Isabelle Huppert lit Sade
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Isabelle Huppert lit Sade
BO ZAR THEA TRE 27.01.2013 - 20:00 Isabelle Huppert lit Sade Le vice et la vertu Concept: Raphaël Enthoven Justine/ Juliette : le vice et la vertu Dans tous les événements de la vie qui nous laissent la liberté du choix, nous éprouvons deux impressions, ou deux inspirations : l’une porte à faire ce que les hommes appellent la vertu, et l’autre à préférer ce qu’ils appellent le vice. C’est l’histoire de ce choc qu’il faut examiner. Juliette était fille d’un très gros banquier de Paris, elle avait été élevée avec une sœur nommée Justine, plus jeune qu’elle de trois ans, dans une des plus célèbres abbayes de cette capitale, où jusqu’à l’âge de douze et de quinze ans, aucun conseil, aucun maître, aucun livre, aucun talent n’avaient été refusés ni à l’une ni à l’autre de ces deux sœurs. A cette époque fatale pour la vertu de deux jeunes filles, tout leur manqua dans un seul jour : une banqueroute affreuse précipita leur père dans une situation si cruelle, qu’il en périt de chagrin. Sa femme le suivit un mois après au tombeau. Personne ne se souciant de s’en charger, on leur ouvrit la porte du couvent, on leur remit leur dot, les laissant libres de devenir ce qu’elles voudraient. Juliette ne parut sensible qu’au plaisir d’être libre, sans réfléchir un instant aux cruels revers qui brisaient ses chaînes. Pour Justine, âgée de douze ans, elle était d’un caractère sombre et mélancolique, qui lui fit bien mieux sentir toute l’horreur de sa situation. – Monsieur, monsieur, ne me contraignez pas, je vous supplie. Je suis une pauvre orpheline qui n’a pas encore quatorze ans et qui connais déjà toutes les nuances de l’infortune ; j’implore votre commisération, ayez pitié de moi, je vous conjure. Laissez-vous fléchir ; soyez assez généreux pour me secourir sans exiger de moi ce qui me coûte assez pour vous offrir plutôt ma vie que de m’y soumettre… Pouvez-vous concevoir le bonheur au sein des dégoûts et des larmes ? Osez-vous soupçonner le plaisir où vous ne verrez que des répugnances ? Vous n’aurez pas plus tôt consommé votre crime, Monsieur, que le spectacle de mon désespoir vous accablera de remords… – Que réclames-tu ici ? L’équité ? Il ne la connait pas ; l’humanité ? son seul plaisir est d’en violer les lois ; la religion ? elle est nulle pour lui, car il la connaît trop. Des parents… des amis… des juges ? Il n’y a rien de tout cela dans ces lieux ; ici, tu ne trouveras que de l’égoïsme, de la cruauté, de la débauche, et l’impiété la mieux soutenue. – Mes larmes coulèrent, il me fut impossible de les retenir ; le croirez-vous, Madame, elles irritèrent cet homme au lieu de l’attendrir. Il referme la porte et me saisissant par le collet de ma robe, il me dit avec brutalité qu’il va me faire faire de force ce que je ne veux pas lui accorder de bon gré. En cet instant cruel, mon malheur me prête du courage ; je me débarrasse de ses mains, et m’élançant vers la porte : Homme odieux, puisse le ciel, aussi grièvement offensé par toi, te punir un jour, comme tu le mérites, de ton exécrable endurcissement ! Tu n’es digne ni de ces richesses dont tu fais un aussi vil usage, ni de l’air même que tu respires dans un monde souillé par tes barbaries. – Homme exécrable, j’aime tes vices et j’adore tes principes… Monstre, assassin de ma famille, tu me fais horreur, et je t’aime ! Je juge tout par les sensations ; ceux dont tes crimes me séparent ne m’en faisaient naître aucune, et l’aveu que tu me fais de ce délit m’embrase, me jette dans un délire dont il m’est impossible de rendre compte. Encule-moi ! J’aime l’idée de devenir la putain du bourreau de mes parents ; fais couler mon foutre au lieu de mes larmes : tel est le seul hommage que j’offre aux cendres des miens. – Le croirez-vous, madame ? Il se lève, et se montrant à moi dans un état où la résistance n’est qu’un aliment de plus au délire, il me saisit avec brutalité, enlève les voiles qui dérobent encore ce dont il brûle de jouir ; tour à tour, il m’injurie… il me flatte… il me maltraite et me caresse… Madame, je ne sais plus ni ce que je dis, ni ce que fit cet homme ; il faisait nuit, j’étais au pied d’un arbre, hors de toutes les routes, froissée, ensanglantée… déshonorée, madame ; et après avoir fait de moi tout ce qu’il avait voulu, après en avoir abusé de toutes manières, de celle même qui outrage le plus la nature, ce scélérat avait pris ma bourse… ce même argent que je lui avais si généreusement offert. Le monstre ! que lui avais-je donc fait pour avoir mérité de sa part un aussi cruel traitement ? Je lui sauve la vie, je lui rends sa fortune, il m’arrache ce que j’ai de plus cher ! – Comment une fille peut-elle être assez simple pour croire que la vertu puisse dépendre d’un peu plus ou d’un peu moins de largeur dans une des parties de son corps ? Eh ! qu’importe aux hommes ou à Dieu que cette partie soit intacte ou flétrie ? Quel plus sensible outrage une fille peut-elle faire à la nature, que de garder en pure perte, et malgré tout ce qui peut en résulter de dangereux pour elle, une virginité chimérique dont toute la valeur ne consiste que dans le préjugé le plus absurde et le plus imbécile ? Ne résiste jamais : une seule résistance, une seule te ferait perdre tout le fruit des dernières chutes ; tu ne connaîtras rien si tu n’as pas tout connu. – Vous raconter l’histoire de ma vie, madame, c’est vous offrir l’exemple le plus frappant des malheurs de l’innocence, c’est accuser la main du ciel, c’est se plaindre des volontés de l’Être suprême, c’est une espèce de révolte contre ses intentions sacrées… je ne l’ose pas... – Cette créature, peut-être innocente, est pourtant traitée comme une criminelle, tandis que tout prospère autour de moi… de moi qui me suis souillée de crimes et d’horreurs... La véritable sagesse ne consiste pas à réprimer ses vices, ce serait devenir soi-même son bourreau ; mais elle consiste à s’y livrer avec un tel mystère, avec des précautions si étendues, qu’on ne puisse jamais être surpris. Qu’on ne craigne point par là d’en diminuer les délices : le mystère ajoute au plaisir. Une telle conduite, d’ailleurs, assure l’impunité, et l’impunité n’est-elle pas le plus délicieux aliment des débauches ? Élançons-nous dans ce monde pervers, où ceux qui trompent le plus sont ceux qui réussissent le mieux ; qu’aucun obstacle ne nous borne, il n’y a de malheureux que celui qui reste en chemin. Puisque la société n’est composée que de dupes et que de fripons, jouons décidément le dernier : il est bien plus flatteur pour l’amour-propre de tromper que d’être trompée soi-même... ô ciel ! quelle vie je vais mener ! – Je n’ai pas plus d’envie de servir vos débauches dans un sens que dans un autre, monsieur : ce n’est pas la charité que je demande, homme cruel ; non, je ne vous procure pas cette jouissance ; ce que je réclame n’est que ce qui m’est dû ; c’est ce que vous m’avez volé de la plus indigne manière… Gardele, cruel, garde-le, si bon te semble : vois sans pitié mes larmes ; entends si tu peux, sans t’émouvoir, les tristes accents du besoin, mais souviens-toi que si tu commets cette nouvelle infamie, j’aurai, au prix de ce qu’elle me coûte, acheté le droit de te mépriser à jamais... La violence de mes mouvements avait fait disparaître les voiles qui couvraient mon sein ; il était nu, mes cheveux y flottaient en désordre, il était inondé de mes larmes ; j’inspire des désirs à ce malhonnête homme… des désirs qu’il veut satisfaire à l’instant ; il ose me montrer à quel point mon état les irrite ; il ose concevoir des plaisirs au milieu des chaînes qui m’entourent, sous le glaive qui m’attend pour me frapper… J’étais à genoux… il me renverse, il se précipite avec moi sur la malheureuse paille qui me sort de lit ; je veux crier, il enfonce de rage un mouchoir dans ma boucle ; il attache mes bras : maître de moi, l’infâme m’examine partout… tout devient la proie de ses regards, de ses attouchements et de ses perfides caresses ; il assouvit enfin ses désirs. – Pauvre enfant martyre... Il me tient ; son valet se présente, et son engin monstrueux touche en trois tours de reins le fond de ma matrice. Je pousse un cri terrible ; le duc, qui me captive et qui branle le trou de mon cul pendant ce temps-là, recueille avec soin dans sa bouche et mes soupirs et mes larmes. Le valet, maître de moi, n’a plus besoin du secours de son maître qui, s’établissant aussitôt près du postérieur de mon amant, l’encule pendant qu’il me dépucelle. Je m’aperçois bientôt, au redoublement des secousses du valet, de celles qu’il reçoit de son patron ; mais, seule pour supporter le poids de ces deux attaques, j’allais succomber sous leur violence, quand la décharge du valet me tira d’affaire. – Il saisit alors sa femme avec férocité, il la place comme il avait fait de moi, les bras soutenus au plancher par deux rubans noirs : je suis chargée du soin de poser les bandes ; il visite les ligatures : ne les trouvant pas assez comprimées, il les resserre, afin, dit-il, que le sang sorte avec plus de force ; il tâte les veines, et les pique toutes deux presque en même temps. Le sang jaillit très loin : il s’extasie ; et retournant se placer en face, pendant que ces deux fontaines coulent, il me fait mettre à genoux entre ses jambes, afin que je suce ; il en fait autant à chacun de ses gitons, tour à tour, sans cesser de porter ses yeux sur ces jets de sang qui l’enflamment. Pour moi, sûre que l’instant où la crise qu’il espère aura lieu, sera l’époque de la cessation des tourments de la comtesse, je mets tous mes soins à déterminer cette crise, et je deviens, ainsi que vous le voyez, madame, catin par bienfaisance et libertine par vertu. – Tout est vice dans l’homme ; le vice seul est l’essence de sa nature et de son organisation. Il est vicieux, quand il préfère son intérêt à celui des autres ; il est encore vicieux dans le sein même de la vertu, puisque cette vertu, ce sacrifice à ses passions, n’est en lui ou qu’un mouvement de l’orgueil, ou que le désir de faire refluer sur lui une dose de bonheur plus tranquille que celle que lui offre la route du crime. Mais c’est toujours son bonheur qu’il cherche, jamais il n’est occupé que de cela ; il est absurde de dire qu’il y ait une vertu désintéressée, dont l’objet soit de faire le bien sans motif ; cette vertu est une chimère. Soyez assurée que l’homme ne pratique la vertu que pour le bien qu’il compte en retirer, ou la reconnaissance qu’il en attend... Eh bien ! Gardons-nous d’être vertueuse, puisque le vice triomphe sans cesse ; redoutons la misère, puisqu’elle est toujours méprisée… – Il est donc vrai que la prospérité peut accompagner la plus mauvaise conduite, et qu’au milieu même du désordre et de la corruption, tout ce que les hommes appellent le bonheur peut se répandre sur la vie ; mais que cette cruelle et fatale vérité n’alarme pas ; que l’exemple du malheur poursuivant partout la vertu ne tourmente pas davantage les honnêtes gens. Cette félicité du crime est trompeuse, elle n’est qu’apparente ; indépendamment de la punition bien certainement réservée par la providence à ceux qu’ont séduits ses succès, ne nourrissent-ils pas au fond de leur âme un ver qui, les rongeant sans cesse, les empêche d’être réjouis de ces fausses lueurs, et ne laisse en leur âme, au lieu de délices, que le souvenir déchirant des crimes qui les ont conduits où ils sont ? A l’égard de l’infortuné que le sort persécute, il a son cœur pour consolation, et les jouissances intérieures que lui procurent ses vertus le dédommagent bientôt de l’injustice des hommes. – Voilà des systèmes absurdes qui te conduiront bientôt à l’hôpital ; crois-moi, laisse là la justice de Dieu, ses châtiments ou ses récompenses à venir ; toutes ces platitudes-là ne sont bonnes qu’à nous faire mourir de faim. Ô Justine ! sache donc fermer ton cœur aux accents fallacieux de l’infortune. Si le pain que ce malheureux mange est arrosé de ses larmes, si le travail pénible d’une journée suffit à peine pour lui donner le moyen de rapporter le soir à sa triste famille le faible soutien de ses jours, si les droits qu’il est obligé de payer viennent absorber encore la meilleure partie de ses frêles épargnes, si ses enfants, nus et sans éducation, vont disputer au fond des forêts le plus vil aliment à la bête sauvage, si le sein même de sa compagne, desséché par le besoin, ne peut fournir à son nourrisson cette première partie de subsistance capable de lui donner la force d’aller, pour se procurer l’autre, partager celle des loups, si, accablé sous le poids des années, des maux et des chagrins, il voit toujours, courbé par la main du malheur, arriver à pas lents la fin de sa carrière, sans que l’astre des cieux se soit un seul instant levé pur et serein sur sa tête affaissée, il n’y a rien là que de très simple, rien que de très naturel, il n’y a rien qui ne remplisse l’ordre et la loi de cette mère commune qui nous gouverne tous, et tu n’as trouvé cet homme malheureux que par la comparaison que tu en as faite avec toi ; mais foncièrement il ne l’est pas. Sous le régime féodal, traité comme la bête féroce, assoupli et battu comme elle, vendu comme le sol qu’il foulait aux pieds, n’était-il pas bien autrement à plaindre ! Loin de prendre pitié de ses maux, loin d’adoucir ses malheurs et de t’en composer ridiculement une peine, ne vois dans lui qu’un être que la nature t’offre pour en jouir à ton gré, et, bien loin de sécher ses larmes, redoubles-en la source, si cela t’amuse. Voilà les êtres que la main de la nature offre à la faux de tes passions : moissonne-les donc sans aucune crainte ; imite l’araignée, tends tes filets, et dévore impitoyablement tout ce qu’y jette la main savante de la nature. – La société ne se soutient que par des échanges perpétuels de bienfaits, voilà les liens qui la cimentent, Madame ; tel qui, au lieu de ces bienfaits, n’offrira que des crimes, devant être craint dès lors, sera nécessairement attaqué s’il est le plus fort, sacrifié par le premier qu’il offensera, s’il est le plus faible ; mais détruit de toute manière par la raison puissante qui engage l’homme à assurer son repos et à nuire à ceux qui veulent le troubler ; telle est la raison qui rend presque impossible la durée des associations criminelles : n’opposant que des pointes acérées aux intérêts des autres, tous doivent se réunir promptement pour en émousser l’aiguillon. Même entre nous, madame, comment vous flatterez-vous de maintenir la concorde, lorsque vous conseillez à chacun de n’écouter que ses seuls intérêts ? Aurez-vous de ce moment quelque chose de juste à objecter à celui de nous qui voudra poignarder les autres, qui le fera, pour réunir à lui seul la part de ses confrères. Eh ! quel plus bel éloge de la vertu que la preuve de sa nécessité, même dans une société criminelle… que la certitude que cette société ne se soutiendrait pas un moment sans la vertu ! Ce n’est point la vertu qui soutient nos associations criminelles : c’est l’intérêt, c’est l’égoïsme ; il porte à faux cet éloge de la vertu que tu as tiré d’une chimérique hypothèse ; ce n’est nullement par vertu que je ne poignarde pas mes camarades pour avoir leur part, c’est parce que me trouvant seule alors, je me priverais des moyens qui peuvent assurer la fortune que j’attends de leur secouru ; ce motif est le seul qui retienne également leur bras vis-à-vis de moi. Or, ce motif, tu le vois, Justine, il n’est qu’égoïste, il n’a pas la plus légère apparence de vertu. Celui qui veut lutter seul contre les intérêts de la société doit, dis-tu, s’attendre à périr. Ne périra-t-il pas bien plus certainement s’il n’a pour y exister que sa misère et l’abandon des autres ? Dans aucune circonstance de ma vie, les sentiments de religion ne m’avaient abandonnée. Méprisant les vains sophismes des esprits forts, les croyant tous émanés du libertinage bien plus que d’une ferme persuasion, je leur opposais ma conscience et mon cœur, et trouvais au moyen de l’un et de l’autre tout ce qu’il fallait pour y répondre. Souvent forcée par mes malheurs de négliger mes devoirs de piété, je réparais ces torts aussitôt que j’en trouvais l’occasion... Admettons un instant que le crime puisse rendre heureux ici-bas le scélérat qui s’y abandonne : vous imaginez-vous que la justice de Dieu n’attende pas ce malhonnête homme dans un autre monde pour venger celui-ci ?… Ah ! ne croyez pas le contraire, madame, ne le croyez pas, c’est la seule consolation de l’infortuné, ne nous l’enlevez pas ; dès que les hommes nous délaissent, qui nous vengera si ce n’est Dieu ? – Prends garde à la religion, rien ne te détournera du bon chemin comme ses inspirations dangereuses. Je crains que les idées bizarres de ce Dieu fantastique dont on empoisonna ton enfance ne reviennent troubler ton imagination au milieu de ses plus divins écarts : oubliela, méprise-la, l’idée de ce Dieu vain et ridicule ; son existence est une ombre que dissipe à l’instant le plus faible effort de l’esprit, et tu ne seras jamais tranquille tant que cette odieuse chimère n’aura pas perdu sur ton âme toutes les facultés que lui donna l’erreur. L’idée d’une telle chimère est, je l’avoue, le seul tort que je ne puisse pardonner à l’homme ; je l’excuse dans tous ses écarts, je le plains de toutes ses faiblesses, mais je ne puis lui passer l’érection d’un tel monstre, Dieu... Mon sang bouillonne à son nom seul ; il me semble voir autour de moi, quand je l’entends prononcer, les ombres palpitantes de tous les malheureux que cette abominable opinion a détruits sur la surface du globe ; elles m’invoquent, elles me conjurent d’employer tout ce que j’ai pu recevoir de forces ou de talent, pour extirper de l’âme de mes semblables l’idée du dégoûtant fantôme qui les fit périr sur la terre. Il n’est point de Dieu : la nature se suffit à elle-même ; elle n’a nullement besoin d’un auteur ; cet auteur supposé n’est qu’une décomposition de ses propres forces. Cette exécrable chimère, ce fantôme ridicule, né de la crainte des uns et de l’ignorance de tous, n’est qu’une platitude révoltante, qui ne mérite de nous ni un instant de foi, ni une minute d’examen, une extravagance pitoyable qui répugne à l’esprit et qui n’a dû sortir des ténèbres que pour y rentrer à jamais. Quel est-il en effet ce fantôme exécrable, ce jean-foutre de Dieu, cet être épouvantable que rien n’offre aux regards ni ne montre à l’esprit, que l’insensé redoute et dont le sage rit ? J’ai beau l’analyser, ce gredin déifique, j’ai beau l’étudier, mon œil philosophique ne voit dans ce motif de vos religions qu’un assemblage impur de contradictions, qui cède à l’examen sitôt qu’on l’envisage, qu’on insulte à plaisir, qu’on brave, qu’on outrage, produit par la frayeur, enfanté par l’espoir, que jamais notre esprit ne saurait concevoir, devenant tour à tour, aux mains de qui l’érige, un objet de terreur, de joie ou de vertige que l’adroit imposteur qui l’annonce aux humains fait régner comme il veut sur nos tristes destins, qu’il peint tantôt méchant et tantôt débonnaire, tantôt nous massacrant, ou nous servant de père, en lui prêtant toujours, d’après ses passions, ses mœurs, son caractère et ses opinions : ou la main qui pardonne ou celle qui nous perce. Le voilà, ce sot Dieu dont le prêtre nous berce. – Être saint et majestueux, toi qui daignes en ce moment affreux remplir mon âme d’une joie céleste, qui m’as, sans doute, empêchée d’attenter à mes jours, ô mon protecteur et mon guide, j’aspire à tes bontés, j’implore ta clémence : vois ma misère et mes tourments, ma résignation et mes vœux. Dieu puissant ! tu le sais, je suis innocente et faible, je suis trahie et maltraitée ; j’ai voulu faire le bien à ton exemple, et ta volonté m’en punit ; qu’elle s’accomplisse, ô mon Dieu ! tous ses effets sacrés me sont chers, je les respecte et cesse de m’en plaindre ; mais si je ne dois pourtant trouver ici-bas que des ronces, est-ce t’offenser, ô mon souverain Maître, que de supplier ta puissance de me rappeler vers toi, pour te prier sans trouble, pour t’adorer loin de ces hommes pervers qui ne m’ont fait, hélas ! rencontrer que des maux, et dont les mains sanguinaires et perfides noient à plaisir mes tristes jours dans le torrent des larmes et dans l’abîme des douleurs ? On nous vante sans cesse l’utilité du dogme de l’autre vie ; on prétend que, quand même ce serait une fiction, elle serait avantageuse, parce qu’elle en imposerait aux hommes et les conduirait à la vertu. Or, loin que ce dogme rende les hommes plus sages et plus vertueux, j’ose affirmer, au contraire, qu’il ne sert qu’à les rendre fous, hypocrites, méchants, atrabilaires, et qu’on trouvera toujours plus de vertus, plus de mœurs chez les peuples qui n’ont aucune de ces idées, que chez ceux où elles font la base des religions. Si ceux qui sont chargés d’instruire et de gouverner les hommes avaient eux-mêmes des lumières et des vertus, ils les gouverneraient bien mieux par des réalités que par des chimères ; mais fourbes, ambitieux, corrompus, les législateurs ont partout trouvé plus court d’endormir les nations par des fables que de leur enseigner des vérités… que de développer leur raison, que de les exciter à la vertu par des motifs sensibles et réels… que de les gouverner enfin d’une façon raisonnable. Ne doutons pas que les prêtres aient eu leurs motifs, pour imaginer la fable ridicule de l’immortalité de l’âme : eussent-ils, sans ces systèmes, mis les mourants à contribution ? Ah ! si ces dogmes épouvantables d’un Dieu… d’une âme qui nous survit, ne sont d’aucune utilité pour le genre humain, convenons qu’ils sont au moins de la plus grande nécessité pour ceux qui se sont chargés d’en infecter l’opinion publique. Mais l’immortalité de l’âme n’est-elle pas consolante pour les malheureux ? n’est-elle pas douce, n’est-elle pas agréable ? n’est-ce pas un bien pour l’homme que de croire qu’il pourra se survivre à lui-même, et jouir quelque jour au ciel d’un bonheur qui lui est refusé sur la terre ? Et puis que deviendrai-je ? cette obscurité m’effraye, cet éternel anéantissement m’effarouche. Et qu’étais-tu, je te prie, avant que de naître ? Quelques portions pleines de matière non organisée, n’ayant encore reçu aucune forme, ou en ayant reçu dont tu ne peux te souvenir. Eh bien ! tu redeviendras les mêmes portions de matière, prêtes à organiser de nouveaux êtres, dès que les lois de la nature le trouveront convenable. Jouissais-tu ? Non. Souffrais-tu ? Non. Est-ce donc là un état si pénible, et quel est l’être qui ne consentirait pas à sacrifier toutes ses jouissances à la certitude de n’avoir jamais de peines ? Que serait-il alors, s’il pouvait conclure ce marché ? Un être inerte, sans mouvement. Que sera-t-il après la mort ? Positivement la même chose. A quoi sert-il donc de s’affliger, puisque la loi de la nature vous condamne positivement à l’état que vous accepteriez de bon cœur si vous en étiez le maître ? Eh ! Justine, la certitude de n’être pas toujours est-elle plus désespérante que celle de n’avoir pas toujours été ? Va, va, tranquillise-toi, mon ange ; la frayeur de cesser d’être n’est un mal réel que pour l’imagination créatrice du dogme absurde d’une autre vie. Oh ! Madame, vous priveriez une malheureuse de son plus doux espoir si vous flétrissiez dans son cœur cette religion qui la console. Fermement attachée à ce qu’elle enseigne ; absolument convaincue que tous les coups qui lui sont portés ne sont que les effets du libertinage et des passions, irai-je sacrifier à des blasphèmes, à des sophismes qui me font horreur, la plus chère idée de mon esprit, le plus doux aliment de mon cœur ? Cette indifférence que vous supposez dans la nature n’est encore ici que l’ouvrage des sophismes de votre esprit. Et vous, Monsieur l’Abbé, daignez plutôt écouter votre cœur, et vous entendrez comme il condamnera tous ces faux raisonnements du libertinage ; ce cœur, au tribunal duquel je vous renvoie, n’est-il donc pas le sanctuaire où cette nature que vous outragez veut qu’on l’écoute et qu’on la respecte ? Si elle y grave la plus forte horreur pour le crime que vous méditez, m’accorderez-vous qu’il est condamnable ? Les passions, je le sais, vous aveuglent à présent, mais aussitôt qu’elles se tairont, à quel point vous déchireront les remords ? Plus est grande votre sensibilité, plus leur aiguillon vous tourmentera… – Je l’avoue, j’aime le crime avec fureur, lui seul irrite mes sens, et je professerai ses maximes jusqu’aux derniers moments de ma vie. Exempte de toutes craintes religieuses, sachant me mettre au-dessus des lois, par ma discrétion et par mes richesses, quelle puissance, divine ou humaine, pourrait donc contraindre mes désirs ? Le passé m’encourage, le présent m’électrise, je crains peu l’avenir ; j’espère donc que le reste de ma vie surpassera de beaucoup encore tous les égarements de ma jeunesse. La nature n’a créé les hommes que pour qu’ils s’amusent de tout sur la terre ; c’est sa plus chère loi, ce sera toujours celle de mon cœur. Tant pis pour les victimes, il en faut ; tout se détruirait dans l’univers, sans les lois profondes de l’équilibre ; ce n’est que par des forfaits que la nature se maintient, et reconquiert les droits que lui enlève la vertu. Nous lui obéissons donc en nous livrant au mal ; notre résistance est le seul crime qu’elle ne doive jamais nous pardonner. Oh ! mes amis, convainquons-nous de ces principes : dans leur exercice se trouvent toutes les sources du bonheur. – Ah ! monsieur, y a-t-il une satisfaction plus vraie que celle de soulager l’infortune ? Jouir des larmes de la reconnaissance, partager le bien-être qu’on vient de répandre chez des malheureux qui, semblables à vous, manquaient néanmoins des choses dont vous formez vos premiers besoins, les entendre chanter vos louanges et vous appeler leur père, replacer la sérénité sur des fronts obscurcis par la défaillance, par l’abandon et le désespoir, non, monsieur, nulle volupté dans le monde ne peut égaler celle-là : c’est celle de la divinité même, et le bonheur qu’elle promet à ceux qui l’auront servie sur la terre ne sera que la possibilité de voir ou de faire des heureux dans le ciel. Toutes les vertus naissent de celle-là ; on est meilleur père, meilleur fils, meilleure épouse, quand on connaît le charme d’adoucir l’infortune. Ainsi que les rayons du soleil, on dirait que la présence de l’homme charitable répand, sur tout ce qui l’entoure, la fertilité, la douceur et la joie ; et le miracle de la nature, après ce foyer de la lumière céleste, est l’âme honnête, délicate et sensible dont la félicité suprême est de travailler à celle des autres. – Au travail, esclave, au travail ! apprends que la civilisation, en bouleversant les principes de la nature, ne lui enlève pourtant point ses droits ; elle créa dans l’origine des êtres forts et des êtres faibles, avec l’intention que ceux-ci fussent toujours subordonnés aux autres. Ces mouvements de reconnaissance dont tu veux me composer des liens, la nature les méconnaît, Justine. Vois-tu chez les animaux, qui nous servent d’exemples, ces sentiments que tu réclames ? Lorsque je te domine par mes richesses ou par ma force, est-il naturel que je t’abandonne mes droits, ou parce que tu as joui en m’obligeant, ou parce qu’étant malheureuse tu t’es imaginé de gagner quelque chose par ton procédé ? N’est-il pas toujours humilié, celui qui reçoit ? Et cette humiliation qu’il éprouve ne paye-t-elle pas suffisamment le bienfaiteur qui, par cela seul, se trouve au-dessus de l’autre ? N’est-ce pas une jouissance pour l’orgueil que de s’élever au-dessus de son semblable ? Pourquoi faut-il que je consente à me laisser humilier chaque fois que me frappent les regards de celui qui m’a obligé ? L’ingratitude, au lieu d’être un vice, est la vertu des âmes fières, aussi certainement que la reconnaissance n’est que celle des âmes faibles : qu’on m’oblige tant qu’on voudra, si l’on y trouve une jouissance, mais qu’on n’exige rien de moi. – Le croirez-vous, madame, s’enflammant aux accents aigus de mes plaintes, les savourant avec inhumanité, le prêtre se disposait lui-même à ses criminelles tentatives ! Il se lève, et se montrant à la fin à moi dans un état où la raison triomphe rarement, et où la résistance de l’objet qui la fait perdre n’est qu’un aliment de plus au délire, il me saisit avec brutalité, enlève impétueusement les voiles qui dérobent encore ce dont il brûle de jouir ; tour à tour, il m’injurie… il me flatte… il me maltraite et me caresse… Oh ! quel tableau, grand Dieu ! quel mélange inouï de dureté…, de luxure ! Il semblait que l’Être suprême voulût, dans cette première circonstance de ma vie, imprimer à jamais en moi toute l’horreur que je devais avoir pour un genre de crime d’où devait naître l’affluence des maux dont j’étais menacée ! Mais fallait-il m’en plaindre alors ? Non, sans doute ; à ses excès je dus mon salut ; moins de débauche, et j’étais une fille flétrie ; ses feux s’éteignirent dans l’effervescence de ses entreprises, le ciel me vengea des offenses où le monstre allait se livrer, et la perte de ses forces, avant le sacrifice, me préserva d’en être la victime. – Le pouvoir de détruire n’est pas accordé à l’homme ; il a tout au plus celui de varier les formes ; mais il n’a pas celui de les anéantir : or toute forme est égale aux yeux de la nature ; rien ne se perd dans le creuset immense où ses variations s’exécutent ; toutes les portions de matières qui y tombent en rejaillissent incessamment sous d’autres figures, et quels que soient nos procédés sur cela, aucun ne l’outrage sans doute, aucun ne saurait l’offenser. Nos destructions raniment son pouvoir ; elles entretiennent son énergie, mais aucune ne l’atténue ; elle n’est contrariée par aucune… Eh ! qu’importe à sa main toujours créatrice que cette masse de chair conformant aujourd’hui un individu bipède se reproduise demain sous la forme de mille insectes différents ? Osera-t-on dire que la construction de cet animal à deux pieds lui coûte plus que celle d’un vermisseau, et qu’elle doit y prendre un plus grand intérêt ? – Madame, je vous ai de grandes obligations, je suis loin de vouloir m’y soustraire ; vous m’avez sauvé la vie ; il est affreux pour moi que ce soit par un crime ; croyez que s’il me l’eût fallu commettre, j’eusse préféré mille morts à la douleur d’y participer ; je sens tous les dangers que j’ai courus pour m’être abandonnée aux sentiments honnêtes qui resteront toujours dans mon cœur ; mais quelles que soient, madame, les épines de la vertu, je les préférerai sans cesse aux dangereuses faveurs qui accompagnent le crime. Il est en moi des principes de religion qui, grâces au ciel, ne me quitteront jamais ; si la providence me rend pénible la carrière de la vie, c’est pour m’en dédommager dans un monde meilleur. Cet espoir me console, il adoucit mes chagrins, il apaise mes plaintes, il me fortifie dans la détresse, et me fait braver tous les maux qu’il plaira à Dieu de m’envoyer. Cette joie s’éteindrait aussitôt dans mon âme si je venais à la souiller par des crimes, et avec la crainte des châtiments de ce monde, j’aurais le douloureux aspect des supplices de l’autre, qui ne me laisserait pas un instant dans la tranquillité que je désire. – Ah oui, vraiment ! Il est bien difficile de se garantir du vol quand on a trois fois plus qu’il ne faut pour vivre ; bien malaisé de ne jamais concevoir le meurtre, quand on n’est entouré que d’adulateurs ou d’esclaves dont nos volontés sont les lois ; bien pénible, en vérité, d’être tempérant et sobre, quand on est à chaque heure entouré des mets les plus succulents ; ils ont bien du mal à être sincères, quand il ne se présente pour eux aucun intérêt de mentir !… Mais nous, Justine, nous que cette providence barbare, dont tu as la folie de faire ton idole, a condamnés à ramper dans l’humiliation comme le serpent dans l’herbe ; nous qu’on ne voit qu’avec dédain, parce que nous sommes pauvres ; qu’on tyrannise, parce que nous sommes faibles ; nous, dont les lèvres ne sont abreuvées que de fiel, et dont les pas ne pressent que des ronces, tu veux que nous nous défendions du crime quand sa main seule nous ouvre la porte de la vie, nous y maintient, nous y conserve, et nous empêche de la perdre ! Tu veux que perpétuellement soumis et dégradés, pendant que cette classe qui nous maîtrise a pour elle toutes les faveurs de la Fortune, nous ne nous réservions que la peine, l’abattement et la douleur, que le besoin et que les larmes, que les flétrissures et l’échafaud ! Non, non, Justine, non ; ou cette providence que tu révères n’est faite que pour nos mépris, ou ce ne sont point là ses volontés. – J’étais à ma seconde journée, parfaitement calme sur les craintes que j’avais eues d’abord d’être poursuivie ; il faisait une extrême chaleur, et suivant ma coutume économique, je m’étais écartée du chemin pour trouver un abri où je pusse faire un léger repas qui me mît en état d’attendre le soir. Un petit bouquet de bois sur la droite du chemin, au milieu duquel serpentait un ruisseau limpide, me parut propre à me rafraîchir. Désaltérée de cette eau pure et fraîche, nourrie d’un peu de pain, le dos appuyé contre un arbre, je laissais circuler dans mes veines un air pur et serein qui me délassait, qui calmait mes sens. Là, je réfléchissais à cette fatalité presque sans exemple qui, malgré les épines dont j’étais entourée dans la carrière de la vertu, me ramenait toujours, quoi qu’il en pût être, au culte de cette divinité, et à des actes d’amour et de résignation envers l’Être suprême dont elle émane, et dont elle est l’image. Une sorte d’enthousiasme venait de s’emparer de moi : « Hélas ! me disais-je, il ne m’abandonne pas, ce Dieu bon que j’adore, puisque je viens même dans cet instant de trouver les moyens de réparer mes forces. N’est-ce pas à lui que je dois cette faveur ? Et n’y a-t-il pas sur la terre des êtres à qui elle est refusée ? Je ne suis donc pas tout à fait malheureuse, puisqu’il en est encore de plus à plaindre que moi… Ah ! ne le suis-je pas bien moins que les infortunées que je laisse dans ce repaire du vice dont la bonté de Dieu m’a fait sortir comme par une espèce de miracle ?… » Et pleine de reconnaissance, je m’étais jetée à genoux ; fixant le soleil comme le plus bel ouvrage de la divinité, comme celui qui manifeste le mieux sa grandeur, je tirais de la sublimité de cet astre de nouveaux motifs de prières et d’actions de grâces, lorsque tout à coup je me sens saisie par deux hommes qui, m’ayant enveloppé la tête pour m’empêcher de voir et de crier, me garrottent comme une criminelle et m’entraînent sans prononcer une parole. – Il faisait une soirée délicieuse ; nous étions sous un bosquet de lilas et de roses, magiquement éclairé, assis tous trois dans des trônes soutenus par des nuages, desquels s’exhalaient les parfums les plus délicieux ; le centre était occupé par une montagne des fleurs les plus rares, parmi lesquelles étaient les jattes du Japon et les couverts d’or qui devaient nous servir. A peine fûmes-nous placés que le haut du bosquet s’ouvrit, et nous vîmes aussitôt paraître, sur un nuage de feu, les Furies, tenant enchaînées avec leurs serpents les trois victimes qui devaient s’immoler à ce repas. Elles descendirent du nuage, attachèrent chacune celle qui lui était confiée à des arbustes près de nous, et se préparèrent à nous être utiles. Ce repas sans ordre ne devait être servi qu’à la volonté des convives ; on demandait ce qui passait par la tête, les Furies le servaient sur-le-champ. Plus de quatre-vingts plats de différentes espèces sont demandés sans qu’il en soit refusé un seul ; dix espèces de vins sont servies, tout coule, tout se fournit avec profusion. - C’était un homme petit, replet, âgé de trente-cinq ans, d’une vigueur incompréhensible, velu comme un ours, la mine sombre, le regard féroce, fort brun, des traits mâles, un nez long, la barbe jusqu’aux yeux, des sourcils noirs et épais, et cette partie qui différencie les hommes de notre sexe d’une telle longueur et d’une grosseur si démesurée, que non seulement jamais rien de pareil ne s’était offert à mes yeux, mais qu’il était même absolument certain que jamais la nature n’avait rien fait d’aussi prodigieux : mes deux mains l’enlaçaient à peine, et sa longueur était celle de mon avant-bras. – - Adore-le, ce vit despote, encense-le, ce dieu superbe. Je voudrais l’exposer aux hommages du monde entier ; je voudrais qu’il y eût un homme, là, qui fit mourir, dans d’affreux supplices, tous ceux qui ne voudraient pas se courber devant lui… Si j’étais souveraine, je n’aurais pas de plus grand plaisir que celui de me faire suivre par des bourreaux, qui massacreraient, dans l’instant, tout ce qui choquerait mes regards… Je marcherais sur des cadavres, et je serais heureuse ; je déchargerais dans le sang dont les flots couleraient à mes pieds. Ô mes compagnes, foutez, vous êtes nées pour foutre ! C’est pour être foutues que vous a créées la nature. Laissez crier les sots, les bégueules et les hypocrites ; ils ont leurs raisons pour vous blâmer de cette délicieuse intempérance qui fait le charme de vos jours. Interrogez la société tout entière : tout se réunira pour vous conseiller de foutre, parce que foutre est l’intention de la nature, et que l’abstinence en est le crime. Que le nom de putain ne vous effraye pas : bien dupe est celle qui s’en effarouche. Une putain est une créature aimable, jeune, voluptueuse, qui, sacrifiant sa réputation au bonheur des autres, rien que par cela seul mérite des éloges. La putain est l’enfant chérie de la nature, la fille sage en est l’exécration ; la putain mérite des autels, et la vestale des bûchers. Foutez, mes amies, je vous le répète, narguez effrontément les conseils de ceux qui veulent vous captiver sous les fers despotiques d’une vertu qui n’est bonne à rien ! Abjurez à jamais toute pudeur et toute retenue ; pressez-vous de foutre : il n’est qu’un âge pour décharger, profitez-en. – Il se présente de nouveau, le glaive en feu glisse aux bords du canal voisin, et de la vigueur de la secousse y pénètre de près de moitié ; je jette un cri ; furieux de l’erreur, il se retire avec rage, et pour cette fois frappe l’autre porte avec tant de vigueur, que le dard humecté s’y plonge en me déchirant. Il profite des succès de cette première secousse ; ses efforts deviennent plus violents ; il gagne du terrain ; à mesure qu’il avance, le fatal cordon qu’il m’a passé autour du cou se resserre, je pousse des hurlements épouvantables ; le féroce, qu’ils amusent, m’engage à les redoubler, trop sûr de leur insuffisance, trop maître de les arrêter quand il voudra ; il s’enflamme à leurs sons aigus. Cependant l’ivresse est prête à s’emparer de lui, les compressions du cordon se modulent sur les degrés de son plaisir ; peu à peu mon organe s’éteint ; les serrements alors deviennent si vifs que mes sens s’affaiblissent sans perdre néanmoins la sensibilité ; rudement secouée par le membre énorme dont il déchire mes entrailles, malgré l’affreux état dans lequel je suis, je me sens inondée des jets de sa luxure ; j’entends encore les cris qu’il pousse en les versant. Un instant de stupidité succéda, je ne sais ce que je devins, mais bientôt mes yeux se rouvrent à la lumière, je me retrouve libre, dégagée, et mes organes semblent renaître. – Fille imprudente, me dit-il alors, de quelle nécessité est-il donc, je le demande, qu’une femme jouisse quand nous jouissons ? Je vous avais prévenue que le crime que vous venez de commettre se punissait ici de mort : préparez-vous donc à subir le châtiment qu’il vous a plu d’encourir. En sortant de table, demain, je viendrai vous expédier. Je me précipite de nouveau à ses genoux, mais me saisissant par les cheveux, il me traîne à terre, me fait faire ainsi deux ou trois fois le tour de ma prison, et finit par me précipiter contre les murs de manière à m’y écraser. – Tu mériterais que je t’ouvrisse à l’instant les quatre veines, dit-il en fermant la porte, et si je retarde ton supplice, sois bien sûre que ce n’est que pour le rendre plus horrible. Il est dehors, et moi dans la plus violente agitation : je ne vous peins point la nuit que je passai ; les tourments de l’imagination joints aux maux physiques que les premières cruautés de ce monstre venaient de me faire éprouver, la rendirent une des plus affreuses de ma vie. On ne se figure point les angoisses d’un malheureux qui attend son supplice à toute heure, à qui l’espoir est enlevé, et qui ne sait pas si la minute où il respire ne sera pas la dernière de ses jours. Incertain de son supplice, il se le représente sous mille formes plus horribles les unes que les autres ; le moindre bruit qu’il entend lui paraît être celui de ses bourreaux ; son sang s’arrête, son cœur s’éteint, et le glaive qui va terminer ses jours est moins cruel que ces funestes instants où la mort le menace. Il faut que tu périsses, Justine, et il faut que tu apprennes, avant d’expirer, que la route de la vertu n’est pas toujours la plus sûre, et qu’il y a des circonstances dans le monde où la complicité d’un crime est préférable à sa délation... L’éclair brille, les vents sifflent, le feu du ciel agite les nues ; il les ébranle d’une manière horrible… On eût dit que la nature, ennuyée de ses ouvrages, fût prête à confondre tous les éléments, pour les contraindre à des formes nouvelles. On met Justine à la porte, non seulement sans lui donner un sol, mais en lui ravissant même le peu qui lui restait. La malheureuse, confuse, humiliée de tant d’ingratitude et de tant d’horreurs, trop contente d’échapper peut-être à de plus grandes infamies, gagne, en remerciant Dieu, le grand chemin qui borde l’avenue du château… Elle y est à peine arrivée, qu’un éclat de foudre la renverse, en la traversant de part en part. — Elle est morte ! Justine est morte ! Accourez, accourez ! madame ! venez contempler l’ouvrage du ciel, venez voir comme il récompense la vertu : est-ce donc la peine de la chérir, quand ceux qui la servent le mieux deviennent aussi cruellement les victimes du sort ? Nos quatre libertins entourent le cadavre ; et quoiqu’il fût entièrement défiguré, les scélérats forment encore d’affreux désirs sur les restes sanglants de cette infortunée. Ils lui enlèvent ses vêtements ; Juliette les excite. Il faut dire que la foudre, entrée par la bouche, était sortie par le vagin. — Qu’on a raison de faire l’éloge de Dieu ; voyez comme il est décent : il a respecté le cul. Il est encore beau, ce sublime derrière, qui fit couler tant de foutre ! est-ce qu’il ne te tente pas, l’abbé ? Et le méchant abbé répond en s’introduisant jusqu’aux couilles dans cette masse inanimée. L’exemple est bientôt suivi ; tous les quatre, l’un après l’autre, insultent aux cendres de cette chère fille ; Juliette se branle, en les voyant faire ; ils se retirent, la laissent, et lui refusent jusqu’aux derniers devoirs. Triste et malheureuse créature, il était écrit dans le ciel, que le repos même de la mort ne te garantirait pas des atrocités du crime et de la perversité des hommes ! — En vérité, voilà qui m’affermit plus que jamais dans la carrière que j’ai parcourue toute ma vie. Ô Nature ! s’écria-t-elle dans son enthousiasme, il est donc nécessaire à tes plans, ce crime contre lequel les acte s’avisent de sévir ! tu le désires donc, puisque ta main punit, de cette manière, ceux qui le craignent ou ne s’y livrent pas… Oh ! voilà des événements qui comblent mon bonheur, et perfectionnent ma tranquillité. – Un usurier, dans mon enfance, veut m’engager à commettre un vol ; je le refuse : il s’enrichit. Je tombe dans une bande de voleurs, je m’en échappe avec un homme à qui je sauve la vie : pour ma récompense, il me viole. J’arrive chez un seigneur débauché qui me fait dévorer par ses chiens, pour n’avoir pas voulu empoisonner sa tante. Je vais, de là, chez un chirurgien incestueux et meurtrier à qui je tâche d’épargner une action horrible : le bourreau me marque comme une criminelle ; ses forfaits se consomment sans doute : il fait sa fortune, et je suis obligée de mendier mon pain. Je veux m’approcher des sacrements, je veux implorer avec ferveur l’Être suprême dont je reçois néanmoins tant de maux ; le tribunal auguste où j’espère de me purifier dans l’un de nos plus saints mystères devient le théâtre sanglant de mon ignominie : le monstre qui m’abuse et qui me fouille s’élève aux plus grands honneurs de son Ordre, et je retombe dans l’abîme affreux de la misère. J’essaie de sauver une femme de la fureur de son mari : le cruel veut me faire mourir en perdant mon sang goutte à goutte. Je veux soulager un pauvre : il me vole. Je donne des secours à un homme évanoui : l’ingrat me fait tourner une roue comme une bête, et me pend pour se délecter ; les faveurs du sort l’environnent, et je suis prête à mourir sur un échafaud pour avoir travaillé de force chez lui. Une femme indigne veut me séduire pour un nouveau forfait : je perds une seconde fois le peu de bien que je possède, pour sauver les trésors de sa victime. Un homme sensible veut me dédommager de tous mes maux par l’offre de sa main : il expire dans mes bras avant que de le pouvoir. Je m’expose dans un incendie pour ravir aux flammes un enfant qui ne m’appartient pas : la mère de cet enfant m’accuse et m’intente un procès criminel. Je tombe dans les mains de ma plus mortelle ennemie, qui veut me ramener de force chez un homme dont la passion est de couper les têtes : si j’évite le glaive de ce scélérat, c’est pour retomber sous celui de Thémis. J’implore la protection d’un homme à qui j’ai sauvé la fortune et la vie ; j’ose attendre de lui de la reconnaissance ; il m’attire dans sa maison, il me soumet à des horreurs, il y fait trouver le juge inique de qui mon affaire dépend ; tous deux abusent de moi, tous deux m’outragent, tous deux hâtent ma perte ; la fortune les comble de faveurs, et je cours à la mort. Voilà ce que les hommes m’ont fait éprouver, voilà ce que m’a appris leur dangereux commerce ; est-il étonnant que mon âme aigrie par le malheur, révoltée d’outrages et d’injustices, n’aspire plus qu’à briser ses liens ? – Je venais d’atteindre ma vingtième année, lorsqu’un certain comte de Lorsange, gentilhomme angevin, âgé d’environ quarante ans, devint tellement épris de moi, qu’il résolut de me donner son nom : il me reconnut douze mille livres de rente, m’assura le reste de sa fortune s’il venait à mourir avant moi ; me donna une maison, des gens, une livrée, et une sorte de considération dans le monde, qui parvint en deux ou trois ans à faire oublier mes débuts. Oubliant tous les sentiments de ma naissance et de ma bonne éducation, pressée de jouir seule, d’avoir un nom et point de chaînes, j’osai me livrer à la coupable idée d’abréger les jours de mon mari. J’ensevelis avec mon époux les traces du forfait qui le précipitait au tombeau. Redevenue libre et comtesse, je mis à ma conduite un peu moins d’indécence. Je n’étais plus une fille entretenue, j’étais une riche veuve qui donnait de jolis soupers, chez laquelle la cour et la ville étaient trop heureuses d’être admises ; femme décente en un mot et qui néanmoins couchait pour deux cents louis, et se donnait pour cinq cents par mois. Je fis encore de brillantes conquêtes, je ruinai trois ambassadeurs étrangers, quatre fermiers généraux, deux évêques, un cardinal et trois chevaliers des Ordres du roi ; mais comme il est rare de s’arrêter après un premier délit, j’ajoutai deux autres crimes (l’un pour voler un de mes amants qui m’avait confié une somme considérable que je pus ainsi mettre à l’abri ; l’autre pour avoir plus tôt un legs de cent mille francs qu’un de mes adorateurs me faisait au nom d’un tiers, chargé de rendre la somme après décès), et j’y joignis trois ou quatre infanticides. Il n’est nullement nécessaire que l’infortune soit vengée ; elle s’en flatte, parce qu’elle le voudrait, cette idée la console, mais elle n’en est pas moins fausse : il y a mieux, il est essentiel que l’infortune souffre ; son humiliation, ses douleurs sont au nombre des lois de la nature, et son existence est utile au plan général, comme celle de la prospérité qui l’écrase ; telle est la vérité, qui doit étouffer le remords... Je ne crois de mal à rien, je suis convaincue que le crime sert aussi bien les intentions de la nature que la sagesse et que la vertu. J’aime mes vices, j’abhorre la vertu ; je suis l’ennemie jurée de toutes les religions, de tous les dieux ; je ne crains ni les maux de la vie, ni les suites de la mort ; et quand on me ressemble, on est heureux. Sous réserve de modifications