Pour le coup de force du FBI contre Apple?

Transcription

Pour le coup de force du FBI contre Apple?
SAMEDI 2 AVRIL 2016
LE TEMPS
Débats 5
Pour le coup de force du FBI contre Apple?
CYBERSÉCURITÉ Le conflit qui a trouvé une issue cette semaine entre les agents fédéraux et le géant de l’informatique a déclenché
un débat planétaire. Le commandant de la police vaudoise, Jacques Antenen, prend la défense des services américains, tandis que
le spécialiste du droit des nouvelles technologies François Charlet condamne leur action
Un dangereux précédent
La clé de la porte fermée par Apple
L’affaire s’est «terminée» abruptement. lance, ce qui compromettrait gravement le
Apple se battait contre le FBI qui voulait la droit à la protection de la sphère privée ainsi
contraindre à écrire et déployer un pro- que la sécurité.
gramme qui contournerait la sécurité de tous
Jour après jour, de plus en plus d’objets
les iPhone. De prime abord, le justiciable n’y viennent se connecter au réseau: télévision,
aurait pas vu d’inconvénient: après tout, les montre, lunette, pèse-personne, voiture,
autorités doivent pouvoir accéder aux don- thermostat, caméra de surveillance,
nées d’un appareil dans le cadre
lampe etc. Nous rechignerions à
d’une procédure pénale. Mais pas
nous servir de ces objets si nous
à n’importe quelle condition.
savions que leur sécurité était
La plupart des communications
affaiblie de sorte que l’Etat pourentre appareils sont chiffrées, sourait accéder à leur système pour
vent de bout en bout. Cette techles tourner contre nous, et que des
nique empêche en principe quitiers mal intentionnés pourraient
FRANÇOIS CHARLET
c o n que d e l i re l e s d o n n é e s
en faire de même à chaque instant.
Avocat-stagiaire
transférées ou stockées (même
Le chiffrement de nos données
temporairement) sur un serveur
est ce qui garantit notre sécurité,
celle de nos données, de notre vie
informatique, puisqu’elles sont
chiffrées sur l’appareil avant d’être trans- (numérique) et celle du monde connecté. La
mises via le réseau. Si le détenteur du service tactique du gouvernement américain, qui
de communication ou l’éditeur de l’applica- serait à coup sûr reprise ailleurs, y compris
tion utilisée ne possèdent pas la clé de déchif- en Suisse, est très dangereuse puisqu’elle a
frement, les données sont illisibles.
pour effet de mettre en danger la majorité
Ainsi, les iPhone, iPad et les derniers smart- d’entre nous – qui avons droit à une sécurité
phones sous Android chiffrent par défaut optimale et nécessaire – pour inculper une
l’intégralité du contenu qu’ils contiennent, très faible minorité. Il est finalement ironique
mais pas forcément toutes les communica- que ce soit une multinationale privée qui
tions. Seul l’utilisateur, grâce à son mot de nous protège plutôt que les autorités élues.
passe ou à son empreinte digitale, peut alors
Tout le monde souhaite que les enquêtes
accéder aux données.
aboutissent, que les coupables soient
De très nombreuses voix se sont élevées condamnés. Mais le sacrifice demandé à cette
contre le FBI, en particulier parmi les experts fin par le FBI n’en vaut pas la peine. Il en va
en cybersécurité. Le gouvernement améri- de nos droits fondamentaux, dont la lente
cain a divulgué cette affaire dans l’espoir de décomposition doit être arrêtée. ■
surfer sur une opinion publique favorable,
mais cela n’a pas été le cas. Certains sénateurs
en revanche soutiennent la démarche.
Ce que le FBI demandait hier à Apple, et ce
qu’il demandera sûrement demain à toute la
Silicon Valley, a un coût extrêmement élevé
en matière de sécurité. Il y a actuellement de
très nombreuses personnes qui tentent quotidiennement de mettre à mal la sécurité de
nos différents appareils électroniques. Si le
FBI venait à gagner ce genre de bataille, de
nombreuses sociétés seraient contraintes de
créer une faille dans leurs systèmes. Mais
cette faille ne serait pas uniquement accessible au FBI: tout un chacun, et en particulier
des hackers, pourrait l’exploiter, à condition
de la trouver, ce qui arriverait tôt ou tard.
Plus dérangeant encore, une victoire judiciaire du FBI créerait un dangereux précédent
aux Etats-Unis qui permettrait ensuite au
gouvernement américain d’exiger de toute
société ayant son siège aux Etats-Unis qu’elle
transforme ses logiciels en outils de surveil-
J’ai bien évidemment hésité à écrire ces lignes
La surveillance des télécommunications, qui
dans le contexte actuel, ne voulant pas être inclut l’accès rétroactif à des données conteaccusé de surfer de manière indigne sur la nues dans un smartphone, est, aujourd’hui
vague d’émotion et d’indignation provoquée comme hier, un instrument essentiel et capital
par les récents attentats de Bruxelles.
de la lutte contre la grande délinquance, en
Et puis, finalement, tant pis. Tant pis s’il faut particulier le crime organisé et le terrorisme.
confronter les tenants des grands principes
A mes yeux, la solution est simple. On ne doit
constitutionnels et les partisans à
jamais pouvoir empêcher, dans un
tous crins de l’inviolabilité de la
Etat démocratique, une autorité
sphère privée aux réalités du terdûment légitimée d’accéder à des
rain et de l’actualité.
informations relevant de la sphère
Rappelons le contexte en deux
privée, lorsque la demande vise une
mots: une juge californienne a exigé
cible déterminée, présumée
JACQUES ANTENEN
d’Apple que la société aide le FBI à
auteure d’un crime grave et objet
Commandant
accéder au contenu chiffré de
d’une enquête pénale, les secrets
de la police cantonale
vaudoise
l’iPhone d’une personne impliquée
professionnels étant ici réservés.
dans une fusillade ayant fait 14
On peut aussi légitimement
morts pour, on peut l’imaginer,
demander au concepteur d’un sysconfondre l’intéressé et comprendre ses tème de télécommunications sécurisé destiné
mobiles, mettre en évidence certaines compli- à protéger l’intimité de clients/citoyens lambda
cités voire prévenir la commission de nouvelles honnêtes qu’il fournisse à ses frais un logiciel
permettant de décrypter les conversations de
infractions.
Apple s’est opposée à cette injonction judi- ceux qui dérapent gravement, surtout lorsque
ciaire, qui postulait en outre une obligation cela est possible sans grands efforts ou à tout
pour la société de créer un logiciel permettant le moins à un coût largement éclipsé par les
d’accéder à des données cryptées et illisibles profits réalisés par la commercialisation du
pour les autorités sans son concours, du moins produit. En quelque sorte, on est en droit de
le croyait-on. Elle invoquait toute une série de lui demander la clé de la porte qu’il a lui-même
raisons pour ne pas le faire, y compris une fermée.
En Suisse, la loi sur la surveillance de la corviolation du premier amendement de la Constitution américaine.
respondance par poste et télécommunication
L’affaire a trouvé un épilogue provisoire, le récemment révisée devrait selon moi imposer
FBI étant finalement parvenu à déverrouiller une telle pratique. Les contrôles qu’elle impose
le portable litigieux sans l’aide d’Apple. On garantissent pleinement la protection des
ignore d’ailleurs ce que cela a coûté au «bureau» droits des justiciables. Elle pèche d’ailleurs
et donc au contribuable américain. Quoi qu’il même parfois par excès de zèle puisque le légisen soit, la question de fond demeure sans lateur a pris l’option contre tout bon sens de
réponse en l’état, ce qui est dommage car elle limiter à six mois la durée de conservation des
est essentielle.
données exigées des fournisseurs de services
Au grand dam des fondamentalistes du droit de télécommunication, même dans les cas de
des libertés publiques, qui per- terrorisme. ■
çoivent comme inacceptable
toute entorse aux grands principes quel que soit le prix à
payer à ce titre par la société, la
plupart des constitutions leur
admettent quelques tempéraments, pour autant que
des bases légales les encadrent de manière stricte.
Heureusement, car c’est
bien là que réside le problème:
le prix à payer pour des visions
aussi étroites peut être dans
c e rta i n e s c i rc o n s tances celui du
sang.
NON
OUI
PARCOURS
PARCOURS
Avocat-stagiaire en Valais et juriste spécialisé en
droit des technologies, François Charlet anime
un blog consacré aux nombreuses questions
juridiques posées par le numérique et la
protection des données personnelles sur
Internet (www.francoischarlet.ch).
Le blog de la semaine
Avant d’être nommé à la tête de la police cantonale
vaudoise en 2009, Jacques Antenen a passé vingthuit ans au sein de la magistrature. Juge
informateur à Lausanne à partir de 1983, il a
ensuite été substitut du juge d’instruction
cantonal puis juge d’instruction cantonal
dès 1997.
BLOGS.LETEMPS.CH/SUZETTE-SANDOZ
«Sénateurs», les conseillers aux Etats? Un abus de langage révélateur
Il y a quelques mois, un de mes amis libéraux,
ancien député au Grand Conseil vaudois, a publié
une lettre de lecteur dans 24 heures où il s’insurgeait
contre le titre de «sénateurs» donné à tout bout de
champ à nos conseillers aux Etats. Il avait mille fois
raison. Cette appellation, sans doute dictée par une
soumission aveugle à la mode américaine, est politiquement, voire historiquement fausse.
Par «sénat», on désigne, en français, toutes sortes
de chambres […] dont les rôles et la composition
sont variables et souvent peu clairs […].
Porteur de l’histoire du pays
Certes, le Sénat du Congrès américain a bien été
copié par nos constitutionnalistes de 1848 pour
devenir […] le Conseil des Etats, mais il y a aussi des
sénats dans la plupart des Etats des Etats-Unis […].
Le titre de «Conseil des Etats», pour la Chambre
des cantons […], est porteur de l’histoire du pays:
une construction par la base où les cantons
«exercent tous les droits qui ne sont pas délégués
à la Confédération» (art. 3 de la Constitution fédérale).
C’est un hommage rendu à l’organisation fédéraliste, sans laquelle la Suisse serait sans doute déchirée et appauvrie par des guerres des langues et des
rivalités entre cultures, voire entre religions.
Un sénateur n’est au fond qu’un élu. Un conseiller
aux Etats est ou devrait être porteur d’une identité
cantonale. Peut-être est-ce à cause de leur relégation
au rang de sénateurs que les conseillers aux Etats
sont souvent si peu conscients de leur mission fédéraliste. Une réflexion politique sur le sujet, au lieu
d’une servile singerie américaine, même dans les
médias, pourrait donner un nouveau souffle à l’avenir du pays. ■ SUZETTE SANDOZ