esprit. Le passé et le futur émoussent l’esprit. Seul l’esprit capable de s’ajuster
au présent continuellement, d’instant en instant, peut affronter les puissantes influences et les pressions que notre
milieu exerce constamment sur nous.
Jiddu Krishnamurti: Première et dernière liberté. Sur la vraie simplicité. P. 97-98. Edition Stock 1972.
...
Il faut que l’esprit soit en état d’humilité, car sans humilité, impossible d’apprendre.
Pour explorer en profondeur et dans toutes ses dimensions le problème de la mort, et d’une manière qui ne soit
pas théorique, mais factuelle, il faut de l’humilité. Ce terme d’humilité, je ne l’emploie pas pour désigner une
vertu que cultivent les vaniteux, les orgueilleux, mais pour définir cet état d’esprit naturel qui se manifeste lorsqu’on
mène une enquête authentique, et qu’on est animé d’un réel désir de découverte personnelle. Car la vertu ne fleurit
pas dans l’enceinte étroite du temps. C’est une fleur qui éclôt sans l’avoir cherché. Il ne faut pas solliciter la vertu, ni
la cultiver.
Car alors, elle cesse d’être vertu. Pour voir l’évidence de cette vérité - que la vertu se perd si on la cultive -, il faut
que l’esprit soit en état d’humilité, car sans humilité, impossible d’apprendre. Je n’emploie pas le mot apprendre au
sens de l’accumulation de connaissances, c’est-à-dire du savoir. J’emploie le terme apprendre pour définir un esprit
qui ne cherche pas à accomplir un dessein, qui n’est pas animé d’un mobile, mais qui est un esprit souple, vif,
capable de voir immédiatement ce qui est vrai. Et pour ce faire, il faut une humilité extraordinaire, qui englobe cette
qualité particulière qu’est l’austérité dans l’observation. L’austérité telle que nous la connaissons est dure, brutale ;
elle se fait même bornée, sectaire, dogmatique - mais ce n’est pas cela l’austérité. Nous employons ce
terme d’austérité pour signifier que l’esprit qui a observé, qui a vu ce qui est vrai, entre, à la suite de cette
observation, dans un état de liberté débouchant sur une discipline qui est austère.
Il faut qu’il y ait cette austérité doublée d’humilité, et c’est à ce niveau-là que va s’instaurer une communion de vous
à moi.
Jiddu Krishnamurti: De la vie et de la mort. Pages 179 et 180. New Delhi, le 6 novembre 1963. Editions du Rocher. 1994
...
Il s’avère très difficile d’être vous-même.
Il s’avère très difficile d’être vous-même ; si vous êtes tant soit peu éveillé, vous connaissez la souffrance. Vous vous
noyez alors dans votre travail, votre croyance, dans vos méditations et idéaux fantastiques. Et vous voilà au seuil de
la vieillesse et de la tombe si vous n’êtes déjà mort intérieurement.
Ecarter toutes ces choses, leurs contradictions et leur souffrance croissante pour n’être rien, serait l’attitude la
plus naturelle, la plus intelligente. Mais avant de n’être rien, il faut avoir déterré toutes ces choses cachées, pour les
exposer et les comprendre.
Pour comprendre ces désirs et ces contraintes cachés, il faudra en avoir une conscience sans choix, comme pour
la mort ; alors dans le pur acte de voir, elles se faneront et vous serez sans souffrance, et par là vous ne serez rien.
Jiddu Krishnamurti: Carnets - Editions du Rocher.
...
Pourquoi ne sommes-nous pas toujours dans ce merveilleux état ?
(A la fin d’une série de causerie)
Un auditeur : Dans la mort, n’y a-t-il pas un nouvel être ?
Jiddu Krishnamurti : Dans la mort, comme nous l’avons vu, il n’y a pas de devenir, et il n’y a pas d’être. C’est un
tout autre état.
Un auditeur : Pourquoi ne sommes-nous pas toujours dans ce merveilleux état ?
Jiddu Krishnamurti : Le fait actuel, c’est que nous ne sommes pas dans cet état. Tout ce que nous sommes est le
résultat de notre conditionnement. Aller jusqu’au bout de la compréhension de ce que vous êtes, c’est établir la
fondation indispensable à toute découverte ultérieure.
Voyez-vous, je crains que ce qui est arrivé, c’est que vous n’ayez pas du tout écouté ce dont nous avons parlé. C’est
la dernière causerie, et ce serait grand dommage si vous choisissiez les parties qui vous conviennent et essayiez
d’emporter ces cendres chez vous. Ce qui a été dit, de la première causerie à la dernière, forme un tout. Il ne peut y
avoir ni choix ni préférence en cela. Vous devez prendre la totalité ou rien du tout. Mais, si vous avez établi la
fondation indispensable, vous pourrez aller très loin, non comme je l’ai dit, en termes de temps, mais loin dans le
sens de la prise de conscience d’une immensité qui ne peut jamais être mise en mots, ni exprimée par la peinture ou
dans le marbre. Sans cette découverte, notre vie est vide, superficielle, sans signification.
Jiddu Krishnamurti: 9ème causerie, le 24 septembre 1961, Paris
...
Quelle est la juste place de la pensée dans la relation ?
Lorsque vous observez une chose sans le moindre mouvement de la pensée, le moindre geste visant à modifier cette
chose, ou à la transcender, mais que vous portez simplement sur elle un regard attentif, sans orientation ni mobile
particuliers, alors l’objet de cette observation en est profondément modifié. Etes-vous capable d’observer la peur de
cette façon-là ?
En règle générale, nous avons peur de faire usage de la raison, de penser de manière claire et lucide, et non
émotionnelle, de penser autrement qu’à partir d’un centre - qu’il se situe hors de nous ou en nous-mêmes. Penser
lucidement suppose qu’il n’y ait pas de centre à partir duquel s’organise le fonctionnement de notre pensée. Cette
question mérite, je crois, d’être creusée.
La plupart d’entre nous ont une ligne de pensée bien déterminée. Si vous êtes spécialisé, votre pensée suit certains
sillons tout tracés ; si vous adhérez à une religion, à une structure idéologique donnée, cela conditionne votre pensée.
C’est ainsi que nous perdons notre capacité de raisonnement. La raison suppose une certaine capacité à faire preuve
de scepticisme, à douter, à ne pas être prêt à admettre tout ce qui émane des psychologues, des professeurs ou des
livres sacrés. Il n’y a pas de livres sacrés : ce ne sont que des ouvrages imprimés, comme les autres livres, mais nous
leur accordons de l’importance en raison de leur ancienneté. Il sont, nous dit-on, l’expression de saints ou d’un
maître spirituel, c’est pourquoi nous attribuons à ces mots imprimés une énorme importance, ce qui revient à être
assujetti au langage. Lorsque nous sommes sous l’emprise du langage, nous sommes incapables de raisonner
convenablement, sainement. Il est tout à fait impossible de raisonner logiquement si l’on est au service d’une
croyance ou d’une idéologie particulières, car si l’on se consacre ou s’identifie à l’une ou à l’autre, on tourne en rond
dans le cercle fermé de cette idéologie ou de cette croyance : on ne pense pas de manière profonde, pleine et entière.
Nous croyons que la pensée, la raison, c’est quelque chose d’intellectuel - et nous rejetons tout ce qui est
d’ordre intellectuel, c’est dans l’air du temps ! Nous avons pourtant besoin de cette capacité à raisonner, qui suppose
d’être capable de douter, de faire preuve d’esprit critique, d’être dégagé de toute autorité, y compris celle
de l’orateur - surtout celle de l’orateur, qui s’exprime avec passion sur ces questions, ce qui peut éventuellement
vous influencer. Ne soyez pas influençables, pensez de façon claire, lucide, autonome. Pour penser clairement, il faut
n’avoir ni motif, ni objectif, ni orientation préalables. Si vous avez un motif, votre pensée passe sous son contrôle. Il
en va de même si vous avez un objectif, un but, une orientation donnés : certes, vous pouvez penser de manière
logique, raisonnable à certains égards, mais votre pensée fonctionne cependant dans un cadre conditionné et étriqué.
Or, je l’ai déjà dit, l’orateur est sans importance. Ici, nous regardons en face ce que nous sommes, ce que sont nos
activités, nos croyances, nos plaisirs, et l’ensemble du problème de l’existence, nous nous tendons un miroir. Le
miroir est objectif : si c’est un miroir fiable, clair et limpide, il renvoie un reflet fidèle de votre visage. Nous sommes
ici en train d’explorer ensemble, de plonger ensemble au cÏur des problèmes ordinaires de notre vie quotidienne.
Si ce point n’est pas clairement, fermement établi, nous ne pouvons pas aller plus loin : cela reviendrait à bâtir une
maison sur le sable. Nous nous interpellons nous-mêmes, nous nous posons la question de savoir si nous pensons de
manière logique, raisonnable, et donc saine, ou si au contraire notre pensée est illusoire, et fondée sur des croyances,
des idéaux, ou des expériences passées. Dans ce cas, nous ne pouvons rien découvrir de neuf.
Toutes nos activités se fondent sur la pensée. Que ce soit dans la construction d’un splendide édifice, dans la
réalisation de formidables prouesses technologiques ou dans nos relations interpersonnelles, chacune de nos actions
est ancrée dans la pensée. Et la pensée, quelles que soient les circonstances, est toujours limitée, car elle est issue du
savoir, c’est-à-dire du passé. La pensée nous rend donc tributaires du temps. Les choses sont dites ici en toute clarté,
en anglais ordinaire et courant, et non pas dans un jargon de circonstance. La pensée, donc, nous rend tributaires du
temps, autrement dit du passé ; elle est le résultat, l’écho du savoir, des souvenirs emmagasinés dans la mémoire,
stockés dans le cerveau. C’est une évidence. Pensez par vous-mêmes, constatez par vous-mêmes - et les choses
deviennent très claires. Sans être des spécialistes du cerveau, nous sommes néanmoins capables de voir que le
cerveau est un instrument très ancien, un très, très vieil outil, conditionné par l’enregistrement d’une succession de
dangers, de plaisirs, de peurs, etc. La pensée, c’est donc le mouvement du temps, elle n’est autre qu’un processus
de mesure : « Je vais devenir meilleur. Je crois être ceci, mais demain je vais me transformer, devenir autre. » Tout
cela procède de la mesure. Les notions de plus et de moins, de profondeur et de hauteur, de vertical et d’horizontal,
relèvent toutes de ce processus de mesure. Toute mesure implique une comparaison. Chacun d’entre nous ou
presque se compare à autrui : on se compare toujours à quelque chose de plus grand - jamais aux plus
dépourvus que nous, mais à ceux qui sont d’un rang supérieur, ou dotés d’un intellect supérieur. La pensée est
limitée en toutes circonstances : c’est un processus visant à mesurer, elle n’est donc jamais libre.
Chacune de nos actions se fonde sur la mesure - c’est-à-dire le passé, le présent, le futur - d’où son caractère limité,
et puisque toute action limitée est fatalement source d’un océan de souffrances, de conflits, d’épreuves, d’angoisses,
de peurs, nous nous demandons s’il existe une action qui n’ait pas pour base la pensée. Peut-être cette question vous
a-t-elle effleuré l’esprit, lorsque vous percevez le rôle de la pensée dans l’apparition de certains désordres,
de certaines peurs - mais vous ne poussez pas très loin l’exploration. Existe-t-il un mouvement, un état d’esprit, dans
lequel la pensée - en termes de mesure, en termes de temps - n’intervient pas dans et sur l’action ?
Il existe une action qui ne s’appuie pas sur la mémoire, sur le savoir, qui ne résulte pas de l’accomplissement d’un
désir : c’est celle qui a lieu lorsqu’on comprend - de manière factuelle et non intellectuelle - la nature, la structure
de l’ensemble du processus de la pensée. Certes, la pensée a son rôle a jouer : par exemple, quand on veut conduire
une voiture, ou qu’on touche à la technologie, la pensée est nécessaire. Mais l’est-elle au sein des rapports humains ?
La pensée est-elle à sa place dans notre relation à l’autre, homme ou femme, dans nos relations d’ordre intime ou
non, etc. ? Ou bien est-elle alors déplacée ? Nous allons examiner ensemble cette question, et trouver la réponse, non
pas au travers de spéculations, mais au regard des faits, de la réalité quotidienne.
Nous allons donc explorer la relation, le fait d’être relié à autruié La relation est-elle un processus d’identification ?
Je pose ces questions pour vous, mais c’est à vous d’y répondre. Vous êtes tous liés à quelqu’un - sans relation, en
effet, nul ne peut exister. La relation que vous entretenez avec votre femme, votre petite amie, ou petit ami, se fondet-elle sur la pensée ? Vous pouvez dire : « Non, elle n’est pas basée sur la pensée, mais sur l’amour. » C’est le mot le
plus faux, le plus frelaté jamais utilisé, car ce terme insidieux d’ « amour » nous permet de fuir. Jamais
nous n’affrontons la question de savoir ce qui est à la source de nos relations les uns avec les autres, intimes ou
autres : est-ce la pensée ? Et si ce n’est la pensée, s’agit-il alors des sens ? Les sensations sexuelles, le sentiment, la
sensation de partage, de compagnonnage, etc. - tout est basé sur la pensée. Les sens deviennent l’instrument de la
pensée, qui s’identifie alors avec les sens.
C’est à vous qu’il revient de mener l’enquête, d’explorer, de chercher la réponse à ces interrogations. Il ne faut pas
glisser dans un état de torpeur ou de rêve, car le fondement de toute votre existence, c’est la relation, qu’elle soit
très étroite ou plus distante. L’essentiel est que vous écoutiez attentivement, avec toute la passion de la découverte.
Ecoutez. Si vous voulez trouver la réponse, il n’y a pas de gourou, pas de système qui tienne : il faut rejeter tout cela
pour pouvoir débusquer ce qui est à la base de votre relation. Si la base en est la pensée - ce que vous constaterez,
pour peu que vous poussiez votre investigation - , la pensée étant limitée, votre relation à autrui l’est forcément aussi,
or deux relations limitées engendrent le conflit. Dans toutes nos relations, nous sommes en conflit avec l’autre - mari
ou femme, fille ou garçon.
De grâce, ne me condamnez pas à un monologue : nous sommes ensemble, et c’est ensemble que nous faisons sens.
L’enjeu est votre propre existence. Nous essayons d’aller - non : nous allons ensemble à la découverte. « Essayer »
cela ne sert à rien ; ce n’est qu’une expression d’indolence parmi d’autres. « J’essaie de faire de mon mieux » : cela
ne veut rien dire du tout. Nous devons savoir s’il existe une relation qui ne soit pas fondée sur la pensée, celle-ci
n’étant autre que le souvenir, la mémoire. Vous m’avez fait du mal, et je m’en souviens. Vous m’avez donné du
plaisir - sexuel ou autre - et je m’en souviens. Vous m’avez blessé, vous m’avez porté aux nues, vous
m’avez réconforté : tout cela est emmagasiné en moi sous forme de souvenirs : de là naît la pensée, et je dis que je
suis lié à vous. Toutes ces constatations concernent la vie normale, la vie de tous les jours. Certes, la pensée a un rôle
à jouer, y compris au sein de la relation, mais y a-t-il une relation effective d’où la pensée soit totalement absente ?
C’est ce que nous allons découvrir. J’espère que la question est claire de part et de d’autre.
Dans la plupart des cas, la relation est synonyme de souffrance, d’angoisse, d’identification à l’autre, de querelles,
de persécutions mesquines, de jalousie, de déplaisir. Telle est la routine ordinaire des faits quotidiens. Si nous en
prenons conscience en toute lucidité, sans chercher à les fuir, on peut alors se demander s’il existe une relation à
l’autre qui ne soit pas basée sur la pensée, sur la mémoire. Pour répondre à cette question, il faut examiner pourquoi
le cerveau enregistre. Par exemple, vous avez eu, sous le coup de l’agacement, des mots malheureux envers votre
petit garçon ou votre fille, votre mari ou votre femme, ou vous avez au contraire échangé des paroles gratifiantes.
Toutes ces paroles sont enregistrées. Cet enregistrement fait partie du système d’auto-protection du cerveau, qui ne
peut fonctionner que dans un contexte de sécurité absolue. Ce n’est que lorsqu’il ne se sent pas en sécurité qu’il agit
de manière névrotique. Quand vous êtes dans cette situation, vous allez trouver un gourou, un prêtre ou un
psychologue, dont vous faites votre autorité de référence. Et le cerveau dit : « Oui, là, nous sommes en terrain sûr. »
Soyez attentifs à mes propos. Nous cherchons à savoir si, dans vos relations les uns avec les autres, dans les activités
de tous les jours, il est possible de n’enregistrer ni insulte ni flatterie - s’il est possible de ne rien enregistrer du
tout. Cherchez et vous trouverez. Si l’on n’enregistre rien, la relation prend une toute autre tournure. Mais est-ce
possible ? Cela a l’air d’une théorie merveilleuse, d’une idée extraordinaire, comme si l’on disait : « Bon sang, s’il
était possible de vivre ainsi, tout serait si simple ! » Je vous en conjure, ne traduisez pas mes propos en termes d’idées
abstraites, n’en faites pas une espèce de théorie visionnaire porteuse de bonheur et d’espoir. Les souvenirs d’ordre
sexuel, les images évocatrices, et tout ce qui a trait au sexe et nous y incite, sont mémorisés, emmagasinés, ravivés
par le cinéma, le film, l’image. Et c’est à partir de cet enregistrement que commence la pensée. Vous est-il possible,
en tant qu’être humain, de découvrir par vos propres moyens pourquoi une blessure, ou un incident agréable
s’enregistrent dans la mémoire ? Cette découverte n’est possible que si toute votre attention est mobilisée. La vraie
relation est dans l’absence d’identification. Mais on considère la relation avec sa femme, sa petite amie, ou son mari
comme allant de soi. On y est habitué, elle fait partie de soi ; on s’est habitué à tant de choses, alors, une de plus. Or,
il n’est possible d’être attentif que si l’on ne s’identifie pas à l’autre, à son esprit. Etes-vous capable de ne pas vous
identifier à l’autre, et par conséquent d’avoir toute latitude d’être attentif - il ne s’agit pas d’être d’abord attentif,
pour être libre ensuite, mais de ne s’identifer à personne : c’est de là que naît l’attention.
Etes-vous capable, en tant qu’être humain, de cesser de vous identifier - que ce soit à un autre, à des idées, à un
groupe, à une secte ou à un gourou ? Ce qui revient à être libre - et c’est de cette liberté que naît l’attention.
Comment puis-je être attentif si je me suis identifié à vous ? Vous pouvez être extrêmement affectueux et bon ; je
peux avoir besoin de votre bonté, parce que je me sens seul, désespéré - et c’est ainsi que je m’identifie à vous. Vous
m’y encouragez, en disant : « Ce n’est rien, mon ami, tu vas t’en sortir très vite, ça va aller. » Vous m’apportez un
réconfort, sexuel ou autre, voilà pourquoi je m’identifie à vous. Dès lors que l’on s’identifie à l’autre, on crée un
clivage. C’est évident. Lorsqu’il y a clivage, il y a nécessairement conflit. Pouvez-vous déceler - non pas demain, mais
en cet instant même, tandis que vous êtes assis là à m’écouter - si vous vous êtes déjà identifié à quelqu’un d’autre ?
Elargissez le spectre de l’identification aux idées, aux croyances, aux dogmes, à Jésus, à Bouddha, à des idéologies,
d’ordre national ou autre. Commencez par ce qui vous est le plus proche, pour élargir ensuite votre examen. Nous
avons trop tendance à explorer large plutôt que de commencer par ce qui nous touche de près.
Etes-vous capable de déterminer si vous êtes concerné par cette identification à autrui ? Dès l’instant où vous dites «
ma fille » ou « mon fils », vous êtes pris au piège. Des mots comme « ma femme », « mon mari » vous aliènent, car
ce sont de véritables bombes émotionnelles. Vous vous laissez manipuler par les mots, alors que si vous échappez
à l’identification, et par conséquent à l’influence du contenu émotionnel des mots, vous pouvez faire usage de ceux-ci
de manière normale et saine - et non émotionnelle. Je me demande si vous saisissez bien ?
Vous vous demandez : « Que suis-je au juste ? » Vous êtes - cela va de soi - votre nom, votre forme, votre corps,
votre organisme, votre visage, mais il s’agit là de votre nature biologique, physiologique. En dehors de cela, qu’êtesvous au juste ? Sinon le résultat de toute cette structure, de tout ce processus de la pensée ? Ne dites pas : « Je suis
l’être suprême. » Une telle déclaration procède du processus de la pensée. De même, si vous dites : « Sous la fange
des apparences, la divinité est en moi » cela procède encore de la pensée. Mis à part votre visage, vos cheveux
bouclés - bruns, noirs ou violets, peu importe - qu’êtes-vous au juste ? Dépouillez-vous des mots, mettez-vous à nu.
N’êtes-vous pas le résultat logique de mots tels que : « Je suis britannique », « Je suis russe », « Je suis catholique » , «
Je suis disciple de ce gourou » ? N’est-il pas vrai que vous êtes le résultat de la pensée ? Et, nous l’avons dit, la pensée
est limitée. Ce que vous êtes est donc très limité. Cette entité limitée déclare : « Je suis ceci », « Je suis cela, » « J’ai
des millions de dollars », « J’ai une belle vie », ou « Je mène une existence affreuse » - tout cela reste cependant
circonscrit aux limites étroites de la pensée. Les hindous inventèrent jadis cette fameuse notion qu’il nommèrent
l’Atman - l’être suprême, l’absolu. Là encore, cet absolu n’est autre que le fruit de la pensée. Mais les hommes sont si
crédules, si peu doués de raison, si enclins à vivre dans l’illusion et le faux-semblant qu’ils adhèrent à toutes ces
notions.
Qu’en est-il de vous, une fois dépouillé de vos conclusions, de vos mots, de votre expérience ? Vous n’êtes rien. Vous
êtes vide. Et, consciemment ou inconsciemment, ce sentiment de n’être rien vous fait peur : vous commencez alors à
vous identifier à quelqu’un, à quelque chose, et vous croyez pouvoir combler ce vide, l’emplir d’une multitude
d’idées, de relations, de connaissances, etc.
Réfléchissons un instant. Est-ce que la pensée - l’esprit - est capable d’observer ce vide, sans s’en écarter ?
Comprenez-vous ma question ? C’est un autre domaine, différent, qu’il nous incombe ici d’aborder et de
comprendre. En général, la tradition et le conditionnement nous incitent à l’action : il faut être actif, il faut faire
quelque chose. Nous sommes habitués à ce qu’on appelle l’action « positive ». Tout ce qui ne relève pas de l’action
positive est étiqueté « action négative ». Notre cerveau, notre esprit, nos habitudes obéissent à cette notion d’action
positive, qui nous pousse à agir, à faire quelque chose. J’ai peur : je dois maîtriser ma peur. Je suis avide : j’agis dans
le but de satisfaire ou de contrôler mon avidité. La plupart d’entre nous sont donc rodés à agir - attitude que l’on
qualifie « positive » - et cette action « positive » englobe aussi la réaction opposée qui consiste à rester passif, à
plonger dans la torpeur devant les faits, à les camoufler ou à les fuir.
Ce que nous suggérons - n’acquiescez surtout pas, mais examinez la suggestion - c’est qu’il existe un autre type
d’action : une non-action, sans aucun lien avec l’action « positive ». La non-action, n’est pas l’opposé de
l’action. L’action, étant fondée sur la pensée, reste très limitée, alors que la non-action, étrangère à tout lien avec un
contraire, est d’un ordre tout à fait différent.
Si vous avez écouté attentivement, vous m’aurez entendu mentionner que l’identification à autrui engendrait un
clivage entre vous et l’autre, car elle a pour origine votre propre vacuité, votre solitude, votre désir de fuir face à
vous-même. Mais dans cette fuite, votre solitude demeure. Vous avez beau vous identifier à un autre, la solitude est
là. D’où le clivage, les querelles, le divorce entre vous et l’autre ; il s’ensuit d’interminables conflits dans la relation.
Etes-vous capable d’observer ce processus d’identification, d’en cerner les causes, tout en vous abstenant de toute
action « positive », de toute intervention ?
Je vais approfondir la question, si vous permettez. Si votre écoute a été très attentive, vous aurez pris conscience de
ce phénomène d’identification. Il vous concerne : c’est un fait. Le fait est que vous vous identifiez parce que vous
avez peur, que vous vous sentez seul, vide, angoissé. Ce fait, pouvez-vous l’observer, mais sans intervenir ? Pouvezvous le regarder, simplement, comme on contemple la majesté des montagnes, comme on suit du regard la course
des eaux vives ? Ne rien faire d’autre qu’observer. Si vous observez ainsi, vous êtes dans la non-action - et ce qui fait
l’objet de votre observation en est profondément modifié. En revanche, lorsqu’on veut intervenir, agir «
positivement », on se distancie de ce qu’on observe - de là naît le conflit.
Abordons maintenant un autre point. Nous éprouvons tous une certaine forme de peur - en tous cas la peur
concerne la plupart d’entre nous. Notre vie est si menacée. Nul n’est certain d’avoir les ressources suffisantes pour
vivre, il y a aussi l’incertitude liée à la guerre, aux pressions qui s’exercent partout dans le monde. Sur le plan
politique, la force des superpuissances, la portée éventuelle que tout cela peut avoir nous remplissent d’angoisse
et d’appréhension. Cela veut dire que nous avons peur. On redoute de perdre son emploi, de tomber malade : dans
chaque cas la peur est présente. Sur le plan psychologique, intérieur, il y a la peur de la solitude, la peur de l’échec,
la peur de ne pas être aimé - quel que soit le sens d’une telle notion -, ou même la peur du noir. La peur et ses
nombreuses ramifications. Mais si l’on n’a pas peur, plus besoin de gourou, d’autorité de référence, de quête : on est
alors un merveilleux spécimen d’humanité.
Nous allons donc chercher à savoir - mais tous ensemble, et pas à moi seul - s’il est possible d’être exempt de toute
peur, tant physique que psychologique. Car rien n’est plus abominable que de vivre sous l’emprise de la peur : c’est
vivre dans les ténèbres, avec un sentiment d’étroitesse, d’isolement ; n’étant pas capable de résoudre le problème, on
se met à l’écart, et ce repli sur soi donne lieu à une peur accrue et à toutes sortes d’agissements névrotiques,
de malaises physiques, de réactions d’ordre psychosomatique. Si votre motivation est réelle, il vous faut donc
absolument approfondir cette question, et découvrir par vos propres moyens s’il est possible d’en finir avec la peur.
Puis-je me permettre une question : êtes-vous conscient de votre propre peur ? Il ne s’agit pas ici d’une thérapie de
groupe, comprenez-le bien, chacun d’entre nous s’interroge à titre personnel - ce n’est pas une interrogation
collective. Je vous pose donc la question : avez-vous conscience de votre peur ? Si oui, voyez-vous quelles en sont les
conséquences : fuite en avant, tentatives de rationaliser la peur, de l’étouffer, de l’éluder ? Et l’identification prend de
plus en plus d’ampleur. Quelles sont les racines de la peur ? La question ne concerne pas la peur d’une chose qu’on
appréhende, ni la peur consécutive à un événement, ni la peur des agissements éventuels de quelqu’un, mais la
source même de la peur. Avez-vous envie de le découvrir, ou attendez-vous qu’on vous donne la réponse ? Je peux
vous la donner, mais vous allez tout de suite dire : « Oui,c’est la vérité », et vous adhérerez à cette « vérité », devenue
entre-temps une notion abstraite - vous aurez dès lors perdu contact avec le fait authentique. Cette question, c’est
donc à vous de la poser par vos propres moyens. Quelles sont les racines de cet immense sentiment de peur, dans nos
relations, dans nos activités, dans notre travail, cette peur de l’avenir, et tout ce que que cela implique ? Lorsque
vous posez cette question, est-ce dans l’intention de trancher net ces racines de la peur, ou la question n’est-elle que
d’ordre intellectuel ? Je me demande si vous saisissez ? Bon, je vais expliquer.
Je veux savoir pourquoi j’ai peur. Je peux déceler les diverses causes de ma peur, c’est relativement simple. Par
exemple, j’ai peur parce que j’ai fait quelque chose que je n’aurais pas dû faire, et vous pourriez vous en apercevoir.
J’ai peur de perdre mon emploi, j’aimerais un meilleure poste, etc. Ou je tiens beaucoup à ma femme, j’ai à tout
instant l’impression qu’elle pourrait me quitter et cette perspective m’effraie. Vous suivez - vous voyez tout cet
engrenage de la peur ? Mais suis-je réellement au contact direct de la peur, ou ne suis-je en contact qu’avec l’idée de
la peur ? Suis-je face à l’idée, ou à la réalité de la peur ?
Je peux également procéder à l’examen, à l’analyse des causes. Je peux analyser les causes et les conséquences,
mais l’analyse ne résout pas le problème - cela, vous ne pouvez l’ignorer - car celui qui analyse se croit distinct de
l’objet analysé. Ces propos sur l’analyseur et l’analysé vous sont peut-être déjà familiers, mais ne vous laissez pas
gagner par l’ennui, et ne souriez pas non plus en disant : « Ah, il recommence avec ses vieux poncifs ! » Il est
capital que vous compreniez ces choses-là. Si vous les comprenez, si vous en percevez l’authenticité, alors vous agirez
vraiment. Nous ne sommes pas ici en train d’analyser, mais d’observer. L’analyse et l’observation diffèrent du tout
au tout. L’observation suppose que l’on regarde sans qu’il y ait d’observateur. Alors que si l’on analyse les causes, les
raisons, et que l’on poursuit indéfiniment l’analyse, cela suppose que l’analyseur s’estime distinct de l’analysé. Et cela
implique le temps, un processus d’analyse qui n’en finit pas, et à la fin de sa vie, on est toujours en train d’analyser,
sans avoir donné jour à une mutation fondamentale. En revanche, si l’on observe - si l’on ne fait qu’observer, sans
rien analyser, si l’on regarde simplement - on est alors dans l’action négative. L’action positive consiste à regarder les
faits, les analyser et vouloir agir sur eux, alors que l’action négative, radicalement différente de l’action positive, ne
consiste qu’à observer. Cette observation nous dévoile toute l’histoire de l’objet observé, mais en outre,
l’observation en soi déclenche un processus de changement au sein même de ce que l’on observe. Saisissez bien cela.
Lorsque vous observez une chose sans le moindre mouvement de la pensée, sans le moindre geste visant à modifier
ou transcender cette chose, mais que vous portez simplement sur elle un regard attentif, sans orientation ni mobile
particuliers, alors l’objet de cette observation en est profondément modifié. Point final. Cela, êtes-vous en train de le
faire en cet instant même ? Ou vous contentez-vous d’acquiescer ? Etes-vous capable d’observer votre peur de cette
façon-là ? Pour ce faire, aucune pratique n’est requise, contrairement à ce qu’affirment vos théories favorites. Si vous
êtes vraiment décidé à vous libérer de la peur, il faut observer. Pas de manière superficielle, intellectuelle, mais avec
de la passion dans le regard.
Pouvez-vous donc observer la peur et ses racines, sans rien analyser ? Quelle est l’origine de la peur, de toute peur ?
Qu’en pensez-vous ? La source de toute peur n’est-elle pas le temps ? Le temps qui nous fait dire : « Et si je tombais
malade » ; « Et si je perdais mon travail » ; « Il se pourrait que mes mauvaises actions soient dévoilées au grand jour
» ; « J’ai peur de la mort, qui m’attend là-bas. » ; « Ma femme pourrait se mettre en colère. » « Et il se pourrait que...
» : observez simplement la situation. Je ne vous demande pas de vous aligner sur mes positions, mais d’observer les
choses. Il faut d’abord raisonner, de manière logique, sans a priori personnel, et donc regarder les choses en face. La
peur n’est-elle pas le mouvement du temps ? Tout mouvement implique le temps : pour aller d’ici à là-bas, du passé
au présent, du présent au futur, il y a tout un mouvement qu’on appelle le temps. Ce mouvement du temps, n’est-ce
pas la pensée ? Il se pourrait que je perde mon travail, ou que ma femme se mette en colère ou découvre que j’ai
posé les yeux sur une autre femme, etc. : cela, c’est ce que je pense. Pouvez-vous observer le mouvement du temps,
autrement dit le processus de la pensée, qui n’est autre que la racine même de la peur, l’observer sans chercher à
agir sur lui ?
Le faites-vous en ce moment même ? L’observation suppose l’absence d’observateur - donc de celui qui incarne le
passé, qui a des théories, des conclusions toutes faites, des espoirs, des craintes, des orientations. Pour regarder sans
qu’il y ait d’observateur, nul besoin d’un entraînement : il faut simplement observer sans rien attendre en retour.
Vous verrez alors, si vous regardez de cette façon-là, que les racines de la peur se mettent à changer du tout au
tout. Quand l’observation est attentive, vivace, passionnée, les racines de la peur commencent à se dissoudre : c’est
l’effet de la non-action, de la négation.
Avez-vous quelque peu saisi tout ce que nous évoquons ici ? En effet, tout cela fait partie de la méditation. La
méditation authentique ne consiste pas à répéter des mots, en restant immobile dans la position du lotus vingt
minutes le matin et vingt minutes le soir - entre autres pratiques absurdes. Comment l’esprit pourrait-il méditer, s’il
est habité par toutes sortes de peurs, ou s’il est attaché à quelque chose ? Comprendre la peur, comprendre ce que
c’est que de s’en affranchir - tout cela fait partie de la méditation. Cette méditation est étroitement, indissolublement
liée à la vie quotidienne.
Jiddu Krishnamurti: Extrait de la quatrième causerie publique à Saanen, le 16 juillet 1978.

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