Nature et renaturation : éléments pour une approche sensible de la

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Nature et renaturation : éléments pour une approche sensible de la
Nature et renaturation : éléments pour une approche sensible de la restauration écologique
par l’imaginaire.
La relation de l’homme à la nature est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît au premier
abord. Les nombreuses questions qu’elle soulève expliquent que les artistes s’y confrontent
dans leurs œuvres depuis si longtemps. L’« effacement » de barrages sur l’Orne, qualifiée
de restauration écologique, a été le prétexte pour nous interroger à nouveau les tensions
entre nature et culture, mais aussi entre art et science.
Il existe principalement deux approches dualistes de la nature. La première approche
privilégie une analyse rationnelle et non sensible de la nature qui devient un simple objet
d’étude mis à distance. La seconde approche préfère une perception sensible de la nature,
élément expérimenté et vécu par l’homme. Cette opposition, soulevée par Hannah Arendt
dans La crise de la culture, est nuancée dans ce projet. Nous avons souhaité proposer une
alternance d’intimité affective et de mise à distance avec notre sujet de recherche afin de
construire un dialogue entre approches scientifique et artistique.
Les deux conceptions, rationnelles et sensibles, de la nature sont visibles dans ce projet qui
s’intéresse à une zone géographique précise de l’Orne concernée par le démantèlement de
barrages. En effet, ces interventions sont qualifiées de « renaturation » et de « restauration
écologique » dans les documents officiels. L’utilisation de ce vocabulaire marque une
rationalisation de la nature afin d’administration et de gestion du domaine public. Dans le
même temps, l’évocation de termes tels que « barrage », « rivière », « Normandie » fait
naître un ensemble d’images : pêcheurs assis le long de l’eau, familles en canoës, sorties en
barques, baignades, arbres se reflétant dans l’eau, etc. L’imaginaire, cette capacité humaine
à appeler, à convoquer des images, est une forme de perception sensible de la nature qui
sera considéré ici.
La suppression des barrages sur l’Orne est qualifiée de restauration écologique, un terme
d’ingénierie de plus en plus utilisé. La restauration écologique peut être définie selon les
philosophes Catherine et Raphaël Larrère en tant qu’ « […] interventions techniques […]
conçues comme un devoir de réparation envers une nature dégradée par les activités
humaines (ou par l’abandon de pratiques qui les maintenaient en équilibre) ». Cette notion
de restauration écologique aurait été lancée par le penseur écologiste américain Aldo
Leopold qui envisageait cette action sur la nature en « médecins de la terre ». Selon cette
approche initiale, l’idée n’était pas de revenir à un état antérieur mais résultait plutôt d’un
devoir de responsabilité de l’homme vis-à-vis de son environnement. Le terme de
« renaturation » est plus ambigu sur ce point. Il suggère une volonté de retour à un état
précédent, mais dont on ne connaît pas la période de référence retenue.
De plus, l’approche de la nature en termes d’ingénierie a pour conséquence de penser la
nature en termes d’efficacité technique, économique et sanitaire. Ainsi, face aux possibles
désastres, la notion de « science environnementale » a émergé dans les années 1930. Dans
ce projet, la politique de suppression des barrages en Normandie est notamment justifiée
par des raisons sanitaires et écologiques : la dépollution les cours d’eau et la facilitation de
la remontée des poissons. Le rapport sanitaire à la nature qui apparaît ici n’est donc pas
nouveau. C’est un des éléments qui nous a amenées à nous baigner avec Agnès Villette et
Sylvie Joerger, étudiante de l’ésam, à May s/ Orne, la baignade n’étant pas formellement
interdite. Nous en avons profité pour éprouver physiquement l’eau de la rivière, aux côtés
de jeunes riverains.
Tout rapport à la nature induit un rapport au sublime. C’est d’ailleurs l’objet d’une
exposition au Centre Pompidou-Metz intitulée Sublime. Les tremblements du monde. Selon
la commissaire de l’exposition Hélène Guenin, le rapport à la nature relève d’une « «
passion mêlée de terreur et de surprise », cristallisée par le philosophe Edmund Burke en
1757 en un mot, le « Sublime ». Ce lien au sublime met l’homme en position de spectateur.
Or la prise de conscience de l’homme de son rôle d’acteur écologique est une des grandes
mutations du 20ème siècle. Cela nous a amené à nous intéresser grâce à Jana Winderen à un
projet d’art et de recherche appelé Dark Ecology Project.
J’ai eu l’occasion de participer en novembre 2015 à un séjour organisé dans le cadre de ce
projet européen. Avec une cinquantaines d’artistes et de chercheurs, j’ai passé une semaine
près de la Mer de Barents entre Kirkenes (Norvège) et Mourmansk (Russie), non loin du
cercle polaire. Plongés dans l’obscurité la plus grande partie de la journée, nous étions
confrontés à l’obscurité, au froid, et à la pollution dont la trace la plus visible était la « neige
noire » et l’odeur de souffre à Nickel. Cette région, côté russe, est marquée par l’extraction
de nickel et, côté norvégien, par l’exploitation d’un champ gazier offshore et la prospection
géologique pour trouver des hydrocarbures. A Mourmansk, la ville est tournée vers le port
accueillant de gigantesques porte-conteneurs qui empruntent la Route Maritime du Nord –
alternative au canal de Suez avec la fonte des glaces. Le séjour a permis à la fois de voir et
d’expérimenter physiquement certains impacts négatifs de l’homme sur son environnement.
Cette expression dark ecology est empruntée au philosophe Timothy Morton. Pour lui,
l’humanité ne se définit plus dans sa capacité à s’arracher à la nature : « we start by thinking
that we can « save » something called « the world » « over there », but end up realizing that
we ourselves are implicated ». L’écologie y est envisagée non plus comme la simple
célébration de la nature mais comme une réflexion sur la dépendance de plus en plus forte
de l’homme avec des éléments non-humains.
Dans L’eau et les rêves, le philosophe Gaston Bachelard entreprend un récit où le recours
aux images n’est pas envisagé comme un obstacle d’un point de vue scientifique.
L’imaginaire que fait naître l’eau la rend intelligente, et non intelligible, en permettant d’en
révéler la spécificité. Dans ce projet, les enjeux de la restauration écologique apparaissent
sur un plan strictement rationnel mais révèlent également les imaginaires qu’elle entame ou
réveille. La sensibilité est donc mise au service d’une problématisation d’un rapport au
monde en pleine mutation qui ne peut plus simplement se satisfaire d’une lecture intelligible
de la nature. Et la recherche de sublime ne peut pas faire oublier que toute « réparation » est
le fait de l’homme et a des effets secondaires, positifs ou négatifs, comme ici de modifier
les imaginaires et les paysages alentours.
Hannah ARENDT, La crise de la culture [1961], Paris, Gallimard, 1989. Voir le chapitre VIII « La
conquête spatiale et la dimension de l’homme » ; « Hannah Arendt et La crise de la culture (2/4) : La
conquête de l’espace et la dimension de l’homme », France Culture, « Les Nouveaux chemins de la
connaissance », émission diffusée le 09/02/2016. La conséquence de cette opposition pour Hannah Arendt
est qu’une vérité strictement scientifique, refusant de prendre en compte les sens et sentiments est
susceptible de nourrir des pensées totalitaristes.
Terme utilisé notamment dans La Sélune au long cours. Journal de l’opération d’effacement des barrages
de la Sélune édité par la Préfecture de la Manche.
Catherine et Raphaël LARRERE, Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique, Paris,
Editions la découverte, p. 206
Ibid., p. 205
Linda NASH, « Un siècle toxique. L’émergence de la « santé environnementale », Histoire des sciences et
des savoirs, T. 3 « Le siècle des technosciences », Christophe BONNEUIL, Dominique PESTRE (dir.),
Paris, Seuil, 2015, p.145-165
Texte de présentation de l’exposition Sublime. Les tremblements du monde au Centre Pompidou Metz,
présentée du 11 février au 5 septembre 2016. URL : http://www.centrepompidou-metz.fr/sublime-lestremblements-du-monde. Consulté le 08/02/2016.
Pour une présentation du projet, voir le site Internet du projet, URL : http://www.darkecology.net/about.
L’interview de Susan Schuppli est également à consulter et reprend certains éléments de son intervention de
novembre 2015 : Lucas VAN DER VELDEN, Rosa MENKMAN, « Dark Matters: an interview with
Susan Schuppli », darkecology.net, URL : http://www.darkecology.net/dark-matters-an-interview-withsusan-schuppli. Consulté le 15/01/2016
Le séjour de recherche alternait des conférences de théoriciens, des tables-rondes avec des artistes et des
découvertes d’œuvres, sonores et/ou visuelles, commanditées par Dark Ecology Project.
Tout impact de l’homme sur l’environnement n’est évidemment pas négatif.
MORTON Timothy, Ecology without Nature. Rethinking Environmental Aesthetics, Cambridge,
Londres, Harvard Université Press, p. 187. Ma traduction : « Nous commençons en pensant que nous
pouvons « sauver » quelque chose appelé « le monde » « là-bas », mais finissons en réalisant que nous en
faisons parti ».
Gaston BACHELARD, L'Eau et les rêves : essai sur l'imagination de la matière, Paris, José Corti, 1941.
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