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PATRICK GINGRAS ENTRE INNOVATION ÉCONOMIQUE ET COHÉSION SOCIALE: LES COOPÉRATIVES FORESTIÈRES ET LE DÉVELOPPEMENT DES RÉGIONS PÉRIPHÉRIQUES DU QUÉBEC Thèse présentée à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en Aménagement du territoire et développement régional pour l’obtention du grade de Philosophia Doctor (Ph.D). ÉCOLE SUPÉRIEURE D’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE ET DE DÉVELOPPEMENT RÉGIONAL FACULTÉ D’AMÉNAGEMENT, D’ARCHITECTURE ET DES ARTS VISUELS UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC OCTOBRE 2007 © Patrick Gingras, 2007 II 2 Résumé La thèse porte sur la relation entre innovation économique et cohésion sociale au sein des coopératives forestières du Québec, et ce, en vue d’élaborer les bases d’une nouvelle approche en développement régional adaptée aux régions périphériques du Québec. Cette nouvelle approche a aussi pour objectif d'harmoniser les interactions entre les sphères économique et sociale, inévitablement interpellées par tous processus de développement des communautés et de la société. La thèse se divise en trois parties. La première se consacre à l’étude des processus d’innovation économique au sein des coopératives forestières. De cette étude, il appert que la variable qui influence le plus la capacité d'innovation des coopératives forestières est leur aptitude à se mettre en réseau avec les principaux acteurs forestiers du Québec. Cette mise en réseau constitue cette nouvelle approche en développement régional adaptée aux régions périphériques québécoises, et que nous avons nommée la gouvernance forestière. La deuxième partie expose le processus de construction des indicateurs destinés à mesurer les six dimensions de la cohésion sociale du modèle de Paul Bernard (1999). Cet exercice de construction nous a permis d’identifier 19 indicateurs de cohésion sociale, mais aussi d’élaborer un questionnaire destiné à évaluer la cohésion sociale, à l’aide de nos indicateurs, auprès des membres des coopératives forestières étudiées. Cette enquête par questionnaire nous a permis de mesurer quantitativement, à l’aide d’un indice, les différentes dimensions de la cohésion sociale selon le niveau d’innovation des coopératives forestières. La troisième partie de la thèse est dédiée aux analyses statistiques qui nous permettent de savoir quels aspects de la cohésion sociale caractérisent davantage les coopératives forestières selon leur niveau d’innovation, mais surtout, quelles dimensions de la cohésion sociale ont le plus d’impact sur la capacité d’innovation des coopératives forestières. À cet effet, nos résultats montrent que la participation stratégique des membres au sein de leur coopérative est la dimension de la cohésion sociale qui contribue le plus à la capacité d’innovation chez les coopératives forestières. Ce constat nous porte à croire que les coopératives forestières doivent innover pour générer la cohésion sociale, mais qu’elles ont aussi besoin de cohésion sociale pour générer l’innovation économique. III 3 Avant-propos Le corps de la thèse comporte trois chapitres ayant la forme d'articles scientifiques. Le Chapitre III, portant sur les processus d'innovation dans les coopératives forestières du Québec, de même que sur les principaux mécanismes de la gouvernance forestière, a été publié en 2006 dans la revue Le géographe canadien. Le Chapitre IV, portant sur la construction d'indicateurs nécessaires à la mesure des six dimensions de la cohésion sociale de Paul Bernard (1999), de même que sur l'élaboration d'un questionnaire pour réaliser une enquête auprès du membership des coopératives forestières à l'aide de ces indicateurs, a été accepté pour publication dans la revue Économie et Solidarités, et paraîtra en 2007. Le Chapitre V quant à lui, se consacre aux mesures de la cohésion sociale selon les différents niveaux d'innovation économique des coopératives forestières du Québec et identifie les aspects de la cohésion sociale qui contribuent le plus à l'innovation au sein de ces coopératives. Ce chapitre est actuellement en évaluation dans la Revue canadienne des sciences régionales Mon directeur de thèse, M. Mario Carrier, professeur à l'École supérieure d'aménagement du territoire et de développement régional, est coauteur des Chapitres III, IV et V. Mon codirecteur, M. Paul-Y. Villeneuve, également professeur à l'École supérieure d'aménagement du territoire et de développement régional, est coauteur des Chapitres IV et V. Ceci étant, j'atteste être le principal responsable des travaux de recherche de cette présente thèse et de la rédaction des articles publiés et en évaluation qui la constitue. IV 4 Remerciements J'aimerais remercier, en tout premier lieu, mon directeur de thèse, M. Mario Carrier, pour son encadrement, son expertise, son savoir, son implication et sa disponibilité, sa discipline, de même que pour sa confiance et sa volonté de m'impliquer dans les diverses expériences de recherche académique et autres que nous avons vécues. Mes remerciements vont aussi à M. Paul-Y. Villeneuve pour ses conseils judicieux, sans lesquels les analyses statistiques présentées dans cette thèse n'auraient jamais eu la justesse qu'elles ont en ce moment, de même que pour la patience dont il a su faire preuve à mon égard. Il me faut également remercier les autres membres de mon comité de supervision, MM. Marius Thériault et Luc Bouthillier, pour l'intérêt qu'ils ont apporté à mes recherches, de même que M. Paul Bernard, dont les travaux constituent le fondement même de cette thèse. J’aimerais aussi remercier M. Brett Fairbairn, du Center for the Study of Cooperatives, University of Saskatchewan, qui nous a offert l’occasion de nous intéresser, à travers le projet « Cooperative Membership and Globalization : Creating Social Cohesion through Market Relations », pour lequel il assumait le rôle de chercheur principal, à une problématique portant sur des thèmes aussi vastes que le mouvement coopératif, l’économie de marché et la cohésion sociale. J'aimerais aussi remercier les directeurs généraux des coopératives forestières qui ont été interviewés dans le cadre de cette recherche, de même que tous les membres qui ont participé à l'enquête sur la cohésion sociale. Enfin, cette recherche a été possible grâce au soutien financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, de la Fondation de l'Université Laval, de la Chaire multifacultaire de recherche et d'intervention sur la Gaspésie et les Îles-de-la-Madeleine et du Centre de recherche en aménagement et développement. V5 TABLE DES MATIÈRES RÉSUMÉ .......................................................................................................................... II AVANT-PROPOS...........................................................................................................III REMERCIEMENTS ...................................................................................................... IV INTRODUCTION ............................................................................................................ 9 CHAPITRE I: CONTEXTE THÉORIQUE ................................................................ 19 1.1 Les critiques sociales du développement économique ...............................................19 1.1.1 Principales variables du capitalisme : Individualisme, production, consommation, profits, croissance et institutions de régulation .................................................................21 1.1.2 Critiques contre l’individualisme .............................................................................23 1.1.3 Critiques contre le marché........................................................................................25 1.1.4 Critiques relatives à la précarité et aux inégalités ....................................................26 1.2 La cohésion sociale........................................................................................................32 1.2.1 Origine et définition de la cohésion sociale .............................................................34 1.3 Le développement régional : modèles et stratégies....................................................43 1.3.1 Les variables du développement régional ................................................................45 1.3.2 Le développement local............................................................................................46 CHAPITRE II: PROBLÉMATIQUE........................................................................... 52 2.1 L’économie de marché : une logique efficace d’allocation des ressources pour la production, la consommation et l’innovation en accord avec les valeurs de la modernité occidentale.........................................................................................................53 2.1.1 L’individu : valeur centrale des sociétés occidentales .............................................53 2.1.2 Le marché : mécanisme efficace d’allocation optimum des ressources...................54 2.1.3 Le profit : moteur de l’innovation et du changement ...............................................56 2.2 L’économie sociale ou la prétention à redéfinir les relations entre les sphères sociale et économique..........................................................................................................57 2.2.1 Bref aperçu de l’économie sociale au Québec..........................................................60 2.2.2 Critiques à l’économie sociale..................................................................................61 2.3 Rentabilité économique et sociale et stratégie de développement pour les régions périphériques.......................................................................................................................63 2.4 Comment créer ou générer de la cohésion sociale .....................................................65 2.5 Les coopératives forestières du Québec ......................................................................74 VI 6 CHAPITRE III: LES PROCESSUS D’INNOVATION DANS LES COOPÉRATIVES FORESTIÈRES DU QUÉBEC ET INCIDENCES SUR LA COHÉSION SOCIALE.78 3.1 Méthodologie .................................................................................................................78 3.2 Innovation, systèmes sociaux de production et cohésion sociale : analyse des observations empiriques.....................................................................................................85 3.2.1 Les systèmes sociaux de production des coopératives forestières innovantes .........85 3.2.1.1 Les réseaux.........................................................................................................85 3.2.1.2 La hiérarchie privée ou la grande entreprise forestière ......................................87 3.2.1.3 L’État..................................................................................................................88 3.2.1.4 La communauté..................................................................................................88 3.2.1 Les systèmes sociaux de production des coopératives forestières moyennement innovantes ................................................................................................................90 3.2.2.1 Les réseaux.........................................................................................................91 3.2.2.2 La hiérarchie privée ou la grande entreprise ......................................................91 3.2.3 Les systèmes sociaux de production des coopératives forestières traditionnelles ...92 3.2.3.1 La hiérarchie privée ou la grande entreprise ......................................................93 3.2.3.2 Les réseaux.........................................................................................................93 3.3 Innovation et cohésion sociale......................................................................................94 3.4 Synthèse .........................................................................................................................98 CHAPITRE IV: LES DIMENSIONS DE LA COHÉSION SOCIALE ET LEURS INDICATEURS APPLIQUÉS AUX COOPÉRATIVES FORESTIÈRES............. 101 4.1 Méthodologie ...............................................................................................................102 4.2 Les indicateurs des dimensions de la cohésion sociale dans les coopératives forestières du Québec .......................................................................................................107 4.2.1 La sphère économique : les indicateurs des dimensions Insertion-Exclusion et Égalité-Inégalité ..............................................................................................................107 4.2.1.1 Insertion-Exclusion ..........................................................................................108 4.2.1.2 Égalité-Inégalité ...............................................................................................112 4.2.2 La sphère politique : les indicateurs des dimensions Légitimité-Illégitimité et Participation-Passivité .....................................................................................................114 4.2.2.1 Légitimité-Illégitimité ......................................................................................115 4.2.2.2 Participation-Passivité......................................................................................118 4.2.3 La sphère socioculturelle : les indicateurs des dimensions Reconnaissance-Rejet et Appartenance-Isolement..................................................................................................120 4.2.3.1 Reconnaissance-Rejet ......................................................................................121 4.2.3.2 Appartenance-Isolement ..................................................................................123 4.3 Synthèse .......................................................................................................................125 VII7 CHAPITRE V: LA RELATION ENTRE INNOVATION ÉCONOMIQUE ET COHÉSION SOCIALE DANS LES COOPÉRATIVES FORESTIÈRES : L’APPRÉCIATION D’UNE APPROCHE QUANTITATIVE………………………129 5.1 La mesure de la cohésion sociale ...............................................................................130 5.2 Niveau d’innovation et cohésion sociale : premières observations.........................133 5.3 Validation empirique des hypothèses........................................................................134 5.4 Évolution des facteurs selon le niveau d’innovation................................................144 5.5 Cohésion sociale et innovation : la contribution des facteurs.................................149 5.6 Synthèse .......................................................................................................................152 CONCLUSION ............................................................................................................. 156 ANNEXE 1..................................................................................................................... 177 BIBLIOGRAPHIE........................................................................................................ 185 Liste des tableaux Tableau 1 Les dimensions de la cohésion sociale selon Bernard (1999)..............................42 Tableau 2: Principales activités des coopératives forestières du Québec en 2005 ...............75 Tableau 3: Les mécanismes de coordination : règles d’échange et régulation.....................80 Tableau 4: Comparaison entre les coopératives forestières de l’échantillon et l’ensemble des coopératives forestières membres de la FCFQ en 2001-2002........................................81 Tableau 5: Types de coopératives forestières selon le niveau d’innovation.........................84 Tableau 6: Systèmes sociaux de production des coopératives forestières innovantes .........90 Tableau 7: Systèmes sociaux de production des coopératives forestières moyennement innovantes .............................................................................................................................92 Tableau 8: Systèmes sociaux de production des coopératives forestières traditionnelles....93 Tableau 9: Principales initiatives quant à la cohésion sociale à l’interne.............................97 Tableau 10: Principales initiatives quant à la cohésion sociale au sein des communautés d’appartenance ......................................................................................................................98 Tableau 11: Typologie des dimensions de la cohésion sociale et de leurs incidences sur la cohésion sociale……………………………………………………………………………103 Tableau 12: Distribution de fréquence pour l’indicateur « Conditions d’accès au membership »......................................................................................................................109 Tableau 13: Distribution de fréquence pour l’indicateur « Sélection des membres »........110 Tableau 14: Pourcentage de membres par rapport aux non-membres dans le personnel des coopératives forestières.......................................................................................................111 Tableau 15: Distribution de fréquence pour l’indicateur « Revenu ».................................112 Tableau 16: Distribution de fréquence pour l’indicateur « Travail » .................................113 Tableau 17: Distribution de fréquence pour l’indicateur « Apprentissage »… …………114 Tableau 18: Distribution de fréquence pour l’indicateur « Consentement des membres » 116 8 VIII Tableau 19: Distribution de fréquence pour l’indicateur « Adhésion des membres aux objectifs de la coopérative » ...............................................................................................117 Tableau 20: Indice moyen de cohésion sociale pour divers aspects de la gestion de la coopérative: Indicateur « Satisfaction des membres face à la gestion de la coopérative » 118 Tableau 21: Distribution de fréquence pour l’indicateur « Présence des membres à l’assemblée générale et aux réunions »...............................................................................119 Tableau 22: Distribution de fréquence pour l’indicateur « Exercice du droit de vote ».....119 Tableau 23: Distribution de fréquence pour l’indicateur « Implication des membres dans les comités de la coopérative ».................................................................................................119 Tableau 24: Score moyen et analyse de variance pour l’indicateur « Intérêt des membres à prendre un poste de responsabilité »...................................................................................120 Tableau 25: Distribution de fréquence pour l’indicateur « Possibilité de donner son avis » ............................................................................................................................................121 Tableau 26: Distribution de fréquence pour l’indicateur « Intérêt accordé aux idées des membres »...........................................................................................................................122 Tableau 27: Distribution de fréquence pour l’indicateur « Réceptivité des responsables de la coopérative aux idées des membres »……………………………………………………..123 Tableau 28: Distribution de fréquence pour l’indicateur « Comités » ...............................123 Tableau 29: Distribution de fréquence pour l’indicateur « Implication de la coopérative dans sa communauté d’appartenance »...............................................................................124 Tableau 30: Distribution de fréquence pour l’indicateur «Appui de la population locale»125 Tableau 31: Indicateurs des dimensions de la cohésion sociale de Paul Bernard pour les coopératives forestières du Québec…………………………………………………….…125 Tableau 32: Les dimensions de la cohésion sociale dans le modèle de P. Bernard et leurs indicateurs ...........................................................................................................................131 Tableau 33: Moyenne de l’indice global de cohésion sociale pour les trois classes de coopératives forestières et principales statistiques descriptives .........................................133 Tableau 34: Analyse de variance pour les moyennes des indices de cohésion sociale pour les coopératives forestières innovantes, moyennement innovantes et traditionnelles ........134 Tableau 35: Analyse factorielle sur indicateurs de la cohésion sociale de Bernard appliquée au cas des coopératives forestières du Québec ...................................................................135 Tableau 36: Les facteurs de la cohésion sociale dans les coopératives forestières diversement innovatrices du Québec et leur association avec les dimensions de la cohésion sociale de P. Bernard...........................……………………………………………………141 Tableau 37 Analyse factorielle sur les indicateurs de la cohésion sociale de Bernard selon la méthode d’extraction Principal Axis Factoring et la rotation Varimax..............................143 Tableau 38: Analyse factorielle sur les indicateurs de la cohésion sociale de Bernard selon la méthode d’extraction Principal Axis Factoring et la rotation Direct Oblimin ……………144 Tableau 39:Test sur les différences des moyennes entre les différentes classes d’innovation concernant les notes en facteurs..........................................................................................146 Tableau 40: Analyse de variance sur les notes en facteurs.................................................147 Tableau 41: Régression ordinale des facteurs de cohésion sociale sur l’appartenance aux classes de coopératives forestières......................................................................................150 Liste des figures Figure 1 : Réseau d'interaction et d'innovation d'une PME…………………......…....……47 Figure 2 : La gouvernance dans l’industrie forestière québécoise…………………....……72 9 INTRODUCTION Cette recherche se consacre à l’élaboration d’une nouvelle stratégie de développement régional destinée aux régions périphériques du Québec, et ce, dans une perspective de rapprochement entre les dimensions économique et sociale concernées par le processus de développement. Ce rapprochement s’avère nécessaire puisque le développement réfère à la transformation des conditions non seulement matérielles, mais aussi sociales des individus, traduisant ainsi le progrès et l’amélioration du bien-être global (Paulet, 1998, 12). Au Québec et au Canada, les régions périphériques sont celles qui sont situées à plus d’une heure de route d’un centre métropolitain de plus de 500 000 habitants (Polèse, Shearmur, 2003). Ces régions sont caractérisées par une forte dévitalisation économique marquée, notamment, par la délocalisation des activités industrielles de moyenne et forte valeur ajoutée vers les régions métropolitaines (Polèse, Shearmur, 2003; Proulx, 2003). Plus spécifiquement, la recherche présentée dans cette thèse s’intéresse à l’innovation économique dans les coopératives forestières du Québec en lien avec leur capacité à générer la cohésion sociale au sein de leurs communautés d’appartenance. Les activités industrielles à moyenne et forte valeur ajoutée s’appuient sur les principes de la nouveauté et de la spécialisation dans la production des biens et services et donc, ultimement, sur la recherche de l’innovation et du contrôle de plus en plus important du savoir que cette recherche de l’innovation mobilise. Ces activités industrielles répondent de façon adaptée à une demande de plus en plus orientée vers des produits hétérogènes destinés à des groupes de consommateurs aux besoins variés et changeants (Julien, 2005; Polèse, Shearmur, 2002). En conséquence, une région dont les entreprises et les industries sont fortement orientées vers la moyenne et forte valeur ajoutée peut éventuellement réussir à se différencier et à prospérer au sein de la concurrence économique interrégionale et 10 mondiale actuelle. De plus, les activités orientées vers la valeur ajoutée, dans la mesure où elles constituent un vecteur de la compétitivité des entreprises et des régions, stimulent les exportations. Les exportations sont à la base de l’introduction de nouvelles devises ou, en d’autres termes, d’argent neuf dans une région, permettant à celle-ci de s’enrichir. Dans ce contexte, nous pouvons concevoir toute l’importance de comprendre et d’agir sur les problématiques socio-économiques de grande envergure qui se dessinent dans les régions périphériques, dont la structure économique se caractérise, dans son ensemble, par une prédominance des activités à faible valeur ajoutée. Dans l’environnement économique mondialisé, marqué par une recrudescence de la concurrence, certains espaces ou territoires deviennent plus attrayants que d’autres pour les entreprises, les investisseurs et leurs capitaux. Les grands centres urbains ou, plus largement, les régions métropolitaines, offrent la proximité des services, des travailleurs qualifiés, des réseaux d’affaires et des marchés, mais aussi une forte densité de réseaux d’information économique et enfin, des économies importantes sur les coûts de transaction et les coûts d’option (Polèse, Shearmur, 2005, 56-70, 200-2006). Ces avantages ou externalités font des régions métropolitaines des espaces qui apparaissent comme les nœuds de l’économie mondiale, dans la mesure où ils favorisent la concentration spatiale des activités économiques, mais aussi parce qu’ils sont interconnectés entre eux par les flux de marchandises, de services, d’entreprises et d’investissements qui sillonnent le globe (Klein, 1998). Ces flux sont à la recherche d’occasions d’affaires et de maximisation des profits à travers la mondialisation (Scott, 2001, 34; Coleman, 2004, 6). Les externalités qu’offrent les espaces métropolitains constituent ce qu'il est convenu d'appeler des économies d’agglomération (Scott, 2001; Polèse, Shearmur, 2003, 2003a; Klein, 2002; Proulx, 2003). Les économies d’agglomération sont des gains de productivité attribuables à l’agglomération géographique des populations et des activités économiques. En d’autres termes, les économies d’agglomération sont les avantages que tirent les entreprises de la concentration spatiale d’acteurs économiques. Les économies d’agglomération constituent des gains issus de l’environnement des entreprises, et pour lesquels elles n’assument pas les coûts. C’est donc la capacité des villes et des régions métropolitaines à offrir des économies d’agglomération qui leur permet de jouer un rôle actif dans le développement économique. 11 En général, plus une ville est grande, plus les économies d’agglomération y sont importantes (Polèse, Shearmur, 2005, 59-69). Ces constats ne signifient pas pour autant qu’il n’y ait pas de développement ou de stratégies de développement régional qui puissent s’articuler avec succès dans les régions non métropolitaines. Nombreux sont ceux qui affirment que les régions et les acteurs régionaux peuvent mettre de l’avant différentes stratégies pour faire en sorte que leur région devienne compétitive dans l’économie mondiale, notamment en développant certains traits distinctifs qui pourraient devenir des atouts permettant à certaines régions de se mettre en valeur dans leurs stratégies de concurrence économique (Doloreux et al., 2005, 217-222; Amin et Thrift, 1995; Jessop, 2002; Maskell, 1998; Scott, 1999, 2001). La littérature suggère, notamment à l’aide de nombreuses études de cas, que les stratégies qui mettent en valeur une ou des caractéristiques propres à une région permettent éventuellement à celle-ci de se positionner avantageusement dans l’économie mondiale (Kresl, 2003; Benko, Lipietz, 2000; Grossetti, 2003; Pike, 2003). Cependant, la persistance de la dévitalisation économique dans les régions périphériques canadiennes et québécoises nous amène à penser que la démonstration de la réussite de ces stratégies pour ces régions reste limitée (Polèse, Shearmur, 2003). Parallèlement à ce constat, une autre problématique majeure liée au développement mérite d’être fortement soulignée. Cette problématique concerne la mesure des impacts sociaux des stratégies de développement. Le développement économique et de la compétitivité des régions ne constituent pas un objectif en soi. Ils doivent permettre aux individus de répondre à leurs besoins, c’est-à-dire d’avoir accès aux marchés du travail et de la consommation et de là, améliorer la qualité et les conditions de vie des individus, contrer l’exclusion sociale et poursuivre l’objectif de la justice sociale. Cette finalité ultime du développement économique régional prend en ce moment une dimension importante, puisque plusieurs auteurs voient dans les transformations récentes de l’économie, c’est-àdire la phase actuelle de mondialisation et la montée du néolibéralisme, une tendance qui semble perturber la relation entre les sphères économique et sociale au sein de nos sociétés. En effet, certains auteurs notent que l’évolution de plusieurs « indicateurs sociaux », comme la disparité entre riches et pauvres, l’exclusion sociale, la pauvreté, la précarisation 12 des ménages, la qualité de vie des individus et la cohésion des institutions sociales, semble court-circuitée par la croissance économique actuelle (Gorz, 2004; Jenson, 1999; Comeliau, 2000; Breton, 2002). Le problème viendrait du fait que le modèle de la modernité néolibérale des sociétés capitalistes, dominées par le marché et l’économisme, serait le mécanisme dominant de la régulation sociale. Dans la mesure où ce modèle s’articule par l’échange marchand, la demande solvable et la maximisation des profits, et que cette logique gouvernerait l’évolution de l’ensemble de la société, il s’installerait une dissociation entre l’économique et le social (Comeliau, 2000, 113). Dans ce contexte, il est troublant de constater que l’évaluation socio-économique des stratégies de développement économique local et régional, à l’aide d’indicateurs spécifiques et précis, reste occultée (Lévesque, Mendell, 1999, 24). C’est donc dans cette double problématique que s’insère la présente recherche, c’est-à-dire l’élaboration d’une stratégie de développement régional adaptée à la réalité des régions périphériques du Québec permettant un rapprochement entre les dimensions économique et sociale interpellées par le processus de développement. Nous étudierons cette double problématique à travers la relation entre l’innovation économique et la cohésion sociale dans les coopératives forestières du Québec. La pertinence de cette étude de cas et, par le fait même, de cette thèse, se justifie de la façon suivante : Premièrement, la forêt couvre près de la moitié du territoire du Québec et constitue l’une des principales activités économiques de quelque 535 municipalités rurales à travers la province. Celles-ci sont majoritairement situées dans les régions forestières du bouclier laurentidien, ce qui confirme leur caractère périphérique (Dugas, 2000, 26; MRNF, 2007). Le secteur forestier au Québec représentait, en 2003, un chiffre d’affaires annuel de 13,5 milliards de dollars, ce qui correspondait à 6 % du PIB réel du Québec (Institut de la statistique du Québec, 2007). En 2005, l’industrie de la forêt fournissait 209 500 emplois directs et indirects, majoritairement situés en milieu non métropolitain (à plus d’une heure ou une heure et demie de route des régions de Montréal et de Québec) (CIFQ, 2006). Ces quelques chiffres consacrent, à eux seuls, le caractère névralgique de l’industrie forestière pour le Québec, mais surtout, pour les régions périphériques de la province. 13 Deuxièmement, nous avons déjà mentionné que l’innovation économique constitue le vecteur principal de la nouveauté et de la spécialisation dans la production des biens et services et conséquemment, de la bonification de la valeur ajoutée. La valeur ajoutée des biens et services permet aux entreprises d’une région donnée de se démarquer dans la concurrence interrégionale et mondiale et de se nicher dans un marché et un créneau d’excellence. Or ce qui pose problème dans les régions périphériques, c’est le manque ou la délocalisation d’entreprises orientées vers la moyenne et forte valeur ajoutée et donc, ultimement, vers la recherche de l’innovation qui permet d’augmenter les occasions de profitabilité des entreprises (Polèse, Shearmur, 2002). L’innovation économique dans l’industrie forestière jouera vraisemblablement un rôle important dans l’avenir pour la survie de ce secteur d’activité. La crise forestière actuelle accentue l’inéluctabilité de l’innovation. En effet, la diminution des coupes forestières, la concentration de l’industrie dans les produits de masse que sont le bois d’œuvre et ceux issus du secteur des pâtes et papier, la force du dollar canadien qui défavorise les exportations canadiennes sur les marchés internationaux, la taxe à l’exportation que doit appliquer le Canada dans le cadre de l’entente canado-américaine sur le bois d’œuvre et la transformation des économies modernes qui se déplacent non plus vers la production de masse, mais bien vers la production de biens et services spécialisés axés sur la nouveauté, obligent les coopératives forestières du Québec à prendre le virage de la transformation et de l’innovation. Troisièmement, l’augmentation des disparités entre riches et pauvres, l’exclusion sociale, la pauvreté et la précarisation socio-économique des ménages, qui sembleraient constituer les conséquences d’une certaine conception de la croissance économique, inspirée par le néolibéralisme et la mondialisation, pourraient avoir comme effet ultime l’érosion des liens sociaux unissant les individus au sein d’une société. Il en est ainsi puisqu’il est difficile de maintenir la nécessaire solidarité au sein d’une société si plusieurs groupes de cette société constatent qu’ils font l’objet d’une quelconque forme d’inégalité qui les désavantage structurellement ou, de façon plus radicale, si la société ne répond plus à leur communauté d’intérêts. En bout de ligne, c’est l’ordre social qui est menacé par l’émergence éventuelle de mouvements sociaux intolérants et extrémistes et par l’exaltation pour les valeurs individualistes et le « chacun pour soi » (Bernard, 1999, 49-50; Comeau, Lévesque, 1994, 16; Gutiérrez, 2004, 150-157). 14 Cette situation interpelle impérativement la notion de cohésion sociale. Comme nous l’expliquerons dans le chapitre dédié à la problématique, la cohésion sociale réfère aux processus sociaux qui influencent l’ordre social, c’est-à-dire la pérennité des liens sociaux unissant les individus qui composent la société (Maxwell, 1996, p.13; Jenson, 1998, 3-5, 15-22; Bernard, 1999, 19-20). La cohésion sociale est un concept fort utile pour observer les relations entre les sphères économique et sociale. En effet, ce concept se veut multidimensionnel dans la mesure où les processus sociaux dont il se nourrit relèvent aussi bien des conditions économiques, comme l’insertion socio-économique et professionnelle, ou encore l’accès au marché de la consommation; et sociales, comme l’équité, la poursuite de la justice sociale, la marginalisation et l’implication des individus dans la construction de leur communauté. (Maxwell, 1996; Jenson, 1998; Bernard, 1999; Berger-Schmitt, 2002; Chan et al., 2006). Enfin, quatrièmement, les coopératives forestières du Québec sont issues d’une relation dynamique où l’économique et le social sont en symbiose. En effet, les coopératives forestières sont des organisations où s’unissent des individus qui mettent en commun les ressources qu’ils détiennent dans le but de cumuler un capital, des moyens de production et donc une capacité productive assez imposante pour réaliser des travaux forestiers de grande envergure, comme la coupe et la récolte de bois, l’aménagement des terrains forestiers et les travaux sylvicoles (Desmarais, Tremblay, 1994, 9). Les coopératives forestières sont créées par des acteurs locaux dont l’entreprise collective repose sur la volonté et la capacité du milieu à créer localement de l’emploi à partir des ressources disponibles (CCFQ, 2006). Elles sont enracinées dans leur milieu et constituent une réponse des communautés forestières quant à leur insertion économique. De plus, les coopératives forestières du Québec sont fortement représentées dans les régions périphériques du Québec, puisque le gouvernement de la province s’est assuré, dans les années 1970, d’implanter une coopérative forestière par unité de gestion publique de la forêt (CCFQ, 2006). Dans la mesure où la cohésion sociale réfère à la pérennité des liens sociaux qui unissent des individus dans une communauté d’intérêts, les coopératives forestières pourraient éventuellement constituer un vecteur de la cohésion sociale. En permettant l’union 15 d’individus liés entre eux par des valeurs et des intérêts communs, du moins en ce qui a trait à leurs besoins socio-économiques, et en constituant l’instrument ou le moyen par lequel ces individus réaliseront leur entreprise commune, et ce, dans une perspective d’équité entre les membres, les coopératives forestières peuvent potentiellement jouer un rôle dans l’actualisation de la cohésion sociale dans leurs communautés d’appartenance. Comme nous l’expliquerons aussi dans le chapitre consacré à la problématique, les coopératives forestières traversent actuellement une phase de développement marquée par la diversification de leurs activités productives, l’identification de nouveaux créneaux d’activités, et par la recherche de solutions originales pour stimuler leur croissance (CCFQ, 2006; Carrier, 2004). Ainsi, s’il s’avérait que les coopératives forestières investissent le champ de l’innovation économique, elles pourraient potentiellement bonifier la valeur ajoutée liée à leur production et par conséquent, susciter un certain dynamisme dans les régions dont l’économie, comme c’est le cas pour les régions périphériques québécoises, est fortement structurée par l’industrie forestière. Cette dernière potentialité, liée à la capacité des coopératives forestières à générer la cohésion sociale au sein de leurs communautés d’appartenance, fait de celles-ci un attrait sans équivoque pour quiconque s’intéresse au développement des régions périphériques dans une perspective de rapprochement entre les sphères économique et sociale. La thèse se divise en cinq chapitres. Le chapitre I est consacré à la présentation du cadre théorique. Dans un premier temps, nous nous attardons à mettre en perspective les principaux courants théoriques offrant des interprétations sur les causes d’une éventuelle dichotomie entre les dimensions économiques et sociales liées au processus actuel du développement des sociétés capitalistes avancées. Les approches classiques de régulation sociale liées aux marchés et aux politiques keynésiennes seront par la suite observées pour aboutir à l’examen du concept de cohésion sociale. Dans un deuxième temps, les variables et les stratégies des principaux paradigmes en développement régional depuis les années 1970 seront examinées selon les réponses qu’elles offrent en terme de développement des territoires, mais aussi en terme de rapprochement entre les dimensions économique et sociale. À cet égard, les approches liées à l’école de l’économie institutionnelle et de la nouvelle géographie économique seront abordées. À l’issue de ce chapitre, nous mettrons 16 en lumière deux composantes qui constituent un terrain propice à l’émergence de nouvelles pratiques pour le développement économique et social dans les régions périphériques : la gouvernance locale et la dialectique de la cohésion sociale. Le chapitre II fera état de la problématique en clarifiant les limites des critiques sociales adressées au capitalisme et en soulignant les avantages réels et nécessaires de l’économie de marché pour le développement des sociétés modernes. Nous explorerons aussi les prétentions, les critiques et les limites de la nouvelle économie sociale en tant que principale alternative au néolibéralisme, mais aussi en tant que moyen pour réagir aux impacts sociaux jugés négatifs de l’économie de marché. Nous voulons attirer l’attention ici sur la problématique que soulève le maintien de la cohésion sociale à travers les relations de marché ou, en d’autres mots, à partir des avantages réels de l’économie de marché, et ce, en dépit des critiques qui pèsent sur cette dernière. La problématique des régions périphériques du Québec et du Canada en développement régional sera par la suite exposée. Nous voulons ici nous assurer de bien faire comprendre l’importance d’une nouvelle approche de développement économique pour les régions périphériques qui devra s’assurer du rapprochement entre les sphères économique et sociale, lesquelles sphères étant inévitablement interpellées par le processus de développement. Enfin, nous expliquerons comment les coopératives forestières, en tant qu’entité permettant la création et la poursuite d’une communauté d’intérêts, peuvent servir de vecteur de la cohésion sociale. Sur ce dernier point, nous voulons montrer que, dans une conception anglo-américaine de la cohésion sociale, des organisations comme les coopératives forestières du Québec peuvent générer ou promouvoir la cohésion sociale. Le chapitre III, IV et V présentent l’étude du cas des coopératives forestières du Québec dans leur relation entre l’innovation économique et la cohésion sociale. Le chapitre III décrit et explique, à partir d’une méthodologie qualitative, les processus d’innovation économique dans les coopératives forestières du Québec. Ce chapitre tentera aussi de différencier les coopératives forestières du Québec selon leur niveau d’innovation et, ultimement, d’évaluer, qualitativement toujours, l’impact des différents niveaux d’innovation économique sur la capacité des coopératives forestières qui en font partie à 17 promouvoir la cohésion sociale. Le chapitre IV quant à lui définit une nouvelle approche méthodologique pour mesurer quantitativement la cohésion sociale dans les coopératives forestières québécoises. Un modèle d’analyse de la cohésion sociale sera présenté, de même que les dimensions et les indicateurs de ce modèle, en vue de créer le questionnaire, présenté dans ce même chapitre, qui sera utilisé pour mesurer la cohésion sociale dans les coopératives étudiées. Enfin, le chapitre V est voué à la présentation des différentes analyses quantitatives qui permettent d’apprécier davantage les différences entre les niveaux d’innovation économique des coopératives forestières du Québec quant à leur capacité à générer ou à promouvoir la cohésion sociale. La méthodologie utilisée dans le cadre de cette thèse est adaptée à chacune des thématiques abordées dans les chapitres III, IV et V. Par conséquent, au début de chacun de ces chapitres, une présentation détaillée de la méthodologie utilisée sera faite en fonction des thématiques étudiées. Cependant, nous pouvons déjà spécifier que, globalement, la méthodologie privilégie une double approche, soit une approche qualitative et une approche quantitative. L’approche qualitative sera utilisée dans les chapitres III et IV. Dans le chapitre III, nous voulons explorer et observer les coopératives forestières sur le terrain ou dans leur environnement social, organisationnel et économique, voire culturel et ce, afin de comprendre la signification que celles-ci accordent à cet environnement, de même que la nature et la raison d’être des interactions entre-elles et les autres acteurs qui composent leur environnement multi dimensionnel. Le travail que nous devons accomplir dans ce chapitre se centre sur la variabilité des relations comportement/signification et vise la découverte de schèmes particuliers qui expliquent comment s’articulent les processus d’innovation dans les coopératives forestières, de même que leurs comportements face à la promotion de la cohésion sociale. Dans le chapitre IV, le recours à l’approche qualitative est aussi privilégié, puisque cette partie de la thèse consiste en un travail d’identification des indicateurs des dimensions de la cohésion sociale en vue de la mesurer quantitativement. Ce travail d’identification s’est réalisé, notamment, à l’aide d’une analyse documentaire ou de contenu relatif à la cohésion sociale, plus particulièrement en ce qui concerne ses diverses manifestations possibles, lesquelles manifestations pouvant éventuellement faire l'objet d’indicateurs. 18 Le chapitre V quant à lui s’oriente vers l’approche quantitative, et ce, dans une perspective de complémentarité avec l’approche qualitative utilisée dans le chapitre III. Les méthodes quantitatives nous offriront l’avantage de mesurer plus concrètement les différents aspects de la cohésion sociale. Plus particulièrement, les méthodes quantitatives nous permettront d’appliquer des mesures de contrôle rigoureuses dans le but d’établir des relations entre deux faits, à savoir les niveaux d’innovation économique et de cohésion sociale dans les coopératives forestières. Selon les résultats obtenus par les analyses quantitatives, il sera éventuellement possible de confirmer, ou d'infirmer, avec plus de rigueur dans la mesure, les observations faites dans le chapitre III quant à la relation entre innovation économique et cohésion sociale dans les coopératives forestières du Québec. 19 CHAPITRE I : CONTEXTE THÉORIQUE 1.1 Les critiques sociales du développement économique L’incapacité des politiques keynésiennes à relancer la croissance économique vers la fin des années 1970 dans les pays occidentaux, de contrôler les déficits budgétaires de ces mêmes pays ainsi que les fortes poussées inflationnistes qui y ont été observées, ouvrit la voie à l’instauration des politiques néolibérales. Le néolibéralisme prône un désengagement de l’État en tant qu’acteur économique actif afin de laisser la régulation de l’économie et du travail bien sûr, mais aussi l’ensemble de l’activité humaine aux mécanismes du marché. Le marché serait ici une entité « neutre » d’allocation optimale des ressources à l’aide d’un système de prix issu de la rencontre entre l’offre et la demande dans un contexte de rareté plus ou moins marquée pour certaines ressources et de concurrence entre les agents économiques de l’offre (Gill, 2002, 15-16). La perspective économique néolibérale préconise aussi le démantèlement de l’État providence, dont les mesures de stimulation de la demande effective et les dépenses en services publics exerceraient un fardeau fiscal trop lourd sur l’épargne et l’investissement pour stimuler le processus de croissance économique, et encourageraient même le chômage chronique et l’inflation (Dostaler, 2001). Les pressions fiscales jugées trop fortes empêcheraient la couche de population disposant des revenus les plus élevés d’investir et de stimuler la croissance économique et, de là, la création d’emplois et l’accroissement du niveau de vie pour tous (Gilder, 1981, 67). Enfin, les monopoles de l’État dans certains secteurs d’activité économique fausseraient l’équilibre entre l’offre et la demande, en réduisant artificiellement les prix, détournant ainsi des ressources réelles d’un usage optimum et efficace, voire même leur gaspillage, puisque non soumises aux mécanismes du marché (Gill, 2002, 17-18). Ainsi, la libéralisation des échanges entre acteurs économiques privés, la déréglementation des 20 échanges économiques, le désengagement de l’État, la privatisation de ses sociétés et monopoles et la fiscalité régressive sont les lignes directrices des politiques économiques néolibérales. Inégalement appliquées dans les pays de l’OCDE, ces politiques ont mainte fois été critiquées par une constellation d’auteurs, notamment en ce qui concerne leurs impacts sociaux. À cet effet, ces critiques accordent une attention particulière aux questions du travail, du chômage et de l’exclusion socio-économique, de même qu’à celles de la précarisation du travail et de ses conditions (Boltanski, Chiapello, 1999; Gorz, 2004; Thompson, 2004; Dupuy, 2005; Coutrot, 2002). Ces critiques s’attardent beaucoup aussi sur les problématiques liées au démantèlement de l’État providence, ou au désengagement de l’État dans un contexte de dégradation des services publics, notamment face aux populations en situation de pauvreté ou de précarité socio-économique (Kenworthy, 2004; Somers, 2001; Crouch et al., 2001; Comeliau, 2000). Enfin, les tensions sociales liées à la montée des inégalités de richesse et de conditions entre les individus occupent aussi une large place dans la littérature (Billi, Boccella, 2005; Stiglitz, 2002; OCDE, 1999; Touraine, 1999). Il ne s’agit pas ici de faire une revue de l’ensemble des critiques adressé aux politiques économiques néolibérales. L’effervescence de la littérature qui y est consacrée devrait plutôt nous rappeler qu’au-delà du néolibéralisme, le développement économique et, plus généralement, le capitalisme, ont toujours été l’objet de critiques quant à leurs impacts sociaux sur les individus et les sociétés qui ont adopté ce mode de production et d’accumulation de richesses. C’est pourquoi nous ne nous laisserons pas aveugler par les événements circonstanciels qui ont favorisé le retour des valeurs libérales dans la régulation économique des sociétés occidentales. Nous nous concentrerons plutôt ici à mettre en lumière ce qui, dans la littérature, constitue les variables structurelles qui animent les critiques fondamentales adressées à l’économie de marché quant à son impact sur les conditions sociales des individus des sociétés capitalistes avancées, et que les perspectives économiques keynésiennes ou néolibérales portent en elles. 21 1.1.1 Principales variables du capitalisme : Individualisme, production, consommation, profits, croissance et institutions de régulation Le modèle de développement économique des sociétés capitalistes avancées est fondé, à divers degrés, sur l’individu ou sur les valeurs individuelles et privées. Les variables qui animent ce modèle sont celles du progrès technique, du confort matériel, de l’amélioration du niveau de vie, de la distinction et de la promotion des individus au sein de la société (Lal, 2006, 30-32). Dans cette perspective, la consommation individuelle de biens et services apparaît comme étant la variable ultime du modèle capitaliste. La consommation individuelle vise d’abord l’amélioration du confort matériel et des conditions de vie, mais ce souci matériel n’exclut pas d’autres ambitions éventuelles, de caractère plus symbolique, telles que l’amélioration du statut social ou même l’accroissement du pouvoir qui lui, est lié à la capacité d’appropriation des activités humaines ou, en d’autres termes, au pouvoir d’achat. La consommation de biens et services, dans une société capitaliste qui promeut la singularité de chaque personne, est le principal vecteur permettant aux individus de se différencier les uns des autres, permettant ainsi, avec l’accroissement de biens consommés, de projeter une image d’opulence et de réussite. (Comeliau, 2000, 48). Ainsi, la quantité de confort et de richesse acquise, mais aussi la promotion sociale et le pouvoir, sont proportionnels aux quantités globales de biens et services consommés. Par conséquent, l’une des premières composantes des sociétés capitalistes est l’idéal d’un accroissement quantitatif infini de la consommation. Cependant, l’objectif d’accroissement infini des quantités produites et consommées du capitalisme est subordonné à celui de l’accumulation infinie du profit appropriable, grâce à l’instrument que constitue l’argent. Par la production illimitée de biens et services, le capitalisme a comme finalité ultime l’accroissement des occasions de profit. Ces occasions peuvent se traduire par une maximisation du chiffre d’affaires, des parts de marché ou des investissements et des acquisitions, mais aussi par une spéculation financière, où il y a une dissociation entre les profits maximisés et les quantités de production effectives qui ne le sont pas (Boyer, 2004). L’accumulation de profit signifie, dans la logique capitaliste, un accroissement du pouvoir d’achat et donc, du pouvoir d’appropriation des biens et services de toutes sortes, mais aussi des forces vives de la société (main-d'œuvre, activités 22 humaines, moyens de production, etc.) (Jessua, 2004, 55-56; Comeliau, 2000, 53-56). L’accumulation des profits signifie aussi l’amélioration du niveau de vie et l’accroissement du prestige social (Comeliau, 2000, 49). Dans cette optique de maximisation des profits par la consommation illimitée des quantités produites, le capitalisme a pour deuxième composante fondamentale la marchandisation généralisée des valeurs échangées à tous les domaines possibles de l’activité humaine, y compris dans les domaines où de vives oppositions sont observées, comme dans l’éducation, la santé, la sécurité, etc. (Lal, 2006; Coutrot, 2005). Il en est ainsi, puisque la maximisation des occasions de profit rend le capitalisme irrémédiablement dépendant de la notion de croissance (Cohen, 1994). En assimilant l’économie des besoins, c’est-à-dire la production, l’appropriation et l’allocation des ressources en fonction des besoins exprimés par les individus, à l’économie de profit, soit la production et la consommation de biens et services pour la maximisation incessante des profits, le capitalisme conduit à la multiplication à l’infini des besoins, en considérant que ceux-ci sont illimités par nature, et donc à la création de toutes pièces de nouveaux besoins (Comeliau, 2006). Par conséquent, pour survivre, le capitalisme dépend d’une croissance ininterrompue des besoins et donc des quantités produites pour les satisfaire (ce qui suppose aussi leur diversification), puisque cette croissance perpétuelle conditionne l’accumulation du profit (Huart, 2003, 46-51). Il faut aussi rappeler que dans une économie de marché, les agents économiques qui constituent l’offre sont en concurrence. Par conséquent, l’impératif de la croissance vient aussi du fait que les agents économiques de l’offre doivent constamment maximiser leur profitabilité parce que l’accroissement des niveaux de profit et des parts de marché des uns se fait toujours au détriment des autres, jusqu’à ce que ceux-ci soient éliminés du jeu de l’offre et de la demande, donnant ainsi une plus grande part de la demande, et donc de profit, aux agents économiques de l’offre qui restent. La croissance devient ici une condition de survie pour les agents économiques de l’offre afin de ne pas se faire évincer du marché par la concurrence. 23 Cet impératif de la croissance et la tendance du modèle à se généraliser à l’ensemble de l’activité humaine, font en sorte que l’économie capitaliste n’est plus seulement une activité humaine parmi d’autres, encastrée dans les activités sociales. L’économie tend à « s’autonomiser », imposant ainsi sa logique capitaliste à l’ensemble de l’organisation sociale. Cette dernière doit prioritairement s’orienter vers l’expansion généralisée de l’économie (Polanyi, 1983). Ainsi, les individus, l’éducation, l’emploi, la politique, etc., ne seraient plus des objectifs en soi, mais des instruments qui doivent donner la priorité à la croissance et aux profits qu’elle engendre : comme telle, la poursuite des activités humaines est subordonnée à l’utilité qu’elles présentent pour la croissance (Comeliau, 2000 104-108). Par ailleurs, le capitalisme est à cet effet une expression institutionnelle très achevée qui soutient son expansion à travers l’ensemble de la société. En effet, le capitalisme a recours à l’État régulateur et protecteur pour assurer le maintien de l’ordre public nécessaire au respect de la réciprocité dans l’échange marchand, pour assurer les fondements juridiques et institutionnels du marché, tels que la propriété privée, les règles relatives à la définition des contrats et au fonctionnement de la bourse, du salariat, de la liberté d’entreprise, etc. De plus, les États capitalistes avancés développent des politiques économiques (keynésiennes ou néolibérales) qui mobilisent l’ensemble des forces vives de leurs organisations sociales en fonction de l’impérative croissance économique (Comeliau, 2000, 113). Ainsi pourvue de ces mécanismes de régulation, l’économie capitaliste devient un système dont la logique de production, de consommation, de croissance et de maximisation des profits à l’infini, contrôle l’organisation sociale des individus. C’est exactement à partir de cette réalité que se fondent les critiques sociales « structurelles » contre l’économie de marché ou capitaliste, que celle-ci soit orientée par des politiques keynésiennes ou néolibérales. 1.1.2 Critiques contre l’individualisme Une première forme de critique formulée à l’égard du modèle économique capitaliste concerne sa prémisse fondamentale : l’individualisme. En termes techniques, les économistes affirment que lorsqu’elle se généralise, l’économie de marché tend à « séparer les fonctions de préférences individuelles sur un marché en concurrence pure et parfaite »; en termes plus courants, on dira, selon ce schéma théorique, que les individus ne raisonnent qu’en fonction de principes individuels et autonomes, et jamais en fonction d’un lien avec 24 un groupe (Wallerstein, 1985, 59). Or, nous l’avons vu ci-dessus, le marché présente justement cette tendance à s'immiscer dans l’ensemble des sphères de la société. L’émergence du capitalisme à la recherche de la maximisation des occasions de profit a favorisé, comme il a été dit, la généralisation du marché dans la société en lui donnant un environnement institutionnel adéquat assuré par l’État (libéralisation des échanges, privatisations, normes contractuelles et boursières, transfert des monopoles d’État au secteur privé, etc.). Cet environnement organiserait donc la protection et la promotion des droits individuels qui empiéteraient de plus en plus, avec la pénétration de la logique de marché dans les différentes sphères de la société, sur les intérêts collectifs ou publics (Coutrot, 2005). Par conséquent, plusieurs auteurs avancent que l’économie de marché oppose les individus entre eux en considérant seulement les personnes prises individuellement, de même que leur entourage immédiat, et ce, au détriment du resserrement des liens sociaux et de solidarité. Ainsi, le modèle capitaliste, en tant que principale caractéristique du modernisme, sacrifierait les liens anciens d’appartenance et de cohésion sociale, comme la famille, l’ethnie, la communauté, le groupe social, etc. à la promotion de l’individu et de sa vie privée (Coutrot, 2005; Schneider-Arnsperger, 2005; Stiegler, 2004; Sennett, 2006). Notons que les politiques économiques keynésiennes et l’État providence lui-même accentuent l’individualisme dans la mesure où, à l’aide de mesures de stimulation de la demande effective et de la consommation, ils permettent à chacun de favoriser son environnement individuel au détriment des autres liens de solidarité sociale (Comeliau, 2000, 46). Rappelons-le, les individus dans le modèle capitaliste sont en concurrence. S’ils sont des producteurs, ils sont en concurrence sur les marchés avec les autres producteurs pour offrir leurs biens et services au prix du marché et pour maximiser leurs occasions de profit. Sinon, ils sont en concurrence avec les autres individus en tant que main-d'œuvre à l’intérieur du marché du travail afin d’obtenir et de maximiser leur pouvoir d’achat. Ainsi, en s’appuyant sur l’appropriation privative et la concurrence, l’économie de marché fonderait les relations entre les membres d’une société sur la rivalité individualiste plutôt que sur la solidarité face aux besoins exprimés par les personnes et les groupes au sein 25 d’une collectivité (Coutrot, 2005; Schneider-Arnsperger, 2005, 15-18, 58-69). Ces relations sociales exerceraient ainsi un impact qualifié de destructeur sur le « tissu social » et sur sa densité. Certains auteurs avancent que cette situation, exacerbée par la mondialisation et la recrudescence de la concurrence que celle-ci provoque entre les pays, les régions et les entreprises, débouche sur l’atomisation des groupes sociaux, qui en viennent à se percevoir comme des adversaires en compétition, déstructurant ainsi les liens entre les individus d’une même communauté (Ghorra-Gobin, 2004; Vacchiani-Marcuzzo, 2004; Klein, 1997, 2002; Walzer, 1997). 1.1.3 Critiques contre le marché Une deuxième forme de critique fondamentale adressée à l’économie de marché s’attaque à sa seconde prémisse : le recours au marché comme unique mode d’expression et de satisfaction des besoins. Le marché, en ne considérant que les besoins solvables, ferait abstraction des besoins collectifs, comme la santé et l’éducation pour tous, la justice, la sécurité, le développement socio-économique d’une communauté, etc., c’est-à-dire les besoins dont la satisfaction ne passe pas par l’appropriation privative des biens et services qui y répondent. Bien que ces besoins collectifs doivent impérativement être satisfaits, puisqu’ils conditionnent la régulation et le maintien de la société, ils seraient toutefois difficiles à satisfaire par la voie marchande de l’appropriation privative et du profit (Bruckner, 2004; Jacques, Landry, 2004; Vaneigem, 2002). Ainsi, aucune société capitaliste moderne n’est purement marchande : le marché se combine toujours avec diverses formes d’interventions collectives, qu’elles soient publiques, associatives ou autres. Dans cette perspective, les critiques adressées à l’économie de marché viennent du fait que, dans un contexte où l’économie marchande tend à s’étendre à l’ensemble des activités humaines, comme les politiques néolibérales sembleraient le préconiser, la coexistence entre les divers modes d’expression des besoins (privatif et collectif) sont en compétition, et celle-ci jouerait à l’avantage sans cesse accru des besoins marchands (Comeliau, 2000, 103). Ainsi, les besoins collectifs seraient réduits à un statut de purs moyens vis-à-vis des besoins marchands. La reconnaissance des besoins collectifs n’aurait de sens que s’ils permettent d’abord et avant tout le maintien de 26 l’équilibre social dont le marché a besoin pour réguler l’échange marchand, l’amélioration de la productivité de la main-d'œuvre et le maintien de leur compétitivité et enfin, le développement de nouvelles activités rentables (Comeliau, 2000, 104-105). C’est dans ce cadre d’analyse que certains auteurs notent ce que l’on pourrait définir comme étant la confusion des objectifs et des moyens de l’activité économique. En assimilant, comme il à été expliqué plus haut, l’économie des besoins à l’économie des profits et de la croissance perpétuelle, le capitalisme ferait de l’économie non plus un instrument au service du développement des sociétés humaines et de leur accomplissement, mais plutôt une fin en soit à laquelle la société, ou l’activité humaine, serait un instrument au service de la croissance et de la poursuite des profits (Sennett, 2006). 1.1.4 Critiques relatives à la précarité et aux inégalités Le capitalisme n’est pas un système immobile, bien au contraire. Il change constamment dans ses procès de production et de consommation, modifiant ainsi les formes d’accumulation des richesses. Ses récentes transformations ont eu un impact important sur l’organisation du travail. Rappelons que le travail et l’emploi constituent les principaux moyens pour les individus d’obtenir un pouvoir d’achat, qui s’avère essentiel dans une économie de marché qui ne considère que leurs besoins solvables. Les changements survenus récemment dans l’organisation du travail constituent le fer de lance des critiques sociales contre le néolibéralisme et l’économie de marché. Ces critiques soulignent que les récentes orientations de l’économie marchande accentuent la précarité des conditions socioéconomiques des individus. Le fordisme, qui était le modèle de production industrielle dominant jusqu’à récemment, était fondé sur le couple production-consommation de masse. Cette relation était particulièrement encouragée par la recherche constante des économies d’échelle dans le procès de production des biens, ce qui permettait d’offrir ces biens au prix les plus bas possible, et ainsi les rendre accessibles sur les marchés les plus vastes. Ces économies d’échelle constituaient ainsi la pierre angulaire de la productivité et de la compétitivité des entreprises. La production-consommation de masse et les économies d’échelles contribuaient, cependant, à la standardisation des biens. Le fordisme était donc un modèle 27 parfaitement bien adapté à la logique capitaliste axée, comme expliqué antérieurement, sur la production et la consommation infinie de biens en fonction d’une maximisation illimitée des profits. En ce qui concerne l’organisation du travail dans ce modèle de production, il se caractérise évidemment par le recours aux principes du taylorisme qui divisent le processus de production en tâches simples et routinières. Chacune de ces tâches spécifiques était assignée à une seule personne ou un seul groupe de personnes (un homme = une tâche). Cette organisation du procès de production est très hiérarchisée, puisqu’elle se caractérise par une forte centralisation des décisions et ce, selon un processus de juxtaposition de plusieurs divisions techniques des opérations et du travail, comme la conception, la production, la gestion du personnel, les finances et ainsi de suite. Ces différentes divisions assurent la diffusion des instructions vers les unités inférieures exécutantes. Il reste que la manifestation la plus importante du fordisme quant à l’organisation du travail est la création d’un rapport salarial qui assura, pendant les « Trente Glorieuses », un équilibre relatif entre la consommation et la production de masse, entre une production en croissance et une consommation aussi en croissance, laquelle était assurée par une hausse correspondante de la demande (Fournier, 1996, 315; Boyer, Durand, 1998, 15-17). L’organisation salariale du fordisme permettait donc d’assurer aux travailleurs une hausse de leur pouvoir d’achat, octroyée par les employeurs, par le biais des conventions collectives et des avantages sociaux qui s’y rattachaient et qui était, en gros, proportionnelle à celle de la productivité globale de l’économie (Fournier, 1996, 315). Cette correspondance constitue ce que l’on appelle le compromis fordiste. À ce sujet, il ne faut pas oublier le rôle important qu’ont joué les diverses revendications syndicales et les luttes ouvrières dans la création du compromis fordiste. Il est impératif de souligner que les conventions collectives, la sécurité d’emploi et l’accroissement du pouvoir d’achat sont en bonne partie « des conquêtes ouvrières » (Lipietz, 1989, 21). Ces conquêtes ont été rendues possibles grâce à une organisation sociale qui présentait trois caractéristiques essentielles : des institutions centrales fortes c’est-à-dire, essentiellement, la législation relative aux droits du travail et assurée par un État régulateur, des relations sociales durables, qui doivent beaucoup à la stabilité d’emploi, et qui ont favorisé l’éclosion « d’une conscience 28 de classe », et des valeurs collectives fortes, qui ont mobilisé des masses de travailleurs autour d’un ensemble de revendications communes (Plihon, 2001, 87). Il reste que les économies modernes sont en constante évolution et que le modèle fordiste de production industrielle a dû céder sa place un régime de production qualifié de flexible et spécialisé. Pour caractériser les mutations économiques actuelles, nous employons des termes comme économie de l’information, économie des services, économie du savoir qui renvoient tous à une même réalité : le passage d’une économie où la plupart des gens travaillent à la production de biens et services relativement standardisés, typiques du modèle fordiste, à une économie axée sur la production de biens et services plus complexes (Polèse, Shearmur, 2002). La recrudescence de la concurrence économique au sein de la mondialisation actuelle des marchés, de même qu’une demande, dans les pays de l’OCDE, de plus en plus orientée vers des produits plus hétérogènes destinés à des groupes de consommateurs aux besoins variés et changeants, expliquent en partie ce passage vers une économie du savoir ou informationnelle. Cette économie est basée sur la nouveauté dans les biens et services, la spécialisation et donc, sur l’innovation, la valeur ajoutée et sur un contrôle de plus en plus important du savoir permettant l’innovation (Julien, 2005). La production industrielle est ainsi orientée vers un plus large éventail de biens et de services en réponse à une demande changeante et volatile. Dans ce contexte de demande incertaine, la production ne peut être qu’instable. Les produits et les processus technologiques de production changent rapidement. De plus, pour faire face à une demande spécialisée et changeante, le processus d’innovation au sein des entreprises devient fondamental et la technologie qu’elle mobilise peut être très complexe (Porter, 1995; Storper, Salais, 1993). Dans la mesure où l’innovation est un processus d’essais-erreurs, l’information et les connaissances qui permettent de maîtriser ou de générer l’innovation jouent un rôle primordial et elles peuvent commander, en peu de temps, une réorganisation substantielle du processus de production d’une entreprise. (Guilhon, 2004, 25; Lapointe, 2003, 16; Amable, Barré, Boyer, 1997). Ainsi, l’organisation du travail dans le mode de production fordiste, en se structurant à partir d’une forte hiérarchie décisionnelle, devenait trop lourde pour faire face à une 29 demande volatile et pour innover en peu de temps. En effet, cette hiérarchie, compte tenu du temps considérable qui sépare la perception du marché et le lancement d’un nouveau produit, manquait de souplesse et de rapidité pour être à l’affût des variations du marché (Boyer, Durand, 1998, 20-23; Porter, 1995, 51-75). De plus, l’organisation du travail dans le fordisme, en réduisant au maximum la complexité des tâches des travailleurs et en ignorant leur savoir-faire, préparait mal ces travailleurs à une plus grande flexibilité, c’està-dire au développement de leur polyvalence et de leur capacité d’adaptation rapide à de nouvelles tâches plus complexes. Enfin, les concepts de sécurité d’emploi à temps plein et d’accroissement ininterrompu du pouvoir d’achat des travailleurs, pièces maîtresses du compromis fordiste, s’accommodent mal avec l’exigence de flexibilité dans les entreprises, qui ont maintenant des besoins variables en main-d'œuvre, selon la mouvance de la demande et de leur carnet de commandes. Le nouveau contexte de concurrence mondiale forcerait aussi les entreprises à exiger une plus grande souplesse dans les modes de rétribution et de rémunération de la main-d'œuvre; les coûts reliés à celle-ci étant les plus faciles à comprimer à court terme pour faire face à la concurrence. (Perilleux, 2001). La recherche de la flexibilité dans l’organisation du travail est souvent critiquée parce que celle-ci aurait entraîné, dans une certaine mesure, le remplacement de la permanence et de la sécurité d’emploi par du travail contractuel et temporaire. En 2002, environ un employé sur quatre au Canada était un travailleur de réserve. Celui-ci peut être un collaborateur indépendant (travailleur autonome, sous-traitant), un travailleur à forfait, un employé temporaire ou à temps partiel (Dolan et al. 2002, 112). Le recours à ces formes d’emploi permet aux entreprises de réduire rapidement leur main-d'œuvre, lorsque les conjonctures du marché le commandent, pour répondre à leur besoin de flexibilité en matière de dotation en personnel. Les employés de réserve ne reçoivent pas de pensions de leur employeur et ne bénéficient pas de vacances ni de congés payés. Ils n’ont pas d’avantages sociaux et les clauses des conventions collectives dans l’entreprise, lorsqu’il y en a une, ne s’appliquent pas à eux. Ces employés coûtent ainsi moins cher à l’entreprise (Dolan et al., 2002, 112113). La flexibilité se décomposerait en une flexibilité interne, reposant sur une transformation profonde de l’organisation du travail et des techniques utilisées, comme la polyvalence, 30 l’autocontrôle et le développement de l’autonomie; et une flexibilité externe, qui suppose une organisation du travail dite en réseau, dans laquelle des entreprises trouvent, non pas dans leur propre organisation, mais auprès d’une sous-traitance abondante et d’une maind'œuvre malléable en terme d’emploi (emplois précaires, à temps partiel, à durée déterminée), les ressources qui leur font défaut pour faire face à leurs besoins irréguliers de production (Jardin, 2005; Boltanski, Chiapello, 1999). La flexibilité dans les entreprises serait donc une façon de reporter sur les salariés, les sous-traitants et les autres prestataires de services, le poids de l’incertitude marchande. Ceux-ci travailleraient en flux tendus et devraient à la fois s’adapter rapidement et constamment à la demande et aux nouveaux modes de production induits par l’innovation en matière de valeur ajoutée et de spécialisation des produits, à l’intérieur de délais de plus en plus courts, tout en respectant des normes très strictes de qualité, car il n’y a ni espace, ni temps ni argent pour rectifier les erreurs de la production just in time et certifiée par différentes normes de qualité, comme la norme ISO (Gollac, 1998, 62; Coutrot, 2002). Ainsi, l’entreprise, lorsqu’elle en aurait la possibilité, reporterait massivement sur les salariés et les sous-traitants la responsabilité de l’assurance-qualité qu’exigent les consommateurs désireux d’obtenir des biens et services « zéro défaut » (Eymard-Duvernay, 1997, 16). Il résulterait de cette recherche de flexibilité plusieurs conséquences pour les travailleurs dont les plus souvent citées dans la littérature sont : l’augmentation de la disponibilité des travailleurs tout en étant payé que pour les heures travaillées dans l’entreprise, l'accroissement de la charge de travail et du nombre d’heures travaillées non rémunérées, une baisse des salaires réels, surtout lorsqu’ils sont comparés à l’augmentation de la productivité des entreprises, une recrudescence de la détresse psychologique, un relâchement dans l’application des normes de sécurité au travail chez les sous-traitants, mobilisés par les processus d’adaptation à la demande, de réduction des délais de production, d’innovation et d’introduction de nouvelles technologies et enfin, une difficile conciliation travail-famille (Gorz, 2004; Thompson, 2004; Dupuy, 2005; Coutrot, 2002, 2005; Tremblay, 2004). En dehors de l’organisation du travail, l’économie de marché est dénoncée par plusieurs en raison d’une tendance qu’elle aurait à accentuer les inégalités de revenu et leur polarisation au sein de certains groupes sociaux (Piketty, 2002, 3-5). Historiquement, l’étude des inégalités, depuis le XIXe siècle, montre que depuis le début du processus 31 d’industrialisation et d’urbanisation des sociétés occidentales, celles-ci se sont d’abord caractérisées par un accroissement des inégalités de salaire et de richesse. Cette première étape a été suivie par une phase de stabilisation, puis de diminution substantielle des inégalités (Kuznets, 1955; Piketty, 2002, 18). C’est au cours des années 1970 que le niveau d’inégalité dans la répartition des revenus et richesses a le plus diminué dans l’ensemble des pays de l’OCDE sous l’impact, notamment, des politiques fiscales keynésiennes, de l’impôt progressif sur le revenu et les successions et de l’accroissement du pouvoir d’achat dans l’ensemble de la population (Piketty, 2001; Piketty, Saez, 2001). Cependant, la constatation, dans les années 1980, que l’inégalité avait recommencé à augmenter dans les pays occidentaux (très légèrement seulement dans les pays scandinaves) porta un coup fatal à l’idée d’un lien inexorablement positif entre développement économique et réduction des inégalités (Piketty, 2002, 19). À cet effet, une étude menée conjointement par Statistique Canada et le Department of Economics and Institute for Fiscal Studies, de l’Université de la Colombie-Britannique, montre que les inégalités de revenu après impôt ont augmentées au Canada à partir des années 1990 (Frenette et al., 2006). L’étude présente les résultats de mesure de l’inégalité du revenu après impôt au cours des années 1980 et des années 1990 pour le Canada fondés sur des données de recensement. En outre, les mesures de l’inégalité du revenu fondées sur ces données révèlent des variations cycliques très importantes des inégalités de revenu dans la population canadienne, de même qu’un accroissement global substantiel de l’inégalité des revenus au cours de la période étudiée dans l’étude. Les résultats de cette dernière montrent que les années 1980 sont caractérisées par une forte augmentation de l’inégalité du revenu avant impôt. Cependant, les paiements de transfert d’indemnités aux individus en situation de pauvreté et de précarité économique, de même que les prélèvements en impôt, ont atténué les écarts de revenus au sein de la population canadienne. Par contre, une augmentation de l’inégalité du revenu avant impôt à partir des années 1990 n’a pas été compensée par les prélèvements d’impôt et les paiements de transfert, de sorte qu’il s’installerait, au Canada, un écart de plus en plus marqué de la distribution des revenus dans la population (Frenette et al., 2006, 30). L’accroissement important de l’inégalité des revenus à partir des années 1990 serait attribuable à l’augmentation substantielle des revenus à l’extrémité supérieure de la distribution des revenus (les plus riches), et de leur 32 diminution, tout aussi substantielle, à l’extrémité inférieure de la distribution (Frenette et al., 2006, 23). Des études similaires effectuées dans les pays de l’OCDE abondent dans le même sens, incitant ainsi plusieurs auteurs à confirmer l’existence, au Canada, aux ÉtatsUnis et en Europe, exception faite des pays scandinaves, d’une polarisation des revenus faisant en sorte que la couche de population disposant des revenus les plus élevés concentrerait davantage la richesse et les personnes les plus pauvres continueraient à s’appauvrir (Schneider-Arnsperger, 2006, 43-54; Piketty, 2002, 11-16; Gill, 1996) 1.2 La cohésion sociale En réaction aux critiques sociales contre le capitalisme et l’économie de marché, la notion de cohésion sociale connut, depuis le milieu des années 90, un regain d’attention dans la littérature. La cohésion sociale cherche à répondre à la question fondamentale suivante : en raison de la concurrence incessante entre les êtres humains pour obtenir des ressources rares afin de répondre à leurs besoins, qu’est-ce qui permet aux gens de vivre ensemble en paix et en sécurité? (Jenson, 1999, 3, 9; Cope et al., 1995, 39). Outre la cohésion sociale, au moins deux autres écoles théoriques ont cherché à répondre à cette question dans les sociétés capitalistes. La première est le « Libéralisme classique ». L’ordre social, dans cette école théorique, résulte de la coordination des comportements privés au sein d’institutions comme le marché, mais aussi dans celles correspondant à ce qu’il est convenu d’appeler le capital social, comme la famille, les réseaux interpersonnels, les connaissances ou les amitiés (Putnam, 1996). Le libéralisme classique conçoit l’ordre social comme un avantage non voulu, mais véritable qui émane du marché et des autres transactions individuelles. Le respect réciproque des droits individuels, garanti par les lois émanant d’un État régulateur, ainsi que les actes des personnes à la recherche simultanément de leurs propres intérêts économiques, sont censés assurer la régulation de la société, de même que l’ordre social (Tocqueville, 1986; Putnam, 2001). La deuxième école, les « Théories de la démocratie », conçoit que l’ordre social et son évolution résultent de l’action d’un gouvernement démocratique qui garantit un niveau fondamental d’égalité et d’équité économique (Jenson, 1998, 14). L’ordre social ici est la résultante d’un gouvernement actif, apte dans un premier temps à redistribuer les revenus dans une économie de marché productive et performante et, dans un deuxième temps, à mettre en place des institutions publiques et démocratiques 33 chargées d’élaborer des politiques sociales qui touchent directement plusieurs aspects de la vie des gens en société, comme la santé, l’éducation, la famille, la sécurité du revenu, etc. (Berger, 1998, 362-363; Jenson, 1998, 13-14). Les critiques sociales formulées contre l’économie de marché et le capitalisme, et dont nous avons fait état précédemment, ont amené certains analystes à parler d’une crise du contrat social. Cette crise mettrait en évidence les conséquences sociales des limites de l’État providence, de la recrudescence de la concurrence économique, issue de la mondialisation actuelle, sur l’organisation du travail et l’incertitude économique, et de l’obsolescence des politiques keynésiennes pour redistribuer la richesse et stimuler l’économie et de là, le compromis fordiste, fer de lance de l’ascension économique et sociale des masses (SaintMartin, 1999; Kearns, Forrest, 2000; Berger-Schmitt, 2002). En fait, les disparités économiques, ou la polarisation des revenus dans la société, l’exclusion de groupes sociaux caractérisés par un manque ou une absence de solvabilité sur le marché, la précarité et l’incertitude économique et l’exacerbation des valeurs individuelles dans les modes de vie, font germer la peur d’une atomisation sociale ou d’une dégradation du tissu social. Cette atomisation ou cette dégradation mènerait, notamment, à l’effondrement d’un consensus autour de valeurs communes, à un affaiblissement des institutions productrices de solidarité et de liens sociaux (État, communauté, syndicats, habitat, marché du travail, famille, école), à un recul ou une disparition de la participation citoyenne et enfin, à une recrudescence de mouvements sociaux extrémistes et intolérants (Kearns, Forrest, 2000, 995; BergerSchmitt, 2002, 404; Saint-Martin, 1999, 89 Jenson, 1999, 11-12). Ce constat montrerait ainsi les limites des écoles théoriques de l’ordre social que sont le « Libéralisme classique » et les « Théories de la démocratie », d’où le regain d’intérêt pour la notion de cohésion sociale. La cohésion sociale avance que l’ordre social repose sur l’interdépendance entre les membres et organisations d’une société, ainsi que sur le partage de valeurs et la solidarité (Jenson, 1998, 14). Par conséquent, plusieurs gouvernements, dont ceux du Canada et de la France, et organisations supranationales et internationales, comme l'Union Européenne et l'OCDE, manifestent un intérêt renouvelé pour la cohésion sociale (Patrimoine canadien, 1997; Plan, 1997; OCDE, 1997; Commission Européenne, 2001). Comme le souligne Jenson (1999), le regain d’attention accordé à la cohésion 34 sociale par les gouvernements et les organisations internationales est une réaction « aux stratégies d’adaptation développées par les pays pour faire face aux enjeux de la concurrence internationale et de la restructuration économique… On considère maintenant que la mutation des paradigmes et leurs nouvelles orientations inspirées par le néolibéralisme ont provoqué des tensions structurelles dans les domaines social et politique » (Jenson, 1999, 11). La cohésion sociale est un concept multidimensionnel, dans la mesure où il fait intervenir à la fois les sphères économique, sociale et politique dans la régulation de la société et de l’ordre social (Bernard, 1999, 56). Les gouvernements ont donc adopté avec d’autant plus d’enthousiasme le concept de cohésion sociale parce que celui-ci leur offre « un moyen d’examiner les interdépendances entre la restructuration économique, le changement social et l’intervention politique » (Jenson, 1998, 3). 1.2.1 Origine et définition de la cohésion sociale À partir du XIXe siècle, lors de chaque période de changement social rapide où la diversité a menacé l’homogénéité des perceptions et des idées, et où la restructuration a mis en péril les compromis politiques établis et les programmes qui les accompagnaient, des universitaires et des décideurs se sont engagés dans des discussions et débats concernant la cohésion sociale. Pendant ces périodes, des initiatives et des programmes d’action visant à promouvoir la cohésion sociale ont commencé à se développer aux côtés des autres écoles théoriques de l’ordre social (Jenson, 1998, 9). Notre époque n’est donc pas la première qui critique l’économie de marché et le libéralisme classique sur la façon dont ils conçoivent la création de l’ordre social. Ce n’est donc pas la première fois qu’une attention particulière est accordée à la cohésion sociale dans l’établissement des priorités publiques et politiques. En général, c’est à Émile Durkheim que l’on attribut la paternité du concept de cohésion sociale. Ses travaux remontent à la fin du XIXe siècle, dans une Europe secouée par un rythme rapide de changements sociaux liés à l’industrialisation, à l’urbanisation et aux mouvements migratoires de population sur tout le continent européen (Hobsbawm, 2000). Durkheim considère qu’une somme d’individus forme une société grâce à la solidarité, élément commun à toute existence sociale. La solidarité, dans la pensée du sociologue, prend son sens le plus achevé dans l’organisation sociale complexe des sociétés modernes. 35 Ces sociétés complexes se caractérisent par la montée de la bourgeoisie et du capitalisme qui redéfinissent la place de l’activité économique dans les rapports sociaux. Cette redéfinition de l’économie s’incarne fondamentalement dans l’émergence de la notion d’interdépendance issue de la division sociale du travail très poussée engendrée par le procès de production des entreprises et usines d’alors. C’est de cette interdépendance entre les groupes d’individus au sein de l’organisation économique de son temps qu’émerge, selon Durkheim, « la conscience collective » (les socialistes et les communistes, que Durkheim réprouve en proposant son concept de solidarisme, parlent de conscience de classe et des rapports conflictuels entre les classes). Cette conscience collective est constituée de « l’ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d’une société ». Cet ensemble forme un « système déterminé qui a sa vie propre » (Durkheim, 1971; 1973). La centralité de la solidarité dans le fait social amène Durkheim à affirmer que l’objet de la société est l’ensemble des individus ou le groupe et la structure sociale, plus que les individus et les phénomènes individuels (Grawitz, 2001, 108-109). C’est donc à partir de ces prémisses que Durkheim aborde la notion de solidarisme. Le solidarisme est une conception de la cohésion sociale dont la structure fondamentale repose, évidemment, sur la notion de solidarité, qui assure la cohésion entre les individus autour d’un ensemble de valeurs fortes et de principes moraux inspirés par le catholicisme (Grawitz, 2001, 109). Pour le sociologue, la société se décrit comme étant composée de collectivités plutôt que d’individus, et de familles plutôt que de classes sociales. La vie associative, les syndicats et les coopératives et donc, par conséquent, la coopération et l’intervention commune, sont au cœur du solidarisme, tout comme l’idée de la famille comme unité sociale de base (Hayward, 1961). Selon le sociologue, une société est cohésive grâce à la loyauté réciproque que les citoyens s’accordent les uns aux autres au sein de cette intervention commune et coopérative et, ultimement, au sein de l’État, parce que c’est lui qui assure la protection et la régulation, par ses lois et sa force de coercition, des liens d’interdépendance qui participent à l’émergence de l’organisation sociale des individus sous forme de groupes sociaux (Jenson, 1998, 10). 36 L’approche de Durkheim fut critiquée principalement pour deux raisons. La première vient du manque de considération que le solidarisme accorde à l’importance de la recherche de justice sociale et d’égalité. Le fait d’utiliser la famille, composées de chefs et de personnes à charge, comme modèle de base de la société, de même que le recours à la loyauté réciproque que les citoyens doivent s’attribuer les uns aux autres et, ultimement, à l’État, occulte les questions de la distribution des pouvoirs et privilèges au sein des groupes sociaux, de même que de la redistribution des revenus et responsabilités au sein de ces groupes sociaux et enfin, les questions d’égalités des chances et de conditions (Jenson, 1998, 10). La deuxième raison vient du fait que la cohésion sociale avait eu tendance, jusqu’alors, à mettre de côté l’importance des mécanismes démocratiques pour résoudre les conflits sociaux. En effet, le solidarisme s’articule à partir d’une nécessaire mobilisation consensuelle des individus autour de valeurs communes fortement figées par certaines organisations comme la famille, l’État, les associations et la religion. Cette mobilisation autour de valeurs consensuelles cache souvent un embrigadement des individus au sein des organisations porteuses de ces valeurs et ce, au détriment d’une approche axée sur les intérêts et la résolution de conflit à partir des mécanismes démocratiques, tant traditionnels qu’expérimentaux, au sein d’une perspective qui encourage le changement plutôt qu’une tendance à l’inertie face à la mouvance sociale (Jenson, 1998, 10-11). Plus récemment, J. Jenson (1998), alors auteur d’un document synthèse pour le compte des Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques, définit les contours du concept de cohésion sociale à la lumière des plus récents travaux de recherche canadiens sur le sujet. À partir des travaux empiriques d’O’Connor (1998), des travaux émanant de chercheurs issus des milieux universitaires et gouvernementaux, Jenson identifie et explique comme suit les cinq principales dimensions le concept de cohésion sociale : 1. Appartenance-isolement : la cohésion sociale repose d’abord sur le partage d’un certain nombre de valeurs fondamentales qui font consensus et qui suscitent l’engagement des individus dans la construction d’une communauté, d’une entreprise commune, même si ces valeurs doivent toujours faire l’objet de débats afin de les actualiser, de même que sur le sentiment de faire partie d’une même communauté; 37 2. Insertion-exclusion : la cohésion sociale est liée aux institutions économiques, spécialement à celle que constitue le marché. La cohésion sociale suppose donc l’insertion des individus sur les marchés, en particulier ceux du travail et de la consommation; 3. Participation-passivité : la cohésion sociale, dans une société démocratique, ne peut avoir de sens que si elle suppose la possibilité pour les citoyens de s’impliquer dans la gestion des affaires publiques, dans les partenariats entre les sphères privée et publique, et dans le tiers secteur, par opposition au désenchantement politique; 4. Reconnaissance-rejet : encore une fois, dans une société démocratique et de droit, la cohésion sociale doit favoriser la reconnaissance du pluralisme et des différences entre les individus comme fait, mais aussi comme valeur ajoutée pour la société; 5. Légitimité-illégitimité : enfin, la cohésion sociale suppose le maintien et le perfectionnement des institutions publiques et démocratiques qui agissent comme médiateurs concernant les oppositions dans la poursuite des intérêts individuels et collectifs, de même que dans la résolution des conflits sociaux. Ces institutions se doivent d’être légitimes aux yeux des citoyens (Jenson, 1998, 17-19, Bernard, 1999, 5556). Ultimement, le travail de Jenson nous permet de tenter une définition synthèse de la cohésion sociale, laquelle peut s’articuler de la façon suivante : la cohésion sociale constitue l’ensemble des processus sociaux qui influencent l’ordre social, c’est-à-dire la pérennité des liens sociaux unissant les individus qui composent, de ce fait, une communauté, la société. Le degré de cohésion sociale exprime le niveau de partage de valeurs et d’intérêts entre des individus qui se regroupent pour participer, pacifiquement, à diverses entreprises communes desquelles chacun peut tirer équitablement profit (Maxwell, 1996, p.13; Jenson, 1998, p.3-5, 15-22; Bernard, 1999, p.19-20). En dépit de ces efforts pour mieux définir et comprendre la cohésion sociale aujourd’hui, de même que son intérêt face à la problématique actuelle concernant les tensions 38 structurelles provoquées dans la sphère sociale par le développement économique, certains analystes avancent que le concept reste toujours non opérationnel et flou, notamment en ce qui concerne les relations entre le concept de cohésion sociale et les autres notions avec lesquels ce concept semble avoir des liens, comme les échelles spatiales, la citoyenneté, le capital social, l’économie sociale, etc. (Saint-Martin, 1999, Villeneuve, 2003; Jenson, 1998). D’autres nous mettent en garde contre les dangers de la cohésion sociale, dont le plus important, qui s’apparente à la notion de capital social, faisant de la cohésion sociale un bien exclusif : ceux qui s’insèrent dans des réseaux de contacts sociaux, qui participent à la vie démocratique et qui adhèrent à des valeurs communes et mobilisatrices peuvent ne pas étendre les privilèges de cette insertion à ceux qui ont des valeurs et comportements différents. La cohésion sociale devient ainsi la cohésion de certains contre les autres (Bernard, 1999; Hall, 1997; Rosanvallon, 1995). Enfin, il est toujours difficile de savoir ce qui stimule la cohésion sociale ou, en d’autres termes, quelles sont les variables qui stimulent les dimensions de la cohésion sociale, et comment crée-t-on de la cohésion sociale. P. Bernard (1999) parle quant à lui de la cohésion sociale comme d’un quasi-concept. Selon le sociologue, ce quasi-concept constitue l’une « de ces constructions mentales hybrides que le jeu politique nous propose de plus en plus souvent, à la fois pour détecter des consensus possibles sur une lecture de la réalité et pour les forger ». Plus loin, il ajoute que ces constructions sont hybrides parce qu’elles ont « deux faces : elles sont d’une part fondées, en partie et sélectivement, sur une analyse des données de la situation, ce qui leur permet à la fois d’être relativement réaliste et de bénéficier de l’aura légitimante de la méthode scientifique; et elles conservent d’autre part une indétermination qui les rend adaptables aux différentes situations, assez flexibles pour suivre les méandres et les nécessités de l’action politique » (Bernard, 1999, 48). Ces constats n’ont cependant pas empêché l’auteur d’aller au-delà de la critique du concept de cohésion sociale en essayant de s’en saisir et de pousser à fond sa logique. L’auteur effectua cet exercice par un appel systématique à la dialectique de la démocratie. Pour ce faire, il commence par identifier les trois valeurs fondamentales des sociétés démocratiques : la liberté, l’égalité et la solidarité. Il affirme ensuite que ces valeurs sont en 39 relation dialectique, c’est-à-dire qu’elles renvoient les unes aux autres et forment une totalité. Plus spécifiquement, le sociologue avance : 1- qu’une véritable liberté n’est possible que pour des gens relativement égaux et qui sont solidaires de certaines valeurs, au moins celle de la liberté; 2- qu’une véritable égalité ne peut être celle des esclaves, et elle repose sur le sentiment d’avoir une destinée commune; 3- que la solidarité perd son sens si elle n’est pas librement assumée et si elle ne contribue pas à combattre l’exclusion (Bernard, 1999, 50). Cependant, ces trois valeurs fondamentales de la démocratie sont aussi en tension ou en contradiction. Cela veut dire, encore une fois selon les propos de l’auteur : 1- que la liberté, surtout la liberté économique, qui engendre l’inégalité des chances et des conditions et favorise la polarisation des revenus et de là, du pouvoir dans certains groupes sociaux, menace l’égalité et elle réduit la solidarité à l’action interpersonnelle; 2- que la recherche effrénée de l’égalité peut noyer la liberté dans l’uniformité. Elle peut surtout limiter les libertés individuelles. Cette recherche de l’égalité peut aussi empêcher l’éclosion de la solidarité et commander à celle-ci de susciter un engagement; 3- que la mobilisation trop forte autour des valeurs de la solidarité peut brimer la liberté en forçant un embrigadement dans des clans ou des idéologies et servir de prétexte à la marginalisation de ceux qui ne correspondent pas aux idéologies et aux valeurs des clans, perpétuant ainsi des inégalités (Bernard, 1999, 50). Les tensions dialectiques entre les valeurs de la démocratie ne sont pas qu’unipolaires, c’est-à-dire axées que sur une seule valeur. Les tensions dialectiques peuvent aussi être bipolaires, où deux valeurs dominent la troisième. Les différents cas de figure de ces tensions bipolaires peuvent se dessiner dans les différentes démocraties capitalistes : la démocratie d’inclusion, la démocratie pluraliste et la démocratie de participation (Bernard, 1999, 52-55). Notons que cette nomenclature ne correspond pas à des groupes de pays en 40 particulier. Ces modèles se trouvent tous à divers degrés, dans l’ensemble des sociétés capitalistes avancées. Ainsi, selon Bernard, la démocratie d’inclusion favorise les pôles de la liberté et de l’égalité. Cette démocratie est fondamentalement articulée à partir de l’État providence. La liberté y comprend les libertés individuelles, qui culminent dans la charte des droits de la personne, de même que la très importante liberté économique, dont celle d’entreprendre. L’État providence permet, à l’aide de mesures fiscales et de politiques d’inspiration keynésiennes, une certaine redistribution des ressources et de restaurer, dans une certaine mesure, l’égalité, en prévenant ainsi l’exclusion socio-économique. Ce qui est déficient dans ce modèle, toujours selon l’auteur, c’est la solidarité. D’une part, la liberté aboutit à une excroissance des libertés individuelles au détriment d’une prise en considération des conséquences des actes individuels sur l’ensemble de la collectivité. D’autre part, l’action étatique, devenue trop bureaucratique, trop uniforme et trop dispendieuse, se traduit par un appel au secteur communautaire pour prendre le relais. Cet appel montre le besoin de prendre en considération les solidarités de tous horizons : celles basées sur l’appartenance à un voisinage, à une région ou à un groupe social, celles basées sur le partage d’une problématique commune, celles basées sur les traits identitaires, etc. La démocratie de participation est caractérisée par la prépondérance des pôles de la solidarité et de l’égalité. Elle est le modèle qui caractérise la social-démocratie scandinave, où l’intervention de l’État pour assurer l’égalité y est fortement marquée. Cette intervention renvoie, selon l’auteur, aux valeurs de solidarité communautaire dont l’origine remonte aux traditions luthériennes (Bernard, 1999, 52). Cependant, sous la pression des agents économiques qui « voulaient échapper à une pression fiscale plus forte qu’ailleurs en Europe et beaucoup plus forte qu’en Amérique du Nord, surtout aux États-Unis », les États scandinaves ont dû accepter « une certaine dose d’harmonisation, qui oblige à repenser l’équilibre entre la liberté économique, l’égalité et la solidarité » (Bernard, 1999, 52). Enfin, la démocratie pluraliste met l’accent sur les pôles de la liberté et de la solidarité. Il s’agit du modèle qui interpelle le plus actuellement la notion de cohésion sociale pour assurer l’ordre social. La démocratie pluraliste accorde elle aussi une grande importance aux libertés individuelles et à la liberté économique. Ce qui la qualifie de pluraliste, selon Bernard, c’est l’importance qu’elle alloue à la diversité socioculturelle, qui s’impose 41 comme un fait de plus en plus incontournable de nos sociétés actuelles sous la forme ethnique, mais aussi sous la forme de sous cultures relatives aux catégories d’âge, aux appartenances régionales, aux valeurs, etc. (Bernard, 1999, 53). Il serait en effet difficile pour l’État de mobiliser les individus autour d’entreprises communes en faisant un appel à la solidarité, mais sans tenir compte de cette diversité. Le défaut de ce modèle vient du fait que l’État est enjoint de promouvoir le consensus autour de valeurs communes, ce qui le conduit souvent à passer sous silence la question des inégalités. L’État concentre ses efforts à mobiliser les individus au sein d’un processus consensuel plutôt qu’à résoudre les conflits d’intérêts (Bernard, 1999, 53). C’est ici que la notion de cohésion sociale, reprise dans le discours politique, révèle, selon Bernard, sa nature de quasi-concept : « il est difficile de proposer de circonscrire les effets du néolibéralisme sans faire allusion aux inégalités que celui-ci engendre, tout comme un appel à la solidarité de tous les membres de la société ne peut faire l’économie de toute référence à des principes élémentaires d’égalité entre les individus, peu importe leurs horizons socioculturels, d’où la valse-hésitation autour de la notion de cohésion sociale. Elle demeure le plus souvent non définie, et quand elle est définie, l’égalité ne s’y retrouve pas toujours » (Bernard, 1999, 53). Pour Bernard, cette notion d’égalité, et de son principal vecteur, l’État, devient centrale. D’une part parce qu’elle fait défaut au concept de cohésion sociale, et d’autre part, parce qu’elle constitue la seule des trois valeurs des sociétés démocratiques qui fournit encore de grands idéaux communs, « qui unissent les individus de la société dans une commune et équivalente citoyenneté » (Bernard, 1999, 54). La légitimité des institutions démocratiques de gestion de conflit, ajoute Bernard, « c’est le traitement équitable des citoyens, quelle que soit leur inscription dans les disparités du marché et dans la diversité des groupes et catégories d’appartenance sociale » (Bernard, 1999, 54-55). En effet, constate le sociologue, la liberté tend à nous diviser dans la diversité de nos projets et fait de nous de simples consommateurs lorsqu’il s’agit de liberté du marché. La solidarité, quant à elle, qui se veut un instrument de ralliement autour de valeurs communes, ne joue plus vraiment ce rôle dans les sociétés modernes, car elle se divise en catégories et en groupes de plus en plus diversifiés dont les loyautés sont tournées vers l’intérieur (Bernard, 1999, 54). 42 Cette dialectique de la démocratie permet donc à l’auteur de raffiner le travail qui a été entrepris par Jenson en y ajoutant une nouvelle dimension, soit celle d’Égalité-Inégalité. Les dimensions de la cohésion sociale chez Bernard se distribuent-elles aussi selon une logique dialectique. D’abord, elles se divisent selon les trois grandes sphères d’activité des individus en société : économique, politique et socioculturelle. C’est à l’intérieur de ces sphères d’activité que s’articule l’action individuelle et collective permettant une mise en tension des trois valeurs fondamentales de la démocratie : la liberté, l’égalité et la solidarité. Au sein des trois sphères d’activité, les dimensions se divisent selon deux types de relation. Le premier type est dit « formel », c’est-à-dire qu’il sollicite une action ou une attitude relativement accessible pour la plupart des individus. Le deuxième est dit « substantiel », c’est-à-dire qu’il sollicite un engagement des individus à travers le temps. Le tableau 1 illustre comment se définissent et se distribuent les dimensions de la cohésion sociale selon leur type d’activité et de relation Tableau 1 Les dimensions de la cohésion sociale selon Bernard (1999) Sphères d’activité Économique Politique Socioculturelle Caractère de la relati on Formel Substantiel Insertion-Exclusion Insertion face aux marchés du travail et de la consommation Légitimité-Illégitimité Légitimité des institutions de régulation sociale Égalité-Inégalité Poursuite de la justice sociale Reconnaissance-Rejet Appartenance-Isolement Tolérer les différences de valeurs et d’idées entre individus Engagement des citoyens dans la construction d’une communauté plurielle Participation-Passivité Implication des citoyens dans les institutions de régulation Source : Bernard, 1999, 56 Dans la sphère socioculturelle, la reconnaissance oblige simplement les membres d’une communauté à tolérer les différences entre les individus en ce qui a trait aux idées et aux valeurs, alors que l’appartenance signifie l’engagement des individus dans la construction d’une communauté à partir d’un dialogue actif concernant des idées et des valeurs non unanimes. Dans la sphère politique, la légitimité renvoie à la reconnaissance des institutions de régulation sociale et de règlement de conflit par les citoyens, alors que la participation signifie l’implication active des citoyens dans ces institutions. Enfin, dans la sphère économique, la relation formelle signifie l’insertion des individus dans les marchés 43 du travail et, ultimement, de la consommation. Cependant, un engagement plus profond, dans la relation substantielle, suppose la poursuite de l’égalité, c’est-à-dire de la justice sociale et de l’équité (Bernard, 1999, 56). Notons aussi que les deux types de relations sont, pour Bernard, en rapport dialectique. La dimension formelle constitue, certes un pré requis pour atteindre la dimension substantielle. Les deux types de relations sont cependant essentiels dans la régulation des sociétés démocratiques. Pour Bernard, une société qui serait exclusivement orientée vers une implication substantielle des individus dans chacune des sphères deviendrait anarchique. Au plan politique, la société pourrait éclater sous les tensions émanant d’une constellation d’acteurs ou groupes sociaux si chacun d’eux était porteur de visions et de projet de société. La société se diviserait en factions à travers lesquelles la recherche de consensus et de compromis deviendrait une entreprise excessivement complexe. Au plan socioculturel, il pourrait résulter un embrigadement dans une pesante communauté de valeurs. Au plan économique, il serait difficile de défendre les libertés du marché si elles contribuent à perpétuer les inégalités, d’où l’importance de la poursuite de l’égalité des chances et de conditions. Cependant, un excès dans cette voie contribue, comme nous l’avons déjà mentionné, à brimer la liberté économique et même la liberté tout court (Bernard, 1999, 57). 1.3 Le développement régional : modèles et stratégies La région, en économie spatiale ou en géographie économique, est un espace complètement ouvert, du moins, en théorie, que ce soit en raison de la libre circulation des agents économiques et industriels, ou en raison de la grande porosité des ses frontières face aux flux de marchandises, de services et d’investissements qui sillonnent le globe au sein de la mondialisation actuelle (Polèse, Shearmur, 2005, 108). Cette ouverture fait en sorte que la région, comme concept absolu, n’existe pas. Ses frontières peuvent englober plusieurs municipalités ou territoires, en tout ou en partie, et varier selon les circonstances. Par conséquent, il n’existe pas de règles bien arrêtées pour définir les limites exactes d’une région en économie spatiale. La région est par conséquent un espace à dimensions multiples. On peut la définir ou l’identifier à partir d’un critère de nodalité, c’est-à-dire que 44 les régions sont définies comme des aires d’influence polarisées par un chef-lieu ou un lieu central. Elles sont alors dites régions nodales ou polarisées. Le concept d’aire d’influence s’applique aussi aux aires commerciales, de marché, de bassin d’emploi et industrielles qui sont elles aussi polarisées en un lieu central. On peut aussi définir la région à partir d’un critère d’homogénéité, c’est-à-dire par le fait que des territoires partagent certains traits, dont ceux, qui nous concernent plus particulièrement ici, relatifs à la base économique et à la structure industrielle. Le critère des frontières administratives s’applique aussi dans la mesure où elles servent de cadre de référence à l’intervention d’agences, d’organismes ou de ministères qui ont pour mission de participer au développement économique sur le territoire national (Polèse, Shearmur, 2005, 108-109). Cette caractéristique théorique de l’ouverture de l’espace régional fait de celui-ci un territoire fortement confronté à la concurrence économique; concurrence provenant des autres régions du territoire national, mais aussi d’autres régions du monde qui sont fortement imbriquées dans l’économie mondiale. (Scott, 2001, 34; Claval, 2003). Cette réalité met plus que jamais en lumière la place que doivent prendre les niveaux régional et local dans le développement économique et nous amène, par conséquent, à réfléchir sur de nouveaux mécanismes locaux d’intervention et d’ajustement face à la mondialisation croissante du capital et des facteurs de production. En effet, pour devenir ou demeurer compétitives dans l’économie nationale et mondiale, les régions se doivent de mettre de l’avant différentes stratégies pour tirer leur épingle du jeu, notamment en développant certains traits distinctifs qui pourraient devenir des atouts permettant à certaines régions de se mettre en valeur dans leurs stratégies de concurrence économique (Doloreux et al., 2005, 217-222; Amin et Thrift, 1995; Jessop, 2002; Maskell, 1998; Scott, 1999, 2001). Chaque stratégie est le reflet des caractéristiques d’une région, comme sa position géographique, ses ressources naturelles, son histoire, sa structure économique, son niveau d’urbanisation, ses institutions, sa culture industrielle, de même que la structure et le dynamisme de certains de ses groupes sociaux ou organisations (Fontan et al., 2003; Polèse, Shearmur, 2002; Manzagol, Jalabert, 1999; Barnèche-Miqueu, Lahaye, 2005). 45 1.3.1 Les variables du développement régional Les modèles qui tentent d’expliquer le processus de développement économique régional mettent de plus en plus en évidence l’importance des variables intangibles du développement. L’approche de Denison (1985) constitue, à cet effet, les premiers efforts de modélisation des processus de développement économique mettant en évidence la place centrale qu’occupent les variables intangibles. Cette approche montre que l’accroissement de la productivité d’une économie est tributaire de deux sources possibles. La première source est la hausse de la quantité d’intrants (augmentation du travail et du capital en nombre d’unités de travail - heures - et de capital - investissements, actifs). La deuxièmement source est la croissance de la productivité des intrants, c’est-à-dire l’amélioration de la qualité de la main d’œuvre (scolarité, santé, expérience, culture industrielle locale, etc.), la meilleure allocation spatiale des ressources (urbanisation, économies d’agglomération), les économies d’échelle (liées à la taille du marché desservi), les interactions entre les agents économiques au sein de réseaux et les modes de gouvernance qui se dessinent entre eux, de même que le progrès des connaissances et les changements technologiques. Ce dernier groupe de variables correspond à celles qui ont le plus de poids dans l’accroissement de la capacité de production d’une économie régionale (Denison, 1985). Manifestement, ce que l’approche de Denison démontre, c’est que le processus de développement économique régional dépend aussi de variables plus qualitatives ou intangibles, comme le capital humain, le cadre institutionnel, les facteurs culturels et sociaux, la capacité d’innovation et de coordination des acteurs économiques, comme l’État, les institutions de formation, de haut savoir et de recherche-développement, les institutions financières, les entreprises, les collectivités et les associations émanant de la société civile. (Polèse, Shearmur, 2005, 122-123). Bref, il semble bien que le développement économique d’une région ne puisse pas s’expliquer que par des modèles comptables de la croissance ou par des relations mathématiques ou quantitatives. L’approche de Denison nous invite à explorer les autres sources du développement économique. À cet effet, le développement local s’affirme maintenant comme étant l’une des principales avenues du développement économique 46 régional (Polèse, Shearmur, 2005, 183-187). Cette conception du développement régional met l’accent sur les initiatives locales dont l’objectif est d’imprimer un processus régional de développement, amorcé par le milieu, et qui débouche sur une économie régionale prospère reposant sur le savoir-faire des habitants et des entreprises locales. 1.3.2 Le développement local Le développement local passe par la mise en valeur du milieu et des réseaux d’interaction. Cette mise en valeur repose sur le postulat que le développement économique est un processus social. Par conséquent, la mise en valeur des dynamiques collectives qui animent le développement économique se réalise à partir de l’animation sociale au sein d’institutions. Nous référons ici au courant de l’économie institutionnelle qui postule que l’économie, et plus particulièrement les marchés, fonctionnent dans un cadre institutionnel et social articulé par les gouvernements, les réseaux d’interactions interpersonnelles, interorganisationnelles et d’affaires, les collectivités, les entreprises et les associations (Hollingsworth, Boyer, 1997; Lévesque et al., 2001, 163-168). Selon ce courant de pensée économique, les marchés évoluent au sein du cadre social et institutionnel articulé par ces différents mécanismes de coordination de l’activité économique. Ce courant de pensée est fondamental pour comprendre les processus de développement économique régional, puisque la particularité des variables intangibles du développement est qu’elles sont contrôlées ou influencées par l’ensemble de ces mécanismes de coordination économiques (Polèse, Shearmur, 2002, 2005; Doloreux et al., 2005; Fontan et al., 2003). Essentiellement, la régulation institutionnelle des marchés et du développement local consiste à créer et à coordonner des réseaux locaux d’interaction par la promotion d’actions concertées ou de projets de partenariats réunissant les gouvernements locaux, les entreprises locales et les organisations de ce que l’on pourrait appeler la société civile. En participant à des réseaux d’interaction, l’entreprise contribue à renforcer la synergie du milieu (Klein et al., 1999; Lévesque et al., 1996; Proulx, 1995; Scott, 1999; Saxenian, 2000). Ces réseaux ne se limitent pas aux échanges marchands, mais peuvent s’étendre à d’autres domaines : accords avec des laboratoires, collaborations avec le système de formation et d’éducation, avec les administrations publiques, associations avec des 47 institutions financières locales, ententes de sous-traitance ou de coproduction, collaboration avec des syndicats, etc. Dans un milieu riche en réseaux de ce genre, les chances de succès des entreprises locales et régionales sont plus grandes (Amable et al., 1997; Saxenian, 2000). Il s’agit donc de créer un milieu maximisant les occasions d’interaction et d’innovation des agents économiques et qui contribue à produire une culture industrielle locale. Ce milieu multiplie donc les externalités positives qui non seulement augmentent les possibilités de croissance des entreprises, mais qui permettent aussi à une région de développer sa compétitivité dans la concurrence interrégionale et mondiale. Schématiquement, la démarche du développement local dans la perspective de l'économie institutionnelle peut s'illustrer comme suit dans la figure 1. Figure 1 : Réseau d'interaction et d'innovation d'une PME Administration publique : Synergie avec institutions de recherche, aide publique à l'innovation, programmes d'aide-conseil Institutions financières : Montage financier divers, prêts, capital action, capital risque Institutions de formation : Adaptation des savoir-faire, ressources humaines Entreprises (PME) Essaimage : Démultiplication des initiatives, création de PME Grande entreprise : Sous-traitance et coopération, partage de technologies Associations professionnelles : Circulation de l'information et du savoir-faire Entreprises de services : Achats intermédiaires, de services marchands Source: Polèse, Shearmur, 2005, 201 Comme on peut le constater, le développement local ou régional, et plus généralement, le développement économique dans l'ensemble, sous la lorgnette de l'économie 48 institutionnelle, repose fondamentalement sur une démarche collective dont les variables principales sont la synergie dans les réseaux, la solidarité, la concertation et la coopération entre les agents économiques d'une collectivité. L'objectif ici est de créer un milieu qui facilite les relations interpersonnelles, les relations de confiance entre les acteurs économiques et un sentiment d'appartenance, de solidarité et de paix sociale. Un tel milieu procure aux entreprises une plus grande sécurité, donc un environnement propice aux échanges et aux interactions, plutôt qu'un environnement hostile, désordonné et imprévisible (Polèse, Shearmur, 2005, 201-202). Dans cette perspective, le processus de développement local et régional n'est pas sans interpeller la notion de cohésion sociale. En effet, la cohésion sociale, nous l'avons vu précédemment, concerne les processus sociaux visant à assurer l'ordre social ou la paix sociale dont ont besoin les entreprises pour se développer et pour innover. Le développement local et régional, mais aussi le développement économique dans son ensemble, a besoin d'une gouvernance entre l'ensemble des acteurs socio-économiques qui influencent ou contrôlent les variables intangibles du développement. Comme nous venons de le dire, il faut que ces acteurs travaillent de concert, en coordination dans la perspective du développement de leur région. Il peut être très ardu de parvenir à cette fin sans assurer une certaine cohésion au sein de ces acteurs socio-économiques. Pour reprendre les six dimensions de la cohésion sociale de Paul Bernard, il serait effectivement difficile d'assurer l'ordre social, la cohésion et ultimement une gouvernance au sein d'un groupe de personnes et des institutions et organisations qu'elles représentent si celles-ci perçoivent qu'il ne leur est pas fait de place dans la stratégie de développement de leur région, si elles se considèrent structurellement désavantagées par rapport aux autres, si elles ne sont pas écoutées et reconnues dans leurs capacités et dans leurs spécificités, et si elles ne peuvent s'impliquer ou si elles ne veulent pas s’engager à leur juste part dans le processus de gouvernance en tenant compte de la compétence et des objectifs des autres acteurs socioéconomiques. Par conséquent, nous pouvons avancer, dans l'esprit de Putnam (2000) et de Granovetter (2005), que le développement économique est positivement influencé par la notion de cohésion sociale. 49 Il reste que les chances de créer un milieu dense en interaction de toutes sortes au sein de réseaux multiples entre une diversité d'acteurs socio-économiques dans une optique de concertation et de gouvernance sont en principe favorisées par la proximité spatiale (Polèse, Shearmur, 2005, 200-202). Par conséquent, les milieux qui maximisent les interactions entre agents économiques ne sont pleinement performants que dans les grandes villes, les métropoles et, dans une moindre mesure, dans les régions rurales métropolitaines (Polèse, Shearmur, 2003). Ainsi, la mise en valeur des ressources du milieu et des réseaux d’interaction s’avère une stratégie applicable certes, mais ardue dans les milieux périphériques ou non métropolitains. Dans de récents travaux, Stöhr (2003) fait la synthèse des principales stratégies de développement régional utilisées au cours des dernières décennies, et qui sont fortement inspirées par les principes du développement local. La première de ces stratégies est celle qui exploite la filière de la haute technologie et de l’économie du savoir. Cette stratégie consiste à développer un environnement urbain qui attire et diffuse l’information qui stimule l’innovation technique et technologique à travers un ensemble de réseaux et de relations synergiques entre des institutions de recherche et d’enseignement, mais aussi de capital de risque, de consultants en gestion, en R-D et en technologie, des organismes gouvernementaux, et d’autres firmes ou entreprises (Camagni, 2001; Keeble, et al., 1998). La deuxième stratégie est incarnée par l’ensemble des initiatives locales et l’empowerment. Face au constat d’échec des politiques économiques traditionnelles de l’État, un nombre croissant de collectivités locales s’organisent elles-mêmes pour s’attaquer à leurs propres problèmes de développement (Stöhr, 2003, 126). Au sein des collectivités, des organisations communautaires, civiques et économiques réclament une plus grande participation dans les processus décisionnels au sein de leur communauté, de même qu’une plus grande implication dans la résolution des problèmes locaux. Articulée sur une base territoriale, cette mobilisation a pour objectif de développer le potentiel des ressources locales, de construire des politiques de développement coordonnées sur l’identification d’objectifs définis localement et de participer activement à la résolution des problèmes liés au développement de la collectivité (Stöhr, 2003, 125-132; Friedmann, 1992). 50 Enfin, la troisième stratégie repose sur la gouvernance locale. Le concept de gouvernance s’avère névralgique puisqu’il est nécessaire à la coordination des deux approches précédentes mais surtout, à la coordination de la juxtaposition des différents réseaux d’information, d’individus et d’organisation qui doivent être mobilisés dans le processus de développement local, qui demeure toujours actuellement un paradigme très vigoureux en développement régional. La gouvernance locale réfère aux mécanismes et aux processus à partir desquels les citoyens, les groupes, les communautés, les entreprises et institutions poursuivent leurs intérêts et articulent les stratégies pour les satisfaire, exercent leurs droits et respectent leurs obligations (Work, 2001). La gouvernance se veut un système de planification et de décision interactif entre les secteurs public et privé et la société civile qui travaillent ensemble, en partenariat, pour construire une économie plus forte (Stöhr, 2003, 132). Ce système est censé donner plus d’autonomie aux collectivités locales et offrir plus de flexibilité pour la définition de politiques de développement local qui se doivent de respecter des contextes changeants, selon les différents types de milieux (Stöhr, 2003, 133; OCDE, 1999a, 35). Notons que certains auteurs, comme Klein et Fontan (2003), Pecqueur (2003), Lévesque (2003), Favreau et Fréchette (2003) et Van Kemenade (2000), inspirés par l’économie sociale, ont défini les contours d’un modèle de développement local susceptible de redonner la priorité à la dimension sociale dans la mise en valeur des potentialités économiques d’un milieu et de sa communauté. Ces auteurs insistent sur la place centrale des acteurs communautaires, mais aussi de l’ensemble de la société civile, au sein d’une gouvernance avec les acteurs économiques des sphères privée et publique, pour favoriser le développement économique local, l’emploi et l’innovation économique. Cette perspective de développement régional met l’accent sur la justice sociale et la démocratisation de l’accès à l’emploi et aux services. Elle est le résultat de « réponses collectives apportées par la mobilisation des acteurs sociaux pour défendre leurs acquis et pour se doter d’outils de pouvoir pouvant permettre leur épanouissement dans le contexte de la globalisation économique » (Klein, 1996, 33). Globalement, ces auteurs avancent qu’il existe, pour le Québec, un modèle de développement économique qui s’articule à partir d’une gouvernance réunissant trois pôles d’acteurs. Il s’agit du pôle privé (entreprises et autres 51 organisations privées), du pôle public (État, pouvoirs locaux) et du pôle communautaire (groupes sociaux, syndicats, O.N.G., etc.). 52 CHAPITRE II : PROBLÉMATIQUE La problématique de cette thèse couvre quatre aspects particuliers : celui des tensions entre les avantages et les inconvénients de l’économie capitaliste ou de marché, celui de l’économie sociale, celui des limites du développement régional en milieu périphérique et celui des modalités permettant de créer ou d’encourager la cohésion sociale. Nous voulons, dans les lignes qui suivent, décrire brièvement chacun de ces aspects et établir les liens entre eux. Dans un premier temps, nous ferons le point sur ce qui caractérise les avantages pratiques, voire essentiels de l’économie de marché dans la régulation de l’activité économique, de façon à faire contrepoids aux critiques sociales qui lui sont adressées, et qui ont été explicitées dans le chapitre précédent. Dans un deuxième temps, nous nous attarderons aux prétentions, aux critiques et aux limites de l’économie sociale comme principal vecteur, dans la littérature, de la redéfinition des rapports harmonieux entre les dimensions économique et sociale. Dans un troisième temps, nous définirons les limites du développement régional en ce qui concerne les régions dites périphériques du Québec et du Canada. Ces limites constituent un appel pour une nouvelle approche de développement économique spécifiquement dédiée aux régions périphériques. Cette nouvelle approche devra, bien sûr, s’assurer d’une conciliation entre les sphères économique et sociale. Enfin, dans un quatrième temps, nous expliquerons comment les coopératives forestières, en tant qu’entité permettant la création et la poursuite d’une communauté d’intérêts, pourraient être à la fois un outil de développement régional et un vecteur de cohésion sociale au sein de leurs communautés d’appartenance. Nous compléterons ce chapitre par la présentation de la question spécifique de recherche et de ses objectifs. 53 2.1 L’économie de marché : une logique efficace d’allocation des ressources pour la production, la consommation et l’innovation en accord avec les valeurs de la modernité occidentale Dans l’hypothèse où les critiques formulées et explicitées au chapitre précédent contre le capitalisme sont bien réelles, il resterait tout de même difficile, dans les faits, de faire abstraction des succès de l’économie capitaliste, et de concevoir l’articulation de l’activité économique des sociétés modernes en rejetant le recours aux mécanismes du marché. D’abord, force est d’admettre la supériorité de l’économie de marché sur les autres systèmes d’organisation économique, ne serait-ce que par le fait de l’écroulement des régimes communistes en faillite. À titre d’exemple, l’Allemagne de l’Ouest, à la chute du mur de Berlin, avait un niveau de vie trois fois supérieur à celui de l’Allemagne de l’Est (Salanié, 2004, 16). Notons aussi que la Chine se définit de plus en plus comme un « communisme de marché », dont l’évolution à venir reste cependant floue. 2.1.1 L’individu : valeur centrale des sociétés occidentales Plus fondamentalement, rappelons que l’économie de marché prône les valeurs individuelles et privées, dans la mesure où elle est fondée sur la libre rencontre entre les individus qui constituent l’offre et la demande, et que le marché est le lieu où s’expriment et se satisfont les préférences individuelles. Cette prémisse est en parfaite concordance avec les valeurs des sociétés occidentales, édifiées sur l’individu et sa raison. L’individu et sa raison sont l’une des principales caractéristiques de la modernité occidentale (Comeliau, 2000, 42). Elle se veut universelle et se traduit par la capacité de rationaliser, c’est-à-dire d’expliquer et de justifier le présent et l’avenir des comportements individuels et collectifs. La raison donne donc aux individus la capacité d’agir sur leur milieu et sur leurs conditions d’existence, ce qui leur permet d’avoir une emprise sur leur avenir (Lock, 1996; Vibert, 2004). Elle singularise les individus puisqu’elle les investit du sens de la responsabilité et de la capacité d’initiative, ce qui les rend libre de choisir et d’orienter leurs comportements en fonction d’idées, de principes et d’ambitions qui leur sont propres, mais surtout d’avoir leur propre conception du monde qui leur demande de faire des choix rationnels, lesquels possèdent, puisque tous les individus sont dotés de raison, une logique qui correspond à leur compréhension du monde et au sens qu’ils veulent lui donner (Saul, 2003). Dans ce 54 contexte, il est difficile de rejeter un système économique qui donne, en principe, toute sa place à l’individu de même qu’à ses préférences personnelles, que ce soit en tant que consommateur ou en tant que producteur de biens. Celles-ci sont fonction de sa propre interprétation et compréhension du monde et de ses convictions. L’économie de marché donne aussi la possibilité aux individus d’améliorer leurs conditions de vie matérielle, et ce, selon leurs propres valeurs. De ce point de vue, l’économie de marché est un moyen qui contribue à l’émancipation et à l’expression de l’individu. 2.1.2 Le marché : mécanisme efficace d’allocation optimum des ressources Rappelons que la satisfaction des besoins implique des choix dans l’allocation des ressources, puisque celles-ci sont limitées et, selon le cas, plus ou moins rares. Ces choix se font donc sur la base des priorités définies quant aux objectifs à atteindre par la satisfaction des besoins, et que le choix d’une affectation des ressources suppose ainsi le renoncement aux autres affectations envisageables de ces mêmes ressources. Dans une économie de marché, les choix des individus, quant aux besoins à satisfaire, sont circonscrits par leur pouvoir d’achat et les prix en vigueur sur le marché. Ceux-ci limitent leur capacité de consommation des ressources, surtout celles qui sont rares ou limitées puisque, selon le jeu de l’offre et de la demande, ces ressources auront un prix élevé sur le marché, spécialement si une forte demande y est associée. Ainsi, à travers le processus des prix et de la solvabilité, une hiérarchisation des besoins et préférences personnelles s’effectue chez les individus, permettant ainsi une « économie » des ressources limitées nécessaires à leur satisfaction et ce, sans léser les individus ni les brimer dans leurs préférences personnelles par une allocation des ressources qui serait entièrement assumée, par exemple, par l’État (Salanié, 2004, 54-56). En ce qui concerne les producteurs, ceux-ci ont pour fonction d’offrir des biens et services, mais aussi de maximiser leurs profits. Pour ce faire, les producteurs doivent être efficaces dans leur procès de production, puisqu’ils ne pourront vendre leurs produits, sur le marché où règne la concurrence, que si leurs coûts de production, et donc le prix de vente minimal qu’ils peuvent consentir sans faire de pertes, sont égaux ou inférieurs à ceux de leurs concurrents. Dans ce cas, la rentabilité des entreprises productrices de biens et services est 55 proportionnelle à l’efficacité productive (Comeliau, 2000, 80). Ainsi, les producteurs ou les entreprises doivent tirer le maximum de leurs ressources limitées (main d’œuvre, équipement, énergie, connaissances) pour obtenir la plus grande production possible d'une quantité fixe de biens et services et ce, de façon à obtenir un rendement maximal des ressources limitées en considérant les coûts et les bénéfices (les profits) découlant des diverses décisions reliées à la production de biens et services (Salanié, 2004, 41-69). En conséquence, l’économie de marché ou capitaliste serait, à l’heure actuelle, le seul système économique qui forcerait les agents économiques, à travers les prix, la solvabilité, la concurrence et l’efficience des moyens de production, à assurer une certaine optimisation dans l’utilisation des ressources allouées à la production, à l’utilisation et à la consommation des biens et services en fonction des besoins et des préférences exprimées par les individus (Comeliau, 2000, 82-83). Rappelons cependant que les inégalités de richesse, qui ont tendance à se perpétuer à travers le temps, permettent à certains groupes sociaux, ou même, à certains groupes de nations, d’être plus ou moins soumis aux contraintes du marché dans leur consommation de biens et services et par le fait même, des ressources mobilisées par cette consommation. Il est à noter que cette vertu d’efficience dans l’allocation des ressources de l’économie de marché est observable seulement pour les biens et services qu’il est possible de posséder individuellement. Les limites du marché, quant à l’utilisation optimum des ressources rares ou limitées, proviennent du fait qu’il ne tient pas compte de plusieurs éléments qui jouent un rôle fondamental dans le développement économique des sociétés, menant ainsi à la surexploitation et au manque d’internalisation des coûts liés à leur utilisation. Ces éléments sont principalement les composantes des écosystèmes physiques de la planète, mais aussi des équipements collectifs, comme les réseaux routiers par exemple. À cet effet, signalons, premièrement, qu'au moment où les droits de propriété sont difficiles à établir, comme c’est le cas, notamment, avec les composantes de l’écosystème, le danger de surexploitation et de dégradation surgit. Les composantes de l’environnement physique, comme l’air, ne peuvent être ni possédées ni échangées, ce qui court-circuite les mécanismes du marché, puisque ceux-ci ne peuvent attribuer un prix aux ressources que si elles peuvent être appropriées ou possédées par un agent économique de l’offre ou de la 56 demande disposé à vendre ou à acheter ces ressources sur le marché (Polèse, Shearmur, 2005, 90). Deuxièmement, l’accès à certains éléments de l’écosystème ou des équipements collectifs, comme un plan d’eau ou un réseau routier, est libre ou peu coûteux; ce qui augmente les risques de surexploitation de ces éléments. En effet, leur utilisation ou leur coût d’utilisation réel n’est pas pris en compte dans l’établissement des prix sur le marché. Enfin, troisièmement, les coûts économiques des externalités négatives de l’activité d’un agent économique, comme la déforestation ou la pollution des cours d’eau, ne sont pas, eux aussi, pris en compte dans l’établissement des prix des biens sur le marché et sont, par conséquent, transférés à d’autres, en l’occurrence, à l’ensemble de la société. (Polèse, Shearmur, 2005, 90-91). 2.1.3 Le profit : moteur de l’innovation et du changement La recherche infinie du profit est un principe de l’économie de marché qui, même s’il est critiquable, reste un puissant moteur de l’innovation et du changement. Comme expliqué précédemment, nous sommes passé d’une économie dans laquelle la plupart des gens travaillent à la production de biens et services relativement standardisés, à une économie axée sur la production de biens et services plus complexes, axée sur la nouveauté, la spécialisation et donc, sur l’innovation, la valeur ajoutée et le contrôle de plus en plus important du savoir permettant l’innovation. La recherche de profits stimule les chefs d’entreprise dans leur poursuite de solutions pour améliorer leurs processus de production, de même que leurs produits déjà existants, mais aussi dans la mise en marché de nouveaux produits qui répondront de façon plus adaptée aux besoins des consommateurs (Salanié, 2004, 74-80). L’innovation est d’ailleurs au cœur des stratégies des entreprises des sociétés capitalistes avancées et du développement économique de leurs régions, puisque l'innovation permet aux entreprises de se distinguer dans la concurrence mondiale et donc, ultimement, d'accroître ses profits (Julien, 2005; Polèse, Shearmur, 2002, 40, 53). L’économie du savoir est à cet effet l’incarnation ultime de la recherche de l’innovation. Souvent organisées sous la forme de technopoles ou de pôles de haute technologie, où des entreprises sont concentrées dans un espace spécifique et relativement circonscrit, et liées entre elles par des relations de coopération-concurrence-émulation, cette économie se veut une stimulation constante de l’innovation à travers un enchevêtrement de relations en 57 réseaux avec une pluralité d’acteurs mobilisés par la recherche de l’innovation (Klein et al., 2005; Doloreux et al., 2005; Julien, 2000, 237-270). Le profit, et les retombées financières positives qu’il provoque, constituent la stimulation la plus importante qui motive des acteurs de divers horizons à se mobiliser en faveur de l’innovation et du changement (Salanié, 2004, 74-75). 2.2 L’économie sociale ou la prétention à redéfinir les relations entre les sphères sociale et économique Dans la mesure où l’économie capitaliste ou marchande possède de réels avantages pratiques, voire essentiels à la régulation de l’activité économique dans les sociétés modernes, mais que ces avantages s’accompagnent aussi de critiques ou d’inconvénients qui pèsent lourdement sur ce modèle, plusieurs auteurs s’entendent pour dire qu’il est temps de jeter les bases d’une économie mixte, c’est-à-dire qui doit prendre en considération aussi bien les valeurs marchandes que sociales (Klein, 1996; Favreau, 1997; Van Kemenade, 2000; Lévesque, 1999). Cependant, d’autres auteurs arrivent au constat que les modalités concrètes de cette économie sont largement à inventer (Comeliau, 2000, 81-82, 105-109). La nouvelle économie sociale, c’est-à-dire celle étudiée depuis les années 1970, est la manifestation la plus documentée, dans la littérature, d’une organisation économique qui a la prétention de repenser et de redéfinir les rapports entre l’économie et le social (Van Kemenade, 2000, 37). Dans la réalité, toute économie est sociale, dans la mesure où elle ne peut fonctionner sans institutions, sans engagement des personnes, sans support de la communauté et de l’État (Hollingsworth, Boyer, 1997). L’économie marchande, surtout lorsqu’elle comporte, pour des raisons que nous avons expliquées antérieurement, beaucoup d’incertitude, a tendance à s’articuler à partir de réseaux de relations sociales (Granovetter, 1994). Cependant, dans la réalité également, peu d’économistes et peu d’entreprises le reconnaissent puisqu’ils « confient tout le pouvoir aux seuls actionnaires consacrant ainsi les droits de propriété au détriment des autres droits. De plus, lorsqu’il est reconnu, le social est la plupart du temps instrumenté au profit des seules finalités économiques » (Lévesque, Mendell, 1999, 4). 58 Lévesque (1999), affirme que l’économie dite sociale serait celle qui reconnaît les dimensions sociales de l’économie. Les entreprises et les organisations de l’économie sociale se caractérisent donc par la reconnaissance de la dimension sociale à partir de règles bien précises, comme celles que l’on retrouve dans les coopératives (Lévesque, 1999, 4). En pratique dit-il, « les membres ne sont pas individuellement propriétaires (propriété indivise) et les résultats ne sont pas redistribués en fonction de l’apport en capital-actions (d’où l’idée de parts sociales). De plus, ces organisations sont habituellement portées par des associations en liaison avec des mouvements sociaux. De même, elles ont tendance à valoriser la prise de décision démocratique indispensable pour éviter que le social ne soit subordonné aux finalités économiques » (Lévesque, Mendell, 1999, 4). Lévesque et Ninacs (1997) distinguent quatre façons de définir l’économie sociale. La première définition, conceptualisée par Henri Desroches (1983), s'intéresse à ses composantes. Les coopératives, les mutuelles, les associations à but non lucratif, de même que les entreprises privées ouvertes à la participation de leurs salariés aux résultats de l’organisation font partie de cette définition. La deuxième définition, attribuée à Claude Vienney (1994), met en évidence les règles de fonctionnement (principes, règles, types d’activité) ainsi que les rapports entre les acteurs. Ainsi, l’économie sociale est définie comme une combinaison d’un regroupement de personnes et d’une entreprise qui produit des biens et services selon les quatre règles suivantes : une règle relative au regroupement de personnes (l’égalité), une règle relative aux rapports membres-entreprise (qui détermine l’activité de l’entreprise), une règle relative aux rapports entreprise-membres (distribution des résultats de l’entreprise parmi les membres) et une règle relative à l’entreprise (propriété durablement collective). La troisième définition, redevable à Jacques Defourny (1991), privilégie les valeurs sociales. L’économie sociale désignerait les activités économiques exercées par des sociétés, essentiellement des coopératives, des mutuelles et des associations fondées sur des valeurs de solidarité, d’autonomie et de citoyenneté (Van Kemenade, 2000, 39). Enfin, la quatrième définition de l’économie sociale, attribuable à Jean-Louis Laville (1994), définit cette dernière comme une hybridation entre l’économie marchande, l’économie non marchande (la redistribution réalisée par l’État) et l’économie non monétaire (la réciprocité et le don) (Lévesque, Mendell, 1999, 6). 59 Favreau et Lévesque (1997) ont tenté d’esquisser une définition-synthèse de l’économie sociale. Selon cette définition, l’économie sociale est une stratégie de développement basée, entre autres, sur des formes particulières d’entreprises ou d’institutions régies par un fonctionnement démocratique, et caractérisées par des activités qui donnent préséance aux personnes, et non au capital, au membership et à la répartition des surplus. Les auteurs notent que les entreprises d’économie sociale remettent en cause la domination du capital tout en réalisant une certaine adaptation au marché. En général, ces entreprises prennent en charge des activités qui répondent à des besoins nécessaires et exprimés collectivement, mais délaissés par le capitalisme ou par l’État. Ces entreprises peuvent être des coopératives, des mutuelles ou des organismes sans but lucratif (Favreau, 1997, 15; Van Kemenade, 2000, 40). Ces organisations souscrivent aux valeurs de solidarité, d’autonomie et de citoyenneté selon les principes suivants : 1) la finalité de services aux membres ou à la collectivité plutôt que le profit, 2) une autonomie de gestion; 3) un processus de décision démocratique, 4) la primauté des personnes et du travail sur le capital dans la redistribution des surplus et 5) la mise en opération autour des principes de la participation, de la prise en charge et de la responsabilité individuelle et collective (Lévesque, Ninacs, 1997, 133). Dans une perspective de développement régional, l’économie sociale a inspiré plusieurs auteurs, comme Klein et Fontan (2003), Pecqueur (2003), Lévesque (2003), Favreau et Fréchette (2003), et Van Kemenade (2000), dans l’élaboration d’un modèle de développement local susceptible de stimuler la mise en valeur des potentialités économiques d’un milieu et de sa communauté. Ces auteurs insistent sur la place des acteurs communautaires, mais aussi de l’ensemble de la société civile pour favoriser le développement économique local, l’emploi et même l’innovation économique, principal vecteur de la valeur ajoutée et de la compétitivité des entreprises et des régions dans l’économie mondialisée. Comme nous l'avons mentionné dans la section 1.3.2 sur le développement régional, cette perspective de développement régional, que l'on pourrait qualifier de communautaire, met l’accent sur la justice sociale et la démocratisation de l’accès à l’emploi et aux services. Elle constitue une réponse collective émanant des communautés locales face à la création d’outils de développement permettant leur épanouissement dans le contexte de la globalisation économique (Klein, 1996, 33). Rappelons que le modèle de développement régional communautaire s’articule, au Québec, 60 à partir de trois pôles. Il s’agit du pôle privé (entreprises et autres organisations privées), du pôle public (État, pouvoirs locaux) et du pôle communautaire (groupes sociaux, syndicats, O.N.G., etc.). 2.2.1 Bref aperçu de l’économie sociale au Québec Au début des années 2000, l’économie sociale au Québec représentait près de 100 000 emplois et environ 8000 entreprises ou organisations (Canada, agence de santé publique). L’économie sociale peut être regroupée en deux grands groupes : les organisations davantage tournées vers le marché, et celles exclusivement orientées sur le développement social. Les organisations du premier groupe sont essentiellement des coopératives. Elles sont environ 3000 au Québec et regroupent 7 millions de producteurs, de consommateurs et de travailleurs. Elles représentent un chiffre d’affaires annuel de plus de 7 milliards de dollars, et fournissent un emploi à plus de 35 000 personnes. On les trouve notamment dans les secteurs des services financiers et des assurances, de l'industrie agroalimentaire, de l'alimentation, de l'habitation, de l'industrie forestière, des services funéraires et en milieu scolaire (MDEIE, 2006). Dans les organisations du deuxième groupe, Lévesque et Mendell (1999) identifient trois types d’initiatives dignes de mention. D’abord, le logement social, où l’on retrouve des organismes sans but lucratif et des coopératives d’habitation. Ces organisations « sortent le logement locatif du marché en offrant des logements de qualité à un prix défiant toute concurrence ». De plus, elles tentent de favoriser une socialisation des locataires à partir de diverses activités relatives à l’entretien et aux loisirs. Ensuite, les services sociaux et de la santé constituent un domaine en très forte croissance en raison des demandes provenant de groupes communautaires d’une part, comme les groupes en santé mentale, les groupes d’entraide, maisons de jeunes, centres communautaires, etc., et des fonds que l’État y affecte d’autre part. Le domaine de l’aide aux services à domicile connaît à cet effet une forte croissance en terme de demande, mais aussi de création d’emplois. Enfin, un troisième type d’initiatives vise à répondre aux problèmes d’appauvrissement de la population. Retenons à cet effet le nombre croissant de restaurants populaires, de banques alimentaires, de cuisines collectives, de ressourceries, de cercles d’emprunt, etc. 61 2.2.2 Critiques à l’économie sociale L’économie sociale ne fait pas l’unanimité. Des critiques mettent en garde contre « l’illusion de l’économie sociale » (Boivin, Fortier, 1998). Ces critiques affirment, dans un premier temps, que l’économie sociale serait une forme de « ghettoïsation », où se concentrerait un bassin de « cheap labour », limitant ainsi les entreprises de l’économie sociale au seul statut d’outil institutionnalisé de gestion de l’exclusion. Dans un deuxième temps, l’économie sociale n’arriverait pas à réaliser son autonomie face à l’État, puisque les budgets des entreprises d’économie sociale, en particulier celles orientées vers le développement social, dépendent pour beaucoup des contributions directes et indirectes de l’État, dont les revenus dépendent fondamentalement de la performance de l’économie de marché (Comeau, 2003; Malo, Moreau, 1998). De plus, l’État tendrait spontanément à se servir de l’économie sociale pour réduire les pressions sur ses propres programmes sociaux, pour créer des emplois et pour réaliser ses politiques sociales et économiques (Lévesque, Mendell, 1999, 22). Enfin, dans un troisième temps, l’économie sociale serait récupérée par le système dominant de l’économie marchande néolibérale qui se servirait des entreprises d’économie sociale pour gérer les « miséreux » et pour faire intérioriser chez ceux-ci le discours et les représentations des principes capitalistes et marchands (Van Kemenade, 2000, 44-45). À ces critiques, nous ajouterons les trois suivantes : les deux premières touchent davantage les entreprises de l’économie sociale du groupe orientées vers le développement social. Ces entreprises placent les personnes avant la rentabilité, les profits et les mécanismes du marché. Cet objectif est fort louable, mais cette position les place dans une situation difficilement soluble dans certains aspects de leur gestion. D’abord, les entreprises d’économie sociale orientées vers le développement social considèrent qu’il est difficile, voire non souhaitable, étant donnée la nature des services d’intérêt collectif qu’elles offrent aux personnes démunies, d’appliquer la logique marchande à leurs activités. Dans ce contexte, l’accroissement du niveau de vie par le pouvoir d’achat, fortement stimulé par les profits, n’est pas une priorité pour ces entreprises. Cette situation devient une variable problématique pour la rétention d’une main-d'œuvre qualifiée. Celle-ci est naturellement attirée vers les salaires supérieurs et les avantages sociaux offerts soit par le secteur privé, 62 soit par le secteur public (Salanié, 2004). Il est certain que des personnes décideront de rester dans les entreprises d’économie sociale plutôt que d’aller vers les secteurs public et privé si elles en ont l’occasion. Cependant, il est utopique de penser que cette réalité sera garante du développement futur des entreprises d’économie sociale orientées vers le développement social. Ensuite, nous avons vu que la recherche du profit est un moteur important de l’innovation et du changement. Il faut donc admettre qu’en délaissant la profitabilité, les entreprises d’économie sociale concernées ici risquent de devenir moribondes, voire obsolètes. À cet effet, Lévesque et Mendell (1999) affirment que la recherche sur les entreprises d’économie sociale pose, entre autres, la question de la conformité des pratiques et des activités de production ou de prestation de services au regard des valeurs et principes qu’elles mettent de l’avant. « Dans cette visée, la recherche montre clairement que les entreprises et organisations de l’économie sociale ne sont pas également, ni nécessairement innovatrices » (Lévesque, Mendell, 1999, 23). La troisième critique touche davantage les entreprises d’économie sociale orientées vers le marché. Ces entreprises, essentiellement des coopératives, accordent une importance aux mécanismes du marché, à la recherche du profit et à l’accroissement du niveau de vie des membres. Ces objectifs sont bien entendu soumis aux besoins exprimés par les individus d’une collectivité qui s’unissent au sein de la coopérative pour mettre en commun leurs ressources et répondre à leur communauté d’intérêts. Ces besoins peuvent aller de la prestation d’un service ou à la distribution d’un bien en particulier, à l’insertion professionnelle et socio-économique des individus. Le Québec démontre l’importance et le succès des entreprises coopératives dans plusieurs domaines d’activités dans l’économie de la province (MDEIE, 2006). Il reste cependant que la question de l’évaluation des impacts sociaux réels des coopératives et des entreprises d’économie sociale orientées vers le marché sur leurs communautés est occulté (Lévesque, Mendell, 1999, 24). Cette question concerne aussi bien les entreprises et organisations prises une à une que l’ensemble de ces entreprises et organisations dans un secteur donné, comme les coopératives forestières dans le développement local et régional par exemple. Dans cette perspective, il faut mettre au point de nouvelles méthodologies d’évaluation et de nouveaux indicateurs pour rendre 63 compte aussi bien de la rentabilité économique que de la rentabilité sociale d’une entreprise ou d’une économie qui prétend redéfinir la place et l’importance du social dans la sphère économique (Lévesque, Mendell, 1999, 24). Ces dernières critiques adressées à l’économie sociale nous font constater qu’il n’existe pas d’exemples d’évaluation socio-économique d’entreprises et, ultimement, de stratégies de développement local et régional soucieuses de promouvoir la dimension sociale à travers les relations de marché, c’est-à-dire tout en profitant des avantages réels du marché. Ces avantages se dessinent par l’accroissement des profits qui induisent une augmentation du niveau de vie des individus, mais qui permettent aussi de stimuler l’innovation au sein de la société et, enfin, qui rendent possible le financement même de l’économie sociale. À cet effet, Favreau (1998) et Lévesque (1999) insistent sur le fait que l’économie sociale ne constitue pas en soi un nouveau modèle de développement économique. Par conséquent, il y a lieu de se demander comment une entreprise ou une stratégie de développement, relevant de l’économie sociale ou non, peut être aussi rentable économiquement que socialement. Surtout, comment pouvons-nous mesurer l’impact socio-économique d’une telle entreprise ou stratégie? 2.3 Rentabilité économique et sociale et stratégie de développement pour les régions périphériques Dans une perspective de développement régional, ces questions s’arriment à une autre qui est relative au développement des régions dites périphériques. En dépit des nombreuses initiatives et stratégies de développement régional, lesquelles ont été présentées antérieurement au chapitre I, des recherches récentes montrent que ces initiatives et stratégies semblent plutôt infructueuses pour les régions périphériques du Québec et du Canada. (Polèse, Shearmur, 2003, 2003a; Carrier, Gingras, 2004). Ces recherches montrent que les activités économiques et leurs principaux agents se polarisent plus que jamais autour des métropoles. À l’aide de statistiques spatiales et, notamment, des quotients de localisation, Polèse et Shearmur (2003) arrivent à la conclusion qu’au Québec et au Canada, l’emploi manufacturier à forte et moyenne valeur ajoutée et même, en raison de la géographie particulière du centre du Canada (Québec et Ontario), les emplois du secteur primaire, se concentrent plus que jamais dans les régions métropolitaines (Polèse, 64 Shearmur, 2002; 2003; 2003a). Pour les auteurs, une région métropolitaine est composée d’un noyau urbain de plus de 500 000 habitants, de même que des territoires urbains et ruraux situés à l’intérieur d’un rayon d’une heure de route à partir de ce noyau (Polèse, Shearmur, 2003a, 73). Ainsi, les régions périphériques, c’est-à-dire les régions défavorisées par ce processus de métropolisation, sont celles qui sont situées en dehors de ce périmètre. Cette analyse rejoint celle de Proulx (2003) qui affirme que sous l’effet de l’intensification capitalistique dans les moyens de production et des exigences des donneurs d’ordre, les territoires périphériques ont perdu beaucoup de leurs unités de production manufacturière au profit de territoires centraux ou métropolitains ayant des marchés plus importants. Tout en reconnaissant d’emblée le rôle grandissant des métropoles dans l’économie, d’autres auteurs appellent à une plus grande intégration des économies des différentes régions (périphériques) à celles des métropoles. C’est le vœu de Klein (2002) qui souligne que dans une économie mondialisée, les métropoles constituent des nœuds reliés par des réseaux dans lesquels s’articulent des espaces productifs qui débordent sur le rural. Les métropoles, reconnaît-il, sont des territoires où se concentrent les moyens de production, l’information, les marchés et les ressources qui leur permettent de faire face à une concurrence internationale exacerbée. L’enjeu du développement régional devient, dans ce contexte, de mettre en réseau les différentes initiatives locales (milieux innovateurs, développement endogène, gouvernance locale, systèmes locaux de production, etc.) afin de « brancher » les différentes collectivités au processus de métropolisation (Klein, 2002; Carrier, Gingras, 2004, 572). Ainsi, en tenant compte de cette situation qui affecte le développement des régions périphériques canadiennes, la problématique qui mobilisera cette thèse s’articule autour de la question générale suivante : Comment, compte tenu des critiques qui pèsent lourd sur les mécanismes de l’économie de marché, mais aussi de leurs avantages évidents, mettre en place une stratégie de développement régional qui peut : 1) être aussi rentable économiquement que socialement, 2) qui peut être mesurée quant à ses impacts socioéconomiques et 3) qui peut être adaptée à la réalité des régions périphériques? 65 2.4 Comment créer ou générer de la cohésion sociale Comme nous l’avons vue dans le chapitre précédent, la cohésion sociale semble être un objet d’inquiétude qui mobilise les gouvernements, mais aussi l’ensemble des sociétés occidentales préoccupées par les impacts sociaux jugés négatifs induits par l’économie de marché. Nous avons vu aussi que la cohésion sociale resurgit à chaque fois que l’ordre social est perturbé par les bouleversements économiques que vivent les sociétés capitalistes et enfin, que le concept de cohésion sociale est une notion pertinente pour les gouvernements et les décideurs publics, puisqu’il offre un moyen d’examiner les interdépendances entre la restructuration économique, le changement social et l’intervention politique. Les inquiétudes vécues par les sociétés occidentales quant à la cohésion sociale débouchent sur la question suivante : comment recomposer ou sauvegarder la cohésion sociale dans les sociétés capitalistes avancées? Selon les critiques sociales adressées contre le capitaliste, les préceptes de l’économie libérale feraient en sorte que les individus se percevraient comme des atomes et des adversaires en compétition, déstructurant ainsi les liens sociaux entre les individus d’une même communauté et engendrant l’inégalité. Pour réinitialiser les liens d’appartenance entre les individus, certains analystes affirment qu’il faudrait retisser la cohésion sociale, non seulement à l’aide des politiques sociales de l’État, mais aussi par la création de lieux de face-à-face fréquent entre individus et par un renouveau de la participation aux décisions locales (Helliwell, 1996; Putnam, 1993, 1995, 1996; Davies, 1996; Walzer, 1997). Selon ces analystes, les individus se doivent de redevenir des citoyens actifs et responsables. Un sens de la vie commune ou la création d’entreprises communes ne peut se définir, selon ces auteurs, que par une forme de participation citoyenne, un remaillage de la société civile locale par l’intermédiaire de la délibération et de l’action commune concernant la collectivité. Les organisations privées et publiques formées au sein de la société civile apparaissent comme les lieux et les instances où se forge la notion d’obligation et de responsabilité mutuelle, puisque « toute relation sociale stable, tout face-à-face fréquent comporte une forme de contrôle social, informel mais efficace, et constitue la base de l’apprentissage de 66 la mutualité des intérêts et obligations » (Helly, 1999, 43). Ainsi, les villes, églises, clubs, comités de quartier, écoles, institutions publiques et entreprises collectives, comme les coopératives, sont les lieux privilégiés de la formation du sens civique et de ce fait, de la réinitialisation de la cohésion sociale (Helly, 1999, 43). Les coopératives forestières du Québec constituent donc, selon cette perspective théorique, un vecteur de la cohésion sociale dans leurs communautés d’appartenance. Rappelons que la définition que nous avons donnée à la cohésion sociale est la suivante : l’ensemble des processus sociaux qui influencent l’ordre social, c’est-à-dire la pérennité des liens unissant les individus qui composent, de ce fait, une communauté, la société (Maxwell, 1996, p.13; Jenson, 1998, p.3-5, 15-22; Bernard, 1999, p.19-20; Kearns, Forrest, 2000; Noll, 2002). Le degré de cohésion sociale exprime donc le niveau de partage de valeurs et d’intérêts entre des individus qui se regroupent pour participer, pacifiquement, à diverses entreprises communes desquelles chacun peut tirer équitablement profit. Nous avons déjà expliqué que, dans la mesure où les coopératives forestières permettent l’union d’individus liés par des valeurs et des intérêts communs, du moins en ce qui a trait à leurs besoins socioéconomiques, et que cette organisation est l’instrument ou le moyen par lequel ces individus réaliseront leur entreprise commune et ce, dans une perspective d’équité entre les membres, les coopératives forestières peuvent actualiser ou promouvoir la cohésion sociale au sein de leurs communautés d’appartenance. Nous avons déjà aussi mentionné, dans le chapitre d'introduction, que les coopératives forestières pourraient contribuer au développement économique de plusieurs régions périphériques du Québec. En effet, les coopératives forestières sont fortement représentées dans ces régions à travers la province. De plus, elles sont créées par des acteurs locaux et elles reposent sur la volonté et la capacité du milieu à créer localement de l’emploi à partir des ressources disponibles (CCFQ, 2007). Enfin, elles sont enracinées dans leur milieu et constituent une réponse des communautés forestières quant à leur insertion économique. 67 La structure de l’industrie forestière au Québec illustre, selon nous, toute l’importance de la cohésion entre les principaux acteurs de l’industrie forestière de la province. Cette cohésion du secteur forestier québécois est à la base de ce que nous définissons comme étant la gouvernance forestière. La gouvernance forestière est un régime de régulation permettant de coordonner les interactions entre les principaux acteurs forestiers du Québec et ce, afin d’orienter le développement de l’industrie de la forêt au Québec. C’est le gouvernement du Québec qui a instauré les premiers jalons de la gouvernance forestière dans les années 1970 et 1980 (Gingras, Carrier, 2007). En effet, c’est en 1972 que l’État québécois décida d’abolir le système des concessions forestières octroyées à la grande entreprise qui avait cours depuis plusieurs décennies. L’objectif poursuivi par le gouvernement québécois était de remettre la gestion et l’administration de la forêt publique québécoise sous le contrôle de l’État (Gingras, Carrier, 2007). Bien que celui-ci avait la volonté politique nécessaire pour atteindre un tel objectif, une question fondamentale restait sans réponse : comment l’État québécois allait-il poser concrètement son action dans la forêt? Le gouvernement du Québec et le Conseil de la coopération du Québec (CCQ) ont collaboré pour réfléchir à cette question et sur l’éventuelle articulation de la nouvelle réforme forestière. Il a été convenu, d’un commun accord, que les coopératives forestières devaient avoir le mandat d’assurer, en forêt publique, l’administration et la gestion du domaine forestier québécois et ce, selon les orientations de l’État. Cette décision fut motivée par le fait que les coopératives forestières avaient non seulement une expertise dans le domaine forestier éprouvée depuis longtemps, mais aussi parce qu’elles sont des organisations enracinées dans leur communauté, ce qui leur confère une excellente connaissance de leur milieu forestier. De plus, l’État est assuré de trouver dans ces organisations un acteur qui représente les communautés forestières et qui a tout intérêt à assurer une saine gestion de la forêt (Gingras, Carrier, 2007). Ainsi, les coopératives forestières devenaient un outil permettant au gouvernement du Québec d’articuler sa stratégie forestière. C’est dans sa politique de développement des coopératives forestières du Québec, mise en application en 1977, que l’État québécois a pu mettre à contribution les coopératives forestières pour réaliser ses objectifs de gestion forestière. Les points essentiels qui ont guidé cette politique sont les suivants : 68 - Faire en sorte que les coopératives forestières actuelles et les regroupements de travailleurs forestiers s’organisent sur le plan technique (pour la réalisation des travaux forestiers) en vue de devenir des agents d’exécution à l’intérieur des unités de gestion publique de la forêt selon le plan d’aménagement et de gestion de la forêt mis en œuvre par le Ministère des Terres et des Forêts; - Favoriser le développement des coopératives forestières en les fusionnant, de façon à en avoir une seule par unité de gestion publique (ce qui permet d’avoir une structure présente sur l’ensemble du domaine forestier public, mais aussi d’éviter que les coopératives forestières se cannibalisent entre elles); - Aider les coopératives forestières à devenir des gestionnaires de la forêt publique afin de faciliter leur participation dans une association avec l’État (Gingras, Carrier, 2007). Dans les années 1980, alors que la situation économique canadienne est marquée par des taux d’intérêt élevés, créant ainsi beaucoup de chômage, l’État québécois lance plusieurs programmes destinés à relancer l’économie de la province. La forêt occupe une place intéressante dans cette programmation. Ainsi, la première action concrète de l’État pour réaliser les grandes orientations de sa politique de développement des coopératives forestières, a été d’octroyer à celles-ci, après négociations avec le ministère responsable, 50 % des travaux forestiers à effectuer en forêt publique. Il s’agissait là d’une importante dérogation au processus d’attribution des travaux forestiers pour favoriser les coopératives forestières (Carrier, 2004, 259). Par conséquent, pendant 10 ans, de 1980 à 1990, les coopératives forestières ont eu l’assurance d’obtenir les contrats d’aménagement forestier de l’État et ainsi de consolider l’expertise qui conférera aux coopératives forestières une position dominante dans ce domaine d’activité (Carrier, 2004, 259). Parallèlement à cette première action structurante, le gouvernement du Québec mit en place différents programmes pour aider les coopératives forestières à assumer leur nouveau rôle dans la gestion de la forêt publique. C’est à l’aide de la Société de développement des coopératives et du Groupe-conseil du Ministère de l’Énergie et des Ressources que les coopératives forestières sont devenues plus compétentes dans des domaines comme la gestion 69 d’entreprises coopératives, le réseautage et la mise en place d’infrastructures qui présageaient la création de la Conférence des coopératives forestières du Québec (CCFQ), actuellement la Fédération des coopératives forestières du Québec, l’organisme qui regroupe l’ensemble des coopératives forestières de la province (Gingras, Carrier, 2007). Toujours dans une perspective de relance économique à travers la filière forestière l’État mit en œuvre son vaste programme de reboisement en forêt publique au cours des années 80. Étant donné que les coopératives forestières ont développé une expertise dans le domaine des travaux forestiers, elles ont été les principales bénéficiaires du programme de reboisement du gouvernement (Carrier, 2004, 259). Celui-ci favorise les coopératives forestières par l’octroi des travaux de reboisement et de production de plants, deux nouvelles activités forestières importantes assumées principalement par les coopératives forestières. (Gingras, Carrier, 2007). Ces deux grandes orientations de la politique gouvernementale de développement des coopératives forestières, motivées par une stratégie globale de relance économique, firent non seulement des coopératives forestières un instrument efficace de gestion du domaine forestier public de la province, mais aussi un levier du développement des communautés forestières du Québec. En effet, les coopératives forestières du Québec, avec l’essor qu’elles connurent à cette époque, devenaient des pôles d’emplois et d’activité économique dans leurs communautés d’appartenance. Par conséquent, les coopératives forestières, étant donné l’importance stratégique qu’elles ont acquise en tant qu’interface entre l’État et la forêt publique, mais aussi en tant que vecteur du développement dans des territoires traditionnellement dévitalisés économiquement, prirent une place importante aux côtés de l’État et de la grande entreprise dans la régulation du régime forestier québécois (Gingras, Carrier, 2007; CCFQ, 2007). Cette place, dans ce que nous pourrions appeler la gouvernance forestière au Québec, fut d’autant plus affirmée que l’État forçât la grande entreprise forestière à travailler avec les coopératives forestières chez qui elle trouvera, finalement, un sous-traitant fiable et durable dont elle sût tirer profit (Gingras, Carrier, 2007). 70 La gouvernance forestière émane des interactions entre les principaux acteurs de l’industrie forestière québécoise, à savoir l’État, la grande entreprise forestière, les coopératives forestières et les communautés qu’elles représentent. Cette gouvernance constitue le jeu du pouvoir et des intérêts qui animent les interactions entre ces principaux acteurs forestiers. Chacun d’eux, dans certaines conditions, peut exercer une forme de pouvoir sur les autres acteurs de l’industrie forestière, et ainsi définir les modes d’interaction et de coordination entre ces acteurs de façon à obtenir de ceux-ci les ressources qui leur font défaut pour réaliser leur propre stratégie de développement au sein de l’industrie. La grande entreprise forestière, le premier pôle de la gouvernance forestière, est une hiérarchie privée, dont les motivations relèvent de la recherche du profit (retirer le plus de profits possible de la forêt). Étant une hiérarchie, la grande entreprise forestière tend à contrôler l’ensemble des activités reliées à l’exploitation de la forêt (coupe, sylviculture, transformation, vente, distribution, etc.). Le recours à l’impartition et à la sous-traitance ne représente évidemment qu’une variante dans cet exercice de contrôle qui implique ici un ou des exécutants, parmi lesquels on compte les coopératives forestières. À travers cette relation de sous-traitance, il est clair que la grande entreprise joue un rôle déterminant dans le développement des coopératives forestières. La majorité des coopératives forestières au Québec restent fortement dépendantes de la grande entreprise forestière et de sa soustraitance. Notons enfin que la grande entreprise forestière trouve dans les coopératives forestières un sous-traitant et un partenaire de choix, sur lequel elle peut compter. En effet, les coopératives forestières ont tout intérêt à collaborer avec la grande entreprise et à être un bon fournisseur puisque c’est en bonne partie grâce à la sous-traitance, à l’expertise et aux ressources financières que peut lui fournir la grande entreprise forestière que les coopératives forestières peuvent travailler au développement socio-économique de leur communauté. De plus, les coopératives forestières ont pour philosophie de s’enraciner dans leur milieu, ce qui est fort commode pour s’assurer la loyauté et la constance chez un soustraitant. De par l’action de l’État, qui a poussé la grande entreprise et les coopératives forestières à travailler ensemble, les deux types d’organisation ont appris à bien se connaître (Gingras, Carrier, 2007). 71 Les communautés forestières, deuxième pôle de la gouvernance forestière, sont mues par des intérêts collectifs. La grande entreprise forestière a un pouvoir important sur les communautés forestières puisqu’elle constitue, à l’heure actuelle, le principal levier du développement économique des régions ressources. L’intérêt des communautés forestières envers la grande entreprise réside donc dans le fait que cette dernière peut induire le développement socio-économique dans l’ensemble de leur collectivité. Les coopératives forestières recouvrent un intérêt similaire pour les collectivités forestières. Cependant, les collectivités ont beaucoup plus de contrôle sur ces organisations, par rapport à celui qu’elles peuvent avoir sur la grande entreprise forestière. Étant des associations, les coopératives forestières, troisième pôle de la gouvernance forestière, sont animées par des intérêts issus du marché (retirer le plus de profits possible de la forêt), mais dans la mesure où les coopératives forestières sont créées pour répondre aux besoins d’insertion économique et professionnelle exprimés par leurs communautés, ces organisations sont aussi animées par des intérêts collectifs. Par conséquent, les communautés forestières peuvent avoir une influence certaine sur les coopératives forestières puisque les membres, qui contrôlent les coopératives, sont issus de ces communautés. Rappelons que les coopératives forestières ont été bâties par des acteurs locaux et qu’elles ont pour mission de créer localement de l’emploi par la mise en valeur des ressources locales. Enfin, l’État, quatrième pôle de la gouvernance forestière, est lui aussi animé par des intérêts collectifs. Il possède un grand pouvoir sur la ressource forestière et sur les organisations qui en tirent profit, puisque c’est lui qui définit les normes, les règles et les politiques qui régissent l’exploitation de la forêt et sa gestion. La perspective de l’État est d’assurer la pérennité des ressources forestières, mais aussi de régir les utilisateurs de la forêt de façon à satisfaire les différents intérêts, parfois contradictoires, qui les animent, de même que ses propres intérêts. Forcé d’agir en fonction du bien collectif, l’État est obligé de tenir compte du bien-être et du développement des communautés forestières, aussi petites et éloignées soient-elles. Dans ce contexte, l’État doit prendre des mesures pour doter les communautés forestières d'outils efficaces et à partir desquels elles peuvent 72 aspirer à mettre en valeur leurs ressources. L’un de ces outils est évidemment les coopératives forestières. Jouissant de l’appui de l’État, les coopératives forestières et leur communauté peuvent ainsi avoir un plus grand pouvoir par rapport à la grande entreprise, mais aussi, et ceci concerne les coopératives forestières spécifiquement, face à l’ensemble des PME forestières. Schématiquement, la figure 2 illustre comment se définissent les interactions entre les pôles de la gouvernance forestière, de même que les relations d’intérêt qui se dessinent entre eux. Figure 2 : La gouvernance dans l’industrie forestière québécoise Développement régional, interface forêt-État Développement des régions ressources État Politiques, normes et règles de gestion et d’exploitation de la forêt Politiques, normes et règles de gestion et d’exploitation de la forêt Donneur d’ordres, partenaire d’affaires Coopératives forestières Sous-traitant, partenaire d’affaires Membres et travailleurs, ressources forestières Emplois, insertion socio-économique et professionnelle Grande entreprise forestière Travailleurs, ressources forestières Communautés forestières Emplois En 1987, le régime forestier au Québec se modifie à nouveau. L’un des points importants de la nouvelle Loi sur les forêts est l’introduction des garanties d’approvisionnement et d’aménagement forestier (CAAF). Ces contrats établissent un nouveau mode d'attribution de la ressource forestière. Les CAAF sont des contrats entre l’État et les propriétaires ou les exploitants d'usines de transformation du bois. Ils leur permettent de récolter chaque année un volume de bois d'essences déterminées. Le volume de bois attribué par l’État est calculé 73 en tenant compte des besoins de l'usine et de la possibilité qu’a le détenteur du CAAF de s'approvisionner à d'autres sources, tels les boisés privés, les copeaux, etc. (MNRF, 2007). Le gouvernement garantit aux industriels des approvisionnements à long terme mais, en contrepartie, il les oblige à aménager les forêts de manière à maintenir, sinon à augmenter leur productivité. Les engagements réciproques du gouvernement et des industriels sont consignés dans des contrats d'approvisionnement et d'aménagement forestier. Les CAAF couvrent une période de 25 ans, mais ils sont révisés tous les cinq ans. Si le bénéficiaire a respecté ses obligations, son CAAF est alors prolongé pour une nouvelle période quinquennale. Le gouvernement exige notamment des bénéficiaires qu'ils élaborent des plans généraux d'aménagement ainsi que des plans annuels d'intervention et qu'ils les soumettent au ministre à des fins d'approbation (MRNF, 2007). Dans ces plans, les industriels doivent faire état des activités qu'ils comptent réaliser dans les territoires où on leur a permis de récolter du bois. Ils sont aussi tenus d'aménager la forêt de façon à y atteindre les rendements prévus dans leurs contrats et d'effectuer les travaux requis conformément au Règlement sur les normes d'intervention dans les forêts du domaine de l'État, c'est-à-dire en maintenant ou en reconstituant le couvert forestier après les coupes, en protégeant l'ensemble des ressources du milieu, etc. (MRNF, 2007). Dans le cadre des CAAF, l’État ne fait donc plus appel aux coopératives forestières pour effectuer les travaux d’aménagement forestier, puisqu’il confie ces travaux aux industriels qui sont, selon les termes du CAAF, responsables d’appliquer les normes gouvernementales de gestion de la forêt publique. Par conséquent, les mesures d’attribution aux coopératives forestières de 50 % des travaux forestiers à réaliser en forêt publique, de même que les contrats relatifs au reboisement et à la production de plants deviennent caducs. Cependant, dans sa Loi sur les forêts, l’État peut obliger, sous certaines conditions exceptionnelles, certaines usines de transformation du bois, donc les détenteurs de CAAF, à avoir recours aux coopératives forestières pour effectuer, en tout ou en partie, leurs opérations de coupes forestières, de même que leurs travaux d’aménagement (Gazette officielle du Québec, 1985, 5253). Pour les coopératives forestières, l’introduction des CAAF accentue l'importance de leur statut de sous-traitant pour le compte, notamment, de la grande entreprise forestière. Nous verrons, dans cette thèse, comment les coopératives forestières, 74 en empruntant le virage de la valeur ajoutée et de l’innovation, pourraient relancer, éventuellement, la gouvernance forestière. 2.5 Les coopératives forestières du Québec Les coopératives forestières du Québec sont des coopératives de travailleurs. C'est donc dire qu'il s'agit de coopératives dont l'objectif premier consiste à fournir du travail à leurs membres. En étant propriétaires de leur entreprise, les membres peuvent s’impliquer dans le développement et les orientations de l’organisation et avoir un plus grand contrôle sur les conditions d’exercice de leur travail. De plus, les coopératives forestières du Québec ont pour philosophie d’assurer une saine gestion de la forêt, milieu de vie de leurs membres (CCFQ, 2006). Les coopératives forestières du Québec constituent donc, pour les membres, une façon de prendre en main leur avenir en stimulant l’activité économique au sein de leur collectivité à partir des ressources disponibles et ce, dans une perspective de pérennité de la forêt. Le développement des coopératives forestières au Québec s’est fait en trois phases. La première phase débute à la fin des années 1930 avec les syndicats coopératifs d’exploitation forestière (Gaspésie, Saguenay-Lac-Saint-Jean) et les chantiers coopératifs d’abattage et de transport de bois (Nord-Ouest québécois) (CCFQ, 2006). En 1970, 167 coopératives forestières avaient déjà été créées, mais seulement une soixantaine étaient encore en activité. La principale difficulté des coopératives tenait au système de concessions forestières consenties à la grande industrie qui limitait, de ce fait, leur autonomie. La deuxième phase du développement des coopératives forestières est celle de la consolidation. Cette période, qui va de 1977 à 1990, est marquée par la politique gouvernementale de développement des coopératives forestières (CCFQ, 2006). Principalement, cette politique reconnaît le rôle des coopératives forestières dans le développement et la formation d’une main-d'œuvre sylvicole qualifiée et dont les régions du Québec allaient avoir besoin. Par conséquent, l’État fit en sorte que chaque unité de gestion de forêt publique ait une coopérative forestière. Entre 1980 et 1985, le gouvernement du Québec accorde aux coopératives forestières la possibilité de négocier 75 directement avec le ministère responsable des ressources forestières, dans chaque unité de gestion, jusqu’à 50 % des travaux d’aménagement devant être réalisés par celui-ci en forêt publique. Cette décision gouvernementale sera renouvelée jusqu’en 1990. Au milieu des années 1980, l’État met de l’avant un imposant programme de reboisement dans lequel les coopératives forestières trouveront une place privilégiée, notamment en s’impliquant dans la production de plants forestiers et en intensifiant leur présence en sylviculture. Ces activités s’ajoutent à celle de la récolte de bois qui demeure toujours la plus importante. Enfin, le gouvernement du Québec se montre favorable à l’octroi, aux coopératives forestières, d’une partie de la récolte de bois prévue dans les contrats d’approvisionnement de certaines usines (CCFQ, 2006). Le tableau 2 montre les principales activités productives des coopératives forestières du Québec. Tableau 2 : Principales activités des coopératives forestières du Québec pour l’année 2005 Production de plants Reboisement Travaux sylvicoles (préparation de terrain compris) Voirie forestière (construction et entretien) Récolte de bois 9,4 millions de plants 38,1 millions de plants 79 600 hectares 1 796 kilomètres 5, 4 millions de m3 Source : CCFQ, www.ccfq.qc.ca La troisième phase est celle de la diversification et du développement des coopératives forestières. Quelques coopératives essaient d’innover en investissant le secteur de la transformation et en élargissant l’éventail de leurs activités de production. Ce virage vers la diversification et la transformation semble de plus en plus nécessaire en raison de la crise qui affecte les coopératives forestières et l’industrie forestière canadienne dans son ensemble. La diminution de 20 % de la possibilité forestière dans le domaine public québécois, selon les recommandations du rapport Coulombe, la taxe à l’exportation que doit imposer le gouvernement canadien dans le cadre de l’entente canado-américaine sur le bois d’œuvre, le taux de change actuel qui augmente le prix des exportations canadiennes sur les marchés internationaux et un certain déclin de la demande américaine pour les produits forestiers de masse, constituent les principales causes de ce qu'il est convenu d'appeler au Québec la crise forestière (Commission Coulombe, 2004; Dumas, 2000; 76 Canada, 2005). À contexte forestier particulier, il faut aussi mentionner, plus fondamentalement, les changements qui bouleversent les économies modernes. Pour caractériser les mutations économiques actuelles, nous employons des termes comme économie de l’information, économie des services, économie du savoir qui renvoient tous à une même réalité : le passage d’une économie où la plupart des gens travaillent à la production de biens et services relativement standardisés à une économie axée sur la production de biens et services plus complexes. (Polèse, Shearmur, 2002, 39) La recrudescence de la concurrence économique au sein de la mondialisation actuelle des marchés, de même qu’une demande, dans les pays de l’OCDE, de plus en plus orientée vers des produits plus hétérogènes destinés à des groupes de consommateurs aux besoins variés et changeants, expliquent en partie ce passage vers une économie du savoir. Cette économie est basée sur la nouveauté dans les biens et services, la spécialisation et donc, sur l’innovation, la valeur ajoutée et sur un contrôle de plus en plus important du savoir permettant l’innovation. Dans la perspective de ces changements forestiers et économiques particuliers, il apparaît évident que l’avenir des coopératives forestières du Québec passe par la transformation de la matière ligneuse et non ligneuse et donc par l’innovation. Il en est ainsi puisque la transformation des ressources forestières qui restent disponibles permettra d'obtenir des produits forestiers qui auront une plus grande valeur ajoutée, et qui engendreront par conséquent plus de revenus, mais aussi des produits qui seront plus concurrentiels sur les marchés d’exportation. (Gingras, Carrier, 2006). Pour survivre, les coopératives forestières du Québec doivent donc améliorer leur productivité et développer leur compétitivité en essayant, par diverses opérations de transformation du bois, de se nicher dans des marchés spécifiques. Par conséquent, les coopératives forestières du Québec devront se mettre au diapason du développement économique actuel, c’est-à-dire s’adapter aux réalités de l’économie de marché axée sur la flexibilité et la spécialisation dans la production de biens et services, et sur la valeur ajoutée en tant que facteur conditionnant la compétitivité. Ainsi, la question qui nous intéressera particulièrement dans cette thèse est la suivante : comment les coopératives forestières du Québec, qui participent au développement économique des régions périphériques du Québec, mais aussi à la promotion de la cohésion sociale au sein de leurs communautés d’appartenance, réussiront-elles à innover tout en créant, à travers les relations de marché, 77 de la cohésion sociale? Plus spécifiquement, nous voulons savoir si les coopératives forestières les plus innovantes économiquement sont celles qui génèrent ou non le plus de cohésion sociale. Les objectifs de la thèse seront donc les suivants : 1- Savoir par quels processus les coopératives forestières du Québec innovent dans leurs pratiques productives, de gestion et de management; 2- Créer des indicateurs qui permettront de mesurer le niveau de cohésion sociale selon le niveau d’innovation des coopératives forestières du Québec; 3- Mesurer quantitativement le niveau de cohésion sociale généré par les coopératives forestières du Québec selon leur niveau d’innovation. 78 CHAPITRE III : LES PROCESSUS D’INNOVATION DANS LES COOPÉRATIVES FORESTIÈRES DU QUÉBEC ET INCIDENCES SUR LA COHÉSION SOCIALE1 Ce chapitre se consacre, dans un premier temps, à la réalisation de notre premier objectif, c’est-à-dire l’identification et l’explication des processus par lesquels les coopératives forestières du Québec innovent dans leurs pratiques productives, de gestion et de management. Dans un deuxième temps, nous tenterons de comparer les différents niveaux d’innovation économique des coopératives forestières québécoises en ce qui a trait à la promotion de la cohésion sociale. Le chapitre se divise en trois parties. La première explique l’approche méthodologique que nous avons utilisée pour réaliser notre recherche. La deuxième partie expose les résultats de la recherche en ce qui concerne les processus d’innovation dans les coopératives forestières et enfin, la troisième partie, analyse de façon détaillée les différences entre les niveaux d’innovation chez les coopératives forestières quant à leur capacité à générer la cohésion sociale au sein de leur propre organisation, mais aussi au sein de leurs communautés d’appartenance. 3.1 Méthodologie L’articulation d’une stratégie de développement régional repose, comme nous l’avons expliqué dans notre contexte théorique (chapitre I), sur la mise en valeur d’un ensemble de ressources environnementales, institutionnelles, économiques et sociales pouvant être mobilisées et exploitées par des acteurs individuels ou collectifs. Comme le rappellent Fontan et Klein (2004), ces acteurs sont porteurs de visions de développement en fonction 1 Gingras, P., Carrier, M. (2006) «Entre integration économique et cohesion sociale: les coopératives forestières et le développement régional au Québec», Le Géographe canadien, vol.50, no.3, pp.358-375. 79 de leurs connaissances et de leurs intérêts (Fontan, Klein, 2004, 139-140). Par conséquent, pour comprendre comment les coopératives forestières innovent, nous ferons référence à une méthodologie qui rend compte de ces interactions entre divers groupes d’acteurs qui se coordonnent pour mettre en valeur les différentes ressources dont ils disposent pour articuler leur stratégie de développement. Cette perspective méthodologique se trouve dans un ouvrage collectif dirigé par Hollingsworth et Boyer (1997) et porte sur la régulation du capitalisme contemporain. Les outils analytiques développés par Hollingsworth et Boyer sont particulièrement utiles pour saisir les modes de gouvernance économique entre acteurs sociaux et sont très utilisés en sociologie économique (Lévesque et al., 2001, 163-168). La littérature en développement régional témoigne aussi de la large diffusion de ces outils, notamment dans l’étude des systèmes locaux d’innovation et de production (Amable et al., 1997; Fontan et al., 2003; Benko, Lipietz, 2000). Cette perspective méthodologique avance qu’il existe plusieurs mécanismes qui coordonnent le capitalisme contemporain soit l’État, les marchés, les communautés, les réseaux, les associations et la hiérarchie privée ou la grande entreprise. Les modes de gouvernance entre ces mécanismes de coordination dessinent les modes d’organisation des personnes et des relations sociales formalisées dans un ensemble de règles. Ces règles étant imposées ou négociées par les acteurs économiques, contribuent à structurer le développement du capitalisme contemporain (Lévesque et al., 2001, 163-168; Hollingsworth et Boyer, 1997, 15-20). Ainsi, les modes de gouvernance qui se dessinent entre les différents mécanismes de coordination du capitalisme contribuent à créer des systèmes sociaux de production. Les systèmes sociaux de production constituent les patterns ou les façons de faire qu’empruntent les institutions, les organisations et les individus, c’est-à-dire les mécanismes de coordination, pour configurer les relations de nature industrielle, c’est-à-dire relatives au développement industriel et économique, au sein d’une région ou collectivité. Le tableau 3 fait la synthèse du fonctionnement de chacun des mécanismes de coordination du capitalisme contemporain tels que définis par Hollingsworth et Boyer. 80 Tableau 3: Les mécanismes de coordination : règles d’échange et régulation Mécanismes de coordination Marchés Communautés Réseaux Associations Hiérarchies privées Structures organisationnelles Liberté d’accès Échanges bilatéraux et échanges sur les marchés boursiers (Wall Street) Membership informel évoluant sur une longue période de temps Membership plus ou moins formel Échanges bilatéraux ou multilatéraux Membership formel Échanges multilatéraux Organisations complexes qui tendent à devenir bureaucratiques État Hiérarchie publique Membership imposé, inhérent à la citoyenneté Source : Hollingsworth, Boyer, 1997, 15-16, traduction libre Règles d’échange Lieux d’échanges volontaires Échanges volontaires basés sur les solidarités sociales et sur un niveau élevé de confiance mutuelle Échanges volontaires à travers une longue période de temps Réservées aux membres Opposition entre ceux qui font partie de l’association et ceux qui n’en font pas partie Réservées à ceux qui en font partie, échanges sur un pouvoir asymétrique, règles bureaucratiques Échanges économiques et politiques globaux et indirects Ces mécanismes de coordination sont mus, selon les auteurs, par deux axes. Il s’agit d’abord de l’axe des motivations, qui oppose les intérêts personnels, c’est-à-dire les mécanismes du marché et de la hiérarchie privée, aux intérêts collectifs, c’est-à-dire les mécanismes de l’État et de la communauté. L’axe du pouvoir quant à lui oppose le marché et la communauté, où les individus interagissent librement sur une base volontaire, à la hiérarchie privée et à l’État, où il existe une structure de distribution du pouvoir. Enfin, les associations et les réseaux sont des mécanismes hybrides puisque, selon les auteurs, ces mécanismes peuvent poursuivre à la fois des intérêts personnels et collectifs et se caractériser par une distribution du pouvoir variable. Ainsi, la perspective théorique de Hollingsworth et Boyer nous permettra d’analyser les systèmes sociaux de production et les mécanismes de coordination des coopératives forestières dans leur processus de diversification ou d’innovation. L’application de notre cadre théorique s’est faite à partir d’entrevues réalisées au sein d’un échantillon de douze coopératives forestières. Ces coopératives font toutes parties d’une association qui les représente. La Fédération des coopératives forestières du Québec (CCFQ) regroupe la grande majorité des coopératives forestières de la province (41 sur 44). 81 Les coopératives de notre échantillon sont distribuées dans six régions forestières, soit la Gaspésie (3 coopératives) la Mauricie (3 coopératives), les Laurentides (1 coopérative), la Côte-Nord (1 coopérative), le Saguenay-Lac-Saint-Jean (3 coopératives) et ChaudièreAppalaches (1 coopérative). Hormis la région de Chaudière-Appalaches, ces régions comptent parmi celles qui offrent les plus grandes possibilités forestières en forêt publique. Quant à la région de Chaudière-Appalaches, celle-ci présente les plus grandes possibilités forestières en forêt privée (MRNF, 2007). Le tableau 4 fournit plusieurs informations concernant la représentativité de notre échantillon. Principalement, nous constatons, dans ce tableau, que le poids de notre échantillon est considérable, puisqu’il représente plus de la moitié de tous les membres des coopératives forestières de la CCFQ, et qu’il pèse pour plus de 70 % des activités relatives aux variables que nous avons mesurées, hormis celles des travaux sylvicoles. Tableau 4 : Comparaison entre les coopératives forestières de l’échantillon et l’ensemble des coopératives forestières membres de la FQCF, en 2001-2002 (données disponibles et utilisées lors de l’échantillonnage et du processus d’entrevue) Total des coopératives membres de la CCFQ Total dans l’échantillon Nombre de coopératives 41 Nombre de membres 3 275 Reboisement Travaux sylvicoles 30 426 ha Récolte de bois 4,4 millions de m3 Bois d’œuvre 323 millions de pmp* 12 1 689 33,1 millions de plants 14 934 ha 3,3 millions de m3 228 millions de pmp 51,6% 72,6% 49,1% 75,0% 70,6% 45,6 millions de plants Source : CCFQ, www.ccfq.qc.ca * pmp : pied mesure de planche. Mille pieds mesures de planche équivaut à environ 5 mètres cubes de bois brut. Les entrevues effectuées au sein de notre échantillon de coopératives forestières sont de type semi-dirigé. Elles ont été réalisées en personne, sur les lieux de travail des répondants, entre avril et septembre 2004. Les entrevues ont une durée variant entre 75 et 135 minutes. Les entretiens ont été enregistrés sur cassette audio dans tous les cas. Le directeur-général est la personne dans la coopérative qui connaît dans les détails les questions de gestion, d’administration, de stratégie productive et de management au sein de l’organisation. Il est capable à la fois d’avoir une vue d’ensemble, mais aussi très approfondie de la coopérative. C’est donc avec le directeur-général de chacune des coopératives de notre échantillon que nous avons fait nos entrevues. 82 La grille utilisée pour faire les entrevues portait sur les aspects fondamentaux touchants la gestion d’une entreprise. Par conséquent, cette grille permet d’analyser les éléments suivants : évolution des produits et services, stratégies d’innovation ou de diversification, localisation des marchés, usines, partenaires et filiales, réseautage d’affaires et partenariats et, enfin, vie coopérative et conditions de travail des membres. Nos recherches documentaires et nos entrevues nous ont permis d’identifier trois types de coopératives selon le niveau d’innovation. Deux critères nous ont permis cerner ces types de coopératives que nous avons définies comme suit : coopératives innovantes, coopératives moyennement innovantes et coopératives traditionnelles. Quatre coopératives se trouvent dans chacune de ces catégories. Le premier critère de l’innovation est celui des activités productives. La CCFQ met à la disposition du public une substantielle documentation portant sur les activités productives de toutes les coopératives forestières membres de l’association. À partir de l’analyse de ces documents, il a été possible d’identifier les activités qui sont communes à l’ensemble des coopératives forestières. Ces activités sont : la récolte de bois, la production de plants, le reboisement et l’aménagement forestier, c’est-à-dire l’ensemble des travaux sylvicoles et la voirie forestière. Toutes les coopératives forestières membres de la CCFQ maintiennent, en tout ou en partie, ce registre d’activités. Nous avons pu aussi identifier les activités productives qui sont propres à une coopérative ou qui se retrouvent dans un nombre limité de coopératives forestières. Ces activités sont : la première, deuxième et troisième transformation du bois, le service-conseil en gestion forestière et en foresterie, l’application de procédés respectueux de l’environnement pour la réalisation de travaux forestiers (aménagements forestiers soucieux de la protection de la biodiversité), la gestion multiressources et l’aménagement récréotouristique. Ces activités ne concernent qu’une minorité de coopératives forestières. Nous les avons répertoriés dans 14 coopératives. Nous avons identifié ces coopératives comme étant hors norme en ce qui concerne les activités productives. Notre deuxième critère de l’innovation est celui de la valeur ajoutée. La valeur ajoutée est constituée par la contribution humaine à un produit, quel qu’il soit. Elle correspond directement à l’ingéniosité et aux efforts apportés par le travail (salarié), et indirectement 83 aux innovations passées incorporées dans le capital (Polèse et Shearmur, 2002, 53). Les coopératives forestières dont les activités productives et les processus de gestion accentuent la valeur ajoutée de leur production, c’est-à-dire qui transforment de plus en plus la matière ligneuse et non ligneuse, seront donc considérées plus innovantes que les autres. Notre échantillon de 12 coopératives a été tiré à partir des 14 coopératives forestières considérées comme hors norme quant aux activités productives. L’application de notre deuxième critère de l’innovation, à partir de nos entrevues, dans cet échantillon, nous a permis de définir les trois classes de coopératives comme suit : les coopératives forestières innovantes sont celles qui tentent de développer une capacité manufacturière en investissant le champ de la transformation, mais aussi en mettant sur pied des projets de valeur ajoutée aux produits du bois. Les coopératives forestières innovantes pénètrent même le secteur tertiaire, puisqu’elles peuvent se spécialiser dans des activités de service-conseil en gestion et en foresterie et développer une expertise en formation dans le domaine environnemental (utilisation d’équipements qui limitent les dommages aux sols lors de la récolte de bois). Les coopératives forestières moyennement innovantes se limitent surtout à la première transformation du bois ou, autrement dit, à la production de bois d’œuvre. Enfin, les coopératives forestières traditionnelles, bien que leur nom soit imparfait, puisqu’elles font quand même partie des coopératives forestières hors norme étant donné certaines de leurs activités productives, ne font aucune opération de transformation. Elles orientent leurs activités productives sur l’extraction de la matière ligneuse, de même que sur la sylviculture, les autres travaux forestiers, la gestion multiressource et l’aménagement récréotouristique. En d’autres termes, les coopératives forestières traditionnelles sont les coopératives les moins innovantes, au regard de nos deux critères, des coopératives forestières hors norme. Le tableau 5 montre les caractéristiques propres à chacune des classes d’innovation des coopératives forestières. 84 Tableau 5 : Types de coopératives forestières selon le niveau d’innovation Types de coopératives Coopératives innovantes Activités innovantes Première transformation : Production de bois d’œuvre Deuxième transformation : Produits finis pour la construction domiciliaire et industrielles, ameublement, outils, équipements récréatifs, panneaux de construction trois plis Troisième transformation : Huiles essentielles, produits pharmaceutiques, bio fuel ou gaz naturel Service-conseil-formation : Services de support technique et en gestion pour l’aménagement forestier, l’implantation des normes ISO et la mise en place des procédés environnementaux de récolte du bois Coopératives moyennement innovantes Coopératives traditionnelles Activités traditionnelles Communes aux coopératives Première transformation : Production de bois d’œuvre Production de plants Reboisement Travaux sylvicoles et aménagement forestier Voirie forestière Récolte de bois Aucune activité de transformation Gestion multiressources, aménagement récréotouristique Nous considérons notre échantillon représentatif à l’égard de l’innovation dans les coopératives forestières du Québec. Par conséquent, nous considérons que la nomenclature des coopératives forestières selon le niveau d’innovation, de même que les résultats de nos entrevues exposés à la section suivante, sont généralisables dans la mesure où notre échantillon est représentatif au chapitre de l’innovation. D’abord, notre échantillon couvre la presque totalité des coopératives forestières (12 sur 14) dites « hors norme » en ce qui a trait à leur registre d’activités productives. Nous avons donc fait des entrevues jusqu’à saturation, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’aucune nouvelle donnée ne vienne enrichir l’analyse de ce groupe de coopératives. Ensuite, aucune coopérative forestière membre de la CCFQ n’effectue des activités productives ou des opérations de transformation que les coopératives forestières de notre échantillon n’effectuent déjà. Par conséquent, les conclusions que nous tirerons de ce chapitre, de même que dans l’ensemble de cette recherche, s’appliqueront et se généraliseront pour toutes les coopératives forestières orientées vers l’innovation. 85 3.2 Innovation, systèmes sociaux de production et cohésion sociale : analyse des observations empiriques Nous nous consacrons ici à l’analyse des entrevues réalisées au sein des coopératives forestières de notre échantillon. En conformité avec notre cadre théorique, cette analyse permettra d’identifier les mécanismes de coordination qui composent les systèmes sociaux de production des coopératives forestières étudiées dans leur processus d’innovation. Nous verrons aussi quels moyens les coopératives forestières mettent en œuvre pour générer la cohésion sociale. 3.2.1 Les systèmes sociaux de production des coopératives forestières innovantes Les coopératives forestières innovantes sont, au regard de nos données empiriques, celles qui sont les plus imbriquées dans leur environnement social et économique, puisqu’elles mettent à profit plusieurs mécanismes de coordination qui leur permettent d’exploiter les ressources et les potentialités de cet environnement. Les mécanismes de coordination qui interviennent dans les stratégies d’innovation des coopératives forestières innovantes sont les réseaux, la hiérarchie privée, ou la grande entreprise forestière, la communauté et l’État. 3.2.1.1 Les réseaux Les réseaux des coopératives forestières innovantes étudiées sont constitués de partenariats entre elles et d’autres PME forestières, par des liens de confiance ou de reconnaissance entre les coopératives et leurs clients, et enfin par les relations d’interdépendance stratégique entre les coopératives et leur système de filiales. En ce qui a trait aux coopératives qui ont des relations de partenariat avec des PME forestières, notons que ces partenariats peuvent se situer à l’échelle locale et régionale. Cependant, pour une des coopératives innovantes, ce type de partenariat peut s’étendre à l’échelle internationale. Ces partenariats permettent aux coopératives concernées ici de trouver l’expertise ou le savoirfaire nécessaire pour transformer le bois ou de trouver les ressources financières pour réaliser ce projet. Par exemple, une coopérative peut s’entendre avec une scierie pour investir dans une entreprise de transformation du bois et devenir ensemble les principaux 86 actionnaires. Une autre coopérative innovante s’est entendue avec une scierie pour répondre à une demande spécifique. Cette coopérative, qui assure l’approvisionnement en billons (longueur de 1,8 mètre et plus) et billonnettes (entre 2 et 4 pieds de longueur), a développé un partenariat avec une scierie qui produit des barreaux de chaise ou des madriers d’échafaudage. Comme autre exemple, citons le cas d’une coopérative innovante qui entretient des relations d’affaires avec une autre coopérative forestière en Amérique du Sud. Ce partenariat permet à la coopérative forestière québécoise de tester la qualité et éventuellement le potentiel commercial d’une essence d’arbre sud-américaine. Le projet pour cette coopérative forestière est de transformer cette nouvelle essence pour en faire des produits finis destinés aux marchés d’Amérique du Sud. Concernant les relations de confiance et de reconnaissance qu’ont certaines entreprises clientes pour les coopératives forestières innovantes, rappelons que celles-ci s’appuient sur la reconnaissance d’un savoir-faire ou d’une qualité spécifique propre à ces coopératives. Ces coopératives forestières peuvent être reconnues pour leur gestion environnementale efficace ou pour leur expertise dans une ou plusieurs opérations forestières (travaux sylvicoles, aménagement, voirie forestière, récolte). Sur la base de ces relations de confiance ou de reconnaissance, les coopératives forestières innovantes peuvent être sollicitées pour effectuer certains travaux ou pour dispenser de la formation dans leurs champs d’expertise. À titre d’exemple, notons que pour une coopérative forestière innovante, les liens de proximité qu’elle entretient avec ses clients, mais aussi avec ses partenaires d’affaires, lui permettent d’obtenir des informations très utiles pour orienter ou financer ses opérations de modernisation. Autre exemple, la reconnaissance de l’expertise d’une coopérative dans la gestion environnementale des procédés de production par les entreprises de son milieu lui a permis de développer une activité de consultant dans le domaine environnemental. Enfin, les filiales et les entreprises possédées partiellement par les coopératives forestières innovantes combinent leurs savoir-faire et leurs ressources permettant ainsi aux coopératives d’atteindre des objectifs qu’elles n’atteindraient pas, ou du moins, difficilement sans leur concours. Par le système des filiales, les coopératives forestières 87 innovantes créent un partenariat stratégique qui lie les parties pour l’atteinte d’objectifs communs. À partir de leurs filiales, les coopératives forestières innovantes poursuivent deux objectifs spécifiques. Premièrement, à l’aide de ce réseau d’entreprises, les coopératives peuvent s’assurer un débouché pour leurs propres activités (pour le bois qu’elles coupent, pour leurs travaux sylvicoles, de plantation, etc.). Les entreprises qui font partie de leur actionnariat sont reliées à une ou plusieurs activités de transformation du bois. Par conséquent, ces entreprises ont besoin d’intrants (bois, billots) ou de services nécessaires à leur fonctionnement (sylviculture, voirie forestière, plantation, aménagement, etc.). Ces intrants et services sont évidemment assurés par les coopératives. Deuxièmement, dans leurs filiales, les coopératives forestières peuvent développer une expertise particulière ou s’engager dans les différentes opérations de transformation du bois et ce, en minimisant les risques financiers pour la coopérative. En fait, les entreprises détenues en tout ou en partie par les coopératives innovantes sont, comme nous le disions plus haut, des entreprises spécialisées dans un domaine quelconque lié à la transformation du bois. En étant spécialisées de la sorte, ces entreprises ont développé une expertise qui bénéficie aux coopératives, puisque ce sont ces entreprises qui seront habilitées à effectuer les opérations de transformation que les coopératives veulent mener pour se diversifier. De plus, les risques inhérents liés aux opérations de transformation, notamment la mise en marché des produits, les fluctuations des marchés, le démarrage d’une nouvelle activité, etc. peuvent être externalisés et ainsi ne pas mettre en péril les avoirs de la coopérative. 3.2.1.2 La hiérarchie privée ou la grande entreprise forestière Au-delà des relations de sous-traitance, les coopératives forestières innovantes interagissent d’une autre façon avec la grande entreprise forestière. En effet, trois des quatre coopératives innovantes étudiées ici sont activement engagées dans des relations de partenariat avec la grande entreprise forestière. Ces partenariats visent essentiellement à créer une nouvelle entreprise de transformation (une PME), dans laquelle chacun des deux partenaires détient un pourcentage du capital-action. Ces partenariats permettent aussi aux coopératives innovantes de mener des projets de diversification de grande envergure et de 88 bénéficier du large réseau de distribution de la grande entreprise. Ces partenariats permettent de partager les risques financiers, particulièrement lourds pour les coopératives, et les coûts élevés qu’entraînent le développement d’un produit existant ou la mise en marché d’un nouveau produit comme, par exemple, le bio fuel, qui est un carburant ou un combustible obtenu à partir de la biomasse issue de la décomposition du bois. 3.2.1.3 L’État Dans les années 1970 et 1980, l’État québécois redéfinit le régime forestier de la province. L’une des principales conséquences de cette redéfinition est l’accroissement de l’interventionnisme de l’État (CCFQ, 2006). Par exemple, L’État a modifié les règles du marché en régissant certaines actions des acteurs de l’industrie forestière. Ce type d’intervention s’est fait en partie au profit des coopératives forestières. Le fait que l’État ait obligé certaines usines, en vertu de leur contrat d’approvisionnement, à se ravitailler en matière ligneuse chez les coopératives forestières constitue un exemple de l’interventionnisme de l’État qui joue en faveur des coopératives forestières. C’est dans cette perspective que deux des coopératives forestières innovantes étudiées ici attachent une certaine importance au maintien d’un dialogue constant et proactif avec des représentants de certains ministères ou leur député. Par ce type de réseautage, les coopératives exercent une sorte de lobbying auprès de l’État pour faire valoir ses points de vue, donner de l’information face aux enjeux à venir de la coopérative et, dans certains cas, développer des projets d’expansion qui nécessiteront un appui financier de la part du gouvernement ou d’organismes gouvernementaux. Ce type d’appui financier a d’ailleurs permis à une coopérative innovante de démarrer une nouvelle filiale de transformation. 3.2.1.4 La communauté La communauté joue un rôle important dans le développement de deux des quatre coopératives forestières innovantes de notre échantillon. Pour l’une de ces coopératives, c’est la relation de confiance entre l’organisation et sa communauté d’appartenance qui est à souligner. Cette relation a été, jusqu’à récemment dans l’histoire de la coopérative, d’une importance capitale pour la survie de l’organisation. En effet, la communauté fut 89 directement impliquée pour financer la coopérative afin de redresser sa situation financière. Grâce à une solide relation de confiance entre la communauté et les dirigeants de la coopérative, ces derniers ont pu, grâce à ce financement, démarrer un plan de relance pour la coopérative. Encore aujourd’hui, cette relation perdure puisque le développement de la coopérative est intimement lié aux besoins de la communauté. Par exemple, aucun des projets de partenariat ou de développement n’est entrepris par la coopérative si ces projets sont susceptibles de faire perdre des emplois ou d’enlever du pouvoir à la coopérative face à son avenir dans sa communauté. Il ne s’agit pas ici d’un engagement explicite, mais plutôt d’une forme de responsabilisation de l’organisation face à sa communauté, une sorte de volonté de s’enraciner dans son milieu et d’œuvrer à sa prospérité. Dans le deuxième cas, la communauté a permis à la coopérative de trouver les économies d’agglomération dont elle avait besoin pour prendre de l’expansion et se développer. Le milieu fut mis à contribution afin d’offrir à la coopérative des avantages stratégiques dont elle avait besoin pour construire et exploiter une nouvelle usine de transformation du bois. Ces avantages étaient nécessaires pour assurer la compétitivité de l’usine, de même que sa prospérité dans la région d’appartenance de la coopérative. Les économies d’agglomération dont avait besoin la coopérative prenaient essentiellement deux formes. D’abord, un réseau routier et ferroviaire efficace pour acheminer les intrants de l’usine, mais aussi pour desservir ses différents marchés. Ensuite, la coopérative cherchait un site d’implantation, en l’occurrence, un parc industriel dont la construction et l’aménagement ont été initiés par les autorités publiques locales. Ce site d’implantation devait posséder des infrastructures suffisamment développées pour acheminer et exploiter les différentes sources d’énergie (gaz naturel, électricité) nécessaires au fonctionnement de la future usine de transformation. Le tableau 6 présente la synthèse des relations de nature industrielle qui se déploient à travers les mécanismes de coordination des coopératives forestières innovantes que nous venons d’analyser. 90 Tableau 6 : Systèmes sociaux de production des coopératives forestières innovantes Coopératives Mécanismes Relations industrielles de coordination - Partenariats avec deux PME Coopérative 1 Réseaux forestières Grande - Partenariats avec 2 grandes entreprise entreprises forestières Communauté - Relation de confiance avec la communauté locale Coopérative 2 Réseaux Communauté Grande entreprise État Coopérative 3 Réseaux Grande entreprise Coopérative 4 Réseaux État Objectifs - Accès à de l’expertise, du financement, à de l’information - Accès à un réseau de distribution - Partage des risques (financiers, mise en marché) et des coûts liés à l’innovation - Structure organisationnelle comptant - Accès à de l’expertise, du 7 filiales financement, à de l’information Partenariat avec une coopérative - Accès à un réseau de d’Amérique du Sud distribution - Partage des risques (financiers, - Relations avec communautés autochtones locales mise en marché) et des coûts liés à l’innovation - Partenariat avec une grande entreprise forestière - Économies d’agglomération - Relations soutenues avec le député - Information sur les marchés de la région et avec des organismes de - Positionnement stratégique développement régional - Structure organisationnelle comptant - Accès à de l’expertise, du 3 filiales financement, à de l’information - Partenariats avec 2 PME forestières - Accès à un réseau de - Relations avec les clients distribution - Partenariats avec une grande - Partage des risques (financiers, entreprise forestière mise en marché) et des coûts liés à l’innovation - Structure organisationnelle comptant - Accès à de l’expertise, du 7 filiales financement, à de l’information - Partenariats avec 2 PME forestières - Partage des risques (financiers, - Relations régulières avec le député mise en marché) et des coûts liés local, voire avec le Ministre des à l’innovation ressources naturelles et de la faune - Sensibilisation face aux enjeux futurs de la coopérative (Provincial) 3.2.1 Les systèmes sociaux de production des coopératives forestières moyennement innovantes À l’instar des coopératives forestières innovantes, les coopératives forestières moyennement innovantes présentent des relations de nature industrielle complexes. Cependant, à la différence des coopératives forestières innovantes, ces relations complexes n’interpellent que deux mécanismes de coordination : les réseaux et la grande entreprise. 91 3.2.2.1 Les réseaux Les réseaux ici se limitent aux seules relations que les coopératives moyennement innovantes entretiennent avec des PME forestières et avec leur système de filiales. Seulement deux des quatre coopératives moyennement innovantes étudiées ici sont engagées dans des partenariats avec des PME forestières et trois d’entre elles ont mis en place un système d’échanges et de relations productives en commun avec un réseau de filiales. Les relations entre les deux coopératives forestières moyennement innovantes et des PME forestières visent essentiellement à mettre sur pied des partenariats financiers, dont l’objectif est de créer une filiale qui constituera une usine de première transformation. En ce qui concerne les réseaux de filiales, ceux-ci poursuivent sensiblement les mêmes objectifs que ceux observés dans les coopératives innovantes. Il s’agit de se doter d’organisations qui sauront effectuer diverses opérations de transformation, comme le sciage, le rabotage et le séchage du bois en minimisant les risques pour les avoirs des coopératives concernées. 3.2.2.2 La hiérarchie privée ou la grande entreprise Trois des quatre coopératives forestières moyennement innovantes se sont engagées dans un partenariat avec la grande entreprise. Il s’agit essentiellement ici aussi de partenariats financiers qui ont pour objectif de créer une filiale. Comme pour le cas des coopératives forestières innovantes, la création d’une filiale permet aux coopératives moyennement innovantes d’assurer un débouché pour le bois qu’elles récoltent. La filiale transforme leur bois et les ventes qu’elles effectuent sont encouragées par le vaste réseau de distribution de la grande entreprise. Le tableau 7 fait la synthèse des relations de nature industrielle qui se déploient à travers les mécanismes de coordination des coopératives forestières moyennement innovantes 92 Tableau 7 : Systèmes sociaux de production des coopératives forestières moyennement innovantes Coopérative 1 Relations industrielles Mécanismes de coordination Réseaux - Structure organisationnelle comptant 3 filiales - Partenariat avec une coopérative et une société d’investissement Coopérative 2 Réseaux Coopératives Grande entreprise Coopérative 3 Réseaux Grande entreprise Coopérative 4 Réseaux Grande entreprise - Relation de confiance avec les fournisseurs - Partenariat avec une grande entreprise forestière - Structure organisationnelle comptant 3 filiales - Partenariat avec une grande entreprise forestière - Structure organisationnelle comptant 3 filiales - Partenariat avec une grande entreprise forestière Objectifs - Accès à de l’expertise, du financement, de l’information - Accès à un réseau de distribution, - Partage des risques (financiers, mise en marché) et des coûts liés à l’innovation - Meilleure utilisation des ressources forestières - Accès à de nouvelles sources d’intrant pour développer une nouvelle activité de transformation - Accès à de l’expertise, du financement, de l’information - Accès à un réseau de distribution - Partage des risques (financiers, mise en marché) et des coûts liés à l’innovation - Collaboration pour l’implantation des normes ISO - Accès à de l’expertise, du financement, de l’information - Accès à un réseau de distribution - Partage des risques (financiers, mise en marché) et des coûts liés à l’innovation - Collaboration pour l’implantation des normes ISO 3.2.3 Les systèmes sociaux de production des coopératives forestières traditionnelles Les quatre coopératives forestières traditionnelles de notre étude montrent que ce type de coopérative est le moins imbriqué dans son environnement économique et social. Essentiellement, les relations que les quatre coopératives forestières traditionnelles entretiennent au sein de leurs systèmes sociaux de production concernent la grande entreprise. Une seule des quatre coopératives traditionnelles déborde quelque peu de ce cadre, puisque sa filiale lui permet d’augmenter son expertise pour les travaux sylvicoles. 93 3.2.3.1 La hiérarchie privée ou la grande entreprise Les relations de nature industrielle entre les coopératives forestières traditionnelles et la grande entreprise sont fondamentalement marquées par le rôle de sous-traitant pour les coopératives et de donneur d’ordre pour la grande entreprise. Pour les quatre coopératives forestières traditionnelles étudiées ici, leur raison d’être est liée à leur statut de sous-traitant pour une ou quelques grandes entreprises forestières. Les travaux de sous-traitance que les coopératives de cette section effectuent sont essentiellement ceux relatifs à la sylviculture, au reboisement, à la foresterie et à la récolte de bois. 3.2.3.2 Les réseaux Comme nous le disions plus haut, les réseaux, en tant que mécanisme de coordination, ne s’appliquent qu’à une seule des coopératives forestières traditionnelles étudiées. Pour cette coopérative spécialisée dans les travaux sylvicoles, sa participation dans le capital-action d’une entreprise de consultants forestiers lui a permis d’accroître son expertise en sylviculture, notamment en offrant une gamme de services plus complète dans ce domaine. Principalement, cette filiale permet à la coopérative d’obtenir de nouveaux contrats de sous-traitance en aménagement forestier pour la grande entreprise, mais aussi pour une autre coopérative forestière de sa région administrative. Le tableau 8 montre comment les mécanismes de coordination des coopératives forestières traditionnelles structurent leurs relations industrielles. Tableau 8 : Systèmes sociaux de production des coopératives forestières traditionnelles Coopératives Coopérative 1 Coopérative 2 Coopérative 3 Coopérative 4 Mécanismes de coordination - Relations traditionnelles avec la grande entreprise forestière - Relations traditionnelles avec la grande entreprise forestière - Relations traditionnelles avec la grande entreprise forestière - Relations traditionnelles avec la grande entreprise forestière - Réseaux Relations industrielles - Sous-traitance Objectifs - Contrat de travail - Sous-traitance - Contrat de travail - Sous-traitance - Contrat de travail - Sous-traitance - Contrat de travail -Structure organisationnelle - Expertise comptant une filiale 94 3.3 Innovation et cohésion sociale Parallèlement à l’étude sur l’innovation, nous avons constaté une corrélation entre la capacité d’innover chez les coopératives forestières de notre échantillon et leur capacité à générer la cohésion sociale. En fait, plus les coopératives forestières de notre échantillon innovent, plus elles semblent activement impliquées dans la promotion de la cohésion sociale. D’abord, au sein de l’organisation, les coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes mettent sur pied différents comités (de travailleurs, de santésécurité, d’amélioration continue, etc.). Ces comités sont des espaces à l’intérieur desquels les membres peuvent s’impliquer dans différents domaines touchant de près le développement de leur coopérative. Ces domaines sont surtout relatifs à l’organisation du travail, à la modernisation, à la santé-sécurité, à la formation, à l’équité salariale, et à l’amélioration continue des biens et services produits. Au sein de ces comités, les membres peuvent, après étude, formuler des recommandations qui aideront la direction dans l’articulation de ses orientations stratégiques. L’objectif de ces comités est d’impliquer les membres dans la gestion de l’entreprise et de mettre à contribution les connaissances qu’ils possèdent quant à la coopérative et ses processus de production. Ensuite, deux des quatre coopératives forestières innovantes de notre échantillon mettent en place un mécanisme de consultation des membres qu’elles identifient sous le vocable de « tables de concertation ». Les tables de concertation sont des activités de consultation des membres, mais surtout des espaces de médiation de conflits entre les membres et entre ceux-ci et la direction de la coopérative. Durant ces activités, les membres sont divisés en plusieurs groupes, soit un groupe pour chacun des thèmes abordés lors de ces rencontres. Chaque groupe est sous la présidence ou la direction d’un membre qui a pour tâche de coordonner les discussions entre ses collègues et de communiquer une sorte de synthèse des discussions de son groupe auprès de la direction de la coopérative, mais aussi auprès des autres membres de l’organisation, toujours lors de l’activité de consultation. Les tables de concertation sont un moyen que se sont donné les coopératives concernées ici pour assurer la médiation des conflits issus des différents bouleversements induits par la crise forestière actuelle et qui provoquent inévitablement des changements dans 95 l’entreprise. Plus spécifiquement, les tables de concertation constituent pour ces deux coopératives forestières innovantes un moyen de lever les freins qu’opposent les membres aux changements, plus particulièrement à l’innovation. Nous avons appris que pour les membres, l’innovation représente quelque chose de risqué, qui peut mettre en jeu leurs acquis et l’avenir même de la coopérative. L’innovation nécessite, comme nous l’avons vu, l’implication de nouveaux acteurs, non coopératifs pour la plupart, de même que des changements de comportements que les membres voient d’un mauvais œil, souvent parce qu’ils jugent que les efforts nécessaires pour changer les comportements et pour accepter l’introduction de nouveaux acteurs, qui pourraient éventuellement avoir trop de contrôle sur leur entreprise, sont trop élevés pour ce qu’ils sont censés donnés pour le développement de la coopérative. En fait, les membres des coopératives forestières voient l’innovation d’un bon œil une fois que celle-ci a rapporté ses fruits pour l’entreprise. Le problème que vivent les membres avec l’innovation et les changements qu’elle encourt, c’est qu’avant que l’innovation ne stimule le développement de l’entreprise, il faut d’abord lui faire prendre corps, c’est-à-dire faire des prototypes, les tester, faire des erreurs, recommencer, traduire l’innovation en produits ou services nouveaux qu’il faudra mettre en marché et qu’il faudra aussi intégrer dans un processus de production concret au sein de l’entreprise. Toutes ces étapes constituent un long, difficile et imprévisible cheminement où l’innovation ne paie pas pour la coopérative et même, souvent, lui fait perdre de l’argent. De plus, il n’est même pas certain que l’innovation aboutira ou relancera le développement de la coopérative. Ce sont donc toutes ces étapes et cette incertitude qui provoquent de la résistance chez les membres face au processus d’innovation. Il faut comprendre que la culture d’innovation dans les coopératives forestières du Québec est encore très jeune. Elle ne concerne que le petit groupe de coopératives que nous étudions dans cette thèse. Par conséquent, nous avons souvent noté que les membres ont tendance à croire qu’il ne suffit que d’introduire quelques changements dans la coopérative, ou de lancer un ou deux produits ou services nouveaux pour innover et pour assurer l’avenir de la coopérative. Le problème est que l’un des premiers principes de la culture d’innovation en entreprise, c’est l’innovation constante, ou dans une perspective plus terreà-terre, sur une base périodique. C’est dans cette transformation de la culture industrielle des membres que nous nous situons en ce moment, et cette période de transition se 96 manifeste, notamment, par des périodes passagères de résistances au changement émanant du membership. La forme de frein la plus fréquente des membres face à l’innovation est leur attitude passive et même de résistance face à l’implantation des mécanismes permettant l’innovation, car celle-ci commande souvent des changements de leur part, notamment en ce qui concerne l’organisation du travail, l’apprentissage de nouvelles connaissances techniques, technologiques et organisationnelles. Surtout, l’innovation nécessite souvent l’assentiment des membres, qui se manifeste souvent par leur droit de vote, sur les orientations stratégiques de la coopérative décidées par la direction de l’entreprise. Par les tables de concertation, la direction de la coopérative cherche à impliquer les membres dans le processus d’innovation et à affronter les conflits générés par ce processus. Ultimement, la direction des coopératives innovantes concernées ici cherche à démystifier l’innovation, mais surtout, à mieux faire comprendre l’enjeu de l’innovation et son caractère inéluctable pour la survie de l’entreprise, de même que les différents processus possibles menant à l’innovation. Nous avons aussi noté que les coopératives innovantes et moyennement innovantes multiplient aussi les rencontres entre les membres et les administrateurs afin de communiquer de l’information, faire le point sur les orientations de la coopérative, ses investissements et les changements à venir. Enfin, certaines coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes mettent en place des programmes ou des activités de formation permettant aux membres de mieux connaître les principes coopératifs, la gestion d’une entreprise coopérative et les postes névralgiques de l’entreprise. Concernant les coopératives forestières traditionnelles, nous n’avons noté que l’existence des comités de membres, en santé-sécurité seulement, et la mise en place de différentes rencontres d’information entre administrateurs et membres des coopératives. Cependant, contrairement aux coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes, ce ne sont pas toutes les coopératives traditionnelles qui sont concernées par ces mesures. Seulement deux des quatre coopératives traditionnelles que nous avons étudiées accordent de l’importance à de telles mesures. Le tableau 9 fait la synthèse des principales initiatives 97 quant à la cohésion sociale des coopératives forestières de notre échantillon au sein de leur organisation. Tableau 9 : Principales initiatives quant à la cohésion sociale à l’interne Initiatives et structure Comités de la coopérative : - Comités dédiés à un aspect stratégique de la coopérative (amélioration continue, équité salariale, santé-sécurité, formation) - Les membres peuvent s’impliquer dans ces comités et formuler des recommandations à la direction et aux administrateurs de la coopérative Tables de concertation - Activités de consultation des membres concernant les changements qui modifient les façons de faire et les comportements dans la coopérative - Espace de médiation des conflits entre les membres et entre ceux-ci et la direction de la coopérative - Moyen permettant de lever les freins (manque d’implication des membres) qu’oppose le membership face à la recherche de l’innovation Réunions entre membres et administrateurs : - Assemblée générale annuelle, rencontres fixées régulièrement ou au besoin, convocations, séances d’information - La direction de la coopérative communique de l’information concernant les orientations de l’entreprise, les finances, la production, les investissements et l’avenir de la coopérative Formation : - Programme ou activités de formation dédiés aux membres et mis sur pied par la coopérative - Améliorer la compréhension du fonctionnement d’une coopérative et de certains de ses outils de gestion Nombre de coopératives 4 innovantes 4 moyen. innovantes 2 traditionnelles 2 innovantes 0 moyen. innovantes 0 traditionnelles 4 innovantes 4 moyen. innovantes 2 traditionnelles 2 innovantes 2 moyen. innovantes 0 traditionnelles Au sein de leurs communautés d’appartenance, les coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes participent à la cohésion sociale en faisant des dons ou des actions de bénévolat, comme financer la rénovation d’une école, offrir un appui matériel et ses compétences en gestion, par exemple, à des organismes communautaires ou d’intérêt public. Les coopératives forestières innovantes et deux coopératives moyennement innovantes s’impliquent aussi, avec différents acteurs sociaux, dans divers projets qui contribuent au développement de leurs communautés. Par exemple, certaines d’entre elles investissent dans de jeunes PME forestières de leur région et les parrainent dans leurs premières années d’activité. D’autres collaborent avec leur municipalité et différents acteurs privés au développement et à la mise en valeur du potentiel touristique et forestier de leur région. Enfin, les coopératives forestières innovantes essaient d’assurer une certaine adéquation entre le développement de la coopérative et les besoins exprimés par leurs 98 communautés d’appartenance. Par exemple, ces coopératives tentent de créer des emplois pour certains groupes sociaux en situation de précarité, comme les femmes et les jeunes. Les coopératives forestières traditionnelles quant à elles, ne se limitent qu’aux activités de bénévolat et aux dons. De plus, ces mesures ne concernent que deux des quatre coopératives forestières traditionnelles étudiées. Le tableau 10 fait la synthèse des initiatives quant à la cohésion sociale des coopératives forestières de notre échantillon au sein de leurs communautés d’appartenance. Tableau 10 : Principales initiatives quant à la cohésion sociale au sein des communautés d’appartenance Initiatives et structure Adéquation entre le développement de la coopérative et les besoins des communautés : - Cibler les catégories d’individus en demande d’emploi - Insertion à l’emploi de certains groupes (femmes, autochtones, jeunes) - Devenir un «champion de l’emploi» Dons et bénévolat : - Appui financier, implication dans divers organismes caritatifs - Supporter la municipalité dans divers projets économiques ou d’intérêt collectif - S’engager dans des causes humanitaires - Supporter des projets ou organisations communautaires - Partager ses compétences et ses équipements Implication de la coopérative dans des projets - Soutenir les jeunes entreprises de la région en y investissant ou par la création de partenariats dans le but de partager des connaissances (les produits, les marchés, la gestion, les réseaux d’affaires, etc.) - Créer des partenariats avec la municipalité et des organismes de développement économique pour mettre en place des projets économiques (touristiques et forestiers) - Partager l’intérêt pour les principes coopératifs et établir des relations d’affaires soucieuses de l’équité - Implanter Internet à l’école Nombre de coopératives 4 innovantes 0 moyen. innovantes 0 traditionnelles 4 innovantes 3 moyen. innovantes 2 traditionnelles 4 innovantes 2 moyen. innovantes 0 traditionnelles 3.4 Synthèse Ce chapitre montre, dans une perspective qualitative, qu’il semble exister, dans notre échantillon, une sorte de lien entre la capacité d’innovation dans les coopératives forestières du Québec et leur capacité à générer la cohésion sociale dans leurs communautés d’appartenance. Nous avons effectivement vu dans les pages précédentes, à l’aide, notamment, du cas des coopératives forestières innovantes, que plus une coopérative forestière innove dans ses pratiques productives et de gestion, plus elle semble promouvoir la cohésion sociale. 99 Les coopératives forestières innovantes et, dans une moindre mesure, les coopératives forestières moyennement innovantes, situées aussi bien en Gaspésie, au Saguenay-LacSaint-Jean, en Mauricie, sur la Côte-Nord ou dans les Laurentides, tentent, à travers les mécanismes de coordination que nous avons décrits, de s’adapter aux nouvelles structures de régulation du capitalisme contemporain. Ces coopératives tentent d’améliorer leur productivité, prennent le virage technologique dans leurs usines et développent leur compétitivité en essayant, par diverses opérations de transformation du bois, de se nicher dans des marchés spécifiques. Pourtant, le fait que les coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes se mettent au diapason du développement économique actuel ne les empêche pas d’assumer, mieux que les coopératives forestières traditionnelles, leur fonction sociale face à la promotion de la cohésion sociale. Nous avons expliqué ici que les coopératives innovantes et moyennement innovantes assument cette fonction à un niveau micro, c’est-à-dire à travers différentes interventions au sein de leur organisation et de leurs communautés. Cependant, elles assument aussi cette fonction à un niveau plus macro, à partir des modes de gouvernance dans lesquels elles tentent de s’inscrire à travers les mécanismes de coordination de leurs systèmes sociaux de production. Dans ces modes de gouvernance, les coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes définissent des entreprises communes avec les principaux acteurs forestiers du Québec, soit l’État, la grande entreprise forestière, les communautés forestières et plusieurs autres acteurs à travers leurs réseaux d’affaires, contribuant ainsi à la cohésion du système forestier québécois. Les conclusions que nous tirons ici s’appliquent aux coopératives forestières qui sont, à différents degrés, innovatrices. Il reste que si notre échantillon avait été davantage représentatif de l’ensemble des coopératives forestières au Québec, c’est-à-dire si nous avions élargi notre échantillon au-delà des coopératives forestières hors norme, soit les coopératives forestières non innovantes ou conventionnelles, les conclusions que nous aurions tirées ici auraient eu plus de relief et auraient été davantage percutantes. En effet, nous avons constaté ici que moins les coopératives forestières innovent, ou plus le degré d’innovation diminue dans les coopératives forestières, moins elles sont en mesure de faire face au contexte économique et forestier actuel, et moins elles s’avèrent des vecteurs 100 efficaces de la cohésion sociale. Par conséquent, les capacités des coopératives forestières conventionnelles face à l’innovation et à la cohésion sociale seront bien en deçà de ce que nous avons observé pour les coopératives forestières traditionnelles. 101 CHAPITRE IV : LES DIMENSIONS DE LA COHÉSION SOCIALE ET LEURS INDICATEURS APPLIQUÉS AUX COOPÉRATIVES FORESTIÈRES2 Dans le chapitre précédent, nous n’avons pu, avec notre approche qualitative, qu’identifier et décrire des comportements ou des initiatives quant à la capacité des coopératives forestières du Québec à générer la cohésion sociale selon leur niveau d’innovation. Pour la suite de cette recherche, nous aimerions mesurer de façon plus rigoureuse la cohésion sociale dans les coopératives forestières en ayant recours aux méthodes quantitatives. Ultimement, l’approche quantitative pourra nous aider à établir éventuellement des relations entre deux faits, c’est-à-dire entre les niveaux d’innovation économique et de cohésion sociale au sein de notre échantillon de coopératives forestières. Cependant, préalablement à cet exercice, il nous faudra d’abord définir comment mesurer la cohésion sociale. En d’autres termes, nous devons savoir quelles sont les dimensions de la cohésion sociale, de même que les indicateurs de ces dimensions. Ce travail nous amènera à la réalisation du deuxième objectif de cette thèse, à savoir l’identification des indicateurs de la cohésion sociale adaptés aux coopératives forestières, et la création d’un outil qui nous permettra de mesurer ces indicateurs. Ce chapitre se divise en trois parties. La première définit notre méthode de travail. Un bref retour sur le modèle de la cohésion sociale de P. Bernard sera effectué, et des explications seront exposées quant à la stratégie que nous emploierons pour définir les indicateurs de la cohésion sociale de même que l’outil destiné à les mesurer. Dans la deuxième partie, nous développerons un argumentaire, à partir d’une recherche documentaire et une recension de 2 Gingras, P., Carrier, M., Villeneuve, P.-Y. (2007) «Mesurer la cohésion sociale dans les coopératives : les principaux indicateurs appliqués aux coopératives forestières du Québec dans leur relation avec l’innovation économique», Économie et Solidarités, vol.37, no.1 (accepté pour publication). 102 la littérature, qui identifie et justifie le choix des indicateurs de la cohésion sociale pour les coopératives forestières. Enfin, dans la troisième partie, nous exposerons les résultats tirés d’une enquête réalisée auprès des membres des coopératives forestières de notre échantillon, et ce, afin de vérifier si notre outil de mesure permet d’observer des différences statistiquement significatives entre les différentes classes de coopératives forestières, selon leur niveau d’innovation, quant à la cohésion sociale. 4.1 Méthodologie Pour définir un ensemble d’indicateurs susceptibles de pouvoir mesurer la cohésion sociale dans les coopératives forestières du Québec, il faut d’abord et avant tout savoir de quoi est faite la cohésion sociale, quels en sont les éléments constitutifs. En d’autres termes, il faut d’abord savoir quelles sont les dimensions de la cohésion sociale. Pour identifier ces dimensions, nous nous référerons au modèle d’analyse de la cohésion sociale développé par Paul Bernard (1999) que nous avons présenté dans le chapitre consacré au contexte théorique. Dans la littérature, la cohésion sociale est presque exclusivement définie selon ses attributs ou ses manifestations possibles. Il s’agit de définitions purement descriptives (Maxwell, 1996; Helly, 1999; Saint-Martin, 1999; Jenson, 1999; Chan et al., 2006). Comme nous l’avons vu, la perspective de Bernard est de définir la cohésion sociale en fonction des relations dialectiques entre les différentes dimensions de ce concept. Dans cette perspective, l’auteur ne fait pas qu’identifier les dimensions de la cohésion sociale. Il met en lumière la structure sous-jacente qui articule chacune de ces dimensions. Par conséquent, Bernard peut non seulement définir la cohésion sociale, mais il peut aussi faire de ce concept un système cohérent dont les parties sont en lien logique. Rappelons que le modèle de Bernard suppose que la cohésion sociale sous-tend l’ordre social. L’auteur identifie trois valeurs fondamentales rencontrées dans les sociétés démocratiques actuelles, soit la liberté, l’égalité et la solidarité. Ces valeurs sont en tension dialectique : elles se contredisent l’une l’autre, mais sont pourtant nécessaires l’une à l’autre. Le modèle de Bernard se veut une tentative pour expliquer les tensions entre ces trois valeurs. 103 C’est à travers les trois grandes sphères d’activité des individus en société, soit les sphères économique, politique et socioculturelle, que peut s’articuler l’action individuelle et collective permettant de contrôler les tensions entre les trois valeurs fondamentales de la démocratie. Cette action se fonde, dans chacune des sphères d’activité, à partir de principes fondamentaux que l’auteur identifie comme les dimensions de la cohésion sociale. Ces principes ou dimensions sont présentés dans le tableau 11. Rappelons encore une fois que ces dimensions de la cohésion sociale sont, selon Bernard, en relation dialectique dans la mesure où elles sont toutes nécessaires et complémentaires pour assurer la pérennité de l’ordre social. Cependant, l’ordre social basé sur ces dimensions ne pourrait prendre corps sans la justice sociale et l’égalité (la dimension Égalité-Inégalité), les seules valeurs qui peuvent encore, selon l’auteur, mobiliser les individus autour d’entreprises communes au sein des sociétés démocratiques actuelles. Tableau 11 : Typologie des dimensions de la cohésion sociale et de leurs incidences sur la cohésion sociale Sphères d’activité Économique Politique Caractère de la relation Formel Insertion-Exclusion Insertion face aux marchés du travail et de la consommation Légitimité-Illégitimité Légitimité des institutions de régulation sociale Reconnaissance-Rejet Socioculturelle Tolérer les différences de valeurs et d’idées entre individus Substantiel Égalité-Inégalité Poursuite de la justice sociale Participation-Passivité Implication des citoyens dans les institutions de régulation Appartenance-Isolement Engagement des citoyens dans la construction d’une communauté plurielle Source : Bernard, 1999 Répétons aussi que les dimensions de la cohésion sociale chez Bernard se divisent selon deux types de relation. La première de ces relations en est une dite formelle, c’est-à-dire qu’elle sollicite une action ou une attitude relativement accessible pour la plupart des individus. La deuxième est une dimension substantielle, c’est-à-dire qu’elle sollicite un engagement des individus à travers le temps. La dimension formelle constitue un pré requis pour atteindre la dimension substantielle. Les deux types de relations sont cependant essentiels. Pour Bernard, une société qui serait exclusivement orientée vers une implication substantielle des individus dans chacune des sphères d’activité deviendrait anarchique. 104 Bien qu’il n’ait pas été conçu au départ pour étudier la cohésion sociale au sein d’entités particulières comme les coopératives forestières, le choix du modèle de Bernard est néanmoins pertinent pour notre propos. Ce modèle définit les dimensions de la cohésion sociale selon les trois grandes sphères de la vie des individus en société : économique, politique et socioculturelle. Dans son analyse, Bernard parle d’insertion face aux marchés, d'institutions étatiques pour assurer la gestion des conflits, de même que l'égalité et la justice sociale, et enfin, de l’inclusion d’une diversité de citoyens dans la construction d’une communauté. (Bernard, 1999, 54-57). Bref, l’auteur se situe, dans son analyse, à une échelle macro, c’est-à-dire à l’échelle de l’État, de la société, des marchés. Cependant, les sphères d’activité des individus dans la société étudiées par le modèle de Bernard, de même que leurs dimensions, sont tout autant présentes à une autre échelle d’analyse, à savoir celle des coopératives forestières. En effet, il y a, dans ces coopératives, une sphère économique, incarnée par l'exploitation de la forêt, la création d'emploi, l’insertion professionnelle des membres, etc., une sphère politique, incarnée, notamment, par le droit de vote pour les membres, le conseil d’administration, les comités de la coopérative et les assemblées générales dans lesquels les membres peuvent s’impliquer et qui consacrent le caractère démocratique de ces organisations, et enfin, une sphère sociale, puisque la coopérative est un lieu de médiation des conflits entre les membres quant aux orientations et à l’avenir de leur entreprise collective, mais aussi parce que la coopérative a une mission et une fonction dans la construction de sa communauté. Par conséquent, si nous retrouvons, dans les coopératives forestières, les mêmes trois sphères d'activités analysées par le modèle de Bernard, nous pouvons potentiellement y retrouver les mêmes dimensions de la cohésion sociale et ainsi, nous pouvons éventuellement les mesurer, mais à une autre échelle que celle de la société. Il reste que le modèle d’analyse de la cohésion sociale de Bernard, de même que la notion de cohésion sociale comme telle d’ailleurs, n’ont jamais fait l’objet des mesures empiriques. Par conséquent, il n’existe pas d’indicateurs permettant de mesurer les dimensions de la cohésion sociale. Pour identifier ces indicateurs, nous effectuerons une recension de la littérature qui permet de définir ce à quoi peut référer chacune des 105 dimensions de la cohésion sociale dans le secteur des coopératives. Par exemple, nous chercherons à savoir ce que peut signifier ou comment peut se traduire, dans une coopérative de travailleurs comme les coopératives forestières, la poursuite de l’égalité et de la justice sociale, comme le stipule la dimension Égalité-Inégalité. Par la suite, nous identifierons, à partir d’un raisonnement logique, de notre recension de la littérature et de notre expérience du terrain, quels sont les aspects de la vie coopérative et de la gestion d’une telle entreprise qui se rattachent aux dimensions de la cohésion sociale et qui pourraient nous servir d’indicateurs. Nous proposerons par la suite l’esquisse d’un questionnaire qui pourrait servir à mesurer les indicateurs de la cohésion sociale dans les coopératives forestières du Québec. Il s’agira d’un questionnaire dédié aux membres de ces coopératives. Le questionnaire vise à fournir l’information pour construire des échelles de mesure des dimensions de la cohésion sociale. Ces échelles visent surtout à mesurer des perceptions et des attitudes, c’est-à-dire des prédispositions à agir, ce qui place notre analyse nettement dans la sphère du subjectif et des valeurs, mais qui n’empêche pas de mener une analyse « objectivée » de ces attitudes et perceptions. Il s’agit donc de mesurer, à l’aide d’indicateurs, les prédispositions à agir des membres des différentes coopératives forestières face aux dimensions de la cohésion sociale de Bernard. Des échelles de type Likert seront utilisées. Ce type d’échelle est constitué d’énoncés, c’est-à-dire des questions avec choix de réponses allant de « tout à fait en désaccord » à « tout à fait d’accord », reliées au concept mesuré, soit l’un des indicateurs des dimensions de la cohésion sociale. Les énoncés donnent lieu à une répartition des opinions favorables ou défavorables en quatre ou cinq classes. Chacun des choix des individus reçoit un score et ceux-ci sont additionnés pour obtenir un indice de cohésion sociale total pour chaque répondant. Il faut souligner qu’un tel exercice d’attribution d’indicateurs, de même que la création d’un questionnaire visant à les mesurer, n’est pas sans périls. En effet, nous ne sommes pas à l’abri d’un certain arbitraire dans le choix de nos indicateurs. Il faut bien comprendre que nous nous apprêtons à faire ici le tout premier exercice d’attribution d’indicateurs des dimensions de la cohésion sociale du modèle de Paul Bernard. Nous n’avons rien derrière nous qui ait été fait auparavant dans ce sens, et qui puisse nous guider. Il existe 106 évidemment une littérature sur la cohésion sociale qui peut nous aider dans notre démarche. Cependant, c’est notre connaissance du terrain, donc des coopératives forestières, qui nous permettra de trancher si un indicateur est plus pertinent qu’un autre, ou si un indicateur s’applique davantage à une dimension plutôt qu’à une autre. La démarche que nous nous apprêtons à faire ici s’avère, dans ce contexte, exploratoire. Nous développons ici un outil nous permettant d’explorer les relations entre innovation économique et cohésion sociale dans les coopératives forestières du Québec. En effet, ce n’est qu’à travers un processus itératif, c’est-à-dire en réitérant l’exercice d’identification des indicateurs, à travers plusieurs enquêtes par questionnaire auprès des membres des coopératives, qu’il serait possible de se prémunir des risques reliés à l’arbitraire. Dans cette optique, il serait possible, à partir de là, d’arriver à une identification assez juste des indicateurs, mais aussi des questions qui leur sont attribuées, afin de mesurer, dans une perspective confirmatoire cette fois-ci, la cohésion sociale selon le niveau d’innovation des coopératives forestières du Québec. La présente thèse n’offre pas l’espace et ne possède pas les ressources nécessaires pour un tel processus itératif. Elle offre cependant, un solide point de départ qui ouvre la voie à d’éventuelles recherches confirmatoires quant à la mesure de la cohésion sociale selon les six dimensions de celle-ci identifiées par Paul Bernard. Les questions que nous identifierons pour chacun des indicateurs des dimensions de la cohésion sociale ont servi à la réalisation d’une enquête auprès des membres du même échantillon de 12 coopératives forestières différemment innovatrices que nous utilisons depuis le début de cette recherche (4 innovantes, 4 moyennement innovantes et 4 traditionnelles). Très exactement, 301 membres ont répondu au questionnaire, ce qui représentait un taux de réponse de 21 % du membership total des coopératives forestières étudiées dans cette thèse (évalué à 1434 membres lors de l’enquête, en 2006). Les membres qui ont répondu à notre questionnaire sont distribués comme suit : 117 membres dans les coopératives forestières innovantes (pour un taux de réponse de 16 % pour les coopératives de cette classe d’innovation), 78 membres dans les coopératives forestières moyennement innovantes (pour taux de réponse de 20 %) et 106 membres dans les coopératives forestières traditionnelles (pour un taux de réponse de 34 %). Le questionnaire a été administré en personne, lors de rencontres de groupe organisées dans les différentes coopératives où travaillent les membres, ou dans certains cas, dans les camps forestiers où 107 étaient assignés les membres pendant plusieurs mois pour leur travail. Ces rencontres étaient mises sur pied avec l’appui de la direction des coopératives forestières étudiées. Les membres, sur une base volontaire, se présentaient à ces rencontres pour répondre individuellement au questionnaire. Dans les coopératives forestières comptant un grand nombre de membres, des rencontres étaient organisées pour chacune des divisions des coopératives concernées (division des travaux sylvicoles, de la récolte, de l’administration, de la production de plants, etc.). Cette procédure, par rencontres de groupe, nous a permis de nous assurer une bonne qualité dans la façon de remplir les questionnaires de la part des membres. En effet, nous étions toujours disponibles auprès des membres, lorsqu’ils remplissaient le questionnaire, pour répondre à leurs interrogations issues de l’exercice que nous leur demandions. En effet, les pré-tests, réalisés auprès de 20 membres, nous ont clairement montré que les difficultés en lecture de plusieurs membres ne nous laissaient guère d’autres choix de procédure pour administrer le questionnaire. Dans ce contexte, administrer le questionnaire par voie postale, par exemple, devenait, dans ce contexte, une démarche très aléatoire en ce qui concerne la qualité des questionnaires remplis par les membres. 4.2 Les indicateurs des dimensions de la cohésion sociale dans les coopératives forestières du Québec Cette section est consacrée à l’identification et à la définition des indicateurs des dimensions de la cohésion sociale pouvant être utilisés dans le cas des coopératives forestières du Québec. Précisons que nous ne prétendons pas à l’exhaustivité dans cet exercice d’identification d’indicateurs. L’objectif principal ici est de définir les indicateurs de base des dimensions de la cohésion sociale. 4.2.1 La sphère économique : les indicateurs des dimensions InsertionExclusion et Égalité-Inégalité La dimension Insertion-Exclusion réfère au plan formel, à l’insertion des individus au sein du marché du travail et de la consommation. Il s’agit ici de proscrire l’exclusion économique. Au plan substantiel, la dimension Égalité-Inégalité réfère à la poursuite de 108 l’équité et de la justice sociale. Le principal objectif des coopératives forestières du Québec est de créer des emplois durables et de qualité pour l’ensemble de leurs membres (CCFQ, 2006). Les coopératives forestières permettent aux membres de répondre à leur communauté d’intérêts. Cette communauté d’intérêts est relative à l’insertion professionnelle des membres, à la protection de leur emploi et à la capacité d’exercer un contrôle accru sur les conditions d’exercice de leur travail (CCFQ, 2006). Lorsque les coopératives forestières recrutent de nouveaux membres, elles permettent l’insertion professionnelle de plusieurs individus au sein de leur communauté d’appartenance. Par conséquent, force est d’admettre que les coopératives forestières donnent aux nouveaux membres la possibilité de s’assurer, dans la mesure où les conditions économiques de leur coopérative le permettent, un emploi durable, un partage des surplus de l’entreprise sous forme de ristournes et un meilleur contrôle des conditions d’exercice de leur emploi. Enfin, il est important de mentionner que les coopératives forestières se donnent une mission sociale qui est celle de s’enraciner dans leur milieu afin de créer localement des emplois à partir des ressources disponibles (CCFQ, 2006). Ainsi, en raison de la nature même des coopératives forestières, de leur mission et de leur rôle dans l’économie régionale, il est évident qu’elles peuvent favoriser, au plan formel, l’insertion économique des individus, et au plan substantiel, la poursuite de l’équité socio-économique ou de la justice sociale. 4.2.1.1 Insertion-Exclusion Au plan formel, c’est-à-dire l’insertion économique des individus, les coopératives forestières peuvent assumer ce rôle, en tout premier lieu, par l’accès au membership. En effet, c’est en devenant membre que les individus peuvent, ultimement, agir sur les conditions d’exercice de leur travail, sur la pérennité de leur emploi, sur le partage des surplus et sur l’organisation de la coopérative en fonction de ces derniers objectifs. Le premier élément qui est nécessairement interpellé par l’adhésion au membership est bien évidemment celui des conditions que les individus doivent satisfaire pour avoir le droit d’adhérer au membership d’une coopérative. En ce qui concerne les coopératives 109 forestières, il s’agira donc de savoir quelles sont les conditions que les individus doivent satisfaire pour devenir membre et si ces conditions limitent l’accès au membership. Par conséquent, un premier indicateur de la dimension Insertion-Exclusion pourrait être « Conditions d’accès au membership ». Le tableau 12 tente de traduire en question l’indicateur « Conditions d’accès au membership ». Tableau 12 : Distribution de fréquence pour l’indicateur « Conditions d’accès au membership » Considérez-vous que les conditions à respecter pour devenir membre régulier (par exemple, le montant des parts sociales à payer, les compétences professionnelles qu’il faut avoir, le travail à faire, etc.) sont: Réponses/Pondérations Innovantes Moyennement Traditionnelles Variance (Indice de Scheffe) innovantes (CI) (CMI) (CT) Trop exigeantes (0) 0.9% 0.0% 5.7% Aucune différence statistiquement Plutôt exigeantes (1) 14.5% 14.1% 14.2% significative entre les Plutôt adéquates (2) 43.6% 39.7% 44.3% scores moyens Adéquates (3) 41.0% 46.2% 35.8% Score moyen 2.25 2.32 2.10 Outre la question posée, le tableau 12, de même que les tableaux suivants qui traduiront en question les indicateurs présentés dans cette section, identifient les choix de réponses associés aux questions posées de même que les scores qui leur sont associés (les chiffres entre parenthèses). Le score moyen de l’indice de cohésion sociale est calculé pour les répondants de chacun des groupes de coopératives pour chacun des questions et des indicateurs auxquels elles sont liées. La dernière colonne du tableau montre, là où elle peut s’appliquer, une analyse de variance qui permet, à l’aide ici de l’indice de Scheffe, de voir s’il y a des différences statistiquement significatives entre les trois groupes de coopératives forestières au regard de leur score moyen pour chacun des indicateurs. Cette dernière analyse, bien que sommaire, a pour objectif de montrer si les questions posées permettent de dégager, ou non, des différences entre les groupes de coopératives forestières selon leur niveau d’innovation économique. Après avoir satisfait les conditions minimales d’accès au membership, les individus doivent, dans la plupart des coopératives, subir une période d’essai pendant laquelle le candidat est évalué selon ses compétences techniques et son adhésion aux principes 110 coopératifs, ou du moins, aux principes de la coopérative dont il entend devenir membre. Pendant cette période d’essai, le candidat aura le statut de membre auxiliaire. Dans ce contexte, il devient primordial de savoir si l’adhésion des nouveaux membres relève de l’arbitraire. Comme le notent Pencavel (2002) et Hansmann (1996), l’adhésion d’un nouveau membre à la coopérative se fait fréquemment sans aucune forme de critère, si ce n’est celui de la conformité à un profil de personnalité qui n’a rien à voir avec les qualifications professionnelles ou les principes coopératifs, mais bien avec les caractéristiques personnelles des individus, comme le sexe, l’appartenance ethnique, les valeurs et opinions, etc. (Pencavel, 2002, 32; Hansmann, 1996). Cette pratique n’est certainement pas favorable à l’insertion des individus, mais plutôt à l’exclusion, d’où la nécessité d’un indicateur comme « Sélection des membres ». Le tableau 13 traduit cet indicateur en question pour les membres des coopératives forestières. Notons que l’analyse de variance contenue dans ce tableau nous permet de constater qu’il y a, pour l’indicateur « Sélection des membres », des différences statistiquement significatives entre les groupes de coopératives. En effet, l’indice de Scheffe nous apprend que ces différences significatives sont à l’avantage des coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes lorsqu’elles sont comparées aux coopératives forestières traditionnelles (CI > CT et CMI > CT). C’est donc dire que les scores obtenus par les répondants dans les coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes sont significativement plus élevés que dans les coopératives forestières traditionnelles. Tableau 13 : Distribution de fréquence pour l’indicateur « Sélection des membres » Êtes-vous d’accord ou en désaccord avec l’affirmation suivante : En dehors de vos compétences professionnelles et de votre adhésion aux principes coopératifs, vos valeurs, vos opinions, vos positions politiques, votre sexe et autres caractéristiques personnelles ont été des obstacles pour faire partie du membership de votre coopérative Réponses/Pondération Innovantes Moyennement Traditionnelles Variance innovantes (CI) (CMI) (CT) (Indice Scheffe) Tout à fait d’accord (0) 4.3% 5.1% 13.2% Diff. SIG. CI>CT 0.47 0.0001 Plutôt d’accord (1) 14.5% 10.3% 27.4% Plutôt en désaccord (2) 26.5% 26.9% 20.8% CMI>CT 0.52 0.0001 Tout à fait en désaccord (3) 54.7% 57.7% 38.7% 2.32 2.37 1.85 Score moyen 111 Enfin, une autre façon de voir si une coopérative est inclusive plutôt qu’exclusive est de comparer le nombre de membres par rapport au nombre de salariés ou de non-membres. Les coopératives de travailleurs, comme les coopératives forestières, mobilisent une force de travail qui ne repose pas seulement sur les membres, mais aussi sur des travailleurs nonmembres. Ces derniers répondent, théoriquement, à des besoins ponctuels de la coopérative qui fait face à une période de pointe dans ses activités de production. Comme le souligne Pencavel (2002), dans le cas d’une coopérative où le nombre de membres est limité par rapport au nombre de non-membres, il est possible que le contrôle de l’organisation soit assuré par un petit nombre d’individus qui désirent mobiliser les avantages liés au statut de membre régulier de la coopérative. De plus, est-il possible de parler d’entreprise coopérative lorsque la majorité des travailleurs ne sont pas des membres (Pencavel, 2002, 67)? Il est donc intéressant de prendre en considération un indicateur comme « ratio entre le nombre de membres et de non-membres », qui se veut un rapport entre le nombre de membres et le nombre de non-membres qui travaillent au sein des coopératives forestières. Ainsi, plus le nombre de membres est grand par rapport au nombre de non-membres, dans une coopérative, plus cet indice d’insertion des individus se révèle vigoureux face à la dimension Insertion-Exclusion. Le tableau 14 illustre la distribution des coopératives de notre échantillon en fonction de trois classes de proportion de membres par rapport aux non-membres. Tableau 14 : Pourcentage de membres par rapport aux non-membres dans le personnel des coopératives forestières Classes/Pondérations 0-10% (1) 11-21% (2) 22-32% (3) 33-43% (4) 44-54% (5) 55-65% (6) 66-76% (7) 77-87% (8) 88-98% (9) 98% et plus (10) Total Score moyen Innovantes (CI) 0 0 0 0 1 1 1 0 1 0 4 6,75 Moyennement innovantes (CMI) 0 0 0 0 0 1 2 0 1 0 4 7,25 Traditionnelles (CT) 0 0 1 0 1 0 1 0 1 0 4 6,00 112 4.2.1.2 Égalité-Inégalité L’égalité et l’inégalité socio-économique sont étroitement liées au revenu, au travail et à l’apprentissage. Par revenu on entend l’ensemble des rétributions (salaires et ristournes) que les membres retirent de leur travail au sein de la coopérative. Ce qui nous intéresse ici ce sont les modalités qui permettent de fixer la rémunération et son mode de distribution. En effet, la définition des modalités de la rémunération et l’établissement d’un revenu jugé décent par les membres pour le travail qu’ils fournissent, mais aussi pour atteindre cet objectif d’insertion face au marché de la consommation, interpellent les notions de justice sociale et d’équité. Il en est ainsi puisqu’il est difficile de maintenir la nécessaire solidarité au sein d’une entreprise collective si plusieurs individus de cette entreprise constatent qu’ils sont l’objet, au sein du groupe, d’une quelconque forme d’inégalité qui les désavantage structurellement (Bernard, 1999, 49-50; Comeau, Lévesque, 1994, 16; Gutiérrez, 2004, 150-157). Ainsi, un indicateur comme « Revenu » aurait pour objectif d’évaluer l’équité des structures de rémunération des coopératives forestières. Le tableau 15 illustre l’une des questions qui peuvent traduire l’indicateur « Revenu ». Tableau 15 : Distribution de fréquence pour l’indicateur « Revenu » Si vous vous comparez aux autres membres, et si vous considérez la situation financière actuelle de votre coopérative, considérez-vous avoir votre juste part de revenu (salaires, ristournes, autres) pour le travail que vous fournissez ? Réponses/Pondération Innovantes Moyennement Traditionnelles Variance innovantes (CI) (CMI) (CT) (Indice de Scheffe) Pas du tout juste (0) 16.2% 19.2% 32.1% Aucune différence statistiquement Plutôt juste (1) 58.1% 53.8% 37.7% significative entre les Juste (2) 25.6% 26.9% 30.2% scores moyens Score moyen 1.64 1.62 1.47 Le travail est entendu ici comme étant l’organisation des tâches de production et les mécanismes qui en assurent la régulation. Le travail tire évidemment son importance du fait qu’il est fortement lié au revenu, puisque c’est par leur travail que les membres tirent leurs revenus. De plus, le travail constitue la pierre angulaire ou le fondement des coopératives forestières et de travailleurs en général. Nul doute que le travail est un principe fondamental de la coopérative qui mérite un engagement soutenu à travers le temps. 113 Un indicateur que l’on pourrait appeler « Travail » aurait pour fonction d’évaluer les conditions d’exercice du travail, c’est-à-dire les dispositions qui constituent le contrat de travail des membres des coopératives forestières, comme la charge de travail, le nombre d’heures rémunérées par rapport au nombre d’heures totales de travail, les mécanismes de contrôle du travail, les conditions de travail, etc. Il faut découvrir les modalités qui structurent les conventions du travail des membres (Comeau, 1995, 104). Il faut aussi savoir si les membres se sentent injustement traités au sein de l’organisation en ce qui a trait à l’organisation de leur travail. L’indicateur « Travail » tire aussi son importance du fait qu’il peut mesurer les mécanismes qui assurent la régulation du travail comme, par exemple, l’application de politiques de maintien en emploi des membres. Ce type de politique semble en effet avoir cours dans certaines coopératives de travailleurs, dont les coopératives forestières (Gingras, Carrier, 2006). Ces politiques sont des conventions que les membres ont élaborées et qui guident leur conduite. Ces conventions visent à protéger les emplois des membres et les clauses peuvent prendre la forme, par exemple, d’une réduction momentanée de la place qu’occupent certaines technologies dans le travail forestier pour éviter la suppression de plusieurs emplois. Ces clauses peuvent aussi prévoir une diminution globale de la rémunération ou du temps de travail pour tous les membres. Le tableau 16 traduit en question l’un des aspects de l’indicateur « Travail ». Tableau 16 : Distribution de fréquence pour l’indicateur « Travail » Êtes-vous d’accord ou en désaccord avec ou en désaccord avec l’affirmation suivante : Si l’emploi de plusieurs membres était menacé, je serais prêt(e) à accepter une baisse de salaire, une réduction du temps de travail ou à négocier une autre entente avec les membres pour sauver ou protéger ces emplois Réponses/Pondération Innovantes Moyennement Traditionnelles Variance innovantes (CI) (CMI) (CT) Indice de Scheffe Tout à fait d’accord (3) 13.7% 17.9% 19.8% Aucune différence statistiquement Plutôt d’accord (2) 45.3% 38.5% 24.5% significative entre les Plutôt en désaccord (1) 27.4% 30.8% 25.5% scores moyens Tout à fait en désaccord (0) 13.7% 17.9% 30.2% Score moyen 1.59 1.46 1.34 114 Enfin, un dernier indicateur de la dimension Égalité-Inégalité pourrait être « Apprentissage ». Cet indicateur permettrait de savoir si les membres ont la possibilité de suivre différents programmes de formation qui leur offriraient une meilleure connaissance du fonctionnement de leur coopérative, qui est l’instrument de leur insertion professionnelle et économique. Cet indicateur référerait aussi à la possibilité pour les membres d’actualiser leurs compétences concernant leur propre poste, mais aussi la possibilité d’acquérir des connaissances concernant les différents postes ou rôles qui doivent être assumés au sein de leur coopérative. L’apprentissage de nouvelles connaissances et compétences se veut un vecteur de l’égalité, puisque ces connaissances et compétences permettent aux membres concernés de développer leur autonomie au sein de leur propre corps de métiers, mais aussi d’améliorer leur compréhension du fonctionnement d’une entreprise coopérative et des différents postes de travail qui s’y trouvent (Comeau, 1995, 108). Le tableau 17 illustre l’une des questions qui peuvent se rattacher à cet indicateur. Tableau 17 : Distribution de fréquence pour l’indicateur « Apprentissage » Depuis les deux dernières années, avez-vous participé à des activités de formation ou de perfectionnement reliées à votre travail ou à votre coopérative ? Réponse/Pondérations Innovantes Moyennement Traditionnelles Variance innovantes (CI) (CMI) (CT) Indice Scheffe Diff. SIG. Aucune (0) 18.8% 33.3% 50.9% CI>CMI 0.39 0.022 Une formation (1) 32.5% 35.9% 34.9% Deux formations (2) 31.6% 20.5% 4.7% CI>CT 0.74 0.000 Trois formations (3) 17.1% 10.3% 9.4% Score moyen 1.47 1.08 0.73 4.2.2 La sphère politique : les indicateurs des dimensions LégitimitéIllégitimité et Participation-Passivité La dimension Légitimité-Illégitimité, au plan formel, est la reconnaissance des institutions qui assurent la régulation sociale et la gestion des conflits au sein d’une société par les citoyens de celle-ci. Au plan substantiel, la dimension Participation-Passivité réfère à la participation des citoyens au sein des institutions de régulation sociale de leur société, mais aussi dans la gestion des affaires publiques. Les coopératives forestières permettent, comme 115 expliqué au point précédent, de créer ou de susciter des regroupements d’individus qui participent à une entreprise commune. Bien que cette entreprise commune incarne les intérêts et les objectifs que poursuit l’ensemble des individus qui se regroupent au sein de la coopérative, la convergence des intérêts et la recherche d’un consensus vers la définition d’une entreprise commune nécessitent différents processus de médiation entre les membres. Cette réalité est éminemment politique puisque la médiation des intérêts entre les membres se fait sur la base de délibérations démocratiques où le vote de la majorité permet de décider de l’orientation ou des modalités de l’entreprise commune au sein de la coopérative. Comme dans les sociétés démocratiques, il y a, au sein des coopératives, des mécanismes de démocratie représentative. Il y a donc des membres élus qui siègent sur le conseil d’administration de la coopérative et qui ont pour rôle de représenter les membres de leur coopérative (CCFQ, 2002). Enfin, la médiation entre la direction de la coopérative et le membership se fait à l’aide de différents mécanismes, comme l’assemblée générale annuelle, les séances d’information du conseil d’administration et la mise sur pied de différents organes d’information (Mozas, 2004). À la lumière de ces précisions, les coopératives forestières semblent effectivement structurées par une sphère politique qui joue un rôle important dans l’organisation. De ce fait, les instances qui ont pour but d’assurer la médiation des conflits entre les membres, le processus démocratique de prise de décision collective et la gestion de la coopérative en fonction des intérêts des membres se doivent nécessairement d’être légitimes aux yeux des membres. De plus, dans la mesure où la coopérative est détenue par les membres, ceux-ci peuvent effectivement s’impliquer activement dans la conduite des affaires de leur coopérative. 4.2.2.1 Légitimité-Illégitimité Notre premier indicateur de la légitimité des instances de régulation de la coopérative pourrait être « Consentement des membres ». Dans la mesure où les membres remettent entre les mains de leurs représentants et de la direction de la coopérative les pouvoirs nécessaires pour que ceux-ci orientent et dirigent l’entreprise en fonction de leur 116 communauté d’intérêts, il faut que les membres, pour accepter de faire un tel geste, reconnaissent que ceux qui occupent la direction de la coopérative, de même que leurs représentants, soient aptes à endosser cette responsabilité (Mozas, 2004, 125-129; Comeau, 1995, 103). La légitimité des représentants de la coopérative et de ses instances décisionnelles se mesure en fonction de la reconnaissance que les membres leur accordent. Cette reconnaissance fait en sorte que les représentants des membres et la direction de la coopérative sont reconnus comme étant ceux qui peuvent exercer les rôles de décision au sein de la coopérative. Les décisions prises et les gestes posés par l’administration de la coopérative à l’intérieur de règles qui encadrent l’exercice de ses fonctions, n’auront de sens que si les membres, propriétaires de la coopérative, en acceptent la validité. (Mozas, 2004; Coicaud, 1997, 14-17). Le tableau 18 traduit en question un des aspects de l’indicateur « Consentement des membres » Tableau 18 : Distribution de fréquence pour l’indicateur « Consentement des membres » Selon vous, est-ce que les administrateurs de votre coopérative, y compris les membres qui vous représentent, sont suffisamment compétents pour remplir leurs rôles ou fonctions ? Réponses/Pondération Innovantes Moyennement Traditionnelles Variance innovantes (CI) (CMI) (CT) (Indice Scheffe) Diff. SIG. Pas du tout compétents (0) 4.3% 1.3% 1.9% Peu compétents (1) 15.4% 3.8% 8.5% CMI>CI 0.27 0.046 Moyennement compétents (2) 35.0% 39.7% 50.0% Compétents (3) 45.3% 55.2% 39.6% Score moyen 2.21 2.49 2.27 Puisque les instances décisionnelles de la coopérative forestière, légitimées par les membres, ont pour principales tâches de gérer, d’orienter et de structurer les activités de la coopérative en vue de son développement, elles doivent inévitablement formuler des objectifs à atteindre. Ces objectifs constituent les grandes orientations de la coopérative, lesquelles devront mobiliser les forces vives de l’organisation. Dans la mesure où les instances décisionnelles doivent, puisqu’elles gèrent la coopérative au nom des membres, respecter la communauté d’intérêts qui unit les membres au sein de la coopérative, les objectifs de développement prévus pour l’entreprise devront, nécessairement, refléter cette communauté d’intérêts. Par conséquent, les instances décisionnelles de la coopérative seront considérées comme légitimes si et seulement si les membres adhèrent aux objectifs 117 qu’elles auront définis, d’où la pertinence d’un indicateur comme « Adhésion des membres aux objectifs de la coopérative » (Comeau, 1995, 107). Le tableau 19 montre, par un exemple, comment traduire ce dernier indicateur en question. Tableau 19 : Distribution de fréquence pour l’indicateur « Adhésion des membres aux objectifs de la coopérative » Êtes-vous d’accord ou en désaccord avec l’affirmation suivante: Les administrateurs et les dirigeants de votre coopérative sont à l’écoute des intérêts des membres Réponses/Pondération Innovantes Moyennement Traditionnelles Variance innovantes (CI) (CMI) (CT) (Indice Scheffe) Tout à fait d’accord (3) 17.1% 25.6% 25.5% Aucune différence statistiquement Plutôt d’accord (2) 55.6% 48.7% 43.4% significative entre les Plutôt en désaccord (1) 23.1% 19.2% 22.6% scores moyens Tout à fait en désaccord (0) 4.2% 6.5% 8.5% Score moyen 1.85 1.94 1.86 Enfin, la définition des objectifs et les opérations menées par les instances décisionnelles pour atteindre les objectifs de la coopérative sont évidemment à la base du niveau de satisfaction des membres face à la coopérative et envers ces mêmes instances décisionnelles. La bonne conduite de la coopérative, c’est-à-dire une conduite qui permet à l’organisation de réaliser l’entreprise commune que se sont donnée les membres, a inévitablement un impact sur le niveau de satisfaction des membres à l’égard de la coopérative. Ainsi, si la satisfaction des membres est liée à l’atteinte des objectifs de la coopérative, et que ces objectifs ont été définis par les instances décisionnelles de la coopérative en fonction de la communauté d’intérêts des membres, donc par des instances reconnues comme étant légitimes, il y a de fortes chances que le niveau de satisfaction des membres ait un impact sur la légitimité des instances décisionnelles de la coopérative. Il devient ainsi important d’inclure l’indicateur « Satisfaction des membres face à la gestion de la coopérative ». Le tableau 20 tente de mesurer cet indicateur. 118 Tableau 20 : Indice moyen de cohésion sociale pour divers aspects de la gestion de la coopérative : Indicateur « Satisfaction des membres face à la gestion de la coopérative » Comment mesurez-vous votre satisfaction, sur une échelle de 1 à 4, concernant les aspects suivants (1= aucune satisfaction et 4= satisfaction maximum) La capacité de votre coopérative à répondre à vos Score moyen : intérêts Innovantes Moy. innovantes Traditionnelles Les administrateurs et les membres de la direction (CI) (CMI) (CT) Les réalisations de votre coopérative La distribution des ristournes 22.75 24.35 22.44 L’organisation du travail Les priorités de votre coopérative face à l’avenir La façon dont les décisions sont prises dans votre Variance (Indice de Scheffe) coopérative Diff. SIG. La capacité de votre coopérative à définir les vraies CMI>CT 1.90 0.025 priorités pour satisfaire les intérêts des membres dans l’avenir TOTAL /32 4.2.2.2 Participation-Passivité La formule coopérative repose sur la notion de membres propriétaires qui, ensemble, mettent sur pied une entreprise dont le but est de répondre à leur communauté d’intérêts. Cette formule s’articule par la notion d’autogestion, où les membres sont appelés à participer à la coordination des activités de leur entreprise. Comme le précisent Mozas (2004) et Birchall (2004), la participation du membership dans la coopérative s’exprime à travers les réunions entre les membres et l’administration de la coopérative, les assemblées générales et les comités de la coopérative. Par conséquent, il devient fondamental, pour mesurer la participation des membres au sein de leur coopérative, d’évaluer leur présence aux réunions du conseil d’administration et à l’assemblée générale, l’exercice de leur droit de vote, et leur implication dans les différents comités de la coopérative. C’est pourquoi nous soulignons l’importance de considérer des indicateurs comme « Présence des membres à l’assemblée générale et aux réunions », « Exercice du droit de vote des membres » et « Implication des membres dans les comités de la coopérative ». Les tableaux 21 à 23 montrent par quelles questions il est possible de mesurer l’un des aspects que révèle chacun de ces derniers indicateurs. 119 Tableau 21 : Distribution de fréquence pour l’indicateur « Présence des membres à l’assemblée générale et aux réunions » Lorsque votre conseil d’administration se réunit lors de l’assemblée générale ou pour toutes autres raisons, et que votre présence est demandée, est-ce que vous vous présentez à ces réunions ? Réponses/Pondération Innovantes Moyennement Traditionnelles Variance innovantes (CI) (CMI) (CT) (Indice de Scheffe) Toujours (3) 38.5% 62.8% 54.7% Diff. SIG. Souvent (2) 33.3% 26.9% 25.5% CMI>CI 0.47 0.001 Parfois (1) 22.2% 9.0% 13.2% Jamais (0) 6.0% 1.3% 6.6% Score moyen 2.04 2.51 2.28 Tableau 22 : Distribution de fréquence pour l’indicateur « Exercice du droit de vote » À l’assemblée générale annuelle, ou à tous les moments où l’occasion se présente, exercez-vous votre droit de vote ? Réponses/Pondération Innovantes Moyennement Traditionnelles Variance innovantes (CI) (CMI (CT) (Indice de Scheffe Toujours (3) 65.8% 85.9% 75.5% Diff. SIG. Souvent (2) 11.1% 5.1% 12.3% CMI>CI 0.40 0.009 Parfois (1) 14.5% 6.4% 6.6% Jamais (0) 8.5% 2.6% 5.7% Score moyen 2.34 2.74 2.58 Tableau 23 : Distribution de fréquence pour l’indicateur « Implication des membres dans les comités de la coopérative » Vous arrive-t-il de vous impliquer dans les différents comités de votre coopérative (exemples: comité travail, de l'amélioration continue, de la santé-sécurité, de département, de la vie coopérative, etc.) ? Réponses/Pondération Innovantes Moyennement Traditionnelles Variance innovantes (CI) (CMI) (CT) (Indice de Scheffe) Souvent (3) 30.8% 12.8% 11.3% Diff. SIG. CI>CMI 0.50 0.007 Parfois (2) 29.9% 26.9% 21.7% Rarement (1) 18.8% 28.2% 20.8% CI>CT 0.73 0.000 Jamais (0) 20.5% 32.1% 46.2% Score moyen 1.71 1.21 0.98 Un autre indicateur semble nécessaire pour mesurer l’implication des membres au sein des instances décisionnelles de la coopérative. En effet, Comeau (1991) souligne que : « Le fait que les membres puissent prendre une responsabilité à l’intérieur de la coopérative concrétise dans les faits l’organisation démocratique des coopératives de travail. Prendre 120 une responsabilité constitue non seulement un niveau de participation plus élevé, mais permet aussi à des membres de connaître davantage leur coopérative et de développer leurs capacités d’expression démocratique » (Comeau, 1991, 22). L’indicateur « Intérêt des membres à prendre un poste de responsabilité au sein de la coopérative » cherche donc à mesurer cet autre aspect d’une participation plus substantielle des membres au sein de leur coopérative. Tableau 24 : Score moyen et analyse de variance pour l’indicateur « Intérêt des membres à prendre un poste de responsabilité » Avez-vous déjà : été sur le conseil d’administration de votre coopérative occupé un poste de responsabilité dans un comité de votre coopérative occupé un poste dans l’administration de votre coopérative occupé un poste de responsabilité dans les tables de concertation de votre coopérative Pondération (3) (2) (1) (0) Souvent Parfois Rarement Jamais TOTAL /12 Score moyen : Innovantes Moy. innovantes Traditionnelles (CI) (CMI) (CT) 3.84 2.10 2.13 Variance (Indice de Scheffe) CI>CMI Diff. 1.74 SIG. 0.004 CI>CT 1.71 0.002 4.2.3 La sphère socioculturelle : les indicateurs des dimensions ReconnaissanceRejet et Appartenance-Isolement La dimension Reconnaissance-Rejet réfère, au plan formel, à la capacité des individus à tolérer, au sein d’un groupe, les différences de valeurs, d’idées et d’intérêts. La dimension Appartenance-Isolement, au plan substantiel, va plus loin, puisqu’elle réfère à la capacité des individus à aller au-delà de cette cohabitation avec des personnes qui ont des intérêts et des valeurs divergents. Il s’agit ici de s’engager dans la construction d’une communauté à l’aide d’un dialogue actif concernant des valeurs et des intérêts non unanimes. Les coopératives forestières étant des entreprises collectives, le processus de décision et de gestion de ce type d’entreprise nécessite, comme nous l’avons vu, la participation des membres. C’est en effet à l’intérieur des différentes rencontres, réunions et assemblées que 121 les membres sont appelés à se prononcer sur les différentes orientations, stratégies et actions de leur coopérative. À l’intérieur de ces différents processus de décisions collectives, les membres se retrouvent nécessairement dans une position où ils devront plus ou moins assurer la médiation, ou la conciliation de leurs intérêts. Dans la mesure où les membres peuvent être amenés à participer à différents processus de médiation, la coopérative devient évidemment un lieu où il peut y avoir divergence d’opinions, d’idées et d’intérêts. Dans ce contexte, les dimensions Reconnaissance-Rejet et AppartenanceIsolement sont inévitablement interpellées. 4.2.3.1 Reconnaissance-Rejet Au sein de la coopérative, les membres doivent avoir la possibilité de donner leur avis au sein des rencontres, réunions ou assemblées où se décident les grandes orientations qu’empruntera la coopérative (Gutiérrez, 2004, 153-155; Comeau, 1995, 103, 110). Par conséquent, le premier indicateur de la dimension Reconnaissance-Rejet, où l’on cherche à tolérer les différences de valeurs et d’idées, devrait être « Possibilité de donner son avis ». En effet, avant même de savoir si les différences d’idées ou de valeurs sont tolérées lors des processus de médiation collective au sein de la coopérative, il faut d’abord savoir s’il est possible pour les membres d’exprimer des avis divergents ou s’ils sont stigmatisés en raison de leurs visions ou de leurs idées (Pencavel, 2002, 33-34). Le tableau 25 donne un aperçu de la traduction de l’indicateur « Possibilité de donner son avis » en question. Tableau 25 : Distribution de fréquence pour l’indicateur « Possibilité de donner son avis » Lorsque vous assistez à l’assemblée générale annuelle ou à une rencontre entre les membres et votre directeur-général, pouvez-vous donner votre avis et exprimer vos idées en toute liberté tout en ayant l’impression qu’on vous écoute ? Réponses/Pondération Innovantes Moyennement Traditionnelles Variance innovantes Oui (1) 41.9% 48.7% 29.2% Diff. SIG. CMI>CT 0.19 0.028 Non (0) 58.1% 51.3% 70.8% Score moyen 0.42 0.49 0.29 Bien qu’il soit essentiel de pouvoir exprimer librement ses idées lors des rencontres et assemblées du membership, encore faut-il que les membres soient réceptifs aux idées 122 différentes des leurs. Il s’agit donc de savoir si les membres acceptent de cohabiter ou de dialoguer sur des positions divergentes de celles qu’ils défendent ou si, par exemple, le processus de décision et de discussion entre les membres est étouffé par le leadership de quelques membres. C’est pourquoi il est important ici d’inclure l’indicateur « Intérêt accordé aux idées des membres ». Le tableau 26 traduit un des aspects de cet indicateur en question. Tableau 26 : Distribution de fréquence pour l’indicateur « Intérêt accordé aux idées des membres » Pensez-vous qu’il est important d’écouter les personnes dans la coopérative qui ont des idées différentes des vôtres ? Réponses/Pondération Innovantes Moyennement Traditionnelles Variance innovantes (CI) (CMI) (CT) (Indice de Scheffe) Très important (3) 70.1% 76.9% 66.0% Aucune différence statistiquement Assez important (2) 27.4% 21.8% 31.1% significative entre les Peu important (1) 2.6% 1.3% 2.8% scores moyens Pas du tout important (0) 0.0% 0.0% 0.0% Score moyen 2.68 2.76 2.63 Enfin, puisque le but ultime des délibérations entre les membres est de définir les objectifs et les grandes orientations de leur entreprise collective, les responsables de la coopérative se doivent, comme déjà expliqué précédemment, de représenter adéquatement leurs membres et d’agir en fonction des intérêts du membership. Par conséquent, la capacité de tolérer les divergences d’intérêts et de visions concernant la coopérative doit impérativement se manifester chez les responsables de la coopérative (Gutiérrez, 2004, 156). C’est donc là tout l’intérêt d’un indicateur comme « Réceptivité des responsables de la coopérative aux idées des membres ». Le tableau 27 identifie l’une des questions qu’il est possible de poser aux membres des coopératives concernant ce dernier indicateur. 123 Tableau 27 : Distribution de fréquence pour l’indicateur « Réceptivité des responsables de la coopérative aux idées des membres » Jugez-vous que le conseil d’administration de votre coopérative (c’est-à-dire le président, le présidentdirecteur général et les membres qui vous représentent) est réceptif aux idées qui sont différentes des leurs? Réponses/Pondération Innovantes Moyennement Traditionnelles Variance innovantes (CI) (CMI) (CT) (Indice de Scheffe) Très réceptif (3) 17.1% 30.8% 25.5% Diff. SIG. Assez réceptif (2) 56.4% 55.1% 50.9% CMI>CI 0.27 0.035 Peu réceptif (1) 25.6% 14.1% 19.8% Pas du tout réceptif (0) 0.9% 0.0% 3.8% Score moyen 1.90 2.17 1.98 4.2.3.2 Appartenance-Isolement Les différents comités de la coopérative constituent des espaces privilégiés à l’intérieur desquels certains membres peuvent travailler ensemble sur des questions importantes touchant la vie des membres dans la coopérative, comme la santé-sécurité, l’amélioration continue, les relations entre administrateurs et membres, les conditions de travail des membres, etc. (Gingras, Carrier, 2006). Ainsi, les comités, c’est-à-dire leur nombre et leur nature, constituent un indicateur qui pourrait mesurer la possibilité pour les membres à travailler ensemble. Le tableau 28 illustre l’une des questions qui pourraient servir à mesurer l’indicateur « Comités ». Tableau 28 : Distribution de fréquence pour l’indicateur « Comités » Combien de comités compte votre coopérative ? Réponses/Pondération Innovantes Moyennement innovantes (CI) (CMI) Aucun comité (0) 1.7% 10.3% Un comité (1) 20.5% 42.3% Deux comités (2) 40.2% 28.2% Trois comités et plus (3) 37.6% 19.2% Score moyen 2.14 1.56 Traditionnelles Variance (CT) 11.3% 45.3% 24.5% 18.9% 1.51 (Indice de Scheffe) Diff. SIG. CI>CMI 0.57 0.000 CI>CT 0.63 0.000 Dans la mesure où les coopératives forestières se donnent pour mission de s’enraciner dans leur milieu afin d’y favoriser le développement socio-économique et la création d’emplois, elles participent inévitablement, aux côtés de plusieurs autres acteurs locaux, à la construction d’une communauté locale (CCFQ, 2006). Ainsi, la coopérative est amenée, en 124 tant qu’acteur du développement local, à interagir avec les autres acteurs du développement local, comme les autorités publiques locales, la grande entreprise forestière, les institutions financières et les PME forestières, mais aussi avec les autres acteurs qui participent a l’édification de la collectivité, comme les associations communautaires, la commission scolaire et la population locale, etc. (Gingras, Carrier, 2006). À l’intérieur des relations qu’entretiennent les coopératives forestières avec les autres acteurs locaux, les coopératives se doivent, selon la dimension Appartenance-Isolement, s’engager dans la construction de leur communauté. Un indicateur comme « Implication de la coopérative dans sa communauté d’appartenance » viserait ici à savoir si les membres perçoivent leur coopérative comme étant impliquées dans sa communauté d’appartenance. Un autre indicateur, comme « Appui de la population locale », aurait comme objectif de savoir si les membres perçoivent leur coopérative comme étant soutenue et appréciée par la population locale. Il s’agit ici de savoir si les membres perçoivent leur coopérative comme isolée ou comme un acteur actif intégré à la communauté. Les tableaux 29 et 30 tentent d’illustrer comment peuvent se traduire ces deux derniers indicateurs en question. Tableau 29 : Distribution de fréquence pour l’indicateur « Implication de la coopérative dans sa communauté d’appartenance » Pensez-vous que votre coopérative joue un rôle important pour l’avenir de votre communauté (développement économique et social) ? Réponses/Pondération Innovantes Moyennement Traditionnelles Variance innovantes (CI) (CMI) (CT) (Indice de Scheffe) Un rôle très important (3) 72.6% 59.0% 54.7% Diff. SIG. CI>CT 0.23 0.022 Un rôle assez important (2) 23.1% 35.9% 34.9% Un rôle peu important (1) 3.4% 5.1% 10.4% Un impact négligeable (0) 0.9% 0.0% 0.0% Score moyen 2.68 2.54 2.44 125 Tableau 30 : Distribution de fréquence pour l’indicateur « Appui de la population locale » Si votre coopérative était en difficulté (par exemple, difficultés financières, faillite, incendie, etc.), croyezvous qu’il est probable que la communauté locale (par exemple, la population, les élus locaux, les banques ou caisses populaires, les autres entreprises, etc.) viennent en aide à votre coopérative ? Réponses/Pondération Innovantes Moyennement Traditionnelles Variance innovantes (CI) (CMI) (CT) (Indice de Scheffe) Très probable (3) 41.0% 25.6% 28.3% Diff. SIG. CI>CT 0.29 0.035 Plutôt probable (2) 39.3% 48.8% 43.4% Plutôt improbable (1) 17.1% 25.6% 17.9% Très improbable (0) 2.6% 0.0% 10.4% Score moyen 2.19 2.00 1.90 4.3 Synthèse Le tableau 31 récapitule les dix-neuf indicateurs que nous avons identifiés et définis dans ce chapitre pour mesurer les dimensions de la cohésion sociale dans les coopératives forestières du Québec, et ce, selon leur niveau d’innovation économique. La série d’indicateurs identifiée ici ne prétend pas à l’exhaustivité, pas plus que l’interprétation qui en a été faite. L’un des objectifs de ce chapitre était de définir les principaux indicateurs de la cohésion sociale pouvant s’appliquer aux coopératives forestières. L’exercice ici se voulait un travail d’esquisse qui est évidemment perfectible. Tableau 31 : Indicateurs des dimensions de la cohésion sociale de Paul Bernard pour les coopératives forestières du Québec Sphères d’activité Économique 123Politique 123- Socio Culturelle 123- Niveaux de relation Formel Substantiel Égalité-Inégalité Insertion-Exclusion Condition d’accès au membership 1- Revenu Sélection des membres 2- Travail Ratio membres/non membres 3- Apprentissage Légitimité-Illégitimité Participation-Passivité Consentement des membres 1- Présence des membres à l’assemblée Adhésion des membres aux objectifs de générale et aux réunions 2- Implication des membres dans les la coopérative Satisfaction des membres face à la comités de la coopérative gestion de la coopérative 3- Intérêt des membres à prendre un poste de responsabilité au sein de la coopérative 4- Exercice du droit de vote Reconnaissance-Rejet Appartenance-Isolement Possibilité de donner son avis 1- Comités Intérêt accordé aux idées des membres 2- Implication de la coopérative dans sa Réceptivités des responsables de la communauté d’appartenance coopérative aux idées des membres 3- Appui de la population locale 126 Cet exercice a d’ailleurs permis de traduire les principaux indicateurs de la cohésion sociale en question pouvant servir à une enquête sur la cohésion sociale auprès des membres des coopératives forestières du Québec. À cet effet, nous croyons qu’il est important de souligner que les indicateurs des dimensions de la cohésion sociale que nous venons ici de définir, de même que les questions qui s’y rattachent, ne s’appliquent évidemment pas seulement aux coopératives forestières. Ces indicateurs, et les questions qui servent à les mesurer, en s’adressant aux coopératives forestières, interpellent toutes formes de coopératives et d’entreprises collectives. Les questions que nous avons identifiées dans ce chapitre ne prétendent pas passer en revue tous les aspects que recouvre chacun de nos indicateurs. Elles permettent cependant d’apprécier des différences entre les coopératives forestières innovantes, moyennement innovantes et traditionnelles. À l’aide d’analyses de variance, nous avons pu voir des différences statistiquement significatives entre les trois groupes de coopératives concernant treize de nos dix-neuf indicateurs. Ces différences significatives avantagent toujours les coopératives forestières innovantes ou moyennement innovantes. C’est donc dire que les indicateurs pour lesquels il y a des différences significatives ont plus de poids ou sont davantage représentés dans ces deux groupes de coopératives. En d’autres termes, selon la perspective des membres des coopératives forestières de notre échantillon, les coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes semblent être des vecteurs plus efficaces de la cohésion sociale que les coopératives forestières traditionnelles. Plus spécifiquement, les aspects de la cohésion sociale pour lesquels les coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes apparaissent comme plus actives par rapport aux coopératives forestières traditionnelles concernent autant des aspects internes à la coopérative, comme le démontrent, par exemple, les indicateurs « Réceptivité des responsables de la coopérative aux idées des membres », « Possibilité de donner son avis », « Intérêt des membres à prendre un poste de responsabilité » et « Implication des membres dans les comités de la coopérative » que des aspects relatifs à l’implication de la coopérative dans sa communauté, comme le montrent, encore une fois à titre d’exemple, les indicateurs « Appui de la population locale » et « Implication de la coopérative dans sa communauté ». 127 Ces observations vont dans le même sens que les conclusions auxquelles nous sommes arrivées, d’un point de vue qualitatif, dans le chapitre III. Nous avions effectivement remarqué que les coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes créaient davantage d’espaces d’interactions avec leurs membres, de façon à améliorer la communication entre ceux-ci et la direction de la coopérative. Ces espaces d’interactions et de dialogue avec les membres devenaient fondamentaux pour les coopératives innovantes et moyennement innovantes afin d’assurer la médiation des conflits issus, notamment, de la recherche de l’innovation. En effet, face à l’incertitude et aux risques que représente l’innovation pour l’avenir de la coopérative, les membres pouvaient opposer plusieurs formes de résistance aux changements et aux décisions de la direction quant à ses orientations stratégiques. Les conflits potentiels entre les membres et la direction des coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes concernant l’innovation étaient désamorcés, comme en témoignent ici nos indicateurs de cohésion sociale au sein de la coopérative, par une ouverture de la direction aux idées des membres et au dialogue avec le membership, de même que par une plus grande implication de celui-ci dans la gestion de l’entreprise. En ce qui concerne l’implication des coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes dans leurs communautés d’appartenance, nous avions déjà remarqué, comme le révèlent encore une fois nos indicateurs « Appui de la population locale » et « Implication de la coopérative dans sa communauté », que ces coopératives semblent s’impliquer plus activement dans leurs communautés en participant au démarrage de nouvelles entreprises régionales et en participant à des activités communautaires et d’intérêt public. Il reste que les analyses que nous pouvons tirer de nos derniers résultats sont relativement limitées. En effet, il nous faudrait pouvoir observer comment se structure, se lit ou se définit la cohésion sociale au sein des coopératives forestières de notre échantillon. Dans l’esprit d’une démarche exploratoire, une analyse factorielle à partir des données de notre enquête par questionnaire pourrait nous permettre d’identifier les principaux aspects que prend la cohésion sociale dans les coopératives forestières diversement innovatrices au Québec, tout en nous donnant l’occasion de voir lesquels de ces aspects sont liés entre eux. L’objectif ultime serait de faire émerger la structuration sous-jacente de nos indicateurs qui 128 met en lumière les différentes dimensions de la cohésion sociale au sein des coopératives forestières diversement innovatrices du Québec. Dans la perspective où l’identification des indicateurs de la cohésion sociale qui a été faite dans ce chapitre, de même que l’assignation des questions qui leur sont associées, sont des processus perfectibles et, malheureusement, teintés d’un certain arbitraire, cette analyse factorielle que nous nous proposons de réaliser sera exploratoire. 129 CHAPITRE V : LA RELATION ENTRE INNOVATION ÉCONOMIQUE ET COHÉSION SOCIALE DANS LES COOPÉRATIVES FORESTIÈRES : L’APPRÉCIATION D’UNE APPROCHE QUANTITATIVE3 En continuité avec le chapitre précédent, nous voulons, dans ce présent chapitre, mettre en application notre outil de mesure des indicateurs de la cohésion sociale chez les coopératives forestières afin d’évaluer, quantitativement, le niveau de cohésion sociale généré par les coopératives forestières diversement innovatrices du Québec selon leur niveau d’innovation. Dans ce chapitre, nous voulons d’abord mettre en lumière la structure sous-jacente de la cohésion sociale au sein de notre échantillon de coopérative à l’aide, évidemment, de notre enquête par questionnaire, mais surtout à l’aide d’une analyse factorielle à partir de nos données d’enquête. Pour des raisons que nous avons déjà évoquées, cette analyse factorielle se veut exploratoire. Il ne s’agit donc pas tester empiriquement, dans une perspective confirmatoire, les liens entre nos indicateurs et les dimensions de la cohésion sociale identifiées dans le modèle de Paul Bernard. Ensuite, nous exposerons les résultats issus de notre enquête à la lumière d’un indice de cohésion sociale. Cet indice nous permettra d’évaluer la cohésion sociale que peuvent générer les coopératives forestières selon leur niveau d’innovation économique. Ultimement, il s’agit de savoir si les coopératives forestières montrant le plus de cohésion sociale sont aussi les plus innovantes économiquement. Le chapitre se divisera en quatre parties. La première est vouée à la méthodologie ou à la méthode de travail qui sera spécifiquement utilisée dans ce chapitre consacré à la mesure quantitative de la cohésion sociale chez les coopératives forestières diversement 130 innovatrices au Québec. La deuxième partie expose, globalement, les résultats issus de notre enquête par questionnaire afin de différencier les coopératives forestières, selon leur niveau d’innovation, au regard de notre indice global de cohésion sociale. La troisième partie repose sur les résultats d’une analyse factorielle qui nous permettra d’observer les différents aspects de la cohésion sociale, mais aussi les diverses interactions qui semblent exister en ces différents aspects au sein des coopératives forestières diversement innovatrices au Québec. Enfin, la quatrième partie présente une série d’analyses quantitatives qui nous permettra d’identifier les dimensions de la cohésion sociale qui semblent caractériser spécifiquement les coopératives forestières innovantes, moyennement innovantes et traditionnelles. 5.1 La mesure de la cohésion sociale Rappelons que nous avons, dans le chapitre précédent, défini les indicateurs des dimensions de la cohésion sociale de P. Bernard en vue de les mesurer, à l’aide du questionnaire qui a été construit à cet effet, dans les coopératives forestières du Québec. Le tableau 32 récapitule les informations concernant les dimensions de la cohésion sociale de P. Bernard et l’identification de leurs indicateurs4. 3 Gingras, P., Carrier, M., Villeneuve, P.-Y. (2007) «Les coopératives forestières du Québec: de nouveaux outils pour le développement économique et social des régions périphériques du Québec», Revue canadienne des sciences régionales (en évaluation). 4 Une copie du questionnaire utilisé lors de l’enquête est disponible à l’annexe 1. 131 Tableau 32 : Les dimensions de la cohésion sociale dans le modèle de P. Bernard et leurs indicateurs Sphère d’activité Économique Politique Socio culturelle Caractère de la relation Formel Insertion-Exclusion Insertion des individus face aux marchés du travail et de la consommation Indicateurs 1- Condition d’accès au membership 2- Sélection des membres 3- Ratio membres-non membres Légitimité-Illégitimité Reconnaissance des institutions de règlement de conflit et de régulation sociale par les citoyens Indicateurs 1- Consentement des membres 2- Adhésion des membres aux objectifs de la coopérative 3- Satisfaction des membres face à la gestion de la coopérative Reconnaissance-Rejet Tolérer les différences de valeurs et d'idées entre les individus Indicateurs 1- Possibilité de donner son avis 2- Intérêt accordé aux idées des membres 3- Réceptivités des responsables de la coopérative aux idées des membres Substantiel Égalité-Inégalité Poursuite de l’égalité, de la justice sociale et de l’équité Indicateurs 1- Revenu 2- Travail 3- Apprentissage Participation-Passivité Implication active des citoyens au sein des institutions Indicateurs 1- Présence des membres à l’assemblée générale et aux réunions 2- Implication des membres dans les comités de la coopérative 3- Intérêt des membres à prendre un poste de responsabilité au sein de la coopérative 4- Exercice du droit de vote Apprentissage-Isolement Engagement dans la construction d'une communauté Acceptation d'un dialogue actif concernant des valeurs non unanimes Indicateurs 1- Comités 2- Implication de la coopérative dans sa communauté d’appartenance 3- Appui de la population locale Rappelons aussi que le questionnaire qui a été construit précédemment vise à fournir de l’information pour construire des échelles de mesure concernant les dimensions de la cohésion sociale. Ces échelles visent surtout à mesurer des attitudes, c’est-à-dire des prédispositions à agir. Il s’agit donc de mesurer les prédispositions à agir des membres des différentes coopératives forestières face aux indicateurs des dimensions de la cohésion sociale de P. Bernard que nous avons construits. Comme il a aussi été dit, le questionnaire s’articule à l’aide d’échelles de type Likert. Ce type d’échelle est constitué de questions avec choix de réponses, allant de « tout à fait en désaccord » à « tout à fait d’accord », reliés au concept mesuré, soit l’un des indicateurs des dimensions de la cohésion sociale. Les énoncés donnent lieu à une répartition des opinions 132 favorables ou défavorables en quatre ou cinq classes. Chacun des choix des individus reçoit un score et ceux-ci sont additionnés pour obtenir un indice de cohésion sociale total pour chaque répondant. La somme des scores de toutes les questions du questionnaire nous amène à apprécier la cohésion sociale sur une échelle de 98 points au total. Cette somme suppose que chaque indicateur a le même poids, une contrainte qui sera relaxée lors des analyses factorielles. Rappelons que l’enquête que nous avons réalisée auprès des membres des coopératives forestières à l’aide de notre questionnaire s’est faite à partir du même échantillon de 12 coopératives forestières différemment innovatrices que nous utilisons depuis le début de cette recherche (4 innovantes, 4 moyennement innovantes et 4 traditionnelles). Le nombre de membres qui ont répondu au questionnaire s’élève 301, ce qui représentait un taux de réponse de 21 % du membership total des coopératives forestières étudiées dans cette thèse (évalué à 1434 membres lors de l’enquête, en 2006). Rappelons aussi que les membres qui ont répondu à notre questionnaire sont distribués comme suit : 117 membres dans les coopératives forestières innovantes (pour un taux de réponse de 16 % pour les coopératives de cette classe d’innovation), 78 membres dans les coopératives forestières moyennement innovantes (pour un taux de réponse de 20 %) et 106 membres dans les coopératives forestières traditionnelles (pour un taux de réponse de 34 %). Le questionnaire a été administré selon les modalités spécifiées dans la section « Méthodologie » dans le chapitre IV. Dans les paragraphes qui suivent, nous allons comparer la moyenne des scores de l’indice global de cohésion sociale des répondants pour chacune des classes de coopératives forestières. Pour ce faire, nous aurons recours à l’analyse de variance. L’analyse de variance est une méthode statistique qui permet de voir s’il y a des différences statistiquement significatives entre plusieurs moyennes c’est-à-dire, dans ce cas ci, les moyennes de l’indice de cohésion sociale obtenue par les répondants des coopératives forestières innovantes, moyennement innovantes et traditionnelles. 133 5.2 Niveau d’innovation et cohésion sociale : premières observations Rappelons que la cohésion sociale se mesure, à partir du total des scores obtenus à chacune des questions répondues par les membres, sur une échelle de 98 points au total. Le tableau 33 montre la moyenne du score total de l’indice global de cohésion sociale pour les coopératives forestières innovantes, moyennement innovantes et traditionnelles. Tableau 33 : Moyenne de l’indice global de cohésion sociale pour les trois classes de coopératives forestières et principales statistiques descriptives Classes de coopératives Traditionnelles N 106 Moyenne de l’indice 59,64 Valeur minimum 34 Valeur maximum 89 Moyennement 78 64,12 45 86 Innovantes Total 117 301 64,32 25 93 Dans ce dernier tableau, nous constatons que l’indice global moyen de cohésion sociale pour les coopératives forestières innovantes (64,32) et moyennement innovantes (64,12) est extrêmement rapproché. Avec une moyenne de 59,64, les coopératives forestières traditionnelles semblent être moins performantes en ce qui a trait à l’indice global de cohésion sociale. Le tableau 34 fait état d’une de variance sur les indices moyens de cohésion sociale entre les trois classes de coopératives qui permet de corroborer ces observations, puisque l’on y constatera que les différences statistiquement significatives ne sont observables qu’entre les coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes d’une part, et les coopératives traditionnelles de l’autre. On remarquera aussi que lorsque l’indice moyen de cohésion sociale des coopératives forestières traditionnelles est comparé avec ceux des coopératives innovantes et moyennement innovantes, les différences notées sont négatives. Par conséquent, nous pouvons confirmer que les coopératives forestières traditionnelles sont moins performantes en ce qui concerne l’indice de cohésion sociale, comparativement aux coopératives innovantes et moyennement innovantes qui elles, semblent être tout à fait comparables en ce qui concerne ce même indice. 134 Tableau 34 : Analyse de variance pour les moyennes des indices de cohésion sociale pour les coopératives forestières innovantes, moyennement innovantes et traditionnelles Variable dépendante : score total Scheffe Variable dépendante : score total (I) type coop Traditionnelles Différence de moyenne (I-J) -4,474 * Erreur type 1,647 Sig. ,026 Limite inférieure -8,53 Limite supérieure -,42 -4,683 * 1,481 ,007 -8,33 -1,04 4,474 * 1,647 ,026 ,42 8,53 Innovantes -,209 1,614 ,992 -4,18 3,76 Traditionnelles 4,683 * 1,481 ,007 1,04 8,33 Moyennement ,209 1,614 ,992 -3,76 4,18 (J) type coop Moyennement Innovantes Moyennement Innovantes Traditionnelles Niveau de confiance 95% *. La différence de moyenne est significative au seuil de 0,05 5.3 Les aspects de la cohésion sociale dans les coopératives forestières diversement innovatrices Au-delà de la comparaison entre les trois types de coopératives forestières au regard de leur moyenne quant à l’indice global de cohésion sociale, l'intérêt de notre démarche réside surtout dans sa capacité éventuelle à dessiner les contours des dimensions de la cohésion sociale que nous pouvons observer dans les coopératives forestières diversement innovatrices au Québec. En d'autres termes, l'intérêt de notre démarche statistique vient du fait qu'elle nous permettra de répondre à la question suivante : quelle est la nature ou quels aspects de la cohésion sociale il est possible d'observer dans les coopératives forestières du Québec, et ce, selon leur niveau d'innovation? Théoriquement, une analyse factorielle devrait générer six facteurs (les six dimensions de la cohésion sociale de P. Bernard), chacun ayant des saturations se rapprochant de 1,000 pour les indicateurs qui leur sont associés. Cependant, dans la mesure où notre analyse factorielle se veut exploratoire plutôt que confirmatoire, puisque l’identification de nos indicateurs et la construction de notre questionnaire sont perfectibles, et que le modèle de la cohésion sociale de P. Bernard, se situant à une échelle macrosociale, ne s’applique pas forcément identiquement à l’échelle mésosociale des coopératives forestières, nous nous accorderons une relaxe de la contrainte d’orthogonalité. L’objectif ici étant d’illustrer comment se dessine la cohésion sociale dans les coopératives forestières diversement innovatrices du Québec. À cet effet, le tableau 35 illustre les résultats de l’analyse factorielle. 135 Tableau 35 : Analyse factorielle sur indicateurs de la cohésion sociale de Bernard appliqués au cas des coopératives forestières du Québec a Matrice des composantes après rotation Dimensions Facteurs Indicateurs InsertionExclusion Égalité-Inégalité Conditions d'accès Sélection ReconnaissanceRejet AppartenanceIsolement 3 4 5 ,017 ,069 ,107 ,675 6 ,112 ,081 ,222 ,107 -,040 ,697 -,018 -,011 -,084 ,011 -,049 ,173 ,768 Revenu ,623 ,211 ,085 -,042 ,198 -,021 ,174 ,158 ,143 ,544 -,029 ,019 Apprentissage -,062 ,640 -,197 ,094 ,298 ,148 Consentement ,660 ,736 ,834 -,163 ,029 ,076 ,001 ,194 ,140 ,077 -,045 ,056 -,033 ,040 ,031 ,167 ,066 ,132 Présence ,220 ,138 ,695 ,056 ,094 ,056 Implication ,049 ,107 -,035 -,005 ,051 ,802 ,780 ,247 Responsabilité ,226 ,044 ,151 -,078 Droit de vote ,021 ,093 ,794 ,121 ,077 -,060 Avis Adhésion Gestion ParticipationPassivité ,161 2 Ratio Travail LégitimitéIllégitimité 1 ,346 ,306 ,343 ,273 ,113 -,198 Intérêt idée -,064 -,019 ,095 ,691 ,456 -,140 Réceptivité ,734 -,085 ,094 ,333 ,002 -,124 Comité ,184 ,368 -,378 ,263 -,046 -,349 Communauté ,212 ,155 -,084 ,586 -,124 Appui local ,279 ,346 -,044 ,156 -,190 ,477 ,468 Méthode d'extraction: Analyse en composantes principales Méthode de rotation: Varimax avec la normalisation Kaiser. a : Rotation réalisée en 9 itérations. Le tableau 35 constitue plus précisément une matrice des composantes après rotation. Cette matrice identifie, à l’aide des chiffres en décimales en surbrillance, les six facteurs de la cohésion sociale dans l’ensemble des coopératives forestières diversement innovatrices de notre échantillon. Tous les indicateurs que nous avons mesurés lors de notre enquête sont liés à une ligne de chiffres en décimale. Plus les chiffres en décimale se rapprochent de 1, dans l’un ou l’autre des facteurs, plus les saturations sont fortes, c’est-à-dire que plus la proportion de la variance prise en compte par un facteur, pour l’indicateur concerné, est importante. 136 Ainsi, le facteur 1 montre l’importance de la dimension « Légitimité-Illégitimité », où les indicateurs Consentement des membres (0,660), Adhésion des membres aux objectifs de la coopérative (0,736) et Satisfaction des membres face à la gestion de la coopérative (0,834) présentent des saturations élevées. Rappelons que ces indicateurs évaluent, respectivement, dans quelle mesure les membres considèrent les administrateurs de leur coopérative ainsi que les membres qui les représentent au sein de l'administration comme compétents dans leur fonction, la capacité de ces mêmes administrateurs et représentants à être à l'écoute des intérêts des membres et enfin, le niveau de satisfaction des membres face l'ensemble de la gestion de leur coopérative en fonction de leur communauté d'intérêts. Le facteur 1 montre aussi des saturations élevées pour les indicateurs Revenu (0,623), dans la dimension « Égalité-Inégalité », et Réceptivité (0,734), dans la dimension « Reconnaissance-Rejet ». L'indicateur Revenu évalue dans quelle mesure les membres se considèrent justement rétribués pour leur travail et leur implication au sein de leur coopérative, alors que l'indicateur Réceptivité évalue, selon la perspective des membres, le degré d'ouverture des administrateurs de leur coopérative face aux idées qui sont différentes des leurs en ce qui concerne la gouverne de l'entreprise. Dans la mesure où le premier facteur est dominé par les indicateurs relatifs à la dimension « Légitimité-Illégitimité », il apparaît évident que ce facteur en est un de légitimation ou de validation des instances de gouverne de la coopérative. Ces instances sont d’autant plus légitimes que les membres semblent considérer, selon l’analyse factorielle, que la direction de leur coopérative est somme toute ouverte aux idées des membres face à l’orientation et à la gouverne de leur entreprise selon leur communauté d’intérêts. Quant à cette communauté d’intérêts, celle-ci est, notamment, fortement liée aux questions financières, en particulier à celles qui touchent le revenu. Il n’est donc pas surprenant de constater la présence de l’indicateur Revenu dans un facteur lié à la légitimité, puisque cet indicateur évalue la justesse de la rétribution des membres en fonction du travail qu’ils investissent dans la coopérative. Les résultats de ce premier facteur ne sont pas vraiment inattendus, puisque les membres des coopératives forestières de notre échantillon se situent tous, rappelons-le, dans des coopératives diversement innovantes. Par conséquent, les différentes orientations et décisions prises par les dirigeants de ces coopératives, en faveur de l’innovation, sont 137 faites en fonction d’assurer la situation et l’avenir économique de leur coopérative, et donc de leurs membres. Ainsi, les membres sont d’autant plus portés, dans ce contexte, à légitimer les instances décisionnelles de leur coopérative. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ce premier facteur sera identifié comme celui de la légitimité des instances de gouverne de la coopérative. Toujours en se référant aux saturations de la matrice des composantes, les facteurs 2 et 3 révèlent l’importance de la dimension « Participation-Passivité », puisque tous les indicateurs utilisés pour mesurer cette dimension, c’est-à-dire Présence des membres aux réunions de la coopérative (0,695), Implication des membres dans les comités de la coopérative (0,802), Responsabilité (l’intérêt des membres à assumer un poste de responsabilité) (0,780) et Exercice du droit de vote (0,794) présentent, soit dans le facteur 2, soit dans le facteur 3, de fortes saturations. L’intérêt des facteurs 2 et 3 est qu’ils semblent faire la différence entre deux types de participation des membres au sein de leur coopérative. Les indicateurs Implication des membres dans les comités de la coopérative et Responsabilité évaluaient, respectivement, la fréquence de l’implication des membres dans les différents comités (comité de travail, de l’amélioration continue, de la vie coopérative de santé-sécurité, etc.) de leur coopérative, et la fréquence de l’implication des membres dans les différents postes de responsabilités (à la tête d’un comité, sur le conseil d’administration ou dans la direction de la coopérative, etc.) au sein de leur coopérative. Ces indicateurs portent sur une participation des membres que l’on pourrait définir comme substantielle ou stratégique pour l’entreprise collective. En effet, cette participation révèle un engagement particulier des membres dans les postes clés de leur entreprise. C’est la raison pour laquelle nous identifierons le facteur 2 comme étant celui de la participation stratégique des membres au sein de leur coopérative. Le fait que l’indicateur Apprentissage soit mis en évidence dans ce facteur de participation substantielle n’a rien de surprenant. Cet indicateur évaluait la fréquence de la participation des membres à des activités de formation. Bien que l’apprentissage soit ici traité comme un indicateur relatif à la dimension d’Égalité-Inégalité, il apparaît évident qu’il commande aussi une forme d’implication et d’engagement des membres dans le programme de formation de leur coopérative. 138 Le facteur 3 quant à lui met d’abord en évidence l’indicateur Présence, qui évalue la fréquence à laquelle les membres se présentes aux différentes réunions et assemblées de leur coopérative, et auxquelles ils sont appelés à participer. Le facteur attire aussi l’attention sur l’indicateur Exercice du droit de vote, qui évalue la fréquence à laquelle les membres exercent leur droit de vote lorsque celui-ci est sollicité. Manifestement, nous nous situons ici dans une forme de participation qui ne commande pas la même implication ou le même engagement des membres que la participation sollicitée par les indicateurs du facteur 2. Par conséquent, le facteur trois sera identifié comme celui de la participation usuelle des membres au sein de leur coopérative. Le facteur 4 est plus mystérieux et exige plus d’attention dans l’interprétation. Ce facteur met d’abord en évidence, dans la dimension Égalité-Inégalité, l’indicateur Travail, c’est-àdire la mesure dans laquelle les membres sont près à réaménager les conditions de leur emploi (salaire, heures de travail, etc.) pour permettre à plus de membres possibles de garder leur travail si jamais une crise obligeait leur coopérative à supprimer des emplois. Évidemment, dans la perspective où les coopératives forestières jouent un rôle de premier plan dans le développement économique de leur communauté, une telle perspective quant au partage de l’emploi dans les coopératives forestières diversement innovatrices n’est pas sans avoir un impact important dans leurs communautés d’appartenance. C’est sans doute la raison pour laquelle nous retrouvons des saturations élevées pour l’indicateur Implication de la coopérative dans sa communauté d’appartenance, qui mesurait dans quelle mesure les membres considèrent que leur coopérative joue un rôle important dans le développement de leurs communautés. Compte tenu du fait que se sont les membres qui doivent, selon la nature de l’indicateur Travail, se concerter pour s’entendre sur les modalités d’exercice de leur emploi pour en favoriser le partage avec les autres membres de leur coopérative, il apparaît aussi évident d’observer des saturations élevées pour l’indicateur Intérêt accordé aux idées des membres. En effet, cet indicateur évaluait dans quelle mesure il était important, pour les membres, de prendre en considération les idées des autres membres qui sont différentes de celles qu’ils défendent. L’importance de cet indicateur vient du fait qu’il serait assez difficile pour les membres de partager leur travail, et de s’entendre sur les modalités à partir desquelles ce partage pourra se faire, sans que ceux-ci puissent prendre en compte les idées, les positions et les réserves des autres 139 membres qui sont sensés partager leur emploi. Il s’agit là d’une règle élémentaire. Étant donné la nature de ce facteur, orienté, selon notre analyse, vers l’accès à l’emploi dans la coopérative, et donc vers l’insertion des membres dans les marchés du travail et de la consommation, de même que sur l’impact d’un tel accès pour le développement de la communauté d’appartenance de la coopérative, nous identifierons le quatrième facteur comme étant celui de l’égalité face à l’insertion économique. Le facteur 5 attire l’attention sur le poids de la dimension « Insertion-Exclusion », où les indicateurs Condition d’accès au membership (0,675) et Sélection des membres (0,697) montrent des saturations élevées. Le premier de ces indicateurs évalue, selon la perspective des membres, le niveau d’exigence des conditions à remplir pour devenir membre, alors que le second cherche à savoir si les membres considèrent que des caractéristiques personnelles ou autres que professionnelles ont été des obstacles à l’obtention de leur statut de membre régulier. Dans ce facteur d’insertion des membres au membership des coopératives, de fortes saturations sont aussi observées pour l’indicateur Intérêt accordé aux idées des membres (0,456). Manifestement, il semblerait que la définition des exigences pour avoir accès au membership des coopératives forestières, de même que des modalités de sélection des membres, soit corrélée à la capacité des membres à être attentifs aux idées défendues par les autres membres. Dans une perspective exploratoire, nous avancerons que dans un processus de médiation qui doit interpeller les membres concernant les normes entourant l’accès au membership de leur coopérative, la capacité d’ouverture et de conciliation des membres à ce sujet passerait inévitablement par leur capacité à s’écouter. Le facteur 5 pourrait ainsi s’identifier comme étant le facteur d’insertion des membres à la coopérative. Enfin, le facteur 6 montre d’abord des saturations plus fortes pour deux des trois indicateurs de la dimension « Appartenance-Isolement », c’est-à-dire pour l’indicateur Implication de la coopérative dans sa communauté d’appartenance (0,477), qui demandait aux membres des coopératives étudiées d’évaluer l’importance de leur coopérative dans le développement de leur communauté, et pour l’indicateur Appui de la population locale (0,468), qui demandait aux membres d’évaluer jusqu’à quel point leur communauté appuie le développement de leur coopérative. Il appert donc que ce sixième facteur met en 140 évidence le niveau d’appartenance de la coopérative face à sa communauté et de la communauté face à sa coopérative. En d’autres termes, ce facteur est celui de l’engagement mutuel de la communauté et de la coopérative. Le fait que nous observions des saturations élevées pour l’indicateur Ratio (0,768) dans ce facteur nous amène à penser que la proportion de membres par rapport aux non-membres au sein de la coopérative influe sur cet engagement mutuel de la coopérative et de sa communauté. En effet, dans la mesure où l’accès au membership est le meilleur moyen pour une personne qui travail pour une coopérative forestière de contrôler les condition d’exercice de son travail, mais aussi de participer à l’orientation d’une entreprise collective qui a pour mission d’assurer sa situation et son avenir socio-économiques, il appert que plus une coopérative forestière a une proportion élevée de membres par rapport aux non-membres, plus elle permet aux personnes qui y travaillent d’avoir accès à cet outil de développement socio-économique. Par conséquent, plus une coopérative forestière favorise l’accès au membership à des travailleurs forestiers de sa communauté d’appartenance, plutôt que d’engager des travailleurs non membres, plus elle participe substantiellement au développement social et économique sa communauté d’appartenance. De ce fait, elle ne s’en trouve que davantage imbriquée dans son engagement mutuel avec sa communauté dans le développement socioéconomique de la collectivité. Le tableau 36 reprend les facteurs de la cohésion sociale que nous avons identifiés dans les coopératives forestières diversement innovatrice au Québec, et tente de les associer aux différentes dimensions de la cohésion sociale du modèle de P. Bernard. 141 Tableau 36 : Les facteurs de la cohésion sociale dans les coopératives forestières diversement innovatrices du Québec et leur association avec les dimensions de la cohésion sociale de P. Bernard Facteurs de cohésion sociale Dimensions de la cohésion sociale de P. Bernard Facteur 1 Légitimité-Illégitimité Légitimité des instances de gouverne de la coopérative Facteur 2 Participation-Passivité Participation stratégique des membres au sein de leur coopérative Facteur 3 Participation-Passivité Participation usuelle des membres au sein de leur coopérative Facteur 4 Égalité-Inégalité Égalité face à l’insertion économique Facteur 5 Insertion-Exclusion Insertion des membres à la coopérative Facteur 6 Appartenance-Isolement Engagement mutuel de la communauté et de la coopérative Afin de tester la robustesse des résultats issus de l’analyse factorielle illustrée dans le tableau 35, nous avons utilisé d’autres méthodes d’extraction que l’analyse en composantes principales en combinaison avec la rotation Varimax. Tout particulièrement, nous avons voulu vérifier à l’aide de rotations obliques la possibilité de corrélations non nulles entre les dimensions. Nous avons donc effectué plusieurs autres analyses factorielles à l’aide des méthodes d’extraction suivantes : Principal Axis Factoring, Unweighted Least Squares, Generalized Least Squares et Maximum Likelihood, de même qu’avec les méthodes de rotation suivantes : Varimax, Direct Oblimin, Quartimax, Equamax et Promax. La combinaison de ces différentes méthodes d’extraction avec les différentes méthodes de rotation énumérées ci-dessus nous a donc donné vingt nouvelles analyses factorielles. L’objectif n’est évidemment pas de présenter chacune de ces nouvelles analyses. Nous nous contenterons plutôt de dire que ces nouvelles analyses reproduisent de façon presque 142 identique l’analyse factorielle présentée dans le tableau 35, particulièrement pour les trois premiers facteurs. Pour les trois ou quatre autres facteurs, nous observons, au même titre que l’analyse factorielle en composantes principales du tableau 35, les saturations élevées pour les indicateurs qui nous permettent de reconnaître les autres dimensions de la cohésion sociale de Paul Bernard. Il reste que certaines de ces nouvelles analyses nous permettent de mieux percevoir les dimensions de la cohésion sociale de Bernard et de mieux apprécier la capacité de notre outil de mesure à saisir ces dimensions. Les tableaux 37 et 38 constituent un exemple à cet effet. L’analyse factorielle du tableau 37 utilise la méthode d’extraction Principal Axis Factoring à l’aide d’une rotation Varimax, alors que celle du tableau 38 utilise elle aussi la méthode Principal Axis Factoring, mais en utilisant ici la rotation Direct Oblimin. Essentiellement, ces tableaux éliminent les saturations « parasitaires » de notre première analyse factorielle, permettant ainsi de mieux circonscrire les saturations élevées qui regroupent les indicateurs se rapportant aux différentes dimensions de la cohésion sociale qu’ils sont censés mesurer. 143 Tableau 37 : Analyse factorielle sur les indicateurs de la cohésion sociale de Bernard selon la méthode d’extraction Principal Axis Factoring et la rotation Varimax a Matrice des composantes après rotation Dimensions InsertionExclusion Égalité-Inégalité Facteurs Indicateurs Conditions d'accès Sélection Ratio 1 ,139 ,067 -,008 2 ,045 ,164 -,126 3 ,111 ,130 -,010 4 ,084 -,025 ,403 5 ,409 ,475 ,174 6 ,089 ,056 -,148 ,507 Revenu Travail Apprentissage ,222 -,045 ,179 ,188 ,475 ,107 ,117 -,087 ,029 ,110 ,148 ,176 ,079 ,262 -,008 ,177 ,074 LégitimitéIllégitimité Consentement Adhésion Gestion ,542 ,645 ,839 -,118 ,131 ,049 ,065 ,071 ,024 ,186 ,014 ,207 ,000 ,102 ,118 ,027 -,070 ,037 ParticipationPassivité Présence Implication Responsabilité Droit de vote ,211 ,051 ,058 ,041 ,105 ,766 ,736 ,513 ,059 ,252 ,202 ,723 ,052 ,082 -,028 -,036 ,141 ,011 ,207 ,121 ,030 ,023 -,008 ,052 ReconnaissanceRejet Avis Intérêt idée ,294 ,082 ,294 ,112 -,056 ,010 ,126 ,344 ,204 ,545 Réceptivité ,333 ,019 ,728 -,011 ,112 -,009 -,055 ,344 Comité Communauté Appui local ,141 ,210 ,227 ,287 ,151 ,213 -,124 -,005 ,024 -,048 ,619 -,046 -,066 -,032 ,182 ,304 -,013 AppartenanceIsolement Méthode d'extraction: Principal Axis Factoring Méthode de rotation: Varimax avec la normalisation Kaiser. a : Rotation réalisée en 8 itérations. ,375 144 Tableau 38 : Analyse factorielle sur les indicateurs de la cohésion sociale de Bernard selon la méthode d’extraction Principal Axis Factoring et la rotation Direct Oblimin Dimensions Facteurs Indicateurs Conditions d'accès Sélection Ratio 1 Égalité-Inégalité InsertionExclusion 2 3 4 5 6 ,132 ,015 -,067 ,132 -,229 ,275 ,070 -,005 ,145 -,063 -,078 ,003 ,043 ,471 -,205 ,035 ,373 ,083 Revenu Travail Apprentissage ,526 ,163 -,075 ,127 ,137 ,502 -,048 -,087 ,136 -,009 ,037 ,131 ,017 -,168 -,141 ,122 -,068 ,128 LégitimitéIllégitimité Consentement Adhésion Gestion ,549 ,691 ,868 -,180 ,073 -,040 -,037 -,010 ,049 ,126 -,037 ,117 ,004 ,118 -,004 -,075 ,095 ,011 ParticipationPassivité Présence Implication Responsabilité Droit de vote ,130 -,051 ,003 -,081 ,063 ,783 ,751 ,014 -,508 -,221 -,149 -,744 ,037 -,026 -,076 -,033 -,028 ,075 ,034 -,048 ,018 -,112 ,118 -,003 ReconnaissanceRejet Avis Intérêt idée Réceptivité ,264 ,208 -,250 -,088 ,688 -,034 -,177 -,069 -,058 -,142 -,040 -,173 -,166 -,669 -,247 -,011 ,057 -,198 AppartenanceIsolement Comité Communauté Appui local ,120 ,072 ,180 ,244 ,121 ,229 ,160 ,013 -,010 -,145 ,468 ,301 -,121 -,293 ,046 -,099 -,404 -,170 Méthode d'extraction: Principal Axis Factoring Méthode de rotation: Direct Oblimin avec la normalisation Kaiser. a : Rotation réalisée en 11 itérations. 5.4 Évolution des facteurs selon le niveau d’innovation Rappelons-le, notre analyse de la cohésion sociale dans les coopératives forestières diversement innovatrices du Québec nous a permis d’identifier pour quels aspects ces coopératives forestières constituent des vecteurs privilégiés de la cohésion sociale au sein de leurs communautés d’appartenance. Cette cohésion sociale dans les coopératives forestières de notre étude se caractérise par l’inclusion des membres ou des nouveaux membres dans la coopérative, par la participation des membres au sein de leur coopérative, selon un engagement plus substantiel ou plus usuel, par la légitimité des instances de gouverne de la coopérative, par l’égalité dans l’accès au travail et par l’engagement de la coopérative dans le développement de sa communauté. Ces dimensions de la cohésion sociale ressortent avec force dans l’analyse factorielle. Dans ce présent point, nous voulons 145 savoir si ces différents aspects de la cohésion sociale caractérisent davantage les coopératives forestières innovantes, moyennement innovantes ou traditionnelles. Pour observer les différences entre les groupes de coopératives à cet égard, nous analyserons les notes en facteurs de l’analyse factorielle. En définissant les facteurs de la cohésion sociale dans les coopératives forestières diversement innovatrices, l’analyse factorielle a aussi produit des « factor scores » ou des notes en facteurs. Les notes en facteurs constituent un indice calculé en même temps que les saturations de l’analyse factorielle. Cet indice permet d’obtenir la note de chacun des répondants au questionnaire sur chacun des facteurs de notre analyse factorielle. En d’autres termes, les notes en facteur permettent de définir l’importance de chacun des facteurs, en terme de variance prise en compte, dans les réponses des membres qui ont répondu au questionnaire. Nous allons donc faire une analyse de variance sur les moyennes des notes en facteur pour les trois classes de coopératives forestières. L’analyse de variance nous indiquera s’il y a des différences statistiquement significatives entre les moyennes des notes en facteur pour les trois classes d’innovation des coopératives étudiées. L’ANOVA ci-dessous nous montre pour quels facteurs des différences statistiquement significatives ont été repérées. 146 Tableau 39:Test sur les différences des moyennes entre les différentes classes d’innovation concernant les notes en facteurs Somme des carrés Facteur 1 Facteur 2 Facteur 3 Facteur 4 Facteur 5 Facteur 6 Entre les classes Moyenne des carrés df 4,626 2 2,313 À l’intérieur des classes 295,374 298 ,991 Total 300,000 300 51,334 2 25,667 À l’intérieur des classes 248,666 298 ,834 Total 300,000 300 Entre les classes Entre les classes 27,860 2 13,930 À l’intérieur des classes 272,140 298 ,913 Total 300,000 300 Entre les classes 4,410 2 2,205 À l’intérieur des classes 295,590 298 ,992 Total 300,000 300 Entre les classes 7,126 2 3,563 À l’intérieur des classes 292,874 298 ,983 Total 300,000 300 Entre les classes 1,033 2 ,517 À l’intérieur des classes 298,967 298 1,003 Total 300,000 300 F Sig. 2,334 ,099 30,759 ,000 15,254 ,000 2,223 ,110 3,626 ,028 ,515 ,598 H0 : Il n’y a pas de différence statistiquement significative entre les 3 groupes de coopératives en ce qui a trait au score total de l’indice de cohésion sociale H1 : Il y a au moins un des 3 groupes de coopératives qui diffère significativement des autres en ce qui a trait au score total de l’indice de cohésion sociale Comme on peut le constater dans le tableau 39, il y a au maximum 2,8 % de chance de se tromper en acceptant H1 pour les facteurs 2, 3, et 5. Par conséquent, des différences statistiquement significatives entre les trois classes de coopératives forestières sont observables pour ces trois facteurs seulement. L’indice de Scheffé nous permettra d’identifier précisément quelles classes de coopératives forestières sont concernées par ces différences statistiquement significatives. L’analyse de variance que nous avons faite sur les indices moyens de cohésion sociale pour chacune des trois classes de coopératives forestières selon le niveau d’innovation a montré la similitude des coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes, de même que leur performance plus forte quant à notre indice, comparativement aux coopératives forestières traditionnelles. Par conséquent, nous posons ici l’hypothèse que toutes les différences statistiquement significatives entre les trois groupes de coopératives concernant les facteurs 2, 3, et 5 favorisent les 147 coopératives forestières innovantes ou moyennement innovantes, et ce, au détriment des coopératives traditionnelles. Tableau 40 : Analyse de variance sur les notes en facteurs Niveau de confiance 95% Variable dépendante (I) type coop (J) type coop Facteur 2 Traditionnelles Moyennement Facteur 3 Erreur type Sig. Limite supérieure Limite inférieure -,14056033 ,13627260 ,588 -,4758048 ,1946841 Innovantes -,89942575(*) ,12249163 ,000 -1,2007676 -,5980839 Moyennement Traditionnelles Innovantes Innovantes Traditionnelles ,14056033 -,75886542(*) ,89942575(*) ,13627260 ,13352941 ,12249163 ,588 ,000 ,000 -,1946841 -1,0873614 ,5980839 ,4758048 -,4303695 1,2007676 Moyennement ,75886542(*) ,13352941 ,000 ,4303695 1,0873614 Traditionnelles Moyennement Moyennement Innovantes Traditionnelles -,11222557 ,57018030(*) ,11222557 ,14255968 ,12814292 ,14255968 ,734 ,000 ,734 -,4629369 ,2549357 -,2384858 ,2384858 ,8854249 ,4629369 Innovantes Facteur 5 Différence de moyenne (I-J) ,68240586(*) ,13968993 ,000 ,3387544 1,0260573 -,57018030(*) -,68240586(*) ,12814292 ,13968993 ,000 ,000 -,8854249 -1,0260573 -,2549357 -,3387544 -,38921922(*) ,14789065 ,033 -,7530453 -,0253932 Traditionnelles Innovantes Traditionnelles -,23178811 ,38921922(*) ,15743111 ,23178811 ,13293478 ,14789065 ,14491359 ,13293478 ,220 ,033 ,555 ,220 -,5588212 ,0253932 -,1990711 -,0952450 ,0952450 ,7530453 ,5139333 ,5588212 Moyennement -,15743111 ,14491359 ,555 -,5139333 ,1990711 Innovantes Traditionnelles Traditionnelles Moyennement Moyennement Innovantes Moyennement Innovantes (*) La différence de moyenne est significative au seuil de 0,05. En consultant le tableau 40, on constate d’abord des différences statistiquement significatives concernant les notes en facteur pour le facteur 2, ou pour le facteur de la participation stratégique des membres au sein de leur coopérative. Ces différences favorisent les coopératives forestières innovantes par rapport aux coopératives moyennement innovantes et traditionnelles. Ce résultat nous conforte dans le constat que nous avons fait, dans la première partie de cette thèse, donc dans notre démarche qualitative, concernant les mécanismes favorisants la cohésion sociale au sein des coopératives de notre échantillon. Nous avions constaté que les coopératives forestières innovantes avaient plus d’initiatives quant à la cohésion sociale au sein de leur propre organisation, notamment en ayant recours à ce qu’elles appellent les « tables de concertation ». Ces tables sont des mécanismes permettant la médiation des conflits au sein du membership, mais aussi entre celui-ci et la direction de l’entreprise collective concernant l’innovation elle-même. Nous avions aussi constaté que la participation des 148 membres au sein de ces tables de concertation, mais aussi au sein des comités de leur coopérative, permettait, entre autres, de relâcher les freins que les membres avaient encore tendance à mettre face à l’innovation. Par conséquent, il est fort probable que la participation stratégique des membres au sein de leur coopérative, notamment dans les postes clés de l’entreprise contribue à l’innovation ou permet aux coopératives forestières d’innover. Le tableau 40 montre aussi que le facteur 3, ou le facteur de la participation usuelle des membres au sein de leur coopérative, caractérise davantage les coopératives moyennement innovantes et traditionnelles, comparativement aux coopératives forestières innovantes. Ce qui est logique, puisque nous venons de constater que le facteur de participation stratégique des membres dans leur coopérative est davantage l’apanage des coopératives forestières innovantes. Ce dernier constat va dans le sens de notre hypothèse à l’effet que la cohésion sociale joue un rôle important dans la poursuite de l’innovation dans les coopératives forestières. Enfin, le facteur 5, ou le facteur de l’insertion des membres dans la coopérative, caractérise davantage les coopératives moyennement innovantes, mais seulement lorsqu’elles sont comparées aux coopératives traditionnelles. Les coopératives forestières moyennement innovantes sont donc plus inclusives que les coopératives forestières traditionnelles. La surprise ici est de constater que les coopératives forestières innovantes qui ont, globalement, un indice moyen de cohésion sociale plus élevé que les coopératives forestières moyennement innovantes et traditionnelles, ne sont pas, selon notre analyse de variance, significativement plus inclusives que ces deux dernières classes d’innovation. Il n’est pas facile d’expliquer ce mystère. Cependant, si on se réfère au tableau 12 sur la distribution de fréquence des membres qui ont répondu à notre enquête par questionnaire pour l’indicateur « Conditions d’accès au membership », on ne manquera pas de constater que 43,6 % des membres des coopératives forestières innovantes et 44,3 % des membres des coopératives forestières traditionnelles considèrent les exigences à satisfaire pour devenir membre comme plutôt adéquates, contre seulement 39,7 % dans les coopératives forestières moyennement innovantes. Les membres de ces mêmes coopératives considèrent, à 46,2 %, que ces mêmes exigences sont adéquates, alors que ces taux d’adéquation ne se 149 situent qu’à 41,0 % dans les coopératives innovantes et à 35,8 % dans les coopératives traditionnelles. Manifestement, les membres des coopératives forestières innovantes considèrent l’accès au membership plus difficile ou plus exigeant que dans les coopératives forestières moyennement innovantes. Il s’agit probablement de l’une des raisons pour lesquelles les coopératives forestières innovantes n’apparaissent pas comme étant les plus inclusives parmi les coopératives forestières diversement innovatrices de notre échantillon. 5.5 Cohésion sociale et innovation : la contribution des facteurs Dans la section précédente, la comparaison entre les classes de coopératives forestières quant aux facteurs de la cohésion sociale est limitée par son caractère bivarié : les effets des facteurs de cohésion sur l’innovation sont considérés en prenant chaque facteur à tour de rôle. Nous voulons ici aller plus loin en proposant une méthode de comparaison plus globale, une méthode multivariée. Plus particulièrement, nous voulons mesurer la contribution à innover de chacun des facteurs à l’aide d’un coefficient, calculé en maintenant constants les effets des autres facteurs. La méthode que nous proposons permet de mesure l’importance de chacun des facteurs de la cohésion sociale dans la probabilité d’appartenir à l’une des trois classes de coopératives forestières. La régression est une opération statistique qui permet d’analyser les relations de correspondance entre une variable dépendante, c’est-à-dire les classes d’innovation des coopératives forestières, et une ou plusieurs variables indépendantes, soit les facteurs de la cohésion sociale issus de l’analyse factorielle. La régression a pour but d’étudier, à partir de cette relation entre variables dépendantes et indépendantes, le degré et le signe (positif ou négatif) de leurs associations. Bien que cette démarche ne permet pas, au sens strict, d’établir des relations de type causal, il sera possible néanmoins de postuler de telles relations et de conclure qu’elles ne peuvent être rejetées ou acceptées, sur une base temporairement, dans la mesure où les tests s’avèrent concluants. Nous aurons recours ici à la régression ordinale, puisque la variable dépendante relève d’un ordre ou d’une gradation, soit les coopératives forestières au regard de leur niveau d’innovation. Ainsi, les coopératives forestières ont été codées de la façon suivante : 1 = coopératives traditionnelles, 2 = coopératives moyennement innovantes et 3 = coopératives innovantes. 150 L’aspect le plus important de la variable dépendante est donc qu’elle va de la coopérative la moins innovante à la coopérative la plus innovante. Dès lors, il faut voir chaque facteur explicatif et significatif de notre analyse de régression comme ayant un impact positif ou négatif plus ou moins important, selon la valeur du coefficient de régression, sur la propension à innover des coopératives forestières de notre échantillon. Le tableau 41 fait état des résultats de l’analyse de régression. Tableau 41 : Régression ordinale des facteurs de cohésion sociale sur l’appartenance aux classes de coopératives forestières Validité du modèle (Goodness-of-Fit Statistics) Chi carré 559,43 548,095 Pearson Deviance Degré de liberté 584 584 Sig ,764 ,854 H0 : Il n’y a pas de rapport entre les facteurs de cohésion sociale et la capacité à innover des coopératives forestières H1 : Il y a un rapport entre les facteurs de cohésion sociale et la capacité à innover des coopératives forestières Link function: Logit. Variance expliquée (Pseudo R-Square) 0,288 0,325 0,156 Cox and SnellI Nagelkerke McFadden Link function: Logit. Coefficients de régression Estimé Seuils Localisation Degré de liberté Sig. Niveau de confiance 95% Limite Limite inférieure supérieure -1,169 -,553 [t_coop = 1] -,861 ,157 30,062 1 ,000 [t_coop = 2] ,409 ,154 7,077 1 ,008 ,108 ,710 ,259 Facteur 1 ,083 ,090 ,846 1 ,358 -,093 ,746 -,452 ,122 37,432 1 ,507 ,985 ,127 12,673 1 ,000 ,000 -,701 -,203 Facteur 4 ,354 ,111 10,171 1 ,001 ,137 ,572 Facteur 5 ,317 ,114 7,765 1 ,005 ,094 ,540 Facteur 6 -,162 ,090 3,245 1 ,072 -,339 ,014 Facteur 1 ,013 ,091 ,020 1 ,888 -,165 ,191 Facteur 2 ,281 ,098 8,184 1 ,004 ,089 ,474 Facteur 3 -,326 ,104 9,768 1 ,002 -,531 -,122 Facteur 4 -,068 ,097 ,493 1 ,483 -,258 ,122 Facteur 5 -,205 ,099 4,282 1 ,039 -,399 -,011 Facteur 6 ,074 ,092 ,638 1 ,424 -,107 ,255 Facteur 2 Facteur 3 Échelle Erreur type Test de Wald Le tableau 41 nous apprend d’abord et avant tout que notre analyse de régression est valable. La validité du modèle (Goodness-of-Fit Statistics), par ses seuils de signification élevés (Pearson : 0,764 et Deviance : 0,854), nous permet de rejeter l’hypothèse à l’effet qu’il n’y a pas de rapport entre les facteurs de cohésion sociale et la capacité à innover des 151 coopératives forestières. La variance expliquée (indice de Nagelkerke dans le Pseudo RSquare), nous montre que l’analyse de régression peut expliquer jusqu’à 33 % de la variance, ce qui est très acceptable dans une perspective exploratoire. En ce qui concerne les coefficients de régression, l’attention sera attirée sur les facteurs 2 et 3, dans la colonne « Estimé » dans les paramètres de localisation. Le facteur 2, ou la participation stratégique des membres au sein de leur coopérative (avec un estimé de 0,746) a l’impact le plus important sur la propension à innover dans les coopératives diversement innovatrices du Québec. Ainsi, plus les membres interrogés lors de l’enquête ont un score élevé pour les indicateurs de participation stratégique, plus leur contribution à la propension à innover est élevée et, conséquemment, plus les membres des coopératives 3, c’est-à-dire les coopératives forestières innovantes, auront un score moyen plus élevé sur ce facteur que les membres des coopératives forestières moyennement innovantes et traditionnelles. Ce constat constitue une découverte majeure, puisqu’elle confirme notre hypothèse à l’effet que les coopératives forestières innovantes ont besoin de cohésion sociale, et plus particulièrement de la participation stratégique de leurs membres au sein de la coopérative, pour innover. Plus généralement, nous pouvons avancer que pour innover, les coopératives forestières du Québec ont besoin de cohésion sociale et de l’implication de leurs membres dans la recherche et l’implantation de l’innovation dans leur entreprise. Le facteur 3, c’est-à-dire la participation usuelle des membres au sein de leur coopérative, est le deuxième facteur (- 0,452) qui a le plus d’impact sur l’innovation. Cet impact est cependant négatif ici, dans la mesure où il réduit la propension à innover des coopératives de notre échantillon, ce qui est logique, puisque c’est la participation substantielle des membres qui a le plus d’impact sur l’innovation. Dans la mesure où l’un des obstacles les plus importants à l’innovation dans les coopératives forestières est l’opposition que peuvent dresser les membres face aux changements et à l’incertitude induits par la recherche de l’innovation au sein de leur entreprise, et que c’est justement l’implication stratégique des membres au sein de leur coopérative en ce qui concerne, notamment, la médiation des conflits dans la coopérative issus de la recherche de l’innovation elle-même, il devient évident qu’une participation plus molle ou plus usuelle constituera ne contribuera pas à l’innovation au sein des coopératives forestières du Québec. 152 5.6 Synthèse Les indices globaux moyens de cohésion sociale révèlent que les coopératives forestières les plus innovantes, c’est-à-dire les coopératives innovantes et moyennement innovantes, génèrent davantage de cohésion sociale que les coopératives forestières traditionnelles. Cette observation est d’ailleurs confirmée par l’analyse de variance effectuée sur les indices globaux moyens de la cohésion sociale obtenus par chacune des classes d’innovation. Ainsi, le fait que les coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes se mettent au diapason du développement économique actuel ne les empêche donc pas de promouvoir et de générer, mieux que les coopératives forestières traditionnelles, la cohésion sociale. La meilleure performance des coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes quant à l’indice global moyen de cohésion sociale renforce leur attrait, au sein d’une éventuelle stratégie de développement régional susceptible de rapprocher les sphères économique et sociale liées au développement, pour les régions périphériques québécoises. Encore une fois, précisons ici que nos conclusions s’appliquent aux coopératives forestières qui sont toutes, à différents degrés, innovatrices. Si notre échantillon avait inclus les coopératives conventionnelles, nos résultats auraient démontré avec beaucoup plus de force et de signification les résultats issus de nos analyses statistiques et les conclusions que nous en tirons. Il importe cependant de bien circonscrire les dimensions de la cohésion sociale qui permettent aux coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes d’être de meilleurs vecteurs de la cohésion sociale dans leurs communautés d’appartenance que les coopératives traditionnelles. À ce sujet, l’analyse de variance effectuée sur les notes en facteurs de l’analyse factorielle montre que la participation stratégique des membres au sein de leur coopérative (facteur 2) semble être l’apanage des coopératives forestières innovantes. Ce constat nous avait amenés à formuler l’hypothèse que la participation stratégique des membres dans leur coopérative joue un rôle de premier plan dans la capacité d’innovation des coopératives forestières. Le fait que les coopératives forestières innovantes semblaient, selon l’analyse de variance sur les notes en facteur effectuée sur le facteur 5 (l’insertion des membres dans la coopérative), moins inclusives face aux membres ou aux nouveaux membres constitue une surprise digne de mention. L’une des pistes 153 explorées pour expliquer cette réalité est que les membres des coopératives forestières innovantes semblent considérer les conditions d’accès au membership comme plus exigences que leurs homologues des coopératives forestières moyennement innovantes, qui semblent être les coopératives forestières les plus inclusives de notre échantillon. L’analyse de régression ordinale effectuée pour tester les liens de correspondances entre les facteurs de la cohésion sociale au sein des coopératives forestières de notre échantillon et la propension à innover montre que le facteur 2, soit la participation stratégique des membres dans leur coopérative a le plus d’impact sur la capacité d’innovation des coopératives forestières étudiées. Dans une suite tout à fait logique, le facteur 3, soit la participation usuelle des membres, qui minimise leur engagement dans la coopérative, à l’impact le plus négatif sur la capacité d’innovation des coopératives forestières. Cette inférence est tout à fait intéressante. En effet, dans notre étude qualitative sur les processus d'innovation dans les coopératives forestières, nous avions noté, en ce qui concerne les initiatives des coopératives forestières quant à la cohésion sociale, que les coopératives forestières innovantes et, dans une moindre mesure, les coopératives forestières moyennement innovantes, mettaient en place des mécanismes de concertation et de participation destinés à leurs membres, à savoir les comités dans la coopérative et les tables de concertation. Outre le fait que ces mécanismes encouragent l'implication des membres dans leur coopérative, nous avions noté que l'une des raisons d'être de ces mécanismes était de relâcher les freins à l'innovation que les membres avaient tendance à mettre en place pour se protéger du risque et de l'incertitude inhérents à la recherche de l'innovation pour leur entreprise. Ces mécanismes favorisent en fait la médiation des conflits entre les membres d'une part, mais aussi entre ceux-ci et le directeur de la coopérative. Or, ce que nous observons, grâce à notre analyse de régression ordinale, c'est en fait une réponse des coopératives forestières les plus innovantes à cet appel à la participation. Dans la mesure où la participation stratégique des membres semble être le facteur qui a le plus d'impact sur la propension à innover dans les coopératives forestières, il apparaît évident que l'implication substantielle des membres dans leur coopérative, plus particulièrement l'implication des membres dans la médiation des conflits et dans la gestion de leur entreprise, s'avère nécessaire pour innover. Par conséquent, il semblerait, à un 154 moment donné dans un processus d'innovation, qu'il faille de la cohésion sociale pour innover. Et pas n'importe quel aspect de la cohésion sociale, mais bien l'aspect que Paul Bernard identifie comme étant la dimension Participation-Passivité. Plus encore, nous pouvons spécifier que pour innover, les coopératives forestières ont besoin de participation substantielle plutôt que formelle, pour reprendre les termes utilisés par Bernard. Enfin, il faut attirer l’attention sur la précaution à prendre face aux résultats de nos analyses. Tous les constats qui nous ont permis d’étayer nos conclusions dans les deux points précédents doivent en effet être considérés avec circonspection. En effet, notre démarche se voulait ici exploratoire et non confirmatoire. Il en est ainsi puisque l’identification de nos indicateurs et la construction de notre questionnaire sont perfectibles et teintées d’un certain arbitraire. De plus, le modèle de la cohésion sociale de P. Bernard, se situant à une échelle macrosociale, ne s’applique pas forcément identiquement à l’échelle mésosociale des coopératives forestières. Soulignons aussi que le questionnaire avec lequel nous avons effectué notre enquête est actuellement trop court. Étant donné que le questionnaire visait un maximum de répondants, il a été réduit à un minimum de questions. De plus, celles-ci ont été présentées sous leur aspect le plus simple. Dans ce contexte, il est difficile de bien mesurer, avec un nombre limité de questions, les indicateurs des dimensions de la cohésion sociale qui ellemême est, en soi, une abstraction assez complexe. Ainsi, en posant une seule question par indicateur, il n’a pas été possible d’exploiter toute la richesse des indicateurs de la cohésion sociale, ni même de rendre compte de tous les aspects qu’ils recouvrent. Il est donc évident qu’une première façon d’améliorer l’adéquation de la relation entre les questions d’enquête et les indicateurs de la cohésion sociale serait d’augmenter le nombre de questions pour chacun des indicateurs de cohésion sociale. Les nouvelles questions auraient pour objectif d’observer toutes les nuances, les facettes et les implications que peuvent prendre les indicateurs des dimensions de la cohésion sociale au sein des coopératives forestières du Québec. Il s’agirait donc d’avoir une appréciation plus complète des indicateurs. Actuellement, ceux-ci ne sont que partiellement exploités. 155 Évidemment, toutes nouvelles questions destinées à mesurer de façon plus complète les indicateurs de cohésion sociale constituent, de ce fait, de nouvelles hypothèses, concernant leur adéquation avec les indicateurs qu’elles sont supposées mesurer, à vérifier. Par conséquent, une deuxième façon d’améliorer notre enquête sur la cohésion sociale auprès des membres des coopératives forestières du Québec serait d’effectuer une enquête avec un questionnaire plus complet auprès de plusieurs échantillons de membres. L’idée est de réussir, par un processus itératif, à repérer les indicateurs des dimensions de la cohésion sociale et surtout, les questions qui ont été posées pour les mesurer, qui reviennent à travers les analyses factorielles effectuées sur les différents échantillons étudiés au sein de l’enquête. Ainsi, il serait plus aisé d’identifier les questions qui permettent de confirmer l’existence des dimensions de la cohésion sociale si les indicateurs auxquels elles sont rattachées reviennent systématiquement à travers les analyses factorielles. Bien que non absolues, ces deux dernières recommandations s’avèrent fondamentales pour améliorer la méthode que nous avons utilisée pour mesurer la cohésion sociale dans les coopératives forestières du Québec. 156 CONCLUSION Cette thèse avait pour objectif général d’analyser, à partir d’un échantillon représentatif des coopératives forestières diversement innovatrices du Québec, une nouvelle approche en développement régional qui se veut adaptée à la réalité des régions périphériques du Québec, et ce, dans une perspective de rapprochement entre les dimensions économique et sociale concernées par le processus de développement des sociétés. Plus spécifiquement, les objectifs de la thèse étaient, premièrement, de savoir par quels processus les coopératives forestières diversement innovatrices du Québec innovent dans leurs pratiques productives, de gestion et de management. Le deuxième objectif était de créer des indicateurs qui permettent de mesurer la cohésion sociale selon le niveau d’innovation des coopératives forestières de notre échantillon. Enfin, le troisième objectif visait, dans une perspective exploratoire, à mesurer quantitativement, à l’aide des indicateurs que nous avons créés, le niveau de cohésion sociale généré par les coopératives forestières du Québec selon leur niveau d’innovation. Concernant le premier objectif, notre intérêt s’est concentré, dans un premier temps, sur l’analyse des mécanismes de coordination qui permettent aux coopératives forestières diversement innovatrices du Québec d’articuler leurs stratégies d’innovation. Dans un deuxième temps, nous avons observé les comportements et les initiatives que prennent les coopératives forestières de notre échantillon quant à la promotion de la cohésion sociale au sein de leur organisation, mais aussi au sein de leurs communautés d'appartenance, et ce, toujours selon leur niveau d’innovation économique. À partir de l’étude d’un échantillon de douze coopératives forestières, nous avons distingué trois classes d’innovation : les coopératives innovantes, moyennement innovantes et traditionnelles. Les deux critères retenus pour identifier ces classes étant la diversité des activités productives et la valeur 157 ajoutée produite par ces activités productives. Selon ces deux critères, nous avons identifié les coopératives forestières innovantes comme étant celles qui bonifient le plus la valeur ajoutée de leur production en investissant la première comme la deuxième et la troisième transformation du bois. Les coopératives forestières innovantes investissent même le secteur tertiaire, notamment en œuvrant dans le domaine du service-conseil en foresterie et en offrant des programmes de formation dans le domaine environnemental aux PME et à la grande entreprise forestières. Les coopératives forestières moyennement innovantes quant à elles se limitent surtout à la première transformation du bois (bois d’œuvre et bois de panneautage). Enfin, les coopératives forestières traditionnelles ne font aucune opération de transformation. Elles orientent essentiellement leurs activités productives sur l’extraction de la matière ligneuse, de même que sur la sylviculture et les autres travaux forestiers, mais investissent quand même quelques champs nouveaux, comme la gestion multiressources et l’aménagement récréotouristique. Dans notre échantillon, quatre coopératives forestières se trouvent dans chacune de ces classes d’innovation. L’étude des processus d’innovation des coopératives forestières du Québec s’est faite à partir d’une série d’entrevues réalisées avec les directeurs généraux des coopératives forestières de notre échantillon. Les entrevues portaient sur les thèmes suivants : évolution des produits et services, stratégies d’innovation ou de diversification, localisation des marchés, usines, partenaires et filiales, réseautage d’affaires et partenariats et enfin, vie coopérative et conditions de travail des membres. Pour analyser le contenu des entrevues, nous nous sommes basés sur une perspective théorique développée par Hollingsworth et Boyer portant sur les mécanismes de coordination du capitalisme contemporain. Ces mécanismes sont l’État, le marché, les communautés, les réseaux, les associations et la hiérarchie privée ou la grande entreprise. Les modes de gouvernance qui se dessinent entre ces mécanismes de coordination définissent les modes d’organisation des personnes et des relations sociales formalisées dans un ensemble de règles qui structurent le développement des entreprises et d’une région. Ainsi, la perspective théorique de Hollingsworth et Boyer nous a permis d’analyser les modes de gouvernance entre les mécanismes de coordination des coopératives forestières diversement innovatrices du Québec dans leur processus d’innovation. 158 En ce qui a trait au deuxième objectif, nous voulions orienter la thèse vers une approche quantitative, et ce, dans une perspective de complémentarité avec l’approche qualitative utilisée pour réaliser le premier objectif. Comme nous l’avons expliqué, les méthodes quantitatives nous ont offert l’avantage de mesurer plus concrètement les différents aspects de la cohésion sociale. Plus spécifiquement, elles nous ont permis d’appliquer des mesures de contrôle rigoureuses dans le but d’établir des relations entre les niveaux d’innovation économique et de cohésion sociale dans les coopératives forestières. Cependant, avant de pouvoir utiliser l’approche quantitative, il nous a d’abord fallu savoir quoi mesurer ou, en d’autres termes, savoir quelles sont les dimensions de la cohésion sociale que nous devions mesurer et comment les mesurer. Nous nous sommes donc référés au modèle de la cohésion sociale de P. Bernard. Ce modèle repose sur une dialectique démocratique et définit les six dimensions de la cohésion sociale : Insertion-Exclusion, Égalité-Inégalité, Légitimité-Illégitimité, Participation-Passivité, Reconnaissance-Rejet et Appartenance-Isolement. Nous avons par la suite construit les indicateurs de chacune de ces dimensions afin de les mesurer à l’aide d’une enquête par questionnaire auprès des membres des coopératives forestières de notre échantillon. Rappelons que le questionnaire est constitué d’échelles de mesure de type Likert. Ces échelles mesurent les attitudes des membres des coopératives forestières face aux indicateurs des dimensions de la cohésion sociale de P. Bernard. Les échelles sont constituées de questions avec choix de réponses reliées au concept mesuré, soit l’un des indicateurs de la cohésion sociale. Chacun des choix des individus est pondéré et les scores des individus sont additionnés pour obtenir un indice de cohésion sociale total pour chaque répondant. Enfin, concernant le troisième objectif, qui expose les résultats des analyses statistiques issues de la mesure de la cohésion sociale à l’aide de nos indicateurs et du questionnaire, nous avons voulu aller plus loin que la simple comparaison entre les classes d’innovation des coopératives quant à leur indice moyen de cohésion sociale. Nous avons d’abord voulu voir, à l’aide de l’analyse factorielle, comment se dessine la cohésion sociale ou quels aspects de la cohésion sociale sont présents dans les coopératives forestières diversement innovantes de notre échantillon. Ensuite, nous avons observé à partir des analyses de variance sur les notes en facteur, quels facteurs ou quels aspects de la cohésion sociale 159 caractérisent davantage les coopératives forestières de notre échantillon selon leur niveau d’innovation économique. La régression ordinale que nous avons effectuée sur les notes en facteur nous a permis d’identifier quel facteur ou quelle dimension de la cohésion sociale contribue le plus à l’innovation dans les coopératives forestières étudiées. Les résultats que nous avons exposés dans cette thèse, en lien avec nos trois objectifs spécifiques, permettent plusieurs éclairages nouveaux en matière de développement régional. Nous les exposerons ici en trois points. Concernant le premier point, notre approche qualitative, qui nous a permis d’observer le comportement des coopératives forestières de notre échantillon à l’égard de la cohésion sociale, de même que notre approche quantitative, avec les indices moyens de cohésion sociale, montrent qu’il y a une relation entre le niveau d’innovation économique des coopératives forestières étudiées et leur capacité à générer la cohésion sociale. Cette relation nous amène à affirmer que les coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes génèrent davantage de cohésion sociale dans leur propre organisation, mais aussi au sein de leurs communautés d’appartenance, que les coopératives forestières traditionnelles. Cette réalité nous permet de considérer autrement l’opposition, que nous avons soulignée dans la problématique, entre les sphères économique et sociale au sein d’une dynamique de développement régional. Manifestement, à la lumière de nos résultats, il n’y a pas forcément incompatibilité entre le développement économique et la promotion de la cohésion sociale au sein de la restructuration de la nouvelle économie forestière axée sur l’innovation. Comme nous l’avons mentionné antérieurement, les coopératives forestières innovantes et, dans une moindre mesure, les coopératives forestières moyennement innovantes, tentent, à travers leurs mécanismes de coordination, d’améliorer leur productivité, de rattraper leur retard technologique et de développer leur compétitivité en essayant, par diverses opérations de transformation, de s’orienter vers la valeur ajoutée. Le fait que les coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes se mettent au diapason du développement économique actuel, c’est-à-dire une économie qui s’articule par l’innovation, le savoir et la valeur ajoutée, ne semble pas nuire à leur rôle social, dans la mesure où elles supportent et actualisent, mieux que les coopératives forestières traditionnelles, la cohésion sociale. Ces entreprises collectives sont donc en mesure de 160 profiter de certains des avantages de l’économie de marché, c’est-à-dire, d’abord et avant tout, la relation positive entre la recherche du profit et la stimulation de l’innovation. Comme nous l’avons vue dans cette thèse, la recherche de l’innovation, et donc du profit, permet aux coopératives forestières d’être de meilleur vecteur de la cohésion sociale, contrairement aux coopératives forestières traditionnelles, qui semblent avoir moins d’initiative dans leur recherche de profit et, conséquemment, de l’innovation. À cet effet, soulignons qu’un échantillon de coopératives forestières plus large, qui aurait inclus les 29 coopératives forestières conventionnelles membres de la FCFQ, aurait affirmé avec plus de vigueur les constats que nous avons tirés dans notre échantillon de coopératives différemment innovatrices. Il en est ainsi puisque moins les coopératives forestières innovent, moins elles peuvent prendre le virage de la valeur ajoutée et de la diversification dans l’industrie de la forêt, et moins elles suscitent la cohésion sociale au sein de leurs communautés d’appartenance. Par conséquent, il est tout à fait légitime d’avancer que dans les coopératives forestières conventionnelles, la recherche de l’innovation, tout comme la promotion de la cohésion sociale, sont fortement dépréciées. Évidemment, il ne faut pas perdre de vue la nature de l’entreprise que nous étudions. Rappelons-le, les coopératives forestières sont créées pour répondre aux besoins d’insertion professionnelle et socio-économique exprimés par une communauté. Les coopératives regroupent des personnes qui expriment ces besoins communs et qui, en vue de les satisfaire, s’associent pour exploiter une entreprise collective. À ce chapitre, les coopératives forestières rejoignent les principes fondamentaux de l’économie sociale. Pour survivre, les coopératives forestières du Québec se doivent de réconcilier les dynamiques économiques et sociales afin de ne pas s’aliéner leur membership, ce qui revient à dire une partie de leurs communautés d’appartenance, et ainsi courir le risque de s’effriter et de disparaître. Il est donc évident que les coopératives forestières sont, de par leur nature, des entreprises collectives enracinées dans leur milieu. Cependant, il faut aussi souligner, à la lumière de nos observations, que le fait de s’engager ou de s’adapter aux réalités du capitalisme actuel n’entrave pas, a priori, cette capacité de réconcilier dynamiques économiques et dynamiques sociales. Au contraire, au sein de ces entreprises hybrides que sont les coopératives forestières, nous disons hybrides parce 161 qu’elles ont à la fois une fonction économique et une fonction sociale, la recherche de l’innovation et de la performance économique donnent aux coopératives forestières les moyens de leurs ambitions en ce qui concerne leurs implications sociales. De plus, la performance économique des coopératives les plus innovantes permet à celles-ci de valider, aux yeux de leurs membres, la pertinence de leur entreprise collective puisque celle-ci répond, mieux que dans le cas des coopératives forestières traditionnelles et conventionnelles, plus passives face à la recherche de l’innovation et au développement de leur compétitivité, à la communauté d’intérêt qui lie les membres au sein de leur entreprise collective. En s’unissant au sein d’une coopérative, les membres ont compris qu’ils avaient intérêt à se regrouper pour définir leur communauté d’intérêts et à travailler ensemble à l’atteinte de ces intérêts. Dans la mesure où une forte capacité d’innovation permet aux coopératives forestières et à leurs membres de répondre aux défis économiques et forestiers actuels, c’est-à-dire la diminution des coupes forestières dans le domaine public, la stimulation des exportations et la diversification des activités productives par la valeur ajoutée, les coopératives les plus innovantes sauront mieux répondre aux besoins des membres, à savoir un emploi de qualité et durable à partir de l’exploitation des ressources locales. Par conséquent, la cohésion entre les membres ne s’en retrouvera que renforcée, puisque l’atteinte des objectifs de la coopérative justifie la pertinence du regroupement des membres au sein de leur entreprise collective. Nous ne croyons évidemment pas que la solution ultime aux problèmes concernant la réconciliation entre les sphères économique et sociale dans nos sociétés modernes passe par les coopératives forestières du Québec. Nos résultats de recherche ne signifient pas non plus qu’il faille engager le Québec dans une dynamique économique exclusivement articulée par les organisations coopératives, et ce, en tant que stratégie de développement régional soucieuse de son impact social. Nous avançons cependant que les coopératives forestières constituent, à condition qu’elles augmentent leur capacité d’innovation, un instrument de développement régional capable de tirer les avantages de l’économie de marché dans l’intérêt économique et social de leurs communautés d’appartenance. En outre, ce constat ouvre, selon nous, un nouveau champ de recherche dans l’étude des 162 coopératives et du mouvement coopératif en général, c’est-à-dire le champ des relations dynamiques et positives qui lient la promotion de la sphère sociale au sein d’une communauté, notamment en ce qui concerne la cohésion sociale, par le dynamisme économique issu de nouveaux procédés de production et de gestion originaux et innovants dans les entreprises collectives. Le deuxième point sur lequel la thèse apporte une contribution nouvelle en développement régional concerne la mise à jour de la gouvernance forestière au Québec et de son rôle dans le développement des coopératives et des communautés forestières. Nous avons expliqué, au chapitre II, que la gouvernance forestière, du moins, le rôle des coopératives forestières au sein de cette gouvernance, semblait avoir tombé à plat avec l’introduction des contrats d’aménagement et d’approvisionnement forestier. En effet, dans le contexte des CAAF, l’État n’avait plus recours aux coopératives forestières pour assurer les travaux d’aménagement forestier en forêt publique, puisque cette responsabilité est maintenant entre les mains des entreprises de transformation, particulièrement entre celles de la grande entreprise forestière. Les coopératives forestières sont maintenant réduites à un rôle de sous-traitant pour le compte des détenteurs de CAAF afin d’effectuer leurs travaux forestiers. Cette situation mine l’autonomie des coopératives forestières notamment en ce qui concerne leurs possibilités d’action au sein de la gouvernance forestière. Bien que l’introduction des CAAF semble diluer la relation entre les coopératives forestières et l’État, notamment, dans la gouvernance forestière, les divers mécanismes de coordination qu’empruntent les coopératives forestières les plus innovantes semblent nous indiquer comment ces coopératives redynamisent cette gouvernance. En effet, les coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes développent de nouvelles stratégies de connectivité avec l’État québécois, la grande entreprise forestière et leurs communautés d’appartenance. Confrontées à la nécessité d’innover, les coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes aménagent des espaces d’interactions et d’échanges avec leurs communautés d’appartenance, la grande entreprise forestière et l’État, jetant ainsi les bases de la nouvelle gouvernance forestière. À partir de leur imbrication dans leur environnement social et économique, les coopératives forestières les plus innovantes cherchent à instaurer la négociation entre les principaux acteurs de l’industrie forestière au Québec de façon à coordonner leurs capacités stratégiques pour définir et atteindre des 163 objectifs communs. Les modes de gouvernance entre les mécanismes de coordination qu’empruntent les coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes reposent sur le principe que face à la diversité et à la complexité des problématiques auxquelles elles sont confrontées en ce qui concerne l’innovation, il est préférable d’aborder ces problématiques avec une pluralité d’acteurs aux compétences diverses et aux horizons variés. En interagissant avec l’État, la grande entreprise forestière, les communautés forestières et avec une pluralité d’acteurs à travers leurs réseaux d’affaires, les coopératives forestières les plus innovantes trouvent un appui financier pour articuler leurs stratégies d’innovation, de même que des partenaires pour partager les risques et les coûts inhérents à l’innovation. Elles trouvent aussi un accès aux ressources, compétences et informations nécessaires pour développer de nouveaux produits, pour expérimenter un nouveau procédé de fabrication, pour moderniser leurs installations, pour prendre de l’expansion et enfin pour connaître leurs marchés. Dans la mesure où c’est à l’intérieur même de la gouvernance forestière que les coopératives forestières peuvent innover et de là, participer à la promotion de la cohésion sociale et au développement économique de leurs communautés d’appartenance, nous considérons que la nouvelle gouvernance forestière, portée par les coopératives forestières les plus innovantes, constitue un outil de développement régional efficace pour les régions périphériques ou non métropolitaines. Puisque l’État, la grande entreprise forestière, les communautés et les coopératives forestières peuvent, en vertu de leurs motivations, avoir intérêt à travailler en concertation, les processus de gouvernance entre ces acteurs représentent un intérêt indéniable pour le développement des communautés forestières. Par conséquent, les coopératives forestières traditionnelles et conventionnelles doivent s’appliquer à prendre leur place dans la gouvernance forestière afin de stimuler l’innovation au sein de leur organisation. Le cas des coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes, et plus généralement la nouvelle gouvernance forestière, incarne la nouvelle économie forestière et donc une stratégie de développement régional pour les régions périphériques où la forêt occupe une place importante dans leur économie. Pour soutenir les efforts des coopératives forestières du Québec dans leur recherche de l’innovation et de là, pour actualiser leur rôle dans la nouvelle gouvernance forestière, le cas des coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes attire, à cet effet, 164 notre attention sur trois aspects pour lesquels nous devons formuler certaines recommandations ou pistes d’intervention. Le premier aspect concerne le statut des coopératives forestières face à la grande entreprise forestière et à l'État. La structure de l’industrie forestière au Québec est très concentrée entre les mains de quelques grandes entreprises, ce qui confine souvent les coopératives forestières, aussi innovantes soient-elles, à un statut de sous-traitant et par le fait même, à une situation de dépendance. En ce qui concerne l’État, les coopératives forestières du Québec ont eu tendance à être « étatisées » dans le processus de gouvernance de la période 1970-1980, en étant les dépositaires du pouvoir public dans la forêt et les communautés forestières du Québec. Aujourd’hui, l’État n’appuie plus avec la même vigueur le développement des coopératives forestières, même s’il les encadre encore beaucoup en ce qui concerne, notamment, leur capitalisation et la variation de leur nombre. Dans la mesure où les coopératives forestières du Québec comportent un intérêt certain pour le développement des régions périphériques, traditionnellement dévitalisées économiquement, il serait important d’envisager une redéfinition du statut des coopératives forestières face à l’État et à la grande entreprise forestière dans le processus de gouvernance qui anime ces acteurs. Les coopératives forestières les plus innovantes tentent, comme nous l’avons vu dans cette thèse, de mettre de l’avant leur expertise et leur potentiel économique auprès des autres acteurs de l'industrie forestière. Pour pouvoir interagir avec les autres pôles de la gouvernance forestière, les coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes nous apprennent qu’elles ont besoin d’autonomie pour jouer un rôle actif, sur le mode de la négociation, au sein de cette gouvernance (Paquet, 2005). Comme le rappellent Paquet (2005) et Lévy (1994), le développement économique actuel dépend fortement de l’innovation et celle-ci est largement tributaire de l’intelligence collective, c’est-à-dire : « une intelligence partout distribuée, sans cesse valorisée, coordonnée en temps réel, qui aboutit à une mobilisation effective des compétences » (Paquet, 2005, 362; Lévy, 1994, 29). Nous retenons deux éléments fondamentaux de cette définition. Le premier est que les individus, autant que les organisations et les institutions, doivent être valorisés afin qu'émerge l’intelligence collective. Le deuxième élément est 165 qu’il faut mettre l’accent sur les collaborations qui mobiliseront les compétences des individus, des organisations et des institutions qui constituent autant de vecteurs de cette intelligence collective (Paquet, 2005, 363). C’est en gros ce que tentent de faire les coopératives forestières les plus innovantes à travers les mécanismes de coordination qu'elles utilisent pour concrétiser leur stratégie d'innovation, lesquels mécanismes les ont amenées à initier la nouvelle gouvernance forestière. Si l’État québécois est préoccupé par le développement des régions forestières de son territoire, il se doit de renouveler son leadership dans la nouvelle gouvernance forestière. Contrairement à ce que l’on a pu observer dans les décennies 1970 et 1980, le rôle de l’État dans la nouvelle gouvernance forestière est moins lié à celui de grand régulateur et plus proche d’un rôle de catalyseur et de partenaire auprès de la grande entreprise forestière, des coopératives et des communautés forestières. (Paquet, 2005, 366). Dans ce contexte, le gouvernement du Québec se doit, comme l’explique Paquet (2005), de suivre une stratégie à trois volets. Le premier volet est celui où l’État met en place les infrastructures permettant « de tirer le maximum des connexions possibles entre les personnes et les groupes. Il s’agit de la stratégie de connectivité qui veut combattre l’exclusion » (Paquet, 2005, 366). Par exemple, les coopératives forestières devraient occuper, aux côtés des intervenants publics et de l’industrie forestière, une place privilégiée et permanente au sein, notamment, de tables de concertation, de groupes et de comités de travail, afin d'élaborer des orientations stratégiques et surtout des collaborations en ce qui concerne, notamment, la gestion du régime forestier québécois, l’innovation et la recherche de solutions originales pour relever les défis de la crise forestière actuelle. Le second volet est celui où l’État intervient pour faciliter les processus d’apprentissage dans le but de développement des ressources humaines et institutionnelles porteuses d’innovation au sein des communautés forestières. Il s’agit de « la stratégie de catalyse » (Paquet, 2005, 366). À cet effet, les organisations dédiées à la recherche et développement que constituent, par exemple, le Centre de recherche sur le bois de l’Université Laval, Forintek Canada, le Consortium de recherche Forac de l’Université Laval, l’Association des fabricants de meubles du Québec, le Centre de recherche industriel du Québec, la Chaire industrielle sur les bois d’ingénierie structuraux et d’apparence, la Chaire 166 industrielle de recherche sur le meuble, le Centre d’aide technique et technologique en meuble et bois ouvré, le Ministère des ressources naturelles et de la Faune du Québec et le Quebec Wood Export, composent une infrastructure publique et privée qui produit et transfère des connaissances vers l’industrie forestière, et avec laquelle les coopératives forestières, de même que les communautés qu’elles représentent, doivent avoir des contacts privilégiés et soutenus à travers le temps. Pourtant, lors de la présente recherche, aucune des coopératives forestières innovantes et moyennement innovantes n’impliquait, de près ou de loin, ces acteurs importants dans leurs réseaux d’affaires pour concevoir et réaliser leurs stratégies d’innovation. Dans une stratégie de catalyse, il faut mettre en place de nouveaux modes de transfert de connaissances privilégiés entre l’industrie forestière bien sûr, mais surtout les coopératives forestières, et les producteurs de connaissances. En suivant la logique de la stratégie de catalyse, il faudrait éventuellement se questionner sur les obstacles aux transferts de connaissances et de technologie entre les acteurs producteurs de savoir de pointe reliée à la transformation forestière et les coopératives forestières. Enfin, le troisième volet est celui où l’État doit participer à la mise en place de nouveaux modes de communication, de gestion ou de fonctionnement qui permettent d’améliorer constamment le processus de gouvernance. Il s’agit de « la stratégie de la complétude » (Paquet, 2005, 366). À cet effet, nous pourrions citer l'exemple de Forintek Canada et de ses antennes régionales. Forintek Canada est l’institut national de recherche sur les produits du bois au Canada. Leur rôle consiste à aider l’industrie des produits forestiers à optimiser les procédés de fabrication, extraire le maximum de valeur de la matière première disponible et rencontrer les attentes des clients en ce qui a trait à la performance, la durabilité et le coût des produits forestiers. Suivant les priorités définies par les industriels, les organismes publics (Service canadien des forêts, Ressources Naturelles Canada) et les gouvernements (fédéral et provinciaux) membres, Forintek fournit des solutions technologiques dans divers domaines tels les procédés de fabrication des bois de sciage, panneaux et autres produits à valeur ajoutée, les propriétés des produits du bois, le séchage et la protection du bois, les systèmes de construction, etc. Leur mandat touche également la production d’études d’information commerciale stratégique, de même que l’élaboration de 167 codes et de normes de qualité relativement aux produits forestiers, tant au plan national qu’international. Pour remplir sa fonction de producteur de connaissances et de recherche et développement, Forintek compte deux divisions où sont installés leurs laboratoires, l’une basée à Vancouver et l’autre à Québec. Le rôle des deux principaux laboratoires de recherche est essentiellement le même. Géographiquement, Vancouver couvre l’Ouest canadien depuis la frontière Manitoba-Ontario jusqu’à la Colombie-Britannique, alors que le laboratoire de Québec s’occupe de la partie est du pays. Le fait qui nous intéresse ici est que la recherche et la production de connaissances assumées par l’organisation s’effectuent à partir de centres métropolitains et ce, pour plusieurs raisons évidentes (proximité des services, des travailleurs qualifiés, des réseaux d’affaires et des institutions de haut savoir, mais aussi la forte densité de la circulation d’informations et les économies sur les coûts de transaction). Cependant, pour maximiser l’efficacité de l’organisme dans l’élaboration et le transfert technologique de solutions adaptées à chaque région du Canada, l’institut possède également des centres satellites dans plusieurs régions au sein des provinces canadiennes. Ces satellites portent le nom de « Bureau régional ». Au Québec, il existe sept bureaux régionaux correspondants aux principales régions forestières de la province (Saguenay-LacSaint-Jean, Mauricie, Outaouais, Bas-Saint-Laurent, Abitibi-Témiscamingue, Gaspésie et Côte-Nord). L’objectif de ces bureaux régionaux est de servir de plate-forme ou de centres de transfert de connaissances vers les entreprises forestières de ces régions, mais plus fondamentalement, des centres métropolitains, producteurs de savoir et de connaissances, vers les régions forestières et périphériques. Par conséquent, l’exemple de Forintek devrait inspirer les politiques publiques afin de mettre en place de nouveaux modes de communication et de gestion relativement aux transferts de connaissances, dans le domaine de l’industrie forestière, vers les régions périphériques et vers les coopératives forestières qui sont des outils de développement pour ces régions. Les coopératives forestières qui sont engagées, à divers degrés, dans la recherche de l’innovation, se caractérisent, notamment, selon l’analyse factorielle effectuée dans le chapitre V, par un engagement substantiel des coopératives, avec leurs communautés d’appartenance, dans le développement socio-économique de leur collectivité. Ce facteur, 168 qui révèle la prégnance de certaines dimensions de la cohésion sociale identifiées dans le modèle de P. Bernard, devrait aussi guider certaines recommandations à l’attention des communautés forestières et des pouvoirs locaux. En effet, il nous apparaît important que les processus à travers lesquels les coopératives forestières diversement innovatrices du Québec tentent de s’impliquer, avec leurs communautés d’appartenance, dans le développement de leur collectivité, soient encouragés ou soutenus au sein même de la gouvernance forestière. À cet effet, les communautés forestières, plus particulièrement les pouvoirs locaux, pourraient assumer un certain leadership dans la gouvernance forestière, notamment à travers les trois rôles suivants : rôle d’animateur, d’aiguilleur, et de coordonnateur. Comme nous l’avons expliqué dans le chapitre I, le développement local consiste en la mise en valeur du milieu, de ses réseaux d’interactions et de ses dynamiques collectives. En d’autres termes, le développement économique local passe par une animation sociale qui permet de créer et de coordonner des réseaux locaux d’interaction par la promotion d’actions concertées ou de projets de partenariats réunissant les gouvernements locaux, les entreprises locales et les groupes sociaux ou communautaires. Dans ce contexte, le rôle d’animateur qui revient aux pouvoirs locaux consiste à initier et à orienter le dialogue entre les acteurs forestiers et socio-économiques locaux, y compris les coopératives forestières, en vue d’impliquer ces dernières dans une stratégie de développement local. Dans son rôle d’animateur, les pouvoirs locaux auront pour tâche de solliciter les agents économiques de la communauté dans un esprit de partenariat, c’est-à-dire en laissant toute la place et toute l’autonomie à chacun des intervenants pour que ceux-ci définissent ce qu’ils considèrent comme prioritaire pour le développement de la collectivité, de même que les actions qui devront être menées pour faire face à ces priorités. Dans cette optique, les autorités locales doivent mettre de l’avant le rôle qu’assument les coopératives forestières quant au développement de la communauté auprès des secteurs privé, associatif et civique afin que ceux-ci épaulent les coopératives forestières dans leurs efforts à ce chapitre. Ce rôle d’animation doit aussi se faire auprès de l’État, qui peut encourager l’implication des coopératives forestières dans le développement de leurs communautés à travers, notamment, des programmes déjà en place, comme le régime d’investissement coopératif. Les actions que les communautés forestières peuvent emprunter pour assumer ce rôle 169 d’animateur pourront prendre la forme de colloques ou de forums auxquels les différents acteurs socio-économiques de la collectivité seront invités à participer activement et à intervenir. Ces différents événements auront pour objet d’amener les intervenants à définir les priorités d’une vision stratégique de développement pour la communauté en complémentarité avec l’implication des coopératives forestières. Pour que les pouvoirs locaux puissent initier le dialogue et l’interaction entre les différents acteurs socio-économiques de la communauté, ils doivent donner à ceux-ci un cadre d’action, des points de références pour orienter le processus. C’est ce en quoi consiste le rôle d’aiguilleur. Pour ce faire, les autorités locales doivent proposer un ordre du jour qui situe leurs propres préoccupations mais aussi, et surtout, celles de leur coopérative forestière en matière de développement local. Ainsi, elles peuvent ouvrir et orienter les discussions, mais aussi inciter les acteurs à se prononcer et à intervenir. En terme d’action, les autorités locales peuvent adopter un plan d’objectifs généraux pour soutenir les efforts de leur coopérative forestière dans son implication socio-économique dans la collectivité. Ce plan constitue une sorte de point de départ pour éventuellement coordonner les autres acteurs du développement local au sein d’une stratégie plus globale de développement de la communauté. À cet effet, les pouvoirs locaux devront assumer un rôle de coordonnateur, afin d’orienter les efforts de leurs partenaires en fonction de leur expertise, et ce, pour tirer le meilleur parti de leurs capacités stratégiques, mais aussi, pour mettre en place une démarche consensuelle entre tous les partenaires. Cette démarche consensuelle a pour objectif de favoriser la formulation d’objectifs communs, mais aussi l’identification de pistes d’intervention cohérentes en fonction de la nature de l’implication de la coopérative forestière dans la communauté. Concrètement, il s’agira ici pour les communautés forestières d’intensifier leur rôle d’animateur avec certains groupes d’acteurs du secteur privé, associatif ou autres, et ce, en fonction du savoir-faire de ceux-ci par rapport aux principaux axes d’intervention de leur coopérative forestières dans la collectivité. En effet, les communautés forestières auront à identifier quels acteurs auraient avantage à travailler en étroite collaboration avec les coopératives forestières. Pour ce faire, il est nécessaire de passer en revue les champs de compétences des intervenants et d’identifier ceux qui sont 170 complémentaires. Par la suite, il faudra proposer des formes d’association et de partenariat aux organisations concernées. Évidemment, il faudra laisser celles-ci décider des termes de leur association et des modalités entourant l’attribution des tâches et des responsabilités. Pour terminer, le troisième point sur lequel la thèse apporte un éclairage nouveau concerne la cohésion sociale. La thèse a permis d’identifier une série d’indicateurs permettant d’explorer les dimensions de la cohésion sociale, selon le modèle théorique de P. Bernard, non seulement dans les coopératives forestières, mais aussi dans tous les autres types de coopératives ou entreprises collectives. Nous avons déjà expliqué que le choix de nos indicateurs, de même que la procédure que nous avons utilisée pour les mesurer à l’aide de notre questionnaire, étaient perfectibles. Concernant le questionnaire, nous avons insisté sur la nécessité de réussir, par un processus itératif, à repérer les indicateurs des dimensions de la cohésion sociale, de même que les questions qui ont été posées pour les mesurer, qui reviennent à travers les analyses factorielles effectuées sur plusieurs échantillons de membres. Ainsi, il serait plus aisé d’identifier les questions qui permettraient de raffiner cette exploration des dimensions de la cohésion sociale identifiées par P. Bernard au sein des coopératives forestières du Québec. La contribution de cette thèse ouvre la voie dans ce sens. Il ne faut pas oublier que les restructurations actuelles de l’économie, animées en bonne partie par la mondialisation et l’ouverture des marchés, confrontent les coopératives à un niveau de concurrence beaucoup plus vive (Coleman, 2004). Le développement de la compétitivité des coopératives, de même que leur capacité à faire face aux changements économiques, notamment par le biais de l’innovation, risque de provoquer des réajustements potentiellement conflictuels concernant la relation entre les volets économique et sociale de leur mission. Dans ce contexte, la mise en place de systèmes d’indicateurs, comme celui que nous avons utilisé pour mesurer la cohésion sociale dans les coopératives forestières diversement innovatrices du Québec, s’avéreront de plus en plus nécessaires pour réévaluer les rapports entre les sphères économique et sociale dans les coopératives. Les systèmes d’indicateurs ou de mesure comme celui qui a été développé dans cette thèse mériteraient d’être étudiés davantage dans l’avenir afin que les 171 coopératives ne s’aliènent pas leur membership et disparaissent à la suite d’opérations visant à améliorer leurs performances économiques. La mesure des dimensions de la cohésion sociale de P. Bernard dans les coopératives forestières diversement innovatrices nous a conduit à l’une des découvertes les plus importantes de cette thèse. Nous avons en effet découvert, par la régression ordinale, que la participation stratégique ou substantielle des membres au sein de leur coopérative constitue la dimension de P. Bernard qui a le plus d’impact sur la capacité d’innovation des coopératives forestières. Cette découverte ouvre la voie à une troisième série de recommandations pour bonifier le rôle des coopératives forestières dans le développement des régions périphériques québécoises. Ces recommandations s’adressent particulièrement aux coopératives forestières mais aussi, par extension, à l’ensemble des coopératives appelées à jouer un rôle dans le développement de leur communauté. Il apparaît, au regard des analyses statistiques exposées dans cette thèse, que les coopératives forestières qui veulent progresser dans l’innovation doivent, évidemment, prendre leur place dans la gouvernance forestière, mais aussi favoriser la participation de leurs membres dans l’entreprise. Les coopératives forestières du Québec devront prendre le soin de prioriser la mise en place de mécanismes de participation des membres au sein de l’organisation. Nous avons constaté, trop souvent, dans plusieurs coopératives de notre échantillon, que la participation des membres au sein de la coopérative était vue comme un mal nécessaire, pour respecter les règles de la coopération. Cette vision de la participation doit absolument évoluer dans les coopératives forestières du Québec pour pousser l’innovation. Les «tables de concertation», mécanisme de participation des membres qu’ont mis au point certaines coopératives forestières innovantes, constitue évidemment un exemple à suivre pour l’ensemble des coopératives forestières du Québec. Ce mécanisme constitue des espaces de médiation interactifs entre les membres, mais aussi entre les membres et la direction de leur coopérative concernant des aspects stratégiques touchant le développement de l’entreprise collective. En général, pour favoriser la participation substantielle des membres dans leur coopérative, il faut que celle-ci développe une bonne relation de confiance avec le membership. Pour ce 172 faire, il faut que les membres perçoivent que les activités de leur coopérative sont dédiées à servir leur communauté d’intérêts. Les membres s’impliqueront et supporteront davantage leur coopérative dans la mesure où ils percevront bien que cette dernière se dédie à l’amélioration de leurs conditions et qu’ils s’identifieront fortement aux orientations stratégiques prises par l’entreprise à cet effet (Fairbairn, 2004, 39). Enfin, pour que l’engagement des coopératives forestières dans la communauté d’intérêts des membres soit bien perçue par ceux-ci, il faut qu’elles s’assurent d’être en contact fréquent avec leur membership, afin de montrer et d’expliquer leur implication auprès des membres et ce, dans un soucis de transparence (Fairbairn, 2004, 31). Ceci n’est pas sans interpeller cette dimension de la cohésion sociale, que nous avons identifié comme étant la légitimité des instances de gouverne de la coopérative (le facteur 1 de l’analyse factorielle) que nous avons pu observer avec force, heureusement, dans l’ensemble des coopératives forestières diversement innovatrices de notre échantillon. Ces considérations sur la cohésion sociale nous amènent inévitablement à nous prononcer sur la relation qui semble, selon nos résultats, exister entre cohésion sociale et innovation ou, plus largement, avec le développement économique. Les interrogations fondamentales, voire la quiddité de la relation entre cohésion sociale et développement économique puisent leurs sources dans la dialectique qui anime les interactions entre ces deux concepts. En termes pragmatiques, mais non moins philosophiques, doit-on considérer l’innovation ou le développement économique comme la résultante de la cohésion sociale, ou l’inverse? Nous l’aurons deviné, cette question nous ramène à notre interrogation fondamentale de départ : doit-on favoriser, voire choisir, pour assurer le développement des collectivités, le social plutôt que l’économique? Le marché plutôt que la société? Cette grande question, sans cesse renouvelée à travers le temps, mérite de retourner, un court instant, aux grands auteurs, lesquels pourront peut-être nous aider à formuler un début de réponse avant de nous rapporter, à nouveau, aux résultats de notre recherche. Friedrich Ratzel, grand géographe allemand du XIXe siècle et fondateur de la géographie politique, disait, à propos de l’origine de la société et de l’État, dans son œuvre magistrale « Politische Geographie » (1897), que fondamentalement, les hommes sont tous en concurrence pour l’exploitation des ressources que recèle le sol (le sol étant l’objet concret 173 et donc compréhensible scientifiquement, du concept de région dans la logique ratzélienne). Face à cette concurrence absolue et ultimement violente, les hommes, étant dotés de raison, auraient su reconnaître que la collaboration et la coopération étaient une voie plus propice à leur survie. La transformation des intérêts strictement individuels en intérêts collectifs autorisa, du même coup, une meilleure expression des moyens et des capacités des hommes permettant ainsi des progrès importants dans les savoir et savoir-faire relatifs à l’exploitation des ressources du sol (Ratzel, 1900, 6-7; Mercier, 1990, 605). En poussant plus loin son raisonnement, Ratzel avance que l’État tire son origine des solidarités interrégionales. Sous l’effet de la différenciation régionale, c’est-à-dire de la division régionale des ressources et des possibilités variées qu’offre un ensemble de régions pour le développement des sociétés humaines, des réseaux d’échange, à travers le commerce, peuvent émerger avec plus ou moins de vigueur, entre ces régions, afin que les communautés qui s’y trouvent s’échangent des ressources ou des biens (Mercier, 1995, 221; Ratzel, 1988, 129, 217). Dans la pensée ratzélienne, ces réseaux d’échange sont à la base des liens de solidarités interrégionales, lesquels étant fondés sur une communauté d’intérêts issue des interactions entre individus qui se sentent, du fait de leurs intérêts communs, liés les uns aux autres au sein d’une même destinée. Ratzel ajoute qu’aussi longtemps que ces solidarités fonctionnent de telle manière que les régions impliquées y trouvent leur compte, la cohésion interrégionale ne fera que se renforcer (Ratzel, 1988, 2627; Mercier, 1995, 221). Dans ces derniers propos, Ratzel avance que le fait que des individus en viennent à comprendre qu’ils ont intérêt à coopérer au sein d’une communauté d’intérêts et à mettre en place un système, le commerce en occurrence, qui leur permettra de réaliser leur entreprise commune, crée une cohésion interrégionale. De plus, le géographe affirme que plus les individus, au sein de leur entreprise commune, ont la possibilité de répondre à leur communauté d’intérêts, plus la cohésion entre les régions, et donc entre les groupes d’individus, s’en trouve renforcée (Hunter, 1983, 211-212). N’aurions-nous pas, dans cette thèse, vérifié empiriquement, du moins en partie et à une échelle d’analyse plus petite, la pensée du géographe, car c’est précisément les grandes 174 lignes de cette pensée que nous avons observées dans notre étude sur la cohésion sociale et l’innovation économique chez les coopératives forestières. Les membres, au sein de ces coopératives, ont compris qu’ils avaient avantage à se regrouper, à définir leur communauté d’intérêts et à travailler ensemble à l’atteinte de ces intérêts communs au sein d’une entreprise collective. Dans la mesure où la coopérative permettra aux membres de répondre à leurs intérêts communs, c’est-à-dire s’assurer un emploi de qualité et durable à partir de l’exploitation des ressources locales, la cohésion entre les membres ne s’en retrouvera que renforcée, puisque l’atteinte des objectifs de la coopérative actualise ou rend davantage légitime le regroupement entre les membres, de même que leur entreprise commune. Les résultats de notre recherche montrent que l’innovation économique est le moyen par lequel les coopératives forestières peuvent survivre à la crise forestière et poursuivre leur développement économique, mais aussi leur implication sociale auprès de leurs membres et de leurs communautés d’appartenance. En conditionnant le développement des coopératives forestières, l’innovation permet non seulement aux membres de satisfaire, dans l’avenir, leur communauté d’intérêts, laquelle étant liée à leur insertion professionnelle et socio-économique, mais l’innovation permet aussi de renforcer la cohésion sociale au sein de la coopérative, puisqu’elle perpétue la pertinence de la coopérative comme instrument permettant aux membres de répondre à leur communauté d’intérêts. C’est la raison pour laquelle nous affirmons que l’innovation est un vecteur de la cohésion sociale, puisqu’elle permet de légitimer le regroupement des membres au sein de la coopérative. Cependant, la cohésion sociale influence aussi l’innovation puisque pour qu’il y ait innovation au sein d’une entreprise commune il faut d’abord, comme le rappelle Ratzel, que les individus prennent conscience qu’ils ont avantage à travailler ensemble et à se définir une communauté d’intérêts. Plus cette entreprise commune sera forte, plus il sera possible de mobiliser les individus pour parvenir à innover. À cet effet, nous avons vu que plus les coopératives forestières sont innovantes, plus elles mettent en place des mécanismes, comme des comités, des tables de concertation, des séances et des activités de formation et d’information et ce, pour améliorer la connectivité entre les dirigeants de la coopérative et leur membership. Nous avions noté que la mise en place de ces mécanismes 175 n’était pas gratuite. Ces mécanismes constituent, comme nous l’avons expliqué, des espaces d’interactions et de dialogue avec les membres. Ces espaces ont permis aux coopératives forestières innovantes, et dans une moindre mesure, aux coopératives forestières moyennement innovantes, d’assurer la médiation des conflits entre les membres et leurs dirigeants concernant l’innovation, puisque celle-ci implique parfois une grande incertitude face à l’avenir. Comme le démontre l’analyse de régression ordinale, les coopératives forestières les plus innovantes ont besoin d’une participation substantielle ou stratégique de leurs membres dans la gestion de l’entreprise à travers ses comités (amélioration continue, santé-sécurité, équité salariale, etc.), mais aussi dans la gestion des conflits issus de la recherche de l’innovation, afin de lever les barrières qu’ont tendance à mettent en place les membres des coopératives forestières face à l’innovation, et plus particulièrement, face aux changements qu’induit l’innovation, et ce, en dépit du fait que l’innovation vise justement à assurer la pérennité de leur entreprise et de leur emploi. Les coopératives forestières ont aussi besoin d’une participation plus substantielle de leurs membres afin de mobiliser davantage leurs capacités et aptitudes pour opérationnaliser l’innovation au sein de l’entreprise. Cette réalité nous amène formuler quelques recommandations à l’égard des coopératives forestières au sujet de la participation de leurs membres. Ces différents constats concernant la cohésion sociale nous obligent donc à repenser la relation entre innovation économique et cohésion sociale. Comme nous l’avons mentionné, les coopératives forestières doivent innover pour assurer la cohésion sociale, puisque l’innovation permet de légitimer l’outil coopératif. Il reste que les coopératives forestières les plus innovantes semblent bien avoir besoin de cohésion sociale pour innover. Elles ont besoin de ce que Paul Bernard identifie comme étant la participation des individus dans les organes de régulation sociale, à savoir, en ce qui nous concerne, les comités de la coopérative et les différents postes de responsabilités de l’organisation (dans l’administration de la coopérative, dans ses comités, tables de concertation, etc.). Cette participation est nécessaire parce que l’innovation a besoin des compétences professionnelles et techniques des membres, mais aussi de leurs capacité et volonté à mettre en application les changements organisationnels et comportementaux, voire culturels (c’est- 176 à-dire la culture industrielle), que commande l’innovation économique. La relation entre innovation et cohésion sociale ne va donc pas seulement de l’innovation vers la cohésion sociale, mais aussi de la cohésion sociale vers l’innovation. C’est donc dire qu’il y a une sorte d’évolution en parallèle entre les deux concepts. Par conséquent, doit-on d’abord développer la cohésion sociale pour susciter l’innovation économique ou l’innovation économique pour susciter la cohésion sociale? À la lumière de cette thèse, il nous semble que cette façon de poser le problème est complètement caduque, puisqu’il apparaît évident maintenant que développer l’un de ces concepts, c’est nécessairement développer l’autre qui lui est intimement lié. Par conséquent, ni la cohésion sociale, ni l’innovation économique ne peuvent être complètement comprises sous la lorgnette d’une seule perspective; économique ou sociale. Il est donc fort peu probable qu’il faille aborder les problématiques de développement économique et social des régions, périphériques ou métropolitaines, dans une perspective exclusivement sociale, pour engendrer le développement économique, ou exclusivement économique, pour engendrer la cohésion sociale. Si un tel choix de perspective doit se faire, il doit dépendre du domaine de spécialisation et du champ d’intérêt des chercheurs intéressés par le développement régional. En conséquence, il ne faut pas poser les termes du problème du développement régional selon qu’il faille choisir l’innovation pour engendrer la cohésion sociale ou la cohésion sociale pour générer l’innovation économique. Cette thèse nous apprend, ultimement, qu’il faut plutôt aborder les problématiques du développement régional en choisissant le social et l’économique, le marché et la société. 177 ANNEXE 1 Questionnaire pondéré utilisé pour l’enquête 178 École supérieure d’aménagement du territoire et de développement régional La cohésion sociale et l’innovation économique dans les coopératives forestières du Québec CONFIDENTIEL Cette étude ne peut se réaliser sans votre collaboration LES DIRECTIVES AU RÉPONDANT Ce questionnaire vise à mesurer la capacité des coopératives forestières du Québec à maintenir la cohésion sociale dans leur communauté. La cohésion sociale réfère au partage d’un ensemble d’intérêts et de valeurs qui favorisent les regroupements d’individus. Ces regroupements d’individus permettent de garder une communauté (un groupe, un village, un quartier) unie. Le présent questionnaire est divisé en six sections. Ces sections sont : Section 1 : L’insertion des membres dans la coopérative Section 2 : L’égalité entre les membres de la coopérative Section 3 : La légitimité des dirigeants de la coopérative Section 4 : L’implication des membres dans leur coopérative Section 5 : La tolérance envers les idées des autres membres Section 6 : La place de la coopérative dans l’avenir de sa communauté - Ce questionnaire s’adresse à tous les membres de la coopérative. Ayez l’obligeance de répondre à toutes les questions en prenant soin de bien lire chacune d’entre elles. - Pour la plupart des questions, vous n’avez qu’à cocher la case (exemple (√) ou (x)) qui décrit le mieux votre situation ou votre opinion - Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises réponses dans un questionnaire de ce genre : vous devez répondre d’après votre expérience personnelle - Vous êtes à tout moment libre de refuser de répondre à ce questionnaire. La confidentialité de vos réponses, de votre identité et de celle de votre coopérative est assurée. Merci de votre précieuse collaboration 179 Section 1 : L’insertion des membres dans la coopérative 1- Est-ce que votre travail dans la coopérative se fait surtout dans les bureaux en forêt en usine 2- Considérez-vous que les conditions à respecter pour devenir membre régulier (par exemple, le montant des parts sociales à payer, les compétences professionnelles qu’il faut avoir, le travail à faire) sont : Trop exigeantes Plutôt exigeantes Plutôt adéquates Adéquates 3- Êtes-vous d’accord ou en désaccord avec l’affirmation suivante : En dehors de vos compétences professionnelles et de votre adhésion aux principes coopératifs, vos valeurs, vos opinions, vos positions politiques, votre sexe et autres caractéristiques personnelles ont été des obstacles pour faire partie du membership de votre coopérative Tout à fait d’accord Plutôt d’accord Plutôt en désaccord Tout à fait en désaccord 4- Indiquer quel est le pourcentage du nombre de membres au sein du membership total de la coopérative (cette question n’était pas posée aux membres lors de l’enquête puisque l’enquêteur avait déjà ces informations en main) 0-10% 11-21% 22-32% 33-43% 44-54% 55-65% 66-76% 77-87% 88-98% 98% et + 180 Section 2 : L’égalité entre les membres de la coopérative 5- Si vous vous comparez aux autres membres, et si vous considérez la situation financière actuelle de votre coopérative, considérez-vous avoir votre juste part de revenu (salaire, ristournes, autres) pour le travail que vous fournissez ? Pas du tout juste Plutôt juste Juste 6- Êtes-vous d’accord ou en désaccord avec l’affirmation suivante : Si l’emploi de plusieurs membres était menacé, je serais prêt(e) à accepter une baisse de salaire, une réduction du temps de travail ou à négocier toutes autres ententes avec les membres pour sauver ou protéger ces emplois. Tout à fait d’accord Plutôt d’accord Plutôt en désaccord Tout à fait en désaccord 7- Depuis les deux dernières années, avez-vous suivi des cours ou participé à des activités de formation ou de perfectionnement reliés à votre travail ? Oui Non Si oui, Cette formation portait-elle : ► sur des tâches ou des travaux de votre poste actuel ► sur des tâches ou des travaux de postes différents du vôtre ► sur le fonctionnement d’une coopérative ► sur la gestion et⁄ou l’administration ► autres, précisez ________________________________________ (Vous pouvez cocher plus d’une case) 181 Section 3 : La légitimité des dirigeants de la coopérative 8- Selon vous, est-ce que les administrateurs de votre coopérative et les membres qui vous représentent sont suffisamment compétents pour remplir leur rôle ? Pas du tout compétents Peu compétents Moyennement compétents Compétents 9- Êtes-vous d’accord ou en désaccord avec l’affirmation suivante : Les administrateurs et les dirigeants de votre coopérative sont à l’écoute des intérêts des membres Tout à fait d’accord Plutôt d’accord Plutôt en désaccord Tout à fait en désaccord 10- Comment mesurez-vous votre satisfaction, sur une échelle de 1 à 4, concernant les points suivants (1 = aucune satisfaction et 4 = satisfaction maximum) : ☺ ► La capacité de votre coopérative à répondre à vos intérêts 1 2 3 4 ► Les administrateurs et les membres de la direction 1 2 3 4 ► Les réalisations de votre coopérative 1 2 3 4 ► La distribution des ristournes 1 2 3 4 ► L’organisation de votre travail 1 2 3 4 ► Les priorités de votre coopérative face à l’avenir 1 2 3 4 ► La façon dont les décisions sont prises dans votre coopérative 1 2 3 4 ► La capacité de votre coopérative à définir les vraies priorités pour satisfaire les intérêts des membres dans l’avenir 1 2 3 4 182 Section 4 : L’implication des membres dans leur coopérative 11- Lorsque votre conseil d’administration se réunit ou lors de l’assemblée générale, et que votre présence est demandée, est-ce que vous vous présentez à ces réunions ? Toujours Souvent Parfois Jamais 12- Vous arrive-t-il de vous impliquer dans les différents comités de votre coopérative (comité de travail, santé-sécurité, de département, de liaison, de vie coopérative, etc.) Souvent Parfois Rarement Jamais Ne s’applique pas 13- Avez-vous déjà : ► été sur le conseil d’administration de votre coopérative ? Souvent Parfois Rarement Jamais ► occupé un poste de responsabilité dans un comité de votre coopérative ? Souvent Parfois Rarement Jamais Ne s’applique pas ► occupé un poste dans l’administration de votre coopérative ? Souvent Parfois Rarement Jamais ► occupé un poste de responsabilité dans n’importe quel autre domaine de votre coopérative ? Souvent Parfois Rarement Jamais 183 14- À l’assemblée générale annuelle, ou à tous les moments où l’occasion se présente, exercez-vous votre droit de vote ? Toujours Souvent Parfois Jamais Section 5 : La tolérance envers les idées des autres membres 15 - Lorsque vous assistez à l’assemblée générale annuelle ou à une rencontre entre les membres et votre directeur général, pouvez-vous donner votre avis et exprimer vos idées en toute liberté tout en ayant l’impression qu’on vous écoute ? ► Oui ► Non 16- Pensez-vous qu’il est important d’écouter les personnes dans la coopérative qui ont des idées différentes des vôtres ? Très important Assez important Peu important Pas du tout important 17- Jugez-vous que le conseil d’administration de votre coopérative (c’est-à-dire le président de votre coopérative, le directeur général et les membres qui vous représentent) est ouvert aux différences d’idées et d’opinions ? Toujours à l’écoute Souvent à l’écoute Rarement à l’écoute 18- Dans votre coopérative, existe-t-il : ► un comité de travailleurs ► un comité de santé-sécurité ► un comité de liaison entre les membres et les administrateurs ► autres comités Combien ? ________ ► aucun comité Vous pouvez cocher plus d’une case Jamais à l’écoute 184 Section 6 : La place de la coopérative dans l’avenir de sa communauté 19- Pensez-vous que votre coopérative joue un rôle important pour l’avenir de votre communauté (développement économique et social) ? Un rôle important Un rôle assez important Un rôle peu important Un impact négligeable 20- Si votre coopérative était en difficulté (par exemple, difficultés financières, faillite, incendie, etc.), croyez-vous qu’il est probable que la communauté locale (par exemple, la population, les politiciens, les banques ou caisses populaires, les autres entreprises, etc.) viennent en aide à votre coopérative ? Très probable Plutôt probable Plutôt improbable Très improbable 185 BIBLIOGRAPHIE AMABLE, B., BARRÉ, R., BOYER, R.(1997) Les systèmes d’innovation à l’ère de la globalisation, Paris, Économica, 401 p. AMIN, A., THRIFT, N. (1995) « Globalisation, Institutional Thickness and the Local Economy », dans P. Healy (dir.) Managing Cities : The New Urban Context, Chichester, John Wiley, pp. 91-108 BARNÈCHE-MIQUEU, L., LAHAYE, N. (2005) « Des réseaux d’acteurs locaux pour des projets de territoire, les cas des secteurs électrique et métallurgique pyrénéens » dans R. Guillaume (éd.) Globalisation, systèmes productifs et dynamiques territoriales : regards croisés au Québec et dans le Sud-Ouest français, Paris, L’Harmattan, pp. 115-148. BENKO, G., LIPIETZ, A. (2000) La richesse des régions; la nouvelle géographie socioéconomique, Paris, Presses Universitaires de France, 564 p. BERGER, P. (éd.) (1998) The Limits of Social Cohesion: Conflict and Mediation in Pluralist Societies. 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