Fragmentation et accès à la ville : une perspective
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Fragmentation et accès à la ville : une perspective
Fragmentation et accès à la ville : une perspective comparative entre Le Cap et Delhi Par Véronique DUPONT1, et Myriam HOUSSAY-HOLZSCHUCH2 Introduction Cet essai comparatif se propose d’examiner l’accès de groupes sociaux défavorisés à la ville, dans le contexte de deux métropoles segmentées spatialement et socialement, Le Cap et Delhi, et d’engager une réflexion sur les questions de fragmentation et d’urbanité. Dans le champ des études urbaines, la notion de fragmentation n’est pas consensuelle et appelle une discussion préalable. Dans son acceptation la plus extrême, « la fragmentation urbaine serait la coupure absolue entre des parties de la ville, sur les plans social, économique et politique » (Gervais-Lambony, 2001, p. 35). Comme le montre F. Navez-Bouchanine, les approches en termes de fragmentation ont pour point commun d’« établi[r] un lien entre d’une part, les dynamiques spatiales liées à la métropolisation et la globalisation, et d’autre part, les processus d’éclatement de l’unité sociale urbaine résultant : d’une extrême diversification des pratiques et références urbaines, de l’aggravation des inégalités sociales, des mécanismes socio-économiques d’exclusion et de formes de désolidarisation sociale favorisées par l’éclatement spatial » (2001, p. 109). Cet auteur conclut toutefois son examen critique par une mise en garde : « Ce n’est pas forcément parce qu’un paysage urbain est éclaté que les sociétés urbaines sont fragmentées » (ibid., p. 114). À la fin des années 1960, Henri Lefèvbre (1968), et à sa suite d’autres auteurs de l’école néo-marxiste (Castells, 1981; Lipietz, 1977), analysent l’organisation spatiale de la ville comme la projection au sol des rapports sociaux. Une telle approche a été critiquée et affinée de manière à mieux appréhender la complexité des structures socio-spatiales des villes, les différentes dimensions de leurs divisions sociales et à prendre en compte de nouveaux contextes comme celui de la globalisation (Préteceille, 1998). Aussi, lorsque nous utilisons aujourd’hui le concept récent de 1 Démographe à l’Institut de Recherche pour le Développement (UR 13 - Mobilités et Recompositions Urbaines) ; membre associé du Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du Sud (UMR EHESS/CNRS). E-mail : [email protected] 2 Géographe à l’Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines, Lyon ; membre de l’UMR Géographie-cités/Géophile. E-mail : [email protected] 1 fragmentation3, prenons soin d’éviter une approche mécanique qui, inversement, projetterait la structure spatiale sur la structure sociale. Dans cette étude comparative du Cap et de Delhi, nous analyserons, d’une part, les caractéristiques de l’organisation physique et fonctionnelle de l’espace urbain, de l’autre, la structuration spatiale de la société urbaine et les formes de ségrégation résidentielle, ainsi que des relations entre les deux. Ceci nous permettra d’apprécier dans quelle mesure ces deux métropoles peuvent être considérées, ou non, comme fragmentées, spatialement et/ou socialement. Dans la mesure où la fragmentation peut être opposée à l’intégration urbaine, l’analyse différentielle de la mobilité et de l’accessibilité aux divers lieux de la ville et aux équipements urbains, selon les groupes sociaux, fournit une approche complémentaire pour tester l’hypothèse de la fragmentation. Ceci soulève une question corrélative : les phénomènes observés sont-ils susceptibles de révéler un processus de fragmentation à l’œuvre, ou seulement une dimension spécifique d’un processus de ségrégation ? M. Castells nous engage ainsi « à reconsidérer la ségrégation de façon beaucoup plus dynamique, non pas seulement comme une différence de lieux, mais comme une capacité de déplacement et d’accès par rapport à des points stratégiques du réseau urbain » (1981 : 232). Y. Grafmeyer (1994, p. 90) identifie également les « chances inégales d’accès aux biens matériels et symboliques offerts par la ville » comme une des dimensions de la ségrégation résidentielle. Qu’est-ce qui distingue alors la fragmentation urbaine de la ségrégation urbaine ? Selon F. Navez-Bouchanine (2001, p. 113), la ségrégation se fonde sur un tri hiérarchisé de la société, et non pas sur l’autonomie ou la rupture de certains groupes, tandis que la fragmentation implique l’autonomie ou le repli de populations dans des sphères et domaines majeurs, ainsi qu’un éclatement politique et gestionnaire. De toute évidence, ségrégation et fragmentation ne sont pas des phénomènes exclusifs l’un de l’autre (Jaglin, 2001). Ce qui est en péril, cependant, dans une ville fragmentée, c’est sa fonction intégratrice spécifique ou, en d’autres termes, son urbanité, ce « système de représentation » [et de] « construction collective qui rend possible la convivialité (…), entre différents groupes, entre différentes populations usant d’espace communs… » (Navez-Bouchanine, 2001, p. 114)4. Cet auteur suggère ainsi de questionner l’urbanité ou les urbanités en présence dans la ville et de rechercher les convergences ou les divergences éventuelles afin de vérifier l’hypothèse de la fragmentation (ibid., p. 15). Dans cette contribution, nous nous intéresserons aux groupes sociaux défavorisés, identifiés par leur habitat. Souvent, en effet, ces groupes apparaissent comme les victimes de processus d’exclusion et des tendances à la fragmentation urbaine. En raison de contraintes financières plus drastiques, leurs choix résidentiels et leur accès aux ressources de la ville sont plus limités ; et en raison de l’ostracisme social, de politiques officielles ou de mesures de planification urbaine, la ségrégation leur est ou 3 Dans le champ des recherches urbaines, la notion de « fragmentation » est entrée en usage à la fin des années 1980. 4 Pour J. Lévy (1994), l’urbanité est le trait spécifique des villes, ce qui différencie une ville d’une simple agglomération humaine, c’est la « mise en coprésence du maximum d’objets sociaux dans une conjonction de distances minimales » (p. 286). 2 leur a été plus souvent imposée5. Être économiquement et/ou socialement défavorisé ne signifie pas pour autant être dépourvu de toute stratégie résidentielle ou économique – comme il sera montré par les études de cas6. Ce recentrage sur certains types d’habitats ne doit pas cependant oblitérer l’interdépendance structurelle des espaces urbains, et l’analyse de situations locales spécifiques, comme celles qui seront proposées ici, doit être reliée à l’analyse de la structure et des processus d’ensemble (Préteceille, 1998, pp. 42-43). L’accès à la ville par les groupes sociaux défavorisés sera appréhendé en termes de localisation résidentielle, d’accès au logement et aux services urbains, en relation avec l’accès aux lieux de travail, d’éducation, de consommation, et de socialisation. Afin de pouvoir mieux apprécier la condition particulière de ces groupes sociaux, nous comparerons, dans la mesure du possible, leurs pratiques urbaines et leurs déplacements quotidiens à ceux des groupes plus favorisés. Plus qu’une analyse différentielle de la mobilité urbaine, ce que nous proposons ici est d’examiner la motilité de ces groupes sociaux, définie « comme la capacité d’une personne ou d’un groupe à être mobile, spatialement ou virtuellement », en référence au contexte, à l’accès et à l’appropriation, et en conséquence « à l’allocation des ressources et des compétences, donc à la structure sociale et à sa distribution spatiale » (Kaufmann, 2001, pp. 94-96). Ainsi, la notion de motilité offre-t-elle un cadre analytique pertinent pour mettre en évidence les inégalités sociales dans l’accès à la ville. Avant de présenter nos résultats, nous souhaiterions enfin inscrire notre démarche comparative dans l’approche prônée par M. Détienne (2000) dans son pamphlet Comparer l’incomparable. Plutôt que de justifier la pertinence de la comparaison entre Le Cap et Delhi par quelques similarités dans le développement de ces deux métropoles, nous mettrons en avant la valeur heuristique du comparatisme, ou même « la violence heuristique de ce qui surgit comme l’incomparable » (ibid., p. 45). Toutefois, afin de produire « des espaces d’intelligibilité » à partir de la mise en perspective de plusieurs expériences, il faut « construire des comparables » (ibid., p. 41). Comme le propose M. Détienne, « le comparatisme (…) ne cesse de promener deux ou trois questions en faisceau comme s’il voulait ainsi balayer le plus largement le champ d’une investigation dont il n’a pas su encore fixer les limites » (ibid., p. 47). Ensuite, « le comparatiste procède à un démontage logique qui lui permet de déceler des articulations entre deux ou trois éléments, d’isoler des micro-configurations s’ouvrant sur des différences de plus en plus fines et contiguës (…) Le travail de l’analyste singulier-pluriel consiste à reconnaître les contraintes des configurations mises en perspective. (…) Les comparables, ce sont les plaques d’enchaînement décidées par un choix, un choix initial (…). [Il s’agit de] comparer des solutions logiques. » (ibid., pp. 50-52). Pour revenir à notre propre essai comparatif, le faisceau central de questions sera : quel type d’accès à la ville les populations défavorisées ont-elles dans une ville ségréguée ou fragmentée ? Dans quelle mesure leur mobilité et leurs pratiques urbaines sont-elles orientées par 5 De tels résultats ne sont pas spécifiques à la situation observée dans des métropoles du Sud, comme Delhi et Le Cap. Pour le cas français, voir par exemple : Castells, Godard, 1974 ; Pinçon, Préteceille, Rendu, 1986. 6 Comme le remarque justement F. Godard (1990 : 9) : « Lorsque l’on se réfère au concept de stratégie on s’inscrit généralement dans une démarche qui consiste à restituer à l’acteur sa part d’initiative dans l’élaboration de sa propre existence ». Nous souscrivons pleinement à cette approche. 3 l’organisation économique et sociale de l’espace urbain ? Quant aux contraintes à identifier, elles sont liées aux configurations spatiales métropolitaines, à la spécialisation fonctionnelle de l’espace urbain et à son organisation. Insistons, cependant, sur le caractère exploratoire de cet essai comparatif. 1. DEUX METROPOLES FRAGMENTEES ? Malgré leurs différences importantes en termes de nombre d’habitants, de contexte socioculturel ou d’histoire, Le Cap et Delhi possèdent certaines caractéristiques communes. Ce sont en effet toutes deux des « villes du Sud » ayant connu une croissance et des transformations importantes au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. Nous examinerons, pour chacune d’elles, l’organisation de l’espace et de la société afin d’évaluer leur degré de fragmentation ou de segmentation, en considérant la structuration socio-spatiale comme un élément-clé pour comprendre leur fonctionnement en tant que villes ainsi que leur potentiel d’intégration urbaine et sociale. 1.1. Contextes métropolitains : croissance urbaine et configuration spatiale Depuis sa fondation par des colons hollandais en 1652, Le Cap n’a cessé de croître, acquérant graduellement des fonctions plus diversifiées. De port et de station de ravitaillement, la ville est devenue une escale importante sur la route maritime vers l’Asie. Sa situation stratégique, qui lui assurait le contrôle du Cap de Bonne Espérance (et de la route des Indes avant que le canal de Suez ne soit construit), attira au début du XIXe siècle l’attention des Britanniques qui finirent par coloniser les lieux. Étant la plus ancienne des colonies européennes en Afrique du Sud et la plus grande agglomération du pays avant le développement minier de Johannesburg, Le Cap joua un double rôle, celui d’une base pour l’occupation et la colonisation de l’Afrique australe et celui d’un point d’exportation des richesses et des productions locales. Le Cap connut plusieurs phases de développement (Bickford-Smith, Van Heyningen et Worden, 1998 et 1999 ; Whittingdale, 1973 et 1982) qui menèrent à la construction d’un système routier et ferroviaire reliant la ville à l’intérieur des terres, ainsi qu’à la création d’une industrie locale. La population initiale du Cap se caractérisait par son extrême diversité. Elle est toujours aussi variée, comme en témoigne son large éventail d’origines géographiques, de langages, de religions et de cultures. Au cours du XXe siècle, et plus particulièrement depuis la seconde guerre mondiale, la croissance de la population s’est accélérée. Le Cap compte aujourd’hui quelques 2,6 millions d’habitants. En 1996, la majorité de la population (environ 48 %) était constituée de « Métis »7, suivie des « Blancs » et des 7 La dénomination de groupes « raciaux » en Afrique du Sud, et plus particulièrement dans l’Afrique du Sud post-apartheid, est un problème ardu doublé d’un sujet politiquement sensible. La classification raciale en vigueur sous l’apartheid comprenait : - Les « Blancs » (Sud-Africains ayant des origines européennes), parmi lesquels on distinguait : - Les Afrikaners, descendants des colons hollandais installés dans le pays depuis le XVIIe siècle et parlant l’afrikaans. Le terme Afrikaner signifie « Africain » en hollandais. Il a par 4 « Africains » (environ 25 % et 21 % respectivement). Depuis le début du XXe siècle, la migration africaine vers les villes et plus particulièrement vers Le Cap a été sévèrement contrôlée et limitée par les lois sur la ségrégation et l’apartheid, lesquelles ne furent abolies qu’en 1986. Comme dans d’autres villes, la croissance démographique concerne désormais davantage la périphérie de l’agglomération, dans des zones incluses dans la municipalité du Cap depuis le découpage post-apartheid de 1996. L’organisation spatiale du Cap met en évidence une fragmentation importante due à des éléments naturels, historiques et urbanistiques (carte 8). La ville s’est en effet développée sur une péninsule entre deux vastes baies, puis s’est étendue sur les plaines sableuses des Cape Flats. Le paysage du Cap comporte également des montagnes escarpées comme la Montagne de la Table (1087 m) avec ses collines et sommets environnants. Ces reliefs isolent le centre ville - surnommé City Bowl - dans un amphithéâtre naturel d’une grande beauté mais d’accès peu commode : la route allant des banlieues au quartier des affaires (Central Business District - CBD) se fraye un chemin entre montagnes et océan. D’autres reliefs classés réserves naturelles morcellent un peu plus le tissu urbain. L’urbanisation et les événements historiques ont favorisé une différenciation sociale, fonctionnelle et paysagère du Cap : le vieux centre-ville, naturellement isolé, dont l’architecture a été tantôt préservée, tantôt détruite pour y édifier le quartier des affaires, est lui-même fragmenté notamment par les réseaux de transport, routier (des autoroutes l’isolent du rivage) et ferroviaire (la voie de chemin de fer forme une barrière importante). À cela s’ajoutent les zones industrielles et les aérodromes. Cette structuration de l’espace se retrouve également dans les banlieues qui se sont développées au XXe siècle sur les Cape Flats, où les transports, l’industrie, les zones résidentielles, les espaces naturels préservés tels que les dunes ou les marécages, ainsi que les espaces inoccupés réservés à des aménagements futurs, contribuent à la fragmentation spatiale. Le premier établissement urbain sur le site de Delhi fut probablement fondé aux alentours du Xe siècle avant J.C. (Frykenberg, 1986), soit bien avant Le Cap . Pour conséquent une connotation politique, soulignant l’identité africaine de ce groupe de population. - Les Sud-Africains anglophones. D’autres immigrants - souvent arrivés plus tardivement - d’origine européenne, tels que les Grecs, les Portugais... - Les « Indiens », Sud-Africains d’origine indienne dont les ancêtres sont souvent venus comme travailleurs sous contrat ou comme passagers libres, notamment à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle (voir le chapitre de F. Landy dans cet ouvrage) ; - Les « Africains » (dénommés auparavant « Natifs » ou « Bantous »), Sud-Africains d’origine africaine ; - Les « Métis » ou « Colorés », groupe hétérogène incluant les personnes ayant des origines mélangées et celles qui ne rentrent pas dans les catégories mentionnées ci-dessus. Cette classification a joué un rôle important dans la construction identitaire : tout en condamnant le système qui l’a conçue, les chercheurs l’emploient toujours abondamment. D’autres termes méritent d’être définis : les Indiens, les Africains et les Métis étaient collectivement désignés comme « nonEuropéens » - une expression peu flatteuse utilisée pendant le régime de l’apartheid - tandis qu’ils se dénommaient eux-mêmes « Noirs ». Dans cet essai, même si nous sommes conscientes des implications politiques de chaque terme, nous suivrons les conventions usuelles et emploieront les catégories ci-dessus telles qu’elles sont comprises dans le contexte sud-africain. 5 comprendre le schéma de la croissance urbaine et l’organisation socio-spatiale actuelle de cette ville-capitale, il faut remonter à la construction de New Delhi par les Anglais au début du XXe siècle - une entité urbaine alors radicalement différente et séparée de Shahjahanabad, la vieille cité construite au XVIIe siècle par l’empereur Moghol. L’évolution de Delhi au cours du XXe siècle a été profondément marquée par l’histoire de l’Inde. Suite à la promotion de Delhi en 1911 comme capitale de l’Empire des Indes britanniques, la population de la ville passa de 238 000 habitants en 1911 à 696 000 en 1947, avec un taux de croissance en constante augmentation. Après l’indépendance en 1947, Delhi devint la capitale de l’Union indienne nouvellement créée et dut faire face aux transferts massifs de populations provoqués par la partition de l’Inde et du Pakistan. Durant la période qui suivit l’indépendance, la population de la capitale connut une croissance remarquablement rapide pour une agglomération de cette taille, passant de 1,4 million en 1951 à 12,8 millions en 2001. L’immigration joua un rôle important dans l’évolution démographique de Delhi. Malgré la grande diversité des migrants (en termes socio-économiques, d’origine rurale ou urbaine), le bassin démographique de la capitale reste dominé par les états voisins (Dupont, 2000b). La croissance démographique s’est accompagnée d’une expansion spatiale multidirectionnelle de la zone urbaine. La situation géographique de Delhi - dans la plaine du Gange, sans barrière physique pour entraver la progression de l’urbanisation - favorisa ce type d’expansion (carte 9). Le développement de l’agglomération urbaine selon modèle d’urbanisation très étalé aboutit, en 2001, à une densité moyenne de 163 habitants par hectare (pour une aire urbaine officielle de 792 km2), avec d’importantes variations locales. Globalement, Delhi apparaît comme une ville sans continuité spatiale, avec une morphologie urbaine soumise à de brusques ruptures et constituée d’une mosaïque de quartiers très contrastés. Les fractures physiques du site forment des lignes de démarcation évidentes entre les secteurs urbains. La plus importante est constituée par la rivière Yamuna, avec son large lit de terres cultivées. Celle-ci traverse la métropole du nord au sud, séparant toute la partie est où se trouvent essentiellement des quartiers résidentiels de tous types, ainsi qu’une zone industrielle. Les collines Aravelli (Aravelli Hills ou Delhi Ridge) qui vont du sud-ouest au nord de la capitale, forment - avec leurs hauteurs boisées plus ou moins protégées - une autre de ces frontières naturelles. Cependant, comme au Cap, l’évolution historique et les efforts menés en matière d’urbanisme par les dirigeants coloniaux, puis par les gouvernements souverains, ont sans conteste façonné le paysage urbain et ont contribué directement à une certaine forme de segmentation —voire de fragmentation— urbaine. 1.2. Modèle d’une ville fragmentée : de la pensée coloniale à la planification urbaine Tout en ayant un cadre historique et temporel différent, Le Cap et Delhi ont en commun l’héritage de la colonisation britannique. La conception coloniale de l’aménagement de l’espace a induit de nouveaux modèles urbains, façonnant l’espace selon des critères idéologiques et technocratiques toujours en vigueur à l’heure actuelle, tels que le 6 fonctionnalisme, le contrôle (des terres, de la population, de l’immigration, de l’accession à la propriété, etc.), l’efficacité technocratique, les restrictions sur l’usage mixte des sols et la ségrégation résidentielle entre Européens et « indigènes » (Massiah et Tribillon, 1987). Au Cap et à Delhi, ces principes ont provoqué une dualité dans l’espace urbain, opposant l’espace central européen à des « villes ou villages indigènes » relégués au-delà d’une zone tampon. Cette dualité a été ultérieurement consolidée par l’importation de concepts d’urbanisme internationaux. La spécialisation fonctionnelle de l’espace, le zonage, la séparation des lieux de travail et des lieux de résidence, sont des tendances profondes de l’aménagement urbain au XXe siècle. Elles furent appliquées avec volontarisme en Inde et en Afrique du Sud et contribuèrent au développement de villes fragmentées (cartes 8 & 9). 1.2.1. Le modèle colonial Le modèle britannique d’urbanisation de l’Inde était basé sur la ségrégation résidentielle : une « cité blanche » séparée de la ville indigène, un « cantonnement » pour les officiers de l’armée et leurs familles séparé des quartiers résidentiels pour les civils (civil lines), des logements distincts selon le rang hiérarchique dans la fonction publique ou dans l’armée. La planification et la construction de la nouvelle capitale des Indes britanniques, New Delhi – confiées à deux architectes-urbanistes britanniques, Edwin Luytens et Herbert Baker - illustrent ce modèle. La ville nouvelle fut établie au sud de Delhi, dans une zone où n’existaient à l’époque que quelques villages. « La possibilité de créer la nouvelle agglomération de façon à ce qu’elle s’harmonise visuellement avec l’ancienne n’a jamais été sérieusement envisagée. New Delhi fut conçue comme une implantation britannique juxtaposée à la ville indienne » (Evenson, 1989, p. 148). D’un côté se dressait la cité indigène, compacte et fortifiée, de Shahjahanabad, « avec son dédale de rues étroites et ses immeubles surpeuplés » (ibid., p. 148), de l’autre, séparée de la première par une large bande verte, s’étendait la nouvelle ville coloniale, avec son plan géométrique, ses jardins, ses rues larges et ses vastes dimensions. L’organisation spatiale des logements de fonctionnaires reflétait directement la position hiérarchique de leurs occupants. De plus, les habitations des employés britanniques étaient séparées de celles des employés indiens, ces derniers étant logés le plus loin possible du palais du Vice-Roi. La construction de New Delhi a introduit une division fonctionnelle marquée de l’espace urbain, la vieille ville se caractérisant par un usage mixte du sol, avec une combinaison d’habitat résidentiel et d’activités économiques variées, tandis que New Delhi était essentiellement une ville administrative et politique, avec des quartiers résidentiels pour les employés du gouvernement. Au Cap, le modèle de la cité-jardin d’Ebenezer Howard retint également l’attention de la municipalité et des urbanistes (Guillaume, 2001). Mais, si le modèle était une référence, son contenu social progressiste – particulièrement important dans une conception socialiste de la ville – fut généralement ignoré. Les éléments du modèle privilégiés par les urbanistes sud-africains furent : - un sentiment anti-urbain notable et une tentative de rapprocher l’Homme et la Nature coïncidant avec l’analyse sud-africaine selon laquelle la vie urbaine provoque une dégradation sociale ; 7 - une application du concept de « communauté » également cher à la pensée sudafricaine de la société ; - une solution possible aux « problèmes urbains » tels que la pauvreté de la population blanche, la présence indigène et le contrôle de la population (même si cet aspect est absent du projet de Howard). Ce modèle de cité-jardin fut ainsi mis au service de ce que l’on pourrait appeler des préoccupations coloniales : les agglomérations autonomes et autosuffisantes devinrent, dans la métropole du Cap, des banlieues résidentielles homogènes sur le plan de la race et des origines sociales ; leur emplacement au sein d’un environnement naturel servit de prétexte à les isoler grâce à des zones tampons où aucune construction n’était autorisée (« les murs horizontaux d’une ville sur la défensive », selon l’expression de Pinnock, 1989, p. 159) ; les logements décents devinrent les fameuses « boîtes d’allumettes » des townships. La fragmentation urbaine s’en trouva une nouvelle fois renforcée et la segmentation sociale inscrite dans le paysage urbain. 1.2.2. L’urbanisme au cours de la deuxième moitié du XXe siècle L’urbanisme de cette période suivit – voire renforça – les mêmes schémas. En Inde tout comme en Afrique du Sud, la fin de la seconde guerre mondiale marqua le début d’une nouvelle ère politique. En 1948, les Sud-Africains blancs élirent le Parti National et celui-ci commença à mettre en œuvre son programme politique : l’apartheid. Programme global visant à imposer et assurer la domination de la race blanche sur les autres communautés, l’apartheid a été décrit comme « une politique spatiale, ayant des conséquences géographiques importantes. Des délimitations furent tracées sur les cartes, à des échelles diverses, et la population fut déplacée de manière à respecter ces “frontières” (Christopher, 1994, p. 6) ». Dans les grandes villes comme Le Cap, l’apartheid renforça et systématisa les précédentes initiatives ségrégationnistes8 : des l o c a t i o n s (localisations) avaient été créées pour loger la population africaine au début du XXe siècle. Délogés de force de leurs précédentes habitations, les Africains eurent à supporter le gros des épidémies et du syndrome sanitaire. Au Cap, après l’irruption de la peste bubonique en 1901, dont les Africains furent les premières victimes, la location de Ndabeni fut créée par la municipalité dans l’espoir de préserver le reste de la ville de l’épidémie. Avec l’adoption du Group Areas Act (GAA)9 en 1950, l’apartheid étendit le concept de quartiers résidentiels racialement homogènes aux communautés blanche, indienne et métisse. Elles étaient censées vivre séparément les unes des autres et cette séparation devait s’inscrire dans l’espace urbain. En utilisant des méthodes de planification similaires, le gouvernement du régime de l’apartheid conçut le modèle du township : une zone racialement homogène, située en marge de la ville, ne devant servir qu’à des fins résidentielles (les activités commerciales et productives y étaient sévèrement limitées – voire prohibées), sous-équipée et isolée du reste de 8 Nous limiterons ici notre analyse du système de l’apartheid à son impact sur la fragmentation spatiale du Cap. Il est possible de trouver une analyse plus complète et une bibliographie dans de nombreuses publications telles que Christopher, 1994, ou Guillaume, 2001. 9 Le Group Areas Act de 1950 est l’un des piliers législatifs de l’apartheid : il définit dans tout le pays des zones résidentielles strictes en fonction de la race, avec pour conséquence des déplacements massifs de population et la construction de townships dans les zones urbaines. 8 l’agglomération par des zones tampons, des zones industrielles et des infrastructures routières qui constituaient de véritables barrières physiques. Un autre principe de cet aménagement consista à séparer les espaces en fonction de leur utilisation. Par conséquent, sous le régime de l’apartheid, la fragmentation spatiale ne fut pas seulement une pratique, mais une ligne directrice et un objectif proclamé. L’Inde devint indépendante en 1947. C’est à Delhi que de « nouveaux » concepts d’urbanisme furent expérimentés et que le premier Plan directeur d’urbanisme fut élaboré et mis en œuvre en 1962. En tant que capitale nationale, Delhi fit « l’objet des efforts d’aménagement les plus importants », afin d’être « le symbole visuel de la nouvelle république » (Evenson, 1989, p. 184). En fait, on retrouvait directement les idées dominantes de l’urbanisme occidental dans les options choisies par les Indiens. Le Plan d’urbanisme de Delhi fut préparé avec l’aide de consultants américains subventionnés par la Fondation Ford. Comme au Cap, le principe de base qui soustendit l’aménagement urbain fut la division de l’espace en zones mono-fonctionnelles. Pour K.T. Ravindran (1996, p. 31), « il en résulte de fortes concentrations commerciales et une ville fragmentée où les habitants ont de longues distances à parcourir pour aller travailler. […] Le zonage est, par conséquent, l’un des concepts les plus destructeurs pour l’intégrité de la ville ». Aujourd’hui, la capitale indienne est une métropole polynucléaire, avec plusieurs centres d’affaires et complexes commerciaux majeurs, venus s’ajouter à Connaught Place, le quartier d’affaires central hérité de la colonisation britannique, construit à la jonction de New Delhi et de la vieille ville. Les fonctions administratives restent prédominantes à New Delhi. Le secteur sud (au-delà de New Delhi, et à l’exclusion de la frange sud-est) est principalement constitué de zones résidentielles, mais abrite également plusieurs centres commerciaux prospères, un quartier d’affaires (Nehru Place) et des institutions prestigieuses. Les principales zones industrielles sont concentrées dans les secteurs ouest et nord-ouest de la métropole, avec en outre une large zone industrielle dans le secteur sud-est (Okhla), et une autre notable au nord-est (Shadhara) (carte 9). Cependant, malgré les tentatives des autorités en charge du développement de Delhi pour appliquer un plan d’occupation des sols strict, les activités économiques restent dispersées sur tout le territoire urbain, y compris la production industrielle qui s’exerce non seulement dans les zones industrielles planifiées, mais aussi dans de petites unités de fabrication que l’on trouve aussi bien dans la vieille ville, que dans les villages urbanisés ou les nombreux quartiers illégaux de la périphérie urbaine. La politique régionale d’aménagement du territoire fut également influencée par l’exemple de l’urbanisme britannique des années 1950, notamment par le programme des villes nouvelles autour de Londres. À Delhi, cela s’est traduit par un plan régional visant à contrôler la croissance de la capitale et à ralentir ses flux d’immigrants. Ce plan incluait la promotion de six villes périphériques situées dans la première couronne, et dans un deuxième temps la création d’une nouvelle ville industrielle, Noida. 1.3. Fragmentation spatiale, segmentation sociale 9 Au Cap comme partout ailleurs en Afrique du Sud, la fragmentation spatiale planifiée s’accompagna d’une restructuration idéologique de la société : selon un schéma regrettable mais classique, le régime de l’apartheid tenta de changer la société en modifiant son environnement – et particulièrement son espace. La fragmentation spatiale, longuement et soigneusement planifiée, puis mise en œuvre brutalement, était supposée diviser la société en fonction de ses groupes raciaux. L’organisation urbaine reflétait de façon manifeste la hiérarchie raciste du régime : plus un groupe racial se situait haut sur l’échelle gouvernementale, plus il pouvait vivre près du centre10. On retrouvait la même hiérarchie dans chaque forme d’accès à la ville, dans la mesure où l’accès aux équipements urbains, à l’éducation, aux emplois qualifiés, à la propriété foncière, etc., était déterminé par la race. Par conséquent, le statut socio-économique dépendait également de l’appartenance à une race : les Noirs (Africains, Indiens et Métis) ne bénéficiaient que d’opportunités limitées, particulièrement en termes d’accès à l’emploi. Leurs conditions de vie sous l’apartheid peuvent être résumées ainsi : un taux de chômage très élevé (il l’est toujours) et un accès limité à l’éducation ne leur permettant de prétendre qu’à des emplois mal payés et peu qualifiés. Il n’est donc pas étonnant que les fractures raciales créées par le gouvernement correspondent plus ou moins aux divisions sociales : la pauvreté était bien plus importante chez les Noirs que chez les Blancs, qui, en plus de leur position protégée et privilégiée, bénéficiaient également d’aides publiques et de crédits financiers. Pour couronner le tout, les townships africains étaient, sur le plan spatial, des zones déshéritées. Dans la mesure où le régime de l’apartheid déniait aux Africains tout accès à une éducation correcte, la ville post-apartheid se caractérise toujours par une corrélation entre race et classe (cartes 10 & 11). Même si une déségrégation raciale s’amorce dans certains quartiers résidentiels autrefois réservés aux Blancs ou nouvellement construits, la carte raciale du Cap telle qu’elle fut dessinée par le GAA est toujours d’actualité. À quelques exceptions près, les anciennes zones blanches bénéficient toujours de revenus relativement élevés, tandis que les anciens townships africains souffrent d’une pauvreté persistante. Les zones d’habitat informel et les camps de squatters sont occupés par des Africains et des personnes socialement défavorisées, et sont, tout comme les townships, principalement situés en périphérie. La segmentation de la société sud-africaine, facile à visualiser dans la mesure où elle correspond à la fragmentation spatiale, se reflète également en matière de logement. Même si l’habitat individuel, sous la forme de pavillons, de maisons jumelées ou en mitoyenneté, constitue la norme, les quartiers du Cap diffèrent en fonction de leur type d’habitat. La taille de la maison comme de la parcelle correspond à la hiérarchie raciale instaurée par l’apartheid : plus les résidents sont « blancs », plus la maison et le terrain sont grands. L’aménagement intérieur et les équipements dépendaient également plus de la race que du statut socio-économique, dans la mesure où les logements des Africains étaient construits par les autorités locales ou nationales selon des normes strictes, alors que ceux des Blancs obéissaient à la loi du marché et aux préférences individuelles (tableau 1) même lorsqu’ils étaient subventionnés par l’Etat. 10 Un principe similaire fut appliqué par l’administration coloniale britannique dans l’aménagement de New Delhi : voir ci-dessus. 10 Tableau 1 - Type d’habitat selon la race dans les zones urbaines d’Afrique du Sud, 1999 (%). Africains Métis Indiens Blancs Toutes races confondues Habitat formel/maison individuelle 53 67 58 75 57 Habitation traditionnelle/hutte 14 1 0 0 11 Appartement en immeuble 4 9 15 11 6 Maison de ville/mitoyenne 1 11 18 8 3 Logement dans une résidence de retraités 0 0 2 0 Habitat formel/maison/appartement d’arrière-cour 5 3 6 2 4 Habitat informel/cabane d’arrière-cour 4 2 0 0 3 Habitat informel/cabane hors arrière-cour 12 4 1 9 Pièce/studio 3 2 0 1 3 Caravane/tente 0 0 0 Autres/non spécifiés 3 1 0 1 2 Total 100 100 100 100 100 0: Proportion inférieure à 0.5 % ou trop infime pour être enregistrée. -: Nul ou non applicable. Source: October Household Survey, 1999. Depuis la fin de l’apartheid, la fragmentation spatiale et la segmentation sociale subsistent totefois. L’inertie des structures spatiales ainsi que les contraintes financières liées aux ressources de l’Etat et de ses programmes immobiliers (Guillaume, 2001 ; Houssay-Holzschuch, 1999 ; Oldfield, 2000), expliquent en majeure partie la persistance d’une ville dominée par la ségrégation spatiale. Par ailleurs, la peur de la population face à une violence criminelle grandissante a abouti à une fragmentation encore plus marquée, dans la mesure où chacun, selon ses moyens, a tenté de se couper de la ville. Suivant une évolution qui évoque fortement d’autres villes telles que Los Angeles, Bogota ou Rio de Janeiro, et qui fut dénoncée notamment par Mike Davis (1990), les gated communities, les maisons fortifiées, les systèmes de sécurité et les milices privées se sont développés au Cap ces dix dernières années. Dans une moindre mesure, on peut observer une tendance similaire dans les quartiers chics de Delhi. Dans la capitale indienne, le paysage urbain est aujourd’hui marqué non seulement par la dualité persistante entre la Vieille et la Nouvelle Delhi, mais également par les modes de production variés de l’espace bâti et – au premier chef – par l’intervention de l’Etat. Delhi offre une large gamme de programmes immobiliers et d’opérations d’aménagement des terrains mis en œuvre par les pouvoirs publics : lotissements de réhabilitation pour les réfugiés du Pakistan au lendemain de la Partition, logements pour les fonctionnaires, ensembles d’appartements construits par les autorités en charge du développement de Delhi, immeubles du secteur coopératif ou encore lotissements de réinstallation pour les habitants des bidonvilles... Chacun de ces segments du parc immobilier se distingue par son architecture et ses caractéristiques urbanistiques, mais tend aussi à loger des groupes socio-économiques spécifiques de la population urbaine, contribuant ainsi à créer un schéma d’organisation résidentielle segmenté sur le plan social (Dupont, 2000a). La politique gouvernementale en matière de logement n’a cependant pas réussi à répondre à la demande de larges sections de la population urbaine. Par conséquent, des lotissements clandestins (unauthorised colonies) ont proliféré en périphérie urbaine, sur 11 des terrains agricoles. Quant aux plus pauvres, ils ont été relégués dans des camps de squatters (squatter settlements) aux habitations précaires plus ou moins consolidées avec le temps (lesquels abritent environ 3 millions de personnes, soit 25 % de la population totale de Delhi11), qui ont continué à se multiplier dans tous les secteurs de la capitale, malgré les programmes d’éradication des taudis et bidonvilles. Ces programmes prévoient la réinstallation des habitants délogés et des squatters dans des lotissements viabilisés (resettlement colonies), situés en marge de la ville (carte 12). Ils furent appliqués activement pendant l’état d’urgence (1975-77), période pendant laquelle environ 700 000 personnes furent déplacées de force ; plus récemment, un regain d’évictions a marqué les années 2000-01. Au-delà du paysage urbain façonné par la planification, la politique en matière de logement (ou ses insuffisances) et les lois du marché immobilier, d’autres facteurs traditionnels de ségrégation résidentielle, comme le système des castes, continuent à jouer un rôle dans la division sociale de l’espace urbain12. À Delhi comme dans d’autres villes indiennes, des quartiers spécifiques pour les intouchables – les Harijan bastis – font ainsi toujours partie de la scène urbaine. En 1991, la distribution résidentielle des castes d’intouchables dans le territoire de la capitale suggère une persistance de l’ostracisme social, qui se manifeste en termes de ségrégation résidentielle (carte 13). Les divisions abritant de fortes proportions de population d’ex-intouchables ne sont cependant pas concentrées dans le même secteur géographique de l’agglomération urbaine ; elles sont dispersées - quelques-unes se situent dans le centre, notamment dans certains quartiers de la vieille ville et de New Delhi, et d’autres se trouvent en périphérie. Le schéma spatial de concentration locale avec dispersion globale des strates socioéconomiques les plus défavorisées se reflète également dans l’emplacement des camps de squatters (carte 12). À Delhi, on trouve de nombreux exemples de proximité physique entre des localités où se regroupent des classes populaires et les zones résidentielles des classes moyennes et supérieures. Ce type de répartition est fréquemment lié au développement de relations économiques entre leurs résidents respectifs. En effet, il s’agit souvent d’une stratégie tant économique que résidentielle de la part des groupes de population défavorisés. Dans un tel contexte, la fragmentation du paysage urbain et la ségrégation résidentielle n’impliquent pas de fragmentation sociale, dans la mesure où les différents segments sociaux ne sont pas complètement isolés des uns des autres. 1.4. En résumé Dewar et al. (1990, p. x-xiii) ont résumé et décrit le schéma de développement social et spatial du Cap selon les critères suivants : un étalement urbain de faible densité, incontrôlé et explosif, une fragmentation urbaine selon un modèle cellulaire ; 11 Source des données : Slum & Jhuggi Jhonpri Department, Municipal Corporation of Delhi. Pour une discussion d’ordre général, voir le chapitre de V. Dupont et F. Landy dans cet ouvrage ; pour une étude de cas, voir Dupont (2000a). 12 12 - une utilisation d’infrastructures visant à « rapprocher les espaces » - comme les autoroutes et autres formes de voies rapides à accès limité - plutôt qu’à les intégrer ; une séparation des usages du sol, des races et des groupes sociaux ; une distribution biaisée du travail, des équipements sociaux et commerciaux et des opportunités. La situation de Delhi fait l’objet d’un diagnostic moins alarmant en termes de fragmentation urbaine. Malgré une division socio-économique et fonctionnelle globale de la capitale entre les moitiés nord et sud, les grands secteurs de Delhi sont relativement hétérogènes en termes de type d’habitat et de groupes socio-économiques de résidents. Il serait cependant erroné de conclure que la ségrégation résidentielle à Delhi est un phénomène anodin : elle intervient à une échelle plus fine. L’organisation socio-spatiale de la ville pourrait se caractériser par une ségrégation sociale et résidentielle à un niveau micro-local et par une dispersion au niveau plus global. Malgré la mise en place d’un plan d’occupation des sols restrictif, on observe également une dispersion des activités économiques de petite taille sur tout le territoire de l’agglomération. Fragmentation physique et ségrégation résidentielle, mises en évidence dans les deux métropoles, n’impliquent pas forcément une fragmentation sociale, comme observé à Delhi. 2. ACCES A LA VILLE DES GROUPES SOCIAUX DEFAVORISES L’organisation spatiale de chaque métropole, la distribution des emplois et des types d’habitat ainsi que les facteurs historiques et socioculturels influencent profondément la vie quotidienne de la population urbaine, notamment sa mobilité. En examinant l’accès à la ville des groupes sociaux défavorisés, les questions suivantes sous-tendront notre analyse : dans quelle mesure les pauvres ont-ils la capacité de se déplacer dans des métropoles segmentées ou fragmentées ? Parviennent-ils à se frayer un chemin au travers des nombreuses barrières urbaines pour se rendre dans d’autres lieux et accéder ainsi à une gamme étendue de services urbains ? L’existence et la représentation de ces opportunités constituent un facteur d’attraction important pour les migrations des ruraux vers la ville. L’accès physique et symbolique à ces opportunités permet la construction d’une identité commune en tant qu’urbains – d’une urbanité partagée – et conditionne le développement social collectif. Dans le cas de Delhi, nous examinerons la mobilité des populations vivant dans des camps de squatters et des lotissements de relocalisation (établis pour la réinstallation des habitants de taudis et squatters délogés). Nos analyses se basent sur une enquête statistique effectuée en 1995 auprès d’un échantillon de 1249 ménages dans cinq zones sélectionnées comprenant ces types d’habitat (carte 12), complétée par des entretiens approfondies et des visites de terrain plus récentes (Dupont, Prakash, 1999). Une analyse de l’accès aux opportunités urbaines du Cap par les Africains de plusieurs camps de squatters et townships offrira des points de comparaison. Les résultats sur Le Cap reposent sur une recherche qualitative menée en 1995-97 (Houssay-Holzschuch, 13 1999). Nous ne développerons pas ici la question de l’accès pour les pauvres à un logement décent et à des infrastructures et services de base, que nous avons abordée précédemment. Nous nous concentrerons plutôt sur l’accès à différents lieux de la ville en dehors de la résidence, notamment les lieux d’études, de travail et de consommation. 2.1. Le contexte de la mobilité : les transports La mobilité est une question vitale dans des villes très étendues et spatialement fragmentées. L’accès aux transports et la mobilité urbaine effective des différents groupes sociaux peut réduire les effets de la fragmentation physique ou, au contraire, les aggraver. May, Spector et Veltz nous incitent à ne pas oublier « la puissance d’intégration des réseaux multiples qui solidarisent, objectivement sinon toujours subjectivement, les citadins dans leurs usages de la ville » (1998, p. 9). Les moyens de transport ont de toute évidence un impact considérable sur le développement urbain. Cependant, leur accès différentiel est également source d’inégalités sociales. Ainsi, comme nous le rappelle V. Kaufmann (2000, p. 56) : « La diversité des modes de vie qui en résulte produit des villes en parallèles. La ville fragmentée qui en découle est constituée de mondes dont les habitants ne se rencontrent que peu, du fait d’une collision des vitesses et des sphères de la vie quotidienne ». Comme le montrent plusieurs études, les métropoles du Sud se caractérisent par de fortes inégalités économiques et sociales dans l’accès aux transports urbains (Diaz Olvera, Plat et Pochet, 1998 ; Figueroa, Godard et Henry, 1997). C’est également le cas à Delhi et au Cap. La situation au Cap est résumée dans le tableau 2. Tableau 2. Mode de transport des migrants pendulaires dans la métropole du Cap, selon la race, en 1992. Blancs Asiatique s Métis Africains Transports en commun (%) 7 33 53 79 Bus 4 22 10 20 Taxi collectif - 8 8 46 Train 3 3 35 13 Voiture (%) 87 57 36 9 Trajets à pied (%) 2 4 7 11 Autres (%) 4 6 4 1 Coût mensuel moyen (ZAR) 221 134 101 67 Temps de trajet moyen 25 36 44 (mn) Source : Vines Mikula Associates, 1994, cité par Selod, 1999. 14 51 Les transports en commun disponibles dans les zones habitées par les Africains comprennent les bus, les trains et les taxis collectifs. Les trois sont relativement onéreux, obligeant les habitants à dépenser fréquemment plus d’un tiers de leur salaire pour se déplacer. Les bus et les trains étant souvent lents et les distances entre les lieux de résidence et de travail importantes du fait de la spécialisation fonctionnelle et de la fragmentation de l’espace, les résidents des banlieues passent une bonne partie de leur journée dans les transports publics. Les taxis collectifs sont plus efficaces, mais ont longtemps été dangereux : du fait d’une compétition féroce entre les compagnies, la plupart des conflits se résolvaient par la force, causant fréquemment la mort de passagers innocents. À Delhi, en 1993, la marche à pied constituait un moyen de transport très usité (32 % des trajets intra-urbains). Les bus n’assuraient que 62 % des déplacements quotidiens mécanisés ; le reste s’effectuant, à parts égales : soit en voiture ou deux roues motorisées, soit en bicyclette ou autres véhicules de faible capacité à traction mécanique, animale ou humaine. Le temps moyen passé pour un trajet intra-urbain était de 27 minutes (toutes destinations confondues) – 29 minutes pour se rendre à son travail, 23 minutes pour se rendre dans un établissement scolaire et 28 minutes pour d’autres lieux13. Les quelques études de cas réalisées dans les quartiers sélectionnés illustreront les inégalités d’accès aux modes de transport et des temps de trajet. 2.2. Accès aux lieux d’études Dans les cinq zones étudiées à Delhi (carte 12), qu’elle soient situées au centre, en périphérie de l’agglomération urbaine ou dans une ville satellite, un schéma différentiel récurrent se dégage en ce qui concerne l’accès aux lieux d’études, malgré la variété des contextes locaux14. La plupart (si ce n’est la totalité) des écoliers habitant dans des camps de squatters vont dans une école située dans la même zone que celle de leur résidence et la plupart s’y rendent à pied. Ces deux proportions sont toujours plus élevées que lorsqu’il s’agit d’écoliers et d’étudiants résidant dans d’autres types d’habitat. Corrélativement, le temps moyen par trajet est plus court. Enfin, dans toutes les zones, plus l’écart socio-économique (reflété par le type d’habitat) est grand, plus les contrastes sont importants entre les indicateurs se rapportant au lieu d’études, au mode de transport et au temps de trajet. La zone de Mayur Vihar – Trilokpuri, qui comprend une grande variété d’habitats et un large éventail de strates socio-économiques, est un bon exemple : parmi les enfants vivant dans des camps de squatters ou des lotissements de relocalisation, plus de 95 % vont à l’école dans leur zone de résidence, 90 % s’y rendent à pied, et chaque trajet dure en moyenne entre 9 et 12 minutes, tandis que dans les appartements du secteur coopératif (qui abritent les familles les plus aisées du secteur), seulement un tiers d’entre eux vont à l’école dans la zone de Mayur Vihar – Trilokpuri, seulement 16 % s’y rendent à pied et chaque trajet dure en moyenne 28 minutes. 13 RITES, Household Travel Survey in Delhi Urban Areas, New Delhi, 1993. L’échantillon total étudié concerne 1616 écoliers et étudiants, dont 322 vivant dans des camps de squatters et 316 dans des lotissements de relocalisation. 14 15 Le schéma spécifique d’accès aux lieux d’études des enfants vivant dans des camps de squatters ou des lotissements de relocalisation, renvoie à deux autres différentiels : celui du niveau d’éducation et celui du type d’école. Résultat sans surprise, la plupart des enfants scolarisés vivant dans les camps de squatters fréquentent une école primaire (64 % à 76 %, selon la zone) et pas un seul d’entre eux n’a atteint le niveau du collège. A contrario, dans certains secteurs d’habitat planifiés, parmi l’ensemble des enfants scolarisés et des étudiants, la proportion de ceux qui fréquentent un établissement d’éducation supérieure (université ou établissement d’études techniques supérieures) varie de 14 % (dans les secteurs d’habitat planifiés de Noida par exemple, ou dans les appartements du parc public de Rohini) à 28 % (appartements du secteur coopératif de Mayur Vihar). Dans la mesure où il n’y a pas d’université dans ces zones, les étudiants les plus avancés n’ont généralement pas d’autre choix que de sortir de leur zone de résidence. En ce qui concerne les écoles primaires et secondaires, les enfants des classes populaires ne fréquentent pas les mêmes types d’établissement que ceux des familles plus aisées. Les premiers vont dans les écoles publiques, tandis que les seconds sont envoyés par leurs parents dans des écoles privées de meilleure réputation, parfois dans des établissements élitistes loin de leur zone de résidence. Le cas de Noida, à l’est de Delhi, illustre ce point (carte 9). Ville nouvelle de 200 000 habitants au moment des enquêtes, Noida est équipée de nombreuses écoles primaires locales et de plusieurs écoles secondaires, dont des institutions privées réputées. Pourtant, dans les ménages vivant dans les secteurs d’habitat planifiés, 36 % des enfants fréquentant un établissement d’éducation secondaire sortent de Noida pour étudier à Delhi, au prix de longs trajets (48 minutes en moyenne) généralement effectués en bus. De toute évidence, de telles options sont complètement hors de portée des familles qui vivent dans les camps de squatters. Le cas de Tigri Janta Jeevan Camp montre, cependant, que les habitants des bidonvilles parviennent parfois, avec le soutien d’organisations non-gouvernementales, à organiser de meilleures conditions d’enseignement pour leurs enfants que celles qui sont offertes dans les écoles publiques. Tigri J. J. Camp est un très vaste camp de squatters qui s’est développé depuis les années 1970 dans la périphérie sud de Delhi (carte 12) ; il abritait près de 10 000 habitations vers le milieu des années 1990, soit environ 50 000 habitants. Un certain nombre d’organisations non-gouvernementales travaillent dans ce quartier. Une association de femmes gère notamment une école primaire dans un bâtiment construit récemment et bien aménagé, qui comprend plusieurs salles de classe et une cour de récréation. En 1995, cette école contrastait fortement avec l’école primaire publique, installée dans un parc, sans structures en dur, avec les enfants assis par terre sous des tentes15. Comme le confirment de nombreux entretiens avec des résidents de camps de squatters ou de lotissements de relocalisation, ces études de cas montrent que « la plupart des parents sont tout à fait conscients du rôle crucial que joue l’école pour grimper dans 15 Cependant, lors de notre visite de terrain dans le quartier en 1999, cette école publique avait été relogée dans un bâtiment proche, nouvellement construit. 16 l’échelle sociale et dépasser le statut qui est le leur » (Milbert, 1997, p. 369). La question de l’éducation des enfants revint sur le devant de la scène lorsque le Rajiv Gandhi Camp (un camp de squatters situé dans le péri-centre de la capitale, près d’un nouveau complexe administratif et du stade Nehru) fut complètement démoli en mai 2000, la municipalité de Delhi le considérant avant tout comme une occupation illégale de terrain. Les familles ayant droit à la « réinstallation »16 furent envoyées à Narela, une zone située à environ 30 km du camp initial, dans les franges rurales au nord de l’agglomération urbaine de Delhi. Hormis le problème majeur de l’accès aux emplois depuis le nouveau site (voir ci-dessous), le manque d’équipements scolaires s’est également fait sentir. L’éducation de certains enfants fut ainsi interrompue, dans la mesure où il n’y avait pas d’école secondaire et où la seule école primaire ne fonctionnait pas pour cause d’absentéisme des instituteurs. Pour certaines familles ayant investi dans l’éducation de leurs enfants afin d’améliorer leur condition socioéconomique, ce manque d’accès à des établissements scolaires corrects sur leur nouveau lieu de résidence met en péril leur stratégie de promotion intergénérationnelle. Sous le régime de l’apartheid, la ségrégation était appliquée aux écoles sud-africaines. Conséquence de la politique gouvernementale qui leur interdisait tout accès aux emplois qualifiés et du Bantu Education Act de 1953 qui mit les écoles sous le contrôle strict de l’Etat, les Africains ne pouvait accéder qu’à une éducation de mauvaise qualité dans les « écoles africaines » des townships. Les professeurs étaient moins formés que ceux des écoles blanches et le ratio élève/professeur était beaucoup plus élevé. Les programmes scolaires étaient conçus pour correspondre aux attentes du marché de l’emploi : la menuiserie pour les garçons et les travaux ménagers pour les filles, en vue de former de futurs domestiques. Enfin, les équipements scolaires étaient déficients et les bâtiments mal entretenus. Le système d’ « éducation bantoue » suscita l’opposition et le boycott de la population africaine pendant les années d’apartheid, provoquant entre autres un désintérêt encore plus grand de la part des autorités. De l’autre côté de la barrière raciale, les Blancs bénéficiaient d’écoles publiques et privées de haut standing, situées dans des quartiers centraux, avec des critères d’admission sélectifs et des frais de scolarité élevés. Aujourd’hui, toutes les restrictions concernant l’accès à l’école ont été levées et les écoles financées par l’Etat ont été réformées. Les parents sont libres de choisir une école pour leurs enfants, la « seule » limite étant leurs ressources financières : les meilleurs établissements sont souvent très chers. Les parents sud-africains de toutes conditions sociales sont désormais intimement convaincus des bienfaits de l’instruction. Lors des entretiens menés en 1996-1997, leur première et principale réponse à la question sur leurs souhaits pour l’avenir a été : « Je veux que mes enfants bénéficient d’une bonne éducation ». L’instruction est perçue comme le meilleur moyen de mettre fin à la pauvreté individuelle et familiale et, sur un plan plus général, de réduire les inégalités. De nombreuses familles se donnent beaucoup de mal pour assurer à leurs enfants une « bonne éducation » : elles font des sacrifices financiers pour payer à la fois le transport et les frais de scolarité. Au Cap, les enfants africains des townships effectuent souvent des trajets de plus d’une heure pour se rendre dans une école des banlieues nord ou sud. L’accueil qui leur est réservé varie en fonction des lieux : à Rondebosch, par exemple, – 16 Sur les politiques d’éradication des bidonvilles et de réinstallation, voir Ramanathan, 2000. 17 banlieue cossue anglophone où habitent beaucoup d’étudiants et d’universitaires –, les réactions négatives vis-à-vis des nouveaux arrivants furent limitées. Par contre, à Ruyterwacht (ancienne zone blanche pauvre où des Métis ont maintenant emménagé) les enfants africains ont été accueillis par des barricades dressées par des résidents en colère qui craignaient une augmentation de la criminalité et la dégradation de leur environnement (Teppo, 2000). Dans les deux cas, le trajet quotidien des enfants reste important : provenant le plus souvent d’un township de classe moyenne, ils vont en ville pour accéder à une meilleure éducation. Le même processus opère, dans une moindre mesure, pour les foyers plus défavorisés : de nombreuses familles de Khayelitsha vivant dans ce vaste township de plus de 800 000 habitants qui s’étend en marge de la ville, trouvent que les écoles situées dans le quartier métis voisin de Mitchell’s Plains sont meilleures et que l’année scolaire y est moins perturbée par la criminalité ou les conflits politiques (Fakier, 1998). Leurs frais de scolarité sont également plus abordables que ceux des écoles « blanches ». Par conséquent, les écoles de Mitchell’s Plains sont aujourd’hui fréquentées par des enfants africains ou métis : la mobilité des premiers, même limitée, offre des espaces de déségrégation sociale et raciale. Enfin, les écoles des townships ne sont pas pour autant désertées : les classes sont constituées d’enfants du voisinage n’ayant pas le désir ou les moyens de se déplacer. Dans les camps de squatters, la situation et l’accès à l’instruction suivent plus ou moins les mêmes schémas. 2.3. Accès aux lieux de travail : l’exemple de Delhi Contrairement à l’accès aux lieux d’études, le schéma différentiel de l’accès aux lieux de travail dans les différents types de quartiers de Delhi varie selon le contexte local. Même si la position des travailleurs vivant dans des camps de squatters présente partout des caractéristiques distinctes par rapport à celle des actifs du voisinage vivant dans d’autres types d’habitat, les différentiels n’opèrent pas toujours de la même façon17. Une première distinction s’impose selon la taille du quartier entre, d’un côté, les deux petites zones du stade Nehru et de Tigri, et, de l’autre, les trois vastes zones de Rohini, Mayur Vihar – Trilokpuri et Noida (carte 12). Nous examinerons plus particulièrement ces larges zones périphériques : dans leur cas, une analyse différentielle semble plus pertinente, dans la mesure où elles comprennent une gamme plus large de strates socio-économiques et offrent une plus grande variété d’activités économiques – donc de possibilités d’emplois. Un schéma différentiel récurrent s’applique aux habitants des camps de squatters (par rapport à ceux du voisinage, qui vivent dans d’autres types d’habitat) : ils ont tendance à travailler plus souvent dans la même zone, passent moins de temps en trajets, et se déplacent plus souvent à pied ou en bicyclette. Comme prévu, les contrastes sont plus marqués lorsqu’on les compare à des résidents des secteurs d’habitat planifiés. La ville nouvelle de Noida, conçue comme un important centre industriel, illustre clairement ce schéma. Pratiquement tous les habitants des camps de squatters (98 %) travaillent à Noida. C’est précisément l’attrait des opportunités d’emploi offertes par la 17 L’échantillon total des personnes interrogées porte sur 1994 personnes en activité, dont 554 vivant dans des camps de squatters et 300 dans des lotissements de relocalisation. 18 nouvelle zone industrielle qui a suscité leur migration. Comme rien n’a été prévu par les pouvoirs publics pour loger la masse des ouvriers, ceux-ci ont occupé les terrains vacants dans la zone industrielle et ses alentours pour y construire des habitations précaires, ou ont cherché des chambres à louer dans les villages urbanisés (Dupont, 2001). Il n’est donc pas surprenant que les travailleurs vivant dans des camps de squatters ne passent en moyenne que 17 minutes par trajet pour se rendre sur leur lieu de travail, 71 % s’y rendant à pied et 19 % en bicyclette, alors que dans les secteurs d’habitat planifiés, seulement 51 % des actifs travaillent à Noida, les autres se déplaçant quotidiennement à Delhi (mis à part un pourcentage minime travaillant ailleurs dans l’aire métropolitaine). En outre, les résidents de ces secteurs passent en moyenne 33 minutes pour se rendre à leur travail et 80 % d’entre eux utilisent des véhicules motorisés pour se déplacer18. Dans la zone de Badli-Rohini, l’émergence de camps de squatters est également associée au développement d’une zone industrielle. Dans le cas du Rajiv Gandhi Camp, près du stade Nehru, l’implantation du camp de squatters était directement liée à l’ouverture de chantiers de construction et au recrutement de travailleurs migrants installés sur leur site de travail. Comme illustré par ces exemples, l’emplacement des camps de squatters à Delhi est souvent la conséquence d’une stratégie d’implantation à proximité de sources d’emplois, en particulier dans les zones industrielles et près des chantiers de construction. Les études de cas détaillées ci-dessus révèlent une autre dimension importante des stratégies de survie des sections les plus défavorisées de la population urbaine : dans la mesure où les pauvres n’ont pas les moyens d’assumer des coûts de transport élevés, priorité est donnée à l’accès pratique aux sources d’emplois aux dépens des conditions de logement et de la sécurité de tenure. Cet ordre de priorité est également exemplifié par le cas des travailleurs migrants sans logis qui dorment sur les trottoirs et dans les asiles de nuit municipaux du vieux Delhi. Dans ces conditions extrêmes, sous contraintes financières drastiques, le logement est entièrement sacrifié et les dépenses de transport minimisées, afin de maximiser le revenu disponible, mais aussi – dans la majorité des cas – l’épargne et les envois d’argent à la famille restée au village (Dupont, 1999). Un accès physique adéquat aux opportunités d’emploi est un facteur crucial pour comprendre les pratiques résidentielles de la population urbaine défavorisée (Bharat Sevak Samaj, 1958 ; Gupta, Kaul, Pandey, 1993 ; Suri, 1994 ; Kundu, 1993). L’échec de nombreuses tentatives de relocalisation des habitants de taudis et de camps de squatters dans des lotissements éloignés du centre-ville est souvent dû à l’absence de prise en compte de cette dimension. Par exemple, à Trilokpuri – un lotissement de relocalisation qui est désormais bien relié par bus aux autres parties de la ville –, les familles délogées ont trouvé à l’origine (en 1976-77) un terrain non nivelé, seulement équipé de quelques lointaines pompes à eau, traversé par quelques routes principales et desservi par de rares autobus. Les plus pauvres n’ont pu faire face à des conditions de vie aussi difficiles. Beaucoup finirent par vendre leur parcelle et retourner vers le centre-ville, squattant des terrains vagues situés 18 Pour calculer la durée moyenne des trajets, nous avons exclu les travailleurs à domicile. 19 plus près de leurs sources d’emplois, tandis que d’autres retournèrent dans leur village natal. La Delhi Slum Wing, et autres administrations impliquées dans les politiques d’éradication des bidonvilles et de relocalisation de leurs habitants, semblent pourtant avoir tiré des enseignements biaisés des expériences passées, comme le montrent les programmes qui ont été mis en place ces dernières années. Ainsi, sur leur site de relocalisation à Narela, les anciens résidents du Rajiv Gandhi Camp souffrent d’un manque de moyens de transport adéquats (en termes de fréquences d’autobus, de durée des trajets et de coût) – et donc d’accès à leurs précédents lieux de travail. Le coût des transports est trop élevé pour ceux qui sont cantonnés dans des emplois peu rémunérés. De plus, les offres locales d’emploi sont rares. Par exemple, les femmes qui travaillaient comme employées de maison sont privées de toute possibilité de poursuivre ce type d’activité. Ces difficultés sont aggravées par les nouvelles règles imposées dans les lotissements de relocalisation : les petits commerces, les ateliers, etc. sont interdits sur les parcelles attribuées. En pratique, ces restrictions reviennent à dénier toute stratégie de survie à des familles qui ont été appauvries par leur expulsion de leur précédent lieu d’habitation et qui sont pratiquement coupées de leurs anciennes sources d’emploi. Une équipe d’experts internationaux qui avait visité ce lotissement quelques mois après la réinstallation concluait ainsi son rapport d’évaluation : « La mise en place du programme de relocalisation viole la constitution indienne, notamment le droit à la vie mentionné dans l’article 21, en déniant aux foyers relocalisés leur droit d’accès aux moyens d’existence » (HIC, 2000). Même si les données disponibles ne permettent pas d’établir une comparaison directe avec Le Cap, certains éléments peuvent être brièvement mis en avant. Le premier concerne le taux élevé de chômage parmi les Africains, particulièrement lorsqu’ils sont comparés à d’autres groupes. Selon l’October Household Survey de 1999, le chômage dans les zones urbaines a affecté cette année-là pratiquement 41 % des Africains, 26 % des Métis, 20 % des Indiens et 7 % des Blancs (SAIRR, 2001). Localement, la situation dans les townships africains peut être bien pire, même si l’importance du travail informel rend les estimations difficiles : le taux de chômage peut y dépasser les 60 % (Mazur, 1995). La mobilité est ainsi sévèrement réduite en même temps que les raisons et les moyens de se déplacer. Néanmoins, pour ceux qui ont un emploi ou qui en cherchent un, il est nécessaire de se déplacer dans d’autres parties de l’agglomération (voir également Oldfield, 2000) : les sources d’emploi sont localisées dans le centreville, dans les banlieues et dans les zones industrielles, tandis qu’elles sont rares dans les townships. Par ailleurs, dans de nombreux foyers des townships africains du Cap, les femmes se trouvent être les soutiens de famille dans la mesure où certaines parviennent à travailler comme employées de maison dans les banlieues les plus riches, tandis que leurs maris au chômage ont une mobilité réduite. 2.4. Accès aux lieux de consommation et de socialisation : vers une géographie post-apartheid de la mobilité au Cap ? Sous le régime de l’apartheid, les lieux de consommation et de socialisation des Africains étaient dissociés. Ils ne pouvaient se ravitailler que dans le centre-ville ou dans les zones « blanches », en rentrant du travail, dans la mesure où la loi limitait les 20 activités commerciales dans les townships. Les commerçants blancs profitaient de la situation, tandis que les commerces tenus par des Noirs étaient souvent illégaux et informels. Les boutiques dans les townships étaient rares, chères et ne proposaient que peu de produits. En résumé, la loi faisait en sorte que la consommation crée de la mobilité : il n’y avait pas d’alternative. Par exemple, le premier supermarché n’ouvrit qu’en 1995 dans le township de Khayelitsha – qui abritait plus de 500 000 personnes à l’époque. Auparavant, les habitants allaient dans d’autres lieux pour faire leurs courses : le centre commercial de la zone métisse de Mitchell’s Plain était fréquenté par de nombreux habitants de Khayelitsha, qui s’y rendaient en taxis collectifs. Le centre-ville était également très prisé car il attirait les flots de travailleurs entre deux correspondances sur leur trajet quotidien. Tous les types de transports sont présents dans le centre : les trains, les bus et les taxis collectifs ont leurs gares dans le même quartier, le transformant en un lieu très animé. Le centre commercial tout proche de Golden Acre était abondamment fréquenté par les navetteurs. La carte mentale est représentative du type d’accès aux commerces dont bénéficiaient les Africains sous le régime de l’apartheid (carte 14). Dessinée par T, une femme d’âge moyen du township de Gugulethu, elle montre les infrastructures de transports publics les plus importantes présentes dans le centre-ville et dont dépendaient fortement les Africains. L’espace représenté sur cette carte est un espace piétonnier : des transports publics au passage menant au centre commercial, on peut suivre ses pas. Enfin, la mairie est également représentée sur la carte : en tant que résidente d’un township municipal, T. devait s’y rendre une fois par mois pour payer son loyer. À l’opposé, les lieux de socialisation des Africains sous l’apartheid avaient été largement limités aux townships (voir par exemple Coplan, 1985) : l’apartheid mesquin imposait la ségrégation dans tous les lieux publics (théâtres, cinémas, salles publiques, clubs, etc.). Ces lieux, souvent situés dans le centre-ville, étaient par conséquent rarement accessibles aux Africains, et il n’y avait que peu d’endroits équivalents dans les townships. De plus, les autorités locales imposaient souvent un monopole public sur la vente et la consommation d’alcool, centralisées dans les bars à bière officiels (beer halls) des townships. Il était donc impossible d’avoir une multiplicité légale de bars, restaurants et lieux de socialisation. Enfin, les zones d’habitation des Africains étaient soumises à un harcèlement policier constant, interdisant de nombreuses réunions publiques. Il était souvent difficile et peu sûr de « sortir » sous l’apartheid : peu d’endroits pouvaient accueillir légalement des clients et de nombreux lieux de socialisation, à l’échelle de la ville, n’étaient tout simplement pas accessibles aux Africains. La vie sociale des townships se cantonnait dans les habitations privées, souvent transformées en shebeens (bars illégaux) par leurs propriétaires. Clients et tenanciers étaient particulièrement exposés en cas de descente de police. Aujourd’hui, de nouveaux schémas commencent à émerger, dans la mesure où la population peut se déplacer librement dans la ville. De toute évidence, les ressources financières restent une contrainte majeure pour la mobilité, mais les habitants des townships utilisent largement les nouveaux équipements qui leur sont accessibles. La rationalité économique a remplacé la mobilité imposée (par exemple dans le choix d’un lieu pour faire ses courses). On peut désormais trouver une plus grande variété de produits frais, à un prix moins élevé, dans les nouveaux centres commerciaux des townships et les habitants se fournissent dans les centres adaptés à leurs besoins. Par 21 exemple, le centre commercial de Khayelitsha n’occupant pas une position centrale, la population de la moitié sud du quartier continue à fréquenter celui de Mitchell’s Plain. D’autres lieux commerçants, comme le centre-ville ou les gares routières telles que Woodstock, sont toujours appréciés. La dissociation entre les lieux de consommation et de socialisation tend également à s’estomper. Une étude prospective, que nous avons réalisée en septembre 2001, montre que le modèle de la galerie commerciale/centre de loisirs (mall), souvent présentée comme un symptôme de la mondialisation, gagne du terrain au Cap. De nouveaux complexes sont construits sur des terrains inoccupés, remplissant certains interstices de cette ville fragmentée. Les moins récents, celui du Victoria et Albert Waterfront par exemple, ont attiré une nouvelle clientèle dans les années 1990 : on peut voir des membres de toutes les communautés de la ville se promener aujourd’hui sur les quais le dimanche après-midi. Les centres commerciaux offrent des possibilités de consommation variées, des courses alimentaires quotidiennes aux achats plus exceptionnels. Ils permettent également une vie sociale grâce à leurs divers équipements de loisirs situés dans un environnement sécurisé (un critère important dans une Afrique du Sud en proie à la violence) avec un grand choix d’horaires. Les principaux complexes sont accessibles par les transports publics. En résumé, l’accès aux lieux de consommation et de socialisation au Cap est sans conteste plus important pour les Noirs depuis dix ans, de même que l’accès à l’instruction. L’ouverture légale de nombreux lieux a provoqué une augmentation de la mobilité, même pour les plus défavorisés. Alors que la fragmentation spatiale et résidentielle demeure, la mobilité peut être considérée comme un moyen de reconquérir la ville, de redonner au Cap un peu de son urbanité. À Delhi, la question de l’accès aux lieux de consommation et de loisirs pour les résidents des camps de squatters et des lotissements de relocalisation ne se pose dans les mêmes termes, dans la mesure où ils n’ont pas été, comme au Cap, soumis à un régime de ségrégation aussi sévère et contraignant que celui de l’apartheid. Ainsi, de nombreuses activités commerciales informelles, parfois minuscules, se sont développées dans ces deux types d’habitat : de petites échoppes – souvent des éventaires en bois ou même des pas de porte – fournissent les produits et services de base et des colporteurs poussent leurs carrioles dans les rues les plus larges. Dans toutes les localités, les habitants ont également accès aux boutiques qui vendent des denrées de base subventionnées par le gouvernement, à condition toutefois d’obtenir leur « carte de rationnement » – une procédure administrative souvent lourde pour les familles de migrants pauvres qui viennent d’arriver. * Contrairement aux Africains des townships ou des camps de squatters du Cap, les travailleurs de Delhi vivant dans des camps de squatters ne sont pas nécessairement désavantagés en termes de temps de transport pour se rendre à leur travail, cette situation résultant des stratégies de compensation développées par les pauvres. Cependant, les nouveaux programmes de relocalisation des habitants des bidonvilles à Delhi rapprochent la condition de ces derniers de celle des Africains des townships du Cap sous le régime de l’apartheid sur au moins deux points : en déplaçant leurs lieux de 22 résidence très loin de leurs lieux de travail, et en rendant illégal l’établissement de toute activité économique dans les lotissements de relocalisation. CONCLUSION : QUEL MODELE DE VILLE EN QUESTION ? Le Cap et Delhi sont deux métropoles dont la morphologie spatiale et sociale peut être décrite comme fragmentée ou segmentée. Plusieurs facteurs communs ayant produit ce type de configuration urbaine ont été mis en évidence : - le modèle urbain de la colonisation britannique ; - les politiques d’aménagement urbain qui façonnèrent les deux villes, usant des mêmes modèles de référence et produisant les mêmes effets ; - des sociétés segmentées, associant hiérarchie sociale et ségrégation résidentielle, qu’elles résultent d’une ségrégation raciale imposée au XXe siècle ou de la division sociale traditionnelle basée sur le système des castes. Cette organisation socio-spatiale s’est développée dans un contexte général commun de croissance urbaine, d’inégalités sociales fortes et de pauvreté largement répandue. Cependant, ces deux métropoles semblent évoluer de façon divergente. Tandis que la politique post-apartheid mise en place au Cap en matière d’habitat et de mesures sociales tend à une déségrégation de la ville et à une réduction de la fragmentation spatiale et sociale (en particulier à travers l’aménagement des anciennes zones tampons et la promotion de zones résidentielles mixtes), on observe au contraire à Delhi une tendance à l’accentuation de la fragmentation urbaine et au renforcement des fractures sociales. « Nettoyer » la ville de ses camps de squatters peut servir les intérêts des citadins les plus aisés en améliorant leur environnement visuel, mais c’est au prix de milliers de familles délogées de force, coupées de leurs sources d’existence et de leurs réseaux économiques et sociaux. En outre, les citoyens indésirables sont relégués dans les confins ruraux du territoire de la capitale, dans des lotissements de relocalisation où les activités économiques ne sont pas autorisées. À une époque, les urbanistes et les gestionnaires des villes en voie de développement – dont Le Cap et Delhi – ont importé les concepts d’aménagement urbain occidentaux et les ont appliqués aux situations urbaines locales sans les remettre en question. Si les responsables de l’aménagement de Delhi avaient également tiré les leçons d’expériences menées dans d’autres villes du Sud, en particulier des conséquences désastreuses de la planification et de la gestion des villes d’Afrique du Sud sous le régime d’apartheid, ils auraient probablement élaboré leurs programmes les plus récents de façon différente. En d’autres termes, l’approche comparative n’est pas seulement un outil heuristique réservé aux chercheurs : son utilisation pourrait également être bénéfique pour une évaluation prospective des politiques urbaines. Références bibliographiques Général CASTELLS M., 1981, La question urbaine, Paris, Maspero (1e éd. 1970). 23 CASTELLS M., GODARD F., 1974, Monopolville. 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Illustrations Carte 8 - Spécialisation fonctionnelle et organisation spatiale du Cap (2000) Carte 9 - Organisation spatiale de l’Aire Métropolitaine de Delhi : infrastructures et spécialisation fonctionnelle (1996) Carte 10 - Distribution spatiale de la population selon les races au Cap (1996) Carte 11- Distribution spatiale de la population selon les revenus au Cap (1996) Carte 12 - Camps de squatters et lotissements de relocalisation dans l’agglomération urbaine de Delhi (1990) Carte 13 - Distribution résidentielle des castes d’intouchables dans le Territoire de Delhi (1991) Carte 14 - Carte mentale du centre-ville du Cap, établie en 1996 28