Les capitalistes de la science : enquête sur les

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Les capitalistes de la science : enquête sur les démonstrateurs
de la Silicon Valley et de la NASA
De Claude ROSENTAL
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Par Mathieu QUET
Il est difficile de se défaire de l’idée répandue selon laquelle les pratiques de
démonstration scientifique ne feraient que relayer, dans la plus grande
transparence, l’évidence du raisonnement du chercheur. Il aura ainsi fallu
attendre un certain temps pour que les sciences sociales s’attaquent aux
mécanismes qui régissent la production de la conviction dans le domaine
scientifique. Plusieurs séries de travaux ont néanmoins posé les fondations
d’une telle entreprise, à partir du milieu des années 1970 : les écoles de Bath
et Edinburgh montrent l’intérêt de se plonger dans les controverses qui
opposent les acteurs du champ scientifique1, tandis que les études
ethnographiques de laboratoire insistent sur le rôle des pratiques
quotidiennes et sur l’importance des objets dans la production des faits
scientifiques2. Ces travaux essentiels ont fait naître un intérêt pour
l’inscription matérielle de la production des connaissances, et pour les
situations de communication au cours desquelles les chercheurs
interagissent. L’enjeu est ainsi devenu la mise en évidence du fait qu’une
telle activité de communication fait partie intégrante du processus de
production des connaissances.
De nombreuses situations de communication sont intégrées au travail de
recherche, et il faut cesser de les considérer comme une obligation a
posteriori, nécessaire à la diffusion de savoirs produits en amont dans
l’autonomie du raisonnement scientifique. Bien au contraire, les modes de
communication du savoir scientifique jouent un rôle central dans
l’élaboration des connaissances, et demandent par conséquent une attention
particulière3. Les travaux qui se penchent sur les pratiques de démonstration
montrent ainsi qu’il reste encore beaucoup à faire pour comprendre la nature
des agencements et des conflits entre la « culture de l’évidence » (rationnelle
1. Voir par exemple : CALLON et LATOUR, 1990.
2. LATOUR et WOOLGAR, 1988 ; KNORR-CETINA, 1981 ; LYNCH, 1985.
3. LEFEBVRE, 2003 ; ALLAMEL-RAFFIN, 2003 montrent par exemple toute l’importance
des images comme supports simultanés de la démonstration et de la production de
connaissances.
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ou expérimentale) et la culture de l’argumentation qui s’appuie sur l’échange
des points de vue4.
Le sociologue Claude Rosental, en défendant une sociologie historique des
pratiques de démonstration, s’inscrit dans une démarche similaire. Son
ouvrage précédent montrait à quel point les pratiques de démonstration dans le
champ de la logique sont éloignées du cliché du logicien isolé avec une feuille
de papier et un crayon. Les chercheurs qu’il observait ne cessaient de
construire des réseaux, de s’appuyer sur des objets techniques, ou de
revendiquer une efficacité technologique pour étayer leurs raisonnements5.
Dans ce nouvel ouvrage, fruit d’une recherche de long terme menée sur la
NASA et la Silicon Valley, c’est une forme particulière de démonstration qui
fait l’objet de l’analyse : la « démo », « terme couramment employé par les
chercheurs en intelligence artificielle et en logique informatique, comme par
les consultants en informatique, pour désigner un huis clos où un
démonstrateur commente le fonctionnement d’un dispositif (par exemple un
logiciel informatique ou un robot), destiné à illustrer la valeur et/ou la validité
d’un formalisme, d’une méthode, ou d’une approche spécifiques ». (p. 11)
A travers cet objet, Rosental analyse des croisements inédits entre logiques
technologiques, académiques et commerciales. Les capitalistes de la science est
donc tout d’abord l’occasion d’une interrogation centrale sur l’évolution des
pratiques de démonstration, mais c’est aussi en tant qu’étude des pratiques
quotidiennes de recherche autour de la NASA que ce travail présente un intérêt.
L’ouvrage se compose de trois parties : la première présente le projet et les
conditions de son développement ; la deuxième étudie les raisons pour
lesquelles les chercheurs recourent aux démos et la nature de cette pratique
démonstrative ; la troisième se penche sur les usages « aval » des démos et
s’interroge sur un tel régime « démo-cratique ».
La première partie analyse les conditions de développement du projet étudié :
un logiciel (nommé ici « Orion ») conçu pour définir des trajectoires de sondes
d’exploration spatiale et analyser leurs observations. Orion permet de traduire
certaines questions formulées sous forme graphique en un problème de
logique. Par exemple : « Où se situe l’ombre de la lune Io sur Jupiter pour
l’engin spatial Voyager 2 à un instant t (sachant que les différents objets sont
en mouvement et en rotation sur eux-mêmes, et que la lumière se propage à
4. Selon l’opposition de BRETON et PROULX, 1989.
5. ROSENTAL, 2003.
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une vitesse connue) ? ». Le lecteur suit les démarches d’un réseau de
chercheurs qui tente de mener à bien ce projet et de le faire connaître d’une
communauté d’utilisateurs potentiels.
Rosental montre d’abord « l’ampleur des investissements suscités par les
démos », c’est-à-dire leur influence sur l’organisation du travail de
recherche. Il décrit le réseau d’institutions et de personnes noué autour du
logiciel, et les problèmes soulevés par une telle forme de collaboration. Une
question importante est celle de savoir si les démos du logiciel peuvent être
apparentées à des expériences publiques. Les points communs entre ces deux
pratiques ne doivent pas être exagérés. La démo n’est pas une expérience
publique, car il ne s’agit pas d’expérimenter en présence d’un public le
fonctionnement d’un dispositif, mais plutôt de déployer un scénario
longuement préparé. Il s’agit plutôt d’un show ou d’une dé-monstration :
l’exercice étudié par Rosental se situe à la croisée d’une démarche probatoire
(prouver qu’un logiciel et une approche de la logique informatique
« fonctionnent » bien) et d’une conduite ostentatoire (spectacle préparé qui
provoque l’approbation « spontanée » et non explicite du spectateur).
Dans la deuxième partie, Rosental s’intéresse à la fonction que les
chercheurs entendent donner à la démo dans leur démarche démonstrative.
Les démos sont en effet placées par les acteurs sur le même plan que la
rédaction d’articles ou les communications orales. Elles entrent dans un
ensemble d’activités démonstratives et il faut comprendre le rôle qu’elles y
remplissent précisément. En particulier, le recours à la démo présente
plusieurs avantages pour les chercheurs.
D’abord, c’est un outil relationnel de premier plan. Les chercheurs y voient un
moyen de de démarcher des institutions, de susciter un intérêt et d’obtenir des
rendez-vous. Ensuite, c’est un mode efficace de présentation de soi. La démo
est souvent implicante, et ne laisse pas le spectateur extérieur puisqu’il peut se
saisir de l’objet à l’issue de la présentation. Par conséquent, si la démo se
déroule comme prévu, elle peut susciter un certain enthousiasme pour le
projet, entraîner une volonté d’appropriation, et déboucher sur de nouveaux
financements. La démo est enfin l’occasion de recueillir des informations sur
les problèmes rencontrés par les utilisateurs. Cette opération de recueil permet
d’améliorer les performances du logiciel ou de l’ajuster en fonction des
attentes perçues. En résumé, l’exercice des démos permet simultanément aux
démonstrateurs d’exhiber et d’observer : c’est à la fois la constitution d’un
réseau et la prise de contrôle sur ce réseau qui sont en jeu.
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Afin de maximiser la fonction dé-monstrative de la démo, les équipes de
recherche mettent alors en place un collectif de démonstrateurs. L’activité de
démonstration est souvent collective, car en effectuant des démos à deux ou
plus, les démonstrateurs peuvent insister sur des aspects différents, et cumuler
les effets des registres démonstratifs. Par ailleurs, l’objectif est de multiplier
les démonstrateurs et les démonstrations, pour faire circuler l’information, car
les différents espaces de la démo ne sont pas étanches. L’effort démonstratif
est donc capitalisable, et la démo permet des économies d’échelle. Rosental
n’hésite pas alors à parler de « démonstration de force » pour qualifier les
efforts démonstratifs mis en place autour de la démo.
Pour bien saisir l’utilité de cette capitalisation de la démo, il est nécessaire de
tenir compte du fonctionnement socio-économique des champs de recherche
articulés autour de la NASA. Nos chercheurs sont en effet situés dans un
univers où les contraintes de l’exercice démonstratif sont très fortes : un
véritable régime d’entrepreneuriat scientifique. Rosental met ainsi en évidence
le poids des contrats à la NASA – un système de financement crucial et de
montants très élevés, qui mobilise à la fois des ingénieurs, des universitaires,
des industriels, dans des réseaux très étendus. Dans un tel système, les
gestionnaires de la recherche disposent d’un temps très limité pour évaluer les
travaux, et la démo est plus adéquate qu’un rapport technique. Après la
description d’un projet en quelques phrases, les chercheurs se livrent à une
démo, à l’issue de laquelle la consultation d’un rapport technique permet de
vérifier tel ou tel détail. Ce fonctionnement est très favorable aux
gestionnaires, qui peuvent ainsi, dans une certaine mesure, court-circuiter le
rôle des pairs et des experts, en se fiant à la (fausse ?) évidence du bon
fonctionnement de la démo.
Dans la dernière partie de son ouvrage, Rosental se penche enfin sur le rôle
rempli par les démos dans la production et le maintien du lien social. La démo,
en tant que catalyseur, est en effet l’objet qui permet au chercheur en sciences
sociales de suivre l’évolution du projet : nombre de personnes impliquées,
problèmes rencontrés et solutions proposées, etc. Les démos mettent en jeu les
liens entre les acteurs : elles génèrent des conflits et des ruptures, ou au
contraire renforcent les liens individuels et collectifs. L’activité démonstrative
contribue ainsi au développement du domaine scientifique, à ses financements,
à sa visibilité, tant dans le monde savant qu’industriel.
Mais de manière plus frappante encore, les démos débordent le cadre du
champ recherche-entrepreneuriat, et touchent de vastes pans de la société.
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D’outil de recherche, la démo devient alors outil de vulgarisation et support
pédagogique, au prix d’un minimum de modifications. Des démos ou des clips
sont placés sur les sites internet de la NASA, visant un public d’amateurs,
d’enseignants et d’étudiants ; le logiciel Edu-Orion, établi à partir d’Orion, est
utilisé comme matériel éducatif. Pour les concepteurs, il s’agit toujours d’une
logique de rentabilité, mais la NASA y voit aussi une ressource pour la
défense de l’institution. Rosental est alors amené à évoquer un processus de
démo-cratisation plus encore qu’une démocratisation des savoirs. Un tel
régime d’exploitation des démos ne consacre pas tant le pouvoir du peuple sur
les savoirs scientifiques, que celui des démos et des démonstrateurs. Cette
réutilisation produit en effet l’illusion d’un savoir qui placerait directement les
attentes du public en phase avec les développements les plus avancés de la
recherche à la NASA, alors qu’il s’agit de spectaculariser la recherche, selon
des logiques financières ou de légitimation.
Pour terminer, Rosental insiste sur le fait que la démo nous confronte à une
forme de capitalisme démonstratif, dont il serait nécessaire de mieux tenir
compte car elle sera sans doute amenée à se développer dans les différents
secteurs de la recherche au cours des années à venir (les sciences sociales
elles-mêmes ne seront sans doute pas épargnées). Une discussion collective
du statut de la dé-monstration et de la démo-cratie serait donc nécessaire, et
c’est toute la richesse de ce livre de nous en fournir les premiers éléments.
RÉFÉRENCES
ALLAMEL-RAFFIN C. (2003), « Comment le sens vient-il à l’image ? Analyse
d’une conversation autour d’un microscope en physique des matériaux », Xe
Colloque bilatéral franco-roumain, CIFSIC Université de Bucarest, 28 juin-3
juillet 2003, http://archivesic. ccsd.cnrs.fr/sic _ 00000581/en/
BRETON P., PROULX S. (1989), L’explosion de la communication, Paris, La
Découverte.
CALLON M., LATOUR B. (dir.) (1990), La science telle qu’elle se fait : anthologie
de la sociologie des sciences de langue anglaise, Paris, La Découverte.
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KNORR-CETINA K. (1981), The Manufacture of Knowledge: An Essay on the
Constructivist and contextual Nature of Science, Oxford, Pergamon Press.
LATOUR B., WOOLGAR S. (1988), La vie de laboratoire : la production des faits
scientifiques (Michel Biezunski, trad.), Paris, La Découverte (1re éd. 1979).
LEFEBVRE M. (2003), « L’ambivalence des mathématiciens face à l’image »,
Communication et Langages, n° 136, p. 13-28.
LYNCH M. (1985), Art and Artifact in Laboratory Science: A Study of Shop Work
and Shop Talk in a Research Laboratory, Londres, Routledge & Kegan Paul.
ROSENTAL C. (2003), La trame de l’évidence : sociologie de la démonstration en
logique, Paris, PUF.
ROSENTAL C. (2007), Les capitalistes de la science : enquête sur les
démonstrateurs de la Silicon Valley et de la NASA, Paris, CNRS Editions.

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