Israël contraint de se trouver de nouveaux alliés face à la menace

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Israël contraint de se trouver de nouveaux alliés face à la menace
Israël contraint de se trouver de
nouveaux alliés face à la menace
grandissante de l’Etat islamique
Atlantico : Il y a quelques jours, Abu Bakr al Baghdadi, le chef
du groupe Etat islamique a menacé Israël à travers un message
audio. Comment Israël a-t-il intégré cette menace ? Le pays en
avait-il déjà pris conscience ?
Roland Lombardi : Tout d’abord, il faut remarquer que le scenario que j’avais
évoqué déjà en août 2014 se met progressivement en place. À savoir que l’Etat
islamique est en train, chose unique dans l’histoire de la région, et avec
toutefois encore quelques balbutiements, de liguer contre lui toutes les
puissances internationales (Russie, Etats-Unis, France) mais aussi régionales
(Iran, Arabie saoudite, Egypte et Israël) et ce, malgré leurs rivalités et
leurs agendas stratégiques propres.
Concernant la dernière menace d’Al-Baghdadi envers l’Etat hébreu, notons
qu’elle n’est pas la première ni la dernière. Déjà en octobre dernier, Daesh
publiait une vidéo en hébreu dans laquelle un terroriste armé et masqué
s’adressait aux « juifs occupant les musulmans » et déclarait que « pas un
seul juif ne restera à Jérusalem » !
Les autorités israéliennes ont depuis très longtemps intégré ces menaces et
elles sont très bien conscientes que l’affrontement est inévitable.
D’ailleurs, depuis plusieurs mois les services de sécurité israéliens ont
identifié des signes clairs de la présence en Israël de réseaux djihadistes
et liés de manière directe ou indirecte à Daesh. Selon le Shabak (le Service
de sécurité intérieure israélien), entre 150 et 200 Arabes israéliens ont
rejoint les rangs de l’EI et environ 200 Palestiniens de Cisjordanie ainsi
qu’un nombre indéterminé de Gazaouis ont fait de même. Plusieurs d’entre eux
ont déjà été arrêtés à leur retour de Syrie via la Turquie, et des réseaux
ont pu être également démantelés avec l’aide des autorités chypriotes et
grecques (Jérusalem ayant conclu dernièrement avec Athènes un accord de
coopération sur les questions de sécurité et de lutte contre le terrorisme).
Chaque semaine, des cellules embryonnaires de terroristes sympathisants de
Daesh, avec des armes lourdes et préparant des actions, sont neutralisées sur
le territoire israélien. Les arrestations les plus symboliques furent celles,
en octobre et novembre 2015, d’un groupe d’Arabes israéliens de Nazareth se
revendiquant explicitement de Daesh. Enfin, rappelons que les attaques au
couteau et à la voiture bélier qui touchent la population israélienne depuis
ces derniers mois, font totalement écho aux consignes terroristes de l’Etat
islamique…
Ces dernières semaines, l’EI a perdu beaucoup d’hommes, de matériel et de
territoires en Syrie comme en Irak. Dès lors, nous devons nous attendre à
d’autres attaques terroristes en France, en Europe et ailleurs. Les autorités
israéliennes ont d’ailleurs grandement renforcé la sécurité de leurs
ambassades, de leurs ressortissants et de leurs intérêts à l’étranger. Mais
la stratégie de Daesh dans ce domaine est aussi diabolique que claire. Elle
est la même visant par exemple la France, la Russie et Israël : utiliser les
populations locales pour commettre des attentats et générer une atmosphère de
guerre civile, en faisant monter les tensions et les haines entre les
communautés.
Ainsi, pour redorer son blason dans le monde arabe, Al-Baghdadi peut tout
aussi espérer, par exemple, un attentat d’envergure dans une grande ville
israélienne, une sorte d’opération dite de prestige comme l’appellent les
spécialistes israéliens. Jusqu’à présent, les services de sécurité
israéliens, qui sont peut-être les meilleurs du monde, ont réussi à déjouer
ces tentatives. Mais pour combien de temps ? Car un mega-attentat commis par
des Arabes israéliens serait catastrophique pour l’Etat hébreu, aussi bien
sur le plan intérieur qu’extérieur.
Ardavan Amir-Aslani : Israël est un pays encerclé et menacé depuis sa
création. Le grand changement qui s’est opéré ces dernières années porte sur
la disparition des menaces militaires étatiques traditionnelles. En effet, la
disparition des États-nations arabes en état de guerre théorique avec Israël
est un bouleversement géostratégique pour ce pays. Les armées
conventionnelles arabes, traditionnellement identifiées comme une menace par
Israël n’existent plus. Saddam et son armée ne règnent plus à Bagdad et
l’armée syrienne n’est plus que l’ombre d’elle-même depuis la déliquescence
de ce pays. L’Egypte, techniquement en paix avec Israël, est au bord du
gouffre depuis le coup d’état du Maréchal Sissi contre le Président Morsi et
ne contrôle plus le Sinaï devenu une sorte de « Far West » où Le Caire
n’exerce plus aucun contrôle. Ainsi Tsahal ne considère plus une guerre
conventionnelle avec les armées arabes comme une possibilité. Il n’y a plus
d’armées arabes capables ne serait-ce qu’envisager le début de l’ombre d’un
conflit avec Israël. Les armées arabes ou plutôt ce qu’il en reste sont
beaucoup trop occupées à régler les guerres civiles dans leurs pays pour
représenter un quelconque danger existentiel pour Israël. Un scénario comme
celui de la guerre de Kippour n’est plus à l’ordre du jour.
Cependant, la disparition des armées nationales arabes ne signifie pas que
les frontières israéliennes ne sont plus menacées. En effet, la menace d’une
guerre conventionnelle a été remplacée par celle fondée sur le terrorisme,
organisé ou pas. L’Etat islamique, le Front Al-Nusra, le Hamas et le
Hezbollah, dont aucun n’est un Etat reconnu, continuent de présenter une
menace sécuritaire pour ce pays. Les récentes déclarations du prétendu Calife
contre l’Arabie Saoudite et Israël, même si davantage motivées par les revers
subis par l’Etat Islamique, vont dans ce sens. Aujourd’hui, la menace pour
Israël pourrait se matérialiser par des actes de terrorisme islamistes à
grande échelle et non plus par une invasion terrestre de type conventionnel.
Le nationalisme arabe de type « Baas » ou celui personnifié par Nasser a
laissé la place au djihadisme exclusivement à caractère religieux. C’est plus
diffus mais en même temps plus dangereux car plus difficilement contrôlable
et prévisible.
Comment Israël s’adapte-t-il à cette menace ? Jusqu’à présent, la
dissuasion nucléaire était au cœur de sa tactique. Le pays doitil désormais repenser sa stratégie ?
Roland Lombardi : Il ne faut pas oublier que la suprématie militaire et
conventionnelle israélienne sur toutes les forces voisines arabes ou
régionales reste plus que jamais incontestable. Mais la principale force des
Israéliens, et surtout depuis 1973, c’est de savoir reconnaître leurs
faiblesses et surtout d’apprendre de leurs erreurs. A l’inverse de certains
pays occidentaux, l’Etat hébreu essaie toujours d’être en avance d’une
guerre. Les stratèges hébreux ne laissent donc rien au hasard. C’est
pourquoi, même si comme nous l’avons vu, la principale menace de Daesh envers
Israël est intérieure, il n’en reste pas moins que « encerclé par les
islamistes radicaux » (Netanyahou), l’Etat hébreu, craignant des débordements
de frontières, se prépare activement à tous les scénarios extrêmes et
possibles d’attaques extérieures ou d’infiltrations de commandos djihadistes.
Ainsi, les militaires israéliens (parachutistes et unités d’élite) ont été
déployés et se préparent à toutes les éventualités. Des exercices de grande
envergure ont déjà eu lieu et vont se poursuivre à la frontière nord, face à
la Syrie, mais surtout au sud, le long de la frontière avec l’Egypte, où la
branche de Daesh dans le Sinaï reste très active et où le risque est plus
grand. Les Israéliens sont même en train de perfectionner leur défense
antiaérienne et leurs batteries mobiles des différents systèmes
d’interception de roquettes et de missiles afin de faire face à d’éventuels
tirs de Scud qui équipent les armées syrienne et irakienne mais qui
pourraient tomber dans des mains mal intentionnées…
Enfin, gageons que les services secrets israéliens, qui ont toujours réussi à
infiltrer par le passé les états-majors de puissants pays ennemis (Egypte
dans les années 1960-1970 et Syrie dans les années 1960 -cf. l’affaire Eli
Cohen-) et plus récemment des groupes terroristes (Hezbollah et Hamas entre
autres), ont déjà noyauté des milices djihadistes en Syrie et peut-être
l’Etat islamique lui-même…
Ardavan Amir-Aslani : Oui, il est évident que la stratégie de défense
israélienne doit évoluer. Rappelons que le soi-disant printemps arabe n’a
abouti qu’à renverser les Etats arabes laïcs en laissant intactes, pour
l’heure, les pétromonarchies qui n’ont jamais véritablement représentées une
menace pour Israël. De la sorte, la dissuasion nucléaire tactique qui était
efficace contre un Assad fort dans une Syrie unie est aujourd’hui désuète et
inopérante face au terrorisme frontalier. Ce qui fonctionnait comme stratégie
de dissuasion contre un pays stable et une armée de 300.000 hommes ne
fonctionne plus contre des menaces localisées frontalières de quelques
centaines d’hommes qui ne représentent qu’eux-mêmes. Aujourd’hui la menace
sécuritaire pour Israël se matérialisera davantage par des infiltrations de
combattants surarmés djihadistes dans des villages et petites villes
frontalières israéliennes voir des tirs d’armes automatiques ou de roquettes
plus ou moins sophistiquées en direction de gardes-frontières israéliennes le
long de la frontière avec le Sinaï. Un peu à l’identique des conflits
rencontrés avec le Hamas ces dernières années.
Comment les alliances d’Israël peuvent-elles se redessiner ?
Lesquelles vont se renforcer ou à l’inverse s’estomper ? Israël
n’a-t-il pas intérêt à jouer la carte de l’apaisement ?
Roland Lombardi : D’abord et pour essayer de mettre un terme aux « délires
complotistes » de tout bord, Israël a observé d’un œil très inquiet les
fameux printemps arabes. Plus réalistes, plus pragmatiques et surtout
meilleurs connaisseurs du monde arabe que certains « savants » occidentaux,
les responsables et les stratèges israéliens ont rapidement pris conscience
de leurs conséquences négatives sur la région. Ainsi, même si les crises, les
désordres et les affrontements interarabes et inter-religieux chez ses
proches voisins peuvent présenter à court terme un certain avantage, il n’en
reste pas moins que les Israéliens préfèrent, pour leurs propres intérêts,
une certaine stabilité qu’un indescriptible chaos à leurs frontières. Comme
me le confiait un officier israélien au tout début du conflit syrien, et même
s’il ne portait pas Bachar el-Assad dans son cœur, « mieux vaut le diable que
l’on connait à celui que nous ne connaissons pas ! »… Les cinq ans de
bouleversements faisant suite aux révoltes arabes et surtout la montée en
puissance d’un groupe tel que Daesh, auront eu au moins le mérite de changer
la donne géopolitique de la région et donc consolider certaines alliances
pour l’Etat hébreu comme en faire apparaître d’autres.
Concernant les « anciennes » alliances. Malgré certaines divergences, la
coopération stratégique entre Israël et les Etats-Unis reste intense. Pour
certains pays occidentaux, ou du moins pour les plus éclairés, au premier
rang desquels la France (notamment depuis les derniers attentats de novembre
à Paris), la coopération avec l’Etat hébreu redevient d’actualité. Face au
même danger de l’islamisme radical, qui peut se permettre sérieusement de se
passer de l’expérience et du savoir-faire israélien dans la lutte contre le
terrorisme ?
A propos de la Turquie et de l’Arabie saoudite, si certains responsables
israéliens sont séduits par une « coalition de pays arabes sunnites modérés »
pour contrer « l’axe chiite », d’autres, et notamment les généraux, ne font
que très peu confiance au Royaume saoudien et encore moins, et à juste titre,
à Ankara…
Par contre, les pétroliers israéliens et le Mossad sont présents au Kurdistan
depuis bien longtemps. Les Peshmergas font un travail remarquable face à
l’EI. S’ils sont victorieux sur le terrain, ils le doivent certes au matériel
et au soutien américain mais surtout à leurs qualités intrinsèques de
combattants. Ils le doivent aussi peut-être un peu à leurs instructeurs
israéliens.
Aussi, depuis ces dernières années, la collaboration entre Israël et la
Jordanie s’est intensifiée, spécialement dans le domaine du renseignement. Et
cela est encore plus vrai au sujet de la coopération entre Jérusalem et Le
Caire. En effet, depuis le retour de l’armée au pouvoir en Egypte et la
reprise en main du pays par le maréchal Al-Sissi, un ami d’Israël, les
relations entre les deux pays sont sans précédent. Dans le Sinaï notamment,
les militaires égyptiens et israéliens travaillent de concert pour combattre
la Wilayat Sinaï, la branche égyptienne de Daesh.
Concernant maintenant les « nouvelles » alliances. La Russie peut être
considérée en effet comme le nouvel allié d’Israël. Depuis l’arrivée au
pouvoir de Vladimir Poutine au début des années 2000, les relations entre
Moscou et Jérusalem ont toujours été très bonnes. Mais avec le retour de la
Russie sur la scène internationale et surtout régionale depuis son
intervention musclée en Syrie il y a trois mois, les Israéliens voient dans
les Russes des alliés potentiels. Sans pour autant se substituer encore à
l’allié américain, pour certains stratèges israéliens, la Russie représente
déjà un allié fidèle, puissant et cohérent et qui plus est, susceptible de
contrebalancer, ou du moins maîtriser, l’influence iranienne dans la région.
En attendant, aucun incident sérieux n’a été à déplorer dans le ciel syrien
entre l’aviation des deux pays et les généraux russes et israéliens se
rencontrent quasi quotidiennement…
Enfin, deux « alliés objectifs » sont en train d’émerger pour Israël. Aussi
paradoxal que cela puisse paraître, d’abord le Hezbollah puis le Hamas. Comme
pour beaucoup de Libanais, les Israéliens ont pris conscience que sans la
milice chiite, le Liban serait peut-être dans le chaos lui aussi. Ainsi, le
Hezbollah, qui n’a d’ailleurs plus besoin de la cause palestinienne et celle
de « la Résistance face à l’entité sioniste » pour exister sur la scène
libanaise, est devenu incontournable. Même si l’Etat hébreu continuera
sûrement ses frappes et ses éliminations ciblées sur le groupe terroriste
libanais, il est notable qu’en attendant, ce dernier, combattant aux côtés
d’Assad en Syrie mais défendant aussi et surtout la frontière libanaise,
assure une relative stabilité à la frontière nord d’Israël. Et qui sait, à
plus ou moins long terme, une normalisation entre Israël et le Hezbollah est
même probable…
Quant au Hamas, il a soutenu depuis longtemps les milices djihadistes dans le
Sinaï. Mais isolé politiquement, militairement et sur le plan international
et craignant, et c’est déjà le cas, d’être « débordé » par Daesh qui séduit
de plus en plus la jeunesse arabe israélienne et palestinienne, la milice
palestinienne pourrait cesser sa politique tacite et parfois contradictoire
(arrestations de djihadistes à Gaza et soutien aux milices du Sinaï) pour
préférer une « coopération » avec l’armée égyptienne, et donc indirectement
avec les Israéliens, afin tout simplement de sauvegarder son pouvoir et son
leadership.
Ardavan Amir-Aslani : La déclaration du chef de l’Etat Islamique est
principalement motivée par la volonté de démentir les rumeurs de sa
disparition à l’issue d’un raid de l’armée irakienne ainsi que par la volonté
de redorer le moral de ses combattants terroristes. Souvenons-nous que l’Etat
Islamique a subi de très importants revers ces dernières semaines avec la
perte des villes de Sinjar et de Ramadi dans le nord et l’est de l’Irak ainsi
que la perte de la possession du barrage de Tichrine situé à moins de 25
kilomètres de Raqqa, la capitale de l’Etat islamique en Syrie. L’Etat
Islamique a ainsi perdu presque 20% de son territoire en 2015 et il est
vraisemblable qu’il soit balayé hors d’Iraq en 2016 avec la chute annoncée de
Mossoul. Cependant ce n’est pas pour autant que cette secte sanguinaire est
morte. Elle continue d’exercer un pouvoir d’attraction dans la population
musulmane.
Ainsi, outre les menaces extérieures comme des tentatives d’excursions
massives de commandos terrorises islamistes, Israël peut être amené à
confronter une menace intérieure avec une nouvelle donne, celle de la
radicalisation de la population palestinienne musulmane en Israël et dans les
territoires occupés. Les attaques quotidiennes à l’arme blanche en Israël
traduisent cette nouvelle réalité. De plus en plus de Palestiniens, frustrés
par l’absence d’avancée dans les négociations tendant vers la création d’un
Etat Palestinien risquent de voir dans ces sectes comme celle de l’Etat
Islamique un échappatoire à leurs frustrations.
Source : Israël contraint de se trouver de nouveaux alliés face à la menace
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