Et si on volait - Focus
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Et si on volait - Focus
enquête Joconde Et si on volait La Joconde ? Raconté à la manière d’un feuilleton de la Belle Époque par un journaliste et historien de l’art, voici l’histoire réelle du plus grand fait divers qui fit trembler le Louvre. Une aventure qui contribua à rendre universel le mythe de Monna Lisa. par Jérôme Coignard C e mardi 22 août 1911, le peintre Louis Béroud prend son poste avec ses pinceaux et son chevalet dans le salon Carré. Il l’a peint à de nombreuses reprises. Il a créé en particulier une vue onirique des Noces de Cana avec sa grande table autour de laquelle tous les personnages des tableaux voisins sont venus festoyer. Monna Lisa bien sûr, L’Infante d’Espagne de Vélasquez, François Ier et L’Homme au gant de Titien s’admirent, convives éblouis. Cette familiarité avec les tableaux, Béroud l’étend au personnel et chacun le considère comme quelqu’un de la famille. Ce matin, il s’attaque à sa nouvelle composition, une idée brillante qui s’amuse des inconvénients des vitres posées récemment sur les tableaux célèbres. Qui d’autre que lui peut en effet représenter une Parisienne élégante rajustant sa coiffure et ses rubans dans le reflet de la vitre de La Joconde ? Mais ce jour-là, de Monna Lisa il ne reste que le cartel portant l’inscription : Leonardo da Vinci (1452-1519) École florentine La Joconde M. Béroud est contrarié, la matinée de travail semble perdue. Il interroge le brigadier Paupardin qui n’en sait pas plus : « Sans doute elle est à la photographie. Ils ne vont pas tarder à la monter en place. » Tout le monde le sait, la mai76 son Adolphe Braun & Cie – les photographes officiels des Musées nationaux – bénéficie de nombreux privilèges. L’un d’eux l’autorise à déplacer les œuvres en studio pour en faire des tirages photographiques au charbon. Béroud prend son mal en patience et commence l’esquisse de sa composition. Il n’est pas seul, un graveur en taille-douce, son ami Laguillermie, l’a rejoint. Les camarades plaisantent, dessinent. Monna Lisa se fait désirer alors qu’on entend les premiers visiteurs. Le brigadier Paupardin dépêche un collègue au studio de photographie, rien. Un conservateur ne l’a-t-il pas décrochée pour étude ? Le mot circule, le personnel trottine, se regroupe, s’affole, les esprits s’émeuvent : « Elle n’est plus là. » Un coup monté par la presse ? M. Galbrun a le front et les mains moites, le soleil est haut et la chaleur caniculaire. Secrétaire aux Musées nationaux, il a été envoyé au domicile de Georges Bénédite, qui en l’absence du directeur est le conservateur responsable du musée. La panique s’empare de lui. Il court au Louvre et ameute le personnel, réunit, interroge : « Que s’est-il passé entre dimanche soir, à l’heure de la fermeture, et ce matin ? » À 12 h 20 il est dans le bureau du préfet, Louis Lépine, qui l’accompagne sur-le- Page de gauche Louis Béroud et François Vizzavona Au salon Carré du Louvre, le peintre devant La Joconde 1909, photographie. Coll. agence photo RMN, fonds DruetVizzavona, Paris. champ au musée. Ni le directeur des Musées nationaux, un normalien agrégé d’histoire, Théophile Homolle, ni le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, Henri Dujardin-Beaumetz, ne sont à Paris. Ce dernier aurait quitté la rue de Valois en disant à son chef de cabinet : « Surtout, ne me rappelez que si le Louvre brûle ou si La Joconde est volée. » Au Louvre on fouille, peut-être va-t-on la retrouver dans un réduit, dans un bureau… C’est l’avis du conservateur en chef du département Ci-contre Emplacement occupé par La Joconde dans le salon Carré du Louvre avant son vol en 1911. Sous Les Noces de Cana de Véronèse, la cimaise est vide ce matin du 22 août 1911. 77 enquête Joconde Ci-contre Louis Béroud (1852-1930) Au salon Carré Esquisse du tableau du Salon de 1906, huile sur toile, 65 x 92 cm. Aile Sully, entresol, histoire du Louvre / de Napoléon Ier à nos jours, salle 2. Louis Béroud imagine que les personnages des tableaux, dont la Joconde sur la droite, participent au banquet de Cana. des Peintures, M. Leprieur. En conciliabule on pense à un coup de la presse, Le Cri de Paris n’avait-il pas annoncé le 24 juillet 1910 qu’on avait volé et remplacé La Joconde par une copie ? Le Louvre était depuis plusieurs années la cible des farces les plus grossières, on riait des ministres, on dénonçait l’incapacité de la police, l’inaction des cabinets, on déstabilisait le gouvernement… Mais à cette époque, le tableau était au mur, à sa place. Elle n’est plus là. Remplacée par une copie ? Que peut-on faire de La Joconde ? L’orfèvrerie peut être fondue, les joyaux démontés et retaillés. Mais elle ? Le danger majeur que soulève le député Joseph Reinach est la substitution de l’original par une copie. Ce politicien très cultivé, membre de la Société des Amis du Louvre, ne rejette pas l’hypothèse du vol. Soit les voleurs restitueront une copie ancienne et vendront l’original, soit, plus habilement, ils restitueront la vraie et vendront une copie à un richissime collectionneur. Les moyens techniques et scientifiques existent alors pour démasquer une potentielle concurrente de l’authentique Monna Lisa. On peut la comparer avec les photographies précises qui présentent les craquelures des vernis, une vraie « fiche dactyloscopique » comme celle que le Dr Bertillon applique à l’investiga78 tion criminelle. Le graveur Coppier a relevé une trentaine de traits de craquelures par centimètre carré, ce qui porte l’empreinte digitale à une arborescence de cinq cent mille combinaisons. Une copie est inenvisageable. Comment le voleur a-t-il pu prendre si facilement le tableau ? L’opinion s’interroge, n’estil pas fixé au mur ? Homolle explique qu’il est nécessaire qu’elle soit « volante » pour l’évacuer en cas d’incendie. Mais pourquoi donc avoir retiré le cadre ? Il protège l’œuvre ! L’ensemble pesait presque trente-cinq kilos : le voleur avait bien préparé son coup. Il a pu, sans se faire remarquer, retirer le tableau, le désencadrer et sortir avec le panneau de bois sous le bras ! Les agents de la Sûreté explorent l’édifice. On retrouve la porte de l’escalier de la cour du Sphinx forcée, un bouton en cuivre manque, c’est l’un des indices les plus précieux pour reconstituer la scène. Dans cet étroit passage, les agents retrouvent le cadre, la vitre et les journaux isolants, les rivets du châssis cassés, indices d’un travail peu minutieux mais rapide et sûr. Selon l’avis des inspecteurs ce n’est pas l’œuvre d’un déséquilibré, ces faibles traces montrent de la préméditation, de l’assurance et du tact. Interrogé, le plombier Sauvé a bien vu que la porte de la cour du Sphinx était ouverte. D’ailleurs il a croisé un ouvrier en blouse vers 7 h 20 qui lui demanda de lui ouvrir la porte. Le juge Drioux et le procureur de la République Lescouvé ne disposent que de cela, et le Dr Bertillon a trouvé sur le verre une empreinte de pouce exploitable, maigre consolation. Toute la France joue aux détectives Tandis que le sous-secrétaire d’État aux BeauxArts assure de sa confiance l’administration du Louvre, les attaques fusent, les députés chahutent. Inimaginable, incroyable, fou, scandaleux, impossible, insensé, dans la presse les épithètes jaillissent tel un feu d’artifice tandis que Dujardin-Beaumetz explose. On surveille les gares et les ports, on est sur les traces des porteurs de paquets suspects et on garde un œil sur les marchands d’art connus des services. Les tensions au Maroc avec l’Allemagne sont reléguées au second plan, le soupçon pèse sur les ressortissants teutons. Ce vol réveille l’ardeur patriotique, la délation se met en place, orchestrée par les journaux à coups de fortes primes. Pour 50 000 francs, la France devient soupçonneuse, il n’y est pas une femme de chambre ou un militaire en congé qui ne se transforme en détective zélé. Les volumineuses correspondances ne renferment néanmoins qu’impressions ou avis, flot grincheux et illuminé d’oisifs. Le vendredi 27 août la rumeur fait courir les passants sur les boulevards, « La Joconde est retrouvée ! ». Il n’en est rien, mais c’est Ci-contre Une du journal l’Excelsior du 23 août 1911. Coll. Dixmier / Kharbine-Tapabor. Ce montage photographique montre ce dont était capable la presse de l’époque. Le 7 septembre 1911, Paris-Journal propose d’afficher dans tous les musées d’État une pancarte disant : « Dans l’intérêt de l’art, pour la sauvegarde des objets exposés, le public est prié de bien vouloir réveiller les gardiens qui s’abandonnent au sommeil. » 79 enquête Joconde Guillaume Apollinaire est entendu par le juge d’instruction pour l’affaire des têtes volées ; en bon camarade, il couvre Picasso qui trempe dans l’affaire. Ci-contre Reconstitution du vol de La Joconde par Vincenzo Peruggia depuis le salon Carré jusqu’à la porte Visconti par où il quitta le Louvre. Ci-contre Agents et barrière de bancs disposés autour de La Joconde, au musée des Offices de Florence, en 1913, pour la protéger à la suite du vol. excellent pour les affaires ! Jamais la vente des cartes postales, des héliogravures, des chromos et autres caricatures n’a plus enrichi : à qui profite le crime ? La divine kidnappée est maintenant raillée comme une maîtresse de maison absente le serait par son personnel. Les chansons ne portent pas que sur la jeune Italienne, toute l’administration des musées est humiliée. Les gamins chantent « La Joconde en ballade » sur un air connu : Elle avait chipé la Joconde Pour la présenter au Salon Ça c’est d’l’aplomb S’disant en elle-même : Faudra bien tout d’même Que j’obtienne au moins une mention. Mais son rêve de gloire Ne s’ra qu’illusoire Car le jury voilà Le jury la r’fusa. Sourdes à cette euphorie, les mines contrites et désabusées des agents de la Sûreté et de leur chef Hamard en disent long lorsqu’ils sor80 tent du musée où les fouilles se poursuivent : rien, on n’a toujours rien retrouvé. Et si c’était Apollinaire ? Le flot de dénonciations grossit au ParisJournal à partir du 29 août. La nouvelle affaire des têtes phéniciennes volées au musée est un coup dur pour les conservateurs : « C’est un fait nouveau qui montre, une fois de plus, l’insuffisance du gardiennage du Louvre, contre laquelle il y a vingt ans que nous protestons. Le résultat, vous le voyez… l’autre jour c’était une pièce sans grande valeur ; hier, c’était La Joconde. » Guillaume Apollinaire est entendu par le juge d’instruction pour l’affaire des têtes volées ; en bon camarade, il couvre Picasso qui trempe dans l’affaire. Inculpé de « recel de malfaiteur », on transfère l’écrivain à la Santé le jeudi 7 septembre. Les artistes montent à l’assaut des rubriques pour le défendre ou l’enfoncer. Le vendredi 8 le juge Drioux enregistre une déposition importante pour l’identification du voleur de La Ci-dessous Le retour du tableau au musée du Louvre, en 1914. Ci-dessus Le tableau retrouvé à Florence et prêt à revenir en France en 1913. Joconde, mais ce qui l’intéresse c’est le dossier Apollinaire. Finalement, il est obligé de le remettre en liberté après plusieurs heures d’interrogatoire. Le mardi 12 septembre, Guillaume Apollinaire sort meurtri : confronté à Pablo Picasso ce dernier a juré ne pas le connaître. Cinquante ans plus tard, le peintre confessera : « J’ai encore honte, voyez-vous. » L’enquête piétine et on en rit ! Dans Le Matin, Clément Vautel imagine ce petit dialogue très parisien : « Monsieur : Je reviens du musée du Louvre. Madame : Fais voir. Monsieur tire de sa poche une statuette phénicienne, d’ailleurs horrible, et la pose sur la cheminée à côté d’une tête de plâtre dont la grimace inattendue lui arrache cette réflexion : – Qu’est-ce que c’est que cette caricature ? Madame (simplement) : J’ai passé une heure au musée du Trocadéro. Au même instant, le jeune Ferdinand rentre en sifflotant La Veuve joyeuse. Monsieur : D’où viens-tu ? Ferdinand : Du musée de Cluny… la preuve, c’est que voilà la ceinture de chasteté. Quant à la fille de la maison, elle a flâné dans les salles du musée Carnavalet : c’est dire qu’elle apporte la corde de Latude. Hâtons d’ajouter que le lendemain, ces différents objets sont renvoyés par colis postal ou par l’intermédiaire d’un journal aux musées intéressés. » La Société des Artistes italiens présidée par le duc Melzi d’Eril, héritier du nom illustre de Francesco Melzi, élégant élève de Léonard, donne dans la procession et le pèlerinage. Pour retrouver La Joconde, on invoque son créateur. On se met en rang par deux, l’ambassadeur d’Italie, Mme Alphonse Daudet, Lucie Faure… Une marche, un bon déjeuner au vin de Vouvray et une excursion au Clos-Lucé conjureront-ils le mauvais sort jeté à « l’une des plus éclatantes lumières qui aient rayonné sur le monde » ? Sur un yacht à Anvers Le 28 septembre, le préfet Lépine reçoit un télégramme de Bruxelles adressé à « Lépine Grand Préfet de Police, Paris ». Le message peu explicite éveille la curiosité : « Alexandre Snatager privé détective Hollande vous prie d’envoyer bientôt des inspecteurs sur Gioconda. » Rue des Saussaies, à la Sûreté, le contrôleur général Sébille prend l’affaire au sérieux et décide d’y envoyer deux inspecteurs, Castellari et Picard. Snatager insiste, La Joconde est entre les mains d’un de ses « amis ». On organise une rencontre avec un complice dans une brasserie à Gand, Castellari prend l’identité d’un riche Américain et Picard celle de son secrétaire. À 16 heures, au Café de la Paix, un certain Nouts les y rejoint. Il a eu La Joconde chez lui mais c’est un « gros » qui a fait le coup. On commence à parler prix. Picard traduit, Castellari américanise, Snatager compte : 150 000 francs. Notre « Américain » propose 120 000, on se met d’accord. Les quatre règlent les modalités de la livraison, on passera en automobile de Gand à Anvers d’où le yacht de l’« Américain » emportera le tableau outreAtlantique. La police s’inquiète, aucune nouvelle de Nouts : la piste belge devient brumeuse. Le 7 octobre Castellari et Picard se rendent à Gand avec Snatager. Les compères ont rendez-vous au 24 quai de la Lys, chez Nouts qui ne se décide pas. Les malfaiteurs sententils le traquenard ? L’année 1912 s’achève. Au Louvre, Baldassare Castiglione de Raphaël garde la cimaise de Monna Lisa au chaud dans le salon Carré, galanterie oblige. L’enquête en Belgique est un fiasco. En Chine, c’est la révolution, à Tripoli, on se massacre, à Florence, on a volé La Vierge à l’étoile de Fra Angelico, en France, le gang des automobiles ou « bande à Bonnot » tue et se fait tuer. Le Parlement s’écharpe encore au sujet de La Joconde, à la Sûreté on piétine. Quand un ouvrier à Florence… La lumière triste de cette journée d’hiver du 10 décembre 1913 à Florence accentue l’austérité de la ville qui se recroqueville dans le froid. Un homme entre chez l’antiquaire Geri. Alfredo ne l’a jamais vu, est-ce un futur 81 enquête Joconde client, un vendeur peut-être ? Il est maigre, propre mais sans élégance, une grosse moustache sur des lèvres charnues, un ouvrier sans doute : « Je suis Léonard. » Léonard ? Ah, oui, Léonard. Geri a reçu de lui une lettre datée du 29 novembre. Il disait vouloir rendre un chef-d’œuvre pris par Napoléon contre une « récompense ». Un rendez-vous annulé à Milan lui avait donné des doutes sur l’authenticité de la démarche, et le nom de l’œuvre aussi, pas du tout volée par Napoléon ! Le voici maintenant. « Je l’ai avec moi, dit Léonard. – Est-ce véritablement Elle ? – Je vous le garantis, dit-il main sur le cœur. Je suis Italien et je veux que le tableau aille aux Offices. – Moi aussi je suis Italien, il ne me reste qu’à me mettre d’accord avec le directeur de la Galerie, c’est un ami. » Le lendemain, à 15 heures, les trois hommes se retrouvent, Léonard est en retard, de quinze minutes. Ils se rendent à l’albergo Tripoli-Italia. « Avez-vous reçu les pleins pouvoirs de la part de votre gouvernement ? – Pleins pouvoirs, s’agissant d’une œuvre de Léonard, le gouvernement paiera la somme demandée. Et le tableau ? – Le voici », fait Léonard. Il tire alors une caisse en bois blanc de dessous son lit, pleine d’un inquiétant fouillis (dans quel état sera le tableau ?). Soudain c’est l’apparition. Les deux amis peuvent sourire, à leur tour, elle est là, devant eux, La Joconde ! Vincenzo Peruggia, né le 8 octobre 1881 à Dumenza, dans la province de Côme, peintre en bâtiment, 1,61 mètre, est arrêté et enfermé à la prison des Murate. Comment un être aussi quelconque a-t-il pu faire le coup du siècle ? On prend ses empreintes. Elles correspondent à celles relevées pas Bertillon sur la vitre du cadre. La Joconde retrouvée à Florence fut exposée au musée des Offices. Elle regagna ensuite le Louvre. Peruggia fut traduit devant les tribunaux. 82 La Joconde dans la salle des États en 2009. À paraître Une femme disparaît. L’extravagante histoire du vol de la Joconde au Louvre en 1911, par Jérôme Coignard, éd. Le Passage, 16 €, disponible en 2010. 83