Lire un extrait - Mirobole Éditions

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Les furies de Borås
Anders Fager
Les furies de Borås
et autres contes horrifiques
Traduit du suédois par Carine Bruy
Come and join me
I implore thee
I impure thee
Come explore me
Patti Smith
© Anders Fager, 2011
Traduction d’extraits de l’ouvrage initialement paru sous le titre
Samlade svenska kulter
chez Wahlström & Widstrand, Stockholm, Suède,
publié en langue française avec l’accord de la
Bonnier Group Agency, Stockholm, Suède
© Mirobole, 2013, pour la traduction française
Mirobole Éditions
106, rue Dubourdieu
33800 Bordeaux
www.mirobole-editions.com
Photographie de couverture © Spauln, AdShooter, Efilippou
Conception graphique : Sean Habig
LES FURIES DE BORÅS
La boîte de nuit d’Underryd se situe loin dans la forêt, au
centre du triangle délimité par Värnamo, Borås et Jönköping.
Dans un trou enténébré au nord du Småland. On a toujours
dansé à Underryd. Depuis Dieu sait quand et même longtemps
avant. D’abord sur des pierres moussues, puis au carrefour luimême. À l’endroit précis où les routes menant aux trois villes se
croisent. Au son des chalemies et des violons, puis de l’accordéon. On y a installé une piste de danse dans les années vingt
et elle s’est graduellement étendue au fil des ans pour devenir
un véritable parc. En plein milieu de la forêt. Dans les années
quatre-vingt, les fêtes ont été transférées dans une grange. Un
édifice imposant que quelqu’un a eu la drôle d’idée de peindre en
mauve. Puis on l’a agrandi pour en faire une boîte de nuit avec
cinq bars, trois pistes et une pizzeria. On a construit un parking
digne d’un hypermarché et on a veillé à faire venir les meilleurs
groupes. Thorleif pour maman et papa. Jerry Williams pour les
fans des fifties. Du freestyle, Pontus et les Américains ou Petter
pour les jeunes. Ça rocke à Underryd. Tous les habitants de la
ville travaillent pour la boîte de nuit.
À Underryd, on danse cinq jours par semaine. Discothèque
le mercredi, thé dansant pour les aînés ou concert le jeudi,
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LES FURIES DE BORÅS
danses de groupe le vendredi, discothèque à nouveau le samedi
et après-midi récréatif pour les retraités le dimanche. Tous
les soirs ouvrés, à dix-neuf heures, des petits bus font halte à
Värnamo, Borås et Jönköping. Le trajet en car jusqu’au grand
parking devant la grange est gratuit. On picole, se pelote et se
remaquille sur les banquettes. Peu importe l’âge qu’on a. Ceux
qui cherchent la bagarre sont déposés au bord de la route. Les
derniers bus repartent vers deux heures et demie.
La plupart des filles montent dans le bus de vingt heures
quinze à Borås. Elles se regroupent et discutent de l’école, de
garçons et de musique. Elles reçoivent des SMS d’amies en
goguette elles aussi. Elles ajustent leur coiffure et vérifient ce
qu’il en est des mecs. Tu as un cavalier ? Il est carrément chou,
mais il allait passer la soirée avec ses potes. Celui là-bas est
craquant.
« Il est en mécanique au lycée technologique d’Almås, précise
Sofie. Con comme un balai, mais trop mignon. Il passera toute
sa vie à tripoter des écrous dans un garage et il ira à la moitié des
matchs à domicile d’Elfsborg. Le rêve !
— Pourquoi est-ce qu’il faut toujours que tout le monde me
charrie parce que j’habite à Trollsjö ? » Éclats de rire et coups
de coude. Alexandra devrait prendre sa vie en main et quitter la
campagne.
« Comme si vous rencontriez des génies à Borås.
— Comme s’il y avait des génies à Borås.
— Comme si tu t’en souciais.
— C’est une question de timing, explique Elin. Pour le
moment, j’ai l’intention de me faire des belles gueules, d’accord ?
Quand j’aurai l’intention d’avoir des enfants, j’irai draguer à la
bibliothèque Chalmer. » Nouveaux éclats de rire et sarcasmes.
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« Ou alors je me fais mettre en cloque par une belle gueule du
lycée et après je me marie avec cette andouille d’Olle de la bibliothèque. » Un type avec des culs de bouteille qui gagne trente
mille couronnes par an. Nouvelles rigolades et high fives. Elin
Andersson de Lundby a la dent dure.
Un SMS de Kari Cederlind depuis le bus de Göteborg :
« Un beau morceau de bidoche me fait du gringue. Ça pourrait
le faire. » Lenni Larsson leur envoie un message de Värnamo :
« Que des jeunes bourrés. Oh oui. » On se remet à rire. Le
brouhaha s’intensifie. Il ne tarde pas à être sensiblement plus
élevé qu’à l’arrêt de bus. Les filles rient de plus en plus fort et
deviennent un peu plus vulgaires. Les garçons beuglent littéralement. Les téléphones ne cessent de sonner. Bips, sonneries,
rots et pets à foison. Qui a la sonnerie la plus cool ? Le portable
d’Anna hurle comme un loup. Celui d’Elin diffuse un morceau
de Shakira.
Des relents de vomi leur parviennent quand ils déferlent
du bus. La nuit a commencé à tomber. Le parking est saturé
d’hormones, de vêtements H&M et de gnôle. Les filles se rassemblent près de l’entrée. Elles se font la bise et commentent leur
tenue. Elles portent du Ellos, du Pink et des jupes trop courtes.
Ou sont plus branchées emo. Quel que soit le style, les ongles
longs sont de rigueur. Ainsi que les bijoux ornés de serpents. La
musique de Gyllene Tider résonne dans la grange. Les mecs qui
passent les reluquent. Kari désigne Bidoche qui fume seul, un
peu à l’écart. Mignon, la peau foncée, un peu plus de vingt ans.
Des Nike aux pieds et des câbles de lecteur mp3 autour du cou.
Une chemise blanche sur un Levi’s.
« C’est un immigré ?
— D’Hisingen.
— Il y a des gens qui habitent là-bas ?
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— Ça m’étonnerait.
— Pourquoi est-il seul ? » Anna est suspicieuse. Les types
seuls dans les boîtes peuvent être des mecs à problèmes. Des
obsédés sexuels. Des psychopathes qui sortent de leur tanière
pour la première fois depuis quinze ans.
« Son équipe doit le rejoindre.
— Son équipe ?
— Handball.
— Il est connu ?
— Peut-être à Hisingen. Il joue du genre une fois par semaine
avec ses potes. »
Anna jette un nouveau coup d’œil en direction de Bidoche et
sourit avec enthousiasme.
« Il se dope ?
— Putain, comment veux-tu que je le sache ? » répond Karin
en adressant un signe de la main au mec. Il répond par un sourire.
Anna soupire.
« Il faudra s’en contenter pour le moment. Bon, on y va. »
On danse à Underryd. Comme on le fait de toute éternité.
Des garçons et des filles s’étreignent. Ils bondissent, sautillent et
font les beaux. Ils picolent et titubent. Exactement comme leurs
parents l’ont fait à une époque. Parfois, on voit même quelqu’un
qui sait danser. Pour de vrai.
Les filles restent près du bar de la petite piste de danse.
À l’étage. Un peu à l’écart du gros de la cohue. Certaines sont
assises, d’autres au bar ou en train de danser, déployées sur tout le
terrain. Le bar leur apppaaaartient. Anna boit du vin dans le plus
chouette des canapés. Elle trône telle la fille d’un parrain. Coupe
au carré, chemise blanche et veste à rayures écrue. Personne ne
vient emmerder Anna Lundman de Pakstaden. Si on est avec
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Anna, on a le droit de fumer dans la grange d’Underryd. Parce
qu’Anna fume. Tout le temps. Elle balaie la piste du regard. Elin
et Lenni dansent ensemble. De manière torride. Kari et Bidoche
sont installés au bar. Bidoche parle de handball. Sofie boit des
cocktails ornés de parapluies et observe les lieux. Alexandra,
la blonde décolorée, et quelques-unes des filles les plus jeunes
sont à la table derrière celle d’Anna. Alexandra parle et les filles
l’écoutent. Elles écarquillent les yeux. Surtout la petite Nalim et
Emma de Nitta, qui n’étaient jamais venues avant.
« Les filles font comme ça, leur explique Alexandra. Écouter
et apprendre. » Alexandra leur expose la situation. « Cet endroit
nous apppaaaartient. C’est tout ce dont vous avez besoin. Il vous
appartiendra aussi.
— Qu’est-ce qu’on dit aux parents ?
— Rien.
— Il faut vraiment venir ici en particulier ?
— C’est le meilleur endroit. Plusieurs fois par an, c’est bien. »
Alexandra leur détaille les dangers. Kari est très proche de
Bidoche à présent. Ils peuvent sentir leur haleine respective. Ils
ne vont pas tarder à commencer à flirter. Ce n’est qu’une question de minutes avant qu’il y vienne. Elin et Lenni se pelotent
sur la piste. Elles offrent à Bidoche et aux autres mecs le show
lesbien adolescent. Elles les affolent avec leurs baisers à pleine
bouche et leurs mains dans la culotte. Le barman détourne les
yeux et rougit. Le DJ passe Shakira. De la samba colombienne.
Les gens ouvrent de grands yeux, leur respiration se fait plus
lourde.
Anna boit une gorgée de vin et observe le monde à travers le
fond de son verre. Il a presque l’air plus normal ainsi. Comme
si un miroir déformant modifiait chaque élément du décor. Elle
ferme les yeux et laisse tout tourner. Elle pense aux filles des
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filles des filles des serpents. À des années-lumière. À des forêts
de bras oscillant lentement. À des tentacules épais comme des
troncs d’arbres. À la mort. Elle fait des vrais rêves de camés ces
temps-ci.
Sofie s’assied à côté d’elle.
« Bidoche a l’air clean.
— Pas de copains ?
— Il a salué quelques mecs, mais ils font bande à part. Il est
allé discuter avec le gars là-bas tout à l’heure. » Elle désigne un
immigré aux cheveux bruns bouclés qui écrit des SMS, seul à
une table.
« Mignon, murmure Anna.
— Oui, mais notre copain veut rester en tête à tête avec sa
tignasse.
— Rien d’autre ?
— Il sniffe de l’héroïne, a le SIDA, une leucémie et la jaunisse », répond Sofie en ricanant.
Anna l’ignore. Sofie fait une grimace. Putain d’attitude de
chef. Mais elle sait. Les filles veulent de la viande saine. Pas de
drogues, de stéroïdes ou de bec-de-lièvre.
Anna acquiesce. Tout paraît en ordre. Les filles lui lancent un
coup d’œil. Tous les autres matent Elin et Lenni.
« Très bien, déclare-t-elle.
— Venez, les Mille Jeunes », chuchotent-elles ensemble.
Sofie l’étreint avec force. Style meilleures amies du monde.
Les reines d’Underryd. Sofie passe derrière Bidoche et hoche
la tête. Kari mordille la lèvre inférieure de Bidoche. Au beau
milieu d’une phrase sur le lancer franc. Il se fige et toutes les
autres filles l’observent à la dérobée. Elles retiennent leur souffle.
Puis il entre dans le jeu en lui roulant un gros patin. Les filles
respirent. De brefs échanges de regards disent « ça marche ».
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« Tenez-vous prêtes. » Bidoche tripote sa bière. Il la pose
derrière lui et attrape les fesses de Kari à la place. Ils se lancent
dans des pelles marathons, appuyés contre le bar. Anna ferme
les yeux et voit des marécages originels derrière ses paupières.
Des marécages, de la pluie et des baisers. Le DJ passe Pussycat
Dolls. Don’t you wish your girlfriend was a freak like me ? Sofie
surveille les regards des filles et de Bidoche. Elle songe à son
travail en histoire. On a beaucoup de choses en tête quand on
est en dernière année. Le Västergötland, l’industrialisation, des
marécages et des baisers.
Sofie tourne autour de la piste. Une adolescente de taille
moyenne avec des cheveux blonds enchevêtrés, un jean noir et
un t-shirt Nirvana. Personne ne la remarque. Mais Sofie voit
tout. De ses yeux d’aigle. Regardez ça : Elin et Lenni se sont
rapprochées du bar, à quelques pas derrière Bidoche. Alexandra
et les jeunes confluent également vers le zinc. Alexandra offre
des friandises. Des petits paquets noirs au goût de goudron.
De la marchandise très haut de gamme. Un jour, Sofie en avait
fait goûter une bonne dose au rottweiler d’un toxico. Le journal
l’Expressen avait consacré deux pages à l’affaire, sans jamais préciser que le clébard avait essayé de baiser son maître tout en lui
dévorant le visage.
Justin Timberlake gémit. La piste se remplit. De l’endroit où
elle se trouve, Sofie a du mal à voir Bidoche à cause de toutes
les filles qui circulent autour de lui, comme un banc de poissons.
Elles le dissimulent aux regards de ses copains. Sofie a repéré
trois mecs qui doivent sans doute le connaître. Ils rigolent audessus de leurs bières, un peu plus loin.
« Il y en a qui prennent du bon temps.
— On ne le reverra sans doute plus de la soirée. »
Ils ne voient pas Alexandra vider la bière de Bidoche. Ils ne
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voient pas Kari farfouiller sous ses vêtements. Ouvrir sa ceinture.
Enfoncer sa main dans son pantalon. Au milieu du banc de filles,
l’air est lourd. Les filles feignent de regarder partout sauf en
direction du couple au bar. Pourtant, elles savent. Elles lancent
des regards en coin et se chuchotent les détails. Écoutez-le
respirer. Kari est balaise. Elle va étudier le droit à l’université
de Lund après le lycée. Elle lèche la paume de sa main. Crache
dessus, puis elle la replonge dans le pantalon de Bidoche. Tout
en continuant à l’embrasser comme un serpent.
Anna adresse un signe de tête à Sofie. Il est bientôt minuit.
« Dites-leur de se grouiller. »
Sofie vérifie que les filles expérimentées sont là. Elle fait signe
à Alexandra et Elin. Vérifie la présence de Saga, qui est installée à une table à côté des copains de Bidoche, grande, lourde et
seule. D’un regard, elle dissuade ceux qui cherchent à la prendre
en photo. Elle a l’air mauvaise. Prends une photo et je te casse
ton putain de téléphone sur la gueule.
Alexandra distribue d’autres friandises. Alexandra est douée
en chimie. Elle va sortir du lycée avec mention très bien dans
toutes les matières. Elle va devenir médecin ou un truc comme
ça. Sofie avale l’un des petits paquets amers. Ça lui pique à la
gorge. Une sensation de chaleur se répand dans son ventre. Le
troupeau autour de Bidoche resserre les rangs. Le banc s’éloigne
de la piste. Vers la sortie de secours du bar. Les gens détournent
les yeux. Ne pas regarder. Ne pas les déranger. Se réjouir de ne
pas être à sa place.
L’une des filles les plus jeunes se rapproche de Sofie. Jupe
noire. Haut moulant. Quinze ans. Peut-être une gamine de collège. Il est écrit « Porn Star » sur son top. Malin ? Ida ? Elle
semble à la fois excitée et nerveuse.
« Je ne sais pas si c’est important…
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— Quoi ? » La chaleur dans le ventre de Sofie se transforme
en une bulle caustique.
« Je crois qu’il a pris un comprimé. Le mec, je veux dire.
— Quand ? » La panique envahit la gorge de Sofie. Quelque
chose lui a échappé. Une veilleuse ne doit rien laisser échapper.
« Raconte !
— Je crois que le mec là-bas lui a donné un truc. » Malin
désigne l’immigré mignon qui tripote toujours son portable.
« Il lui a filé quoi ? hurle Sofie, sous l’influence des friandises.
— Un comprimé ou quelque chose comme ça. »
Le troupeau sort lentement par l’issue de secours. Lentement,
pour que personne ne soit obligé de remarquer ce qui se passe.
Comme s’ils s’en souciaient. Comme si quelqu’un voulait les
remarquer.
Sofie plaque Ida-Malin contre le bar et la secoue.
« Et c’est maintenant que tu le dis ? »
Ida-Malin paraît terrorisée. Ses yeux s’emplissent de larmes.
« Je ne savais pas si c’était important.
— Laisse-moi en décider, espèce de demeurée ! »
L’imposante Saga les a rejointes.
« Qu’est-ce qui se passe ? »
Sofie prend une profonde inspiration et déglutit pour ne pas
vomir.
« On a un problème. »
Dans la pénombre, le troupeau descend un escalier en colimaçon. Elles escortent Kari et Bidoche. Elles avalent d’autres
friandises. La nuit résonne de bruits de pas, de gloussements de
filles et de musique. The Ark d’un côté et Robbie Williams de
l’autre. Bidoche tient Kari par la main. Elle rit et l’entraîne à sa
suite. Il ne réfléchit pas trop à la raison pour laquelle les autres
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filles les suivent. Il ne réfléchit pas du tout. Il veut juste s’enfoncer dans les ténèbres et baiser. Tout le reste est sans intérêt. La
fille qui tient sa main connaît le chemin qui mène aux ténèbres.
Les ténèbres humides et chaudes. La fille lui a dit qu’elle allait
lui montrer des choses qu’il n’avait jamais vues. Des choses qu’il
ne reverrait jamais. Des choses que les gars de son équipe ne
vivraient jamais dans leur existence misérable. Ils allaient baiser
comme jamais on n’avait baisé avant.
Le bel immigré veut qu’on l’appelle Juju. Carrément ridicule.
« Juju a tout ce qu’il te faut. »
Une paire d’yeux bleus de fille s’allume et veut discuter du
prix. À un endroit un peu moins bruyant. Sans lui demander
ce qu’elle veut acheter, il suit Sofie dans les toilettes handicapés. Sofie ferme la porte sans allumer la lumière. Dans le noir,
Saga colle un coup de boule à Juju. Sofie allume et voit Saga
lui plonger la tête dans la cuvette. Elle tire deux fois la chasse
avant de laisser Juju respirer. Sofie attend, impatiente. Saga sait
s’y prendre, mais elle est un peu longue. Elle donne des coups
de pied dans les reins de Juju et écrase la main qui cherchait
quelque chose dans sa botte. Crac. Pas de canif pour Juju.
« Qu’est-ce que tu lui as donné ?
— Espèces de sales putes, » crache Juju. Saga sourit. Ce crétin lui donne toutes les excuses du monde. « Mes potes vont vous
tuer, toi et tes grosses salopes de copines. »
Saga balance un coup de pied dans la tête de Juju. D’une
violence effrayante.
« Grosses ? Tu as dit grosses, connard ?
— Calme-toi. » Sofie s’accroupit à côté de Juju. Elle essaie
de trouver un point où poser son regard. Du sang s’écoule des
arcades sourcilières de Juju. « Ma copine est un peu impulsive.
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Parle et tu verras, tout se finira bien. »
Juju ne répond pas. Quand il se décide à dire quelque chose,
Saga lui a déjà plongé la tête dans la cuvette. Elle tire ensuite
la chasse, toujours aussi enragée. À Borås, Saga fréquente une
classe spécialisée. On dit qu’elle est « expéditive ». Elle a fracassé le crâne de l’ancien copain de sa mère. Avec un tisonnier
incandescent. Le girlpower à l’état brut. Il ne faut pas chauffer
les nanas de Tosseryd.
« Du Viagra ! hurle Juju, quand il peut enfin respirer. Du
Viagra !
— Du Viagra ? » s’étonne Sofie. Elle ne s’attendait pas à ça.
Saga claque la tête de Juju sur la cuvette avec une telle violence que l’émail se fend. De l’eau jaillit sur le sol.
« Du Viagra ? répète Sofie.
— Le truc que les mecs prennent pour bander, lui dit Saga.
— Mais qu’est-ce que le mec de Kari va faire avec ça ?
— Un cacheton pour baiser », crachote Juju.
Sofie lui flanque un coup de pied à chaque syllabe.
« Mais qu’est-ce qu’un putain de sportif a besoin de ça ? »
Bang, bang, bang. La nausée la gagne à nouveau. Et Juju ne peut
pas répondre. Sofie comprend quand même ce qui va se passer.
Elle entraîne Saga à sa suite hors des toilettes et dans l’escalier
de secours.
Le troupeau s’est déjà éloigné. Saga et Sofie dévalent les
marches, trébuchent dans le noir et se précipitent dans la nuit.
Elles ont la tête qui tourne et le vertige.
La nuit estivale est tiède. Il flotte des odeurs d’herbe, de Gula
Blend et de six marques de shampoing différentes. Sofie s’arrête
et regarde autour d’elle. Saga lui rentre dedans. Elle halète comme
une mémé de quatre-vingts ans. Il fait sombre derrière la grange,
mais Sofie discerne quand même le sentier qui s’enfonce dans
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LES FURIES DE BORÅS
la forêt. Celui qui conduit à la tourbière d’Underryd. La clarté
lunaire illumine des brins d’herbe cassés. Une route d’argent.
Vieille de plusieurs milliers d’années. Le chemin qui mène de
la piste de danse au bosquet près de la tourbière. La tourbière
où les branches des arbres ressemblent à des tentacules oscillant
lentement. Le chemin que la meute parcourt toutes les quatre
pleines lunes.
Elle les voit. Le groupe a déjà atteint l’endroit où la forêt
s’épaissit. L’endroit où on éteint cigarettes et portables pour
plus de sécurité. Sofie aperçoit le pull blanc d’une fille entre les
arbres. Elle entend un éclat de rire. Les friandises vrombissent
dans sa tête, tel un essaim de guêpes. Tous les bruits lui semblent
lointains. Par contre, les friandises lui donnent le don de vision
nocturne. Elles renforcent la luminosité. Le monde lui apparaît
dans un contraste de noirs et de blancs saisissant. Regarder la
lune lui fait mal aux yeux. Le moindre scintillement dans l’herbe
se transforme en une étoile.
Elles courent sur le sentier, dans un déluge de noir et de blanc.
Saga la suit tant bien que mal. Elle ne sera jamais une sprinteuse.
Elle trébuche dans l’herbe. Elle fait autant de bruit qu’un éléphant
lorsqu’elle s’affale dans les buissons. Sofie continue à courir. Elle
s’enfonce dans le sous-bois et ralentit. Ce n’est pas un endroit
où on court. La forêt n’apprécie pas ce genre de choses. La forêt
n’a pas d’humour. Ni de patience pour écouter les excuses. Des
gens disparaissent ici. Et la police de Gislaved ne perd pas trop
de temps à les rechercher. Ce ne serait pas une bonne idée. En
1996, une famille complète a disparu ici. Qu’avaient-ils besoin
de venir cueillir des fruits des bois à cet endroit ? bougonnaient
les paysans. À Underryd ? Il n’y a pas de baies là-bas. Il n’y a
rien là-bas. Sofie a entendu l’histoire au collège. L’une des filles
de troisième était allée dans le marécage. Elle avait trouvé des
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vêtements et une paire de chaussures d’enfant dans la mousse.
Sofie avait voulu en savoir plus. Curieuse et lassée de traîner au
centre équestre et de mater des abrutis en Mobylette. Elle avait
quatorze ans la première fois qu’elle avait suivi le groupe dans la
forêt.
Un oiseau lance un cri. Une espèce de rapace, peut-être un
hibou. Sofie inspire profondément. L’obscurité est totale entre
les arbres. Seuls des rais de clarté lunaire parviennent jusqu’à
elle et illuminent des feuilles, des branches et le brouillard. Il y
a toujours du brouillard dans la forêt. C’est lié à la chaleur de la
terre. On appelle ça la fumée de mer. Un truc en relation avec la
forêt primordiale et la tourbière. Sofie est nulle en sciences naturelles. Quand on conduit le troupeau, on voit que le brouillard
et la clarté lunaire font scintiller les toiles d’araignées, évoquant
des rideaux d’argent accrochés au-dessus du sentier. Il est facile
de voir des choses derrière ces voilages et ces nappes de brume.
Même ce qui n’existe pas.
Sofie entend les hurlements au loin. Ils viennent jusqu’à elle,
portés par les bancs de brume blanche. Ils résonnent entre les
arbres, comme ils l’ont toujours fait. Des filles qui beuglent
comme une équipe de football. Qui beuglent comme des singes
en rut. Qui beuglent comme une bande de possédées. Qui
beuglent comme si elles appelaient un dieu.
Sur la tourbière, c’est l’orgie. Kari et Bidoche roulent dans
l’herbe. Ils jappent et se griffent, tels deux chiens. Les filles à
moitié nues forment un demi-cercle silencieux autour d’eux.
Elles se tiennent par la main de toutes leurs forces. Elles n’ont
d’yeux que pour Kari, qui fait le pont. Sa culotte est accrochée
à un genévrier. Bidoche la baise comme un fou. Ils halètent,
soufflent et s’écorchent. Les friandises d’Alexandra commencent
à faire sérieusement effet. Les yeux de Kari se sont assombris.
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LES FURIES DE BORÅS
Elle voit du feu, des trolls et des arbres munis de membres
géants. Les arbres lui promettent de satisfaire ses désirs. Elle
bave. C’est super dégueulasse. Marmonne, comme si elle parlait
une langue spécifique à la baise. On dirait une machine qui
frappe encore et encore et encore. Qui a du sang sous les ongles.
La lune rend le sang noir. Et toute la peau devient blanche et
laiteuse. Les filles hurlent lorsqu’elles aperçoivent le sang. Elles
se penchent en avant pour mieux voir. Elles espèrent avoir de
beaux enfants et des vies heureuses. Partir loin de Borås. C’est
ce que leur promet le Bouc. Les filles se plaquent contre Anna,
qui se trouve au centre de tout. Elles halètent, cherchent à se
toucher tout en fixant le sang. Puis elles perçoivent les premiers
bruits dans la tourbière. Des chuchotements se font entendre,
des murmures excités, puis une branche émet un craquement en
se cassant. Certaines des filles ne savent plus où porter leurs yeux.
Le couple ou les ténèbres. Certaines fixent la scène de baise pour
ne pas voir. Elles reniflent et halètent. Elin fait tomber l’une
des collégiennes et entreprend d’arracher son débardeur. Karin
saisit Bidoche à la gorge. Il lâche un ricanement idiot quand elle
commence à serrer.
Anna se dégage de l’enchevêtrement de bras de filles. Elle
passe devant le couple en train de forniquer et s’enfonce dans les
ténèbres. La brume lunaire vibre autour d’elle. Sur ses jambes
nues, la sueur luit. Elle élève les bras en signe de bienvenue pour
ce qui s’approche dans la forêt. Toutes l’entendent à présent. Le
bruit du Messager. La progéniture du Bouc. Ce qui fait osciller
les arbres. Caché par la brume et les branches, ça se rapproche. Ça
traverse les marécages en pataugeant lourdement. Ça trébuche
sur des souches pourries. Éclabousse comme un éléphant. Un
putain de gros éléphant par-dessus le marché. À la limite de
la tourbière, ça casse un pin à la base. Un arbre de vingt-cinq
LES FURIES DE BORÅS
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mètres s’abat. Les frondaisons frappent le sol devant Anna. Une
pluie d’aiguilles et d’eau s’abat sur Bidoche et les filles. Pour
celles qui ont consommé des friandises, on dirait que la tourbière
explose en un nuage de diamants. Anna ne recule pas. Elle lève
les bras vers la folie derrière l’arbre et hurle. Les filles l’imitent et
le Messager leur répond.
Le Bouc noir a mille rejetons. Le hurlement résonne entre
les arbres. La clameur des voix rauques des filles et du Messager
venu d’au-delà du temps, de l’espace et de la raison. Le tapage
s’entend jusqu’à la grange. Les vigiles invitent les gens à rentrer.
À Underryd, on ne reste pas dehors les nuits comme ça. Les gens
peuvent s’enrhumer s’ils traînent à l’extérieur. Sur le parking, on
détourne les yeux avec nervosité. On échange des regards signifiant « ça recommence ». On monte le son de l’autoradio, reprend
une grande rasade et se hâte de se réfugier dans la grange. Le
brouillard qui entoure le parking est saturé de mort. Une mort
qui ne peut être arrêtée que par la luxure. Viens avec moi dans
la voiture. Sur la banquette arrière. Les gens forniquent comme
des porcs. Ils se battent et crient. Les voitures se balancent dans
le brouillard. Des enfants sont conçus, des jeunes gens pleurent.
Une fille de dix-sept ans couverte de vomi gît dans un fossé et
appelle sa mère.
Sur le sentier dans la forêt de conifères, le vacarme fait perdre
l’équilibre à Sofie. Elle tombe sur un genévrier qui lui érafle les
bras et le visage. Elle se cogne la tête contre une pierre. Elle
éructe du vin, des champignons noirs et son repas. Lorsqu’elle
ferme les yeux, elle voit des spirales de lumière fantomatiques
tournoyer autour d’Aldébaran. Mouillée et ensanglantée, elle
se relève sur le sentier. Les veilleuses ne vomissent pas dans le
fossé. La veilleuse d’Underryd porte la responsabilité de veiller
sur une tradition. Sa mère était veilleuse à une époque. Ainsi que
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LES FURIES DE BORÅS
la sœur de sa grand-mère. Et ainsi de suite depuis des décennies.
Depuis une putain d’éternité.
Elle arrive à la clairière dans la tourbière et tout lui apparaît
dans des éclairs de lumière blanche. Les arbres et le brouillard.
Des corps de filles blancs en un enchevêtrement essoufflé.
Des sacs en papier contenant divers objets abandonnés là où
le sentier prend fin. Des petits tas de vêtements. Des vestes et
des pantalons qu’on ne veut pas salir. Et puis, Kari sur Bidoche.
Anna, les bras tendus, tournée vers ce qui vient d’émerger des
broussailles autour des marécages. Les filles qui beuglent de
joie comme des folles. Kari rugit de jouissance. Bidoche agite
les jambes. À moitié étouffé, il se débat pour survivre. Puis il
aperçoit le chaos vivant de bras, de branches et de bouches. Il
hurle sans voix. Il gesticule et montre du doigt. Vous ne voyez
pas comme il est grand ? Il dit « sauvez-vous, bordel » avec ses
yeux. Il croasse tel un corbeau.
Bidoche voit ensuite que les filles n’ont pas peur. Elles
semblent contentes de voir la chose qui se dresse au-dessus des
broussailles. Il est le seul à être terrorisé. Il commence à comprendre. Il est drogué, bourré, à moitié étouffé et vient de se faire
baiser, mais il n’est pas bête. Les filles n’ont pas l’air effrayées.
Elles hurlent d’excitation. Pas de frayeur. Elles consentent pleinement à ce qui se passe. Bidoche essaie de se libérer de Kari. Il
fait le pont. Il la frappe. Il griffe ses mains. Des filles attrapent
ses bras et le plaquent au sol. Elles se moquent de sa panique et
le bâillonnent.
Le Bouc noir a mille rejetons. La forêt résonne des hurlements
des filles et des messagers. Sofie se souvient de sa première fois
dans la forêt. Elle se rappelle l’excitation. Quatorze ans. Sous
l’influence des champignons et du vin. La main de quelqu’un
sous son pull. Être si proches de ceux qui baisent qu’on voit tout.
LES FURIES DE BORÅS
25
Exactement comme dans les pires films pornos. Et puis cette
grande chose incompréhensible qui se dresse et oscille à la lisière
de la forêt. Tel un amoncellement de varech de dix mètres de
haut sur des jambes ressemblant à des piliers de pont. Éclairé par
la lune, cela ressemble à un arbre mort, qui se déplace, frappe çà
et là avec ses tentacules et grogne. Un bras épais comme une lance
à incendie s’avance vers Anna. Un autre fouette la tourbière, telle
une énorme queue de chien. Un autre s’agite en direction de la
lune. Sofie s’est pissé dessus la première fois qu’elle l’a vu. Puis
elle a hurlé à pleins poumons pendant cinq minutes. Il lui a fallu
une semaine avant de pouvoir parler à nouveau. Elle ne se souvenait plus du vœu qu’elle avait fait.
Mais le plus dingue, le plus déjanté, c’est ce qui se passe
après. Une fois que le Messager les a saluées. Sofie est chaque
fois étonnée. Même si elle a déjà été à la place de Kari. Elle
ne voit pas qui assène le premier coup. Mais soudain, il y a du
sang partout. Des filles griffent, des filles déchirent et des filles
donnent des coups de pied. Des filles qui repoussent Kari sur le
côté pour avoir droit à une chevauchée aussi. Kari roule sur la
tourbière et reste étendue, les fesses nues. Bidoche continue à
donner des coups de reins, son corps agité par les spasmes de la
mort. Son cerveau meurt, mais sa queue continue la lutte.
Sofie avance en trébuchant vers le chaos d’adolescentes. Elle se
souvient de son Bidoche à elle. Alexander de Rottne, au fin fond
du Småland. Con comme un mouton. Il voulait être musicien.
Faire du hard-rock. Elle porte encore sa tête de mort attaché à
un ruban autour de son cou. Lorsqu’elle était rentrée chez elle
ce matin-là, sa mère l’avait aidée à se doucher. Elle l’avait lavée,
comme si elle était un petit enfant. Sofie se rappelle l’odeur du
sang dans ses cheveux. Son père avait commencé à l’éviter. Il ne
lui avait plus jamais adressé un mot dur. Quand on est allé dans
26
LES FURIES DE BORÅS
la tourbière, on a le droit de sortir le soir. Les champignons la
font trébucher sur quelqu’un. Elle roule dans la tourbe. L’eau
est si proche sous la mousse que sa culotte s’en imprègne. L’eau
a une odeur de sang, de foutre et de plantes en décomposition.
Les filles n’en finissent plus de déchirer Bidoche. Ses tendons
et ses cartilages craquent. Elin et Lenni lui cassent un coude.
Elles le tordent du mauvais côté. Elles cassent et cassent et
cassent. Le manipulent, comme s’il s’agissait d’une putain d’aile
de poulet. Le Messager se penche au-dessus d’elles. Il vérifie ce
à quoi Larsson, professeur de sport stagiaire, et Andersson, la
future enseignante, occupent leurs loisirs. L’odeur du sang l’excite. Il tremble et mugit. Des bras fouettent l’air au-dessus d’elles.
Puis Alexandra tend un morceau sanglant au-dessus de sa tête
et lance d’une voix stridente : « Iä ! Iä ! » Les filles jubilent. « Iä !
Iä ! » Anna lance quelque chose au Messager dans une langue
précambrienne. Des mains ensanglantées agitent des lambeaux
de chair. Sofie se joint au chœur ; elle a oublié le message qu’elle
apportait. Elle veut festoyer sur la chair. Elle pousse sur le côté
deux collégiennes titubantes. Julia et Lova. Laissez passer la veilleuse. À moins que son nom soit Lova Maja ? Peu importe. Elle
voit une fille se mettre à califourchon sur les hanches de Bidoche
pendant que trois autres déchirent son abdomen. Il y a des intestins partout. Ils se déversent et répandent une odeur de merde
et de vomi. Quelqu’un rend. Une autre jouit et braille comme
une folle. Lenni ricane bêtement, la bouche pleine de morceaux
de muscles d’avant-bras. La faim ronge Sofie. Elle montre les
dents et siffle. Lenni recule un peu. Le blanc de ses yeux brille au
milieu d’un masque de sang noir. Elle invite Sofie qui s’octroie
le bras. Elle plonge les dents dans le pli charnu du pouce. Elle
aperçoit le visage de Bidoche au milieu de l’enchevêtrement de
filles. Leurs regards se croisent. Elle lit la terreur et la douleur
LES FURIES DE BORÅS
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dans ses yeux et se dit : « Cet imbécile est encore en vie », puis
elle avale la chair.
« Iä ! Iä ! Le Bouc noir a mille enfants ! » Les filles se battent
autour de Bidoche. Pour sa chair. La sainte offrande au Bouc
de la forêt. Les filles d’Underryd. Ce sont les filles du Småland.
Sussilull et Sussilo se nourrissent l’une l’autre de morceaux de
viande crue et fumante. Les filles semblables à des pavots, des
lys ou des pivoines. Ce sont des ménades hardcore, toutes autant
qu’elles sont. Ce sont des gamines cannibales qui nourrissent un
monstre sorti de l’abîme avec du foie chaud et fumant. Alexandra
et Anna le lèvent ensemble vers le fouillis de bras. Le Messager
tremble d’excitation et se penche plus près. Il écrase la tourbe et
les brindilles. Il prend appui sur du sol plus stable. Ses tentacules
frénétiques font siffler l’air et cela pue la mort et le méthane.
Un paquet de bras se saisit du foie, qui disparaît dans un nuage
de sang au milieu du Messager. On aperçoit quelque chose qui
pourrait être des mâchoires. Elles mastiquent. Certaines filles
lui lancent d’autres morceaux de viande. La petite Nalim est
accroupie, les mains pleines de boue. Elle pleure et rit. Alexandra
embrasse Anna et elles tombent ensemble, ne formant plus
qu’un tas. Elles se battent et se masturbent vigoureusement. Kari
court sur la tourbière. Elle ne porte que son débardeur et sa peau
blanche brille dans la clarté lunaire. Elle danse comme une folle
devant le Messager. Elle crie et sautille dans un nuage de gouttes
d’eau. Puis Sofie se souvient de sa mission. La chair n’est peutêtre pas bonne. Oui, c’était bien ça.
« Attends, croasse-t-elle, en crachant du cartilage et des
lambeaux de viande. Attends. »
Elle pousse Anna, qui est assise sur la mousse, à cheval sur
Alexandra. Il y a du sang et les cheveux d’Alexandra sont étalés
partout. Elles se nourrissent de morceaux de viande. Leurs seins
28
LES FURIES DE BORÅS
sont dénudés et elles affichent des sourires idiots. Le Messager
est suspendu au-dessus d’elles. Grand et puant. Il tremble. Il
saute à pieds joints sur ses jambes dignes d’un éléphant.
« Attends, hurle Sofie. Attends, bordel ! »
Alexandra et Anna lèvent les yeux vers elle. Certaines des
filles cessent de lancer des morceaux de chair. Elles ont toutes
le regard vide. Le Messager renifle dans sa direction. Qui interrompt mon festin ?
Sofie se penche au-dessus d’Anna et plonge son regard dans
ses yeux brillants.
« Écoute-moi ! Il faut que tu m’écoutes. »
Anna se ressaisit et acquiesce.
« Quoi ? » hurle Alexandra. Un bras fouette dangereusement
l’air près d’elles. Sofie sent la peur l’envahir. Si le Messager pique
une crise de rage, elles sont mortes, putain. Bientôt, elle s’enfuira
en courant pour sauver sa peau. Advienne que pourra.
« Qu’est-ce que je dois écouter ?
— Il était drogué.
— Quoi ?
— Ce con avait pris du Viagra. »
Alexandra bafouille quelque chose et cherche les seins
d’Anna. Anna lui flanque un coup pour la repousser.
« Quoi ? Quoi ? Quoi ? Comment ça a pu se produire ? Sous
ta surveillance ? » Sofie recule. Du coin de l’œil, elle voit que le
Messager les fixe de l’un de ses yeux aussi grand qu’un ballon
de handball. Son regard n’a pas d’âge et est fondamentalement
mauvais. Les drogues et les médicaments le rendent fou. C’est
un fait. Il supporte les foies de musiciens imbibés d’alcool, mais
le paracétamol le rend imprévisible. La came le rend cinglé. Il
a tué deux prêtresses de pure rage après avoir été empoisonné.
En 1969, Marianne Utter a été décapitée. Plus tard, les filles
LES FURIES DE BORÅS
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avaient dupé le Messager en lui faisant ingérer de la bidoche
pleine de LSD et trois d’entre elles avaient été grièvement blessées. La tante aînée d’Anna faisait partie des victimes. Elle avait
été déchiquetée en 1978. Tout ce qu’ils avaient retrouvé était sa
main droite. Anna la conserve dans un sac de toile, chez elle.
Les filles savent qu’il y a un problème. Elles cessent de se
peloter et de manger. Vingt paires d’yeux humides regardent
dans la direction de Sofie.
Continuez, voudrait crier Sofie. Continuez la débauche pour
qu’il ne remarque rien. Vingt bouches noires de sang ricanent
dans sa direction. Un tentacule s’arrête en plein mouvement audessus de sa tête.
Puis Kari arrive en titubant, comme sortie de nulle part.
Défoncée par les champignons et cette scène de sexe digne d’un
film d’horreur. La chatte à l’air et les cheveux en pétard. Du sang
et la coiffure post-baise. La dernière tendance chez les gamines
de Borås.
« Putain ! lâche-t-elle en riant. Putain de putain de putain ! »
Toutes les créatures présentes dans la tourbière la suivent des
yeux. Sofie perçoit le mouvement avant même qu’il soit esquissé.
La clairvoyance liée à la consommation de champignons. Pas
mal. Un tentacule gros comme une bûche fend l’air. Sofie se
jette sur Kari. Un vrai plaquage de rugbyman. Elles basculent
dans une flaque d’eau et le bras siffle au-dessus d’elles. Le coup
de fouet s’abat sur une touffe d’herbe, qui explose en un nuage
d’eau et de morceaux de plantes.
« Mais putain ! hurle Kari. T’es con ou quoi ? » Le coup
suivant s’abat à dix centimètres de sa tête. L’eau jaillit à nouveau
telle une fontaine. Kari hurle à pleine gorge. En un seul geste,
elle s’est relevée et a parcouru la moitié de la distance qui la
sépare des arbres. Toutes les filles reculent. Le Messager avance
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LES FURIES DE BORÅS
en chancelant vers elles. Il tremble, tressaille, titube et frappe.
Un coup de fouet atteint une pierre dans une gerbe d’étincelles.
Sofie entend sa propre voix s’exclamer « Wouah ! ». L’une
des filles hurle. C’est un hurlement de terreur. Ce n’est plus
amusant. Elles sont démasquées. À moitié nues dans la forêt, en
compagnie d’un monstre extrêmement peu commode. Une fille
vomit des morceaux de viande crue. Une autre gémit. Bientôt,
elles prennent toutes leurs jambes à leur cou. Il semblerait que
cela se soit déjà produit une fois. À la fin du dix-huitième siècle,
le rituel avait échoué et la moitié du troupeau avait été tué. Il
avait fallu des décennies pour le reconstituer.
Le regard de Sofie croise celui d’Anna. Maîtresse d’ellemême et rendue sobre par la force de sa volonté, Sofie entend la
voix d’Anna, comme si elle était à l’intérieur de sa tête.
« Il faut que nous réglions ce problème. »
Sofie acquiesce. Le temps se ralentit. Les cris des filles diminuent en intensité et le Messager s’arrête au milieu d’un geste.
Sofie mime « éloigne les filles ». Anna hoche la tête.
« Iä ! Iä ! » Sofie est pour ainsi dire morte. Demain matin, elle
sera assise à côté du Bouc noir.
La grande prêtresse se lève lentement. Elle jette par-dessus
son épaule un coup d’œil au chaos de mort suspendu dans l’air
au-dessus d’elle. L’enchevêtrement de tentacules. Les dizaines
d’yeux. Fondamentalement mauvais. Durs. Elle est couverte de
sang. Sa culotte est à moitié baissée et sa chemise blanche brille
dans la clarté lunaire. Elle a de la mousse dans les cheveux. Elle
est belle comme une déesse. Elle est la sœur du Bouc. Le piège,
la chienne et ce qui croît dans l’obscurité. Elle est la sorcière qui
dompte le Messager sorti de l’au-delà noir. Elle est le cri dans
la forêt qui force les filles à danser. Elle est Anna Lundman de
Parkstaden, à Borås. Elle a dix-neuf ans et s’achemine vers ses
LES FURIES DE BORÅS
31
dix mille ans. Elle est la clé de l’éternité à venir.
Anna se dirige vers le troupeau, les bras tendus. Sa chemise
bat comme des ailes. Sur son visage rayonne le message « venez
maintenant, les enfants ». Pas de panique. Pas de peur. Elle
est la maîtresse rassurante à l’école, la mère et le calme autour
duquel tourne le monde. Suivez-moi et vous serez en sécurité.
À présent, nous allons toutes nous lever. Dans le calme et en
douceur, puis nous nous éloignerons ensemble de ce monstre
ennuyeux. Tante Sofie va l’éloigner.
Les filles commencent à se lever. Sofie retient son souffle.
Elle fixe les filles, puis le tentacule aussi gros qu’un poteau téléphonique à un mètre de son front. Un coup et elle est morte.
Pas vraiment cool. Elle à qui on a confié la mission de l’attirer.
Elle se retourne avec une infinie lenteur. Le Messager la suit
de ses regards. Regards ? Quel mot emploie-t-on pour parler
de quelque chose qui a des yeux partout ? Sofie remarque que
ses pensées se dispersent. Dès qu’elles en ont la possibilité, elles
se débinent. Tant d’yeux peuvent-ils lancer un seul regard ?
Comment perçoit-on le monde lorsqu’on peut voir dans tant de
directions différentes ? Comme à l’intérieur d’une coupole ?
Elle exécute une révérence devant le Messager et lève les
mains. Un fourmillement de tentacules se dresse légèrement en
guise de réponse. Elle a son attention. Il la reconnaît. La fille
qui lui apporte des cadeaux. Tu m’entends ? Si tu dois être en
colère contre quelqu’un, c’est contre moi. Du coin de l’œil, elle
voit Anna et les filles, qui reculent lentement. Ensemble, elles
sauvent le troupeau.
Une fille, Sandra de Gislaved, trébuche sur ce qu’il reste
de Bidoche. Elle tombe et rampe, nue, sur la tourbière et les
lambeaux de chair. Le Messager sursaute. Ses tentacules
ondulent comme des algues. Il se désintéresse de Sofie et tourne
32
LES FURIES DE BORÅS
ses yeux vers Sandra, Anna et les filles. Il se dirige à nouveau vers
le troupeau. Sofie sent la panique gagner. Chez elle comme chez
les filles. Mais elle est veilleuse. Une custodae. L’une de celles qui
ont bu du sang et ont pataugé dans les ténèbres. Une de celles
qui protègent. Elle n’a pas le droit de péter les plombs.
Sofie pousse un hurlement. De toutes ses forces. À pleins
poumons. Elle hurle en direction de la nuit, tel un loup. Elle
appelle au combat. Elle crie :
« C’est moi que tu dois prendre, espèce de monstre répugnant.
Tu m’entends, trou du cul ? » Le Messager se tourne à nouveau
vers elle. Il semble surpris. Ou curieux. Cela fait une éternité que
quelqu’un ne s’est pas adressé à lui d’une voix confiante. Il y a
longtemps que personne ne l’a plus défié. Il frappe en direction
de la petite chose hurlante aux cheveux blancs. La bestiole
esquive. Il frappe encore et encore. Et la bestiole recule, trébuche
et s’étale au milieu des touffes d’herbe.
Sofie voit tous les yeux. Elle sent la colère qui fait trembler
et tressauter le fouillis de bras. Le Messager est furieux. D’abord
une offrande pleine de poison, puis sa servante se permet de lui
hurler dessus. Il grimpe sur la tourbe et la boue. Il quitte les
broussailles et arrive en titubant sur la tourbière. Plus grand que
jamais, il se dresse vers la lune, comme pour se montrer dans
toute son ignominie.
Sofie a une éternité pour penser, puis il lance un nouvel
assaut. Le premier coup passe très haut au-dessus d’elle. Un
uppercut mal calculé. Le second la manque de peu. Il est plus
court et plus direct. Elle a le temps de le parer. Puis un autre.
Elle bascule, roule dans la tourbière et rebondit. Ses vêtements sont trempés à présent. Un coup capable d’abattre un
arbre atteint la mousse, suivi d’un autre. De l’eau et de la boue
giclent tandis que Sofie esquive et recule. Elle parvient à gérer
LES FURIES DE BORÅS
33
un coup à la fois. Aussi longtemps que le Messager n’utilise
qu’un bras à la fois, elle s’en sortira. Et pour peu qu’elle arrive
à se faufiler entre les pins, elle pourra courir. Cela fait beaucoup de « si ». Elle trébuche à nouveau. Quelque chose d’acéré la
frappe à la cuisse et la transperce. Lorsqu’elle bondit à nouveau
sur ses pieds, la douleur se propage dans son mollet. Un bras
pulvérise l’endroit où elle se trouvait la seconde précédente. Un
autre lui érafle l’épaule, comme au passage. Un autre, aussi fin
qu’un doigt, lui frappe la main. Un troisième la cuisse. Chaque
coup la brûle, mais elle reste debout. Elle tâtonne sur sa cuisse et
trouve ce qui est acéré. Une branche épaisse est plantée dans sa
chair. Elle perd sa concentration l’espace d’une seconde et reçoit
une gifle qui la projette tel un paquet de chiffon sur les mottes
d’herbe.
Une de ses dents se détache. Elle la sent sur sa langue. Un
grondement a envahi sa tête et, lorsqu’elle ouvre les yeux, elle
voit la silhouette du Messager se dessiner sur le ciel étoilé.
Elle sent la puanteur de cadavre et de boue et voit les yeux,
visiblement contents, qui la suivent tandis qu’elle rampe. Ils ne
la haïssent même pas. Ils n’aiment pas qu’elle bouge, respire ou
même existe, c’est tout. On lui a donné de la viande frelatée et
maintenant, il veut tuer et massacrer. Sofie arrache la branche
de sa chair. La douleur est inconcevable. Elle disparaît dans un
trou de blancheur et quand elle revient à elle, le Messager s’est
rapproché. Un bras fin lui effleure le mollet, comme curieux. Ou
excité. Un autre, épais comme une cuisse, se dresse au-dessus
de son visage, prêt à l’assommer. Six yeux la considèrent avec
colère. D’autres tentacules grimpent le long de sa jambe.
L’un d’eux s’enfonce dans sa chaussure. Un autre se fraie un
chemin entre ses cuisses, les écarte de force. C’est absolument
répugnant. Ce démon la tripote. Un tentacule sur son ventre,
34
LES FURIES DE BORÅS
puis sur ses seins. Elle retient son souffle. Elle sait que si elle
bouge, le gourdin s’abattra sur sa tête. Tout est fini. Sofie se
détend. Elle ferme les yeux. Elle est morte. Elle va rejoindre
les rejetons qui attendent dans la forêt sombre. Une sœur restée
dans la tourbière. Une histoire à raconter en ville. Va danser sur
la tourbière, mais c’est dangereux. Sofie Granlund, la fille de
Bodil, y est restée.
Elle entend à nouveau la voix d’Anna. Elle lui parvient tel un
message spectral à travers la douleur et la peur.
« Nous sommes en sécurité ! Toutes se sont sauvées. Grâce
à toi. Tu es sacrée, sœur. » Sofie se met à pleurer. Elle voudrait
envoyer Anna au diable, mais sa voix a disparu. Ses forces ont
disparu. Toutes. Elle ne peut plus penser qu’au bras au-dessus
d’elle. Elle ouvre à nouveau les yeux. La lune lui donne un reflet
noir bleuté et fait briller la bave. Des filets de boue épaisse
comme du sirop dégoulinent du membre dressé. La peau audessous est rugueuse. Une goutte de bave scintillante tombe, tel
un long filet d’argent. On dirait une étoile qui s’abîme.
« Attends ! » lance quelqu’un. Le Messager se fige. Ses
yeux fixent un point derrière Sofie. « Prends-moi à sa place,
espèce de… » La voix se brise. Saga ? « … sale monstre à la
con ! » Les tentacules se détachent de Sofie. Elle prend une
longue inspiration. Il l’a oubliée. Ce que tu es bête ! Et moi, je
suis sacrément rapide. Sofie se fait rouler sur le côté, encore et
encore, de plus en plus loin. Elle attend le coup fatal, mais rien
ne se produit. Elle dégouline et sa jambe la brûle, comme si elle
avait pris feu. Magnifique : elle est encore vie.
Elle relève les yeux. Les filles ont disparu. Les restes de
Bidoche forment un tas sur le sol. Et là : la Grande Saga qui
émerge à la lisière de la forêt, les mains dans les poches et les
épaules rentrées. Elle avance d’un pas aussi lourd que d’habitude,
LES FURIES DE BORÅS
35
droit sur le Messager, qui se tourne vers elle. Tentacules, yeux et
tout le reste, mais Saga ne s’arrête pas.
« C’est ma faute. C’est moi que tu dois prendre. » La voix de
Saga a regagné sa fermeté. Elle est déterminée au combat. Hors
d’elle. Sofie voit qu’elle a du sang dans les cheveux. Elle doit avoir
trébuché dans la forêt. Des croix et des traits rouges barrent son
visage. Elle ressemble à l’un de ces masques de théâtre japonais.
Le masque déclare :
« Sofie, prends soin des filles. Je vais régler ça. » Sofie ne
répond pas. Que dit-on à une personne qui a fait le choix de
mourir à votre place ? On fait signe. « D’accord ! » Un signe qui
veut dire à la fois « O.K. » et « Adieu ».
Le Messager se porte à la rencontre de Saga de sa démarche
maladroite. Il titube comme un alcoolique qui arpente le trottoir. Il siffle et émet des gargouillis. Saga avance vers la mort.
Saga qui voulait être veilleuse. Saga l’Idiote avec ses mauvaises
notes et ses phalanges ensanglantées. Saga l’Idiote que personne
n’osait emmerder même avant qu’elle rejoigne la meute. Saga
la Tueuse, l’ombre de Sofie. Loyale comme un chien. Gentille
comme un chien. Folle comme un chien. Sofie lui adresse un
autre signe. Le geste le plus stupide au monde. De tous les temps.
Le Messager se dresse au-dessus de Saga, qui lève les yeux
vers le fouillis d’yeux et de bras. Elle pense qu’elle devrait dire
quelque chose. Anna aurait prononcé des paroles cool dans une
langue archaïque. « Iä ! Iä ! » Ou quelque chose au sujet de ce
bouc noir. Saga n’a jamais vraiment compris tout ça. Des sacrées
foutaises, en réalité. Ce machin n ’ a rien d’un bouc. C’est un
putain de monstre baveux. Qui se tient à deux mètres d’elle et
pue la décharge. Vraiment dégueulasse, bordel !
Elle voit le premier coup venir, de loin, sur la droite.
36
LES FURIES DE BORÅS
« Ton petit frère suce des bites ! » hurle-t-elle, et elle se lance à
l’attaque. Elle lui colle quelques uppercuts. C’est comme frapper
dans du caoutchouc. Puis le Messager lui répond. De toutes
parts. Saga est projetée dans les airs. Telle une pierre à travers
des frondaisons. Chacun de ses os est brisé. Elle a le temps de
penser à Sofie une dernière fois, puis les bras se referment et elle
disparaît au milieu. Tel un poisson englouti par une anémone,
pense Sofie. Ils ne retrouveront jamais aucune trace d’elle, ne
serait-ce qu’un doigt.
Puis c’est terminé. Pendant ce qui semble être une éternité,
le Messager s’éloigne lourdement sur la tourbière. Le silence
revient. Sofie est à genoux dans la boue. Elle tourne le dos à la
forêt et regarde le brouillard où elle discerne le Messager qui se
balance tel un arbre. Elle s’assied et sent l’effet de la peur, du
sang et des champignons perdre de son intensité. Elle n’est plus
qu’une fille à la chair de poule qui frissonne en fixant les nappes
de brume.
Lentement, elles osent s’avancer. D’abord Anna et Alexandra.
Elles se tiennent à la lisière de la forêt, Alexandra accroupie
et Anna, le dos droit. Aux aguets. Du genre : « Je maîtrise la
situation. » Ce n’est que lorsque le Messager a disparu, loin dans
les bancs de brouillard, que les filles arrivent. Gelées, à moitié
nues et sonnées. Elles entourent Sofie sur la pointe des pieds,
comme si elles craignaient de l’effrayer. Elles pointent du doigt
et chuchotent. Elles se faufilent jusqu’à leurs vêtements et leurs
sacs. Elles en sortent des lingettes, des bouteilles d’eau et des
sous-vêtements propres. On ne peut quand même pas ressembler
à Carrie en rentrant à la maison à Borås. Elles s’entraident, deux
par deux. Le sang est noir dans la clarté lunaire. Personne ne
mentionne Saga.
LES FURIES DE BORÅS
37
Anna et Alexandra se dirigent vers ce qui était Bidoche. Elles
fouillent dans les restes et récupèrent son portefeuille, son portable et ses bijoux.
« Il a trois appels en absence de Lina. »
Alexandra rit tout bas.
« Ah, l’amour. »
Les objets de valeur finiront dans un sac, au fond de la Viskan.
Loin de la tourbière. Le cadavre sera un festin pour les blaireaux.
Les blaireaux d’Underryd sont consciencieux et très dodus. Il y a
des petits fragments d’os et des lambeaux de vêtements çà et là,
à la lisière de la forêt, mais c’est tout. Certains d’entre eux sont
anciens. Un jour, Anna a trouvé un chapeau qui aurait été parfait
pour la petite amie de Strindberg. On voyait encore les taches
de sang.
Les filles frottent et s’essuient. Les Ménades disparaissent, se
transforment en jeunes sportives qui feraient du camping. Des
aiguilles dans la culotte. Quelqu’un a un miroir ? Quelques petites
lampes de poche s’allument. Une bouteille de gnôle circule. De
grandes lampées pour contrer de violents tremblements.
Anna leur donne les instructions.
« Saga est restée avec nous toute la soirée. Elle est repartie
avec Sofie et vous autres à Borås. Tout le monde s’est dit au
revoir et bonne nuit à l’arrêt de bus. » Les filles acquiescent. Peu
relèvent les yeux de leurs débardeurs et serviettes. « Dites que
vous croyez qu’elle est partie avec Sofie. » Personne ne répond.
« Sofie ? »
Sofie se lève, les yeux de toute la meute braqués sur son dos.
Elle se retourne lentement.
« Elle est partie avec moi.
— Bien. Comment va ta jambe ?
— Je peux marcher. Enfin, je crois. » Elle les force toutes
38
LES FURIES DE BORÅS
à baisser les yeux. La gifle du monstre a laissé sa joue enflée.
« Non, je n’ai pas besoin d’aide. » Elle est veilleuse. La nana
qui défie les monstres du regard. Elle marche sans qu’on l’aide.
Sinon, d’autres voudront être veilleuses.
« Il te faut des vêtements propres, tente Alexandra.
— Laisse tomber. » Regard de monstre intraitable. Alexandra
recule.
Elles se dirigent ensemble vers la grange. Anna ouvre la
marche. Sofie la ferme. Les filles gardent le silence, ce qui rend
Anna suspicieuse. Inquiète. D’habitude, elles se mettent à papoter et à glousser dès qu’elles sont hors de vue de la tourbière. Elles
chantent aussi. Elin et Lenni sont très douées pour les imitations
caustiques de la chanteuse Carola. « Je voudrais remercier Dieu »,
halètent-elles et chantent-elles, « prisonnière d’un monstre, jour
et nuit ». Mais pas cette nuit. Les filles attendent qu’elle ou Sofie
fasse quelque chose. Anna ne sait simplement pas quoi. Des
sanglots se font entendre à deux ou trois reprises. Les hiboux
les appellent. Il fait froid dans la forêt. Quelqu’un fait vrombir
un moteur au loin. Un des crétins du village. Un pochtron dans
une Volvo 240. De ceux auxquels on ne veut jamais ressembler.
De ceux qu’on tient tant à éviter qu’on préfère aller nourrir des
monstres dans la tourbière. Il fait froid dans la forêt, près de la
tourbière, et le monstre peut même dévorer l’une d’entre vous.
Mais on évite la Volvo. Les rejetons du Bouc conduisent des
Porsche et tous leurs souhaits se réalisent. Enfin, s’ils ne se font
pas déchiqueter.
À mi-chemin de la grange, Sofie annonce :
« Putain, il me faut une clope. » On ne fume pas dans la forêt.
Ce n’est pas apprécié. Sofie s’en fout. Que quelqu’un ose essayer
de me la faire éteindre. « Quelqu’un a une clope ? »
On lui tend sept paquets. Elle dit un truc ridicule du genre :
LES FURIES DE BORÅS
39
« Un à la fois, disait la bonne. »
Les filles rient si fort qu’on doit les entendre de la tourbière.
Elle prend une Prince, l’allume et prend une taffe colossale.
L’afflux de nicotine lui fait tourner la tête. Elle cherche Anna
du regard. Elle est à l’arrière-plan. Dans sa position de chef, le
regard dans le vide. Putain de diva.
Kari s’avance vers elle. Son visage est encore sale.
« Tu as sauvé ma fête. Merci. »
Sofie acquiesce.
« Remercie Saga.
— Je n’arrête pas de le faire. »
Sofie hoche à nouveau la tête et détourne les yeux. Nous te
remercions toutes. Dors maintenant, en compagnie des enfants
du Bouc. Tu es l’une des milliers à présent. Nous ne t’oublierons
jamais. Espèce de cinglée.
Les filles regagnent le lieu de festivités d’Underryd, à l’endroit
où les routes des trois villes se croisent. Elles font du tapage et
rient. L’endroit nous apppaaartient.
LE VŒU DE L’HOMME BRISÉ
Les premiers soldats atteignirent le village de Tydal, en
Norvège, le jeudi. Ils arrivèrent tard dans l’après-midi, juste
au moment où le soleil perçait. Plusieurs cavaliers portant des
manteaux gris et chevauchant des montures décharnées, apparus
sur la route en provenance d’Haltdalen. Ils s’arrêtèrent à la ferme
de Tord Gudmundsen et regardèrent autour d’eux. Ils scrutaient
les alentours à la manière des soldats. Sur leurs gardes. D’abord
à la recherche de francs-tireurs, puis de nourriture. Longuement
et avec minutie. Puis ils repartirent. Ils sont comme des loups,
disaient les gens. Comme des loups qui hument l’air en quête
d’animaux affaiblis. Ne devraient-ils pas être du côté de
Trondheim d’ailleurs ? Car c’est bien là qu’ont lieu les combats,
non ? Oui, c’était bien ça. Le roi Charles avait envoyé une armée
pour prendre Trondheim. Même si les nouvelles mettaient du
temps à arriver dans les vallées, on aurait néanmoins été au
courant si la situation avait changé.
Le lendemain, les cavaliers revinrent. Plus nombreux cette
fois. Menés par un seigneur coiffé d’une perruque. Le seigneur
pointa du doigt et les cavaliers l’écoutèrent. Il décidait et pointait du doigt. Il les envoyait dans différentes directions. Certains
repartirent en direction d’Haltdalen. D’autres gagnèrent les
fermes les plus proches. D’autres encore s’arrêtèrent sur la route
42
LES FURIES DE BORÅS
avec le seigneur. Siv les épiait de derrière la cabane à moutons
d’Agnes. Elle se demandait s’il s’agissait de Danois ou de Suédois.
Peut-être faisaient-ils partie des combattants de Nordenfelt dont
on parlait dans les villages. Ils luttaient contre les Suédois et se
cachaient dans les forêts. Les Suédois ne redoutaient rien plus
que Nordenfelt.
Puis les cavaliers aperçurent Per Halte qui arrivait de sa
démarche chaloupée, chantant et traînant une charrette de bois.
Tout le monde au village savait qu’on rase les murs lorsqu’il y a
des guerriers dans les parages. Mais pas le pauvre Per. Il était
trop stupide pour se cacher. Il avança droit sur les cavaliers.
Siv raconta par la suite qu’ils le stoppèrent et le renversèrent.
Peut-être avait-il prononcé des paroles discourtoises. Puis l’un
des hommes sauta au bas de sa monture et se mit à lui donner
des coups de pied. Siv s’enfuit alors en courant, tandis que les
hurlements de Per résonnaient derrière elle.
Ils auraient dû fuir dès que Siv était revenue à la ferme, mais
Bjarne avait hésité. Siv était-elle certaine que les cavaliers remontaient la vallée ? Qu’allaient-ils faire de la vache ? Et du cochon ?
Des poules et du seigle stocké dans les silos ? L’année avait été
assez bonne et Bjarne ne voulait pas tout abandonner à des soldats en maraude. De plus, il ne s’agissait peut-être pas d’ennemis,
auquel cas il n’y avait aucune raison de fuir. Il hésitait. En outre,
Lene se trouvait au village. Sa fille cadette travaillait comme
bonne chez Per Brand, l’homme le plus riche du coin. C’était un
brave gars, veuf de surcroît. Peut-être développerait-il une inclination pour Lene quand elle serait un peu plus âgée.
Bjarne leva les yeux vers le ciel. En cette belle journée, les nuées
étaient d’un bleu azur. Il ferait clair tard. Ils avaient tout le temps.
Il discuta avec Vieille mère. Qu’en pensait-elle ? Sa belle-mère
avait beau être lapone, c’était une femme sensée. Quand Marén
LE VŒU DE L’HOMME BRISÉ
43
était morte, elle était restée à la ferme. Elle l’avait aidé à élever
les filles et avait préparé les repas. Vieille mère répondit que son
peuple gagnait toujours les montagnes lorsque des soudards
arrivaient, les armes à la main. Qu’ils soient Danois, Suédois
ou du Tröndelag. Mais eux n’avaient pas de fermes à protéger.
Peut-être devrait-elle aller chercher Lene pour le moment ? Ainsi
Bjarne et Siv pourraient-ils faire quelques préparatifs de départ.
Bjarne suivit son conseil. Vieille mère partit pour le village. Elle
descendit la route en trébuchant sur le sol gelé. Et si elle rencontre
les cavaliers, dit Siv. Vieille mère ne se laisse pas attraper si
facilement, répondit Bjarne. Si nécessaire, elle se transformera en
lagopède et disparaîtra.
Bjarne gagna la remise à bois. Ils pourraient peut-être trouver
refuge dans la forêt montagneuse. Pour l’instant, il n’avait pas
encore beaucoup neigé, et il y avait pas mal de vent. Seuls les
sommets dénudés étaient recouverts d’un épais manteau. Il faisait
très froid au petit matin, mais ils pourraient sans doute survivre
une nuit ou deux. Ils auraient dû avoir un traîneau, se dit-il. Et
un cheval, évidemment. Là, ils n’avaient qu’une luge et Bjarne
devrait la tirer. Il aurait aimé avoir un valet ou un fils. Quelqu’un
qui puisse l’aider pour tous les travaux pénibles. Son seul fils,
Karl, était mort trois heures après Máret, en cette maudite fin
d’hiver 1712 où Bjarne avait cessé de croire en la bonté de Notre
Seigneur. Il les avait emmenés seul au cimetière, sur la luge.
Il appela Siv, qui arriva en courant sur-le-champ. Elle était en
train de s’occuper des bêtes. Il lui demanda de préparer de la nourriture et du bois pour passer une nuit dans la forêt. Elle s’y mit
sans attendre ni protester. Il l’appelait petite mère Siv. Du haut
de ses quatorze ans, elle était la maîtresse de maison. Ce serait
une bonne ménagère lorsqu’elle serait plus âgée. Une femme qui
savait coudre, tuer le bétail et préparer les repas. Qui était forte,
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LES FURIES DE BORÅS
gaie et loyale. Siv, qui avait hérité des cheveux blonds de son
père et de sa vigueur, tandis que sa mère lui avait transmis son
opiniâtreté et son bon sens. La ferme lui reviendrait le moment
venu. Madame Siv de la ferme Bjarne. Voilà qui sonnait bien. Il
n’allait pas tarder à lui apprendre à danser aussi bien que sa mère.
Il souriait intérieurement en sortant la luge de la remise à bois.
Siv prépara deux paniers de nourriture. Du pain, un peu de
viande, du poisson séché, un petit fromage et une ration d’eaude-vie. Elle plaça les paniers sous le porche en attendant. Bjarne
entra dans la maison et prit le fusil et les trois peaux de loup.
Siv sortit quelques vêtements supplémentaires. Des gants, des
cache-nez, des bonnets et des chaussettes. Elle lui demanda où ils
allaient. Vieille mère connaît-elle un endroit dans la montagne ?
Sinon ils devraient dormir à la belle étoile. Siv voulait savoir.
Son père n’avait pas de réponse satisfaisante à lui apporter. Ce
sont des Danois ou des Suédois qui arrivent ? Et si le vent se
met à souffler comme avant-hier. Il avait fait vraiment froid cette
nuit-là et ce serait encore pire dans la montagne. Allaient-ils
emporter la truie et la vache ? Et les poules ? Il n’avait pas pris
de décision. Tout en réfléchissant, Bjarne cacha la viande fumée
dans le grenier à foin. La pièce était étroite et sa trappe difficile à
repérer. Il y monta également les deux silos de seigle, les saucisses
qu’ils avaient préparées à Noël, les navets, les derniers fromages
et les truites fumées. Pour finir, il referma la trappe et dissimula
les interstices avec un peu de lichen. Il retira l’échelle et effaça ses
traces de pas.
Ils entendirent le premier coup de feu au début de l’après-midi.
Il résonna entre les parois rocheuses. Un autre le suivit de près.
Bjarne et Siv se figèrent et tendirent l’oreille. Deux détonations
supplémentaires. Aucun chasseur ne tire quatre fois d’affilée.
Personne n’effraie un loup avec quatre coups de feu. Les soldats
LE VŒU DE L’HOMME BRISÉ
45
tiraient sur quelque chose. Ou quelqu’un. Bjarne essaya de se
décider. Quand Vieille mère serait-elle de retour ? Il ne pouvait
pas partir dans la forêt juste avec Siv. Il fallait qu’ils attendent.
Ils restèrent un long moment côte à côte en fixant la route. Un
nouveau coup de feu retentit. Un léger nuage de fumée s’élevait
de la vallée. Il formait comme un écheveau devant le soleil.
Puis Siv lui annonça qu’elle apercevait des soldats sur la
route, en contrebas, à l’endroit où elle émergeait du petit bois.
En nombre toujours plus important. On aurait dit une longue
chenille bleue et grise. Des Suédois. Les hommes du roi danois
portaient du rouge et du blanc. Les gars de Nordenfelt du gris.
Bjarne ne tarda pas à les repérer lui aussi. Il vit des hommes qui
piétinaient, des étendards et des mousquets. Ils restèrent pétrifiés
à observer les hommes qui gravissaient la pente à grand-peine.
Plus d’hommes qu’il n’en était jamais venu à Tydal. Ils remarquèrent qu’ils avançaient d’un pas las. L’homme à leur tête
trébuchait de temps à autre.
Vieille mère arriva alors en courant par la prairie située au sud,
telle une boule boiteuse de tissu marron et gris. Son haleine formait un nuage autour de sa tête et elle tenait son bonnet à la
main. Elle progressait aussi vite que ses jambes pouvaient la porter, chancelante et le nez coulant. Elle désigna la route, incapable
d’articuler un mot. Elle tomba à genoux à leurs pieds, toussa et
jura dans la langue lapone.
« Les Suédois, finit-elle par dire. Les Suédois sont arrivés
à Tydal. Toute l’armée. Ils marchent vers les montagnes, vers
Essanden. Ils ont débarqué de Bukkhammeren hier, comme
tout droit sortis du ventre de la montagne. Ils sont comme fous,
affamés et méchants. Leur général leur a ordonné de prendre les
villageois en otages. »
Avait-elle vu Lene ? lui demanda Bjarne. Non, mais la ferme
46
LES FURIES DE BORÅS
de Brand était pleine de soldats. Des centaines. Elle toussa, toussa
encore. Elle avait rencontré l’un des valets d’Ante Karlsen, celui à
l’oreille de travers. Il lui avait dit que les soudards se comportaient
comme des démons et qu’ils l’avaient lui-même frappé jusqu’au
sang. Ils avaient également abattu ses deux vaches. Vieille mère
s’était cachée dans des broussailles pour essayer de voir. Elle se
tut. Toussa de nouveau. Sa respiration gargouilla, comme si la
boue emplissait ses poumons. Bjarne aurait voulu la secouer pour
la forcer à poursuivre son récit, mais elle n’en finissait plus de
tousser. Elle dit enfin ce qu’il voulait entendre.
« Quand ils ont commencé à tirer chez Brand, je me suis
précipitée dans la cour. » Ses yeux débordaient de larmes. « Et
j’ai entendu des cris de femmes. Je crois qu’ils sont tous morts. »
Un couteau se tordit dans le ventre de Bjarne. Il eut
l’impression de chuter toujours plus bas. Il regarda en direction
de la vallée. La fumée s’était épaissie à présent. Deux colonnes
s’élevaient vers le ciel. Les grandes fermes. Celles de Karlsen et
de Brand. Ses yeux pleurèrent. Lene. Sa Lene qui va bientôt avoir
treize ans. Qui est timide et ne dit pas grand-chose. Exactement
comme son père. Et qui est aussi belle que sa mère. Des cheveux
sombres, des lèvres de Lapone et des épaules étroites. La prunelle
de ses yeux. Était-ce elle qui hurlait ? Les soldats l’ont-ils tuée ?
Ou pis encore ? Doux Jésus.
« As-tu vu Lene ? Raconte-moi !
— Père, tu lui fais mal », intervient Siv, mais il ne l’entend
quasiment pas.
Il a saisi les épaules de Vieille mère et la secoue vigoureusement. Il crie, hurle. Pourquoi n’a-t-elle rien fait ? Pourquoi
n’a-t-elle pas couru à son secours ? Pourquoi n’a-t-elle pas sauvé
son enfant ? Sa petite-fille ?
Siv attrape fermement son bras.
LE VŒU DE L’HOMME BRISÉ
47
« Père ! » lance-t-elle d’une voix stridente. Bjarne cesse de
secouer Vieille mère et la lâche. Elle s’effondre dans la neige. Il
regarde autour de lui. Siv pointe du doigt, à droite et à gauche.
« Va chercher le fusil, père. Maintenant », lui dit-elle. Sa
voix est tendue, comme si elle ne respirait plus.
Ils arrivent de la route, du champ et de la forêt en contrebas,
du côté de la lande d’Assar. Ils arrivent tels des loups intrépides,
lentement mais sans la moindre crainte. Une douzaine sur la
route. Certains sont armés de mousquets, d’autres de baïonnettes. Le soleil de la fin d’après-midi se reflète sur le métal.
Deux autres douzaines arrivent respectivement du champ et de
la forêt. Ils se déploient comme des rabatteurs. Des loups en
chasse. Ils pointent du doigt et beuglent. Ils repèrent la ferme
de Bjarne. Trois rangs de pillards d’un bleu sale aux couvrechefs bleu et jaune et aux jambes enveloppées de guenilles.
Siv les observe tandis que Bjarne se rue dans la maison. Elle
marmonne une prière pour qu’ils ne se rapprochent pas. C’est
comme d’implorer une avalanche de s’arrêter. Elle essaie d’aider
Vieille mère à se relever sans détacher les yeux des hommes.
Les soldats se rapprochent. Trente hommes contre une
jeune fille et une vieille femme. Siv les voit avec une netteté
glaçante. Ils sont crasseux et épuisés. Beaucoup d’entre eux ne
sont que des gamins. Leurs visages marqués portent des barbes
duveteuses. Ils arborent des gants et des cache-cols aux couleurs
vives. Leurs baudriers gris sont sales et le tissu jaune a perdu son
lustre. Seuls les mousquets sont propres et astiqués. Le soleil
fait scintiller le fer sombre.
La chaîne d’hommes se situe à trente mètres lorsque Bjarne
revient à la hâte. Il a le fusil entre les mains. Il hurle : « Que
voulez-vous ? » Sa voix se brise. Siv lève les yeux vers son père et
voit comme il a peur. Elle se demande si le fusil est chargé et si
48
LES FURIES DE BORÅS
cela fait une différence pour les soldats. Elle perçoit qu’ils sont
calmes, prosaïques et indifférents. Ils ont juste l’intention de faire
ce qui doit être fait. Comme d’abattre une vache ou de prendre
les œufs d’une poule. Ils ne sont pas en colère ou haineux, juste
épuisés. Bjarne a beau crier et les menacer, ils ne s’arrêtent pas.
Ils baissent deux piques dans sa direction. Le cran de sécurité de
son fusil est enclenché, aucun ne s’arrête. L’un d’eux lance :
« Nourriture ! »
Un autre :
« Faim ! »
Un troisième :
« Mon bon seigneur ! » d’une voix implorante, mais ils
n’implorent pas, ils ordonnent.
Siv regarde le soldat le plus proche et essaie de croiser son
regard, mais son attention est tournée vers Bjarne. Ses cheveux
sont d’un blond presque blanc et ses yeux s’enfoncent dans leurs
orbites. Il a tout au plus dix-huit ans et son couvre-chef est trop
grand. Ses dents noires et cariées se dévoilent quand il crie. Elle
lève les yeux vers le chef de la troupe sur la route, en quête d’aide.
Elle espère que quelqu’un va voir, mais les hommes continuent à
marcher sans relever les yeux. Ils sont plus nombreux à présent.
Des carrioles apparaissent çà et là. Quelques vaches. Un seigneur
à cheval. L’une des vaches a la tête blanche, la meilleure génisse
de Brand. Ils l’appellent Beta. Siv comprend. Tout le monde
doit être mort à la ferme Brand. Les soldats vont tout prendre.
Bjarne voit la vache aussi et lève son fusil. Il aurait dû abattre
un soldat, là, sur-le-champ. Ne serait-ce que pour leur montrer,
même si cela n’aurait sans doute pas servi à grand-chose. Le
grand édenté peut-être ou le porteur de pique au cache-col sale.
Il aurait dû faire quelque chose avant que les piques n’atteignent
son torse et le déstabilisent, comme pour le taquiner. Il fait un
LE VŒU DE L’HOMME BRISÉ
49
pas en arrière, puis un autre. Une pique heurte son front, une
autre son mollet. La première l’atteint au cou, l’autre au creux
du genou et il tombe. Sans même avoir retiré le cran de sécurité.
Siv hurle :
« Père ! »
Il lâche le fusil et sa nuque heurte le sol. Il se tord et reçoit
une pique au visage, puis une autre sous le menton. Il gît, immobile, impuissant. Bjarne qui aurait dû défendre sa famille. Il a le
temps de se mépriser l’espace d’un instant, puis on le frappe à la
tête et ses yeux deviennent aveugles. Il sent juste la neige contre
ses joues.
Les soldats se mettent à l’œuvre, méthodiquement et sans se
soucier du reste. Deux d’entre eux surveillent Siv et Vieille mère.
Le reste passe la ferme au peigne fin. Ils sortent la vache dans
la cour, renversent la luge et lâchent la truie. Certains fouillent
le chalet, d’autres la remise à bois et la grange. Ils évaluent tout
ce qu’ils trouvent. Est-ce de la nourriture ? Cela peut-il servir de
bois de chauffage ? Est-ce que sont des vêtements ? Est-ce que
cela a de la valeur ? Ils tordent le cou des poules sans attendre.
Ils jettent sur le côté tout ce qu’ils ne peuvent pas utiliser, se
partagent les couvertures des lits, de même que les fourrures
dans le coffre de chasse. Ils inspectent l’atelier et la remise à
outils. Ils s’emparent des paniers préparés par Siv. Les camarades découpent la viande en petits morceaux. Ils se répartissent
l’eau-de-vie ainsi que les miches de pain accrochées au-dessus
du fourneau. Ils renversent le coffre sacré contenant le trousseau
de leur mère Máret. Les étoffes qu’on avait conservées pour les
noces de Siv et de Lene disparaissent. Les draps brodés se transforment en bandes pour les jambes et en foulards. Les chapeaux
sont jetés à terre.
50
LES FURIES DE BORÅS
Siv voit tout cela, sans rien oser faire. On saccage sa vie, la
maison dans laquelle elle est née et où sa mère est morte. Et elle
n’ose rien faire. Les soldats braillent sans qu’elle comprenne. Dire
que le suédois est si différent, pense-t-elle. L’un d’eux appelle
les hommes sur la route. Un seigneur leur répond. Ces nobles
n’apporteront aucune aide à Siv. Au lieu de ça, d’autres soldats
arrivent de la route, quelques-uns à cheval. Ils s’éloignent de
leurs chefs. Siv comprend. Le crépuscule approche et ils veulent
éviter une nuit froide à la belle étoile. Voilà pourquoi ils sortent
des affaires dans la cour. Des chaises, des rondins, le coffre de
mariée. Un soldat portant un pantalon rouge les débite en petits
morceaux avec la hache de Bjarne. Il lui faut de nombreux coups
pour venir à bout du coffre. Quand le couvercle se fend, quelque
chose se brise en Siv. Elle hurle et se précipite vers le soldat.
La détonation les fait tous se figer. Il y a un trou dans le dos
du lainage de Siv. Elle s’effondre sur le sol, lourdement. À un pas
du coffre et des chaises. Quelques soubresauts agitent ses jambes,
puis elle s’immobilise. Madame Siv de la ferme de Bjarne n’apprendra jamais à danser. Le soldat qui a tiré se tient près de la
porte de la remise à bois. La fumée de son mousquet s’élève
lentement vers le ciel. Tel un nuage qui rentrerait chez lui. Sa
bouche est ouverte. Il a l’air surpris. Ébahi, comme s’il ne croyait
pas que le coup partirait pour de vrai. Il n’est guère plus âgé
que la fille qu’il vient de tuer. Le soldat à la hache le rabroue,
sans colère, plutôt comme on le ferait avec un chien. Vieille
mère hurle, d’une voix stridente et folle. Les soldats haussent
les épaules, marmonnent et continuent leur pillage. Il va bientôt
faire nuit et il y a beaucoup à faire.
Bjarne rampe sur le sol. Il sait que Siv est tombée et qu’elle
est sans doute morte, mais il ne se souvient pas comment, ni
pourquoi. Il a tellement mal à la tête. Il entend des coups de
LE VŒU DE L’HOMME BRISÉ
51
hache au loin et cette plainte. Il était censé les protéger. Siv.
Vieille mère. Très loin, à l’autre bout d’un tunnel, il voit les
soldats retirer les bottines et les bas de Siv. Ils regardent sous
sa jupe et gloussent. Il parvient à se mettre à genoux avant
d’encaisser un nouveau coup. Il sombre dans un trou sans fond.
Il ne perçoit que la plainte et même celle-ci cesse après un
certain temps, quand les soldats se sont lassés de Vieille mère et
l’ont frappée pour la faire taire.
Quelques instants plus tard, ils le secouent pour lui faire
reprendre conscience et le relèvent. Trois soldats et un seigneur
muni d’une épée. Bjarne cligne des yeux encore et encore. Il
fait presque noir. Ses pieds sont gelés. Quelqu’un lui a pris
ses bottes. Un grand feu brûle devant la grange ainsi que deux
autres un peu plus loin. Il y a des soldats partout. Ils sont assis
autour du grand foyer. Certains endormis, d’autres éveillés. Ils
sont enveloppés dans des manteaux et des couvertures. Ils ont
l’air épuisés. Usés. Il y a des armes, des vêtements et des gens
partout. Un chien efflanqué court en liberté. Plusieurs soldats
s’affairent à découper la vache de Bjarne. Par contre, Siv n’est
nulle part en vue. En a-t-elle réchappé ? Est-ce qu’à l’instar de
Jésus-Christ, elle s’est levée avant de s’éloigner ? L’espace d’un
instant, il croit. Il sait. Presque. Puis il voit ses pieds dépasser
près du pignon de la maison. Ils l’ont juste tirée sur le côté.
Deux soldats passent à côté d’elle, sans lui octroyer un regard.
Ils traînent la truie de Bjarne. L’animal laisse des traces de sang
dans la neige. Les démons ! Comme il a peiné pour avoir cette
bête ! Il voudrait se battre, mais il tient à peine debout.
« Où a-t-il caché la nourriture ? » demande le seigneur à
l’épée, en suédois. Bjarne le défie du regard et reçoit une gifle.
« Où as-tu caché la nourriture ? »
Bjarne secoue la tête. Le seigneur s’adresse aux soldats dans
52
LES FURIES DE BORÅS
leur langue ; tous se livrent à une sorte de conciliabule. Puis
l’homme lâche Bjarne qui tombe et reste étendu sur le sol, que
le feu a séché et qui est redevenu terreux. Bjarne écoute les
palabres autour de lui pendant quelque temps. Sa tête lui fait
mal. Il repense aux plaisanteries qu’il échangeait avec Siv à propos de son mariage. Un beau jour, père, je serai la mariée. Et
tu seras la plus belle de Tydal, Siv. Tu seras fier, père. Ensuite,
nous marierons également Lene.
Il a le temps de se souvenir de Lene et de Vieille mère avant
que les soldats ne reviennent à la charge. Lene est sans doute
morte. Vieille mère aussi. Les soldats le soulèvent et l’éloignent
un peu du feu. Pour qu’il ne dérange pas, comprend-il après
coup. Ils le jettent à terre. Deux soldats s’asseyent sur ses bras.
Un troisième lui balance un coup de pied dans l’entrejambe, de
toutes ses forces. Bjarne hurle et déglutit de la bile. L’un des
hommes sur ses bras lui demande :
« Nourriture ? » Avec patience et sans colère. Bjarne secoue la
tête. Deux coups de plus et il s’évanouit.
Ils le réveillent en lui frottant de la neige sur le visage. Ils lui
brisent un pied avec le manche d’une hache. Sa propre hache.
Bjarne n’en finit plus de hurler. Il tressaute et se jette d’un côté
et de l’autre, mais il ne lâche pas un mot, même lorsqu’ils lui
cassent l’autre pied. Il a l’impression que le ciel lui tombe dessus ; tout devient blanc, puis noir. Il songe à Lene. S’en est-elle
sortie ? Elle aura besoin de nourriture quand les soldats seront
repartis. Sinon elle et Vieille mère mourront de faim. Quelque
part dans les ténèbres, à un endroit où ses pieds ne le font pas
souffrir, il prend sa décision. Les soldats n’auront jamais la nourriture. Il va les sauver.
Les soldats tiennent à nouveau conseil autour de Bjarne.
Que va-t-on faire ? Le Norvégien paraît têtu et n’a-t-on pas déjà
LE VŒU DE L’HOMME BRISÉ
53
trouvé toute sa nourriture ? Son cochon et ses pitoyables poules ? Il
doit y avoir davantage. Les paysans dissimulent des choses. Bon,
qu’est-ce qu’on fait ? On discute de méthodes de torture, comme
si on évoquait les semailles de printemps. Une demi-lune apparaît dans le ciel ; elle éclaire la neige et les visages blancs. Quatre
gamins frigorifiés. Des Finlandais originaires de l’Ostrobotnie.
L’aîné a vingt et un ans, le cadet, seize. Le Norvégien à terre
pourrait être leur père à tous. Écrasons ses pouces avec le cran de
sécurité du mousquet, suggère le plus jeune. Arrachons-lui les
dents. Brûlons la maison, propose un autre. Où dormiras-tu si
nous brûlons sa maison, crétin ? Allongeons-le sur le feu.
Ils forcent Bjarne à ouvrir la bouche et l’obligent à tenir un
morceau de bois entre les dents, puis ils se relaient pour lui briser un genou. Plusieurs hommes près du feu leur crient de faire
moins de bruit. Ils se disputent pour savoir ce qui est le plus
important. Une nuit de sommeil ou la nourriture ? Un seigneur
les prie de tous la boucler. Chacun veille à sa propre personne,
merci. Puis il continue à manger le fromage et le pain de Vieille
mère.
Bjarne est plongé dans les profondeurs d’un puits marron.
Tout au fond, il y a une petite prairie où c’est l’été. Elle se situe
en altitude. Le regard porte très loin, jusqu’à Sylarna. Sous eux
rugit le fleuve Ennare. Bjarne marche dans la bruyère en compagnie de Siv et de Lene. Vieille mère les suit, à la tête d’un
troupeau de rennes. Chacun des animaux porte un petit chapeau
lapon rouge. Ils sont beaux ainsi, amusants et colorés. Bjarne
sourit et sait qu’il rêve.
Ils essaient de le réveiller. Bjarne sent qu’on frotte à nouveau
de la neige sur son visage, mais il ne veut plus leur parler. Ils le
giflent et le secouent, mais c’est le corps d’une autre personne
qu’ils maltraitent. Une autre personne qui gît là, dans la neige.
54
LES FURIES DE BORÅS
Ensanglantée et pieds nus. Bjarne est dans la montagne avec sa
famille. Il entend les pluviers dorés dans les bosquets d’osiers
et de bouleaux. Les moutons dans les pâturages ressemblent à
des petits nuages posés sur le sol. Siv marche à côté de lui. Lene
court un peu devant, cabriolant çà et là tel un veau. Elle chante
l’une des chansons que Vieille mère lui a apprises. Une cantilène
en langue lapone, qui parle d’une hirondelle volant si haut que le
soleil mit le feu à ses ailes.
Les soldats se lassent. Ils brisent la hanche de Bjarne, surtout
parce qu’ils sont de toute façon là avec la hache. Peut-être en
rajoutent-ils parce qu’ils ont faim et parce qu’ils n’ont rien fait
d’autre que crever de faim dans ce maudit Tröndelag et parce
qu’il fait froid. Puis ils le laissent.
La nuit est froide et le ciel clair. Les soldats allument leurs
feux, sèchent leurs vêtements et essaient de faire cuire ce qu’ils
ont volé. Ils se disputent avec les gueux qui les ont rattrapés.
Des veuves qui mendient, des catins décharnées et des bateleurs
sans rien à vendre. Les soldats sont aussi pauvres qu’eux. On se
demande mutuellement l’aumône et on se querelle, pour une
bouchée ou une place près du feu. Au sujet de la désagréable
rumeur qui veut que le roi Charles a été abattu. Quelques enfants
déambulent. Ils jettent un coup d’œil à Bjarne et se moquent
de ses membres brisés. On dort en tas, à même le sol, enroulé
dans des manteaux et des guenilles. On entend des loups au
loin. L’air empeste la suie et la chair brûlée. Ils démontent les
poutres du grenier à foin pour en faire du bois de chauffage.
Deux soldats trouvent la nourriture que Bjarne avait cachée.
Ils s’efforcent de le dissimuler à leurs camarades, mais se font
surprendre. Un grand gaillard les assomme à moitié avec un
gourdin, puis ils se partagent les victuailles de manière équitable
LE VŒU DE L’HOMME BRISÉ
55
et maudissent les paysans ladres de ce maudit Tröndelag. Le
soldat qui a occis Siv dort près du grand feu. Il tremble de froid.
Il ne songe pas un instant à la fille qu’il a tuée. Il rêve de sa mère
dans leur ferme, à la maison. À Kokkola. Sa mère a cuit du pain.
Il flotte une délicieuse odeur et il fait chaud près du fourneau.
Le jour se lève. Le soleil transforme les montagnes en
dents rouge sang. Bjarne est réveillé par les tambours. Il n’en
avait jamais entendu avant, mais il sait quand même de quoi
il s’agit, bien qu’il ne voie que le ciel depuis sa position, étendu
sur le dos et raide comme un piquet. Les soldats sont en train
de se rassembler. Ils piétinent autour de son corps, dévorent
les derniers morceaux de nourriture, urinent et inspectent la
maison une dernière fois. Deux d’entre eux restent sur place,
asphyxiés par la suie, rongés par la faim et sans chaussures. Ils
seront abandonnés là où ils sont morts. À l’instar de Bjarne et
de sa famille, à moitié ensevelis dans la boue séchée puis à demi
pris par le gel. Le froid fait briller le nez et les joues de Bjarne.
Il s’étonne d’être encore en vie. Il ne sent plus ses jambes. Elles
pourraient tout aussi bien avoir disparu. Il ne sent rien sous son
nombril, pas même le froid ou la terre.
Il tourne légèrement la tête pour essayer de regarder autour
de lui. Ses cheveux sont figés par le gel. Il voit des soldats se
diriger vers la route. Leurs pas sont raides et marqués par la
fatigue du matin. Là-bas, le gamin qui a tué Siv, la démarche
lourde, le corps engourdi, est pris de vertige tant il est faible.
Bjarne fait le vœu qu’il aille au diable. Il fait le vœu que toute
cette engeance suédoise aille au diable, parce qu’ils les ont tous
tués, Bjarne, Siv et Vieille mère. Et puis de la fumée s’élève toujours de la ferme de Brand dans la vallée. Elle forme toujours
cette espèce d’écheveau dans le ciel. Il espère que Lene n’a pas
subi le même sort que sa sœur ou qu’elle a eu le bon sens de
56
LES FURIES DE BORÅS
fuir vers Haltdalen. C’est un espoir insensé. Lene est tellement
plus faible que sa sœur. Loyale et prudente également. Pauvre
enfant. Elle n’irait pas loin sur une route envahie de soldats et
de gueux. Bjarne pleure.
Soudain, quelqu’un s’adresse à lui. Le visage de Vieille mère
ne gît qu’à un bras du sien. Il est tuméfié et rougi par les larmes.
Son oreille enflée a pris une nuance bleuâtre. À genoux, Vieille
mère croasse en langue lapone.
« Elles sont mortes, dit-elle. Les deux filles », puis elle ajoute
quelque chose en lapon. Encore et encore. Personne ne lui
prête attention à part Bjarne. Les derniers soldats sont pressés
de rejoindre la route. Les mendiants s’attardent. Ils cherchent
encore des restes de nourriture. Vieille mère a essayé de les
chasser avant que Bjarne reprenne connaissance, mais ils se sont
contentés de rire. Un gamin errant lui a jeté des pierres en lui
faisant des grimaces.
Bjarne s’efforce de la regarder dans les yeux et de bouger une
main. Il parvient à lever un bras, avec une infinie lenteur, puis à
tapoter sa main. Il ne peut rien dire. Juste la tapoter, tel un chaton. Bjarne n’est plus qu’une épave sans force. Ils ont brisé son
corps et son âme. Il n’est plus qu’une épave gelée dans la boue.
« Je veux les tuer. » Vieille mère pose sa main sur la sienne.
Elle le considère avec un calme grave, l’expression qu’elle arbore
quand elle veut qu’il l’écoute, bien qu’il soit un homme et un
habitant du Tröndelag.
Bjarne acquiesce. Il voudrait demander à Vieille mère
comment elle sait que Lene est morte, mais il n’en a pas la force.
Si elle sait, elle sait. Peut-être a-t-elle rencontré quelqu’un de la
ferme de Brand. Oui, ce doit être ça. Une autre personne qui a
eu le temps de se cacher avant que ces démons n’arrivent pour
tuer et voler. Bjarne avale du sang et ces visions insoutenables.
LE VŒU DE L’HOMME BRISÉ
57
Il veut voir les Suédois morts aussi. Tous sans exception. Ainsi
que leurs compagnes et leurs enfants. Jusqu’au dernier.
« Il faut que tu m’aides.
— Je ne peux même pas marcher », expectore Bjarne. Sa
voix est rauque et faible. Il l’a cassée à force de hurler pendant la
nuit. « Je serai bientôt mort et je n’ai ni fusil ni épée. »
Vieille mère hoche la tête une première fois, puis une
seconde. Elle regarde autour d’elle, se baisse et lui chuchote un
secret fatal, plus glacial que le sol et la boue gelée.
« Ittakkva ! »
Bjarne ferme les yeux sans comprendre. La légende lapone ?
Dans quel but l’évoque-t-elle ? Pourquoi maintenant ?
« Ittakkva ! » chuchote Vieille mère, tout bas, pour que les
gueux ne l’entendent pas. Une rafale de vent passe entre les
bâtiments, froide comme le blizzard en février. Les gueux
frissonnent et regardent en direction de la route. Mieux vaut
se dépêcher. Ils se mettent vite en marche. Les enfants errants
s’élancent dans le sillage des soldats. Une femme les appelle.
« Ittakva. » Vieille mère hoche la tête. « Celui qui se déplace
sur le vent. Mon père me l’a appris. »
Bjarne voudrait lui dire qu’elle délire, que toute cette violence a eu raison de son esprit, que tout ce que son père a pu lui
raconter n’était que légendes. Il n’y a pas de trolls dans la forêt ;
aucun esprit ne vit dans le fleuve, pas plus qu’un géant de neige
et de glace aux longues jambes ne circule dans les montagnes
ou que Jésus n’habite dans l’église de Trondheim, car si c’était
le cas, il n’aurait jamais laissé mourir Siv et Lene. C’est bien ce
que Per Halte dit : Dieu n’a pas caché Tydal. Dieu n’a jamais
entendu parler de Tydal.
Bjarne essaie de s’exprimer, mais ce n’est pas possible. Il a
l’impression qu’un gros paquet de bouillie obstrue sa gorge.
58
LES FURIES DE BORÅS
Il considère le ciel, la montagne et ce qui reste du toit du chalet.
C’est un matin froid et clair. Le monde entier semble gris pâle.
On dirait que le soleil n’a pas encore réveillé toutes les couleurs.
« Ittakkva m’est apparu un jour. Tu te souviens il y a neuf ans ?
La grande tempête au mois de mai ? »
Bjarne acquiesce. Máret était encore en vie et les filles petites.
Une nuit, il avait tant neigé qu’on ne pouvait presque plus sortir
de la maison. Vieille mère était chez les Lapons à ce moment-là.
Il s’en rappelle. Máret et elle s’étaient disputées.
« C’est mon père qui l’avait provoquée. Mon père et Ittakkva. »
« Qu’a-t-il provoqué ? » Bjarne se souvient du père de Vieille
mère, le chaman. Un petit Lapon gringalet et borgne. Bourru, de
surcroît. Ils ne s’étaient rencontrés que deux fois et ne s’étaient
pas dit grand-chose. Le norvégien du chaman était très mauvais, mais il était satisfait de l’homme des basses terres que sa
petite-fille avait épousé. En tout cas, c’est ce qu’il avait confié
à Vieille mère. Que Bjarne était un brave gars et que sa famille
s’était toujours montrée bonne envers le peuple des montagnes.
« La tempête, ricane Vieille mère. Il a provoqué la tempête ;
il a prié Ittakkva de venir et Ittakkva est venu. Ses yeux étaient
rouges comme des braises et les fous qui traitaient mon père de
sorcier et de démon ne sont pas allés bien loin. Ils devaient se
rendre à l’église de Duved, pour boire le sang de Jésus et être
pardonnés de leurs péchés. Quels crétins ! » Elle rit tout bas. La
femme qui a bercé les enfants de Bjarne et leur a préparé leurs
repas a disparu. La vieille femme qui se penche au-dessus de lui
est une étrangère. Elle est folle et terrifiante. Sa langue lapone
prend de plus en plus de place. « Leur péché consistait à être
ami avec mon père. Ils ne sont pas allés loin. Ittakkva s’est repu
de leur chair gelée. Toute une nuit. Tout ce qui restait d’eux,
c’étaient leurs jambes et leurs yeux. Ittakkva laisse toujours
LE VŒU DE L’HOMME BRISÉ
59
les yeux. » Vieille mère rit à nouveau. D’un rire mauvais. « Père
aurait tant voulu que tu aies un fils, après le meurtre de mon frère
par les Suédois. Les ordures d’Åre l’ont pendu, en prétendant
qu’il avait volé une vache. Menteurs ! » Elle lâche une bordée de
jurons en lapon. Bjarne a déjà entendu cette histoire. Les Suédois
pourchassaient les Lapons quand il était jeune. Ils leur laissaient
le choix entre le baptême ou la mort. C’est dans ces circonstances
que leurs pères s’étaient rencontrés, à l’époque où les Lapons se
réfugiaient du côté norvégien des montagnes.
« Quand Máret est morte… » Vieille mère se tait et se
remémore ce jour, celui où tout a changé. Un corbeau glisse dans
l’azur derrière elle. Il vole avec lourdeur et calme, en quête de
nourriture. Les corbeaux commencent toujours par les yeux. Et
si c’était justement pour eux qu’Ittakkva les laissait ? Bjarne sent
ses pensées dériver. Ses pieds lui semblent tièdes, comme s’il les
chauffait près du feu.
« Mon père n’a eu que des petites-filles et j’étais son seul enfant
encore en vie. Quand les Suédois ont incendié le campement
d’été, il a perdu tout ce qu’il avait. Que restait-il à hériter ? Il était
vieux et misérable. Toutes ses forces s’étaient épuisées avant qu’il
n’ait eu le temps de les transmettre. Les dernières disparurent
quand son tambour de chaman a brûlé. Tout était fini.
— Et toi alors ? lui demande Bjarne. Ou les filles ? » Sa voix
sonne comme celle d’une corneille. Vieille mère le considère avec
surprise, comme si elle ne s’attendait pas à ce qu’il parle à nouveau, et ses yeux se mouillent. Qu’ont-ils fait à son gendre ? Son
gendre si fort et gentil, qui s’est toujours montré bon envers elle
et ses filles. Puis elle se représente Siv et Lene et éclate en sanglots. Elle appuie son front contre le torse de Bjarne et pleure à
en trembler.
Les tambours sur la route se taisent.
60
LES FURIES DE BORÅS
« Un chaman doit être un homme, finit par répondre
Vieille mère. Il en a été toujours été ainsi. Je l’ai retrouvé dans
les montagnes cet automne-là. Il était parti au moment des
premières neiges et était mort, sans dire au revoir à personne.
Seul, affamé et le cœur brisé. Il avait beau être fier de Máret et
qu’elle t’ait trouvé, il était triste de n’avoir jamais pu transmettre
l’art du tambour. » Vieille mère s’égare dans ses souvenirs et lui
raconte des choses dont elle n’a jamais parlé, des choses dont on
se dit qu’il faudra les évoquer un de ces jours. Un jour où l’on aura
le temps et où l’on nettoiera des poissons au soleil avec ses petitsenfants bientôt adultes. Elle parle de Siv et de Lene, de la vie
au campement d’été, des Suédois et des tambours des chamans.
Elle lui relate que Máret, la petite Máret aux cheveux noirs de
sorcière, était arrivée en courant sur la lande pour leur expliquer
qu’elle avait rencontré un garçon du Tröndelag dans la vallée.
Il s’appelait Bjarne et avait onze ans. Bjarne gît à côté d’elle. Il
pleure et implore le Christ. Ce Christ qui n’a jamais entendu
parler de Tydal.
Vieille mère se met à parler en lapon. Elle est à nouveau plongée dans un rêve, une espèce de délire fébrile. Bjarne se demande
à qui elle parle. À son père peut-être. Ou à Ittakkva. Le froid lui
a ôté la raison. Bjarne sait qu’ils sont tous les deux condamnés à
mourir. Il le sait depuis longtemps. Depuis qu’il a repris connaissance. Il n’y a simplement pas pensé avant. Il se demande si ce
qu’on raconte est vrai. Que c’est chaud et agréable de mourir de
froid.
« Nous allons les tuer », déclare Vieille mère, tournée vers
Bjarne. Ses yeux sont noirs. Bjarne se dit qu’elle a dû être très belle
à une époque et semblable à Máret. Il a tellement de mal à écouter
ce qu’elle dit. Puis elle se met à déboutonner son gilet. L’espace
d’un instant, elle est Máret, puis Lene. Bjarne comprend ensuite
LE VŒU DE L’HOMME BRISÉ
61
que le froid l’a rendue folle. Il a entendu dire qu’on retrouvait
souvent des morts sans vêtements. Ils se sont déshabillés avant
de succomber. Il essaie de lever la main pour l’en empêcher,
mais son bras ne lui obéit pas. Vieille mère cherche quelque
chose à l’intérieur de sa combinaison et lâche un juron.
Elle sort un petit morceau de bois. Une flûte ou un pipeau.
Il était autour de son cou, attaché à un cordon. Bjarne essaie de
voir, mais ses yeux sont voilés. Ses jambes sont chaudes aussi à
présent. Il se demande si Lene a eu la chance de mourir vite et
s’ils essayeront de se procurer une chèvre pour l’été. Sa tête n’en
finit plus de tourner.
« La flûte d’Ittakkva », lance Vieille mère en riant comme
une folle. La gentille vieille femme a de nouveau cédé la place à
la sorcière. « Regarde ! Tu peux l’appeler grâce à elle. Il suffit que
tu en joues. Père le faisait. J’ai suivi mon père dans la montagne
et je l’ai retrouvé mort et congelé. Il s’était déshabillé et allongé,
comme s’il allait juste se reposer un moment. Ittakkva n’a pas
mangé ses yeux. Ittakkva lui a fait un présent. Une flûte. »
Vieille mère détache le lacet et lui montre. Un objet plat et
gris, long comme un doigt et épais comme deux. En pierre ou
en os. Peut-être cette stéatite qu’on trouve du côté de Duved.
Un petit trou à une extrémité et deux à l’autre. Quelque chose
est gravé au milieu. Bjarne s’efforce de tourner la tête. Il plisse
les yeux. La gravure représente un homme habillé dans la neige,
il semble faire du ski. Même s’il ne l’a jamais vu, que ses yeux
devraient être rouges et visibles de loin à travers la neige, Bjarne
comprend de qui il s’agit : Ittakkva. À sa surprise, Bjarne sait.
On lui a raconté les légendes.
« Souffle dedans. » La voix de Vieille mère n’est plus qu’un
murmure. On la dirait portée par le vent, comme si elle était
de la poudre de neige, de la brume dans la vallée. Elle couvre
62
LES FURIES DE BORÅS
tout le reste, les cris sur la route, les craquements de la neige,
les innombrables piétinements. Tout est annihilé par son
injonction : « Souffle ». Bjarne essaie de rouler sur le côté et de
la regarder. Il tourne le cou et croise son regard. Il brûle, des
braises incandescentes au milieu d’un visage déjà mort.
Vieille mère prend sa main et la soulève. Bjarne se sent
comme une poupée de chiffon. Ses membres ont perdu toute
volonté propre.
« Prends-la et souffle. » Il tâtonne pour attraper la flûte. Ses
doigts bougent ; ils lui semblent fixés au corps d’un autre. Il sent
la flûte, chaude après ces huit années passées contre la poitrine
de Vieille mère. L’objet l’attendait. Il attendait que quelqu’un
le saisisse pour tuer. Pour envoyer les hommes avançant sur la
route à cinquante pas de là en enfer.
« Souffle. » Vieille mère porte sa main à sa bouche. « Seuls
les hommes peuvent appeler Ittakkva. » Bjarne acquiesce. Il sait
qu’il en est ainsi, qu’il y a des règles. Exactement comme dans
la légende. Les lutins ne peuvent pas marcher sur du sel. Les
trolls éclatent s’ils sont exposés au soleil. Ittakkva n’écoute pas
les femmes. Le bouc dans la tourbière ne prête pas attention
aux hommes. Il en est ainsi. Il sent la flûte contre ses lèvres.
La pierre, qui a le goût de peau et l’odeur de Vieille mère. La
mère de Máret. La grand-mère de Siv et de Lene. Sa famille.
La famille qui l’a laissé entrer, lui, un homme des basses terres,
parce qu’il était bon. Un homme qui était censé les protéger,
mais qui a échoué et a été réduit à un tas de chair et d’os en
miettes dans la neige. Un homme brisé, qui n’a plus rien d’un
homme.
Il souffle dans la flûte.
Bjarne Arnesen souffle dans la flûte.
Le son est strident, aussi fin que le miaulement d’un chat.
LE VŒU DE L’HOMME BRISÉ
63
Il reste un instant en suspension dans le vent, puis il disparaît.
Bjarne souffle à nouveau. Et encore. Un gueux près du grenier
à foin regarde autour de lui. Quel est ce son ? Les pipeaux des
soldats ? Les soldats, encore garçons de ferme un an plus tôt,
regardent autour d’eux. C’était un oiseau étrange. On aurait dit
un… un… On ne sait pas.
Une lourdeur s’abat sur Bjarne. Il a le temps de se dire que
c’est quand même un comble de mourir d’avoir soufflé dans une
flûte, puis il le perçoit. En l’espace de quelques secondes, le
froid s’est intensifié. Fortement. La froidure mord ses doigts
et son nez. Se repaît de ses jambes nues et mutilées. Un vent
de glace sorti de nulle part se met à souffler. C’est le père de
toutes les gelées qui souffle sur la vallée. Qui siffle et chuchote,
préparant la route pour ceux qui vont s’y présenter. Le feu dans
la cour le remarque. Il semble frissonner et s’éteint rapidement.
Ce n’est pas une force contre laquelle il peut lutter.
La main de Bjarne retombe à son côté. Il lâche la flûte. Il
aperçoit le visage de Vieille mère du coin de l’œil. Ses yeux
brillent, de fierté pour son sang, le mari de sa fille, le père de ses
petits-enfants, son sang.
« Ittakkva arrive, déclare-t-elle. Ittakkva fattagh gana’ck.
Ittakkva aux yeux rouges. Celui qui erre sur le vent. » Elle
ferme les yeux et tombe tête la première à côté de lui. Un silence
complet s’abat sur la cour. Le feu s’est éteint, comme s’il était
fatigué de brûler. Plus haut dans la montagne, à l’endroit où la
route se transforme en sentier, les soldats s’arrêtent et regardent
vers la vallée. Ils voient des nuages noirs monter vers eux ; ils
paraissent nés de la mer là-bas, au loin. Ils arrivent vite, on
les dirait pourchassés par la tempête. Nous devrions peut-être
faire demi-tour ? dit quelqu’un. Mais les seigneurs savent, eux.
Ils disent que nous devons avancer, alors nous continuons
64
LES FURIES DE BORÅS
à marcher. Vers la montagne. Vers Duved. Pour rentrer à la
maison et quitter ce satané Tröndelag.
Bjarne se tourne sur le côté. C’est aussi difficile que de traîner
un tronc sur des pierres et il a l’impression que quelqu’un a placé
un joug autour de ses hanches, mais il veut voir. Il veut voir ces
maudits Suédois avancer vers les montagnes. Rang après rang
après rang. Ils avancent encore et encore. Les flocons de neige
tourbillonnent au-dessus de leur tête. Toujours plus nombreux.
Vous entendez ? Ittakkva arrive. Vous êtes morts, bande de
démons. Il fait le vœu de voir l’homme aux longues jambes et
aux doigts fins les rattraper. Il fait le vœu de le regarder dans
les yeux, car c’est Bjarne qui a soufflé dans la flûte. Que lui soit
accordée la possibilité de planter son regard dans le sien et de lui
adresser un salut ironique !
C’est alors qu’il la reconnaît. Sur la route, à peut-être soixante
pas, parmi les gueux, entre deux groupes de soldats. Lene avance
avec les femmes suédoises. Elle porte un manteau que Bjarne
n’a jamais vu. Elle parle avec les autres femmes, comme si elles
étaient amies. Elle tourne une seule fois les yeux vers la ferme,
comme par erreur. Bjarne se demande si elle a même vu son père
et sa grand-mère gisant sur le sol. Peut-être ne sont-ils que deux
bosses de plus dans le désordre de la cour. Deux paquets de chair
et de haillons.
Il se demande ce qu’elle pense et si elle a choisi de suivre
l’armée pour éviter de mourir de froid. Si elle a préféré la vie
dans l’armée à la vie harassante de Tydal. Il se souvient qu’un
jour la gamine lui a dit qu’elle voulait voyager, voir d’autres pays,
Kristiana, Copenhague, le château du roi, Jérusalem, la Suède.
Ils n’étaient même jamais allés à Trondheim. Ils avaient juste
vu la ville depuis les montagnes. Exactement comme la mer
qu’ils n’avaient jamais approchée. La folle est peut-être tombée
LE VŒU DE L’HOMME BRISÉ
65
amoureuse d’un soldat. Quelqu’un qui a fait d’elle sa bonne amie
en lui promettant de l’or et des voyages dans des pays lointains.
Peut-être s’agit-il d’un beau seigneur. Un homme bon qui a
l’intention d’en faire une femme respectable. Bjarne ne sait pas
et ne saura jamais. Un nuage de neige la dissimule à ses yeux,
pour toujours.
Une fois la neige tombée, elle a disparu. La route est pleine
de nouveaux soldats. D’autres soldats qui se lancent à l’assaut de
la montagne, avec les gueux dans leur sillage et leurs seigneurs.
Ils font rouler un canon entre eux. Du moins doit-il s’agir d’un
canon. Bjarne n’en a jamais vu. Il s’étonne de l’imposante armée
que le roi a envoyée à Tydal. Si splendide et impressionnante.
Avec des chevaux, des étendards, des tambours et des mousquets.
Tout cela est si stupide. Il n’y a rien pour quoi se battre ici.
Rien en dehors de Bjarne et de ses enfants. Il pleure à nouveau.
C’est tellement stupide. Et maintenant, ils s’en vont tous dans
la montagne, où ils vont mourir, car le nuage est au-dessus
d’eux. Il voit quelques seigneurs à cheval s’arrêter. Ils désignent
la vallée et regardent le mur de nuages noirs qui s’élève de la
mer. Ittakkva arrive et c’est lui, Bjarne, qui lui a demandé de
venir. Pour qu’il se repaisse de chair gelée, qu’il tue les Suédois.
Bjarne sait qu’Ittakkva sera impitoyable envers les hommes et
le bétail. Ittakkva réservera le même sort aux soldats, aux gueux
et aux seigneurs. Pareil pour les jeunes filles du Tröndelag.
Bjarne sait que Lene va mourir et qu’Ittakkva se délectera tout
particulièrement de sa chair. Ni Bjarne ni Jésus ni qui que ce soit
d’autre ne pourront l’arrêter.
Le soleil reste invisible toute l’après-midi. C’était la nuit
du Nouvel An, se souviennent certains, la fin d’une année de
conflit et de misère. Dans quelques heures, 1718 serait finie. Six
mille soldats traversèrent Tydal, tandis que le vent s’intensifiait
et que l’obscurité tombait. Les ténèbres charriaient des nuages
de neige et de glace sur les versants de la montagne, telles des
vagues sur la mer. Vieille mère mourut au crépuscule, sans bruit,
et sans jamais plus se réveiller. Ses orbites ne tardèrent pas à être
remplies de neige. Bjarne Arnesen mourut peu avant minuit,
seul, gelé et implorant jusqu’au dernier instant des dieux qui ne
l’écoutaient pas.
On ne retrouva Bjarne qu’en mars, à la fonte des neiges. Les
cadavres de sa belle-mère et de sa fille aînée ne furent jamais
découverts. Des Lapons étaient peut-être descendus des montagnes pour les récupérer. Peut-être le grand loup les avait-il
emportés. Le même loup qui avait dévoré toute la chair du corps
de Bjarne. Il avait tout pris sauf ses yeux, qui fixaient la mort.
Obstinés et fous.
FRAGMENT VI
C’était un soir de janvier. Toute la partie méridionale de la
Suède avait pu voir l’étoile filante. D’abord comme une lueur
très haut à l’est, puis sous la forme d’un trait bleuté qui traversa
la voûte étoilée d’est en ouest. « Une comète », s’exclamait-on.
Regarde ! Une étoile tombe. Une énorme étoile filante. Fais un
vœu. Vite !
Le phénomène dura quelques secondes. Des éclairs fous
dansèrent dans le ciel couvert. Le monde entier prit une teinte
bleu électrique. L’objet projetait des ombres sur les nuages et
la brume. Il illumina les visages tournés vers le ciel. Il illumina
des bouches bées et des doigts tendus. Il illumina la Scanie et le
brouillard. Puis il disparut. Le ciel redevint noir. Plus noir que
jamais.
La météorite était de la taille d’un pamplemousse. Elle traversa l’air au-dessus de Falsterbro à l’horizontale, en sifflant.
Aucun être humain n’entendit le bruit. Les postes de télévision
tremblotèrent. Quelques chiens se mirent à aboyer. Il était un
peu plus de vingt heures, un samedi soir. Il y avait du brouillard
et la lune était à la moitié de son cycle. Des plaques de neige
parsemaient le sol.
La météorite s’écrasa sur la lande de Skanör. À quatre-vingtquinze mètres au nord-ouest de l’Ammerännan. Elle émit un
68
LES FURIES DE BORÅS
claquement comme lorsqu’on bat un tapis. Quelques mouettes
s’élevèrent en piaillant dans les ténèbres. La mousse et la bruyère
frémirent. La météorite s’enfonça de presque deux mètres dans le
sol. Transperçant la tourbe et se fichant dans le sable. Un nuage
de vapeur s’éleva du petit cratère et se mêla à la brume, charriant
avec lui une vague odeur de soufre et de pourri. Une inquiétude
étreignit les chiens de Falsterbro. Ils reniflèrent l’air. Ils grognèrent sans raison. Signalant une chose qu’ils étaient les seuls à
percevoir. Mais aucun être humain ne remarqua quoi que ce soit.
Il fallut des heures au Voyageur pour reprendre ses esprits.
Pour s’apercevoir que quelque chose avait changé. Que la chute
qui avait succédé au silence avait pris fin. Il était immobile. À un
endroit pourvu d’un haut et d’un bas. Au sol consistant. Il avait
dérivé si longtemps dans le silence du néant sans fin qu’il avait
oublié la notion de terre ferme. Il sentait les ténèbres, le froid et le
sable. L’odeur de tourbe. De bruyère brûlée et d’aluminium.
Le trou dans la tourbe se remplissait d’eau. Le Voyageur prit
peu à peu conscience de cet autre changement. Il essaya de le
comprendre. Lentement, il commença à se mouvoir. Il testa ses
membres. Il s’aperçut à quel point il était à l’étroit. Il comprit
ce qu’il voulait : quitter cet endroit. Monter. Sortir. Il n’y avait
rien pour lui dans le sol froid. Doucement, tout doucement, il
commença à chercher un moyen d’atteindre la surface. Mais
il était faible. Engourdi. Bien trop lent. Il avait besoin de se
nourrir. L’eau avait éveillé sa faim. Cette eau qui était froide et
ne contenait aucun élément nutritif pour lui. Le Voyageur avait
besoin de manger. Le seul instinct qui affleurait à sa conscience
commençait à le ronger. Le ronger, le déchirer et le brûler. Il avait
besoin de manger. De boire.
Il fallut vingt-quatre heures au Voyageur pour se hisser à la
FRAGMENT VI
69
surface. Vingt-quatre heures à ramper lentement et avec peine.
Loin de l’eau froide. Loin de la faim. Deux fois, il devina de la
vie là-haut. Il perçut le battement de petits cœurs. Et la faim le
poussa à se battre encore davantage. Tremblant d’envie, il lutta
pour s’extirper du cratère. Pour finir, il rompit la glace qui recouvrait le trou formé par la météorite. Il se coula sur le sol gelé et
y resta étendu. Au milieu de la bruyère, de la terre et de la neige
fondue. Son aspect faisait penser à une méduse qui aurait échoué
sur la lande. Il était presque aussi translucide que les couches de
glace. Et aussi immobile. Il ne bougea pas de la nuit. Tandis que
des brumes chargées de frimas envahissaient la lande. Il huma l’air
et le vent. Il renifla l’odeur des plantes. Celle de la mer froide et
morte. Celle du terrain sablonneux. Il cherchait à repérer les petits
cœurs dont il avait perçu la présence pendant qu’il grimpait. Il se
languissait d’eux, mais aucune forme de vie ne s’approcha de lui.
Le Voyageur renifla l’odeur de la mer, essayant de deviner à
quelle distance elle se trouvait. De déterminer si elle contenait
quelque chose à manger. La mer le rendait un peu hésitant.
Devrait-il l’explorer ? À l’instar des chiens de Falsterbro, il
s’inquiétait lorsqu’il pressentait quelque chose qu’il ne comprenait
pas. Il était parcouru de petits frissons. De petites décharges
électriques. Le Voyageur avait tellement faim. Et il avait besoin
de si peu. Juste un peu de nourriture, puis il pourrait se lever et
regarder autour de lui. Se mettre en quête de proies plus grosses.
En attraper de plus conséquentes. Grandir. Le Voyageur ne
possédait ni rêves ni pensées. Ni projets, ni visions. Il n’était pas
curieux. Il voulait juste manger.
Le matin arriva. Un matin gris et brumeux. Quelque chose à
mi-chemin entre la neige et la pluie tombait du ciel. Une mouette
se posa au bord du petit cratère. Elle essayait de comprendre ce
qui dégageait cette odeur. On aurait dit du poisson mort, mais pas
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LES FURIES DE BORÅS
tout à fait. L’oiseau pencha la tête d’un côté et de l’autre. Il avança
d’un petit saut dans le creux. Cette odeur l’intriguait. Ainsi que
cette chose gluante. Il était curieux et avait faim. Un pas de plus.
Quoi que ce soit, c’était sans doute comestible. Encore un pas.
Le Voyageur se tenait totalement immobile. Tendu à l’extrême. Il était si excité, si excité. Il avait envie de bondir tant bien
que mal pour frapper. Un cœur arrivait. Un vrai cœur. Il l’entendait. Si proche. Si proche. Il y avait tellement longtemps qu’il
n’avait pas mangé. Pas la moindre petite chose. Et maintenant
c’était si proche.
La mouette tourna la tête. L’odeur de brûlé était lointaine,
mais une autre flottait dans le cratère. Quelque chose d’inconnu.
D’étranger. Une odeur désagréable. Mais cet amas était peut-être
comestible. Mieux valait l’examiner. Elle tourna la tête. À droite.
À gauche. À droite. Elle se rapprocha un peu en sautillant. Elle
donna un coup de bec. Renifla. Donna un autre coup de bec.
Mourut. Le Voyageur s’était introduit dans sa gorge et son œil
en un instant. Il écrasa son cerveau contre sa boîte crânienne.
Il trouva les artères dans son œsophage et but. Il aspira chaque
goutte présente dans le petit corps de l’oiseau. Ce fut terminé en
quelques secondes. La mouette battit une fois des ailes, comme
par réflexe, puis elle tomba en avant. Sa tête semblait avoir brûlé.
Le Voyageur s’extirpa du cadavre, sifflant et tremblant d’excitation. Tout son corps, tout son métabolisme était gagné par
une fébrilité nouvelle. Le sang qui circulait à présent colorait son
corps d’un rose pâle. Le rendait visible. Dans toute sa laideur
et son extase agitée de spasmes. Il y avait tellement longtemps.
Tellement, tellement longtemps. Et il était si petit. Si petit. Il en
voulait encore. Encore. Maintenant, tout de suite et beaucoup.
Il fallut quelques heures au Voyageur pour digérer le sang de
la mouette. Puis il redevint invisible. Et un peu plus grand. Il se
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hissa par-dessus le bord du cratère et rampa sous la bruyère, où il
s’installa pour attendre.
C’était lundi dans le monde des humains. Des ondées
balayaient la lande de Skanör. Pas un homme ne fit ne seraitce qu’un pas vers la bruyère où était tapi le Voyageur. Presque
aucun autre organisme vivant non plus. Quelques mouettes passèrent, virent leur congénère morte et piaillèrent un peu. Un faible
avertissement. Surtout par précaution. Mais bientôt plus aucun
oiseau ne se montra au-dessus de l’Ammerännan. Parce qu’il y
avait quelque chose en bas. Dans la bruyère. Soudain, tous les
oiseaux l’avaient su. Même quand la mouette morte fut recouverte
de glace, ils se tinrent à l’écart. Ils savaient.
Les hommes, en revanche, avaient déjà oublié la météorite.
Personne n’en fit mention après le dimanche, personne ne la
chercha. Les astronomes haussaient les épaules. Des météorites
tombent à longueur de temps. Celle-ci était juste un peu plus
grosse que d’habitude. Même les chiens de Falsterbro s’étaient
calmés. L’odeur de cette chose, quoi qu’elle eût été, ne flottait plus
sur la lande.
Une journée entière s’écoula. Puis une nuit entière. Il tomba
encore un peu de neige, qui recouvrit le Voyageur comme la
mouette. Ils s’enfoncèrent tous les deux et se confondirent avec la
terre meuble. De vilaines choses dissimulées sous la neige blanche
et pure. L’humidité entraîna une décomposition partielle de la
mouette avant que le froid ne la fige dans la boue. Le Voyageur prit
son mal en patience. Il attendit encore et encore. Infatigablement,
sans jamais désespérer. Douter n’était pas dans sa nature. Tôt ou
tard, il se produirait quelque chose. Il suffisait d’attendre.
Cela prit deux jours. Deux longs jours glaciaux avant qu’un
être vivant n’approche du Voyageur. Le Voyageur, qui n’avait
aucune notion de temps, avait l’impression d’être resté dans la
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LES FURIES DE BORÅS
boue aussi longtemps qu’il avait dérivé dans l’espace. Une éternité.
De froid et de faim, d’envie et de soif. Voilà le souvenir qu’il en
gardait. Tôt le second jour, lorsqu’il devina un rayon de soleil à
travers la fine couche de neige, il se souvint de forêts. De petits
animaux duveteux tout chauds. Cela lui revenait. À une époque
reculée, il avait été vénéré. En un autre temps. Sur une autre
planète. Les souvenirs lui revinrent, avec le sang. Ils émergèrent
de leur torpeur telles des fleurs dans un désert après une éternité
de sécheresse. Il se rappela le puits profond où il vivait alors. Et
ses parois de pierre brillante. On y jetait des créatures vivantes.
Le Voyageur se souvenait. Le bruit. Les cris. Les êtres tremblants
qui cherchaient à s’enfuir. Les jours de sacrifices et de chants. Il
gardait un souvenir précis de ces chants. Si le Voyageur avait eu
une voix, il aurait pu les entonner. Il aurait hululé. Des mots qu’il
ne comprenait pas. De longs poèmes qui louaient un endroit où le
ciel était jaune et où deux lunes traversaient le ciel.
Puis il entendit un nouveau bruit. Enfin autre chose que les
piaillements des mouettes et le roulis de la mer. Un léger jappement. Un bruit de course sur la lande. Une créature beaucoup plus
grande qu’une mouette. Chaude et pleine de vie. La moindre fibre
de son corps se tendit. Il frémissait. Se remémorait les chants.
Se souvenait de l’effet que cela produisait d’être vénéré. Tout lui
revint. Les petites créatures qui psalmodiaient. Et leurs chants
quand il avait mangé. Leurs cris. L’odeur du sang, de l’excitation
et de la peur. Chaque nouvelle réminiscence appelait la suivante.
Elles venaient à sa conscience les unes après les autres. Les senteurs, les bruits et le goût délicieux du sang. Il en avait tellement
envie.
Le bruissement dans la bruyère se rapproche de plus en plus.
Puis cela s’entend. Le battement d’un cœur. Un grand cœur
frais. Le Voyageur ne se soucie pas d’autre chose. Il y a un cœur
FRAGMENT VI
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et il s’en rapproche. Tandis qu’il se prépare à l’attaque, d’autres
fragments des mises à mort remontent à la surface de sa mémoire.
Des forêts. Des rues. Des minarets dressés contre un ciel noir.
Un vaisseau spatial. L’espace infini. Une éternité de froid. Et
maintenant. Le bruit d’un cœur. Une respiration. L’animal
progresse avec maladresse dans la bruyère. Il chasse, exactement
comme le Voyageur. Ils ne vont pas tarder à mesurer leurs forces.
Le Voyageur tend l’oreille. Il essaie d’évaluer la distance. Il sait
que la mouette sent. Elle va attirer le cœur. Cela fonctionne ainsi.
Cela a toujours été ainsi. Les animaux sont curieux. Ils veulent
manger. Tout ce qui sent est potentiellement comestible. Mieux
vaut y regarder de plus près.
Et alors. Soudain, tandis que la bête se rapproche, un autre
bruit se fait entendre. Un autre animal, derrière le premier. Il
crie quelque chose. Appelle. Une chanson légère et mélodieuse.
« Smulan ! Smulan ! » La créature dans la bruyère répond. Un cri
aigu. L’animal s’arrête. Non loin de la mouette. Son cœur bat à
tout rompre. Le Voyageur entend le sang circuler à toute allure
dans les cavités et les artères. Il voudrait ramper à la rencontre de
l’animal. Mais il doit attendre. Il est lent et faible. Il doit attendre.
Ne pas faire fuir ce merveilleux petit cœur. Attendre.
« Smulan ! » lança l’être à la voix claire. S’agissait-il d’un chant
sacrificiel ? D’une invitation adressée au Voyageur ? La créature
savait-elle qui il était ? Que le Voyageur attendait dans la bruyère ?
« Smulan, qu’est-ce que tu as trouvé ? » Le petit cœur se rapprocha. Renifla la mouette. « Smulan ? Qu’est-ce que tu fais ? » Le
petit animal au petit cœur s’avança jusqu’au cratère. Le Voyageur
l’entendait respirer. De petites inspirations nerveuses.
« Smulan ? »
C’était un sacrifice. Le Voyageur frappa.
« Smulan ? »