Worlds of Power. Religious Thought and Political Practice in Africa

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Worlds of Power. Religious Thought and Political Practice in Africa
Lectures
STEPHEN ELLIS, GERRIE TER HAAR
Worlds of Power. Religious
Thought and Political Practice
in Africa
New York, Oxford University Press, 2004,
264 pages.
par Christian Coulon
«
Les relations de nature confessionnelle constituent peut-être aujourd’hui le
moyen le plus important pour les Africains
d’être en interaction avec le reste du monde. » (p. 2) C’est dans la lignée des lectures sociologiques du succès de certains mouvements religieux et des recompositions politiques qu’ils sont susceptibles d’entraîner que Stephen Ellis et Gerrie
ter Haar étudient le phénomène du boom religieux africain et les réseaux qui le structurent au niveau international.
L’un des points forts du livre est cependant de prendre le contre-pied de nombreuses études sur la résurgence du fait religieux ou sur le développement de nouveaux mouvements. Les auteurs dénoncent en effet la tendance de ces études à ce
qu’ils appellent une interprétation « sur-sociologisante », qui privilégie les modes
d’explication rationalisants au détriment des croyances et des représentations des
acteurs eux-mêmes. Selon eux, l’une des priorités de la recherche en sciences
sociales consiste au contraire à placer « la vision non occidentale de la réalité au
centre de l’analyse » (p. 177), ce qui implique d’être avant tout attentif aux contextes
dans lesquels elle s’inscrit.
Dès lors, on comprend que cette approche à la fois historique et anthropologique relativise considérablement le prétendu renouveau religieux. Pour S. Ellis
et G. ter Haar, il s’agit là d’un terme trompeur dans la mesure où ces croyances et
ces pratiques sont présentes depuis longtemps déjà dans le champ public, même
si elles n’ont guère éveillé la curiosité des milieux académiques jusqu’à une période
récente. Il a fallu les désillusions de la démocratisation et plus généralement les ratés
de la modernisation pour que la religion soit enfin reconnue comme l’une des
composantes majeures des sociétés africaines. Comme si sa « résurgence » était directement liée à ces échecs. Or, c’est justement, nous expliquent S. Ellis et G. ter Haar,
parce que la religion « colore » la « vision africaine de la réalité » qu’elle peut donner
sens à de nouvelles expériences.
Soulignons, à ce propos, que les deux auteurs sont particulièrement familiers de
cette vision africaine de la réalité grâce à une pratique de terrain régulière. Stephen
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Ellis, vieux routier de la politique africaine « par le bas » a beaucoup écrit sur les
imaginaires africains du pouvoir et sur les dimensions religieuses des conflits qui
ont marqué l’histoire récente du continent, comme, par exemple, la guerre civile
du Libéria1. Gerrie ter Haar, quant à elle, nous a livré quelques-unes des meilleures
études anthropologiques sur les formes de religiosité, particulièrement la chrétienté,
dans les sociétés africaines actuelles2.
Worlds of Power explore le monde religieux africain sans trop s’attarder toutefois
sur les diversités qui peuvent le traverser. Les auteurs mettent l’accent sur l’esprit
de la religion, sur les idées qu’elle véhicule, plutôt que sur la façon dont elle s’organise en institutions ou en corpus théologiques. S’inspirant des travaux de l’anthropologue du XIXe siècle, E. B. Tylor, ils définissent la religion comme la « croyance
en un monde invisible (…) habité par des esprits qui sont supposés affecter la vie
des gens dans le monde matériel » (p. 3). C’est précisément cette conception de
la religion qui permet d’expliquer l’interaction entre le religieux et le politique. En
effet, si le pouvoir des esprits sur le monde visible est effectif, cela signifie que tout
pouvoir dans le monde visible est lié pour le meilleur ou pour le pire au monde des
esprits. « Un homme politique, un paysan, un homme d’affaires, ou qui que ce soit
d’autre, peuvent passer tout leur temps à s’occuper de questions terre à terre, ils
n’en seront pas moins convaincus qu’elles sont en dernier ressort déterminées par
le monde invisible. » (p. 4). La religion devient alors une clé de compréhension
et d’interprétation de la réalité, un spirit idiom. Elle peut tout aussi bien fournir une
légitimité plus ou moins « informelle » à l’autorité publique, justifier la réussite
– ou les échecs – de tel ou tel homme politique, ou expliquer les événements de la
vie quotidienne. La sécheresse, par exemple, est liée, dans certains imaginaires
africains, à la relation mystique que les hommes de pouvoir entretiennent – ou
n’entretiennent pas – avec les esprits.
L’ouvrage de S. Ellis et G. ter Haar se situe dans la veine méthodologique qui
s’en prend à l’idée – relevant largement du mythe – selon laquelle le religieux ne
serait que « l’épiphénomène d’autres forces plus déterminantes » pour reprendre
les termes d’Achille Mbembe. Ce point de vue – abondamment repris par S. Ellis
et G. ter Haar – implique qu’il n’y a en Afrique « aucune inéluctabilité de la sécularisation »3. D’autres travaux, comme les études monographiques de Comi
Toulabor ou de Joseph Tonda, ont souligné la prégnance de cet imaginaire religieux
dans les cultures politiques africaines.
Pour étayer leur thèse, les auteurs de Worlds of Power utilisent un matériau tout
1. S. Ellis, The Mask of Anarchy: The Destruction of Liberia and the Religious Dimension of an African Civil War, Londres,
Hurst, 1999.
2. G. ter Haar, L’Afrique et le monde des esprits. Le ministère de guérison de Mgr Milingo, archevêque de Zambie, Paris, Karthala, 1996.
3. A. Mbembe, Afriques indociles. Christianisme, pouvoir et Etat en société postcoloniale, Paris, Karthala, 1988.
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à fait pertinent, puisé dans les rumeurs, les petites histoires, les tracts, les pamphlets,
la littérature populaire, qui racontent à leur manière les liens que l’univers religieux
entretient avec l’univers politique. L’un des aspects le plus originaux de leur travail
tient au fait qu’ils prennent au sérieux ces différents répertoires religieux du politique et les mettent au service d’une réflexion approfondie sur l’importance de ce
qu’ils appellent les « idées religieuses » dans la perception du champ politique.
Certes, il ne s’agit pas pour autant de faire du religieux l’élément univoque du politique, car la plupart des gens, indiquent les auteurs, mélangent les modes d’explication religieuse et séculière. Mais ignorer ces « idées religieuses » ou en faire une
modalité « prépolitique » reviendrait tout simplement à fétichiser le positivisme
et la modernisation à l’occidentale, qui ne sont, après tout, qu’une vision « régionale », « provinciale » – même si elle se veut universelle – du politique.
S. Ellis et G. ter Haar repèrent l’impact de cet « idiome religieux » sur la vie
sociale et politique dans un certain nombre de champs sociaux qu’ils décrivent dans
autant de chapitres consacrés, par exemple, à la manière dont les idées religieuses
« peuvent informer l’action politique » (p. 113), à la prospérité perçue comme le
résultat d’une « bonne relation avec le monde de l’invisible » (p. 125), ou encore
à la moralité, les sociétés africaines étant davantage gouvernées par la notion d’une
justice à connotation religieuse que par la loi et les codes juridiques qui sont le propre
des sociétés libérales occidentales.
L’accent mis sur ces modalités et interprétations religieuses du politique peut bien
entendu prêter le flanc à une critique classique qui pointerait la tendance à une surinterprétation culturelle. Dès que l’on met en avant les modes de vie ou de pensée
des acteurs sociaux pour comprendre les langages politiques d’une société, on est
fréquemment accusé de culturalisme, en particulier en France. Cependant, on
peut considérer comme René Otayek que ce culturalisme devient « raisonné » pour
peu que l’on ne prenne pas les cultures africaines – ou autres – comme des systèmes
anhistoriques et repliés sur eux-mêmes, mais comme des constructions permanentes4.
Or c’est bien cette conception dynamique de la religion qui est au cœur de l’analyse proposée dans cet ouvrage, même si parfois la terminologie employée et le souci
de généralisation peuvent laisser penser que ses auteurs défendent une spécificité
africaine du religieux.
S’ils insistent sur les dimensions religieuses du politique en Afrique, c’est pour
mieux mettre en relief la singularité du modèle séculier occidental et, en particulier,
celle du changement social. En Occident, ce dernier est généralement associé à l’État
qui en est l’acteur principal. Dans beaucoup d’autres sociétés, en revanche, ce
sont les idées religieuses qui sont au fondement des transformations sociales et qui
4. R. Otayek, Identité et démocratie dans un monde global, Paris, Presses de Sciences Po, 2000.
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assurent la régulation des changements. D’ailleurs, contrairement aux idées reçues,
l’histoire de l’Europe elle-même gagnerait à être examinée sous cet angle, du
moins jusqu’au XIXe siècle.
En somme, cette approche bat en brèche un grand nombre de distinctions
conventionnelles, notamment l’opposition entre tradition et modernité ou la division de l’histoire africaine en périodes précoloniale, coloniale et postcoloniale.
Elle montre en outre que la capacité de la religion à diriger et à articuler le changement – capacité qui était un élément déterminant des modes de gouvernance de
l’Afrique précoloniale – réapparaît dans l’Afrique contemporaine, comme en
réponse à la déliquescence institutionnelle de l’État.
Enfin, loin de confiner les sociétés africaines dans une réserve culturelle, ces
mêmes « idées religieuses » les intègrent dans des réseaux, des solidarités et des
paysages internationaux. Aujourd’hui, l’Afrique est à la fois un acteur et un enjeu
des grands mouvements de recomposition religieuse qui s’opèrent dans le monde
global, qu’il s’agisse des mouvements liés au renouveau chrétien, aux dynamiques
islamiques ou à la réhabilitation, notamment dans les diasporas, des religiosités proprement africaines. Au principe d’analyse globale de cet idiome religieux, qui
donne tout son intérêt à l’ouvrage de S. Ellis et G. ter Haar, il conviendrait donc
sans doute d’ajouter la déclinaison des multiples répertoires religieux, dont chacun
a ses logiques politiques propres.
Signalons, pour conclure, que le livre fourmille d’informations, d’anecdotes et de
micro-analyses, qui, mises bout à bout et replacées dans un contexte global, donnent
sens à la thèse défendue et en rendent la lecture particulièrement savoureuse. ■
Christian Coulon est professeur de science politique à l’Institut d’études politiques de Bordeaux
et chercheur au Centre d’étude d’Afrique noire (CEAN). Il a publié de nombreux articles
et ouvrages sur l’islam africain et, plus généralement, sur les cultures politiques africaines.
Il a notamment dirigé la publication d’une livraison de L’Afrique politique, intitulée
« Islams d’Afrique : entre le global et le local » (Paris, CEAN, Karthala, 2002).
E.mail : [email protected]

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