Journal du Barreau - Volume 45, numéro 1

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Journal du Barreau - Volume 45, numéro 1
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Janvier 2013
LE JOURNAL – BARREAU DU QUÉBEC
Justice et nouvelles technologies
Le Québec en retard… et à risque
Marc-André Séguin, avocat
En matière de nouvelles technologies, la classe juridique québécoise accuse un sérieux retard. Un triste
constat révélé par les participants des quatre coins du monde au E-Colloque de la Chambre des huissiers
de justice du Québec, présenté en octobre dernier à Montréal.
La vie, c’est ce qui arrive quand on est occupés à faire
autre chose, disait John Lennon. L’avenir aussi, et il ne
faut pas le laisser nous rattraper sans se préparer, a tenu
à prévenir le juge en chef adjoint de la Cour supérieure
du Québec, André Wery, lors de l’ouverture du
E-Colloque, qui rassemblait pour une rare occasion
magistrats, avocats, notaires et huissiers de justice ainsi
que des étudiants et des conférenciers provenant des
quatre coins du globe. Tous se sont penchés sur les
enjeux de l’avènement des nouvelles technologies et de
ses impacts sur la classe juridique québécoise. Le constat :
manque de familiarisation aux nouvelles technologies et
peu d’harmonisation entre les efforts déployés pour leur
mise en place.
« Nous sommes individuellement avancés dans nos
rapports avec la technologie, mais collectivement en
retard, précise Louis-Raymond Maranda, président de la
Chambre des huissiers de justice du Québec et organisateur
de l’événement. Cela fait maintenant 20 ans que divers
groupes issus de partout – y compris du monde juridique
– lancent des initiatives liées aux nouvelles technologies,
mais elles sont souvent discordantes et méconnues, ce qui a
pour effet qu’elles disparaissent ou qu’on ne s’en sert pas. »
M e Dominic Jaar, membre du Comité consultatif du
Barreau sur la sécurité des technologies de l’information,
soutient que l’effort du virage numérique devra venir de
identité numérique pour ces citoyens ainsi qu’un système
de vote électronique », fait valoir M. Maranda, soutenant
que non seulement ces avancées coûtent moins cher à
la justice et aux justiciables, mais elles permettent une
meilleure exécution des jugements et un meilleur rendement
de la justice. « Au Portugal, poursuit-il, grâce à l’interopérabilité
des plateformes numériques, un huissier peut aisément
accéder aux informations bancaires d’un justiciable à
condition d’avoir le jugement. Cela facilite grandement
les recherches et l’exécution précise des jugements. Nous
sommes loin d’avoir une telle structure chez nous. »
Inclure à la formation continue, à l’instar de la Nouvelle-Écosse,
des ateliers obligatoires sur les nouvelles technologies
constituerait donc, selon lui, un bon point de départ.
« Or ici, je ne connais pas même un seul cours universitaire
portant sur la preuve électronique alors que 90 % de nos
notes se font maintenant sur format numérique. Il est
essentiel que nous nous penchions là-dessus. »
Les « étonnés »
Selon des analystes des nouvelles technologies, le
retard du Québec s’étend au-delà de la classe juridique.
En novembre dernier, un groupe de 13 « étonnés1 » –
S’adapter ou subir les conséquences
penseurs du numérique – ont envoyé une lettre à chacun
Me Jaar considère inacceptable que les avocats et juristes des quatre chefs de parti siégeant à l’Assemblée nationale
québécois soient mal à l’aise ou peu familiers avec les pour réclamer la création d’une Agence du numérique
nouvelles technologies. Or, une meilleure compréhension et l’élaboration d’un plan numérique pour le Québec.
des outils numériques devrait être une obligation « Le Québec glisse vers le bas dans l’échelle de la
professionnelle, selon lui. « Traditionnellement, on a exigé compétitivité parce que nos voisins, provinces et pays, se
des avocats qu’ils soient en mesure de communiquer, sont donnés une vision d’avenir pour tirer collectivement
comprendre et rédiger à un niveau supérieur à la moyenne tous les bénéfices des nouveaux modes de communication
afin de bien s’acquitter de leurs tâches. Aujourd’hui, que et de l’économie immatérielle sous la forme d’un Plan
l’on tolère que les avocats soient en deçà de la moyenne numérique », pouvait-on y lire.
en matière numérique m’apparaît inacceptable, alors qu’ils
devraient être très à l’aise en raison de la nature de leur « Ce risque est réel, renchérit Me Jaar. Les bureaux qui
travail et des économies que cela engendrerait pour la offrent des services technologiques sont en croissance.
justice. D’autres corps de métier ont su prendre le virage. Et je crois que ceux qui refusent d’embarquer dans cette
Pourquoi n’avons-nous pas encore suivi ? »
mouvance en paieront, ultimement, le prix. »
Nota Bene
La réponse des huissiers
De gauche à droite : Me Christophe Bernasconi, secrétaire général adjoint à la conférence de La Haie, Me Karim Benaklief,
directeur du CRDP, Me Alain Bobant, président de la FNTC, M. Louis-Raymond Maranda, PDG Chambre des huissiers de
justice du Québec et secrétaire de l’UIHJ, Me Nathalie Roy, directrice générale de Éducaloi, André Wery, juge en chef
adjoint à la Cour supérieure, Me Jean-Daniel Lachkar, président de la Chambre nationale des huissiers de France, Me Nicolas
Plourde, bâtonnier du Québec, Me Jean Lambert, président de la Chambre des notaires du Québec.
Les obstacles à ce virage, selon Me Jaar, seraient liés
justement à ce déficit de connaissances numériques
chez plusieurs avocats. « Jusqu’à présent, on sent que les
avocats n’ont tout simplement pas eu un intérêt manifeste
pour le numérique. Si on ne connaît pas le numérique, on
tend à le croire moins fiable ou moins sécuritaire. Mais il
faut justement savoir se familiariser avec le numérique pour
développer des pratiques sécuritaires. Des risques existent
« Alors que nous sommes encore à nous poser des questions, aussi dans l’univers physique, mais nous savons que nous
la France a lancé en septembre 2012 un mode de signification devons barrer notre porte en sortant du bureau, par exemple.
électronique, le Portugal développe une interopérabilité En découvrant les nouvelles technologies, on peut développer
de ses plateformes électroniques facilitant ainsi plusieurs des pratiques sécuritaires équivalentes. Il suffit de prendre
tâches liées à la justice et l’Estonie, qui a maintenant un les bons moyens pour se prémunir. »
système de signification électronique, a développé une
l’ensemble de la classe juridique et avance que l’offre de
services juridiques technologiques n’est tout simplement pas
développée au Québec. « Nous accusons un retard important
quant à la mise en place de mécanismes pour que les
justiciables puissent déposer ou signifier des pièces en ligne.
Ce sont pourtant des solutions évidentes pour réduire les
coûts de la justice et pour en faciliter l’accès », dit-il.
Les huissiers de justice ont voulu s’inscrire dans le
virage numérique. La Chambre des huissiers de justice
du Québec a donc récemment amorcé son virage
électronique en finançant et en établissant le système
Nota Bene, une plateforme permettant aux avocats
d’échanger leurs documents de façon sécuritaire, tout en
offrant la preuve que ceux-ci ont été remis au destinataire.
Nota Bene, en tant que logiciel sécuritaire et géré par
des officiers de justice, pourrait aussi remplir d’autres
fonctions, notamment le vote électronique ou celle de
greffe électronique. « Sa structure est tout à fait apte
à jouer ces rôles, avance Louis-Raymond Maranda,
président de la Chambre des huissiers de justice du
Québec, et pourrait donc nous permettre d’étendre
nos activités pour nous adapter aux nouvelles réalités
du numérique. Notre profession est appelée à évoluer. »
Pour en savoir plus :
www.signifiez.com
1plannumeriquequebec.org