Migration, symbolisme ethno-religieux et politique étatique La
Transcription
Migration, symbolisme ethno-religieux et politique étatique La
Colloque Migrations, religions et sécularisation Christine Moliner 17-18 juin 2005 (EHESS) Panel V : Stratégies d’adaptation Migration, symbolisme ethno-religieux et politique étatique La mobilisation des sikhs pour le port du turban en Grande Bretagne et en France Draft Ne pas citer ni diffuser SVP Dans une foule, les sikhs sont aisément identifiables grâce leur turban, qui renvoie l’image d’une communauté homogène, aux contours bien démarqués. En Inde, dont ils sont originaires, ils ne sont pas les seuls à le porter, et pourtant le turban s’est imposé, au terme d’un processus historique complexe, comme leur emblème identitaire spécifique. Dans les pays occidentaux, où ils émigrent en nombre dans la 2e moitié du 20e siècle, le turban constitue un défi aux pratiques culturelles et aux modèles politiques nationaux. Dans la longue et, à leurs yeux, héroïque histoire du combat pour le port du turban, s’illustrent dés les années 50 les sikhs de Grande Bretagne et 3 décennies plus tard ceux de France. A travers l’étude des différentes campagnes de mobilisation, des contextes nationaux particuliers dans lesquelles elles interviennent, des logiques internes et externes qui les animent, j’aimerai montrer comment un symbole ethno-religieux 1 s’impose comme l’instrument privilégié de construction des identités diasporiques. Un symbole polysémique 1 Les sikhs se définissent à la fois comme une communauté religieuse, ethnique et politique. 1 Valeur symbolique et fonction sociale du turban Le turban est associé aux cheveux longs des sikhs, qu’il protège et sanctifie, tous 2 matérialisant une continuité entre l’homme (à travers son corps qu’il doit garder intact) et la révélation divine. Les cheveux longs (kesh) font partie des 5 K, ces injonctions corporelles et vestimentaires imposées, selon la tradition, aux sikhs par leur 10e et dernier Guru, lors de la création en 1699 du Khalsa, un ordre religieux et militaire. Les amritdhari (litt. ceux qui ont bu l’amrit, lors de la cérémonie d’initiation au Khalsa) sont soumis à un code de conduite spécifique et doivent arborer 5 symboles distinctifs, dont le nom en punjabi, commence par un k : il s’agit du kesh (interdiction de couper poil et cheveu), du kangha (peigne retenant les cheveux), du kirpan (poignard), du kara (bracelet en métal) et du kaccha (sous-vêtement descendant jusqu’au genou). On le voit, le turban ne fait pas partie des 5 k, mais son usage est attesté dés le 16e siècle chez les sikhs. Associé étroitement au pouvoir politique (le turban symbolise la royauté dans l’Inde moghole), il s’enrichit d’une multitude de significations qui se superposent à sa dimension spirituelle fondamentale. Le turban sikh est un attribut essentiellement masculin (même si certaines femmes le portent, essentiellement dans la diaspora), il constitue même un marqueur essentiel d’identité sexuelle. A ce titre, sa dimension socio-culturelle se manifeste à chaque étape importante de la vie d’un homme sikh : un turban est noué, offert, échangé, ou retiré selon que l’on célèbre le passage de l’enfance à l’adolescence, un mariage, pour sceller une amitié, ou lors des rites funéraires. C’est, pour un sikh, le compagnon de toute une vie. Il est investi d’une grande charge émotionnelle, au niveau individuel et collectif, ce qui explique son fort potentiel mobilisateur, et la tonalité souvent passionnelle des débats. Cette dimension affective s’accompagne de considérations esthétiques: il faut voir un sikh nouer amoureusement son turban devant une glace- cette opération peut prendre, selon les circonstances, entre 5 minutes et 1h30-, en lisser les plis, en rectifier la forme (ronde, aplatie ou pointue, selon l’appartenance de caste ou l’origine géographique), harmoniser sa couleur et ses motifs à ses vêtements…. Dans sa fonction sociale enfin, le turban s’affirme comme un marqueur identitaire, un puissant instrument de différentiation qui permet de définir les frontières du groupe et de renforcer sa cohésion. Un emblème cependant problématique 2 Producteur de distinction, le turban s’avère également source d’une grande ambiguité, liée à la polysémie qui le caractérise. Ainsi, en interne, il est au centre d’une confrontation entre une vision désormais dominante des sikhs, normative, monolithique et orthodoxe (produit d’une évolution historique que je décris en première partie) et une grande pluralité des croyances, des pratiques, des manières d’être sikh, en Inde et dans la diaspora. Ainsi ont toujours coexisté des identités multiples, définies par différents degrés de religiosité2 : j’ai parlé des amritdhari qui représentent l’idéal ultime vers lequel tout sikh doit tendre ; les keshdari (litt. porteurs de kesh), majoritaires en Inde, portent, quant à eux, les symboles visibles (turban, kesh, barbe, kara..) sans avoir été initiés et donc sans être soumis au même code de conduite (en particulier, l’interdiction de l’alcool et de la viande) ; enfin les mona (litt. les rasés), majoritaires dans la diaspora, ne sont plus extérieurement identifiables comme sikhs. Ces catégories identitaires sont particulièrement fluides et souples dans la diaspora, puisqu’un même individu peut, selon les circonstances, passer de l’une à l’autre. Mais cette fluidité pose souvent problème en contexte migratoire : ainsi l’existence de ces mona a-t-elle été utilisée, au Canada, contre les sikhs dans le cadre de leur campagne pour le port du turban dans la garde montée. Leurs opposants en ont fait une question d’orthodoxie : si certains sikhs se passent du kesh et du turban, c’est donc que ce ne sont pas des articles essentiels de leur foi, ceux qui affirment le contraire sont des ultra-orthodoxes, minoritaires de surcroît. Ambiguïté, enfin, dans la définition de frontières avec l’autre, car les sikhs, à cause de ce même turban, sont souvent pris, dans la diaspora, pour des musulmans, c’est vrai en France ou aux Etats-Unis (où 3 d’entre eux ont été assassinés juste après le 11 sept, lors d’une vague d’agressions frappants les musulmans, où plus exactement ceux identifiés comme tels), beaucoup moins en Grande Bretagne. Or, cette confusion est très problématique pour les sikhs, dont l’imaginaire populaire a, par ailleurs, construit le musulman (sous les traits de l’oppresseur moghol) comme figure de l’autre par excellence3. 2 Voir pour toutes ces questions les travaux de H. McLeod, en particulier son classique Who is a Sikh, OUP, 1989. 3 Voir ma communication non-publiée « Des retrouvailles manquées ? Les relations entre Punjabis sikhs et musulmans dans la diaspora », 2004. 3 1. Turban, réformisme sikh et représentations coloniales4 Dans l’étude du processus par lequel le turban s’est, malgré tout, imposé comme symbole distinctif et instrument de construction identitaire dans la diaspora, un long détour par l’histoire coloniale s’impose : à cause, d’une part, de l’héritage de la politique coloniale dans la gestion des relations inter -ethniques par la Grande Bretagne d’aujourd’hui et d’autre part à cause de la persistance des représentations coloniales et de leur réappropriation par les sikhs britanniques. Confrontés en Inde à la diversité, à l’interpénétration et à la fluidité des identités religieuses et communautaires, les Britanniques se donnent pour objectif d’ordonner, de classifier, de domestiquer cette réalité sociale complexe, à travers le prisme de représentations et de catégories. C’est le concept de races martiales qui domine discours et politique coloniale à l’égard des sikhs. Inspiré par le déterminisme biologique en vigueur en Europe, ce concept repose sur une hiérarchie des races humaines, certaines possédant des qualités martiales, ainsi des sikhs, gurkhas, et pashtouns, d’autres pas. En Orient plus qu’en Occident, seuls « certains clans et classes peuvent porter des armes ; aux autres manque le courage nécessaire au guerrier », selon G. F.Mc Munn5. Mais ces qualités innées peuvent se corrompre, il appartient donc au pouvoir colonial de les préserver, dans leur pureté, d’éviter qu’elles ne se diluent au contact avec d’autres groupes ne les possédant pas. Obsession de la pureté et peur de la miscégénation pèsent de tout leur poids idéologique dans les relations que le colonisateur entretient avec le colonisé. Dans le cas du sikhisme, c’est une réabsorption dans l’hindouisme qu’il faut éviter: selon une formule fameuse de Macauliffe « L’hindouisme…est semblable au boa constrictor des forêts indiennes. Quand un ennemi négligeable l’ennuie, il s’enroule autour de lui…et le fait disparaître…de même l’hindouisme se débarrasse-t-il de la religion réformiste, jadis source d’espoir, de Baba Nanak6….Cette religion assez jeune se débat avec vigueur pour sa survie, mais sa destruction est inévitable sans le soutien de l’Etat. » 4 Sur les représentions coloniales, voir les ouvrages de Richard Fox, Lions of the Punjab. Culture in the Making, Berkeley, University of California Press, 1990 et Thomas Metcalf, Ideologies of the Raj, The New Cambridge History of India, Delhi, Cambridge University Press, 1995. 5 Dans The Armies of India, Londres, 1911, cité par Metcalf. 6 Guru Nanak. Fondateur au 16e siècle d’un mouvement issu de l’hindouisme qui au terme d’une évolution de 3 siècles devient le sikhisme. 4 Et le soutien de l’Etat pour préserver un sikhisme pur de toute contamination par l’hindouisme se manifeste au premier chef dans sa politique de recrutement militaire : seuls les « vrais » sikhs, i-e les sikhs baptisés, seront recrutés dans l’armée impériale, car pour les Britanniques, l’orthodoxie est garante à la fois de qualités martiales et de loyauté à l’Empire. Il s’agit de promouvoir activement une identité socio-religieuse, celle du sikhisme orthodoxe, qui, jusqu’à présent, coexistait avec d’autres identités concurrentes et d’en faire la seule légitime. Le baptême et le port des 5 K, assortis du turban, deviennent le préalable nécessaire au recrutement dans l’armée, et des sikhs, l’armée impériale en a recruté beaucoup puisqu’ils constituent jusqu’à 39.6% des troupes de combat à la veille du premier conflit mondial (alors qu’ils représentent moins d’1% de la population totale). Un autre acteur majeur dans ce processus est le mouvement de réforme socioreligieuse des Singh Sabha, actif à partir des années 1880. Fortement influencé par les représentations et la politique coloniales, les Singh Sabha visent, à l’instar des mouvements réformistes hindous et musulmans contemporains, à restaurer la splendeur passée, l’age d’or d’une communauté, qui contrastent avec ce qui est perçu comme son déclin actuel. Les intellectuels sikhs réformistes ne visent rien moins que la création d’une communauté distincte, homogène, aux frontières identitaires étanches7. Aidés par la politique impériale à leur égard, ils puisent dans un répertoire culturel existant, celui du Khalsa, et l’érigent en ordre normatif hégémonique. Leur terrain privilégié est celui des pratiques et attitudes à l’égard du corps, qui constituent chez les sikhs un puissant système symbolique 8 : leur entreprise de « sikhiser les sikhs », selon le néologisme d’Oberoi, passe par l’imposition de symboles extérieurs et de rites de passage distinctifs. Cela ne revient bien sur pas à dire que les Singh Sabha, pas plus que les Britanniques, auraient « inventé » le turban (ni l’identité Singh) : ils ont puisé dans un répertoire culturel préexistant et ont investi le turban de nouvelles significations, jusqu’à en faire le pilier de l’identité individuelle et collective, le dernier rempart contre le « déclin » du Panth. 7 Pour toutes ces questions, voir l’analyse de référence d’ Harjot Oberoi, The Construction of Religious Boundaries. Culture, Identity and Diversity in the Sikh Tradition, Delhi, Oxford University Press, 1994. 8 Oberoi, chap 6 5 2. Symbolisme ethno-religieux et construction des identités diasporiques en Grande Bretagne L’immigration sikhe en Grande Bretagne L’histoire migratoire des sikhs débute dans la 2e moitié du 19e siècle. Liée à l’expansionnisme colonial britannique et au recrutement privilégié des sikhs dans l’armée impériale, elle les conduit dans un premier temps en Asie du Sud-est, puis en Amérique du Nord, en Australie, Nouvelle-Zélande et en Afrique Orientale. L’émigration vers la Grande Bretagne ne concerne qu’un tout petit nombre d’entre eux dans les années 1920, avant de devenir un phénomène de masse pendant la période de reconstruction économique qui suit la 2e guerre mondiale. L’immigration de masse s’achève précocement en 1962 avec l’adoption d’une législation très restrictive (le Commonwealth Immigrant Act). On estime à 400000 leur nombre aujourd’hui. On distingue généralement 4 phases dans le processus de structuration communautaire des sikhs britanniques : après les pionniers des années 20, l’immigration de masse des années 40 et 50 s’accompagne d’une redéfinition identitaire, en particulier d’une bien moindre observance religieuse (abandon du turban et de la barbe, dans une stratégie d’adaptation au pays d’accueil). L’arrivée des familles à partir de 1960, puis des sikhs d’Afrique de l’Est se traduit par un resserrement du lien social, des clivages internes (socio-économique, politique, de caste) de plus en plus marqués et une religiosité plus affirmée. Ainsi, les mêmes hommes qui avaient abandonné le turban à leur arrivée en GB l’adoptent à nouveau, au retour d’un séjour en Inde par exemple. Une 4e phase s’ouvre dans les années 80 avec l’apparition d’une 2e et 3e génération immigrée, dans un contexte de montée du fondamentalisme sikh, où le turban, outre symbole de l’orthodoxie religieuse, prend valeur de proclamation politique. Nombreux, visibles, concentrés dans quelques enclaves ethniques, connus pour leur capacité de mobilisation, ils constituent une communauté stabilisée, en voie d’ascension socioprofessionnelle. 6 Le contexte de la mobilisation diasporique pour le turban La mobilisation des sikhs pour le turban intervient dans un contexte particulier marqué par : - l’évolution du cadre idéologique et politique britannique : schématiquement, il y a consécration du multiculturalisme différentialiste qui fait de l’appartenance religieuse la base de la reconnaissance des groupes ethniques (envisagés comme des communautés homogènes et distinctes) par les autorités. - l’émergence d’une seconde génération diasporique et la peur de l’assimilation - la plus grave crise que le pays d’origine ait connue s’ouvre en 1984 L’émergence d’une 2e et 3e génération de sikhs nés et élevés en GB donne lieu à un sentiment de menace, face à l’occidentalisation, vécue comme inéluctable, de la jeune génération. On retrouve là un avatar du thème, cher aux colonisateurs britanniques et aux réformistes sikhs du 19e siècle, de déclin du sikhisme, l’occidentalisation, l’acculturation remplaçant ici l’hindouisme dans le rôle du boa constrictor, annihilant l’identité sikhe. Ces interrogations ne sont pas propres aux sikhs, mais concernent la jeunesse immigrée dans son ensemble : c’est le syndrome, celui-là propre aux sociétés d’accueil occidentales, du « between 2 cultures », frappant des jeunes pris entre 2 cultures donc, ne se définissant ni vraiment comme britanniques (rôle prééminent du racisme), ni plus vraiment comme asian/indiens/sikhs. L’abandon du turban et des 5k, le rejet des normes et valeurs traditionnelles (autorité des parents, mariage arrangé, soumission des femmes) incarneraient donc ce « malaise identitaire » propre aux jeunes issus de l’immigration. Ces thèmes trouvent un large écho dans la presse britannique et communautaire. Et le turban est à nouveau brandi, par la génération des parents, comme dernier rempart. Cette crise identitaire propre à la diaspora est rendue plus aigue par la crise politique dans laquelle le Punjab va être plongé pendant une quinzaine d’années. Pour les sikhs de la diaspora, il y a très clairement un avant et un après 1984 (invasion par l’armée indienne de Harmandir Sahib, centre spirituel et temporel des sikhs). La question d’un état sikh indépendant (Khalistan), assez vite réglée en Inde au prix d’une répression étatique particulièrement sanglante, investit durablement l’espace diasporique, où elle monopolise le champ sociopolitique et crée de profonds clivages entre les khalistanis et leurs opposants. Dans la confrontation avec l’Etat central, perçu comme un allié objectif de la majorité hindoue, s’affirme un néo-fondamentalisme sikh qui reprend le thème du sikhisme en danger, face à une double menace, externe et interne: celle d’un hindouisme agressif et dominateur (d’où la revendication d’un état séparé) et celle d’une corruption interne des 7 valeurs, l’abandon des symboles extérieurs. Durant cette période de guerre civile, ces symboles extérieurs prennent une dimension politique nouvelle : l’appareil policier indien établissant, dans sa lutte contre les militants, une équation entre terroristes et amritdhari, la répression va principalement cibler les hommes porteurs d’un ou plusieurs K et du turban9. C’est donc la conjonction de ces crises dans la société d’origine et dans le pays d’accueil qui fait du turban à partir des années 1980 le symbole et le garant d’une identité perçue à nouveau comme menacée, par l’assimilation dans la diaspora, par la répression étatique en Inde. Un discours néo-fondamentaliste sikh se développe et s’enracine d’autant mieux chez les sikhs de la diaspora que ceux-ci ont été profondément meurtris au niveau individuel et collectif par l’évènement traumatique de 1984 : beaucoup de sikhs, par delà les clivages de génération, de caste ou classe, réadoptent alors les symboles extérieurs, qu’ils avaient abandonné ou n’avaient jamais porté- et en premier lieu le turban et le kesh. La mobilisation pour le turban, entre dynamiques internes et externes Les premières mobilisations pour le turban en Grande Bretagne interviennent dans un contexte bien différent, dés la fin des années 50 (soit en pleine vague d’immigration de masse et bien avant les revendications propres au contexte multi culturaliste des années 80), dans le cadre de conflits du travail. Ainsi le premier cas 10est-il celui d’un sikh de Manchester qui postule en 1959 pour un emploi de chauffeur de bus auprès de la compagnie pour laquelle il travaille déjà en tant que mécanicien. Sa candidature est rejetée au motif que son turban le mettrait en contradiction avec le règlement de l’entreprise et en particulier avec son uniforme. Bénéficiant du soutien du gurdwara et des sikhs de Manchester, il faudra 7 ans à cet homme pour être réintégré au poste voulu avec son turban. Un autre chauffeur de bus, de Wolverhampton, est renvoyé en 1965 lorsqu’au retour d’un congé maladie, il se présente à son travail avec un turban. Un long combat va s’en suivre, auquel participent à des degrés divers, outre la communauté sikhe locale, des leaders indiens de l’Akali Dal (parti politique sikh), l’ambassadeur indien à Londres et même le premier ministre indien de l’époque, Indira Gandhi. Un vieil homme menace de s’immoler et le maire 9 Etablissant ainsi une continuité dans l’imaginaire sikh avec les martyrs du 18e siècle, tombés aux mains des moghols, pour protéger leur foi et leur turban. 10 Darshan Singh Tatla, The Sikh Diaspora. The Search for Statehood, Londres, University College Press, 1999. 8 de Wolverhampton dénonce le « chantage » exercé par les sikhs, qui finissent par l’emporter : le turban est désormais autorisé pour les chauffeurs de bus. Il est à noter que le modus operandi de cette campagne sera repris et développé lors des mobilisations futures. Les initiateurs ont une forte implantation locale : le gurdwara (lieu de culte) et le sangat (congrégation) locaux servent de vivier et de point d’appui logistique de la campagne. Ils font appel à des personnalités nationales, britanniques (les députés de leur circonscription par exemple) et indiennes pour exercer des pressions sur les institutions locales avec lesquelles ils sont en conflit. Les premières manifestations de rue sont organisées à cette occasion, ce mode d’occupation de l’espace public devenant au cours de la décennie suivante un instrument privilégié de mobilisation et d’insertion dans la société d’accueil, pour les sikhs puis pour les autres minorités ethniques. Enfin, ces entrepreneurs identitaires font de leur cas individuel un combat collectif: il s’agit là, en modifiant grâce à la jurisprudence le cadre juridique britannique, d’aménager une place pour leur turban au sein de la société britannique. Ils annoncent enfin dés les années 60, dans un contexte assimilationniste, les mobilisations religieuses et politiques des années 80 et 90, où s’illustreront sikhs et musulmans britanniques. La 3e et surtout la 4e campagne menées par les sikhs britanniques pour le port du turban ont une portée beaucoup plus grande que les 2 premières. La 3e démarre en 1973, à la suite du vote, par le parlement, du Motor-Cycle Crash Helmet Act, qui rend obligatoire le port d’un casque sur les 2 roues à moteur et donc empêche les sikhs de garder leur turban. Un sikh, militant travailliste de Southall, fort du soutien du gurdwara et de la communauté locale- et Southall s’impose dés cette période comme le plus important foyer d’implantation punjabie du pays- et du parti politique sikh de l’Akali Dal rallie Sidney Bidwell, le député travailliste pour Ealing et Southall, à la cause des sikhs. Bidwell, malgré l’opposition constante des 2 gouvernements, conservateurs puis travaillistes, qui se succèdent entre 1973 et 1976, dépose en janvier 1975 un projet de loi qui sera adopté en novembre 1976 et qui exempte les sikhs du port du casque (Motor-Cycle Crash Helmets [Religious Exemption] Act, 1976). La lecture des débats parlementaires suscités par l’examen de cette loi à la chambre des Communes et à la chambre des Lords11 est passionnante à plus d’un titre : y sont réaffirmées les valeurs fondatrices de tolérance et de liberté religieuse et politique; 11 On en trouve un compte rendu détaillé dans The Turban Victory , petit fascicule écrit par Sydney Bidwell et publié par la Sikh Missionary Society de Southall. 9 l’intégration des minorités y est définie non plus comme « processus d’assimilation » mais comme « une égalité des chances accompagnée de diversité culturelle dans une atmosphère de tolérance mutuelle » ; s’y trahit une perception de la religion, et de l’observance religieuse, comme garantes de l’ordre social ; enfin s’y déploie une vision des sikhs fortement influencée par l’expérience coloniale, en particulier l’histoire militaire anglo-sikhe, vision monolithique, essentialiste et empreinte d’une certaine nostalgie de l’Empire. C’est donc au nom de la liberté religieuse que Bidwell dépose son projet de loi. Il s’agit alors de déterminer si le turban est bien un article de foi essentiel pour les sikhs comme le soutien Bidwell ou une simple coutume, comme l’affirme un Lord. Une majorité des députés et plus encore de Lords se range à l’argumentation de Bidwell, qui s’appuie principalement sur le passé militaire anglo-sikh commun, en particulier la tradition de tolérance à l’égard du turban dans l’armée britannique. Ce thème est décliné à l’envie par les Lords : les sikhs ont été autorisés à garder leur turban sur le champ de bataille pendant les 2 conflits mondiaux, durant lesquels ils se sont distingués par leur comportement héroïque, la Grande Bretagne a une dette12 à l’égard, elle doit l’honorer en leur permettant de pratiquer pleinement leur religion. On retrouve dans les interventions des Lords bon nombre des stéréotypes coloniaux liés au concept de races martiales : « loyaux…respectueux de la loi… disciplinés », « l’idéalisme et les nobles instincts de cette race de guerriers furent inspirés et aiguisés par l’Empire ». La 4e campagne pour le turban débute en 1979 dans le milieu scolaire. C’est un avocat de Birmingham, originaire d’Afrique de l’Est, qui en est l’instigateur. Le directeur d’une école privée refuse d’admettre son fils, sauf si celui-ci se sépare de son turban pour se mettre en conformité avec l’uniforme scolaire. Bénéficiant comme dans les cas précédents du soutien de la communauté sikhe locale (son rôle est ici déterminant), Mandla fait en outre appel à la toute nouvelle Commission for Racial Equality, qui va se porter partie civile devant la chambre des Lords, après 2 jugements défavorables émis par la County Court puis par la cour d’appel. C’est devant cette instance suprême d’appel que Mandla l’emporte en 1982, sur la base de la notion de discrimination indirecte introduite par le Race Relations Act de 1976. La portée du jugement des lords dépasse largement l’enjeu initial, nous allons le voir en détail, puisqu’il accorde aux sikhs le statut de groupe ethnique. 12 Cette argumentation sera reprise 30 ans plus tard, mais en vain, par les sikhs de France. 10 Dowell Lee, le directeur de l’école, refuse donc d’admettre le jeune Mandla au motif que son turban, en tant que: «manifestation de ses origines ethniques, accentuerait les distinctions religieuses et sociales au sein de l’école, et s’agissant d’une école multiraciale basée sur la foi chrétienne, il préfère minimiser ses 13 distinctions » . Dowell Lee est donc poursuivi pour « discrimination indirecte à l’encontre d’un membre d’un groupe racial », en référence au Race Relations Act de 1976. Le concept, emprunté aux EtatsUnis, de discrimination indirecte vient juste de faire son apparition dans la législation. L’interdiction du turban s’applique à tous les élèves, l’obligation de porter l’uniforme s’impose à tous : il n’y a donc pas discrimination directe, mais indirecte car l’exigence du proviseur, telle que beaucoup de sikhs, contrairement aux élèves appartenant à d’autres groupes ethniques, ne peuvent s’y conformer, est donc considérée comme discriminatoire (section 1(1) b du RRA, 1976). Mais l’enjeu ici n’est pas d’établir s’il y a discrimination indirecte ou pas, mais si les sikhs sont un groupe ethnique (ou racial, les 2 termes sont employés de manière interchangeable par les politiques et législateurs britanniques de l’époque) ou pas. Car le bénéfice de la loi de 1976 qui interdit la discrimination dans le domaine de l’emploi, des services sociaux et de l’éducation s’étend aux seuls groupes définis sur des bases raciales et non simplement religieuses. La ligne de défense du proviseur ne consiste donc pas, comme on pourrait s’y attendre, à réfuter l’accusation de discrimination indirecte, mais se contente de dénier aux sikhs le statut de groupe ethnique. Selon cette argumentation, les sikhs sont un groupe religieux partageant avec d’autres communautés (hindous et musulmans punjabis) des caractéristiques ethniques communes. Aidés de la CRE, les sikhs, fortement mobilisés, font donc appel auprès de la chambre des Lords et se déclarent prêts, s’ils n’y obtiennent pas gain de cause, à faire pression pour qu’un amendement à la loi de 1976 les mentionne explicitement. Selon les sikhs et leurs partisans, la loi dans son esprit, si ce n’est dans sa lettre, incluait les sikhs, qui constituent bien un groupe ethnique tel que défini dans le paragraphe 3 de cette même loi: « Pour qu’un groupe constitue un groupe ethnique, il doit se considérer et être considérer par les autres comme une communauté distincte en vertu de certaines caractéristiques dont 2 au moins sont essentielles (….) : une longue histoire commune, que le groupe considère comme le distinguant 13 Voir l’exposition détaillée de l’appel devant la chambre des Lords dans « Mandla and another vs Dowell Lee and another », All England Law Reports, 1983. 11 d’autres groupes et dont il garde la mémoire vivante, et deuxièmement une tradition culturelle propre, en particulier des coutumes sociales et familiales, associées le plus souvent, mais pas obligatoirement à une pratique religieuse ». Les Lords apparaissent, dans leurs délibérations et leu décision finale, comme des acteurs de premier plan du processus de construction identitaire des sikhs britanniques. Leur décision est influencée par ces mêmes représentations coloniales décrites plus haut, auxquelles se superpose une réflexion, proprement sociologique, sur l’identité ethnique. Mais ils vont plus loin en concédant que les sikhs, bien plus qu’un groupe religieux, sont « presque une race, une nation ». On retrouve dans ce « presqu’une nation » un double écho : celui des constructions orientalistes du 19e siècle qui font des sikhs une communauté politique à part entière et écho plus contemporain des revendications séparatistes sikhes en Inde. La décision des Lords est cruciale à un double niveau : pour les sikhs, bien sûr, qui grâce au statut de groupe ethnique, outre de bénéficier de la législation anti-discriminatoire (ce que réclament encore aujourd’hui les musulmans britanniques), gagnent considérablement en visibilité dans la mosaïque pluri-ethnique britannique ; elle marque aussi un tournant dans la politique nationale à l’égard des minorités, en ce qu’elle consacre l’ethnicisation et la politisation des appartenances religieuses minoritaires 14 - en continuité avec la politique coloniale. Ces campagnes successives pour le turban annoncent les mobilisations sur une base religieuse des années 90 (qui sont essentiellement le fait des musulmans), mobilisations que John Crowley définit à juste titre comme «l’adaptation d’un répertoire culturel disponible aux ressources et enjeux du système politique britannique 15». La mobilisation des sikhs britanniques pour le turban répond également à des dynamiques internes complexes que je voudrais analyser maintenant. Ces dynamiques intracommunautaires sont essentiellement le produit de l’expérience migratoire propre aux sikhs britanniques, qui se caractérise par un processus de maturation communautaire et de différentiation interne, par l’émergence dans les années 80 d’une 3e génération diasporique alors même que le pays d’origine, le Pendjab, traverse une grave crise politique. La 14 Voir J. Crowley dans, Immigration, « relations raciales »et mobilisations minoritaires au Royaume Uni, Thèse de doctorat, Institut d’Etudes Politiques de Paris, 1995. 15 Immigration, « relations raciales »et mobilisations minoritaires au Royaume Uni, 12 juxtaposition de ces éléments se traduit dans la diaspora par un intense questionnement identitaire, dont le turban devient le symbole (voir plus haut) Revenons sur la 4e campagne, où ces logiques internes apparaissent dans toute leur complexité. Mandla, je l’ai dit, est un sikh d’Afrique de l’Est, appartenant à la caste intermédiaire des ramgarhia. Cette caste a un profil socio-économique et une histoire migratoire bien spécifiques : ce sont des twice-migrants16, qui ont émigré à partir de la fin du 19e siècle du Punjab vers l’Afrique de l’Est, où ils constituaient groupe d’intermédiaires entre les colonisateurs et la population locale et où ils se sont forgés une conscience aigües de leur spécificité ethnique et religieuse. Après leur expulsion du Kenya et d’Ouganda, une majorité d’entre-eux s’installe en Grande Bretagne et y retrouvent d’autres sikhs venus directement du Punjab, des jats (la caste dominante) en grande majorité. Face à ces derniers dont beaucoup avaient abandonné les symboles extérieurs d’appartenance, et dans une logique de subversion de la hiérarchie des castes qui leur assigne un statut inférieur à celui des jats, les ramgariah vont rapidement se poser comme les garants de l’orthodoxie: c’est Puran Singh, un leader religieux particulièrement révéré par les ramgarhias, lui aussi originaire d’Afrique de l’Est, qui prend la tête de la campagne de soutien à Mandla (un des ses fidèles). Le gurdwara qu’il dirige à Handsworth (le plus grand d’Angleterre) a servi de base logistique et financière pour une mobilisation qui culmine lors d’une manifestation réunissant 40.000 sikhs à Hyde Park. On retrouve là l’ambiguité du turban, à la fois vecteur de cohésion et en même temps enjeu d’une compétition interne. La question du pouvoir exercé par des entrepreneurs identitaires sur leur communauté, de leur légitimité et de leur rôle d’intermédiaire auprès des autorités britanniques se pose également dans toute sa complexité ici. Les différentes campagnes pour le turban sont autant d’occasion pour différents groupes ou individus concurrents de se manifester auprès des institutions locales tout d’abord, puis nationales. 16 Parminder Bhachu, The Twice Migrants. East African Sikh Settlers in Britain, New York, Tavistock, 1985. 13 3. Epilogue : turban, laïcité et logique d’exclusion en France. L’immigration sikhe en France Par contraste avec la communauté sikhe en Grande Bretagne, les sikhs représentent en France une toute petite minorité (10000 au plus), d’implantation récente et précaire. En effet, l’immigration sikhe vers la France comme vers l’Europe continentale dans son ensemble ne démarre qu’au début des années 80. Face à la quasi-impossibilité d’immigrer en Grande Bretagne, la France, puis d’autres pays d’Europe continentale (Belgique, Allemagne, Italie plus récemment Espagne, Portugal, Grèce) apparaissent comme des destinations de substitution. Ces pionniers font venir leur famille au cours des années 90 et sont rejoints par d’autres plus nombreux, demandant l’asile politique. Beaucoup transitent par la France pour gagner clandestinement l’Angleterre. Précarité, mobilité, clandestinité marquent l’expérience des sikhs en France et forment les bases d’une grande solidarité communautaire et de leur marginalisation au sein de la société d’accueil. Le gurdwara 17constitue, ici comme en Grande Bretagne, bien plus qu’un lieu de culte : principal lieu de socialisation, il est aussi le lieu où se manifeste la compétition pour le pouvoir au sein de la communauté. Turban et gestion administrative de l’accueil des étrangers La question du port du turban ne se pose pas dans les toutes premières années: soit parce que les pionniers sont des mona soit parce qu’ils le deviennent à leur arrivée en France, pour trouver plus facilement du travail. Les premiers cas apparaissent au début des années 90 : ils concernent des réfugiés politiques qui, lors de leurs démarches administratives (essentiellement des demandes de renouvellement de permis de conduire, carte de séjour ou carte d’identité) doivent fournir une photo d’identité tête nue et s’y refusent, et des enfants keshdhari nouvellement scolarisés en France. Pour les enfants comme pour leurs parents, cela ne concerne qu’une minorité, puisque la plupart des sikhs en France sont mona. Donc, bien avant la mobilisation de 2004 et 2005, le port du turban devient un enjeu entre les sikhs et les autorités administratives françaises (préfectures essentiellement et tribunal administratif), qui a donné lieu à plusieurs procédures judiciaires. Souvent se manifestent l’incohérence, la rigidité, l’arbitraire de certaines décisions administratives. Arbitraire car telle 17 Ou plutôt les gurdwara, 5 au total crées à la suite de conflits personnels/ politiques/de caste au sein du groupe dominant le principal gurdwara, celui de Bobigny. 14 préfecture (Paris ou Seine St Denis) va refuser la photo d’identité avec turban et telle autre (en province) l’accepter. Dans le milieu scolaire, quelques élèves18 du primaire, puis du secondaire sont concernés. En vertu de décrets du Conseil d’Etat, c’est le règlement au cas par cas qui prédomine : le turban est admis dans certains établissements (et sous certaines formes), pas dans d’autres, mais aucune exclusion n’est prononcée et certains élèves se replient sur l’enseignement privé. Ces difficultés rencontrées par les sikhs en France reçoivent déjà un certain écho, surtout dans la presse communautaire. La mobilisation contre la loi de mars 2004. Venons en maintenant à la chronologie des évènements jalonnant cette mobilisation. En décembre 2003, la Commission Stasi remet son rapport…. sans avoir auditionné les sikhs. Ceux-ci se mobilisent lors d’une manifestation, la première en France, réunissant 3000 d’entre-eux venus de toute l’Europe, le 31 janvier 2004. La semaine qui suit, le projet de loi est examiné par l’assemblée nationale dans un climat politique et médiatique confus, qui voient certains membres éminents de la commission Stasi émettre sur le projet de sérieuses réserves, certains membres de la majorité faire de même, le ministre de l’éducation nationale envisager l’interdiction de la barbe et préconiser pour les sikhs « le port d’un filet invisible ». Propos et débats largement diffusés par la presse indienne, dont les principaux quotidiens couvrent quotidiennement l’affaire du turban. La mobilisation des sikhs prend une ampleur sans précédent, bénéficiant de relais en Inde et dans la diaspora. Les sikhs d’Angleterre sont d’ailleurs à l’avant-poste de la manifestation du 31janvier et des négociations qui s’entament, alors, avec les autorités françaises. Ils organisent ; par ailleurs ; une manifestation devant l’ambassade de France à Londres en février et obtiennent du gouvernement britannique l’assurance qu’il abordera cette question avec le gouvernement français. Sous la pression croissante du gouvernement indien (dirigé depuis mai 2004 par un sikh), la France donne à plusieurs reprises l’assurance, par l’intermédiaire de son ministre des affaires étrangères en visite en Inde et de l’ambassadeur de France à Delhi, qu’elle tiendrait compte de la spécificité des sikhs. Ceux-ci sont également reçus par l’éducation nationale et l’inspection d’académie 18 Un assistant d’anglais sikh britannique constitue à ma connaissance le seul cas de personnel enseignant sikh keshdhari. Ce jeune étudiant recruté à Londres par une commission franco-britannique s’est vu avec stupeur renvoyé du lycée de Seine St Denis où il avait été affecté en 1997 au motif que son turban serait mal perçu par les élèves et raviverait les tensions provoquées par l’affaire du foulard. L’inspection académique lui a trouvé une autre affectation…à Louis le Grand. 15 de Seine St Denis et obtiennent que tous les jeunes soient scolarisés à la rentrée (au prix de concessions sur la longueur et la forme du turban). Fin août, l’enlèvement de 2 journalistes en Irak remet en cause cet accord : plusieurs enfants se voient refusés l’entrée de leur établissement, en particulier au lycée Louise Michel de Bobigny, où plusieurs de leurs aînés ont fait, jusque là sans encombre, leur scolarité. Au terme de nouvelles négociations, cette fois infructueuses avec l’inspection d’académie 19 , 3 élèves sont exclus de l’établissement et suivent des cours par correspondance jusqu’à ce jour ( 2 d’entre eux passent en ce moment leurs épreuves de baccalauréat). Cette « affaire du turban » a eu des conséquences contradictoires pour les sikhs de France. Tout en renforçant leur complexe minoritaire et leur marginalité au sein de la société française, elle a dramatiquement accru leur visibilité nationale et internationale. Médias nationaux, étrangers et communautaires se sont « abattus » sur le gurdwara de Bobigny et sur les malheureux lycéens, principalement en janvier et février 2004 puis à la rentrée scolaire. Jusqu’en janvier 2004, les sikhs étaient invisibles, malgré leur turban (qu’une petite minorité d’entre eux porte ici) ou à cause de lui peut-être…En effet, en l’absence d’images empruntées comme en Grande Bretagne à un passé colonial commun, les sikhs sont l’un des groupes minoritaires les plus méconnus en France. Ainsi, leur turban est plutôt, en France, source de confusion identitaire avec les musulmans. Le turban de Ben Laden a visuellement marqué les esprits occidentaux, et il n’est pas facile au jour le jour d’être keshdhari. Comme en Angleterre, la campagne pour le turban a fourni un tremplin pour certains entrepreneurs identitaires, promus par les autorités françaises et les medias au rang de leaders communautaires. Mais cette notoriété et cette légitimité nouvelles ont crée des dissensions attisées par des interventions extérieures de sikhs britanniques et de certains convertis (les gora sikhs, ou sikhs blancs). La dimension générationnelle est également très importante : devant la mauvaise maîtrise du français par les aînés, les jeunes ont joué le rôle de porteparole de la communauté. C’est, semble-t-il, sous leur influence que l’argumentaire sikh a subi un glissement sans précédent : pour contourner l’interdiction de signes religieux ostensibles, le turban a été parfois présenté comme un symbole culturel. Cela démontre bien la capacité d’adaptation des discours identitaires diasporiques aux différents contextes nationaux. Examinons pour finir brièvement l’internationalisation, la diasporisation de cette campagne, dimension totalement ignorée en France. Or, si elle se poursuit, cette mobilisation 19 Qui leur aurait proposé, avant de se rétracter à la suite de fuite dans la presse, la prise en charge de leur scolarisation dans le privé 16 sera sans doute la plus importante depuis celle pour le Khalistan. On y retrouve du reste certains des ses acteurs et de ses réseaux diasporiques et beaucoup de ses modes d’action (manifestations, techniques de lobbying, usages protestataires d’internet), mais avec une différence de taille, l’appui du gouvernement indien. Cette campagne s’est certes soldée par un échec, mais elle consacre néanmoins la consolidation, sur un mode plus pacifique que pendant la mobilisation pour le Khalistan, d’un espace diasporique sikh, dont la France fait, qu’elle le veuille ou non, partie. 17