Drogues et sexualité
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Drogues et sexualité
Drogues et sexualité Directeur de la revue : Michel Landry Membres du comité de rédaction : Michel Landry, Mohamed Ben Amar, Marie-Andrée Bertrand, Pierre Brisson, Louise Guyon, Pierre Lauzon, Marc Perreault, Michel Perreault, Bastien Quirion, Élise Roy http://www.drogues-sante-societe.org Drogues, santé et société est publié avec l’aide financière du ministère de la Santé et des Services sociaux, la Fédération québécoise des centres de réadaptation pour personnes alcooliques et autres toxicomanes (FQCRPAT), l’Université de Sherbrooke et l’Université de Montréal. Coordination et mise en page : Agence Médiapresse inc. Coordonnateur à l’édition : Éric Thivierge Révision linguistique et correction : Chantal Gosselin Mise en page : Céline Paré Traduction des résumés : Adriana Chamorro a traduit tous les résumés en espagnol. Susan Ostrovsky a traduit en anglais le résumé de l’article « L’impact de la consommation de substances psychotropes sur la sexualité d’hommes toxicomanes ». Impression : Impressions numériques Yves Rivard Diffusion numérique : Érudit (http://www.erudit.org/revue/) © Drogues, santé et société, 2006 950, rue de Louvain Est Montréal (Québec) H2M 2E8 Tous droits réservés pour tous pays Imprimé au Canada ISSN 1703-8839 Drogues et sexualité Sous la direction de Joseph J. Lévy Drogues, santé et société Drogues et sexualité Drogues et sexualité Mot de présentation.......................................................................................5 Joseph J. Lévy 1) Drogues, médicaments et sexualité.......................................... 11 Joseph J. Lévy, Catherine Garnier Article de transfert de connaissances 2) S tructure et symbolique de la consommation d’alcool de femmes prostituées de Bolivie. ......................... 49 Chantal Robillard Article de résultats de recherche 3) Trajectoires de femmes toxicomanes en traitement ayant un vécu de prostitution : étude exploratoire.......... 79 Karine Bertrand, Louise Nadeau Article de résultats de recherche 4) E cstasy et sexualité : une étude exploratoire au Québec. ......................................... 111 Marie-Hélène Garceau-Brodeur Article de résultats de recherche 5) L ’impact de la consommation de substances psychotropes sur la sexualité d’hommes toxicomanes.........................................................................................135 Éric Landry, Frédérique Courtois Article de résultats de recherche 6) D rogues, sexe et risques dans la communauté gaie montréalaise : 1997-2003. .............................................................161 Johanne Otis, Marie-Ève Girard, Michel Alary,. Robert R. Remis, René Lavoie, Roger LeClerc,. Jean Vincelette, Bruno Turmel, Benoît Masse,. Groupe d’étude Oméga Article de résultats de recherche Liste des réviseurs scientifiques......................................................198 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Mot de présentation Joseph J. Lévy, Directeur du numéro, Drogues, santé et société Comme le montrent de nombreux travaux dans le champ des sciences sociales, l’une des fonctions importantes associées à l’usage des drogues et de l’alcool renvoie à la régulation de l’expression de la sexualité, et ce, tant dans les sociétés tradi tionnelles que dans les sociétés modernes. Le présent dossier illustre ces fonctions à partir de plusieurs perspectives théoriques et méthodologiques. Dans un article de synthèse des recherches menées sur cette question, Joseph J. Lévy et Catherine Garnier font le point sur les recherches portant sur les usages d’aphrodisiaques, de drogues et de médicaments à des fins sexuelles. À partir d’une perspective transculturelle, ils illustrent leurs fonctions rituelles et récréatives visant à moduler les états de conscience, intensifier l’excitation et la réponse érotique ou restaurer les fonctions sexuelles. Cette recension met en relief la multiplicité des produits employés dans les différentes aires culturelles (substances animales et minérales, épices, fruits, plantes psychoactives, boissons) pour atteindre ces objectifs. Le développement des drogues de syn thèse, depuis le LSD jusqu’au GHB, a aussi été associé dans la société contemporaine à la quête d’états érotiques, non sans répercussions négatives sur la réponse sexuelle et la prise de risques face aux infections transmissibles sexuellement (ITS) et au VIH/sida. Une autre tendance problématique renvoie aux détournements de médicaments à des fins récréatives et sexuelles, comme le Viagra. Ces recherches suggèrent que l’exercice de la sexualité pour plusieurs ne peut faire l’économie du recours à ces substances. Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues et sexualité Dans une perspective ethnographique, Chantal Robillard, à partir d’un terrain en Bolivie, explore les significations symbo liques associées à la consommation d’alcool parmi les prostituées de la ville de Tarija. Elle montre ainsi comment la consommation d’alcool participe, dans le milieu prostitutionnel, à la définition de la féminité et de l’expression de la dignité morale parmi les femmes. Elle analyse ainsi l’organisation de la prostitution dans la ville et les fonctions de la consommation d’alcool dans ces milieux, montrant comment cette dernière sert à contrôler les activités des femmes, contribue à leur exploitation économique et retarde le début des activités sexuelles. Cette consommation sert aussi de périmètre défensif chez les prostituées qui mettent l’accent sur l’aide psychologique qu’elles fournissent à leurs clients. L’alcool leur permet de réaffirmer symboliquement leur honorabilité et de se distancer des attributs stigmatisants associés à la prostitution, bien que l’usage de l’alcool entraîne des répercussions sur la santé mentale et physique des femmes. Cette étude met en relief le rôle complexe de l’alcool dans la sociabilité et la définition du prestige social chez des femmes d’Amérique latine. Karine Bertrand et Louise Nadeau s’inscrivent, elles aussi, dans le thème de recherche touchant la prostitution. Elles explorent à partir d’une perspective qualitative le vécu de femmes prostituées suivies dans un centre de traitement situé au Québec et les liens établis entre la prostitution et la toxicomanie. Elles dégagent, à partir de l’analyse de six récits de vie, trois trajectoires principales. La première montre qu’à la suite de conduites délinquantes précoces (délits et consommation de substances), la prostitution constitue un dernier recours pour financer l’achat de drogues dures (héroïne et cocaïne) liées à une dépendance. La seconde fait référence à un parcours où la prostitution précède la consommation de drogues et d’alcool dont l’usage apparaît comme un moyen d’affronter les risques et de mieux accepter les activités sexuelles. Le troisième cas de Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Présentation figure s’appuie sur l’entrée dans la prostitution comme étant un accident de parcours de courte durée, même si la consommation de drogues précède cette activité. Par ailleurs, l’expérience de la maternité chez cinq femmes intervient pour certaines en liant l’aggravation de la toxicomanie au placement des enfants. Toutefois, ce lien est absent pour l’une d’entre elles, alors que pour une autre répondante, la naissance de l’enfant a contribué, au contraire, à une tentative de s’extirper de la toxicomanie. L’étude illustre par ailleurs les difficultés d’accès aux services d’aide pour les femmes prostituées, difficultés qui peuvent être atténuées par l’intervention de proches ou de professionnels. Des pistes d’action sont proposées pour améliorer les stratégies de soutien à cette population. À partir d’une analyse qualitative de textes de répondants approchés par courriel, Marie-Hélène Garceau-Brodeur s’est penchée sur la consommation d’ecstasy et ses retombées sur les expériences sexuelles. L’auteure a mis en évidence les fonctions de sociabilité associées à cette drogue ainsi que sa contribution à l’augmentation de la conscience corporelle et de l’acuité des sens, du désir et du plaisir. La prédominance des sensations tactiles s’accompagne de la réduction des inhibitions et contribue à l’exploration de nouvelles pratiques sexuelles et à l’augmentation de la réponse orgastique chez les femmes. Néanmoins, à côté de ces perceptions favorables, plusieurs répondants font état de difficultés sexuelles et de blessures, de douleurs génitales associées à une trop grande activité érotique ou même d’une aversion à son égard. Cette étude exploratoire demanderait à être complétée par des recherches sur la prise de risque face aux ITS et au VIH/sida. Deux études quantitatives complètent ce tour d’horizon des retombées de l’usage des drogues sur la sexualité. La première, celle de Éric Landry et Frédérique Courtois, est basée sur un échantillon de trente-trois hommes consommateurs de cocaïne, suivis dans un centre de toxicomanie. Elle souligne plusieurs Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues et sexualité corrélations significatives établies à partir des réponses à des questionnaires touchant les dimensions sexuelles. Ainsi, plus la durée de consommation est longue et la consommation élevée, moins la satisfaction sexuelle est forte. Par ailleurs, les comportements délinquants (prostitution, délits) deviennent plus nombreux lorsque la durée de consommation est longue. Les com portements sexuels abusifs sont, quant à eux, liés à la quantité consommée. Ces résultats suggèrent que la consommation chronique est un facteur important dans la modulation de la sexualité en contribuant à la fois à la réduction de la satisfaction sexuelle et à l’augmentation des conduites sexuelles abusives. Ces données suggèrent que la toxicomanie et les dysfonctions sexuelles devraient être simultanément prises en charge à partir d’un plan de traitement adapté à cette situation complexe. Dans leur étude, Joanne Otis, Marie-Ève Girard, Michel Alary, Robert R. Remis, René Lavoie, Jean Vincelette, Bruno Turmel et le groupe d’étude Oméga s’intéressent aux hommes de la Cohorte Oméga qui ont des relations sexuelles avec d’autres hommes (HARSAH). Les auteurs montrent que l’évolution de la prévalence de la consommation de drogues entre 1997 et 2003, selon l’âge et l’adoption de comportements sexuels à risque, présente des tendances significatives particulières. Ainsi, la consommation de certaines drogues (cocaïne, ecstasy, drogues hallucinogènes, speed, GHB) a augmenté significativement pendant cette période, alors que celle de la marijuana a légèrement augmenté. L’usage des poppers a légèrement diminué alors que celle de l’héroïne est restée stable. Les répondants qui ont moins de trente ans ont été plus enclins que ceux plus âgés à consommer les drogues, à l’exception des poppers et de l’héroïne dont l’usage ne varie pas avec l’âge. Quant aux HARSAH qui n’ont pas eu de relations anales à risque, ils étaient moins enclins à consommer les drogues que ceux qui prenaient des risques sur le plan sexuel. Seule la consommation de l’héroïne ne variait pas selon la prise de risques. Ces résultats Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Présentation rejoignent ceux obtenus lors d’autres recherches menées sur les conduites à risques chez les HARSAH et montrent l’intérêt des études longitudinales. Ce bref tour d’horizon sur les drogues et la sexualité met en évidence l’importance de ce champ de recherches dans le contexte des préoccupations liées à la santé sexuelle et l’intérêt à poursuivre des études plus précises dans ce domaine. Cellesci permettraient de mieux comprendre la place des drogues et d’autres substances dans la construction des identités de genre, dans les pratiques érotiques en fonction des orientations sexuelles et dans les modulations des différentes dimensions de la sexualité (excitation, désir, réponse sexuelle, dysfonctions). De ce point de vue, des études comparatives tant locales qu’internationales seraient à mener. Nous espérons que les contributions présentées dans ce numéro aideront à développer un intérêt pour ce type d’études. Je voudrais ici remercier Marc Perreault qui a été à l’origine du développement de la thématique de ce numéro ainsi que les contributeurs qui n’ont ménagé ni leur temps ni leurs efforts pour aborder un thème difficile, mais néanmoins important. Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, médicaments et sexualité Joseph J. Lévy, Professeur, Département de sexologie. et Programme CRSH Grands Travaux. sur la chaîne des médicaments,. Université du Québec à Montréal Catherine Garnier, Professeure associée,. Directrice du Programme CRSH Grands Travaux. sur la chaîne des médicaments,. Université du Québec à Montréal Correspondance Joseph J. Lévy. Département de sexologie, UQÀM. C.P. 8888, succursale centre ville. Montréal (Qc). H3C 3P8. Courriel : [email protected] Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, pp. 11-48 11 Drogues et sexualité Résumé De nombreux travaux ethnologiques et psychologiques ont porté sur les répercussions des usages de drogues et, plus récemment, des médicaments sur les fonctions sexuelles. Nous présentons dans cet article les principales dimensions dégagées sur cette question. Dans un premier temps, les substances aphrodisiaques principales sont envisagées à partir des perspectives ethnologiques et expérimentales. Cette recension montre la diversité des contextes et des produits employés, de même que la variabilité des effets. La seconde section porte sur les drogues de synthèse contemporaines, à leurs contextes d’utilisation ainsi qu’aux conséquences sur la sexualité et la prise de risques face aux infections transmissibles sexuellement (ITS) et au VIH/sida. La troisième partie porte sur les développements pharmacologiques qui modulent la fonction sexuelle de même que sur les usages détournés des médicaments à des fins sexuelles récréatives. Ce survol des recherches contemporaines met en évidence la place importante de l’érotisme dans la consommation des différentes sub stances et l’intérêt de développer un programme d’études plus précis dans ce domaine. Mots-clés : sexualité, aphrodisiaques, drogues de synthèse, médicaments, risques 12 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, médicaments et sexualité Drugs, medication and sexuality Abstract Numerous ethnological and psychological studies have dealt with repercussions of uses of drugs, and more recently of pharmaceutical drugs on sexual functions. We present in this paper the main dimensions reported on these questions. At first, main aphrodisiac substances are envisaged from the ethnological and experimental perspectives. This review shows the diversity of contexts and products used as well as the variability of effects. The second part deals with contemporary synthetic drugs, contexts of use and consequences on sexuality and risk–taking behaviour linked to STDs and HIV/AIDS. The third part deals with the pharmacological innovations which modulate sexual functioning as well on the illicit uses of pharmaceutical drugs for recreational sexual purposes. This overview of actual research reveals the significant role of eroticism in the consumption of the different substances and the interest to develop a program of studies more precise in this field. Keywords: sexuality, aphrodisiacs, synthetic drugs, pharmaceutical drugs, risk Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 13 Drogues et sexualité Drogas, medicamentos y sexualidad Resumen Numerosos trabajos etnológicos y psicológicos se han referido a las repercusiones que el uso de drogas y, más recientemente, los medicamentos, tienen sobre las funciones sexuales. Presentamos en este artículo las principales dimensiones que surgen de esta cuestión. En primer lugar, las sustancias afrodisíacas principales se consideran a partir de perspectivas etnológicas y experimentales. Este resumen muestra la diversidad de los contextos y de los productos empleados, así como la variabilidad de los efectos. La segunda sección se refiere a las drogas sintéticas contemporáneas, a sus contextos de uso y a sus consecuencias sobre la sexualidad y al hecho de tomar riesgos ante las infecciones transmisibles sexualmente (ITS) y al VIH/Sida. La tercera parte trata sobre los progresos farmacológicos que modulan la función sexual y los usos alternativos de los medicamentos con fines sexuales recreativos. Este panorama de las investigaciones contemporáneas pone en evidencia el papel importante del erotismo en el consumo de diferentes sustancias y el interés por desarrollar un programa de estudios más preciso en este campo. Palabras clave: sexualidad, afrodisíacos, drogas sintéticas, medicamentos, riesgos 14 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, médicaments et sexualité Introduction De nombreux travaux historiques et anthropologiques ont mis en évidence des variations dans les conceptions, les normes, les interdits et les pratiques entourant la sexualité de même que ses articulations aux représentations du cosmos, du surnaturel, du corps et de la maladie (Bullough, 1976 ; Frayser, 1985 ; Reiss, 1986 ; Lévy, Baruffaldi et Crépault, 1991 ; Lévy et Vidal, 1996 ; Markowitz et Ashkenazi, 1999 ; Bonnard et Schoumann, 1999 ; Foucault, 1996 ; Le Rest, 2003). Cinq grandes finalités de la sexualité peuvent être dégagées de ces études : finalité reproductive, hédonique et récréative (visant les modulations du plaisir), exploitatrice (agressions sexuelles), médicale (Van Gulik, 1961) ou mystique, comme c’est le cas en Chine avec le taoïsme (Van Gulik, 1961), en Inde avec le tantrisme (Rawson, 1973) et dans d’autres contextes culturels où les états de transe associés aux rituels orgiaques jouent aussi un rôle significatif. L’exercice de la sexualité, en fonction de ces objectifs, nécessite le déploiement de stratégies visant à maintenir ou amplifier la réponse sexuelle et les états de conscience qui l’accompagnent (Cohen et Lévy, 1986), restaurer les fonctions sexuelles, prévenir ou traiter les défaillances sexuelles, mais aussi, dans certains cas, réduire l’appétit sexuel. La panoplie des moyens fait appel à des techniques corpo relles (postures, méditation, respiration, maîtrise musculaire et de la réponse sexuelle), en particulier dans les sociétés où dominent les formes d’ars erotica (Foucault, 1976) ou à des approches thérapeutiques cognitives ou comportementales, comme c’est le cas dans les sociétés contemporaines. À part ces dispositifs, dans de nombreuses sociétés, on retrouve l’usage de plantes et de produits dont les propriétés, Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 15 Drogues et sexualité réelles ou mythiques, interviendraient sur les états de conscience érotiques, l’intensification de la réponse sexuelle (activation du désir, amplification de la sensibilité corporelle, de l’excitation et du plaisir, réduction des inhibitions), son maintien ou sa réappropriation (Pelt, 1971 ; Rouet, 1973 ; Abel, 1985 ; Taberner, 1985 ; Money, Leal et Gonzalez-Heydrich, 1988 ; Camporesi, 1990 ; Ky et Drouard, 1992 ; Müeller-Ebeling et Rätsch, 1993 ; Rosen et Ashton, 1993 ; Rosenzweig, 1998 ; Rätsch, 2001). Dans les sociétés traditionnelles et dans plusieurs civili sations, ces substances se retrouvent dans les rituels magicoreligieux de type orgiaque. Elles sont aussi présentes dans le contexte quotidien où elles servent à amplifier la réponse sexuelle lors des relations avec les partenaires, s’articulant alors sur des conceptions médicales fondées sur des savoirs traditionnels et sur des croyances ou des pratiques où l’efficacité symbolique côtoie des conceptions plus empiriques. Dans le cas des sociétés industrialisées, les usages à des fins hédoniques et récréatives ou médicales sont dominants. Les développements dans le champ de la chimie et de la pharma cologie contribuent à la diversification des produits (drogues et médicaments) qui peuvent affecter les états de conscience et la réponse sexuelle. Les progrès dans la compréhension des processus physiologiques touchant la sexualité ont aussi contribué à la fabrication et la mise en marché de médicaments directement axés sur le traitement de troubles sexuels, comme le sildénafil (Viagra) et d’autres molécules du même type. Ces tendances pharmacologiques constituent un nouveau jalon dans l’évolution des rapports anciens établis entre drogues et sexualité que nous esquisserons ici. 16 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, médicaments et sexualité Substances aphrodisiaques Les recherches ont mis en évidence la diversité des sub stances végétales ou animales qui sont considérées comme aphrodisiaques et dont la nomenclature et les usages dépendent des sociétés1. Les végétaux aux effets érotiques constituent une catégorie privilégiée dans cette liste. Müller-Ebeling et Rätsch (1993) et Rätsch (2001) recensent ainsi plus de 1 000 plantes qui sont utilisées à ces fins. Provenant des différentes régions du monde, elles sont consommées sous des formes variées (infusions, décoctions, plats cuisinés, onguents, poudres, inhal ations, etc.) afin de maintenir et d’améliorer les fonctions sexuelles par leurs effets stimulants, leurs retombées sur le tonus musculaire ou le système vaso-dilatateur. Leur usage, associé à des pratiques religieuses, magiques ou médicales, peut se fonder sur le principe de ressemblance quand, par leur forme ou leur texture, ces plantes rappellent celles des organes sexuels. Dans ce vaste ensemble, plusieurs catégories peuvent être dégagées. Les fruits (bananes, grenades, coings, par exemple), les noix (pin, ginkgo, bétel, noisettes, noix de muscade, noix de cola) auraient ainsi des propriétés aphrodisiaques tout comme de nombreuses épices (graines de cardamone, clous de girofle, cannelle, curcuma, poivre, safran, etc.), les tisanes et décoctions (verveine, menthe, salsepareille, échinacée) et des plantes diverses (basilic, laurier, céleri, moutarde, romarin, sauge, sarriette, gingembre, piments, persil, thym, ail et oignons) dont plusieurs contiendraient des substances phytochimiques aux propriétés érotisantes. D’autres plantes comme la mandragore, 1À l’inverse, dans plusieurs sociétés, des plantes aux effets anaphrodisiaques comme le nénuphar, l’agneau-chaste ou poivre de moine, la marjolaine et la coriandre, la rue, l’herbe de grâce, le saule blanc, la laitue et le houblon peuvent être déconseillés ou au contraire favorisés pour inhiber la réponse sexuelle. Les minéraux (pierres précieuses ou organiques, fossiles) peuvent aussi entrer dans la composition des amulettes protectrices, dans la fabrication des onguents ou de poudres qui peuvent être ingérées (Rätsch, 2001). Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 17 Drogues et sexualité le ginseng, le cacao, le guarana, le damiana (turnera diffusa) entrent aussi dans cette nomenclature. On retrouve aussi, dans plusieurs régions, l’emploi de décoctions d’écorces d’arbre aux effets aphrodisiaques. Les Antilles connaissent ainsi l’usage de l’écorce du richéria grandis, ou bois bandé réputé pour ses propriétés stimulantes de la réponse sexuelle masculine. Consommé en infusion ou macéré dans des boissons chaudes ou froides, il peut aussi s’ingérer sous la forme de concentré naturel ou mélangé à du rhum. Au Brésil, les autochtones utilisent l’écorce du muira puama (ptychopetalum olacoides) en décoction pour stimuler les fonctions génitales. En Afrique occidentale, on retrouve, comme stimulant érotique employé lors de rituels religieux et sexuels, le yohimbé (provenant du corynanthe yohimbe), un arbre dont l’écorce contiendrait des alcaloïdes susceptibles de traiter les dysfonctions sexuelles tant masculines que féminines. Les substances animales, plus d’une centaine, provenant de plusieurs classes (mollusques, vers, crustacés, insectes, poissons, amphibiens, reptiles, poissons, oiseaux, mammifères) sont aussi prisées et elles entrent souvent dans la composition des remèdes proposés dans les différentes traditions médicales (Müller-Ebeling et Rätsch,1993). Les coquillages (huîtres, moules de vénus pulvérisés) ou d’autres produits, par exemple, les œufs de crocodile, l’ambre, la bile de carpe, la mouche espagnole (qui contient de la cantharidine) ou la peau de crapaud (qui contient de la bufoténine) sont utilisés pour leurs effets aphrodisiaques. Des éléments, végétaux ou animaux, peuvent être combinés pour donner lieu à des potions ou à des philtres à des fins sexuelles. Le principe de ressemblance intervient aussi dans le choix et les produits provenant des cornes (rhinocéros), des bois (cerf ou renne), ou des parties génitales (musc, pénis) font, dans 18 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, médicaments et sexualité certaines régions du monde, l’objet d’un trafic important sans que leurs effets érotiques soient prouvés. Dans la société contemporaine, l’intérêt et la curiosité pour les plantes alimentaires ou médicinales ou d’autres substances qui agiraient sur les fonctions sexuelles continuent de se maintenir (Rowland et Tai, 2003). Le catalogage des remèdes pour soigner les dysfonctions sexuelles disponibles dans des magasins de produits naturels souligne qu’ils contiennent des extraits de plantes diverses (ginseng, damiana, muira pauma, tribulus terrestris, palmier nain, ginkgo biloba, maca, yohimbine) censés améliorer les fonctions sexuelles. De rares études sur le sujet montrent que leurs effets sur la sexualité sont variables (Charney et Heninger, 1986 ; Danjou et coll., 1988 ; Mann et coll., 1996 ; Nessel, 1994 ; Riley et coll., 1993), certaines rapportant une amélioration des dysfonctions érectiles chez environ 30 % des patients. Par contre, une comparaison entre deux groupes d’hommes (souffrant ou non de dysfonction érectile) ne démontre aucun effet du yohimbé sur la plupart des mesures retenues (désir sexuel, excitation, capacité érectile) chez les hommes sans dysfonction (Rowland, Kallan et Slob, 1997). Dans le second groupe, quelques hommes rapportent une amélioration certaine ou partielle de la réponse sexuelle, alors que d’autres ne notent aucun effet évident. Les données des journaux personnels tenus quotidiennement montrent aussi l’influence de facteurs psychosociaux et relationnels dans la modulation de la réponse sexuelle sous l’effet du yohimbé. À l’inverse, le ginseng et le ginkgo semblent réduire les dysfonctions sexuelles, ce qui n’est pas le cas du velours du bois de cerf, un produit vanté pour l’amélioration de l’énergie sexuelle et le traitement des troubles érectiles (Conaglen, Suttle et Conaglen, 2003). Cette substance, comparée à un placebo, n’a aucun effet sur les mesures sexuelles sélectionnées (désir sexuel, fonction orgasmique, satisfaction Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 19 Drogues et sexualité sexuelle, niveaux d’hormones), à la fois chez les hommes et les femmes. Bien qu’en 1989 les experts de l’organisation gouverne mentale américaine, Food and Drug Administration, aient remis en question la valeur des produits aphrodisiaques vendus sur le marché, à cause de l’absence de preuves scientifiques de leurs effets, leur achat constitue aujourd’hui une part appré ciable du marché des médecines alternatives, évalué à plus de 800 millions de dollars par an. Le nombre d’ouvrages de vulgarisation sur ces questions atteint plus d’une centaine de titres en langue anglaise et plus d’une trentaine en français. Le développement d’Internet a amplifié ce mouvement et l’on compte de nombreux sites d’information sur les aphrodisiaques et anaphrodisiaques avec près de 500 000 pages en français et plus de deux millions en anglais. Ces sites et ces textes explorent les facettes de cette question, proposant une classification des produits et des recettes d’utilisation, ce qui indique l’influence des croyances et de l’imaginaire dans la quête d’une santé et d’une vie sexuelle épanouies. D’autres plantes aux vertus psy choactives plus directes ont aussi été utilisées pour moduler la réponse sexuelle. Plantes psychoactives et sexualité Plusieurs sociétés font une place significative aux plantes dont les propriétés psychédéliques, stimulantes ou narcotiques peuvent provoquer des états de conscience modifiés qui peuvent moduler l’expérience érotique et la réponse sexuelle. Leurs fonctions religieuses et magiques, associées à des représentations mythiques et cosmogoniques élaborées et à des rituels d’ingestion codifiés et régulés, se retrouvent historiquement dans des aires culturelles variées. Certaines plantes et leurs dérivés sont aussi utilisés dans nos sociétés à des fins plus festives et récréatives, avec des effets sur la sexualité que plusieurs recherches ont tenté 20 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, médicaments et sexualité de mettre en évidence à partir d’études phénoménologiques, comportementales et expérimentales. Nous dégagerons ici quelques-uns de ces complexes. L’alcool a été associé aux états de conscience modifiés et employé à des fins orgiaques ou récréatives tant dans les sociétés traditionnelles que les grandes civilisations. Par exemple, dans l’ancienne Égypte, le vin issu de la fermentation des raisins ou des grenades intervenait dans les rites orgiaques. Dans les cultes grecs, le vin, mélangé à des plantes aromatiques et psychédéliques, occupait une place centrale dans le déroulement des rites associés à la déesse Aphrodite mais surtout à Dionysos, en particulier dans le cadre des cultes à mystère, un usage qui s’est prolongé dans les bacchanales romaines. Dans ce contexte, les participants atteignaient des états de transe paroxystiques et le recours à des pratiques érotiques contribuait à une sociabilité extrême qui avait pour fonction, par les excès et les transgressions qui l’accompagnaient, d’aider à pénétrer les arcanes secrets de l’univers. L’ingestion des boissons alcooliques à des fins orgiaques et sexuelles s’est maintenue tout au long de l’Histoire et s’est prolongée dans le monde contemporain avec les carnavals ou d’autres occasions festives où sont mises entre parenthèses les contraintes du quotidien (séjours touristiques, partys, congrès et rites d’initiation universitaires), l’alcool contribuant à réduire les inhibitions sociales. La consommation d’alcool dans un contexte plus convivial ou plus intime peut aussi être le prélude aux activités sexuelles. Les effets sexuels de l’alcool varient selon les niveaux de consommation et la durée de son usage, mais d’autres facteurs biologiques, culturels et psychosociaux peuvent cependant intervenir. Les études réalisées sur les répercussions de l’ingestion d’alcool sur la sexualité montrent la complexité de son retentissement (Abel, 1985 ; Schuster, 1988 ; Van Thiel, Gavaler et Tarter, 1988 ; Cooper, 1992 ; Donovan et McEwan, 1995 ; Fortenberry, 1995 ; Halpern-Felsher, Millstein et Ellen, 1996 ; Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 21 Drogues et sexualité Wilsnack et Wilsnack, 1997 ; George et Stoner, 2000 ; McKay, 2005). Consommé en quantités modérées, il constituerait une substance levant les inhibitions, qui amplifie les sensations sexuelles et contribuerait à une augmentation de l’excitation sexuelle, mais cet effet pourrait être dû en partie aux attentes (culturelles ou sociales) plutôt qu’à son action strictement biochimique. Ainsi comme l’ont montré des expériences en laboratoire, ces attentes semblent jouer sur l’érection et l’excitation sexuelle évaluées subjectivement (Roerich et Kinder, 2002). Au fur et à mesure que la dose augmente, les fonctions sexuelles (excitation sexuelle, éjaculation) peu vent être sévèrement affectées chez les hommes, à cause des conséquences sur les fonctions physiologiques, et les mécanismes neurologiques. La production des stéroïdes peut aussi être altérée dans le cas d’une consommation chronique. Les études, moins nombreuses, menées sur les femmes fournissent des résultats contradictoires et difficiles à interpréter. Ainsi, la consommation d’alcool augmenterait le désir sexuel, l’excitation et le plaisir subjectivement évalués chez nombre de femmes, mais l’excitation physiologique serait, quant à elle, réduite. L’usage n’entraînerait pas chez une majorité d’entre elles de désinhibitions dans les comportements sexuels (Beckman et Ackerman, 1991). Selon George et Stoner (2000), les effets liés aux attentes ne sont pas aussi directs que dans le cas des hommes chez qui les relations entre les mesures d’excitation objectives et subjectives sont plus cohérentes, ce qui n’est pas le cas chez les femmes. Parmi les femmes alcooliques (Wilsnack, 1991), des études ont démontré la présence de problèmes sexuels significatifs (intérêt sexuel affaibli, absence d’excitation sexuelle et orgasmes rares). Ces études suggèrent que les effets sexuels de l’alcool sont modulés par un ensemble de variables complexes et encore mal cernées. Les plantes psychédéliques, dont l’utilisation se retrouve dans plusieurs aires géographiques, peuvent contribuer à 22 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, médicaments et sexualité moduler l’expression érotique comme le montrent les travaux ethnologiques et historiques sur les aphrodisiaques (Taberner, 1985 ; Money, Leal et Gonzalez-Heydrich, 1988 ; MüellerEbeling et Rätsch, 1993 ; Rätsch, 2001). L’une des substances les plus répandues est le cannabis sativa (marihuana, chang, haschich, charis, ganja et kif). Connue depuis des millénaires, cette plante se retrouve dans plusieurs régions du monde et son usage à des fins religieuses et récréatives est fréquent. Dans le tantrisme (Rawson, 1973), on retrouve, entre autres, un rituel fondé sur la relation érotique, la maithuna, dont l’objectif essentiel est d’atteindre, à travers la maîtrise des pulsions sexuelles à un état de conscience de l’unité de l’univers et l’union avec la divinité. Dans ce contexte, le cannabis, après avoir été mélangé à d’autres produits (lait, sucre, poivre, etc.), est fumé ou ingéré par les deux partenaires, ce qui augmente l’intensité de l’extase sexuelle. C’est aussi le cas dans le monde musulman, de l’Afrique du Nord au Moyen-Orient, où il peut être mélangé à de l’opium et d’autres substances à des fins sexuelles plus hédoniques. L’usage du cannabis s’est prolongé dans le monde contem porain et les effets de la marihuana sur la sexualité suggèrent qu’elle amplifie le désir, le plaisir corporel et orgastique, qui devient plus diffus. Elle contribue à la satisfaction sexuelle, en particulier chez les usagers les plus réguliers, mais ces effets varient selon la dose et la durée de la pratique (Lewis, 1970 ; Abel, 1985 ; Buffum et coll., 1988 ; Money et coll., 1988 ; Paradis, 1998 ; Mckay, 2005). Des entrevues réalisées auprès de consommateurs de marijuana indiquent des effets marqués sur l’érotisme qui se manifeste par plusieurs indices. En réduisant les inhibitions, en amplifiant la relaxation, elle contribue à une plus grande spontanéité dans l’expression érotique, élargissant l’exploration du répertoire corporel. La transformation du rapport au temps, qui semble se dilater, accentue la valeur de chacun des gestes et des touchers. La sensibilité et l’attention envers un partenaire Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 23 Drogues et sexualité augmentent, accompagnées d’un sentiment de fusion émotive et corporelle accentué. L’orgasme, qui devient secondaire dans l’interaction, s’intensifie et se prolonge (Lewis, 1970). Les études quantitatives confirment que ce sont moins les fonctions physiologiques sexuelles (érection, lubrification, etc.) qui sont affectées, mais plutôt les aspects comme le plaisir, la qualité de l’orgasme et la satisfaction sexuelle (Halika, Weller et Morse, 1982 ; Crenshaw et Goldberg, 1996). Ces effets ne sont pas présents chez tous les usagers, ce qui suggère qu’ils dépendent de la personnalité de l’usager et du contexte d’utilisation ; de plus les répercussions à long terme sont très peu connues (Mckay, 2005). Johnson et coll. (2004) ont aussi démontré une association entre la consommation de cannabis, la dyspareunie et l’inhibition de l’orgasme. Pour les personnes atteintes de sclérose en plaque, le cannabis semble améliorer les dysfonctions sexuelles induites par la maladie (Consroe et coll., 1997). Ces résultats démontrent les effets perturbateurs contradictoires induits par cette substance. Dans l’Inde ancienne, le Rg Veda, un recueil de textes reli gieux datant de plusieurs millénaires, rapporte l’usage rituel du soma, un champignon sacré qui, mélangé à du miel et du lait, provoquait des états extatiques et contribuait à l’amplification des réactions érotiques. Ce soma serait, selon une hypothèse de Wasson (1968), le champignon amanite tue-mouches (amanita muscaria) que l’on retrouve dans d’autres contextes tels que les rites chamaniques sibériens. Sur le continent nord-américain, le peyote ou peyotl (lophophora Williamsii) était valorisé parmi plusieurs groupes du Mexique préhispanique, en particulier pour ses effets éro tiques intenses. Quant au datura, le plus souvent employé dans un contexte divinatoire, d’initiation et de diagnostic des maladies, mais aussi pour ses propriétés aphrodisiaques, on en retrouve l’usage chez les Indiens Huichols et les Tarahumaras, 24 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, médicaments et sexualité des groupes localisés dans l’État de Guerrero au Mexique, les Amérindiens de Virginie, du Nouveau-Mexique et de Californie. L’expérimentation de cette drogue par des chercheurs a montré des effets comme une immersion dans l’ici-maintenant associé à une réduction des inhibitions, une augmentation de la sensibilité corporelle ainsi que la prolongation des réactions sexuelles et de la réponse orgastique (Muller-Ebeling et Rätsch, 1993). Plusieurs groupes de l’Amazonie occidentale et des régions situées le long de la côte du Pacifique, entre la Colombie et le Pérou, font usage du yagé ou ayahuasca (banisteriopsis caapi) dans le cadre de rituels chamaniques, touchant en particulier la guérison des maladies, mais à de faibles doses, il est consommé essentiellement par les hommes qui obtiendraient ainsi de fortes réactions érectiles et des orgasmes fréquents. Les mouvements religieux autochtones de l’Afrique de l’Ouest subsaharienne associés à des cultes de fertilité ont recours à l’écorce des racines de l’arbre tabernanthe Iboga, d’où dérive l’ibogaïne. À dose normale, la drogue agit comme un tonique, en créant un sentiment de légèreté, mais, à plus forte dose, elle modifie la perception corporelle, augmente l’acuité auditive et visuelle et provoque des visions. Appréciée pour ses qualités énergétiques, elle contribuerait à prolonger les performances sexuelles. Parmi les opiacés, l’opium, extrait du pavot (papaver somniferum) occupe une place significative dans plusieurs cultures (Rätsch, 2001). « Plante de la joie » ou « plante diabo lique », ses propriétés pharmacologiques (narcotiques, sédatives, analgésiques) sont rapportées dans plusieurs civilisations (euro péennes, méditerranéennes, moyen-orientales, asiatiques et mexicaines). Il est aussi réputé pour ses effets aphrodisiaques qui amplifient les images et les fantasmes érotiques ainsi que la sensibilité corporelle et la réponse sexuelle. Au Mexique, les feuilles séchées du pavot épineux étaient fumées à cette fin alors Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 25 Drogues et sexualité qu’en Chine, il était souvent mélangé au ginseng et au musc pour augmenter ses propriétés. Dans le monde oriental et arabe, les « pilules de joie », qui incorporent aussi du chanvre et des épices étaient utilisées comme aphrodisiaques puissants, alors qu’au Moyen Âge, associé à la déesse Aphrodite, l’opium entrait dans la composition des philtres d’amour et des potions. L’usage de l’opium s’est prolongé avec ses dérivés, la morphine et l’héroïne dont les effets sur la sexualité ont été évalués (Abel, 1985 ; Crenshaw et Goldberg, 1996). Ils semblent ainsi avoir des répercussions problématiques sur les fonctions sexuelles des hommes (réduction du désir sexuel, dysfonctions érectiles, éjaculation retardée et difficultés à atteindre l’orgasme) chez de nombreux hommes, alors que les femmes expérimentent une baisse de libido, une réduction de l’activité sexuelle et des dysfonctions sexuelles prononcées. Dominante dans les grandes civilisations précolombiennes sud-américaines, bien que combattue par les conquérants espa gnols, la feuille de coca continue de servir aujourd’hui à sup primer les sensations de faim, de soif, de fatigue ou de froid. Utilisée par les chamans dans leurs voyages extatiques, la coca servait aussi à des pratiques divinatoires dans le domaine amoureux et comme aphrodisiaque. Le dérivé de la coca, la cocaïne, un stimulant du système nerveux central et périphérique, provoque des sentiments de bien-être, d’euphorie et d’acuité. Ces conditions peuvent intensifier le désir sexuel, la sensualité et retarder l’éjaculation (Rosen, 1991 ; Peugh et Belenko, 2001), mais son usage à long terme entraîne des dysfonctions sexuelles significatives chez une majorité d’usagers (MacDonald, Waldorf, Reinarman et Murphy, 1988 ; McKay, 2005). La cocaïne, sous la forme de crack, semble avoir des effets contradictoires sur la sexualité (Wetherby, Shultz, Chitwood et coll., 1992 ; Henderson, Boyd et Whitmarsh, 1995). Si une grande majorité de répondants, hommes et femmes, ont expérimenté une baisse de désir, une plus grande incapacité à atteindre un orgasme 26 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, médicaments et sexualité ainsi que des dysfonctions sexuelles chez les femmes, d’autres rapportent des effets inverses. Plusieurs études ont par ailleurs montré que la consommation de crack-cocaïne contribuait à des conduites sexuelles à risque face au VIH/sida et aux infections transmissibles sexuellement (ITS) (Jones, Irwin, Inciardi et coll.,1998 ; Ross, Hwang, Zack, Bull, Williams, 2002 ; Maranda, Han et Rainone, 2004). Le tabac, quant à lui, occupe une place particulière dans ce tableau, puisqu’il peut agir comme une substance hallucinogène, stimulante, déprimante, tranquillisante ou comme un relaxant musculaire. Fumé, bu en décoction, mâché, léché, reniflé ou pris en lavement, il se retrouve dans plusieurs régions du monde (Afrique, Moyen-Orient, Asie centrale). Depuis des siècles, les groupes antillais et sud-américains ont utilisé le tabac comme hallucinogène, à des fins magico-religieuses, en particulier dans les rituels chamaniques ou pour des occasions cérémonielles comme les rites d’initiation et le mariage. Employé par les groupes autochtones d’Amérique du Nord, il se diffuse en Europe après 1492 où on lui attribue des propriétés médicales et aphrodisiaques avant qu’il devienne, avec la cigarette, l’un des produits de consommation les plus répandus dans le monde, avec des effets addictifs très importants. Les études contemporaines indiquent que l’usage de la cigarette entraîne des dysfonctions érectiles majeures dépendantes du nombre de cigarettes fumées et de la durée de la consommation (McKay, 2005 ; Gades, Nehra, Jacobson et coll., 2005). Peu d’études ont porté sur les habitudes tabagiques sur la sexualité féminine mais d’après Mckay (2005), le tabac pourrait aussi affecter négativement le fonctionnement sexuel des femmes. Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 27 Drogues et sexualité Substances psychoactives de synthèse et sexualité À part ces plantes et les produits qui en dérivent, d’autres substances sont employées pour leurs effets psychédéliques et elles ont pour corollaire des effets érotiques variables (Hautefeuiile et Velea, 2002). Parmi celles-ci, on peut d’abord faire mention de l’acide lysergique ou LSD 25 dont les effets psychoaffectifs avaient été mis à jour par Hoffman qui en avait effectué la synthèse en 1938. Dans les années 1960, cette drogue se répand parmi les tenants de la contre-culture, influencés par deux professeurs de l’Université Harvard, Richard Alpert et Timothy Leary. Ces derniers la considéraient comme l’un des outils essentiels dans la transformation des valeurs socioculturelles associées à ce mouvement de revendications, dont le slogan dominant était le fameux Faites l’amour, pas la guerre. Ses effets psychédéliques comprennent une amplification de tous les sens, une distorsion de l’espace et du temps, qui peut s’accompagner d’un sentiment d’éternité. Les couleurs prennent une profondeur insoupçonnée et l’utilisateur expérimente une union avec un grand Soi ainsi qu’avec le monde extérieur et les personnes. Les effets d’euphorie et d’extase peuvent être contrebalancés par des expériences plus négatives associées à des épisodes d’anxiété, de confusion et des hallucinations. Dans son livre polémique, La politique de l’extase (1973), Leary souligne la surstimulation des sens que le LSD entraîne : « Le réveil des sens est l’aspect le plus fondamental de l’expérience psychédélique, l’ouverture des yeux, la mise à nu du toucher, l’intensification de l’ouïe, de l’odorat et du goût revivifiés » (p. 27). Cette exacerbation se prolonge dans le champ érotique, entraînant une multiplication des points érogènes qui s’étendent à l’ensemble du corps, tandis que le sentiment d’extase et de fusion prédomine. Leary, dans une interview, définit ainsi 28 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, médicaments et sexualité l’expérience érotique associée au LSD de la façon suivante (p. 146-148) : « Le toucher devient électrique aussi bien qu’érotique. Je me souviens d’un moment, au cours d’une séance, où ma femme se pencha vers moi et toucha légèrement la paume de ma main avec son doigt. Immédiatement une centaine de milliers de terminaisons nerveuses explosèrent dans ma main en un doux orgasme. Une énergie extatique palpita le long de mon bras et fusa jusqu’à mon cerveau, où une autre centaine de milliers de cellules explosèrent en un plaisir pur et délicat... [...]. Vague après vague des courants de ravissement éthérés, délicats, frémissants, circulaient de son doigt à ma main... [..]. Le LSD libère une énorme quantité d’énergie de toutes les fibres de votre corps et, plus particulièrement, l’énergie sexuelle. Il est indiscutable que c’est le plus puissant aphrodisiaque que l’homme ait découvert. » D’autres travaux menés auprès d’usagers du LSD confir ment que cette drogue amplifie le plaisir érotique, en particulier sur le plan du toucher sans cependant améliorer de façon significative l’érection ou la maîtrise de l’éjaculation, mais ces effets dépendent des doses. Lorsque les doses sont faibles, les répercussions érotiques sont les plus évidentes, mais ces dernières disparaissent en présence de doses plus fortes, les expériences psychédéliques intenses prenant alors le dessus sur les autres aspects (Abel, 1985). Les amphétamines, synthétisées en 1927, et utilisées pour améliorer les performances quotidiennes et comme euphorisants, constituent une autre classe de drogues qui peuvent affecter les fonctions sexuelles (Greenspoon et Hedblom, 1975). À forte dose, elles créent des sentiments d’euphorie, d’énergie et de confiance, mais des effets secondaires apparaissent après un usage répété : Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 29 Drogues et sexualité fonctionnement mental désorganisé, hallucinations et délires paranoïaques qui peuvent s’accompagner de comportements antisociaux et agressifs. Leurs effets sexuels, à faibles doses, sont notables avec une augmentation de la libido, y compris chez les femmes, du maintien des érections et du contrôle de l’éjaculation. Par contre, à des doses moyennes, ces substances entraîneraient des dysfonctions sexuelles (incapacité à atteindre une érection ou un orgasme, absent aussi chez les femmes) alors qu’à des doses plus élevées, l’activité sexuelle peut cesser, ce qui survient aussi lorsque l’usage devient routinier. Les méthamphétamines (crystal meth, drogues de party ou de clubs), ingérées, fumées, prisées ou injectées ont des effets semblables aux autres amphétamines et elles auraient un effet aphrodisiaque en augmentant le désir sexuel et les sensations tout en réduisant les inhibitions (Degenhardt et Topp, 2003 ; Semple, Patterson et Grant, 2002). Selon Mckay (2005 : 51), la « méthamphétamine ne vise pas indépendamment ou directement des aspects spécifiques du cycle de la réponse sexuelle. Plutôt, parce que la métamphétamine est un puissant stimulant du système nerveux, elle amplifie le sentiment de bien-être et l’excitation, ce qui, comme résultat, entraînerait l’intensification des expériences sexuelles ». À long terme, des dysfonctions érectiles peuvent apparaître (Frosch, Shoptaw, Hubert et coll., 1996), tout comme des éjaculations retardées ou des orgasmes différés chez les femmes (Peugh et Belenko, 2001). Quant au MDA (Méthylènedioxyamphétamine) connue sous le nom d’ecstasy et sa variante, la MDEA (methylène-dioxythylamphétamine), elles amplifient l’énergie et l’état de veille et elles sont utilisées dans les raves pour faciliter l’euphorie, l’empathie et la sociabilité, mais aussi dans le contexte religieux monastique pour faciliter les expériences mystiques (Saunders, 2000). Leurs répercussions sexuelles se font sentir sur le plan de la proximité affective qui est alors amplifiée, tout comme la sensibilité, sans toutefois toujours entraîner des relations sexuelles. Pour d’autres 30 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, médicaments et sexualité usagers, le désir, l’excitation sexuelle, tout comme la satisfaction sexuelle sont intensifiés (Zemishlany, Aizenberg, et Weizman, 2001 ; McElrath, 2005 ; Schilder, Lampinen, Miller et Hogg, 2005). D’autres recherches (Beck et Rosenbaum, 1994 ; Comer, 2004) indiquent cependant que l’usage de l’ecstasy peut entraîner des dysfonctions érectiles et un orgasme retardé, bien que plus intense chez les hommes et les femmes (Zemishlany, Aizenberg et Weizman, 2001). On retrouve aussi dans le contexte des raves, l’usage du 2CB (2,5-diméthoxy-4-bromo-phényléthylamine) connu sous les noms de Nexus, Éve, Vénus, Érox. Cette substance, dont la formule chimique se rapproche de la mescaline, a des propriétés aphrodisiaques très importantes et elle augmente le désir et la performance sexuels alors que la 5-MeO-DIPT (N, Ndiisopropyl5-méthoxytryptamine) est hautement aphro disiaque (Hautefeuille et Véléa, 2002). Les nitrites volatiles (poppers), comme les nitrites d’amyl développés dans la moitié du XIXe siècle, sont utilisés en inhalation pour augmenter le plaisir sexuel. À partir des années 1970, ils sont devenus l’une des drogues récréatives les plus répandues, en particulier dans le milieu homosexuel. Selon Lowry (1982), Gillman, Mark et Lichtigfeld (1983), ces produits constituent des aphrodisiaques qui contribuent à amplifier l’expérience de l’orgasme et l’accompagnent d’effets psychédéliques. Chez les femmes, cet usage contribue à l’augmentation de l’excitation sexuelle et des effets des fantasmes sexuels, en plus d’aider à réduire les tensions au niveau des zones génitales et à augmenter l’attention sur leur désir et sur le déroulement de l’activité sexuelle. De nombreuses autres drogues récréatives disponibles sur le marché ont aussi des retombées sexuelles, mais peu d’études leur ont été consacrées (Buffum, Moser et Smith, 1988). Parmi celles-ci, on peut relever les PCP (phencyclidine, Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 31 Drogues et sexualité angel dust, fairy dust, peace pill, cristaux) qui peuvent être ingérés, inhalés, prisés, fumés ou injectés par voie intraveineuse. Hautement toxiques, ils ont des effets variables, selon la dose, psychédéliques, anesthésiants, analgésiques ou stimulants. La kétamine, proche des PCP (Spécial K, vitamine K, Ket, Ketty, Kit kat) est prisée, avalée ou injectée par voie intramusculaire. Ses effets sont variables et elle peut agir comme déprimant, stimulant, hallucinogène ou analgésique, avec des effets fluc tuants sur la sexualité. Le GHB (gamma-hydroxybutyrate) est un déprimant puis sant du système nerveux central. À faibles doses, il entraîne des effets de relaxation, de l’euphorie, une réduction des inhibitions, une amplification de la sensibilité et de la sexualité, alors qu’à plus hautes doses, et à cause de ses propriétés sédatives, il est souvent utilisé, comme la kétamine, à des fins d’agression sexuelle, car il induit des états de vulnérabilité ou d’inconscience et des pertes de mémoire chez les victimes. Le GHB n’est pas la seule drogue impliquée dans les agressions sexuelles, l’alcool jouant aussi un rôle important, tout comme le cannabis, les benzodiazépines et la cocaïne interviennent dans les contextes de coercition sexuelle (Péclet, 2003). Les études indiquent que 50 % des agressions sexuelles chez les jeunes seraient associées à la consommation d’alcool et de drogues. Au Québec, le GHB n’interviendrait que dans 0,5 % des cas d’agression sexuelle, mais pour les jeunes collégiens, l’alcool et le GHB sont perçus comme les drogues les plus fréquemment employées dans ce contexte (Perreault, Bégin, Michaud et Denoncourt, 2005). Cette importance du GHB s’expliquerait par la couverture médiatique entourant cette drogue. Une recension des écrits portant sur les liens entre drogues et agressions sexuelles (Tourigny et Dufour, 2000) montre que plus de 50 % des agresseurs sexuels impliqués dans des viols avaient consommé des drogues et de l’alcool avant leur acte. Des pourcentages semblables se retrouvent dans le 32 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, médicaments et sexualité contexte des relations amoureuses tant chez les agresseurs que les victimes. Les recherches sur les agressions sexuelles sur les enfants et les adolescents indiquent aussi que l’alcool et les drogues sont fréquemment utilisés par un parent ou des membres de la famille. Ces drogues peuvent aussi avoir des répercussions problé matiques sur la santé sexuelle en augmentant les comportements sexuels à risque de transmission du VIH/sida et des IST, en particulier dans les populations homosexuelles et bisexuelles. Ainsi, il semble que plus la consommation de drogues et d’alcool est élevée, plus les conduites sexuelles à risque sont fréquentes (Vanable, Ostrow, McKirnan, Taywaditep et Hope, 2000 ; Stall et Purcell, 2000 ; Mansergh, Colfax, Marks, Rader, Guzman et Buchbinder, 2001). L’usage des poppers, de la cocaïne et des méthamphétamines a été aussi fortement associé à des activités sexuelles à risque (Chesney, Barrett et Stall, 1998 ; DiFranceisco, Ostrow et Chmiel, 1997 ; Gorman, Purcell et coll., 2000 ; Kalichman, Tannenbaum et coll.,1998). Quant à l’ecstasy, les études ethnographiques suggèrent qu’en inhibant l’activité sexuelle, cette drogue réduirait les risques (Southgate et Hopwood, 1999 ; ACT, 2001), alors que d’autres recherches quantitatives montrent des effets inverses lorsqu’elle est fréquem ment employée (Topp, Hando et coll., 1999 ; Klitzman, Pope et Hudson, 2000 ; Novoa, Ompad, Wu, Vlahov et Galea, 2005). L’étude de Hammersley, Khan et Ditton (2002) suggère par ailleurs que les effets sur la sexualité varient en fonction du niveau de consommation, les usagers plus « accrocs » ayant plus d’activités sexuelles et utilisant moins le condom. Les médicaments et la sexualité Avec le développement de l’industrie pharmaceutique, de nombreux médicaments ont été mis sur le marché et, bien que la grande majorité ne ciblait pas directement la sexualité, des effets Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 33 Drogues et sexualité à ce plan ont été découverts pour plusieurs d’entre eux et ils font souvent partie aujourd’hui des drogues récréatives illicites, après un usage d’abord détourné. Ainsi, la Méthaqualone (Quaalude), un médicament d’abord développé contre la malaria, puis reconnu pour ses propriétés sédatives/hypnotiques, est devenue par la suite la « drogue yuppie» dans les années 1970. Elle se retrouve ainsi dans le circuit des drogues illicites où elle est plus appréciée que la marijuana pour ses effets aphrodisiaques. À cause de ses effets euphoriques, relaxants et anxiolytiques, elle favoriserait la sensibilité corporelle, l’érection et retarderait l’atteinte de l’éjaculation et de l’orgasme, bien que ces réper cussions diminuent avec l’usage (Abel, 1985 ; Crenshaw et Goldberg, 1996). Les études sur les autres classes de médicaments, anti hypertenseurs et antidépresseurs montrent que dans leur très grande majorité, ils contribuent aux dysfonctions sexuelles en réduisant le désir, l’excitation et l’orgasme (Galbraith, 1991 ; Crenshaw et Goldberg, 1996 ; Margolese et Assalian, 1996 ; Ferguson, 2001 ; Baldwin, 2004). Ces effets sont particulièrement dus aux inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine qui pourraient entraîner des dysfonctions sexuelles chez 30 % à 60 % des patients (Gregorian, Golden, Bahce, Goodman et coll., 2002). Les nouvelles molécules comme le bupropion, la moclobemide, le nefazodone (retiré du marché canadien) et la reboxetine affecteraient moins les fonctions sexuelles ou même les amélioreraient (Ferguson, 2001 ; Baldwin, 2004). Ainsi la trazodone augmenterait la libido chez les hommes et les femmes, favoriserait les érections, mais aussi le priapisme, et retarderait l’orgasme ou l’éjaculation. Le bupropion semble améliorer les troubles du désir, les dysfonctions érectiles et l’anorgasmie. Il augmenterait le niveau d’excitation, l’intensité et la durée de l’orgasme et réduirait les éjaculations anhédoniques (Crenshaw et Goldberg, 1996 ; Modell, Katholi, Modell et DePalma, 1997). Moins de 10 % des patients souffriraient de dysfonctions sexuelles 34 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, médicaments et sexualité à la suite de la prise de bupropion ou de nefazodone (Gregorian, Golden, Bahce, Goodman et coll., 2002). Quant aux benzodiazépines (anxiolytiques), ils contribue raient, à forte dose, à la baisse du désir, à des dysfonctions dans l’excitation et la réponse orgasmique (Landry, 2001), alors qu’à faibles doses, en réduisant l’anxiété, ils pourraient aider à atténuer les dysfonctions sexuelles de type psychogène. Depuis les années 1980 (Lévy et coll., 2005), on assiste cependant à des efforts de recherche pharmacologique orientés directement vers le traitement des dysfonctions sexuelles mas culines. Ainsi, de nombreux produits (phentolamine, papavérine, yohimbine, prostaglandine, testostérone, DHEA, chlorhydrate d’apo-morphine, etc.) ont été testés et certains mis sur le marché avec des succès mitigés. C’est avec le sildénafil, sous le nom de Viagra, que le médicament principal pour le traitement des dysfonctions sexuelles masculines a été mis au point par la compagnie Pfizer, révolutionnant le champ de la sexualité. D’abord testé contre l’angine de poitrine, les effets du Viagra sur les érections ont réorienté l’évaluation de la molécule vers ses propriétés sexuelles, puis la mise en marché du médicament a suivi en 1998. D’autres médicaments similaires ont depuis été développés comme le Levitra et le Cyalis. Les études montrent que, malgré certains effets indésirables comme le priapisme, le Viagra réduit les dysfonctions érectiles et augmente la satisfaction sexuelle. Néanmoins, aujourd’hui le recours au Viagra ne se limite plus aux prescriptions médicales, mais il devient aussi un produit récréatif, en vente sur le marché de la drogue mais aussi sur Internet. Des enquêtes montrent que le Viagra est aujourd’hui utilisé pour contrebalancer les effets anerectiles de l’ecstasy ; il peut aussi être mélangé à d’autres substances (cocaïne, LSD, marijuana, alcool, poppers), ce qui pourrait entraîner des conséquences sur la santé des utilisateurs. Dans le cas du mélange avec des poppers, des problèmes de Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 35 Drogues et sexualité tension artérielle et des crises cardiaques pourraient survenir. Aux États-Unis, parmi les hommes gais, la fréquence d’usage varierait selon les études mais elle reste significative : 12 % selon Purcell et coll., (2002), 16 % selon Crosby et DiClemente (2005) et 32 % selon Kim et coll. (2002), alors que ce chiffre serait de 7 % chez les hommes hétérosexuels. Au Québec, selon les réponses à des questionnaires placés sur un site de prévention du VIH/sida, RÉZO, ciblant des hommes gais, ce pourcentage serait de 8,6 % (Dumas et coll., 2005). L’usage du Viagra se retrouve aussi chez les jeunes de 18 à 25 ans et 6 % d’entre eux y auraient recours, souvent sans supervision médicale et en combinaison avec des drogues récréatives (Musacchio, Hartrich et Garofalo, 2006). Ces chiffres indiquent que le Viagra échappe à la régulation médicale pour devenir un objet d’auto-médication, employé dans des contextes problématiques qui s’éloignent de ses fonctions biomédicales, une tendance qui pourrait aller en s’accentuant. Conclusion Ce survol de l’utilisation des plantes, des drogues et des médicaments à des fins sexuelles suggère qu’ils ont occupé et occupent une place importante dans les modulations de la sexualité et de l’érotisme. Ils provoquent des effets variables sur les différentes dimensions de la sexualité (désir, excitation, réponse sexuelle, sensibilité corporelle et génitalité) qui dépen dent du contexte, de la dose et de la durée d’utilisation. Contrairement aux sociétés plus traditionnelles et les grandes civilisations, où les dimensions mythiques et religieuses soustendent l’usage de plantes psychoactives à des fins sexuelles, dans les sociétés modernes, ce sont les objectifs hédoniques et, à un moindre degré, ceux orientés vers des fins d’exploitation sexuelle qui dominent. 36 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, médicaments et sexualité Néanmoins, la quête d’états de conscience altérés continue d’être poursuivie pour amplifier l’euphorie, l’empathie et la sociabilité et permettre ainsi l’établissement de rapports socio sexuels plus détendus, sans éliminer totalement les fonctions extatiques ou mystiques dont on retrouve des références dans les témoignages expérientiels. Cette quête se prolonge avec l’usage des substances de synthèse qui n’est pas sans avoir des répercussions multiples sur l’expression de la sexualité, depuis la simple détente jusqu’aux effets directs sur la réponse sexuelle, en plus d’être employées dans le contexte des agres sions sexuelles. Paradoxalement, dans le champ de la pharmacologie mo derne, les médicaments pour améliorer les fonctions sexuelles ont tardé à être développés et la plupart des substances ont plutôt des effets négatifs sur la sexualité. C’est avec le Viagra que l’on a accédé récemment à des traitements plus directs des dysfonctions érectiles, mais comme dans le cas pour les autres substances médicamenteuses, on constate le détournement de ces médicaments à des fins récréatives, non sans consé quences problématiques sur la santé. Les développements pharmacologiques entraîneront sans nul doute l’apparition de nouveaux produits aux effets érotiques plus spécifiques, amplifiant la technologisation de la fonction sexuelle (Lévy, Garnier et Thoër-Fabre, 2006). Il reste cependant que tout le champ des rapports entre drogues, médicaments et sexualité demande à être mieux compris. Comme le soulignent Rowland et Tai (2003), il est nécessaire de bien distinguer les composantes sexuelles affectées, et ce, en tenant compte du sexe, de dégager l’effet placebo, d’évaluer précisément les mesures physiologiques et hormonales, de distinguer les effets généraux sur la santé de ceux touchant spécifiquement la réponse sexuelle. Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 37 Drogues et sexualité Un vaste programme de recherches serait donc à mettre en place pour mieux saisir ces modulations. Dans cette perspective, il serait ainsi important de privilégier, une perspective comparative et interdisciplinaire, faisant appel à des méthodologies de type ethnographique et à des approches qualitatives et quantitatives qui pourraient aider à mieux saisir les usages des substances et leurs répercussions sur les différentes dimensions de la sexualité. 38 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, médicaments et sexualité Références Abbey, A., Clinton, A. M., McAuslan, P., Zawacki, T. & Buck, P. O. (2002). « Alcohol-involved rapes: Are they more violent? ». Psychology of Women Quarterly. 26, p. 99-109. Abel, E.L. (1985). Psychoactive drugs and sex. New York : Plenum Press. AIDS Committe of Toronto (ACT). (2001). Drug Use & HIV Risk Among Gay Men in the Dance/Club Scene in Toronto: How Should AIDS Prevention Programmes Respond? [http://www.actoronto.org/website/research.nsf/pages/dance+scene] [Janvier 2006]. Baldwin, D.S. 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Centre de recherche de l’Hôpital Douglas Coordonnées Division de recherche psychosociale Centre de recherche de l’Hôpital Douglas – Pavillon Perry 6875, boul. LaSalle Verdun (Qc) Canada H4H 1R3 Courriel : [email protected] 1Le choix de l’appellation « femme prostituée » est un choix herméneutique qui ne vise pas à dépolitiser le débat sur le travail du sexe. Pour les femmes impliquées dans la prostitution de Tarija, le titre de « travailleuses du sexe » n’avait pas d’écho. Elles considéraient toutefois l’activité comme un « travail », mais pas comme étant « du sexe ». Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, pp. 49-78 49 Drogues et sexualité Résumé Les études internationales sur la consommation d’alcool font maintenant appel à un cadre d’analyse propre au genre, soulignant des variations dans les profils de consommation des femmes en fonction des rôles sociaux qui leur sont assignés. En considérant la prostitution comme un rôle social de plus, cet article nous amène à réfléchir sur la valeur symbolique positive de la consommation d’alcool dans la définition de la féminité. Les données recueillies lors d’une étude de terrain en Bolivie permettent de proposer deux hypothèses. D’une part, cette consommation redéfinit le rapport des femmes prostituées aux clients et à l’activité sexuelle. D’autre part, elle permet ensuite aux femmes prostituées de se distancer des attributs de leur travail qui les stigmatisent et de se rehausser jusqu’au rang des femmes honorables. Cette réflexion nous permet de concevoir la consommation d’alcool indépendamment de la consommation de drogues et d’aller au-delà de ses aspects sociosanitaires, pour se centrer sur le sens subjectif, mais également culturel et social, que prend ce type d’activité individuelle. Mots-clés : consommation d’alcool, prostitution, genre, féminité, rôles sociaux, Bolivie 50 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Consommation d’alcool de femmes prostituées de Bolivie Structure and symbolism of alcohol consumption for women prostitutes in Bolivia Abstract International studies on alcohol consumption call for a gender specific frame of analysis. They furthermore highlight the variation in consumption patterns according to different roles attributed to women. When considering prostitution as another social role, the present article brings us to think of the positive symbolic value of alcohol consumption in the definition of womanhood. Data collected during field work in Bolivia allows us to suggest the hypothesis that this consumption redefines the relationship of women prostitutes with their clients and their relation to sexual activity. It subsequently allows these women to distance themselves from the stigmatizing attributes of their work and to join the ranks of honourable women. This discussion brings us to think of alcohol consumption independently from drug use and to go further than its sociosanitary aspects, to consequently focus on the subjective meaning that such an individual, social and cultural activity may have. Keywords: alcohol consumption, prostitution, gender, femininity, social roles, Bolivia Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 51 Drogues et sexualité Estructura y simbolismo del consumo de alcohol de mujeres prostitutas de Bolivia Resumen Los estudios internacionales sobre el consumo de alcohol recurren ahora a un marco de análisis propio del género, destacando las variaciones en los perfiles de consumo de las mujeres en función de los roles sociales que se les asignan. Este artículo, al considerar la prostitución como un rol social más, lleva a reflexionar sobre el valor simbólico positivo del consumo de alcohol en la definición de la femineidad. Los datos recabados durante un estudio en el terreno en Bolivia permiten proponer dos hipótesis. Por una parte, este consumo redefine la relación de las mujeres prostitutas con los clientes y con la actividad sexual. Por la otra, permite luego a las mujeres prostitutas distanciarse de los atributos de su trabajo que las estigmatizan y elevarse al rango de mujeres honorables. Esta reflexión lleva a concebir el consumo de alcohol independientemente del consumo de drogas e ir más allá de sus aspectos sociosanitarios, para centrarse en el sentido subjetivo, e igualmente cultural y social, que toma este tipo de actividad individual. Palabras clave: consumo de alcohol, prostitución, género, femineidad, roles sociales, Bolivia 52 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Consommation d’alcool de femmes prostituées de Bolivie Introduction La consommation d’alcool contribue de manière significative à la morbidité mondiale2. Toutefois, les statistiques présentées dans les divers rapports de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) révèlent des différences marquées selon les régions, les groupes sociaux et les facteurs d’ordre socio-économique (Room et coll., 2003). Ces déterminants, tout comme ceux rattachés aux variations de genre dans la consommation et les expériences liées à l’alcool, sont encore très mal connus (Rehm et coll., 2003). Plusieurs facteurs entreraient en jeu dans ces distinctions de genre. Holmila et Raitasalo (2005), dans une étude menée aux États-Unis, suggèrent que les différences dans les comportements de consommation d’alcool des hommes et des femmes sont dues à des particularités sur le plan biologique et motivationnel, ainsi qu’aux variations dans les rôles et les contrôles sociaux. Dans une recherche comparative, Wilsnack et ses collègues (2000) soutiennent ces conclusions en soulignant, par exemple, que les femmes sont plus vulnérables aux effets physiologiques de l’alcool que les hommes des études de Holmila et Raitasalo (2005) et Limosin (2002) qui, eux, boivent davantage et plus fréquemment. 2Selon un rapport de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), en 2000, l’alcool contribuait pour 3,2 % des morts dans le monde et de 4 % des DALY (Disability-Adjusted Life Years [déficience ajustée par année de survie], soit le nombre d’années de vie perdues en raison d’une mort ou d’une incapacité prématurée) (Rehm et coll., 2003). En 1998 en Bolivie, par exemple, 7,8 % de la population de La Paz était dépendante de l’alcool (OMS, 2004a). Au niveau national, les consommateurs se retrouvaient surtout parmi les hommes, les 25-34 ans et les 35-50 ans (OMS, 2004b). Ce type de consommation, qui exclut une boisson locale de maïs fermenté, la chicha, représentait la deuxième cause d’accident de la route (OMS, 2004a). Toujours à La Paz, chez 26 % de consommateurs hospitalisés dans une institution psychiatrique, 90 % étaient des hommes (OMS, 2004b). Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 53 Drogues et sexualité Cette vulnérabilité biologique féminine serait toutefois renforcée par des rôles et des statuts sociaux distincts. Les études contemporaines suggèrent que la consommation d’alcool chez les femmes a pris de l’ampleur (Bloomfield et coll., 1999), mais qu’elle varie en fonction des pays, des classes sociales et des rôles reconnus et valorisés. On constate ainsi qu’en Europe, la consommation d’alcool est plus importante chez les femmes éduquées, mais également chez celles qui se retrouvent sans emploi, ce qui n’est pas la situation chez les hommes (Bloomfield et coll., 1999). Dans le cas de la Suède, la consommation est également plus importante chez les femmes qui dévient des rôles traditionnels qui leur sont reconnus, c’est-à-dire les femmes qui ont des enfants hors mariage ou celles qui sont mariées sans avoir d’enfant. Les études sur l’alcoolisme féminin menées au courant du XXe siècle révèlent aussi la présence de problèmes psychologiques (Membrado, 2001). Ces études soulignent que l’alcoolodépendance serait liée à la détresse psychologique et à des épisodes dépressifs, mais qu’elle serait toutefois moins associée à des comportements psychopathologiques comme c’est le cas chez les hommes (Limosin, 2002). Selon une recherche américaine, les hommes auraient davantage tendance à devenir agressifs sous l’effet de la consommation d’alcool et à être plus désinhibés que les femmes (Fillmore et Weafer, 2004). Néanmoins, comme le montrent des travaux réalisés au Brésil, les femmes consommatrices d’alcool seraient tout aussi agressives et perdraient le contrôle d’elles-mêmes, occasionnant des difficultés dans leur vie sociale et familiale (Nobrega et de Oliveira, 2005). Il semble donc y avoir des distinctions socioculturelles quant aux effets de l’alcool et à sa variation selon le genre. Plusieurs études ont aussi porté sur la prostitution et la consommation d’alcool et d’autres substances, montrant que ces activités ont un rôle négatif dans la vie des prostituées. La consommation de drogues et d’alcool serait associée l’apparition de 54 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Consommation d’alcool de femmes prostituées de Bolivie conduites délinquantes (Lane, 2003) et constituerait un incitatif à l’entrée dans le milieu prostitutionnel (Pedersen et Hegna, 2003 ; Bibeau et Perrault, 1995). Cet usage maintiendrait ensuite les femmes dépendantes de ces substances dans un système d’exploitation et de soumission par rapport aux fournisseurs. La consommation et la prostitution interviendraient ainsi conjointement pour limiter les possibilités de sortir de cet envi ronnement (Bibeau et Perrault, 1995 ; Cepeda, 2004). L’abus d’alcool et de drogues servirait également de moyen pour rendre plus supportable le travail dans les milieux prostitutionnels (Bibeau et Perrault, 1995) et certains auteurs vont jusqu’à considérer ce type de consommation comme une mort lente ou une forme de suicide (Haw et coll., 2005). Les représentations négatives de la consommation intervien draient également sur les modalités d’exclusion. Comme le note Room (2005), l’usage de substances psycho-actives provoquerait une stigmatisation et une marginalisation presque universelles de la part de la famille, de l’entourage, des institutions publiques ou gouvernementales ; cette stigmatisation, dans le cas de l’alcool, serait plus forte à l’encontre des femmes que des hommes (Bloomfield et coll., 1999). Ce qui semble moralement condamné, ce sont les conséquences sur la santé, les problèmes sociaux qui découlent de la consommation, l’intoxication ellemême et la perte de contrôle. Pour limiter ces effets négatifs, la stigmatisation agit en même temps comme outil de contrôle social. Werner (1993), dans son étude de la consommation de psychotropes et de la prostitution en milieu sénégalais, a montré à ce sujet que la construction de la marginalité répond aux oppositions entre deux systèmes de référence divergents, soit les normes établies par l’État et celles établies par l’ensemble politico-religieux3, lesquelles définissent comme déviants les jeunes usagers de drogues et les prostituées. Néanmoins, le marginal et le stigmatisé peuvent arriver à se définir comme sujets en réinterprétant les critères qui les discréditent. Ainsi, par Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 55 Drogues et sexualité la consommation de substances psycho-actives qui pourraient devenir source de prestige, ils reprennent ainsi possession de leur corps et de leur identité. Ces recherches sur les usages de substances dans le milieu prostitutionnel regroupent toutefois en une seule catégorie les usages de drogues et d’alcool quand, pourtant, chaque type de consommation aurait des impacts différents sur la santé, de même que sur les rapports entre les personnes prostituées et les clients. Une étude européenne démontre par exemple que la consommation des personnes prostituées varie selon leur milieu de travail. Les bars favoriseraient la consommation d’alcool, alors que la rue encouragerait l’usage de drogues « dures » (Graaf et coll., 1995). De plus, la consommation d’alcool n’interviendrait pas sur la fréquence des conduites sexuelles à risque, alors que c’est le cas pour l’usage de drogues. La réflexion proposée dans cet article, située dans une perspective culturellement sensible et attentive aux dimensions du genre, s’appuie sur des données ethnographiques du milieu de la prostitution de Tarija, une ville méridionale de la Bolivie, et sur des données expérientielles de femmes prostituées4. Des récits de vie de femmes prostituées (N=18) et de résidants (N=15), ainsi que des entrevues semi-dirigées avec des acteurs (N=26) gravitant autour d’elles, ont permis de saisir l’expérience 3Une économie de marché où l’État offre peu de rétribution aux démunis, ainsi que les conditions de vie mêmes du sous-prolétariat favorisent la recherche d’une indépendance dans un système qui ne leur offre pas de place. Cette reconstruction identitaire ne peut se faire sans référence à l’appartenance religieuse ou ethnique qui suppose déjà un rapport inégalitaire dans le contexte de sociétés multiethniques. 4Ce projet dont j’ai extrait les données sur la consommation d’alcool a reçu l’appui financier de l’Office Québec-Amérique pour la jeunesse, du ministère de l’Éducation du Québec, du Département d’anthropologie et de la Faculté des études supérieures (F.É.S.) de l’Université de Montréal ainsi qu’une aide logistique de Oxfam Québec et CIES-Tarija. Pour de plus amples informations sur les approches méthodologiques voir Robillard, C. (2005). La prostitution comme expériences vécues : Récits de corps marqués à Tarija, Bolivie. Thèse de doctorat comme exigence partielle au Ph. D., Département d’anthropologie, Université de Montréal. 56 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Consommation d’alcool de femmes prostituées de Bolivie transformatrice des définitions et du vécu de la féminité des prostituées. Le présent article dégage une nouvelle lecture de ces données dans le but de cerner le rôle de l’alcool dans le sens de contraintes structurelles et symboliques qui orientent les choix de certaines femmes prostituées vers et dans les activités prostitutionnelles et qui interviennent dans l’exercice de leur pouvoir. Il s’agit de comprendre comment la consommation d’alcool contribue à la négociation d’un sens nouveau quant à leur position sociale, à leur féminité et à leur expérience dans la prostitution. Par conséquent, ce regard différent cherche à analyser le rôle structurel, relationnel et symbolique de la consommation d’alcool dans la construction des hiérarchies sociales propres à ce milieu. L’exemple de ces femmes de Bolivie nous amène à réfléchir sur une nouvelle manière de concevoir la consommation d’alcool et ses rapports à la prostitution qui dépasse les préoccupations d’ordre psychologique et sociosanitaire que l’on retrouve souvent mentionnées dans la littérature contemporaine. Prostitution et alcool à Tarija De manière générale, la prostitution à Tarija, capitale d’un département du Sud bolivien, prend place dans les lieux de vente d’alcool tels que les tavernes et les bars, les discothèques, ainsi que les karaokés. La vente et la consommation d’alcool occupent également une place importante dans les lupanars (maisons de prostitution). Pourquoi la vente et la consommation du sexe se retrouvent-elles en étroite relation avec celles de l’alcool ? Nous pouvons avancer l’hypothèse que le commerce de l’alcool organise l’espace de même que les relations sociales dans l’environnement prostitutionnel. Il structure également les espaces symboliques, les femmes prostituées se servant de l’alcool comme outil de revendication pour rétablir leur dignité morale. Dans ce qui suit, nous verrons l’interdépendance de ces Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 57 Drogues et sexualité deux activités et leur valeur symbolique respective. Je présenterai d’abord une courte description des conditions juridiques de l’exercice de la prostitution à Tarija et les représentations institutionnelles et populaires sur ce milieu et les femmes qui y circulent. J’exposerai ensuite la valeur symbolique de la con sommation d’alcool et son organisation dans l’environnement prostitutionnel, pour enfin illustrer comment ce symbole est manipulé par les femmes prostituées dans les définitions de la féminité et du métier de prostitution. La consommation de la prostitution L’activité de prostitution, en dehors de la prostitution forcée dans le cas de mineurs et du trafic des femmes, n’est pas régie par des articles de lois propres au commerce du sexe. Le Code pénal bolivien traite d’infractions à la santé publique, de délits contre l’intégrité corporelle et la santé, et d’infractions à la morale. En ce qui a trait aux locaux de prostitution, le gouvernement municipal, la police et le ministère de la Santé octroient des permis d’ouverture, ces établissements étant soumis au Code de santé de la République de Bolivie au même titre que toute autre institution publique. Aucune autorité n’interviendra en ce qui a trait aux catégories de personnels engagés et à leurs diverses fonctions. Il y aura une violation de la loi seulement si les locaux dépassent les fonctions d’opération, conformément à l’autorisation obtenue. À partir des résultats de notre recherche, nous avons mis de l’avant deux catégories de prostitution : formelle et infor melle. Les femmes ne se cantonnent pourtant pas à l’une ou l’autre, et elles passent librement de l’une à l’autre. Le milieu de prostitution formelle regroupe les bordels ayant reçu l’autori sation des autorités pour le commerce du sexe ; le milieu de prostitution informelle, celui des karaokés, discothèques et bars, n’a pas obtenu cette autorisation. Il existe toutefois d’autres formes 58 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Consommation d’alcool de femmes prostituées de Bolivie de prostitution que je n’aborderai pas ici et qui apparaissent plus clandestines. En vertu de la loi, les femmes qui s’engagent dans la prostitution ne sont pas en faute. Elles seront toutefois en infraction dans le cas de transmission d’infections, entre autres d’infections transmises sexuellement (ITS). Celles qui travaillent dans des milieux de prostitution formelle doivent se soumettre à une révision médicale hebdomadaire qui donne droit à un carnet sanitaire ; les femmes devront l’avoir en main en tout temps. Ce carnet n’est toutefois octroyé que si elles ont une pièce d’identité5 ; il les identifie alors officiellement comme « travailleuses du sexe ». Par contre, les femmes du milieu de prostitution informelle, les hôtesses, appelées damas de compañía, travaillent souvent clandestinement, ce qui rend difficile la tâche de vérification du statut sanitaire par les autorités et l’imposition de modalités de contrôle. Des interventions de vérification se font toutefois sporadiquement dans les deux milieux. L’accent mis sur la dimension sanitaire de la prostitution révèle l’association symbolique de la prostitution à un réservoir d’agents infectieux, ce qui favorise, à mon avis, la stigmati sation des femmes qui y circulent. La prostitution a longtemps été traitée, et l’est encore aujourd’hui, dans une perspective épidémiologique, considérant de prime abord les personnes qui se prostituent comme un groupe à risque, ensuite comme un groupe vulnérable. Selon Pheterson (1990), ces représentations sont à la source du jugement moral posé sur ces femmes. Cette préoccupation hygiénique des institutions de Tarija demeure toutefois au niveau du discours, le contrôle sanitaire lui-même semblant peu efficace. Le discours et les actions 5L’obtention de ce carnet devient problématique parce que les naissances en Bolivie (surtout en milieu rural) ne sont pas encore enregistrées systématiquement. Certaines femmes n’auront donc pas de pièce d’identité officielle qui leur donnerait accès à ce carnet. Ceci devient d’autant plus complexe pour les immigrantes, les frontières boliviennes étant facilement franchissables sans permis de séjour ou visa, et pour les cas de trafic de femmes entrées illégalement au pays. Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 59 Drogues et sexualité des représentants de ces institutions refléteraient surtout une tentative de contrôle basée sur une philosophie privilégiant la victimisation, ce qui contribue, dans ce cas particulier, à une tolérance face à la prostitution. Les lois actuelles ne viseraient donc pas à sa légalisation. Les femmes prostituées sont prises en charge par l’État dans un rapport paternaliste, et ce, par le biais d’un contrôle médical, par des ateliers sur l’estime de soi ou sur l’éducation sexuelle qui ne prennent pas en considération le vécu culturel et social propre à ces femmes6. Cette « prise en charge » demeure le plus souvent au niveau du discours seulement et ne s’accompagne pas de mesures concrètes pour aider les femmes prostituées. Ces dernières ne réalisent donc pas vraiment de progrès sur le plan de leurs droits, non seulement en tant que femmes, mais aussi comme citoyennes d’ailleurs. Les interventions étatiques favoriseraient donc la stigmati sation des femmes du milieu de prostitution formelle en recon naissant officiellement et publiquement leur relation avec le commerce du sexe. Par ailleurs, l’attribution de caractéristiques discréditant les femmes prostituées s’observe également dans les représentations populaires et institutionnelles, cette symbolique sera d’ailleurs manipulée par ces femmes elles-mêmes dans leur rapport à l’alcool et au sexe par la suite. 6Certaines interventions institutionnelles me semblent inadéquates puisqu’elles ne considèrent pas les enjeux à la base de l’exclusion et de la discrimination de ces femmes. Par exemple, certains ONG et organismes gouvernementaux font avec elles des exercices d’introspection sur leur expérience de la violence en présence des propriétaires, clients ou autres membres du personnel qui sont à la source de leur exploitation. Il m’apparaissait également inapproprié de faire des ateliers au sujet de la construction de la sexualité avec ces femmes, car ces dernières n’ont reçu qu’un minimum d’éducation scolaire, ou de travailler sur l’estime de soi. Ce concept biaisé culturellement sort la prostitution de son cadre social, rappelant que la femme qui y entre a une faiblesse psychologique et identitaire et qu’elle est la seule responsable de sa situation. 60 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Consommation d’alcool de femmes prostituées de Bolivie Symbolique de la consommation du sexe Les hypothèses féministes classiques soulignent la part des contraintes socio-économiques qui incitent les femmes à entrer dans le milieu violent de la prostitution (Amatller, 1999 ; Cilia, 1999 ; Escobar et Montecinos, 1996). Dans le cas de Tarija, nous retrouvons des conditions défavorables et contraignantes qui affectent les femmes des groupes autochtones et des classes populaires, comme le manque d’éducation et de qualification professionnelle, ce qui les exclut de certains milieux de travail, mais nous y observons aussi l’imposition d‘une autorité masculine incontestable. Cette exclusion des femmes reflète des contradictions inhérentes à l’organisation sociale de Tarija. Cette ville se situe dans une région isolée du reste du pays sur les plans historique, politique et économique. Par conséquent, face à ces contraintes, plusieurs femmes ont cherché un travail conforme aux représentations socioculturelles de la féminité, soit le travail domestique, le commerce ambulant de produits domestiques, le travail social, le travail dans des ONG défendant les droits des plus démunis. Tout en œuvrant dans la sphère publique, ces femmes se maintiennent dans des activités que nous pourrions qualifier de « féminines », selon la logique machiste. D’autres femmes choisissent d’intégrer le marché du travail de la prostitution parce qu’il leur offre une solution plus avantageuse que le marché d’emploi qui leur est dévolu, là où le gain économique est limité7. Les femmes prostituées négocient alors leur implication dans cette activité économique considérée comme indigne et déshonorante en 7Toutefois, l’absence de choix se remarque dans certains cas de contraintes initiales à la prostitution lorsque par exemple les propriétaires ou administrateurs les contraignent à payer par leurs services sexuels l’aide qu’ils leur ont fournie pour trouver un emploi payant à l’étranger. Dans ces cas, nous pourrions parler de trafic de femmes. Cependant, la majorité des femmes interrogées sont entrées dans le milieu en connaissant clairement les conséquences de leur décision. La prostitution constituait alors une solution économique à des contraintes ethno-économiques et politiques. Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 61 Drogues et sexualité mettant l’accent sur les contraintes ou le caractère temporaire de ce travail. Le travail de prostitution déroge à la norme féminine dominante puisque ces femmes travaillent avec un outil qui ne leur appartient pas en propre, leur corps, et dans une activité, celle du sexe, qui leur fait perdre leur dignité. En effet, la pérennité du machisme est assurée par le contrôle de la sexualité des femmes. Dans un ordre « naturellement » et moralement établi, on commence par l’instauration de la pudeur chez les fillettes et, par la suite, de la souffrance et du sacrifice chez l’épouse-mère pour réparer le péché originel. L’identité féminine se trouve donc en constante tension entre l’honneur et la honte, tentant le plus possible de se rapprocher de l’idéal féminin représenté par la Virgencita, qui est incarnée dans le modèle ethnicisé de la señora, la Tarijeña, cette femme de l’élite économique et sociale locale qui se targue d’avoir du sang espagnol. Les femmes prostituées, les putas, se retrouvent exclues symboliquement du champ social principalement par les autres groupes de femmes non prostituées, constituant ainsi un contre-modèle qui permet aux señoras et aux paysannes – aspirantes au titre de señoras –, de s’identifier à la femme idéale, asexuelle et dévouée à la famille. Les femmes considérées putas, perras, prostitutas regrou pent celles qui vendent leur corps ou offrent un service sexuel ou des faveurs sexuelles en échange d’argent : entregrarse por dinero, por ecónomico ; aquella que ofrece su servicio sexual por dinero ; dar favores a cambio de dinero, autant d’expressions qui désignent la prostitution. La catégorie puta inclut aussi, au sens plus large, les femmes qui sont infidèles, les non-vierges au mariage ou celles qui sont au service de plusieurs hommes. Les femmes prostituées doivent donc faire face à la stigmatisation sociale fondée non seulement sur leurs origines paysannes8, mais également sur l’indignité perçue de leur travail. De plus, elles sont stigmatisées dans les représentations populaires, surtout 62 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Consommation d’alcool de femmes prostituées de Bolivie celles des femmes non prostituées qui les considèrent comme des paresseuses, incapables de travailler durement ou comme des vaniteuses en quête de biens matériels et de plaisirs. Toutefois, les discours populaires principalement masculins et ceux des institutions témoignent d’une certaine tolérance à l’égard des femmes prostituées, en particulier des damas de compañía. Leur activité servant au divertissement et au bienêtre des hommes, la prostitution est considérée comme un travail et se justifie par le fait même. Les putas de maisons autorisées et surtout celles offrant un service sexuel dans le milieu de prostitution informelle sont ainsi tolérées par les hommes et les institutions, mais ne peuvent être mêlées à leur señora, leurs enfants, encore moins leurs filles, car leur famille honorable court le risque de contamination par contact avec ces personnes porteuses de stigmates sociaux. Ce maintien de la distance sociale est confirmé par l’éloignement géographique, les maisons de prostitution étant situées en dehors du Centro histórico, loin des maisons de l’élite, et dans les quartiers populaires, séparés par des ponts, des ravins, des falaises et des éboulis. Par contre, les karaokés, moins stigmatisés, ont pu s’installer sur la rue principale du centre de la capitale, offrant ainsi un divertissement acceptable, sur le plan social et moral. En raison de cette exclusion sociale, géographique et symbolique partielle, les femmes prostituées rencontrées à Tarija ont développé des périmètres défensifs qui redéfinissent les critères de féminité et de non-féminité, déployant alors diverses stratégies de résistance, dont celle d’afficher leur vergüenza (honte) occasionnée par l’exercice de la sexualité, une vertu 8C’est surtout dans le cas des femmes du milieu de prostitution formelle qui proviennent des régions à plus grande concentration autochtone (par exemple des Andes) qui font face à l’exclusion sociale de la part de l’élite de Tarija. Les femmes du milieu de prostitution informelle, quant à elles, sont issues du département de Tarija ou de l’Orient, ce qui les rapproche, sur le plan ethnique – en apparence du moins –, de cette bourgeoise. Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 63 Drogues et sexualité aussi associée à la souffrance et au sacrifice qui assure l’honneur des femmes. Ces périmètres défensifs permettent de créer un espace, autant privé que public, qui assure une sécurité interne et sociale, une séparation et une barrière opposant le dehors au dedans pour protéger cette « réelle intimité de la vie » (Paugam, 1986), soit celle de la sphère familiale. La consommation d’alcool servirait à cette fin. Nous n’entrerons pas dans une analyse approfondie des effets euphoriques provoqués par l’alcool, qui entraînent des modifications de l’état de conscience. Nous nous attarderons davantage sur la participation de l’alcool à l’organisation des interactions sociales dans et en dehors du milieu prostitutionnel. Nous nous pencherons sur son apport symbolique dans la redéfinition de la féminité chez les femmes prostituées de Tarija ainsi que la protection qu’il offre contre les abus du milieu, mais principalement contre la stigmatisation de la société. Symbolique de la consommation d’alcool Les consommations alcooliques, la chicha (faite à base de maïs fermenté par la salive), le vin et la bière par exemple, sont intégrées aux célébrations religieuses andines et l’étaient avant même l’arrivée des Espagnols. Ces célébrations accompagnées d’alcool ont encore lieu aujourd’hui, au plus grand désarroi des autorités religieuses catholiques (Salazar-Soler, 1995), et la participation des femmes dans ces activités est maintenant tolérée (OMS, 2004b). Dans ce contexte cérémoniel, la consommation d’alcool ne renvoie pas à une forme de dépendance et d’autodes truction, mais constitue plutôt un outil de socialisation et de communication avec l’au-delà (Saignes, 1992), relation essen tielle à la survie de l’être et à sa construction identitaire. Les problèmes reliés à l’alcool chez les autochtones « modernes », affirme cet auteur, relèvent plutôt des contradictions entre les représentations traditionnelles et les constructions occidentales 64 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Consommation d’alcool de femmes prostituées de Bolivie qui considèrent l’alcool comme une substance problématique. Cette construction négative de la consommation d’alcool se retrouve dans les interprétations de chercheurs en sciences humaines. Metraux (1962) affirme ainsi que les festivals et les cérémonies contemporaines qui, initialement, avaient pour but de promouvoir la cohésion sociale par la redistribution des biens et du pouvoir, ont perdu de leur sens pour s’orienter vers l’abus de la boisson et l’alcoolisme. Bernand (1979) souligne que, dans les représentations populaires, l’alcoolisme est à la source de la perte de la masculinité de l’homme andin et de sa déchéance, car il est amené à la ruine et à la perte de son patrimoine. L’alcool, parfois – sinon souvent – consommé de façon abusive, joue également un rôle important dans les activités de socialisation des habitants de Tarija comme dans la tradition andine, même en dehors du contexte des fêtes religieuses et civiques. Lors de fêtes privées, on s’attend à ce que l’hôte fournisse de l’alcool à ses convives, hommes et femmes. Malgré cette fonction festive et récréative, l’alcool est associé à la déchéance morale et aux vices, principalement masculins. Les représentations populaires associent par ailleurs la consom mation d’alcool à celle du sexe. Ainsi, l’homme macho, en plus d’accumuler les conquêtes féminines, s’adonne à certains « vices » (vicios) comme l’alcool, la cigarette et fait appel à des femmes de la prostitution. On considère aussi qu’un jeune homme pourrait facilement développer des habitudes de consommation d’alcool et renoncer à ses études s’il fréquente les milieux de la prostitution. Le danger peut aussi s’étendre aux propriétaires de locaux de prostitution. Ainsi, la femme d’un tenancier avait peur que son mari ne « se perde » dans l’alcool, le vin et le tabac en ouvrant son karaoké : « En se perdant dans l’alcool, on peut se compromettre facilement. » De plus, les problèmes sociaux qui découlent de la consommation affectent non seulement le consommateur, mais également les individus qui font partie de son entourage (Room et coll., 2003). Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 65 Drogues et sexualité Selon un rapport de l’OMS, les femmes d’El Alto (ville située dans les hauts plateaux andins près de La Paz) considèrent la consommation masculine comme un problème important qui affecte la famille (OMS, 2004a) et le tiers des femmes disent avoir été agressées par leur partenaire, le plus souvent sous l’effet de la boisson. Dans les représentations populaires, la consommation d’alcool est donc davantage associée aux hommes et elle fait partie intégrante des activités de socialisation avec leurs pairs, mais elle intervient aussi dans leurs relations avec les femmes, dans un cadre sexuel ou non. Les hommes s’attendent ainsi à ce que celles-ci consomment, les effets de l’alcool réduisant alors les inhibitions et facilitant le contact. Cette pression est rapportée par les femmes impliquées dans la prostitution puisque ce contexte est idéal pour consommer sans subir le regard désapprobateur des membres de l’entourage, des clients se mettant même en colère parce que le verre de leur accompagnatrice ne leur semblait pas contenir un taux assez élevé d’alcool. Par conséquent, en plus des représentations de l’alcool qui s’associent à celles de la prostitution, la vente et la consommation orientent les activités dans le milieu de prostitution. La consommation d’alcool dans les milieux prostitutionnels Le bar, situé dans le mostrador, soit le salon servant de « vitrine », semble central à l’organisation de l’espace et des activités de prostitution. Son emplacement révèle l’importance de son rôle dans les transactions économiques. Dans plusieurs milieux de prostitution visités à Tarija en 2003, le bar se situait soit près de l’entrée du lupanar, karaoké, discothèque, soit dans le fond de la pièce principale, près de la sortie arrière qui ouvrait sur les piezas (pièces), soit les chambres de passe. Dans un premier temps, le bar offre donc un espace d’exposition des 66 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Consommation d’alcool de femmes prostituées de Bolivie femmes libres en attente d’un client. Il sert également de lieu de pause. Dans un deuxième temps, c’est au bar que la majorité des transactions économiques, dont bénéficiera l’institution, a lieu. Les clients doivent y payer le droit à la pieza ou celui de la salida (sortie), soit le droit de passage à la chambre ou le droit d’amener la dama à l’extérieur du local9. Les femmes prostituées y échangent leurs billets ou autres marqueurs des consommations de la soirée, consommations d’ailleurs notées par les responsables au bar qui déterminent également le prix du droit à la pieza ou à la salida. Pour un « verre de femme », c’est-à-dire pour une consommation achetée par le client pour la femme prostituée qui l’accompagne (une boisson habituellement moins forte en teneur d’alcool, car la femme doit performer durant de longues heures), le local reçoit la moitié du paiement, parfois un peu moins, et la femme prostituée une autre partie. Cette consommation coûte toutefois plus cher que celle du client pour laquelle la prostituée ne reçoit rien. Quant au paiement des consommations alcoolisées, il se fait directement au serveur ou au barman⁄barmaid. Les serveurs, dans les deux milieux, reçoivent parfois un salaire fixe ou sont payés selon un pourcentage des consommations alcooliques. Pour cette raison, certains feront des pressions sur les femmes prostituées pour encourager la consommation des clients. Cette pression devient parfois source de conflits entre eux. Ils reçoivent aussi des pourboires tout comme les responsables au bar. En raison de l’importance de ces transactions qui représentent la principale source de revenus pour l’institution, c’est le propriétaire ou sa compagne qui en ont la charge. Dans le milieu de prostitution informelle, les femmes peuvent rester toute la soirée avec un client ou seulement quelques 9Brièvement, la salida consiste à l’activité où la dama accompagne le client à l’extérieur du local, qu’il y ait ou non des activités sexuelles. Une salida, selon une caissière dans un local de prostitution informelle, impliquerait l’accompagnement d’un client à une balade, le partage d’un verre, mais aussi, possiblement, des relations sexuelles à l’extérieur du local. Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 67 Drogues et sexualité minutes. Tant que le client leur paie des consommations, elles restent avec lui, mais dans le cas contraire, elles le quittent pour un autre. Dans la même soirée, les damas de compañía peuvent se rendre dans les autres locaux (karaokés ou discothèques) s’il n’y a pas de clients dans le leur. Les damas de compañía doivent amener le client à consommer le plus possible (ce qui est plus payant pour le propriétaire), mais à partir de 3 h 00 du matin, elles ont le droit de partir avec lui. Certaines femmes peuvent ainsi faire jusqu’à trois ou quatre salidas par nuit puisque le local est encore ouvert après 6 h 00 du matin. Dans le milieu de prostitution formelle, les femmes prostituées tentent également de pousser le client à la consommation, mais le passage à la pieza se fait plus rapidement, sinon immédiatement. La consommation d’alcool intervient également comme stratégie pour pouvoir supporter l’initiation à la prostitution et comme subterfuge de la part des tenanciers pour amener une femme à se « dégêner » plus rapidement avec les clients. Cette intégration est cependant facilitée si la jeune femme a déjà l’habitude de boire chez elle, dans des contextes festifs avec sa famille, avant l’entrée dans la prostitution. La consommation d’alcool semble donc contribuer à faire rouler l’économie du milieu prostitutionnel plus que l’activité de prostitution elle-même. La vente d’alcool devient ainsi un outil important de contrôle des activités du personnel et des clients. Elle sert parfois de moyen de contrôle des femmes prostituées. La vente et la consommation d’alcool retardent le passage à l’activité sexuelle dont la majeure partie du paiement revient aux femmes prostituées. Dans leur définition identitaire, comme nous le verrons, les femmes prostituées devront gérer à la fois les contraintes organisationnelles et celles qui se font sentir sur le plan symbolique, notamment, par la stigmatisation rattachée à la consommation d’alcool et à la prostitution. 68 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Consommation d’alcool de femmes prostituées de Bolivie Alcool et périmètres défensifs Les bars, les karaokés et les discothèques, mais aussi les bordels, à travers la place reconnue à la consommation d’alcool, offrent aux hommes un espace de divertissements, mais aussi d’exutoire à certaines frustrations personnelles. C’est, entre autres, cette fonction sociale que les prostituées mettent de l’avant dans leurs périmètres défensifs pour justifier leurs activités. Selon les « pro-travail du sexe », comme les nomme Geadah (2003), la prostitution devient un service sexuel offert aux hommes, analogue à celui que l’épouse offre à son mari (Tabet, 1987 ; Castañeda et coll., 1996), s’il est librement consenti, même s’il est une réponse à des contraintes économiques, sociales et politiques. Bien que dans les représentations populaires la prostitution ne soit pas considérée comme équivalente de la relation matrimoniale, cette rhétorique professionnelle offre néanmoins une certaine protection contre un regard social désapprobateur et permet « de maîtriser le stigmate et de s’en défendre » (Pryen, 2002 : 16). Par ailleurs, certaines femmes insistent sur la relation d’aide qu’elles offrent en prêtant une oreille attentive aux hommes et à leurs difficultés personnelles ou conjugales. Comme le rapporte une dama de compañía : « Je crois plus que tout que c’est parce qu’ils ont des problèmes à la maison, que ce soit avec leur femme ou leurs enfants […] qu’ils font appel aux filles, à celles qui travaillent ainsi. » Cette fonction d’écoute, appréciée par les hommes, constitue une autre justification de l’activité, reprise dans les conceptions masculines de la prostitution. Cette capacité d’écoute peut susciter des compliments de la part des clients qui leur conseillent alors de quitter ce milieu. Certaines femmes s’en valorisent. Les confidences du client ont lieu autour de verres d’alcool que le client ou la femme commande. Ces deux activités ont cependant un second objectif, celui de retarder le passage aux activités sexuelles10 et leur paiement, favorisant, surtout dans Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 69 Drogues et sexualité le milieu de prostitution informelle, l’apparence d’un jeu de séduction qui donne l’illusion à la prostituée d’avoir choisi le client ou d’avoir été choisie par lui. Ceci la distingue des prostitutas qui ont des relations sexuelles avec n’importe qui. Cette phase de la relation avec le client signifie que le sexe n’est pas l’objectif immédiat et essentiel et qu’en redéfinissant le rapport au client et à l’activité sexuelle par la consommation d’alcool, elles remettent en question les attributs qui les stigmatisent. Elles rejoignent ainsi le rang des femmes honorables. Les damas, principalement, peuvent alors se distancer des prostitutas qui ne font qu’avoir des relations sexuelles avec les clients. Les damas sont par conséquent moins touchées par le stigmate rattaché à l’étiquette de puta parce qu’elles peuvent davantage différer le passage à l’activité sexuelle, en particulier en recourant à la consommation d’alcool. Cette substance contribue par ailleurs, par ses effets de relaxation et de sociabilité, à réduire les tensions entre les femmes et à faciliter le contact avec les clients. Le recours à l’alcool comme stratégie de retardement des relations sexuelles est aussi illustré par le cas d’une prostituée qui, désirant prendre une « pause du sexe », se déplaçait dans des villes plus dangereuses comme Villazón ou Yacuiba (villes de transit situées près de la frontière argentine dans les Andes ou dans le sud du département de Tarija respectivement) ; les hommes y buvaient davantage et demandaient moins souvent de relations sexuelles. Puisqu’on y faisait plus de fichas11 que de piezas, cette femme était cependant amenée à boire davantage que de coutume, non sans risque pour sa santé. 10J’exclus donc les caresses des organes sexuels secondaires et primaires, ainsi que les baisers qui peuvent avoir lieu dans le salon, mais qui ne font pas l’objet d’une rétribution monétaire directe. 11Il y a deux façons pour les femmes de garder le compte de leurs consommations, sur lesquelles le patron leur remet une ristourne. L’une s’appelle les « fichas » (fiches) ou « tickets » qui sont des bouts de papiers remis par le responsable du bar à chaque consommation commandée pour les femmes. Il y a aussi les bracelets qui remplacent les fiches. Les femmes se font payer leurs redevances à la fin de la soirée ou le lendemain. Les fichas sont plus risquées, car elles peuvent êtres perdues, oubliées et les femmes peuvent se faire rouler par le ou la propriétaire qui triche sur le nombre de fichas notées. 70 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Consommation d’alcool de femmes prostituées de Bolivie À ce sujet, plusieurs femmes prostituées et damas de compañía ont fait part de leur peur de devenir dépendantes à l’alcool puisqu’elles sont obligées, dans le cadre de leur travail, à en consommer en grande quantité. Même si leur boisson est diluée, il leur arrive de boire directement dans le verre, à forte teneur d’alcool, des clients ou de partager des bouteilles de bière avec eux. L’ingestion sur de longues périodes de temps (six nuits par semaine, sans compter leurs périodes de consommation personnelle) peut contribuer au développement d’une dépendance à l’alcool et des problèmes de santé reliés au foie. L’état d’ivresse contribue aussi à une prise de risques sur le plan sexuel qui peut entraîner des infections transmises sexuellement (ITS), puisqu’elles oublient parfois d’utiliser le condom. La femme médecin responsable de leurs contrôles médicaux s’inquiétait de cette situation. Par ailleurs, le recours à l’alcool, pour certaines, constitue un moyen d’atténuer une souffrance personnelle liée à un passé difficile, marqué par des abus, l’abandon, la solitude et le rejet, comme le rapporte une dama de compañía : « Je pense que je peux monter très haut et voler. Peut-être parce que nous buvons, nous pensons que nous perdons toute la douleur que nous avons en nous. » Les femmes prostituées manipulent donc à leur profit les attentes des clients, des serveurs ou des propriétaires quant à leur consommation d’alcool. Tout en respectant les contraintes organisationnelles, elles élaborent sur le plan symbolique un discours qui leur permet, par cette même consommation, de se distancer des attributs stigmatisants de leur métier pour rappeler leur qualité de femmes honorables. Ce discours défensif n’est toutefois pas imperméable aux effets pervers de la stigmatisation. Bien que réels, les maux physiques rapportés par ces femmes soulignent également leur souffrance sociale et symbolique que les périmètres défensifs n’arrivent qu’à atténuer partiellement. Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 71 Drogues et sexualité Conclusion L’exemple de Tarija permet de mettre en évidence l’interdé pendance de la consommation d’alcool et du sexe tant sur le plan structurel et instrumental que symbolique. En premier lieu, le rapport à l’alcool s’inscrit dans un contexte socioculturel qui favorise son usage dans des contextes festifs et récréatifs, tout en décourageant son abus, considéré dans les représentations locales comme étant plus prévalent chez les hommes. Néan moins, à Tarija, la consommation d’alcool se retrouve aussi chez les femmes dont la précarité découle de conditions socioéconomiques arrimées à une hiérarchie ethnique, et même raciale, laquelle place certains groupes de femmes en position inférieure dans la société. Ainsi, l’appartenance au groupe autochtone pourrait contribuer à la consommation d’alcool puisque celle-ci fait partie des habitudes de vie, comme le rapportent entre autres l’OMS (2004b), Salazar-Soler (1995) et Saignes (1992). Le recours à l’alcool serait aussi un moyen palliatif pour les femmes d’affronter des conditions précaires, comme le soulignent Munné (2005) et Bloomfield et ses collè gues (1999). Ces conditions les inciteraient également à entrer dans la prostitution qui apparaît alors comme l’un des rares secteurs de travail lucratifs disponibles aux femmes de Tarija. Par ailleurs, les niveaux de détresse psychologique et affective élevés contribueraient tant à l’entrée dans la prostitution qu’à la consommation d’alcool, ce qui rejoint les résultats de recherche de Limosin (2002), Pedersen et Hegna (2003), Bibeau et Perrault (1995) et Lane (2003). Ces auteurs associent en effet la consommation d’alcool et de drogues aux comportements de délinquance ou de prostitution. Dans le milieu prostitutionnel de Tarija, caractérisé par la présence d’un secteur formel et informel, la consommation d’alcool, mis à part le fait de constituer un mécanisme d’entrée dans la prostitution, sert aussi à faciliter l’intégration des femmes, 72 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Consommation d’alcool de femmes prostituées de Bolivie d’une part, et peut-être même à les exploiter en ne leur retournant pas la part de l’argent des consommations qui leur revient, d’autre part. Elle est également utilisée comme mécanisme de régulation des interactions entre les clients et les femmes prostituées en contrôlant le moment où les relations sexuelles prennent place. Les propriétaires et les serveurs encouragent ainsi fortement, ou même imposent, le retardement du passage aux activités sexuelles. Pour les femmes, ce rapport est aussi d’ordre symbolique puisque ce délai, médiatisé par l’alcool, leur permet, en offrant un moment de divertissement et d’écoute aux clients, de se distancer de la dimension directement sexuelle de leur profession, et donc des putas, ce terme semblant davan tage faire référence, selon les représentations populaires, aux femmes du milieu de la prostitution formelle. Dans le contexte formel, le sexe se trouve plus immédiatement placé au centre de la relation et plus directement rattaché à des échanges monétaires, ce qui les discrédite dans leur féminité et renforce la stigmatisation. La consommation d’alcool constitue donc une stratégie symbolique pour tenter de regagner le statut de femmes honorables, de señoras, qu’elles ont perdu, entre autres, parce qu’elles vendent leur corps et s’adonnent au sexe. Par cet usage, elles valorisent ainsi leur rôle social rattaché à la relation d’aide qu’elles prodiguent aux hommes, une forme de service qui les éloigne d’un rapport au sexe problématique. L’usage d’alcool organise donc non seulement la structure du milieu de prostitution, mais également les rapports avec le client et les enjeux sexuels qui renvoient à la signification de la féminité et à des dimensions de dignité et d’honneur, des valeurs centrales dans les représentations populaires de la féminité. Il reste néanmoins que le rapport à l’alcool demeure problématique à cause des modes de consommation qui peuvent favoriser une réduction de la protection, contribuant entre autres à la transmission des infections transmises sexuellement (ITS). Des dommages physiques peuvent aussi survenir et la sphère sociale et familiale être affectée, ce qui rejoint les conclusions Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 73 Drogues et sexualité d’autres études de Nobrega et de Oliveira (2005) et d’Alcarez del Castillo, Soliz et Zuazo (2000). Les femmes se voient alors confrontées à une double stigmatisation dont la souffrance qui en découle est exprimée physiquement. Elles vivent une stigmatisation liée à la consom mation d’alcool, considérée comme une activité immorale et dangereuse physiquement, et une autre associée à la prostitution qui va à l’encontre des valeurs dominantes de la féminité. Elles se retrouvent donc rejetées tant par les femmes des classes supérieures que des classes populaires. En retour, cette exclusion sociale et cette stigmatisation favorisent la consommation d’alcool chez ces femmes qui dérogent aux normes sexuelles (Bloomfield et coll., 1999). La réflexion des rapports entre prostitution et alcool met en évidence l’importance de dépasser le plan des questions sanitaires et pathologiques pour analyser la contribution struc turelle, relationnelle et symbolique de la consommation et saisir les significations sociales de l’usage d’alcool et de la souffrance qui en découle (Kleinman, Das et Lock, 1997). Le cas bolivien présenté ici montre que ces significations s’inscrivent dans des rapports de sexe et dans une construction complexe des rôles sociaux et des identités. 74 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Consommation d’alcool de femmes prostituées de Bolivie Références Alcarez del Castillo, F., Soliz V., R.M., Zuazo Y., J. (2000). En uso indebido de drogas en ciudades bolivianas. La Paz : CELIN. Amatller, P. (1999). Trajadoras del amor. Sucre : Centro “Juana Azurdy”. Bernand, C. (1979). « Le Machisme piégé : maladie, malheur et rapports de sexe dans les Andes méridionales de l’Équateur ». 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Alors qu’elles tendent à se retrouver régulièrement dans des états de crise psychosociale, elles rencontrent davantage d’obstacles pour accéder à des traitements adaptés que les autres femmes toxicomanes. Objectifs. Cette recherche vise à explorer le vécu et le point de vue subjectif de femmes, à partir de leurs récits de vie, quant à leurs tra jectoires de toxicomanie et de prostitution, incluant leurs perceptions quant aux interrelations entre ces deux problématiques et leurs impli cations pour leurs démarches de réadaptation. Méthode. Dans le cadre d’un projet de recherche plus large, 21 femmes toxicomanes en traitement présentant des problèmes sévères d’inadaptation sociale ont été interviewées. Cette entrevue de type histoire de vie a été réalisée de 5 à 8 ans à la suite de l’épisode de traitement de référence. Une analyse qualitative thématique du compte rendu détaillé des entrevues a été réalisée à l’aide du logiciel QSR NUD*IST. Résultats. Les résultats portent plus précisément sur les récits de vie de six femmes toxicomanes parmi 21 participantes interviewées ayant un vécu de prostitution. Trois types de trajectoires sont identifiés : la prostitution comme dernier recours pour soutenir une dépendance aux substances dans le contexte d’une trajectoire délinquante précoce, la prostitution comme métier entraînant un style de vie déviant ; et la prostitution comme accident de parcours. Les constats quant au vécu de ces femmes sur le plan de la maternité et des services sont dégagés. Les implications cliniques des résultats sont discutées. Mots-clés : trajectoires, toxicomanie, prostitution, femmes, histoires de vie, méthodologies qualitatives 80 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Trajectoires de femmes toxicomanes Trajectory of women in treatment for substance-abuse who have experienced prostitution Abstract The problem of women’s substance abuse and prostitution is twofold, extremely complex, and alarming. These women are at greater risk of becoming victims of violence and of becoming infected with HIV or another infection that can be sexually transmitted or transmitted by blood. Even though they tend to end up in a state of psychosocial crisis on a regular basis, they run into more obstacles preventing them from accessing appropriate treatment than other women who abuse substances. Purpose. This research aims to explore women’s life experiences and their subjective point of view on the course of their substance abuse and prostitution, using their life stories, and including their perceptions on the interrelation between these two issues and their implications in their recovery efforts. Method. As part of a broader research project, 21 substance-abusing women, in treatment and presenting severe social maladjustment problems, were interviewed. This life-story type of interview was conducted 5 to 8 years following the reference treatment episode. A qualitative thematic analysis of the verbatim interviews was performed using the QSR NUD*IST software program. Results. Among the 21 participants interviewed, the results focus more specifically on the life stories of the 6 women who have a history of prostitution as well as substance abuse. Three trajectories have been identified: prostitution as a last resort to support substance abuse in the context of a course of early delinquency ; prostitution as a profession, leading to a deviant lifestyle ; and prostitution as a temporary and episodic phase. Observations regarding the experiences of these women pertaining to motherhood and services are highlighted. Clinical implications of the results are discussed. Keywords: trajectories, addiction, prostitution, women, life story, qualitative methodologies Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 81 Drogues et sexualité Trayectorias de mujeres toxicómanas en tratamiento que han vivido la prostitución: estudio exploratorio Resumen La toxicomanía y la prostitución entre las mujeres constituye una problemática doble muy compleja y preocupante. Estas mujeres están más a riesgo de ser víctimas de violencia y de quedar infectadas por el VIH o por otra enfermedad transmisible sexualmente y por la sangre. Si bien tienen la tendencia de encontrarse regularmente en estados de crisis psicosocial, encuentran más obstáculos que las otras mujeres toxicómanas para acceder a tratamientos adaptados. Objetivos. Esta investigación se propone explorar las vivencias y el punto de vista subjetivo de las mujeres, a partir de sus relatos de vida, en lo que hace a sus trayectorias en la toxicomanía y la prostitución, incluyendo sus percepciones referidas a las interrelaciones de estas dos problemáticas y sus implicaciones par sus enfoques de readaptación. Método. se entrevistó a 21 mujeres toxicómanas en tratamiento, que presentaban problemas severos de inadaptación social, en el marco de un proyecto de investigación más amplio. Estas entrevistas de tipo historia de vida se llevaron acabo de cinco a ocho años después del episodio de tratamiento de referencia. Se realizó un análisis cualitativo temático de la rendición de cuentas detallada de las entrevistas con ayuda del programa QSR NUD*IST. Resultados. Los resultados se refieren más precisamente a los relatos de vida de seis mujeres toxicómanas entre las 21 participantes entrevistadas que han vivido la prostitución. Se identificaron tres tipos de trayectoria: la prostitución como último recurso para mantener una dependencia a los psicotrópicos, en el contexto de una historia de delincuencia precoz ; la prostitución como oficio que conduce a un estilo de vida desviado y la prostitución como percance en la vida. Se hacen constataciones a partir del relato de vida de estas mujeres en los aspectos que tocan a la maternidad y los servicios. Se discuten las implicaciones clínicas de los resultados. Palabras clave: trayectorias, toxicomanía, prostitución, mujeres, historias de vida, metodologías cualitativas 82 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Trajectoires de femmes toxicomanes La prostitution et la toxicomanie constituent deux phéno mènes bien souvent interreliés. Ainsi, une étude prospective réalisée à Vancouver auprès de 565 femmes utilisatrices de drogues injectables (UDI), recrutées par des travailleurs de rue, montre que 336 (59 %) d’entre elles étaient des prostituées (Kuyper, Papelu, Kerr, Li et Miller, 2005). Au cours des sept années durant lesquelles ces femmes ont été suivies, 86 femmes se sont engagées dans des activités de prostitution alors que 25 ont cessé. Deux études portant sur les prostituées de rue indiquent que, dans la région de Glasgow, 81 % (51/63) sont UDI (Green et Goldberg, 1993) ; alors que 75 % d’entre elles le sont en Angleterre (McKeganey et Barnard, 1996). Ces données doivent être nuancées par le constat de Brochu (2006 : 65) qui conclut à partir d’une synthèse de différentes études que, contrairement aux croyances populaires, les délits reliés à la prostitution ne sont pas ceux qui sont les plus communs chez les femmes abusant de drogues. Chez les narcomanes, le recours à la prostitution comme source de revenus caractérise 21 % des femmes et seulement 3 % des hommes, selon Grapendaal, Leuw et Nelen (1995). Globalement, les femmes toxicomanes qui se prostituent tendent à être plus jeunes et sont plus à risque d’avoir été incarcérées, d’avoir un milieu de vie instable, de s’injecter de la cocaïne ou de l’héroïne quotidiennement et de fumer du crack tous les jours que celles qui ne se prostituent pas (Kuyper et coll., 2005). Les femmes toxicomanes qui se prostituent le feront en général en dernier recours, typiquement en offrant leurs services dans la rue et non dans le cadre d’agences spécialisées, se rendant ainsi particulièrement vulnérables (Philpot, Harcourt et Edwards, 1989). Dans une perspective de santé publique, cette réalité est particulièrement préoccupante, étant donné le Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 83 Drogues et sexualité risque élevé pour ces femmes de contracter le VIH et les autres infections transmissibles sexuellement ou par le sang (voir notamment Inciardi et Suratt, 2001 ; Nadeau, Truchon et Biron, 2000 ; Spittal et coll., 2003). Par ailleurs, il est également bien établi que ces femmes vivent des niveaux alarmants de violence physique et émotionnelle (Miller et coll., 2002 ; Romero-Daza, Weeks et Singer, 2003). Pourtant, l’accès aux services pour abus de substances psychoactives leur est encore plus difficile que pour les autres femmes toxicomanes (Kuyper et coll., 2005 ; Nuttbrock, Rosenblum, Magura, Villano et Wallace, 2004). Plusieurs hypothèses et théories ont été proposées pour expliquer les liens entre toxicomanie et prostitution. Brochu (2006) rappelle que la prostitution fait partie des activités lucratives auxquelles les femmes toxicomanes, surtout celles dépendantes à la cocaïne et l’héroïne, peuvent recourir pour assumer les coûts élevés liés à la consommation de leur(s) drogue(s) de choix. Une étude longitudinale auprès de jeunes filles de la rue à Montréal documente cette hypothèse (Weber, Boivin, Blais, Haley et Roy, 2004). D’autres auteurs précisent que l’implication dans la prostitution pourrait mener certaines prostituées à consommer davantage (Kuhns, Heide et Silverman, 1992). La consommation de drogues serait utilisée comme un mécanisme d’adaptation pour gérer les risques et difficultés associées à la prostitution de rue (Marshall et Hendtlass, 1986). Des antécédents d’abus sexuel peuvent également jouer un rôle déterminant dans l’initiation à la prostitution (Conseil du statut de la femme, 2002). Par ailleurs, plusieurs femmes toxicomanes ont été abusées sexuellement sans pour autant se prostituer. D’autres facteurs de risque doivent donc se conjuguer aux abus sexuels dans l’enfance pour expliquer cette initiation. Notamment, une personne qui choisit d’adopter un style de vie déviant sera plus encline à recourir aux activités illégales pour subvenir à ses besoins (Brochu, 2006 : 68). 84 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Trajectoires de femmes toxicomanes Force est de constater que des réalités différentes caracté risent le vécu des femmes selon le type de prostitution qu’elles pratiquent (Gendron et Hankins, 1995). Comment expliquer que certaines femmes toxicomanes s’engagent dans des activités de prostitution durant plusieurs années alors que d’autres ne le feront que temporairement ou encore pas du tout ? Comment la trajectoire de prostitution peut-elle affecter la trajectoire de toxicomanie et de réadaptation de ces femmes, et inversement ? Comment ces femmes arrivent-elles dans les services en toxico manie et quels obstacles spécifiques rencontrent-elles ? Quels sont les défis de leur démarche de réadaptation ? Cette étude vise à répondre à ces questions par l’exploration du vécu et de la perspective subjective de ces femmes quant à leurs trajectoires de toxicomanie et de prostitution au cours de leur vie. Les analyses suivantes reposent sur le concept de trajectoire qui fait référence à l’étude de parcours bien circonscrits (Bertaux, 2005 : 22). Dans cette présente étude, nous nous intéressons plus particulièrement aux trajectoires de prostitution en lien avec les trajectoires de toxicomanie. Nous souhaitons comprendre ce qui a pu influencer le parcours de vie de ces femmes, tant sur le plan de la consommation que des activités de prostitution, tout en s’attardant aux liens qui peuvent exister entre les trajectoires de toxicomanie et de prostitution chez une même femme. De façon plus spécifique, nous cherchons à explorer le vécu expérientiel du participant en tant qu’acteur social ainsi que sa façon de se représenter sa propre trajectoire (Mucchielli, 1996). Le vécu expérientiel, soit la façon dont l’individu s’est senti, a interprété et a réagi à divers événements ou contextes de vie, imprime un mouvement à son devenir, influence sa trajectoire (Brochu, 2006 ; Mucchielli, 1996). Comme le souligne Kokoreff (2005), les trajectoires de vie ne représentent pas un chemin tracé d’avance, mais bien le résultat d’interactions complexes entre l’individu et son monde social ; ces dernières peuvent expliquer les différentes phases, points de rupture ou bifurcations vers Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 85 Drogues et sexualité différentes « carrières ». Pour bien comprendre ces parcours de vie, l’étude des « trajectoires subjectives » est particulièrement indiquée par le recours à un entretien de recherche au cours duquel l’individu est invité à faire le récit de son propre parcours (Dubar, 1998). Ainsi, la méthode des récits de vie est une méthode privilégiée par notre étude puisque celle-ci permet « d’appréhender de l’intérieur et dans leurs dimensions temporelles » des objets sociaux bien circonscrits, comme la toxicomanie (Bertaux, 2005 : 22) et, dans le même sens, la prostitution. Les récits de vie permettent à l’interviewé de se raconter, dans un cadre privilégiant une structure du discours chronologique et permet de dégager la vision personnelle de la personne en ce qui a trait à sa propre trajectoire (Brunelle, Cousineau et Brochu, 2005). Comme le souligne Bertaux (2005), le récit de vie est particulièrement bien adapté à l’étude des trajectoires lorsqu’il est orienté vers la description d’expériences vécues personnellement dans des contextes bien précis. Méthodologie Participantes Cet article porte sur un sous-échantillon de six femmes parmi 21 participantes ayant été interviewées entre 1999 et 2000 dans le cadre d’une étude plus large portant sur la perspective subjective de femmes toxicomanes en traitement présentant des problèmes graves et persistants d’inadaptation sociale (Bertrand, 2004). Ces 21 femmes ont été sélectionnées entre 1995 et 1998 parmi 219 femmes qui, à leur admission dans un centre de trai tement public situé à Montréal, présentaient les problèmes de santé mentale et/ou légaux les plus graves à l’Indice de gravité d’une toxicomanie (IGT). 86 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Trajectoires de femmes toxicomanes Ces six femmes se sont spontanément exprimées quant aux interactions entre leur vécu de prostitution et de toxicomanie. Dans cet article, la prostitution est définie comme étant le fait de donner des services de nature sexuelle en échange d’argent. Bien que des auteurs conceptualisent les échanges sexe-drogues en termes de prostitution, les acteurs sociaux impliqués ne les considèrent généralement pas comme tels (Brochu, 2006 ; Nadeau, Truchon et Biron, 2000). Ces femmes ont été rencontrées en 2000, soit de 5 à 8 ans après leur admission en traitement. Elles sont alors âgées en moyenne de 36 ans et possèdent une moyenne de 10,7 années de scolarité. Elles sont plus jeunes et moins scolarisées que le groupe de 21 femmes, âgées en moyenne de 41,9 ans et ayant 12,1 années de scolarité. À ce moment, deux participantes vivent en union libre ; les quatre autres rapportent être seules. Une seule détient un emploi rémunéré, quatre vivent principalement de l’aide sociale, une dernière, de sources illégales de revenu. Ce profil ressemble à celui du groupe de 21 femmes : la majorité (17/21) n’a pas de conjoint et vit de l’aide sociale (12/21). Quatre des six participantes rapportent avoir été abusées sexuellement au cours de leur enfance ; cela représente 11 femmes sur 21 pour l’échantillon initial. Lors de l’admission en traitement, l’IGT a permis d’établir que les participantes se caractérisaient aussi par la prise d’opiacés et de cocaïne alors que les 15 autres femmes interviewées abusent principalement de l’alcool et du cannabis. Parmi les six participantes, quatre ont consommé des drogues par voie intraveineuse, dont deux de l’héroïne, l’une des amphétamines et l’autre de la cocaïne. Quant aux 15 autres femmes interviewées, aucune n’a consommé de drogues par voie intraveineuse. Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 87 Drogues et sexualité Instruments de mesure Les données proviennent des deux sources suivantes : les résultats à l’IGT et les entrevues qualitatives semi-structurées de type histoire de vie. L’IGT est une traduction de l’Addiction Severity Index (McLellan, Luborsky et Earlen, 1980), dont la validation de la version française montre de bonnes qualités psychométriques (Bergeron, Landry, Brochu et Guyon, 1998). L’IGT fournit les deux séries de données répétées : celles de l’admission en traitement (1991-1995) et celles de 2000. Pour ce qui est des récits de vie, les personnes interviewées ont été invitées à raconter leur vie en débutant par l’enfance et en abordant chacune des variations de leur consommation de substances psychoactives (SPA) en cours de vie : initiation, progression, maintien, diminution et arrêt. Pour chacune de ces variations, le contexte et l’expérience pluridimensionnelle (émotions, cognitions, comportements) des personnes ont été explorés ainsi que le point de vue subjectif traduisant leur compréhension de leur trajectoire. Certains thèmes plus précis, définis dans une grille d’entrevue, ont été explorés au fur et à mesure qu’ils ont émergé dans le discours des participantes : relations familiales et sociales au cours de l’enfance, expériences d’abus, événements de vie significatifs, demandes d’aide formelles et informelles (ex. : auprès de l’entourage), déclencheurs des demandes de services, type de services reçus en regard des problèmes de toxicomanie, éléments perçus comme « aidants » au cours de la trajectoire de réadaptation (liés aux services ou non), obstacles rencontrés lors des différentes demandes d’aide. Le vécu quant aux activités de prostitution ne faisait pas partie de la grille d’entrevue fut abordé spontanément lors du récit de vie, souvent mis en lien par les participantes par rapport à leur trajectoire de toxicomanie. Il est à noter qu’aucune question n’a été préparée et que l’intervieweuse a adopté une attitude non directive. 88 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Trajectoires de femmes toxicomanes Déroulement de la recherche Les femmes qui ont accepté d’être jointes par les chercheurs ont reçu une lettre expliquant les buts, le déroulement de la recherche et l’information par rapport à l’entrevue qui sera réalisée, permettant aux interviewées de se préparer à la rencontre et de fournir une plus grande richesse d’informations (Van der Maren, 1996). Le premier rendez-vous a été fixé lors d’un contact téléphonique avec l’une des deux intervieweuses. Dans un intervalle d’environ une semaine, deux entrevues de deux heures ont été réalisées auprès des participantes1, ce qui est recommandé pour permettre à l’interviewée de se sentir à l’aise tout en évitant de l’épuiser (Deslaurier, 1991). L’ampleur des thèmes explorés ainsi que les affects suscités par ce type d’entrevue, en particulier chez ces femmes dont l’histoire est bien souvent marquée par des événements de vie difficiles, justifient particulièrement l’importance de réaliser l’entrevue en deux rencontres. Une compensation financière a été accordée à la suite de chacune des entrevues (50 $ en tout). Un formulaire de consentement à la recherche assurant la confidentialité, le droit de se retirer de l’étude à tout moment et l’assurance que leur participation n’affecterait en rien leur droit à recourir aux services du centre de traitement a été signé par chacune des participantes. Celles-ci ont été identifiées par des prénoms fictifs et aucun détail permettant de les identifier n’est révélé dans ce texte. Analyse des données Le compte rendu intégral des entrevues a été dactylographié. Une analyse thématique du contenu manifeste a été réalisée à 1Nous n’avons pu rejoindre une participante pour la deuxième rencontre parce que que celle-ci, selon nos informations, aurait recommencé à s’injecter de la drogue ; son récit a tout de même été conservé étant donné qu’il contenait une richesse d’informations pertinentes à notre objet d’étude. Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 89 Drogues et sexualité l’aide du logiciel NUD*IST. Une table de codification mixte a été utilisée. La grille de codification a été élaborée à partir des questions de recherche et de nouveaux codes ont été ajoutés à celle-ci à partir des thèmes émergeant en cours d’analyse. Chacun des codes a été défini dans un lexique. Les récits de vie ont été analysés de façon verticale et horizontale : chacune des participantes a été comparée à elle-même et aux autres. En plus de dégager les points de convergence et de divergence dans les récits de vie, ces analyses ont permis d’examiner si certains facteurs peuvent jouer un rôle important, selon la participante, à différents moments de sa trajectoire. Les deux résultats à l’IGT complètent les données. Toutes ces mesures sont recommandées par Miles et Huberman (1994) afin d’augmenter la fidélité et la validité des données. Résultats L’analyse des six histoires de vie permet d’identifier trois types de trajectoires en plus de dégager divers constats en ce qui a trait à l’expérience de maternité chez les participantes ainsi qu’à l’accessibilité des services. Illustration de trois types de trajectoires Trois types de trajectoires de prostitution émergent des récits de vie : 1) un dernier recours pour soutenir une toxicomanie dans le contexte d’une trajectoire délinquante précoce ; 2) une occupation entraînant un style de vie déviant ; 3) un accident de parcours. Le rôle majeur de la toxicomanie sur les trois types de trajectoire de prostitution est souligné par l’analyse de ces récits. Quatre de nos six participantes sont des UDI ; ce n’est pas le cas des autres femmes de l’échantillon. Pour cinq d’entre elles, la prostitution de rue marque leur parcours – une seule femme a fait un travail d’« escorte », elle rapporte une dépendance moins 90 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Trajectoires de femmes toxicomanes grave que les autres. Comme le montrent deux autres études qualitatives sur le sujet à Québec (Damant, Paré, Trottier Noël et Doitteau, 2005) et à Toronto (Erickson, Butters, McGillicuddy et Hallgren, 2000), l’initiation à la prostitution de rue est associée à la toxicomanie, la violence et la criminalité. Les récits de vie de notre étude illustrent également que les trajectoires de toxi comanie et de prostitution se renforcent mutuellement. À partir de leur étude portant sur 80 femmes qui se prostituent surtout dans la rue, Cusik et Hickman (2005) relèvent également ce déterminisme réciproque qui contribue à piéger ces femmes dans leurs deux « carrières ». Prostitution : « la dernière branche » au bout de la trajectoire déviante Les récits d’Hélèna, d’Ophélie et d’Ursula, bien que com portant un grand nombre d’expériences uniques, contiennent plu sieurs similitudes. Les trois se sont initiées en dernier recours à la prostitution afin d’être en mesure de se procurer des drogues dures : de l’héroïne pour s’injecter dans les cas d’Ophélie et d’Hélèna et de la cocaïne par inhalation (freebase) pour Ursula. Leurs récits sont marqués par une progression rapide de leur tra jectoire toxicomane associée de manière concomitante à une trajectoire déviante précoce composée de différents délits. Elles ont toutes commencé une consommation régulière de cannabis vers 13 ou 14 ans. Ophélie commence à s’injecter de l’héroïne à 15 ans et s’initie à la prostitution à 17 ans, et ce, après avoir préalablement payé sa consommation en vendant de la drogue et en étant proxénète. Hélèna commence à s’injecter de l’héroïne à 19 ans et devient prostituée à 24 ans lorsque la vente de drogues et le vol à l’étalage ne suffisent plus à soutenir sa dépendance. Avant 19 ans, Hélèna rapporte avoir fait de la « petite délinquance » – des fugues de son centre d’accueil, des « mauvais coups », etc. Ursula commence à sniffer de la cocaïne Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 91 Drogues et sexualité régulièrement à 18 ans et à en inhaler à 24 ans. C’est à ce moment qu’elle devient escorte pour payer sa consommation. Auparavant, elle avait commis différents types de vols. Pour ces trois femmes, la prostitution a représenté un dernier recours pour soutenir leur dépendance, après que plusieurs autres moyens, notamment de nature criminelle, eurent été épuisés. Hélèna explique : « Ça me prenait mon héroïne sinon j’me serais pété un beau sevrage. » Lorsqu’elle rencontre un client une première fois, elle explique comment la drogue devient aussi un moyen de faire face à cette nouvelle et dure réalité : « J’venais pour faire mes premiers clients alors j’ai augmenté ma dose pis c’est là que j’me suis ramassée cliniquement morte pis quand mon pusher l’a su… ben il devait m’aimer ou bien il a eu peur que j’crève avec sa dope, parce qu’il me faisait faire deux livraisons par jour pis ça me donnait mon argent. » Peu de temps après ces événements, ce pusher a été incarcéré, laissant Hélèna seule. Après avoir tenté de compenser sa perte de revenus par des vols à l’étalage, elle explique comment elle a dû se résoudre à refaire de la prostitution : « Pis quand j’ai été arrêtée deux fois dans la même semaine, ben, avant de me retrouver en-dedans, on peut toujours changer de branche, alors la dernière branche, ça été ça. (…). La prostitution, c’est des amendes (…) j’faisais même pas ça dans les secteurs, alors la police me laissait tranquille. » Les propos d’Ophélie illustrent également cette notion de der nier recours à laquelle est associée l’initiation à la prostitution : 92 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Trajectoires de femmes toxicomanes « J’avais des filles qui travaillaient sur la rue pour moi. Je les faisais travailler sur la rue parce qu’eux autres étaient accrochées dans la dope et moi je les faisais travailler parce que moi j’étais accrochée dans la dope (…). Et moi j’voulais pas y aller sur la rue, tout le kit, mais j’me suis ramassée là pareil. » Ursula explique : « J’consommais, j’consommais, alors de plus en plus je m’enlisais (…) cela a continué en dégringolant (…) j’voulais faire de l’argent alors j’ai commencé à être escorte (…). J’avais pu de respect pour mon corps (…) ça ne me dérangeait même plus. » À la suite de cette initiation au travail du sexe, les trajectoires de prostitution et de toxicomanie s’entremêlent. Une diminution ou un arrêt de la consommation de drogues permet souvent un arrêt de la prostitution. A contrario, une rechute et une aggravation de la toxicomanie peuvent entraîner un retour à la rue. Voyons le récit d’Ophélie qui illustre bien ces interactions. Ophélie fait de la prostitution de 17 à 18 ans pour se payer de l’héroïne ; elle cesse lorsqu’elle va vivre avec son amoureux qui vend de la drogue. Elle en vend avec lui. Lorsqu’il y a rupture, à 23 ans, elle augmente sa consommation d’héroïne et recommence à se prostituer jusqu’à 25 ans. À la suite d’une surdose, elle entreprend une thérapie. Après un arrêt de quelques mois, elle rechute et se prostitue à nouveau pendant environ 1 an. Elle arrête ensuite et fait une autre thérapie en milieu interne pendant quatre mois. Elle recommence ensuite à consommer jusqu’à 30 ans, mais sur les breaks pour éviter que son conjoint, rencontré en thérapie, ne s’en aperçoive. Au moment de l’entrevue, à 32 ans, elle est sous méthadone et est abstinente de tout autre drogue, incluant l’alcool (IGT abrégé). Quant à Hélèna, elle se prostitue dans la rue pendant environ 1 an, de 23 à 24 ans. Elle arrête lorsqu’elle s’engage dans une Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 93 Drogues et sexualité démarche thérapeutique parce qu’elle n’en peut plus de ce mode de vie et de la prostitution. Elle vivra une trajectoire ponctuée de plusieurs épisodes d’utilisation de services et de nombreuses rechutes. Cependant, elle diminue progressivement sa consommation et n’a plus à recourir à la prostitution pour soutenir sa dépendance. Le récit de Réjeanne pourrait s’inscrire dans le même type de trajectoire que les trois récits précédents même si celle-ci présente très peu de recul par rapport à son histoire lors de notre entrevue. À 30 ans, elle fait encore de la prostitution et il est impossible de la retracer pour la deuxième entrevue – elle aurait recommencé à s’injecter de la cocaïne. Comme les trois autres femmes, elle considère qu’elle n’a pas le choix de se prostituer pour payer sa drogue. Ses périodes d’arrêt sont de courte durée et ne semblent pas être associées à l’arrêt de la prostitution, qui est son principal moyen de subsistance : « J’ai pas le choix (…) le maudit gouvernement veut pas me donner de bien-être [aide financière]. » Par ailleurs, comme dans le cas des trois autres, ses trajec toires de consommation et de délinquance sont précoces et la prostitution est associée à l’aggravation de sa trajectoire de toxicomanie. Prostitution : un métier de survie qui coule de source La trajectoire de Nina est différente de celle des autres. Sa trajectoire de prostitution s’étend de l’âge de 12 à 32 ans et précède la consommation d’alcool. Elle est abusée sexuellement de 5 à 12 ans par son père alcoolique et violent qui lui donne de l’argent en échange. Sa mère aussi est violente envers elle et la néglige. C’est dans ce contexte de maltraitance qu’elle s’initie à la prostitution : 94 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Trajectoires de femmes toxicomanes « Ma mère, souvent, elle me mettait dehors sans manger, sans rien (…). Quand j’tais toute seule, j’étais allée traîner dans le parc Lafontaine pis j’avais remarqué des filles qui se promenaient pis qui embarquaient dans les voitures, pis qui revenaient. Mais là, j’savais pas que c’était de la prostitution encore là, moi j’suis nounoune, j’le sais pas tout ça. Fait que j’ai fait comme eux autres (…). Le monsieur il m’a dit : ‘suces-tu ?’ Pis là, j’ai dit ben oui. J’tais habituée avec mon père. » La prostitution lui permet d’acheter des friandises et d’aller jouer dans les machines à boules et d’améliorer sa vie : « Enfin, j’faisais pu de faveurs sexuelles à mon père. J’faisais de la prostitution, mais là, c’est moi qui décidais. C’tait pu personne qui gérait ma vie. » C’est alors que Nina commence à boire de l’alcool pour gérer les dangers de la rue et de la prostitution : « Quand je suis tombée dans la rue, je me suis aperçue que, pour coucher avec des bonhommes, c’tait plus facile quand j’avais une bière de bue ou deux (…) j’ai commencé à coucher avec des bonshommes qui me donnaient de l’alcool pis ça me faisait filer moins raide. (…) quand t’as 14 ans et que tu es dans la rue (…) j’me sentais petite dans mes culottes mais quand je buvais de la bière, j’avais peur de personne. » Elle arrête quelque temps la prostitution à 14 ans, lorsqu’elle est placée en centre d’accueil à la suite d’un vol de voiture. À sa sortie, à 17 ans, elle se trouve un emploi dans un hôtel et développe un problème de cannabis. À 20 ans, à la suite d’un accouchement et d’une rupture amoureuse, sa trajectoire de toxicomanie s’aggrave considérablement : elle sniffe de la coke régulièrement, consomme de l’alcool et du cannabis et développe un problème de jeu excessif. De façon concomitante, Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 95 Drogues et sexualité elle recommence à faire de la prostitution. Ces trajectoires de consommation et de prostitution se poursuivent jusqu’à l’âge de 32 ans, alors qu’elle demande pour la première fois des services pour ses problèmes de consommation. Elle fera ensuite plusieurs rechutes avec les drogues et le jeu ainsi que de multiples demandes de services ; elle ne recommencera jamais à se prostituer. Nina explique qu’elle est elle-même surprise d’avoir cessé la prostitution tant cette activité faisait partie de son identité : « Si tu m’avais dit ça, un jour, que je serais allée dans les AA et que j’aurais fait une thérapie (…), j’taurais pas cru, parce que j’ai toujours pensé que ce serait ça ma vie, que j’ferais ça jusqu’à ce que je meure, que j’tais comme ça et que j’pouvais rien y changer (…). Tsé, ça fait longtemps que ça fait partie de ma vie qu’il y a des bonshommes et qu’il y a de l’argent. » Les propos de Nina appuient les conclusions de Jeffreys (1997 : 262) qui souligne que « le fait d’avoir été abusée sexuellement pendant l’enfance peut entraîner la personne abusée à considérer que son corps n’a qu’une valeur sexuelle » et qu’« avec une telle perception de soi-même, le passage à la prostitution va de soi ». Au moment de notre entrevue, à 40 ans, elle n’avait pas consommé de drogues depuis sept ans et pas d’alcool depuis cinq ans, exception faite d’une courte rechute il y a trois ans. Elle fréquente les Gamblers Anonymes et n’a pas joué depuis 33 jours. Elle est suivie pour un sevrage d’anxiolytiques dont la consommation était devenue problématique depuis deux ans. Son récit nous apprend que sa réinsertion socio-professionnelle constitue son défi majeur : « J’ai réessayé de faire de la prostitution durant mes cinq années d’abstinence, là. J’ai pas été capable, 96 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Trajectoires de femmes toxicomanes parce que je n’avais aucune drogue, aucun alcool. J’avais rien pour geler mes émotions face à cette activité là (…). Quand tu te prostitues depuis que t’as cinq ans avec ton père jusqu’à l’âge de 32 ans, tu t’en vas pas sur le marché du travail le lendemain matin avec plein de confiance. » Pour Nina, la prostitution a précédé la consommation d’alcool et de drogues et a contribué au développement de sa trajectoire de toxicomanie, en plus des autres facteurs de risques familiaux présents dans sa vie. Ce type d’initiation à la prostitution comme stratégie de « survie » est également rapporté dans une autre étude québécoise (Damant et coll., 2005). L’engagement de Nina dans une démarche de réadaptation pour ses dépendances aux substances a par la suite fait obstacle à la poursuite de sa trajectoire de prostitution. Le recours aux substances pour faire face aux difficultés de ce métier lui était devenu indispensable. La prostitution ne pouvait plus cadrer avec le nouveau mode de vie, sans substance ni autre dépendance, qu’elle a choisi. Prostitution : l’accident de parcours Pour d’autres femmes, la prostitution peut constituer une sorte d’accident de parcours, temporaire et de courte durée. C’est le cas de Patricia qui a commencé à faire de la prostitution à 19 ans, pour une durée totale de six mois. Elle ne rapporte aucune autre activité illégale au cours de sa vie. Son récit nous apprend qu’elle développe des problèmes de consommation d’alcool et de cannabis à 18 ans, alors qu’elle quitte le nid familial dans un contexte difficile. Elle devient danseuse nue et consomme alcool et drogues à tous les jours. À 19 ans, elle commence à consommer de la cocaïne par voie intraveineuse et se retrouve à Toronto. Une amie rencontrée là-bas l’initie à la prostitution. Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 97 Drogues et sexualité Son parcours de prostitution se termine lorsqu’elle rencontre un amoureux vendeur de drogues. Comme celui-ci est contre la consommation de crystal meth (amphétamine), il l’aide à diminuer sa consommation. Par la suite, le métier de danseuse nue, le milieu associé à ce métier surtout, et la présence d’amoureux vendeurs de drogues sont les deux principaux facteurs qui influencent les variations de sa trajectoire de toxicomanie. Au moment de notre entrevue, à 46 ans, après plusieurs épisodes de traitement, elle se bat toujours avec ses problèmes d’alcool et de drogues qui, par ailleurs, sont beaucoup moins graves qu’auparavant. Le récit de vie de Patricia illustre comment les relations amoureuses peuvent être perçues comme une influence déter minante au plan de la trajectoire toxicomane. Comme plusieurs autres participantes, ses amoureux sont des vendeurs de drogues. L’étude de Lecavalier (1992, citée dans Brochu, 2006) auprès de femmes cocaïnomanes en traitement permet également de bien documenter comment ces échanges sexe-drogues sont communs et considérés normaux par celles-ci. Pour Patricia, la prostitution permet de façon temporaire de combler son besoin de drogues alors qu’elle se trouve sans amoureux et sans ressource. L’expérience de la maternité : de multiples facettes Parmi les six participantes, cinq sont devenues mères. L’influence de cette expérience diffère selon les récits. Pour Hélèna et Nina, le placement de leur enfant, très peu de temps après la naissance, est associé à une aggravation rapide de leur trajectoire toxicomane. À la suite de cette aggravation, l’une s’initie à la prostitution alors que l’autre recommence à se prostituer. Ce placement représente un rêve brisé et une désillusion. Quant à Ursula, elle éprouve également des diffi cultés par rapport à son rôle de mère à la suite de la naissance de son enfant, dans un contexte de rupture amoureuse. Elle recommence à consommer de la cocaïne et fait garder son enfant 98 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Trajectoires de femmes toxicomanes par sa mère toute la semaine prétextant travailler dans les bars. En fait, elle commence à travailler comme escorte. Elle ne se sent pas capable de s’occuper de son enfant qu’elle laisse pour des périodes de plus en plus longues chez sa mère alors que sa consommation de cocaïne devient de plus en plus grande. Quant au récit de Réjeanne, celui-ci illustre plutôt comment les femmes déjà engagées dans une trajectoire marquée par la consommation de drogues dures et la prostitution peuvent difficilement faire face à l’expérience de maternité qui survient de façon imprévue. Celle-ci constate sa grossesse à 24 ans lorsqu’elle se fait arrêter par la police alors qu’elle fume intensivement de la cocaïne (freebase) depuis trois mois, dans ce qu’on appelle un crack house. La prostitution fait alors déjà partie de son mode de vie. C’est dans ce contexte qu’elle est obligée d’aller en traitement. Son enfant est placé à la naissance. Selon son récit, sa trajectoire toxicomane s’est maintenue et s’est même aggravée à la suite de ces événements. Cependant, contrairement aux autres femmes, elle ne fait aucun lien entre sa consommation d’alcool et de drogue et son expérience de la maternité. Enfin, pour Ophélie, son enfant représente un élément majeur de sa vie qui contribue à sa réadaptation et à sa motivation pour maintenir ses efforts à s’en sortir. Au moment de l’entrevue, elle vient d’accoucher depuis un mois. Depuis deux ans, elle est sous méthadone et abstinente de toute autre substance. Cependant, elle reconnaît qu’elle vit une situation de vulnérabilité, car son conjoint cocaïnomane est en rechute. Ursula, par ailleurs, fait beaucoup d’efforts pour freiner sa consommation de cocaïne. Elle attribue sa motivation à son rôle de mère. Cependant, elle ne demande pas de services, par peur des réactions de sa famille et de son conjoint à qui elle cache sa consommation. Le fait d’avoir un enfant est à la fois associé à une motivation de se sortir de la toxicomanie – et de la prostitution – tout en étant un facteur associé aux rechutes et à une aggravation de la Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 99 Drogues et sexualité trajectoire toxicomane. Une plus large étude auprès de l’ensemble des 21 femmes toxicomanes en traitement en vient aux mêmes conclusions (Bertrand, 2004 ; Bertrand, Allard, Ménard et Nadeau, sous presse). Dans son étude sur 54 mères toxicomanes, Guyon et ses collaboratrices (Guyon, De Koninck, Morissette, Ostoj et Marsh, 2002) dressent également le même constat. Le défi de l’accessibilité aux services Pour la majorité des participantes, le premier contact avec les services s’est fait dans un contexte de crise alors qu’elles faisaient encore de la prostitution. La prostitution en elle-même contribue à susciter cet état de crise, tellement elle est vécue difficilement. C’est d’ailleurs le cas des jeunes prostituées de rue, de l’étude de Kid et Krall (2002), ces dernières relient leur tentative de suicide à leur expérience de prostitution. La crise découle habituellement des conséquences de la dépendance aux substances, avec ses conséquences sur la santé physique et la prostitution. En effet, certaines participantes se représentent la prostitution comme une conséquence de la toxicomanie qui finit par devenir intolérable. Ce vécu est alors associé à un déclen cheur d’une demande de services, comme Hélèna le raconte : « Un moment donné dans le temps de Noël, j’ai appelé pis j’ai dit ça va faire, j’veux rentrer (…). J’tais tannée de me geler au coin de la rue pis de faire ça à mes parents (…) Non, non, c’est pas pour ma mère que je suis rentrée (en traitement), c’est parce que j’étais tannée de faire de la prostitution. Pis dans le temps des fêtes, c’est encore plus dur, y’a pas de client, j’me suis découragée, j’me suis dis, c’est pas une vie ça. » Comme le récit d’Ophélie l’illustre, l’accès aux services des femmes qui font de la prostitution est habituellement accidentel, résultant d’un contact avec les salles d’urgence ou avec le système de justice (Arnold, Stewart et McNeece, 2000) : 100 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Trajectoires de femmes toxicomanes « J’suis tombée vraiment ben malade (…) je suis tombée sur un cold turkey débile, et j’me suis ramassée à l’hôpital (…) quand je suis sortie de l’hôpital, j’ai décidé d’aller en thérapie. » Pour Ophélie comme pour Hélèna, la réaction des proches par rapport à leur état rend le déni encore plus difficile et con tribue à déclencher la décision d’aller chercher de l’aide : « Parce que mon père, je l’aime, et quand il m’a vue, j’étais maigre, maigre, j’pesais 97 livres (…) et il s’est mis à pleurer (…) c’est rare qu’il extériorise quelque chose. C’est venu me pogner ben ben loin. À ce momentlà, j’ai décidé. J’rends ben du monde malheureux et j’suis malheureuse… moi j’ai dit j’vas m’en aller en thérapie. » (Ophélie) Dans la plupart des cas, lorsque les participantes entrepren nent un traitement à la suite d’une situation de crise, des proches ont facilité la demande d’aide : « La dernière année que j’me suis piquée, quand j’suis rentrée en désintox, il était temps, elle (sa mère) en avait plein son casque. Mais c’est pas elle qui m’a poussée dans le dos, mais elle m’avait pris mon rendez-vous pis c’est moi qui a appelé. Elle était sur l’autre ligne pis c’est moi qui a fait avancer mon rendez-vous. » (Hélèna) Pour deux autres participantes, c’est principalement ce lien de confiance avec un professionnel de la santé qui facilite l’accès à un traitement, alors qu’elles sont isolées et n’ont pas de soutien social. Nina raconte : « J’passais des trois, quatre, cinq jours sans dormir parce que j’avais pas de place pour aller dormir (…) j’me suis ramassée dans la rue pis c’est là que Monique m’a ramassée (intervenante de rue). Monique a été mon sauveur une couple de fois (…). J’pensais que c’tait une Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 101 Drogues et sexualité police ou une espionne (…) j’fermais ma gueule, j’avais pas confiance. Quand j’suis tombée malade, j’avais pu de place, elle m’a tendu la main pis j’ai essayé d’y faire confiance un petit peu. » Un peu plus tard, elle décidera de faire confiance à un médecin de l’urgence, à la suite de nombreuses admissions : « C’tait un docteur qui m’avait donné une p’tite carte. (…) Sur la petite carte, il y avait un châssis, une fenêtre et il y avait une croix dans le milieu et il y avait un soleil au travers. » Quant à Patricia, c’est un grave épisode de violence conju gale qui la mène dans une maison d’hébergement pour femmes violentées. Cette ressource l’aidera à faire les démarches pour entreprendre un traitement dans un centre de réadaptation pour personnes toxicomanes. Dans tous ces cas, ce soutien de la part de proches ou de professionnels semble essentiel pour permettre à ces femmes d’actualiser leur décision de s’en sortir qui, elle, est très person nelle. Plusieurs soulignent d’ailleurs l’importance de prendre cette décision par elles-mêmes. Par ailleurs, elles sont conscientes au moment de l’entrevue que leur difficulté à reconnaître leur problème et à se sentir prêtes et motivées à changer a constitué un obstacle à leur démarche de réadaptation, et ce, de façon plus marquée que pour l’ensemble des 21 participantes. Il faut noter que ces six participantes sont caractérisées par une dépendance à des drogues dures, ce qui n’est pas le cas de la majorité des autres participantes. Par ailleurs, l’IGT abrégé de recherche et les récits de vie permettent d’établir que sur le plan de la gravité de leurs problèmes de consommation, l’état de cinq des six participantes s’est amélioré. Parmi ces cinq dernières, au moment de l’entrevue de recherche, aucune n’avait consommé d’héroïne ni de drogues par voie intraveineuse dans le dernier mois. Deux participantes sont abstinentes d’alcool et de drogues 102 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Trajectoires de femmes toxicomanes depuis une période variant entre deux et cinq ans, si on exclut la méthadone pour l’une et les antidépresseurs pour l’autre. Ainsi, pour qu’un contact avec des services de crise puisse résulter en une démarche thérapeutique significative, certains ingrédients doivent être présents. Pour nos participantes, le soutien, que ce soit de la part de proches ou de professionnels, est l’ingrédient clé qui permet d’actualiser la décision de s’en sortir. Le fait de s’approprier la décision de changer est l’autre facteur significatif. Même si l’amélioration est plus ou moins marquée chez nos participantes, elle signale un progrès. Conclusion Les résultats de cette étude exploratoire permettent de conclure sur quelques recommandations cliniques visant à améliorer nos services auprès des femmes toxicomanes qui ont un vécu de prostitution. D’abord, il importe de mettre en place des réseaux intégrés de services (Santé Canada, 2002) adaptés aux multiples problématiques que vit ce sous-groupe de femmes : 1) des corridors de services entre les différentes ressources de crise, incluant les services d’urgence des hôpitaux et les centres de réadaptation en toxicomanie ; 2) des services d’hébergement pour stabiliser l’état de crise, à la fois physique et psychosociale ; 3) des contacts personnalisés avec un professionnel qui assure la continuité et l’accessibilité des services, à partir du premier contact avec un service d’urgence : celui-ci doit cibler la création d’un lien de confiance et une intervention de nature motivationnelle (Miller, 1999) qui favorise le choix du changement malgré les peurs et les obstacles ; Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 103 Drogues et sexualité 4) le recours aux membres de l’entourage, lorsque présents, pour soutenir l’engagement de ces femmes dans une démarche de changement à plus long terme. Il est utile d’être pro-actifs dans nos stratégies pour rejoindre la personne toxicomane et son entourage. Cette recommandation est d’autant plus importante pour les femmes toxicomanes prostituées étant donné leur méfiance ainsi que leur peur d’être jugées et stigmatisées (Nuttbrock et coll., 2004). De plus, la forte prévalence d’abus sexuels chez ces femmes ainsi que leur influence sur leur trajectoire de prostitution et de toxicomanie souligne l’importance de dépister et d’intervenir adéquatement en regard de cette problématique. Enfin, une évaluation juste et individualisée du type de trajectoires de prostitution et de toxicomanie de ces femmes s’avère essentielle pour cibler et prioriser adéquatement les objectifs de traitement. Par exemple, certaines se représentent la prostitution comme étant un élément central de leur identité les ayant aidées à survivre. D’autres la perçoivent comme un dernier recours, comme l’atteinte du « fond du baril ». L’intervention doit tenir compte de ces différentes représentations. En somme, malgré les limites inhérentes aux études en profondeur portant sur un petit nombre de cas, les histoires de vie de ces femmes nous permettent d’améliorer notre com préhension de leur parcours de vie et de leurs besoins. De fait, le récit de ces femmes nous permet de dépasser les aspects moraux liés à la prostitution pour en comprendre le sens. Le Conseil du statut de la femme du Québec (2002) soulignait le peu de données sur le phénomène de la prostitution, notamment étant donné sa clandestinité le rendant plus difficile à étudier. En ce sens, les résultats de notre étude permettent de guider notre réflexion qui doit cependant être poursuivie. 104 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Trajectoires de femmes toxicomanes Références Arnold, E.M., Stewart, J.C., & McNeece, C.A. (2000). « The psychosocial needs od street-walking prostitutes: Perspectives from a case management program ». 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Montréal Correspondance Courriel : [email protected] Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, pp. 111-133 111 Drogues et sexualité Résumé La consommation de drogues récréatives telles que l’ecstasy renvoie à plusieurs fonctions sociales et peut s’inscrire dans une quête d’expériences érotiques amplifiées. Plusieurs études, majoritairement réalisées selon une perspective quantitative, ont ainsi permis de saisir l’influence de cette substance sur les différentes dimensions de la réponse sexuelle, qui se voit modulée de façons diverses. Peu de recherches sur cette problématique ont été effectuées au Québec. Notre recherche exploratoire vise à dégager, à partir d’une approche qualitative, les facettes de la réponse sexuelle et du vécu psychosexuel d’utilisateurs d’ecstasy. Vingt-sept hommes et femmes d’origine québé coise, interrogés via Internet, ont répondu à une question ouverte portant sur les usages de l’ecstasy et la sexualité. L’analyse des discours permet de mettre en évidence les dimensions de sociabilité de l’ecstasy et ses effets multiples et variables sur l’expérience sexuelle et ses fonctions désinhibitrices qui favorisent l’exploration de nouvelles pratiques sexuelles. Il serait important de mener d’autres études qui tiennent compte des niveaux de consommation de l’ecstasy et d’autres drogues sur les modulations de la réponse sexuelle et sur leurs effets à long terme sur la sexualité. Mots-clés : Québec, ecstasy, sensualité, sexualité, réponse sexuelle, satisfaction 112 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Ecstasy et sexualité Ecstasy and sexuality: an exploratory study in Quebec Abstract The use of recreational drugs like ecstasy fulfills several social functions and can be linked to the quest of enhanced erotic experiences. Many studies, using mainly a quantitative perspective, were realized among ecstasy users in order to better understand the influence of its consumption on their sexual response, which is variably modulated. Few studies on this topic have been realized in Quebec. The main objective of our exploratory study is to highlight the psychosexual experience of some users. Twenty-seven men and women living in Quebec have answered, via Internet, to an open question on ecstasy use and sexuality. The analysis of the discourses shows the importance of the entactogen and empathogen characteristics of ecstasy, its multiple and variable effects on the sexual response as well as its disinhibiting function which contributes to the exploration of new sexual practices. It seems important to conduct other studies, which take into account the levels of consumption of ecstasy and others drugs on the modulations sexual response and on their long term effects on sexuality. Keywords: Quebec, ecstasy, sensuality, sexuality, sexual response, satisfaction Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 113 Drogues et sexualité Éxtasis y sexualidad: un estudio exploratorio en Québec� Resumen El consumo de drogas recreativas como el éxtasis remite a numerosas funciones sociales y puede inscribirse en la búsqueda de la amplificación de las experiencias eróticas. Numerosos estudios, principalmente los que fueron realizados según una perspectiva cuantitativa, han permitido captar la influencia de esta sustancia en las diferentes dimensiones de la respuesta sexual, que se ve modulada de diferentes maneras. En Québec se han llevado a cabo pocas investigaciones sobre esta problemática. Nuestra investigación exploratoria tiene como objetivo destacar, a partir de un enfoque cualitativo, las facetas de la respuesta sexual y de la vivencia psicosexual de los consumidores de éxtasis. Veintisiete hombres y mujeres de origen quebequense, interrogados por Internet, respondieron a una pregunta abierta sobre los usos del éxtasis y la sexualidad. El análisis de las respuestas permite poner en evidencia las dimensiones de sociabilidad del éxtasis y sus efectos múltiples y variables sobre la experiencia sexual, así como sus funciones de desinhibición que favorecen la exploración de nuevas prácticas sexuales. Sería importante llevar a cabo otros estudios que tengan en cuenta los niveles de consumo del éxtasis y de otras drogas sobre las modulaciones de la respuesta sexual y sobre sus efectos a largo plazo en la sexualidad. Palabras clave: Québec, éxtasis, sensualidad, respuesta sexual, satisfacción 114 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Ecstasy et sexualité Introduction Dans le contexte social contemporain, la consommation des drogues récréatives illicites occupe une place de plus en plus significative (Hautefeuille et Véléa, 2002), et ce, plus particulièrement parmi la population de jeunes adultes âgés de 18 à 24 ans (CCLAT, 2005). Ceux-ci ont ainsi accès à de nombreuses substances présentant des effets psychoactifs variés et qui affectent les conduites et les fonctions sexuelles de multiples façons. Parmi ces drogues, la consommation d’ecstasy prend de plus en plus d’ampleur et plusieurs recherches surtout de type quantitatif ont été consacrées à l’étude de ses effets sur la réponse sexuelle. Afin de mieux cerner l’expérience sexuelle associée à cette substance, nous présenterons ici les résultats d’une recherche qualitative exploratoire, menée au Québec auprès de consommateurs d’ecstasy, au sujet de leurs habitudes de consommation et leur vécu psychosexuel. La consommation d’ecstasy Également appelée MDMA, l’ecstasy, une drogue de synthèse qui a une action sur deux neurotransmetteurs importants, la dopamine et la sérotonine, est classée parmi les perturbateurs du système nerveux central (SNC), tout comme le cannabis et ses dérivés, la kétamine, le LSD, le PCP, la mescaline, les champignons magiques, etc. Les substances perturbatrices du SNC agissent sur les fonctions psychiques, en altérant le fonctionnement cérébral, les perceptions, l’humeur et les processus cognitifs (Québec, CPLT, 2001). Les consommateurs d’ecstasy recherchent généralement l’effet psychostimulant et la modification des perceptions sensorielles qui sont associés à cette drogue (Llorens, 2004). Il importe toutefois de mentionner que, Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 115 Drogues et sexualité très souvent, un comprimé inclut plusieurs autres substances à des doses arbitraires. Ainsi, des analyses réalisées par la Gendarmerie royale du Canada sur des comprimés obtenus lors de différentes saisies montrent qu’uniquement 32 % contenaient de l’ecstasy à proprement parler. D’autres substances illicites telles que du PCP, de la kétamine et de la cocaïne ont été retrouvées dans ces mêmes comprimés (Llorens, 2004). De ce fait, il se peut que leurs effets sur la sexualité varient en fonction de la composition chimique des comprimés et il est alors difficile, en dehors d’études expérimentales, de s’assurer de la qualité du produit et des doses exactes. Ces contraintes, auxquelles s’ajoutent celles de l’évaluation des contextes de prise et la dynamique des relations interpersonnelles, peuvent limiter la fiabilité des conclusions des recherches portant sur la sexualité. L’utilisation d’ecstasy Sur le plan épidémiologique, les études canadiennes récentes indiquent une augmentation de l’usage d’ecstasy entre les années 1990 et 2001, qui passe de 0,6 % à 6 %, pour ensuite diminuer à 4 % en 2003 (Gendarmerie royale du Canada, 2005). Les données les plus à jour, obtenues auprès de 13 909 canadiens âgés de 15 ans et plus, dont 1 003 résidents du Québec, permettent d’estimer à 3,7 % la proportion de Québécois ayant consommé de l’ecstasy au moins une fois au cours de leur vie. Ce pourcentage est sensiblement moins élevé que la moyenne canadienne (4,1 %). Le Québec se retrouve toutefois au troisième rang, à égalité avec l’Ontario, mais devancé par la ColombieBritannique (6,5 %) et l’Alberta (5,1 % ; CCLAT, 2004). Cette même étude permet de constater que la consommation d’ecstasy à vie est beaucoup plus importante chez les hommes (5,2 % versus 3,0 %), ainsi que chez les individus âgés de 20 à 24 ans (13,4 %). L’utilisation de cette drogue parmi les 15 à 19 ans est de plus non négligeable (10,1 %). Dans un même ordre 116 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Ecstasy et sexualité d’idées, 1,1 % des répondants ont affirmé avoir consommé de l’ecstasy au cours des 12 derniers mois précédant la tenue de cette enquête. Cette proportion est évaluée à 1,5 % parmi les répondants de sexe masculin et à 0,7 % chez les femmes (CCLAT, 2005). Ecstasy et sociabilité Les études sur l’ecstasy suggèrent que cette drogue joue un rôle important dans la sociabilité des jeunes adultes. Entre autres, la recherche de Gauthier (2001) sur les modes de consommation, réalisée dans la ville de Montréal auprès de 210 hommes et femmes, dont l’âge se situe entre 16 et 32 ans, indique que l’ecstasy est fortement associée aux activités entourant les « raves », événements festifs où les jeunes se regroupent et conjuguent danse, drogues et musique techno, expérimentant des modes de sociabilité associés à des états de conscience modifiés. Dans ce contexte, la consommation d’ecstasy contribuerait à des états euphorisants et la sensation de proximité interpersonnelle serait amplifiée. Ainsi, comme le soulignent Lallemand et Schepens (2002), l’ecstasy « facilite le contact avec soi-même et l’extérieur […], développant l’empathie, la capacité de se mettre dans la peau de l’autre » (p. 142). Les auteurs soulignent également la contribution de l’ecstasy à « l’altération des sens, et singulièrement du toucher. Le goût, l’odorat sont aussi altérés, et de légères distorsions visuelles sont possibles » (p. 143). Cette amplification de la sociabilité peut expliquer l’intérêt pour cette drogue dans le contexte sexuel. Ecstasy et sexualité Les études qui se sont intéressées à la consommation d’ecstasy et à ses effets sur la sexualité ont porté sur deux grandes Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 117 Drogues et sexualité dimensions : les modulations des conduites sexuelles sous l’effet de l’ecstasy et la prise de risques face aux ITS et au VIH/sida. Nous ne retiendrons ici que de la première dimension. Les études ethnographiques menées sur les usages et les effets de l’ecstasy mettent en évidence ses propriétés désinhibitrices qui contribuent à amplifier l’intensité des liens affectifs entre des inconnus et les rapprochements physiques qui ont souvent lieu, sans toutefois nécessairement impliquer une activité sexuelle (Gauthier, 2001 ; Joseph, 2001 ; Lépine et Morrissette, 1999). Comme le rapporte Gauthier (2001), « loin d’être un lieu où l’on drague […] les contacts physiques que l’on observe semblent plutôt de l’ordre de ce que l’on pourrait qualifier de “sensualité non génitale”. S’il demeure possible que les raveurs expérimentent leur sexualité en dehors des raves, l’événement lui-même demeure un lieu où l’activité sexuelle paraît déplacée et où la caresse est encouragée […] plutôt que l’attouchement » (p. 49-50). Néanmoins, plusieurs études ont cerné les dimensions plus directement sexuelles. L’étude qualitative et quantitative de Hammersley et coll. (2001) montre des effets paradoxaux de l’ecstasy sur la sexualité. Ainsi, selon des répondants, la drogue accentue l’importance de la proximité physique ou, au contraire, intervient surtout sur l’intensité de l’expérience sexuelle, avec certaines modulations dépendantes du type et de la qualité de la substance absorbée. Les données quantitatives, quant à elles, suggèrent que l’alcool est plus fortement associé aux activités sexuelles que ne peut l’être l’ecstasy. Leurs analyses suggèrent toutefois que les répondants qui ont une consommation d’ecstasy moyenne mais stable, ainsi que ceux qui ont une forte consommation mais instable, sont plus enclins à avoir des relations sexuelles avec des partenaires occasionnels que les autres catégories d’usagers. Les études plus fines, portant sur les différentes dimen sions des conduites sexuelles, mettent en évidence des effets 118 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Ecstasy et sexualité paradoxaux de l’ecstasy. Si la fréquence des activités sexuelles augmente sous l’effet de l’ecstasy (Solowij et coll., 1992), les autres dimensions sont plus problématiques. Ainsi, sur le plan du désir sexuel, des résultats contradictoires sont rapportés. Si certaines études rapportent une forte augmentation du désir sexuel chez des consommateurs lorsqu’ils sont sous l’effet de cette drogue (Topp et coll., 1999a ; Zemishlany et coll., 2001), d’autres constatent, au contraire, sa diminution (Topp et coll., 1999b). Dans un même ordre d’idées, plusieurs auteurs rapportent une diminution temporaire de la libido, chez 12 à 14 % des consommateurs, dans la période immédiate suivant l’ingestion de cette substance (Topp et coll., 1999a, 1999b ; Parrott et coll., 2001). Les résultats sont aussi divergents lorsque les effets de l’ecstasy sur l’excitation sexuelle sont évalués. Ainsi, Zemishlany et coll. (2001) rapportent une augmentation de l’excitation sexuelle chez 40 % des hommes et 80 % des femmes interrogés. Topp et coll. (1999a), par contre, constatent que 45 % des répondants (30 % des hommes et 15 % des femmes) mentionnent des difficultés sur le plan de l’excitation sexuelle sous l’effet de cette substance. L’ecstasy diminuerait aussi de façon importante la capacité érectile de l’homme (Observatoire français des drogues et des toxicomanies et Institut de recherche en épidémiologie de la pharmacodépendance, 1999 ; Saunders, 1993). Quant à la capacité orgastique, l’étude de Zemishlany et coll. (2001) indique que la majorité des participants rapportait une augmentation de l’intensité des orgasmes, généralement retardés, alors que selon l’étude de Topp et coll. (1999a), 45 % des répondants constataient une diminution de leur capacité à atteindre l’orgasme, et ce, plus fréquemment chez les hommes que chez les femmes. Néanmoins, malgré ces effets, le niveau de satisfaction sexuelle reste cependant très élevé, comme le rapportent Zemishlany et coll. (2001), pour 90 % des hommes et 93 % Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 119 Drogues et sexualité des femmes. Ces tendances rejoignent les données de Topp et coll. (1999a), qui indiquent que 7 % seulement des répondants mentionnaient une diminution de la satisfaction sexuelle lorsqu’ils consommaient de l’ecstasy. En résumé, les recherches présentées mettent en évidence que la prise d’ecstasy a un effet désinhibiteur important chez la majorité des utilisateurs. Cet état favoriserait une sociabilité accrue lors des occasions de consommation. Toutefois, l’impact de cette drogue sur la réponse sexuelle diffère selon les études, montrant que cette substance contribue à des dysfonctions sexuelles même si la satisfaction reste élevée. Dans la per spective ouverte par ce type de travaux, nous avons mené une étude exploratoire au Québec afin de cerner, à partir d’une approche qualitative, les modalités du vécu sexuel d’hommes et de femmes qui consomment de l’ecstasy, ce qui permettra de nuancer les résultats quantitatifs obtenus et contribuer ainsi à ce champ d’études en développement au Canada et au Québec. Méthodologie Profil des répondants Cette recherche qui s’est effectuée en deux temps, entre les mois d’octobre et novembre 2004 et en septembre 2005, a permis de collecter 27 questionnaires et narrations de 16 femmes et de 11 hommes portant sur leur évaluation de leur vécu sexuel lors de la consommation d’ecstasy. Au moment de l’étude, 29,6 % étaient âgés entre 18 et 25 ans, 59,3 % entre 26 et 35 ans et 11,1 % avaient entre 36 et 45 ans. Quant au niveau de scolarité, près de la moitié des répondants (40,7 %) avait une formation de niveau universitaire (baccalauréat), les femmes ayant un niveau d’éducation sensiblement plus élevé que celui des hommes (tableau 1). 120 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Ecstasy et sexualité Tableau 1 : Caractéristiques sociodémographiques Catégorie d’âge 18 à 25 ans 26 à 35 ans 36 à 45 ans Femmes (n = 16) Hommes (n = 11) Total (n = 27) 7 (43,75 %) 1 (9,10 %) 8 (29,60 %) 8 (50,00 %) 8 (72,70 %) 16 (59,30 %) 1 (6,25 %) 2 (18,20 %) 3 (11,10 %) Niveau de scolarité complété DES/DEP 3 (18,75 %) 5 (45,40 %) 8 (29,60 %) DEC 3 (18,75 %) - 3 (11,10 %) Baccalauréat 7 (43,75 %) 4 (36,40 %) 11 (40,70 %) Maîtrise 3 (18,75 %) 2 (18,20 %) 5 (18,50 %) Collecte des données Afin de recueillir des témoignages sur la sexualité et la consommation d’ecstasy de même que sur le vécu psychosexuel des consommateurs, l’approche privilégiée s’est inspirée d’une méthodologie basée sur l’utilisation du courrier électronique comme mode de collecte d’entretiens ou de narrations touchant le domaine psychosocial (Olivero et Lundt, 2004). Ainsi, dans un premier temps, une lettre a été adressée par la chercheuse, via le courrier électronique, à toutes les personnes composant son carnet d’adresses. Cette lettre comprenait des informations sur le but de la recherche, ainsi que les exigences éthiques rattachées à la confidentialité et à l’anonymat. De plus, un formulaire de consentement était joint, confirmant l’acceptation de la personne répondante à l’utilisation de ses réponses par l’apposition d’un X à la fin du questionnaire complété. Les membres du réseau étaient conviés à transmettre cette information à leur propre réseau de connaissances afin d’élargir le bassin de répondants. Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 121 Drogues et sexualité Tous étaient invités à retourner le questionnaire à l’adresse de courrier électronique de la chercheuse. Afin de préserver l’anonymat des répondants, dès la réception du questionnaire, l’adresse de courrier électronique des répondants était éliminée. Par la suite, un code numérique était attribué au questionnaire, en tenant compte du sexe du répondant et de l’ordre de réception des questionnaires. À cause des limites dans la constitution de l’échantillon et des biais dans le taux de réponses, ces résultats ont une valeur exploratoire, d’autant que cette approche méthodologique se fonde sur l’analyse du texte fourni par les participants, sans pouvoir approfondir le contenu comme c’est le cas dans le contexte d’entrevues plus élaborées, ce qui empêche d’assurer l’atteinte d’une saturation. Par ailleurs, les modes de polyconsommation n’ont pas été évalués précisément, ce qui peut aussi intervenir sur les modulations de la sexualité. Le questionnaire sociodémographique comprenait les questions à choix multiples suivantes : sexe, âge, niveau de scolarité, fréquence de consommation d’ecstasy depuis les six derniers mois, nombre moyen de comprimés consommés à chaque occasion et contextes de consommation. La question ouverte visant à cerner les enjeux sexuels était la suivante : « Quelle influence a l’ecstasy sur la façon de vivre votre sexualité (masculinité/féminité, relations interpersonnelles, érotisme) lorsque vous en avez consommé ? » Les participants avaient une totale liberté quant à la longueur de la longueur de leur réponse. Les données qualitatives ont été catégorisées, en fonction des thèmes saillants (influence sur la sociabilité sexuelle, états de conscience modifiés, types d’activités sexuelles, fréquence et intensité des relations, réponse orgastique, développement des compétences, malaises psychologiques et physiques) et codifiées à l’aide du logiciel Atlas.ti 5.0. 122 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Ecstasy et sexualité Résultats Profil de consommation des répondants Selon les données recueillies, 74,1 % des répondants ont consommé de l’ecstasy moins de cinq fois durant les six mois précédant l’étude. Les différences entre les hommes et les femmes sont très réduites (respectivement 75,0 % et 72,7 %). La fréquence de consommation durant cette même période laisse paraître les tendances suivantes : la consommation élevée d’ecstasy (cinq fois ou plus) est le fait d’un nombre minime de répondants. Ainsi, quatre répondants disent avoir consommé de l’ecstasy entre cinq et dix fois, deux en ont pris entre 11 et 15 fois au cours de la même période. Un seul répondant mentionne en avoir consommé plus de 20 fois durant les six derniers mois. Le nombre de comprimés ingérés à chaque occasion montre la distribution suivante : un peu plus de la moitié des répondants (51,9 %) mentionne consommer un seul comprimé chaque fois, alors que 44,4 % disent en prendre deux ou trois en moyenne. Un seul participant mentionne en prendre plus de trois comprimés à toutes les occasions. Les contextes de consommation sont multiples, les plus fréquents pour les répondants étant la participation à des raves (59,3 %) et la fréquentation des after hours (51,9 %), des discothèques généralement sans alcool, ouvertes après la fermeture des bars réguliers. Certains consomment également dans des discothèques (14,8 %), alors que 7,4 % prennent parfois de l’ecstasy à leur domicile. Une minorité en a consommé lors d’occasions spéciales, telles que la fierté gaie (6,25 %) et dans un bar thématique (3,7 %). Un répondant rapportait un usage thérapeutique pour soigner un mal de dos. La majorité des répondants (63 %) en a consommé avec leur partenaire sexuel et 51,9 %, en compagnie d’amis (tableau 2). Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 123 Drogues et sexualité Tableau 2 : Profil de consommation Femmes (n = 16) Hommes (n = 11) Total (n = 27) Fréquence de consommation au cours des 6 derniers mois Moins de 5 fois 12 (75,00 %) 8 (73,0 %) 20 (74,1 %) 5 à 10 fois 2 (12,5 %) 2 (18,0 %) 4 (14,8 %) 11 à 15 fois 2 (12,5 %) - 2 (7,4 %) 16 à 20 fois - - Plus de 20 fois - 1 (9,0 %) 1 (3,7 %) Nombre moyen de comprimés ingérés à chaque occasion 1 10 (62,5 %) 4 (36,4 %) 14 (51,9 %) 2 à 3 6 (37,5 %) 6 (54,6 %) 12 (44,4 %) Plus de 3 - 1 (9,0 %) 1 (3,7 %) Les effets de l’ecstasy sur la sexualité Les récits des répondants indiquent que cette substance influence l’expression de la sexualité. Elle semble de façon générale augmenter la conscience corporelle et les affects tels que le désir sexuel et le plaisir, mais aussi la quête de la tendresse qui devient dominante : « Tout semble être amplifié, que ce soit en ce qui a trait au désir, au plaisir et à l’envie » (Simon) ; « En tant que femme, on se sent plus chaude, plus érotique […]. [ Le] besoin de tendresse [et de] chaleur humaine [sont plus forts]. [L’ecstasy permet] d’exciter nos sens finalement... » (Julie). L’acuité des sens ainsi que la perception des dimensions non verbales dans la communication interpersonnelle sont aussi rapportées, tout comme l’attention aux nuances du lan gage corporel : « Plusieurs petits détails qui sur l’ecstasy sont considérés comme des préliminaires passeraient presque complètement inaperçus à jeun. Par exemple, un regard, un 124 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Ecstasy et sexualité effleurement additionné d’un regard. C’est un peu difficile à décrire, mais c’est comme si la personne communiquait beaucoup par des gestes simples et sans paroles » (AnnieClaude). Ces réactions semblent toutefois modulées par les relations interpersonnelles et les objectifs de la rencontre pour suivis : « L’ecstasy demeure une drogue très érotique, mais tout dépend qui sont les personnes présentes et les buts de chacun » (Amélie). La sensualité est aussi accrue et s’accompagne d’une sensi bilité épidermique qui favorise le rapprochement physique et sensuel. Plusieurs répondants, hommes et femmes, rapportent ainsi une prédilection pour les pratiques érotiques qui renvoient à la dimension tactile (toucher, caresses, massages), de façon mutuelle ou réciproque, et qui peuvent se prolonger dans le temps sans créer de satiation ou d’ennui : « En ce qui me concerne, il y avait une plus grande érotisation lors de mes rapports. En d’autres termes, l’important n’était pas le plaisir sexuel en soi, mais plus la compagnie de l’autre personne » (Julien) ; « On a envie de se faire toucher, de se sentir désirée... La tendresse est de mise, la douceur des caresses » (Julie) ; « J’aime coller, caresser, masser, et cela, sans me tanner » (Stéphane) ; « Beaucoup plus de sensualité. Même des fois, on ne baisait pas. Juste se faire caresser te donne un feeling extra. On s’huilait tout le corps. On pouvait passer des heures à se caresser » (Andrew) ; « Ce n’est pas la pénétration qui me fait vibrer, mais davantage l’exploration de toute la surface recouverte de peau » (Tina). Cet abandon corporel où la sensibilité épidermique domine s’accompagne par ailleurs d’une réduction des inhibitions sexuelles, ce qui contribue à une liberté dans l’exploration de nouvelles expériences érotiques plus poussées : « Lors de la consommation d’ecstasy, j’ai remarqué une disparition des barrières psychologiques et des préjugés concernant la sexualité » (Julien) ; « Lors de la consommation d’ecstasy, j’ai Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 125 Drogues et sexualité vécu ma sexualité avec une plus grande ouverture d’esprit. J’ai essayé plusieurs trucs qui ne m’ont pas laissée indifférente » (Marie-Ève) ; « Lorsque j’ai des rapports sexuels sur l’ecstasy, on dirait que je n’ai presque plus de tabous, je suis très à l’aise et j’ai le goût de tout essayer » (Michèle). L’ecstasy contribue ainsi à réduire les barrières physiques et les sentiments de gêne, favorisant pour certains des relations à plusieurs dans un contexte sensuel, y compris entre hommes : « [C’est] une façon pour moi de redécouvrir le charme invincible du baiser, du massage à plusieurs individus et à plusieurs mains, une avenue permettant à un couple ou à des individus consentant d’explorer l’univers inépuisable des sens » (Tina) ; « [L’ecstasy] inhibe de façon marquée ma gêne ainsi que la façon dont je pourrais normalement me sentir vis-à-vis le massage, les attouchements ou les activités sexuelles ou à caractère sexuel entre plusieurs personnes. […] Bien que n’ayant aucun effet sur mon désir sexuel en ce qui concerne les hommes, je me sens tout à fait à l’aise de masser/toucher ou de recevoir des massages d’autres hommes » (Simon). La fréquence des relations sexuelles sous l’effet de l’ecstasy semble également augmenter, tout comme la multiplicité des partenaires, alors que de nouveaux plateaux d’intensité sexuelle peuvent être expérimentés : « Mes relations interpersonnelles ont du coup changé. Je me suis mis à fréquenter la communauté des raves, faire l’amour un peu partout, avec un peu n’importe qui » (Jean) ; « Les moments plus génitaux de la sexualité sont aussi vécus plus intensément » (Annie-Claude). Des pratiques considérées comme déplaisantes dans des conditions normales prennent pour plusieurs répondants une importance marquée, en particulier chez les femmes qui peuvent dans certains cas expérimenter des pratiques sexuelles plus extrêmes comme le fisting : « Ordinairement, je n’aime pas le cunnilingus, mais sur l’ecstasy, j’adore ça, je ne suis plus capable 126 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Ecstasy et sexualité de m’en passer […] Ce qui est tout le contraire de mes relations sexuelles sans drogue » (Danielle) ; « Une pratique sexuelle que je ne ferais pas à jeun est le “fisting”. Je n’ai jamais eu de fan tasme là-dessus avant de l’avoir essayé par hasard dans une soirée d’E[cstasy] au début de ma relation. Je croyais qu’aucune femme ne pouvait vraiment aimer cela et que je n’étais pas une fille comme ça. J’ai été la première surprise ! Ce que j’aime c’est que c’est difficile physiquement et mentalement et que ça exige un fin équilibre entre la maîtrise de soi et le laisser-aller. J’aime aussi la durée de temps plus prolongée que le “fisting” exige » (Katy). Les expériences sexuelles sous l’effet de l’ecstasy contribuent, chez plusieurs répondantes à la découverte et à l’acquisition de nouvelles compétences personnelles sur le plan des stratégies de séduction et de l’affirmation de la féminité qui deviennent alors intégrées aux scénarios sexuels quotidiens : « Depuis ces “sexpériences”, j’ai appris à me sentir désirable, attirante, sexy et femme ! » (Tina) ; « J’ai essayé plusieurs trucs qui ne m’ont pas laissée indifférente et que je peux répéter par la suite dans ma sexualité de tous les jours » (Marie-Ève). Pour plusieurs répondants, la réponse orgastique s’est ampli fiée et les femmes rapportent vivre des orgasmes multiples et intenses : « Je dirais que les préliminaires eux-mêmes nous mènent à des orgasmes multiples » (Tina) ; « [J’ai obtenu] des orgasmes hyper intenses et à répétition » (Catherine). Dans cette perspective, l’usage de l’ecstasy semble contribuer à améliorer la vie sexuelle et la rendre plus satisfaisante : « Le Nirvana sexuel quoi ! » (Catherine) ; « Ma partenaire et moi adorons faire l’amour sous l’effet de l’E[cstasy] » (William). À côté de ces effets positifs, d’autres plus problématiques sont relatés. Ainsi, pour certains, l’orgasme semble peu affecté, toutefois, des hommes rapportent des difficultés à l’atteindre : « Si j’avais [des relations sexuelles], j’avais beaucoup de difficulté à venir » (Andrew) ; ou font état d’une atténuation Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 127 Drogues et sexualité passagère de la réponse érectile attribuée à la composition du comprimé d’ecstasy ingéré. À la suite d’activités sexuelles trop intenses, des répondants, hommes et femmes, font mention de blessures et des douleurs génitales, qui peuvent les affecter pour un temps, sans remettre cependant toujours en question leur motivation à consommer de l’ecstasy : « Ça ne me dérange pas d’avoir mal quatre-cinq jours à la suite d’une soirée de sexe extrême. Au contraire, ça me ramène à la soirée et me fait sourire de plaisir. Je donne des jours off à mon corps et commence à fantasmer à la prochaine soirée dans environ cinq mois. Je ne compte pas m’ennuyer de ce côté d’ici là non plus » (Katy) ; « Sauf au réveil. J’ai senti une irritation du pénis : Une semaine irrité donc très sensible, aucune relation possible » (Sébastien). Des malaises psychologiques à la suite d’expériences sexuelles sous l’effet de l’ecstasy peuvent aussi être expérimentés, des sentiments de vacuité pouvant succéder aux états de conscience altérés provoqués par l’ecstasy : « Cependant, au réveil, il y a toujours la même rengaine, une sensation superficielle et irréelle. C’est comme si nous avions été des imposteurs tout au long de notre relation sexuelle ou plutôt de notre relation sensuelle. Pendant le trip, on se sent les tops. Mais après, on feel un peu cheap et surtout ordinaire » (André). Des activités sexuelles excessives, comme le rapporte une répondante, peuvent finir par créer une aversion à leur endroit et contribuer à une réorientation de la vie sexuelle vers des formes jugées moins superficielles et plus intimes : « Sérieusement, des trips [sexuels] j’en ai fait en masse. Ça ne me tente plus de finir mes fins de soirée à [avoir des relations] à trois ou six, gars et filles. Ça fait au moins cinq ans que je me sens comme ça. Et depuis que j’ai rencontré l’homme de ma vie, j’ai le goût d’essayer la monogamie. J’ai essayé trois, quatre fois des trips à trois avec lui… Mais ça ne me tente plus de le partager avec toutes mes amies ou vice versa ! » (Katy). 128 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Ecstasy et sexualité Discussion et conclusion Malgré les limites méthodologiques de cette recherche qui se veut exploratoire (recrutement par boule de neige et analyse de récits reçus sur Internet à partir d’une question de départ), il est possible de dégager à partir de l’analyse de ces témoignages des convergences avec les études effectuées dans d’autres contextes. La consommation d’ecstasy s’effectue ainsi dans plusieurs contextes, mais en particulier dans celui des raves où il joue un rôle de sociabilité importante (Gauthier, 2001). Pour la majorité des répondants, son usage renvoie à l’ingestion d’un comprimé à chaque occasion et dans les six mois précédant l’étude, la fréquence était de cinq prises ou moins, ce qui suggère que cette substance est consommée de façon intermittente et à des occasions plutôt ritualisées. Tout comme le rapportent Gauthier (2001), Joseph (2001), Lallemand et Schepens (2002) et Lépine et Morrissette, (1999), l’ecstasy, chez nos répondants, contribue à réduire les inhibitions interpersonnelles et sexuelles, et amplifie les composantes sensuelles de la rencontre sexuelle. La communication interpersonnelle se fonde ainsi sur des activités fondées sur le toucher, les caresses ou le massage. Les dimensions sexuelles et génitales ne sont cependant pas absentes et plusieurs répondants rapportent l’élargissement du registre de leurs pratiques sexuelles sous l’influence de l’ecstasy et la mise en place de nouveaux scénarios sexuels. Le désir et l’excitation sexuelle semblent aussi amplifiés, ce qui rejoint les conclusions de Topp et coll. (1999a) et de Zemishlany et coll. (2001). Quant à la réponse orgastique, comme le constatent ces derniers auteurs, elle semble aussi augmentée chez nos répondantes alors que quelques hommes rapportent, dans certains cas, des troubles de l’érection et de l’éjaculation. La fréquence des relations sexuelles est aussi augmentée pour quelques répondants et le niveau de satisfaction liée aux activités sexuelles et sensuelles est élevé pour plusieurs, ce qui rejoint les conclusions des travaux de Solowij et coll. (1992), Topp et coll. (1999a) et Zemishlany et coll. (2001). Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 129 Drogues et sexualité Nos données font cependant apparaître des dimensions qui ne sont pas rapportées dans les recherches sur l’ecstasy. En effet, à la suite des activités sexuelles trop intenses, des répondants rapportent des inconvénients physiques touchant les zones génitales (blessures, douleurs) qui peuvent affecter leur bien-être sexuel pour des périodes plus ou moins longues. Il serait important, dans des recherches ultérieures, de mieux cerner ces répercussions à court et à long terme. Les effets d’aversion liés à une trop grande participation à des activités sexuelles demanderaient aussi à être mieux évalués. Une autre dimension à explorer de façon plus approfondie porte sur les stratégies de protection contre les infections transmissibles sexuellement et le VIH/sida. Comme le suggèrent plusieurs études, réalisées surtout auprès de populations d’hommes d’orientation homosexuelle consommant de l’ecstasy (Klitzman et coll., 2000, 2002 ; Mattison et coll., 2001), la fréquence d’utilisation de cette drogue avait une influence sur l’adoption de comportements sexuels à risque. Dans notre étude, la question de la prévention a été très peu soulevée et les rares répondants qui en font mention disent bien se protéger. Il serait aussi important de mieux cerner les effets de l’orientation sexuelle et de l’origine ethnoculturelle sur ces configurations, tout comme la durée d’utilisation de cette drogue et d’autres substances, de même que les modes de polyconsommation que quelques répondants ont mentionnés, pouvant influencer les réactions sexuelles. Ces études complémentaires permettraient de développer des interventions mieux ciblées, visant à promouvoir le maintien d’une santé sexuelle parmi la population de consommateurs d’ecstasy. La discussion des enjeux importants qui sont liés à la consommation de cette substance à court et long terme permettrait aux usagers actuels et potentiels, en particulier les adolescents et les jeunes adultes, de mieux cerner l’influence de l’ecstasy sur le vécu sexuel et d’en évaluer les risques de façon plus exacte. 130 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Ecstasy et sexualité Références Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies (CCLAT). (2004). Enquête sur les toxicomanies au Canada (ETC) : Une enquête nationale sur la consommation d’alcool et d’autres drogues par les Canadiens. La prévalence de l’usage et les méfaits. Points saillants. Ottawa : CCLAT. Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies (CCLAT). (2005). Enquête sur les toxicomanies au Canada (ETC) : Une enquête nationale sur la consommation d’alcool et d’autres drogues par les Canadiens. La prévalence de l’usage et les méfaits. Rapport détaillé. Ottawa : CCLAT. 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(1992). « Recreational MDMA use in Sydney: a profile of ‘Ecstasy’ users and their experiences with the drug ». British Journal of Addiction. 87, 8, p. 1161-1172. 132 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Ecstasy et sexualité Topp, L. Hando, J.. Dillon, P. (1999a). « Sexual behaviour of ecstasy users in Sydney, Australia ». Culture Health & Sexuality. 1, 2, p. 147-159. Topp, L., Hando, J., Dillon, P., Roche, A., Solowij, N. (1999b). « Ecstasy use in Australia: patterns of use and associated harms ». Drug and alcohol dependence. 55, p. 105-115. Zemishlany, Z., Aizenberg, D., Weizman, A. (2001). « Subjective effects of MDMA (“Ecstasy”) on human sexual function ». European Psychiatry. 16, 2, p. 127-130. Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 133 L’impact de la consommation de substances psychotropes sur la sexualité d’hommes toxicomanes Éric Landry, M. A., Détenteur d’une maîtrise en sexologie. de l’Université du Québec à Montréal. et candidat au doctorat en neurobiologie. à l’unité de neurosciences. du Centre hospitalier de l’Université Laval Frédérique Courtois, Ph. D., Professeur titulaire au Département de sexologie. de l’Université du Québec à Montréal Correspondance Courriel : [email protected] Courriel : [email protected] Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, pp. 135-160 135 Drogues et sexualité Résumé Les substances psychotropes comme la cocaïne peuvent agir à titre de stimulant sur le système nerveux central et altérer la réponse et les comportements sexuels. Plusieurs études ont suggéré un lien entre les effets de la cocaïne et la sexualité, mais les résultats restent contradictoires entre ses effets positifs et négatifs. Dans cette étude exploratoire, l’impact des substances psychotropes, dont la cocaïne, sur la sexualité a été exploré auprès de 33 participants fréquentant un centre de réadaptation en toxicomanie. Des corrélations ont été effec tuées entre divers aspects de leur consommation, incluant la durée, le mode d’administration, la quantité et la fréquence de leur utili sation et divers aspects de leur sexualité, notamment les fantasmes, la satisfaction sexuelle, les comportements sexuels atypiques et la criminalité. Les résultats montrent des corrélations significatives entre les variables de consommation et celles liées à la satisfaction sexuelle, les comportements atypiques et la criminalité. Plus précisé ment, les résultats suggèrent qu’une augmentation de la durée de consommation ou des quantités absorbées est associée à une diminution de la satisfaction sexuelle, et qu’une augmentation de la durée de consommation ou du mode d’administration à taux d’absorption élevé est associée à un accroissement des comportements sexuels atypiques et des comportements de criminalité. Ces résultats sont interprétés en fonction d’un modèle explicatif qui tente d’intégrer les résultats de l’étude avec ceux parfois contradictoires de la documentation scientifique. Mots-clés : substances psychotropes, cocaïne, satisfaction sexuelle, comportements sexuels atypiques, dysfonctions sexuelles 136 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Impact de la cocaïne sur la sexualité d’hommes toxicomanes The impact of psychotropic drug abuse on the sexuality of men� Abstract Psychotropic drugs such as cocaine can act as a stimulant on the central nervous system and alter sexual responses and behaviour. Several studies have suggested a relation between the effects of cocaine and sexuality ; however, the results remain contradictory in regard to its positive and negative effects. In this exploratory study, the impact of psychotropic drugs, including cocaine, on sexuality was observed among 33 participants who frequent a drug addiction rehabilitation centre. Correlations were made between various aspects of their consumption, including the duration, method of administration, quantity and frequency of their use and various aspects of their sexuality, particularly fantasies, sexual satisfaction, atypical sexual behaviour and criminality. The results show significant correlations between the consumption variable and those related to sexual satisfaction, atypical behaviour and criminality. More specifically, the results suggest that an increase in the duration of the consumption or the quantities absorbed is associated with a decrease in sexual satisfaction, while an increase in the duration of the consummation or method of administration at a high absorption level is associated with an increase in atypical sexual behaviour and criminality. These results are interpreted according to an explanatory model which attempts to consolidate the results of the study with sometimes contradictory scientific documentation. Keywords: psychotropic drugs, cocaine, sexual satisfaction, atypical sexual behaviour, sexual dysfunction Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 137 Drogues et sexualité El impacto del consumo de sustancias psicotrópicas en la sexualidad de hombres toxicómanos Resumen Las sustancias psicotrópicas como la cocaína pueden actuar como estimulantes del sistema nervioso central y alterar la respuesta y los comportamientos sexuales. Numerosos estudios han sugerido un vínculo entre los efectos de la cocaína y la sexualidad, pero los resultados son aún contradictorios entre sus efectos positivos y negativos. En este estudio exploratorio sobre la sexualidad, se ha analizado el impacto de sustancias psicotrópicas, entre ellas la cocaína, en 33 participantes que frecuentan un centro de readaptación de toxicomanía. Se han establecido correlaciones entre diversos aspectos de sus hábitos de consumo, incluyendo la duración, el modo de administración, la cantidad y la frecuencia de su uso y diferentes aspectos de su sexualidad, principalmente los fantasmas, la satisfacción sexual, los comportamientos atípicos y la criminalidad. Los resultados indican correlaciones significativas entre las variables de consumo y las que están ligadas a la satisfacción sexual, los comportamientos atípicos y la criminalidad. Más precisamente, los resultados sugieren que un aumento en la duración del consumo o en las cantidades absorbidas está asociada a una disminución de la satisfacción sexual y que un aumento de la duración del consumo o del modo de administración a un porcentaje elevado de absorción está relacionado con un aumento de los comportamientos sexuales atípicos y de los comportamientos de criminalidad. Estos resultados se interpretan en función de un modelo explicativo que trata de integrar los resultados del estudio con los de la documentación científica, a veces contradictorios. Palabras clave: sustancias psicotrópicas, cocaína, satisfacción sexual, comportamientos atípicos, disfunciones sexuales 138 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Impact de la cocaïne sur la sexualité d’hommes toxicomanes Introduction L’effet des substances psychotropes sur la sexualité a surtout été étudié en lien avec les comportements à risque de transmission des maladies, en particulier le SIDA et l’hépatite C (par ex. Buchanan et coll., 2006 ; McCoy, et coll., 2006 ; Reback et coll., 2007 ; Rich et coll., 2006). Plus rares sont les études qui ont examiné l’effet des substances sur la satisfaction ou les réponses sexuelles. Les études fondamentales chez l’animal suggèrent pourtant que les substances psychotropes comme la cocaïne peuvent moduler les centres du plaisir et les centres de la motivation et amener un animal à adopter des comportements d’hypersexualité motivés par la quête de plaisir (Di Chiara et coll., 2004 ; Ettenberg et coll., 1982 ; Kahlig et Galli, 2003 ; Koob et coll., 1987 ; Mucha et coll., 1982 ; Yokel et Wise, 1975). Transposés à l’humain, ces résultats pourraient suggérer que les substances psychotropes influencent positivement la sexualité, augmentent le plaisir et favorisent l’adoption de comportements non conformes, voire atypiques. Certaines études appuient l’idée d’un effet excitateur des substances psychotropes sur la sexualité, mais d’autres soulignent ses effets négatifs qui pourraient être liés à l’émergence de conditions psychiatriques (Clayton, 2001 ; Cooper et coll., 1996 ; Feldman et coll., 1996) elles-mêmes favorisant l’émergence de difficultés sexuelles (Brady et coll., 1991 ; Retterstol et Opjordsmoen, 1991 ; Satel et coll., 1991 ; Segraves, 1998 ; Soyka, 1995). Parmi les études publiées sur les effets stimulants des substances psychotropes sur la sexualité, les histoires de cas suggèrent que les consommateurs de cocaïne utilisent souvent la drogue comme stimulant sexuel et qu’ils ressentent un plaisir décrit en des termes qui rappellent le plaisir sexuel (Henderson et coll., 1995 ; Hoffman et coll., 1994 ; MacDonald et coll., 1988). Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 139 Drogues et sexualité D’autres auteurs ont associé la consommation de cocaïne à des comportements d’hypersexualité (Siegel, 1982), surtout chez les femmes (Spotts et Shontz, 1980), et certains ont proposé que les utilisateurs de crack associeraient leur consommation à de meilleures chances d’obtenir une relation sexuelle (Weatherby et coll., 1992). Si les études sur l’interaction entre la cocaïne et la sexualité suggèrent dès lors une augmentation du désir ou l’adoption de comportements d’hypersexualité comme un accroissement du type et de la fréquence d’activités sexuelles sous l’effet des substances psychotropes, d’autres recherches associent au contraire la consommation chronique de cocaïne à des troubles sexuels. Miller et Gold (1988) ont ainsi avancé que la consommation à long terme de cocaïne pouvait produire des difficultés érectiles et éjaculatoires chez l’homme et une diminution du désir sexuel. Smith (1982) ainsi que Gold (1997) ont suggéré que les femmes toxicomanes pouvaient développer des difficultés orgasmiques et des troubles du désir. De la même façon, Hoffman et ses collègues (1994) ont décrit des difficultés érectiles chez 63 % d’hommes toxicomanes et des troubles orgasmiques chez 40 % d’hommes et 49 % de femmes toxicomanes. L’étude de Henderson et de ses collègues (1995), sur un plus large échantillon de 100 femmes utilisatrices de crack, a également proposé que le crack n’avait aucun effet positif sur la sexualité, mais qu’il avait au contraire des effets négatifs sur la réponse sexuelle chez plus de la moitié des participantes. Henderson et ses collègues (1995) concluaient ainsi que les dysfonctions sexuelles issues du crack semblaient plus fréquentes que celles issues de la consommation d’alcool. Sur le plan des comportements sexuels, Weatherby et ses collègues (1992) ont montré que les consommateurs de crack avaient des relations sexuelles avec un plus grand nombre de partenaires que la population générale. Si les résultats indiquaient que 75 % des hommes et 74 % des femmes consommateurs de 140 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Impact de la cocaïne sur la sexualité d’hommes toxicomanes crack avaient eu plus de deux partenaires sexuels durant le mois précédant l’étude, 41 % des hommes et 11 % des femmes non consommateurs de crack rapportaient le même type de comportement. Il est ainsi possible d’avancer qu’une interaction entre la cocaïne et la sexualité produit une augmentation du désir sexuel, ou encore qu’une consommation chronique de cocaïne nécessite plus d’argent, pouvant être obtenu par l’offre de services sexuels payés. Le recours à la prostitution permettrait alors à certains toxicomanes de payer leur consommation, ce qui néanmoins augmenterait le risque de propagation de maladies transmises sexuellement et en particulier du VIH (Carlson et Siegal, 1991 ; Inciardi et coll., 1991 ; Logan et coll., 1998). Si les études semblent ainsi associer la consommation de cocaïne à une augmentation du désir et à une diminution de la qualité de la réponse sexuelle, d’autres semblent appuyer l’idée que les consommateurs chroniques tentent de combattre leurs dysfonctions sexuelles en développant un plus grand univers fantasmatique ou des comportements sexuels atypiques pour stimuler davantage leur désir et leur excitation sexuels. Siegel (1982) présente ainsi les cas d’un homme qui nécessite le recours aux fantasmes pour pouvoir conserver son désir sexuel et d’un autre qui ne peut maintenir son érection sans relation sexuelle spécifiquement orale-génitale. Inciardi et ses collègues (1991) décrivent pour leur part des comportements de désinhibitions sexuelles sous l’influence de la cocaïne. Quant à Sunderwirth et ses collègues (1996), ils précisent que des comportements d’exhibitionnisme, de sadisme, fétichisme, voyeurisme peuvent être observés sous l’effet de la cocaïne, de même que la fréquentation de prostituées et l’augmentation de viols en série. Smith (1982) précise qu’à forte dose, la cocaïne pourrait induire des comportements inacceptables pour le consommateur luimême, lesquels pourraient varier de la masturbation compulsive à l’abus sexuel d’enfants. Dans la même veine, Langevin et Lang (1990) précisent que les consommateurs de cocaïne qui ont Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 141 Drogues et sexualité commis des délits sexuels disent avoir ressenti un sentiment de perte de contrôle au moment de l’abus. Il semblerait donc qu’une hausse des dysfonctions sexuelles issues d’une consommation chronique de cocaïne puisse entraîner une plus grande frustration chez les consommateurs. Ces derniers pourraient tenter de compenser leur dysfonction en adoptant des comportements atypiques pour stimuler davantage leur excitation sexuelle et leur capacité orgasmique. L’ensemble de ces études sur les comportements et la réponse sexuelle en lien avec la consommation de substances psychotropes, dont la cocaïne, suggèrent que ces substances peuvent avoir une influence positive sur le désir, mais aussi une influence négative et même inhibitrice sur l’excitation sexuelle et sur l’orgasme. Les contradictions liées à ces phénomènes ont motivé la présente recherche, laquelle se veut une étude exploratoire sur l’impact des substances psychotropes dont la cocaïne sur la sexualité d’hommes toxicomanes. Les effets de la drogue ont été considérés en fonction de la durée et de la fréquence de consommation, de même qu’en fonction de la quantité consommée et du mode d’administration utilisé. Les hypothèses suggèrent qu’une consommation élevée de cocaïne serait corrélée avec une diminution de la fréquence des activités et de la satisfaction sexuelles, ainsi qu’à une augmentation des fantasmes et des comportements sexuels atypiques. Méthodologie Participants L’étude a été effectuée conformément aux exigences du comité d’éthique de l’Université du Québec à Montréal auprès de consommateurs de cocaïne suivis au Centre Dollard-Cormier de Montréal, lequel dessert une clientèle de toxicomanes en besoin 142 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Impact de la cocaïne sur la sexualité d’hommes toxicomanes de réadaptation. Un total de 33 hommes toxicomanes a participé à l’étude (les femmes n’ont pas été incluses, l’échantillon étant trop limité). Les participants ont été recrutés par des intervenants non impliqués dans le projet ; ces derniers leur ont demandé s’ils souhaitaient y participer. Seuls les participants intéressés ont alors été approchés par l’équipe de recherche. Ces participants ont été recrutés aux trois points de services du Centre, la majorité provenant du Programme de désintoxication, d’autres venaient du Service accueil, évaluation, intervention et dans quelques rares cas, du Programme jeunesse, volet réadaptation interne (en hébergement). Pour être inclus dans l’étude, les participants devaient avoir consommé de la cocaïne au cours des trois derniers mois. Les caractéristiques des sujets de l’étude offraient des âges variés, entre 19 et 56 ans, pour une moyenne de 33 ans ; l’état civil des participants se définissait comme suit : 21 % cohabitaient avec une partenaire (mariés ou non), 12 % étaient légalement séparés ou divorcés et 3 % étaient veufs. De l’ensemble des participants, 85 % se disaient hétérosexuels et 15 % bisexuels ou homosexuels. Il est à noter que les caractéristiques de consommation des participants sont illustrées au tableau 1. Le tableau montre que la durée moyenne de consommation de cocaïne était alors de 7 ans avec une fréquence mensuelle de consommation de près de deux semaines et une quantité journalière de 1,7 gramme. Les modes d’administration impliquaient la voie intranasale chez près de la moitié des sujets, suivis par la voie fumée (freebase ou crack) et de la voie intraveineuse chez près du quart des participants. Même si les participants ont été recrutés sur la base de leur consommation de cocaïne, ils pouvaient également consommer d’autres produits, incluant principalement l’alcool et le cannabis, suivis en moindres proportions d’hallucinogènes, sédatifs, méthadone et héroïne et plus rarement des médicaments opiacés et de la colle. Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 143 Drogues et sexualité Tableau 1 : Caractéristiques de consommation des participants au cours des six derniers mois Participants (n = 33) Cocaïne Durée de la consommation Fréquence mensuelle moyenne Quantité moyenne journalière Administration : Intra-nasale (sniffée) Fumée (crack/freebase) Intraveineuse Alcool Pourcentage d’utilisateurs Durée de consommation Fréquence mensuelle moyenne Quantité moyenne journalière (nombre de consommations) Cannabis Pourcentage d’utilisateurs Durée de consommation Fréquence mensuelle moyenne Quantité moyenne journalière Autres produits (% d’utilisateurs) Hallucinogènes Sédatifs Méthadone Héroïne Opiacés Colle 144 85 mois 13,79 jours 1,67 g 48,8 % 24,2 % 27,3 % 76 % 122,2 mois 14,5 jours 9,7 65 % 160 mois 16,3 jours 1,6 g 18 % 15 % 9 % 6 % 4 % 4 % Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Impact de la cocaïne sur la sexualité d’hommes toxicomanes Procédure Les participants présentant un problème de toxicomanie lié principalement à la consommation de cocaïne ont été approchés par des intervenants du Centre Dollard-Cormier pour les inviter à participer à l’étude. Seuls les individus intéressés ont été invités à rencontrer le chercheur, qui les a alors informés des spécificités de l’étude. Chaque participant a été convié à signer un formulaire de consentement présentant les objectifs de l’étude, son déroulement, ainsi qu’une mention sur la possibilité de se retirer en tout temps. Les participants ont été assurés de la confidentialité des données et de la réception des résultats de l’étude en fin de projet. La rencontre s’est alors poursuivie en deux volets : une brève entrevue et passation de questionnaires. L’entrevue de type semi-dirigé a permis d’obtenir l’histoire de la consommation de cocaïne et des autres substances, incluant le type de produits (drogue, médicament ou alcool), la durée de la consommation, la fréquence et le mode d’administration, la quantité absorbée et la date de la dernière consommation. Pour les questions touchant la sexualité, deux questionnaires ont été administrés, un premier utilisant une version abrégée de l’inventaire du fonctionnement sexuel de Derogatis (DSFI, Derogatis et Melisaratos, 1979) et un second utilisant le ques tionnaire de Hoffman et ses collègues (1994) sur la cocaïne et la sexualité. Instruments de mesure L’entrevue de type semi-dirigé a été effectuée à partir d’une grille développée pour les besoins de l’étude ; celle-ci explorait la durée et la fréquence de consommation, en plus des quantités absorbées et du mode d’administration utilisé. La durée de con sommation a été calculée à partir de la somme des mois de consommation, les périodes d’abstinence ont été soustraites. Une durée d’un an de consommation sans abstinence pouvait Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 145 Drogues et sexualité ainsi correspondre à une cote de 12, alors qu’une même durée avec une période d’abstinence de 6 mois équivalait à une cote de 6. La fréquence de consommation était pour sa part calculée à partir du nombre de jours de consommation en moyenne sur une période d’un mois. La quantité était calculée à partir de la somme quotidienne (en grammes) de cocaïne consommée. Le mode d’administration était codifié en fonction de sa capacité d’absorption : la voie orale, qui représente le mode d’absorption le plus faible, recevait une cote de « 1 », alors que la voie nasale (sniffée), qui représente un mode d’absorption légèrement plus élevé, recevait une cote de « 2 ». La voie fumée recevait une cote de « 3 », la voie par injection intramusculaire, une cote de « 4 » et la voie intraveineuse, une cote de « 5 ». Lorsque le sujet utilisait plus d’un mode d’administration, celui représentant le plus haut taux d’absorption était retenu comme donnée de recherche. Pour les questionnaires sur la sexualité, la version abrégée du DSFI (Derogatis et Melisaratos, 1979) comprend trois des dix échelles de l’instrument, soit : 1) l’échelle sur la fréquence des activités sexuelles, constituée de quatre items répertoriant la fréquence de diverses activités, chacune étant cotée de « 1 » (jamais) à « 9 » (quatre fois et plus par jour) ; 2) l’échelle sur les fantasmes, constituée de 20 items dichotomiques sur des pensées sexuelles inhabituelles ou liées au domaine des perversions ; et 3) l’échelle sur la satisfaction sexuelle, constituée de 10 items dichotomiques sur le niveau de satisfaction en lien avec la fréquence et la qualité des relations sexuelles. Les autres échelles du DSFI, notamment celles sur les connaissances en matière de sexualité, l’expérience, les attitudes, les symptômes, l’affect, la genralité et la perception du corps n’ont pas été utilisées parce qu’elles ne répondaient pas aux questions de recherche visant l’impact spécifique de la cocaïne sur les fonctions sexuelles. Les études de validation sur ce questionnaire (Derogatis et Melisaratos, 1979) montrent des cœfficients d’homogénéité de Cronbach de 0,60 sur l’échelle de la fréquence des activités 146 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Impact de la cocaïne sur la sexualité d’hommes toxicomanes sexuelles, de 0,82 sur celle des fantasmes et de 0,71 sur la satis faction sexuelle. La fidélité temporelle révèle également des résultats de 0,77 pour la fréquence et de 0,93 pour les fantasmes, mais des résultats non significatifs sur l’échelle de satisfaction sexuelle, ce qui peut être expliqué par un délai insuffisant entre le test et le retest. Le questionnaire de Hoffman et coll. (1994) sur la cocaïne et la sexualité (QCS) est à notre connaissance le seul outil disponible pour évaluer le phénomène de la sexualité chez des consommateurs de cocaïne. Ce questionnaire, constitué de 45 questions dichotomiques, avait été initialement organisé par les auteurs en trois catégories, celles-ci n’incluaient pas cependant tous les items du questionnaire et différaient entre les hommes et les femmes. Puisque aucune autre étude ne semble avoir utilisé le questionnaire de Hoffman et coll. (1994) ou avoir reproduit ses résultats et que nous souhaitions utiliser un outil déjà existant plutôt que d’en développer un nouveau aux fins de l’étude, les items du questionnaire ont été utilisés, mais regroupés dans cinq catégories plus exhaustives que celles de Hoffman et coll. (1994). Ainsi, on y retrouve les échelles suivantes : 1) une échelle sur les fantasmes, constituée de quatre items sur les pensées associées à la sexualité et à la consommation de cocaïne ; 2) une autre sur la satisfaction sexuelle, constituée de dix items sur les bienfaits de la cocaïne sur l’excitation et l’expérience sexuelles ; 3) une échelle sur les comportements atypiques, constituée de cinq items sur des comportements sexuels inhabituels, extrêmes ou violents ; 4) une sur la criminalité, constituée de six items sur les comportements illégaux en lien avec les échanges de cocaïne ou de sexualité ; et 5) une sur les troubles sexuels, constituée de six items liés aux troubles du désir, ou de l’érection, ou de l’éjaculation en lien avec la consommation de cocaïne. Même si les trois regroupements de Hoffman et coll. (1994) n’offraient pas, par ailleurs, de cœfficients acceptables pour Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 147 Drogues et sexualité l’homogénéité des sections dans cette étude, les analyses de Cronbach sur les cinq échelles produites montrent des cœfficients d’homogénéité de Cronbach de 0,66 sur l’échelle des fantasmes, de 0,70 sur celle de la satisfaction sexuelle, de 0,62 pour les comportements atypiques, de 0,65 pour la criminalité et de 0,63 pour les troubles sexuels. Le questionnaire initialement développé en anglais fut utilisé dans une version francophone obtenue à partir de la technique inversée de Vallerand (1989). Cette dernière consiste à traduire la version originale en français, suivie d’une retraduction en anglais par un nouvel individu et suivie d’une évaluation par un comité qui vérifie la justesse des traductions et effectue les ajustements nécessaires. Résultats Les données descriptives obtenues auprès de l’échantillon sur les échelles du DSFI sont illustrées au tableau 2. Les résultats obtenus sur l’échelle des fréquences des relations sexuelles révè lent un score moyen de 17,03, ceux sur l’échelle des fantasmes révèlent un score moyen de 7,42, et ceux sur l’échelle de satis faction sexuelle s’élèvent à un score moyen de 4,73. Ces résultats sur la fréquence des relations sexuelles et les fantasmes obtenus auprès d’hommes toxicomanes sont comparables à ceux obte nus par Derogatis et Melisaratos (1979) auprès d’hommes provenant de la population générale, lesquels montraient des données moyennes de 16,64 et 7,36. Les résultats des hommes toxicomanes sur la satisfaction sexuelle, qui montraient une moyenne de 7,82, semblent néanmoins nettement inférieurs à ceux rapportés par Derogatis et Melisaratos (1979) auprès de la population générale. 148 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Impact de la cocaïne sur la sexualité d’hommes toxicomanes Tableau 2 : Résultats descriptifs des participants sur les échelles de sexualité de Derogatis et de Hoffman Minimum Participants (n = 33) Maximum Moyenne Erreur type DSFI Fréquences Fantasmes Satisfaction 6,00 1,00 0,00 31,00 18,00 8,00 17,03 7,42 4,73 1,14 0,63 0,42 QCS Fantasmes Satisfaction sexuelle Comportements atypiques Criminalité Troubles sexuels 0,00 0,00 0,00 0,00 0,00 5,00 10,00 7,00 5,00 6,00 2,52 5,09 3,81 1,42 3,30 0,29 0,49 0,39 0,28 0,28 Au niveau du QCS, les données sur l’échelle des fantasmes présentent un score moyen de 2,52 sur un maximum possible de 4,00, celles sur la satisfaction sexuelle montrent un score moyen de 5,09 sur un maximum possible de 10,00, celles sur les comportements atypiques dénotent un score moyen de 1,31 sur un maximum possible de 5,00, celles sur la criminalité indiquent un score moyen de 1,91 sur un maximum possible de 6,00 et celles sur les troubles sexuels dévoilent un score moyen de 3,30 sur un maximum possible de 6,00. Puisque les hypothèses stipulaient que les variables de consommation de cocaïne auraient un impact sur les variables reliées à la sexualité, des analyses de corrélations de Pearson ont été effectuées entre les variables de l’entrevue semi-dirigée et celles des deux questionnaires. Le tableau 3 présente les résultats Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 149 Drogues et sexualité des corrélations entre les variables de consommation et celles du DSFI. Ces résultats montrent un lien significatif entre la durée de consommation et la satisfaction sexuelle (r = -,730 ; p ≤ ,05), ce qui indique que plus la durée de consommation est longue, moins l’activité sexuelle est satisfaisante. Les données sur la fréquence de consommation et la quantité de drogue consommée ne sont pas liées de façon significative aux variables sexuelles du DSFI, mais les données sur le mode d’administration montrent un lien significatif avec la satisfaction sexuelle (r = -531 ; p ≤ ,05), ce qui indique que plus le mode d’administration implique un taux d’absorption élevé, moins l’individu est satisfait de ses relations sexuelles. Tableau 3 : Résultats des corrélations entre le DSFI et les variables de consommation DSFI Consommation Fréquences Fantasmes activités sexuelles Satisfaction sexuelle Durée -0,263 0,124 -0,730* Fréquence -0,121 -0,227 0,014 0,082 -0,039 0,183 -0,328 -0,069 -0,531* Quantité Mode d’administration * p ≤ 0,05 NS = Non significatif Les résultats des corrélations entre les variables de con sommation et celles du QCS sont présentés au tableau 4 et montrent un lien significatif entre la durée de consommation et la criminalité (r = ,375 ; p ≤ ,05). Ces résultats indiquent que plus la durée de consommation est longue, plus l’individu échange du sexe pour obtenir de l’argent ou de la drogue ou plus il commet de délits. Les données sur la fréquence de 150 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Impact de la cocaïne sur la sexualité d’hommes toxicomanes consommation ne présentent aucun lien significatif, alors que celles sur la variable quantité montrent un lien significatif avec les comportements atypiques (r = ,487 ; p ≤ ,05), ce qui indique que plus la quantité de consommation est élevée, plus l’individu exhibe des comportements sexuels abusifs. Les données sur le mode d’administration soulignent des tendances, tout en restant non significatives. Tableau 4 : Résultats des corrélations entre le QCS et les variables de consommation QCS Consommation Fantasmes Satisfaction Comportements Criminalité atypiques Troubles sexuels Durée Fréquence Quantité -0,277 -156 0,072 -0,198 -0,157 -0,074 -0,031 -0,071 0,487* 0,375* -0,185 0,089 -0,064 -0,103 0,189 Mode d’administration -0,269 -0,265 0,221 0,144 -0,092 * p ≤ 0,05 NS = Non significatif Discussion Cette étude avait pour but d’explorer les éléments de la consommation de cocaïne qui pouvaient être mis en relation avec divers aspects de la sexualité. Plus spécifiquement, les élé ments de consommation liés à la fréquence, la durée, le mode d’administration et la quantité de substances absorbées ont été mis en relation avec différentes sphères de la vie sexuelle incluant les fantasmes, la satisfaction sexuelle, les comportements sexuels atypiques et la criminalité. Les résultats des analyses ont partiellement appuyé les hypo thèses en montrant un lien significatif entre la consommation de Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 151 Drogues et sexualité substances psychotropes comme la cocaïne et la diminution de la satisfaction sexuelle, de même qu’entre la consommation de substances et l’augmentation des comportements sexuels atypiques et de criminalité. Bien que ces résultats ne puissent être attribués au seul effet de la cocaïne – d’autres substances ayant également été consommées par les participants –, l’étude dans son recrutement et dans ses outils a ciblé spécifiquement les individus cocaïnomanes et les comportements liés à leur consommation de cocaïne. Les résultats ont ainsi montré qu’une augmentation de la durée de consommation et une augmentation des quantités absorbées étaient associées à une diminution de la satisfaction sexuelle ; de plus, l’accroissement de la durée de consommation ainsi qu’une utilisation à taux d’absorption élevé étaient associés à une augmentation des comportements sexuels atypiques et des comportements de criminalité. Les résultats ainsi obtenus sur la satisfaction sexuelle appuient les résultats d’autres auteurs (Carlson et Siegal, 1991 ; Gold, 1997 ; MacDonald et coll., 1988 ; Siegel, 1982) qui ont également associé la consommation chronique de cocaïne à une chute de la satisfaction sexuelle. Si ces études antérieures étaient alors basées sur des résultats descriptifs qui n’indiquaient pas quels éléments de la consommation étaient spécifiquement liés à la baisse de la satisfaction sexuelle, la présente étude suggère qu’une durée prolongée de consommation et un mode d’administration à taux d’absorption élevé sont des éléments spécifiques contribuant à l’association entre la consommation et la baisse de la satisfaction sexuelle chez les toxicomanes. Cette diminution de la satisfaction sexuelle, identifiée comme un effet négatif des substances psychotropes appuie également les constats des études antérieures. Celles-ci ont en effet montré que la consommation de cocaïne pouvait avoir des effets négatifs sur l’excitation sexuelle et sur l’orgasme (Gold, 1997 ; Henderson et coll., 1995 ; Hoffman et coll., 1994 ; Smith, 1982 ; Weatherby et coll., 1992). Ces conclusions sont 152 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Impact de la cocaïne sur la sexualité d’hommes toxicomanes néanmoins en contraste avec d’autres études (Henderson et coll., 1995 ; Hoffman et coll., 1994 ; Weatherby et coll., 1992), lesquelles suggèrent que la cocaïne peut avoir des effets positifs sur la sexualité, en particulier sur le plaisir sexuel. Ces résultats contradictoires pourraient possiblement s’expliquer par les échantillons d’utilisateurs qui peuvent parfois être hétérogènes, ceux-ci absorbent des quantités différentes et montrent une durée de consommation variable et un niveau d’absorption divergent. Il pourrait ainsi être proposé qu’une combinaison de forte quantité de substances psychotropes comme la cocaïne, sur une période de temps prolongée (chronique), consommée par un mode d’administration élevé (par ex. intraveineuse), soit plus néfaste sur le fonctionnement sexuel que l’utilisation ponctuelle d’une moindre quantité avec un mode d’administration moins élevé, cette dernière utilisation pouvant s’avérer hédonique sur la sexualité. Certains utilisateurs seraient ainsi positivement affectés par la drogue, alors que d’autres le seraient négativement. Les effets négatifs de la consommation de substances sur la sexualité pourraient également être associés aux effets de la drogue sur le cerveau. En effet, en traversant la barrière hémoen céphalique, les drogues peuvent se distribuer dans diverses régions du cerveau et influencer des systèmes comme le système dopaminergique, lui-même impliqué dans les sensations de plaisir, mais également dans le développement de psychoses. Une absorption abusive de substances comme la cocaïne ou une administration à absorption élevée qui favoriserait le passage de la barrière hémoencéphalique favoriserait alors le développement de conditions psychiatriques (Clayton, 2001 ; Cooper et coll., 1996 ; Feldman et coll., 1996). Ces conditions psychiatriques contribueraient elles-même à l’émergence de difficultés sexuelles (Brady et coll., 1991 ; Satel et coll., 1991), incluant des perturbations du désir ou de l’univers fan tasmatique (Segraves, 1998) et de comportements sexuels abusifs (Retterstol et Opjordsmoen, 1991 ; Soyka, 1995). Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 153 Drogues et sexualité Les troubles du désir pourraient ainsi évoluer en comportements d’hypersexualité et les troubles de l’univers fantasmatique, nourris par les illusions et hallucinations des psychoses, donneraient lieu à des syndromes d’érotomanie ou de jalousie pathologique. Si ces interprétations restent hypothétiques, elles soulèvent l’ampleur des effets secondaires possibles des substances psychotropes et pourraient expliquer les résultats contradictoires entre les études sur leurs effets positifs et négatifs. Parmi les autres données de cette étude, les résultats sur les comportements de criminalité ont montré que l’augmentation de la durée de consommation et l’augmentation de la quantité de drogue absorbée étaient associées à un accroissement des comportements touchant les échanges de prostitution pour obtenir de la drogue ou les arrestations et autres ennuis avec la justice. Ces résultats suggéreraient que les consommateurs chroniques ou à quantité accrue sont amenés à adopter des comportements de criminalité comme la prostitution pour obtenir leur drogue ou pour obtenir l’argent nécessaire à leur dépendance. Cette association entre une durée prolongée de consommation ou en quantité accrue et l’émergence de comportements de prostitution appuie les données d’autres auteurs qui ont également suggéré un lien entre les besoins de drogue et la prostitution (Carlson et Siegal, 1991 ; Inciardi et coll., 1991 ; Logan et coll., 1998) et entre les conditions de pauvreté et d’itinérance liées à la toxi comanie (Elwood et coll., 1997), ce qui favoriserait le recours à la prostitution (Grapendaal, 1992). L’ensemble des données et celles provenant de la documen tation scientifique pourraient ainsi suggérer un modèle explicatif entourant les effets des substances psychotropes sur la sexualité et résolvant potentiellement les résultats contradictoires entre les études. Il pourrait ainsi être proposé qu’au début de sa consommation, l’individu prendrait plaisir à consommer et n’expérimenterait que peu d’effets secondaires sur sa vie sexuelle, la cocaïne pouvant même stimuler les centres du plaisir 154 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Impact de la cocaïne sur la sexualité d’hommes toxicomanes et de récompenses liés à ses effets dopaminergiques (Di Chiara et coll., 2004 ; Ettenberg et coll., 1982 ; Kahlig et Galli, 2003 ; Koob et coll, 1987 ; Mucha et coll., 1982 ; Yokel et Wise, 1975). Alors que la consommation ponctuelle augmenterait de ce fait le désir de l’individu sans perturbation majeure sur sa fonction sexuelle, le développement d’une consommation chronique entraînerait une diminution de la satisfaction et de la réponse sexuelle de l’individu toxicomane, l’incitant à commettre des comportements atypiques ou abusifs à des fins de stimulation et pour compenser des facultés sexuelles amoindries. Avec l’aggravation de sa consommation, l’individu toxicomane pourrait alors développer des comportements hors normes qui serviraient à maintenir son plaisir sexuel, tout en assurant la poursuite de sa consommation de substances. Conclusion Cette étude exploratoire sur l’effet des substances psycho tropes sur la sexualité suggère donc que la consommation à long terme et en quantité importante ou en concentration élevée de produits favorise le développement de comportements sexuels atypiques ou criminels et réduit la satisfaction sexuelle de l’indi vidu. Ces résultats doivent néanmoins être pondérés du fait que l’étude portait sur un petit nombre de sujets et sans groupe témoin, ce qui en fait une étude exploratoire. Le questionnaire de Hoffman (1994) utilisé dans ce projet reste également le seul disponible pour mesurer l’impact de la cocaïne sur la sexualité, mais n’a pas été à ce jour validé ou utilisé par d’autres auteurs que Hoffman, ses collègues et nous-mêmes. Toute conclusion reste donc préliminaire bien qu’intéressante. Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 155 Drogues et sexualité Références Brady, K.T., Lydiard, R.B., Malcolm, R. et Ballenger, J.C. (1991). « Cocaine-induced Psychosis ». Journal of Clinical Psychiatry. 52, p. 509-512. Buchanan, D., Tooze, J.A., Shaw, S., Kinzly, M., Heimer, R., Singer, M. (Feb. 28, 2006). « Demographic, HIV risk behavior, and health status characteristics of ‘crack’ cocaine injectors compared to other injection drug users in three New England cities ». Drug Alcohol Depend. 81, 3, p. 221-229. Carlson, R.G. et Siegal, H.A. (1991). « The Crack Life: An Ethnographic Overview of Crack Use and Sexual Behavior Among African-Americans in A Midwest Metropolitan City ». Journal of Psychoactive Drugs. 23, 1, p. 11-20. Chang, A.Y., Chan, J.Y. et Chan, S.H. 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Médecin, Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) Benoît Masse, Professeur associé, Département de biostatistiques,. Université de Washington Groupe d’étude Oméga Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, pp. 161-197 161 Drogues et sexualité Correspondance Joanne Otis. C.P. 8888 succursale Centre-ville. Montréal (Québec). H3C 3P8 Tél. : (514) 987-3000, poste 7874 Fax. : (514) 987-6616 Courriel : [email protected] Résumé Cet article décrit l’évolution de la consommation de drogues entre 1997 et 2003 chez des hommes gais et bisexuels séronégatifs de la grande région montréalaise, selon l’âge et selon les comportements sexuels à risque pour le VIH. Les données proviennent d’Oméga, une étude longitudinale sur l’incidence et les déterminants psychosociaux de l’infection au VIH chez ces hommes. Les participants ont rempli un questionnaire tous les six mois, et les données sont celles de leur première visite de suivi. Des analyses de tendance par période de calendrier ont été réalisées et un modèle de régression logistique utilisant une estimation par équations généralisées a été généré pour chaque type de drogues. Les résultats révèlent une augmentation de la consommation de cocaïne, de l’ecstasy, des hallucinogènes, du speed et du GHB entre 1997 et 2003. En revanche, la consommation de marijuana, de poppers et d’héroïne ne semble pas avoir changé de façon significative. Les moins de 30 ans et ceux qui ont eu des relations anales à risque semblent avoir été plus enclins à consommer certaines drogues pendant cette même période. Indices de transformations possibles dans les modes de vie de ces hommes, ces résultats soulèvent de nouveaux défis pour la prévention du VIH dans la communauté gaie. Mots-clés : VIH, homosexuels, risques, drogues, évolution 162 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, sexe et risques chez les gais montréalais Drugs, sex and risks in Montreal’s gay community: 1997-2003� Abstract This article describes the evolution of drug use between 1997 and 2003 in HIV-negative men who have sex with men living in the Montreal region, according to age and HIV risk-taking behaviours. Data come from Omega, a longitudinal study on the incidence and on the psychosocial determinants of HIV infection among these men. Participants completed a questionnaire every six months and data are from the first follow-up visit. Trends analyses by calendar period were done and a logistic regression model using generalised equations for parameter estimation was generated for each type of drug. Results reveal an increase in cocaine, ecstasy, hallucinogen, speed and GHB use between 1997 and 2003. On the other hand, marijuana, poppers and heroin use do not seem to have change significantly. Men who are younger than 30 years old and who had risky anal intercourse seem to be more likely to have used specific drugs in the same period. This indicates possible transformations in the way of life of these men and these results suggest new challenges for HIV prevention in the gay community. Keywords: HIV, homosexuals, risk, drugs, evolution Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 163 Drogues et sexualité Drogas, sexo y riesgos en la comunidad gay montrealesa: 1997-2003 Resumen Este artículo describe la evolución del consumo de drogas entre 1997 y 2003 entre los hombres gay y bisexuales seronegativos de la gran región montrealesa, según la edad y los comportamientos sexuales de riesgo con respecto al VIH. Los datos provienen de Oméga, un estudio longitudinal sobre la incidencia y los determinantes psicosociales de la infección de VIH en los hombres. Los participantes respondieron un cuestionario cada seis meses y los datos son los de su primera visita de seguimiento. Se realizaron análisis de tendencia por período de calendario y se generó un modelo de regresión logística, utilizando una estimación por ecuaciones generalizadas para cada tipo de droga. Los resultados revelan un aumento del consumo de cocaína, éxtasis, alucinógenos, speed y GHB entre 1997 y 2003. Por el contrario, el consumo de marihuana, poppers y heroína no parece haber cambiado de manera significativa. Los menores de 30 años y quienes tienen relaciones sexuales anales a riesgo parecen haber tenido una mayor tendencia a consumir ciertas drogas durante este mismo período. Estos resultados, índices de transformaciones posibles en los modos de vida de estos hombres, plantean nuevos desafíos en la prevención del VIH en la comunidad gay. Palabras clave: VIH, homosexuales, riesgos, drogas, evolución 164 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, sexe et risques chez les gais montréalais Remerciements Nous tenons à remercier tous les hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes (HARSAH) de la région montréalaise qui ont généreusement et fidèlement participé à cette étude entre 1996 et 2003. Cette étude a été subventionnée de façon principale par le Programme national de recherche et développement en santé du Canada (PNRDS, subvention R6605-4639-AIDS), puis par les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC, subvention HHP-50151). Elle a reçu du financement supplémentaire du Centre québécois de coordination sur le sida (CQCS) du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) et des Fonds de la recherche en santé du Québec (FRSQ, subvention 969971.03). Introduction Le VIH dans la communauté gaie : des indices inquiétants Encore aujourd’hui, la communauté gaie est largement affectée par le VIH, à Montréal comme ailleurs en Amérique du Nord (Agence de santé publique du Canada, 2005 ; ONUSIDA, 2006). Si cette communauté s’est mobilisée de façon rapide et robuste au début de l’épidémie, l’arrivée des traitements antirétroviraux en 1996 a provoqué un étiolement de son impli cation dans la lutte contre cette menace. Ce ne sont pas tant les organisations et institutions déjà engagées dans cette lutte tels les groupes communautaires et les instances de santé publique qui ont réduit leurs efforts de prévention, mais plutôt les individus eux-mêmes qui ont eu plus de difficultés à prendre en charge leur santé sexuelle et à protéger celle de leurs éventuels partenaires. Maintenant, dans un contexte où le VIH ne signifie plus une menace de mort à court terme et la perte graduelle d’un réseau significatif d’amis, la visibilité du VIH s’est estompée tant Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 165 Drogues et sexualité dans les espaces sociaux gais que dans les médias et dans les préoccupations du grand public. Cet optimisme face au traitement et cette invisibilité du VIH ont sans nul doute contribué à ce que certains ont qualifié de banalisation du VIH/sida et à un certain relâchement des pratiques sécuritaires chez les hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes (HARSAH) (Boily et coll., 2005 ; Ciesielki, 2003 ; Sullivan et coll., 2007). Plusieurs études, au Royaume-Uni et au Canada par exemple, rapportent cette augmentation des relations anales non protégées avec les partenaires sérodiscordants ou de statut sérologique inconnu chez ces hommes (Dodds et coll., 2003 ; Dodds et coll., 2004 ; Lampinen et coll., 2003). Dans la communauté gaie montréalaise, l’étude longitudinale réalisée auprès de 1 890 HARSAH (Cohorte Oméga, dont les présents résultats sont tirés) soutient cette augmentation, les relations anales à risque durant les derniers six mois étant passées d’environ 15 % en 1996 à 20 % en 2003 (George et coll., 2006). La consommation de drogues et d’alcool : un facteur associé aux risques sexuels Dans un tel contexte, nombre d’études publiées ces der nières années ont aussi démontré l’importance du rôle de la consommation de drogues en général dans l’adoption de comportements sexuels à risque chez les HARSAH (Clatts et coll., 2005 ; Clutterbuck et coll., 2001 ; Colfax et coll., 2005 ; Dolezal et coll., 2000 ; Hirshfield et coll., 2004 ; Mattison et coll., 2001). De façon plus spécifique, certaines études réalisées aux États-Unis et au Canada auprès d’hommes gais ou bisexuels ont rapporté une association significative entre la consommation de poppers et les relations anales non protégées (Halkitis et Parsons, 2002 ; Lampinen et coll., 2003 ; Mattison et coll., 2001 ; Ross et coll., 2002 ; Strathdee et coll., 1998). D’autres travaux, moins nombreux toutefois, établissent un lien entre les relations anales non protégées chez les HARSAH et la consommation 166 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, sexe et risques chez les gais montréalais de marijuana (Koblin et coll., 2003 ; Lampinen et coll., 2003 ; Ross et coll., 2002), de cocaïne (Koblin et coll., 2003 ; Ross et coll., 2002), de drogues hallucinogènes (Koblin et coll., 2003), d’amphétamine (Koblin et coll., 2003) et de méthamphétamine (Klitzman et coll., 2002 ; Lampinen et coll., 2003 ; Molitor et coll., 1998 ; Schilder et coll., 2005). Or, toutes les études mentionnées précédemment sont de nature transversale, et rares sont les études qui ont tenté d’établir le lien entre l’augmentation des relations anales à risque, au cours de la dernière décennie, et une possible augmentation de la consommation de certaines drogues. En fait, une seule étude répertoriée fait la démonstration d’un tel lien (Colfax et coll., 2005). Grâce à leur étude longitudinale conduite auprès de 736 hommes gais ou bisexuels de 1999 à 2001, Colfax et ses collaborateurs (2005) ont observé une augmentation de la consommation de drogues chez les jeunes de moins de 25 ans, ajoutant que leurs comportements sexuels à risque étaient davantage présents pendant les périodes où une augmentation simultanée de la consommation de méthamphétamine, de poppers ou de cocaïne a été notée. Diverses hypothèses ont été émises pour expliquer le lien entre la consommation de drogues et les comportements sexuels à risque. Sans que cela soit propre aux HARSAH, il est possible que ce lien puisse s’expliquer, entre autres, par un trait de personnalité lié à la quête de sensations fortes chez les hommes qui consomment et qui prennent des risques sexuels (Kalichman et coll., 1996) ou par le fait que la consommation de drogues peut faciliter les comportements sexuels à risque, car elle diminue l’anxiété et la conscience de soi, en plus de rendre les relations sexuelles plus excitantes (Lewis et Ross, 1995 ; Ostrow, 1996 ; Ostrow, 2000 ; Stall et Purcell, 2000). D’autres auteurs expliquent ce lien par le contexte de socialisation gaie où les rencontres se font souvent dans des endroits où la consommation d’alcool ou de drogues est encouragée ou Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 167 Drogues et sexualité relativement bien acceptée (Halkitis et Parsons, 2002 ; Stall et Purcell, 2000). Il semble alors plausible que tout changement dans le temps des habitudes de consommation de drogues dans le milieu gai, que ce soit en matière de types de drogues, de modes de consommation ou en lien avec d’autres transformations des espaces et des modes de vie gais, puisse aussi s’accompagner de changements dans les comportements sexuels à risque. Estimation de la prévalence et de l’évolution de la consommation de diverses drogues dans la communauté gaie Quelques auteurs apportent un éclairage sur le phénomène en soi de la consommation de drogues chez les HARSAH, que ce soit en termes de prévalence ou de changement dans le temps. Selon Crosby et ses collaborateurs (1998), entre 1984 et 1992 à San Francisco, la consommation de plusieurs drogues (marijuana, poppers, cocaïne, héroïne et amphétamine) a diminué significativement chez les HARSAH âgés de 25 à 29 ans. Cette diminution quant à la consommation des drogues en général avait été observée dans plusieurs cohortes suivies à cette époque et avait été, en fait, largement attribuée aux effets découlant des efforts de prévention pour contrer l’épidémie du sida (Remien et coll., 1995). Dans cette même étude, Crosby et ses collaborateurs ont toutefois remarqué une augmentation de la consommation d’ecstasy dans cette même période, peut-être en lien avec la popularité croissante d’événements sociaux dans la communauté gaie associée à la consommation des drogues récréatives (Clutterbuck et coll., 2001 ; Halkitis et Parsons, 2002 ; Mattison et coll., 2001). Plus récemment, Lampinen et ses collaborateurs (2003), dans leur étude auprès de jeunes HARSAH à Vancouver, ont rapporté une augmentation significative de la consommation de crystal meth, d’ecstasy et de marijuana entre 1997 et 2002. De plus, ils rapportent une augmentation, non significative toutefois, de la consommation 168 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, sexe et risques chez les gais montréalais de poppers, de cocaïne, de crack, de speed et d’héroïne pour cette même période. La plupart des autres études effectuées auprès des HARSAH sont de type transversal et ne permettent pas de décrire l’évolution dans le temps de la consommation de différentes drogues. Plusieurs études transversales sur la consommation de drogues chez les HARSAH ont été en mesure de donner un aperçu de l’importance de la consommation de certaines d’entre elles dans cette population. Par contre, l’hétérogénéité des méthodologies (stratégies de recrutement, devis, etc.), des populations (âge, nationalité, etc.), des instruments de mesure (consommation à vie, trois derniers mois, six derniers mois, douze derniers mois, etc.) et des périodes couvertes par ces études rendent plutôt difficile la tâche de bien circonscrire la prévalence de la consommation de drogues chez les HARSAH. Néanmoins, à partir de certains travaux réalisés dans les années 1990 et au début des années 2000, il est possible de conclure que les drogues les plus fréquemment consommées par les HARSAH dans ces périodes sont la marijuana (45 % au cours des six derniers mois ; 66 % à vie), les poppers (14 % à 36,6 % au cours des six derniers mois ; 21,5 % à 65,6 % à vie), le speed (10 % à 20 % au cours des six derniers mois ; 14,4 % à 41,7 % à vie), l’ecstasy (11,7 % à 47 % au cours des six derniers mois ; 26,5 % à 58 % à vie) et la cocaïne (15 % au cours des six derniers mois ; 20 % à 37,2 % à vie) (Clatts et coll., 2005 ; Clutterbuck et coll., 2001 ; Cochran et coll., 2004 ; Klitzman et coll., 2002 ; Koblin et coll., 2003 ; Operario et coll., 2005 ; Stall et coll., 2001 ; Thiede et coll., 2003 ; Woody et coll., 2001). Il est à noter que les prévalences de la consommation de marijuana et de speed à vie et au cours des six derniers mois sont un peu plus importantes dans les échantillons dont la moyenne d’âge est moins élevée (Operario et coll., 2005 ; Thiede et coll., 2003) alors que la consommation de poppers semble plus prévalente dans les échantillons où les hommes Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 169 Drogues et sexualité sont plus âgés (Clutterbuck et coll., 2001 ; Koblin et coll., 2003). Il semble aussi que l’on retrouve des proportions les plus fortes de consommation d’ecstasy dans les échantillons de jeunes HARSAH et dans les études les plus récentes (Clatts et coll., 2005 ; Operario et coll., 2005). Cela semble appuyer l’augmentation de la consommation d’ecstasy observée par Crosby et ses collaborateurs (1998) et Lampinen et ses associés (2003) durant la dernière décennie. Par ailleurs, contrairement aux autres drogues, la consommation de cocaïne semble plutôt stable d’un échantillon à l’autre, peu importe la moyenne d’âge ou la date de l’étude. En général, les recherches sur la consommation de drogues chez les HARSAH semblent remarquer la présence de chan gements dans les patterns de consommation selon le temps ou les périodes, surtout chez les jeunes HARSAH. Toutefois, très peu d’études se sont vraiment penchées sur la question. Le lien entre l’évolution de la consommation de drogues et les comportements sexuels à risque n’ayant été explorés que par une seule étude (Colfax et coll., 2005), d’autres travaux sont nécessaires dans d’autres communautés pour appuyer ce lien entre les comportements sexuels et les changements dans la consommation de drogues chez les HARSAH. Les objectifs de cet article sont donc de présenter l’évolution de la consommation de certains types de drogues (par ex. : marijuana, cocaïne, poppers, ecstasy, GHB, héroïne, speed et hallucinogènes) entre 1997 et 2003 chez des HARSAH séronégatifs de la grande région de Montréal. De plus, nous examinerons les différences dans la consommation de ces drogues au cours de cette même période, selon l’âge et l’adoption de comportements sexuels à risque, soit le fait d’avoir des relations anales non protégées avec des partenaires de statut sérologique inconnu ou séropositifs au VIH (partenaires sérodiscordants). 170 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, sexe et risques chez les gais montréalais Méthodologie La Cohorte Oméga est une étude longitudinale sur l’inci dence et les déterminants du VIH chez les HARSAH de la grande région de Montréal. La méthodologie détaillée de cette étude a été décrite ailleurs (Dufour et coll., 2000). Le recrutement a débuté en octobre 1996 et s’est terminé en juillet 2003, pour un maximum de 14 temps d’observation (T0 à T13) réalisés auprès des premiers participants recrutés. Au total, 1 890 participants ont répondu au questionnaire d’entrée dans la cohorte (T0). Pour faire partie de l’étude, les hommes devaient avoir eu des relations sexuelles avec d’autres hommes durant la dernière année, être séronégatifs, être âgés de 16 ans et plus et habiter la grande région de Montréal. Les hommes séropositifs se présentant à Oméga étaient exclus de l’étude et référés aux services médicaux appropriés. Le recrutement incluait de multiples stratégies impliquant la collaboration étroite des organismes communautaires de la communauté gaie et des cliniques médicales, des campagnes de publicité bilingues dans les médias généraux et les médias gais, des contacts individuels dans les événements gais et la distribution d’affiches et de dépliants dans des endroits fréquentés par les gais. L’implication ciblée de certains organismes communautaires du milieu gai de Montréal a aussi permis une certaine représentation dans la cohorte des minorités ethniques, des jeunes prostitués et des utilisateurs de drogues par injection. Les participants d’Oméga ont été rencontrés individuellement tous les six mois pendant toute la durée de l’étude. À chaque rencontre, ils participaient d’abord à une entrevue dirigée face-àface (l’interviewer posait les questions et indiquait les réponses dans un questionnaire), puis les participants répondaient au questionnaire auto-administré. Les variables psychosociales étaient davantage abordées au moment de l’entrevue et les ques tions plus personnelles d’ordre comportemental, incluant les questions sur la consommation de drogues et les comportements Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 171 Drogues et sexualité sexuels, se trouvaient dans le questionnaire auto-administré. À chaque rencontre, le participant était aussi soumis à une prise de sang permettant le test sérologique à la base du diagnostic de séropositivité au VIH. Pour chaque temps d’observation à partir du T1, les parti cipants ont dû rapporter la fréquence de consommation de chacune des drogues suivantes : marijuana, poppers, cocaïne, ecstasy, speed, hallucinogènes, héroïne et GHB au cours des six derniers mois, et ce, indépendamment du fait que la consommation ait eu lieu ou non dans le contexte de relations sexuelles. Aux fins des présentes analyses, le fait d’avoir consommé au moins une fois le type de drogue énoncé est la mesure retenue. La variable âge est traitée en deux catégories, les moins de 30 ans et les 30 ans et plus. Les relations anales à risque se définissent comme « avoir eu une relation anale non protégée avec un partenaire séropositif au VIH (sérodiscordant) ou de statut sérologique inconnu au moins une fois dans les six derniers mois ». Les données de tous les temps d’observation disponibles pour les 1 587 participants ayant répondu au moins lors de la première visite de suivi (T1) à la Cohorte Oméga sont à la base des analyses. La description de cet échantillon est présentée au tableau 1. Dans l’ensemble, la moyenne d’âge des participants est de 32,7 ans (écart-type : 9,98 ans), plus de la moitié des parti cipants étant âgés de 30 ans ou plus (65,8 %). Le tiers des participants sont nés dans la région de Montréal (33,3 %) et le français est la langue maternelle pour la majorité (81,8 %). Pour la plupart, les participants s’identifient comme étant gais ou homosexuels (65,8 %). Près de 70 % indiquent détenir au moins un diplôme d’études secondaires et un peu moins de la moitié (48,6 %) déclarent un revenu annuel brut de moins de 20 000 $. En général, la majorité des participants disent avoir déjà passé un test sérologique pour le VIH avant leur entrée dans la cohorte (81,2 %), et 36,4 % ont déjà eu un diagnostic de maladie transmissible sexuellement au moins une fois dans leur 172 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, sexe et risques chez les gais montréalais vie. Plus de la moitié des HARSAH de cet échantillon déclarent avoir eu moins de six partenaires sexuels réguliers (56,7 %) et moins de 50 partenaires occasionnels (61,9 %) à vie. D’autre part, près de 55 % rapportent avoir eu au moins une partenaire sexuelle féminine dans leur vie et moins du tiers disent avoir déjà participé à des activités de prostitution, soit avoir eu des relations sexuelles en échange de drogues ou d’argent par le passé. Au cours des six mois qui ont précédé l’étude, 70,9 % des participants indiquent avoir eu des relations anales avec leurs partenaires réguliers et 52,0 %, avec leurs partenaires occasionnels. Tableau 1 : Caractéristiques des participants (n=1587) N (%) Caractéristiques sociodémographiques Âge : < 30 ans ≥ 30 ans 540 1 038 (32,2) (65,8) Scolarité : ≤ Diplôme études secondaires > Diplôme études secondaires 465 1 106 (29,6) (70,4) Revenu annuel : < 20 000 $ ≥ 20 000 $ 744 787 (48,6) (51,4) Lieu de naissance : Montréal Ailleurs au Québec Autres 522 692 354 (33,3) (44,1) (22,6) 1 038 540 (65,8) (34,2) Test sérologique VIH dans le passé (au moins une fois) : Non 297 Oui 1 286 (18,7) (81,2) Identité socio-sexuelle : Gaie ou homosexuelle Autres Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 173 Drogues et sexualité Maladie transmissible sexuellement dans le passé : Non Oui 952 545 N (63,6) (36,4) (%) Caractéristiques comportementales Nombre de partenaires sexuels réguliers à vie : < 6 ≥ 6 896 684 (56,7) (43,3) Nombre de partenaires sexuels occasionnels à vie : < 50 ≥ 50 979 602 (61,9) (38,1) Partenaires sexuelles féminines à vie (au moins une) : Non 716 Oui 859 (45,5) (54,5) Activités de prostitution à vie (au moins une fois) : Non Oui 1 255 321 (79,6) (20,4) Relations anales avec partenaires réguliers dans les 6 derniers mois (au moins une fois) : Non Oui 320 780 (29,1) (70,9) Relations anales avec partenaires occasionnels dans les 6 derniers mois (au moins une fois) : Non Oui 576 624 (48,0) (52,0) Consommation de drogues à vie (au moins une fois) : Non 473 Oui 1 083 (30,4) (69,6) Injection de drogues à vie (au moins une fois) : Non Oui (92,9) (7,1) 1 447 110 (Suite du tableau 1) 174 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, sexe et risques chez les gais montréalais Puisque le recrutement des sujets dans la cohorte se faisait de façon continue tout au long de l’étude et considérant la mortalité expérimentale d’un temps à l’autre (environ 12 %), les sujets inclus dans les analyses de tendance par période de calendrier ne sont pas nécessairement les mêmes pour toutes les périodes de suivi. Les périodes de calendrier, basées sur le calendrier romain, ont été divisées en douze périodes de six mois à partir d’avril 1997 jusqu’à juillet 2003. La méthode d’équations d’estimation généralisées a été utilisée dans l’ana lyse de tendance parce qu’elle prend en considération les corrélations entre les mesures répétées pour le même individu (Zeger et Liang, 1986). Un modèle de régression logistique utili sant une estimation par équations généralisées a été généré pour chaque type de drogues. Dans chaque modèle, on retrouvait les variables suivantes : les périodes calendrier utilisées comme une variable continue, l’âge et l’adoption de comportements sexuels à risque. Les analyses de tendance ont été effectuées avec le logiciel SAS version 8.2 (SAS, Cary, NC). Résultats Dans cet échantillon, près de 70 % (69,6 %) des HARSAH interrogés déclarent avoir déjà consommé des drogues au moins une fois dans leur vie et 7,1 % rapportent avoir fait l’expérience de drogues par injection (Tableau 1). De 1997 à 2003, la marijuana, les poppers et la cocaïne ont été les drogues consommées par une plus forte proportion de participants d’une période de six mois à l’autre. Ainsi, plus du tiers des HARSAH interrogés rapportent avoir consommé de la marijuana pendant cette période. Malgré une légère augmentation de la prévalence de la consommation de marijuana entre 1997 et 2003 (36,5 % à 40,8 %) dans notre échantillon, celle-ci ne s’avère pas significative (RC=1,02 ; IC95 % = 1,00-1,04) (Tableau 2). Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 175 176 Total RAP RAR < 30 ans ≥ 30 ans Total RAP RAR < 30 ans ≥ 30 ans Total RAP RAR < 30 ans ≥ 30 ans Total RAP RAR < 30 ans ≥ 30 ans Marijuana : Poppers : Cocaïne : Ecstasy : (mois/année) 7,5 6,3 15,1 12,2 5,3 9,7 9,2 15,1 11,3 9,0 17,8 16,2 30,2 12,2 20,5 36,5 35,9 49,1 46,1 32,0 04-97 10-97 (%) 7,0 7,0 9,4 11,3 4,1 9,8 8,8 14,1 10,0 9,6 19,5 16,7 29,4 19,3 19,7 33,1 31,5 38,8 41,0 27,5 10-97 04-98 (%) 7,8 6,9 13,5 13,7 3,7 8,4 7,7 12,5 8,8 8,2 19,8 16,8 33,3 16,3 22,2 36,5 34,8 47,9 47,5 28,8 04-98 10-98 (%) 9,2 8,5 13,0 16,3 4,2 10,7 9,6 15,7 11,6 10,1 20,0 19,2 26,1 20,4 19,7 38,3 37,1 45,2 46,9 32,3 10-98 04-99 (%) 7,1 6,3 10,8 12,3 3,5 10,5 10,2 12,2 11,8 9,7 17,6 15,4 33,8 16,7 18,3 34,1 33,2 43,1 40,7 29,4 04-99 10-99 (%) 9,4 8,9 14,9 15,0 5,1 14,7 12,7 22,4 18,1 12,1 117,8 16,5 28,4 17,1 18,4 39,6 37,5 47,8 48,7 32,8 10-99 04-00 (%) 12,3 11,4 15,9 24,7 4,0 11,8 10,0 15,9 16,0 8,9 18,7 17,1 28,6 16,7 20,1 38,8 34,5 52,4 51,3 30,4 04-00 10-00 (%) 13,5 14,0 5,7 25,6 5,9 14,7 13,6 20,8 17,8 12,7 17,1 15,1 28,3 15,1 18,0 41,9 39,1 54,7 55,8 33,2 10-00 04-01 (%) 12,0 12,5 11,7 22,5 5,0 15,7 15,7 15,0 20,0 12,8 13,0 11,1 23,3 10,8 14,5 34,4 32,9 41,7 42,5 29,1 04-01 10-01 (%) 14,6 13,9 20,4 21,6 10,2 12,5 11,2 16,7 14,4 11,4 11,9 10,3 18,5 10,8 12,5 40,8 37,2 55,6 49,6 35,2 10-01 04-02 (%) 12,5 12,2 12,1 19,3 7,8 15,4 12,7 19,0 22,8 10,2 12,9 9,6 22,4 10,5 14,5 37,1 35,5 44,8 48,3 29,5 04-02 10-02 (%) p 0,003 0,001 0,02 11,8 0,001 7,7 0,02 27,6 16,7 0,0001 7,8 15,4 14,8 19,0 17,5 13,7 10,3 ns 7,7 0,0001 22,4 10,0 ns 10,5 40,8 ns 37,3 0,003 44,8 48,3 0,0001 34,6 10-02 07-03 (%) Tableau 2 : É volution dans le temps de la prévalence de la consommation de drogues chez les hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes, 1997-2003, selon l’âge et selon le fait d’avoir eu des relations anales à risque Drogues et sexualité Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Total RAP RAR < 30 ans ≥ 30 ans Total RAP RAR < 30 ans ≥ 30 ans Total RAP RAR < 30 ans ≥ 30 ans Speed : Héroïne : GHB : 0,0 0,0 0,0 0,0 0,0 0,0 0,0 0,0 0,0 0,0 1,4 1,4 1,9 2,6 0,8 2,8 2,1 5,7 6,7 0,8 04-97 10-97 (%) 0,2 0,2 0,0 0,4 0,0 0,3 0,2 1,2 0,4 0,3 4,5 4,3 7,1 8,4 1,7 5,5 4,3 11,8 10,0 2,3 10-97 04-98 (%) 2,0 1,4 5,2 4,6 0,3 1,7 2,0 1,0 2,7 1,1 3,4 2,6 8,3 6,1 1,6 4,5 4,6 6,3 8,0 2,1 04-98 10-98 (%) 0,0 0,0 0,0 0,0 0,0 1,1 0,9 2,6 0,7 1,4 2,8 2,4 6,1 5,4 0,9 8,3 7,3 14,7 13,3 4,9 10-98 04-99 (%) 0,8 0,5 2,7 2,0 0,0 1,4 1,8 0,0 1,5 1,4 4,5 4,2 6,8 9,3 1,0 5,7 5,8 8,1 10,3 2,4 04-99 10-99 (%) 0,7 0,9 0,0 1,0 0,4 2,0 1,5 3,0 2,6 1,6 6,2 5,9 9,0 11,9 2,0 6,9 7,4 6,0 11,9 3,1 10-99 04-00 (%) 1,3 0,7 3,2 2,7 0,4 1,1 0,7 0,0 2,0 0,4 8,8 9,3 6,3 19,3 1,8 7,5 6,8 11,1 14,7 2,7 04-00 10-00 (%) RAP : parmi ceux qui ont eu des relations anales protégées ou aucune relation anale durant la période RAR : parmi ceux qui ont eu des relations anales à risque durant la période Total RAP RAR < 30 ans ≥ 30 ans Hallucinogène : (mois/année) 1,8 2,3 0,0 3,1 1,0 1,5 1,2 1,9 2,3 1,0 9,3 10,1 3,8 21,7 1,5 6,3 5,8 7,5 11,6 2,9 10-00 04-01 (%) 4,0 4,2 3,3 9,2 0,6 1,3 0,9 1,7 2,5 0,6 8,7 8,3 11,7 18,3 2,2 9,4 9,3 10,0 15,8 5,0 04-01 10-01 (%) 4,9 4,0 11,1 9,0 2,3 1,0 0,0 5,6 2,7 0,0 9,8 8,1 18,5 18,0 4,5 8,0 6,7 13,0 10,8 6,3 10-01 04-02 (%) 2,9 2,5 5,2 2,6 3,0 1,8 2,0 0,0 2,6 1,2 8,6 8,1 12,1 15,8 3,6 7,5 6,6 10,3 11,4 4,8 04-02 10-02 (%) p ns ns ns 3,7 0,0001 1,9 0,005 10,3 6,7 0,0001 1,3 0,7 0,5 1,7 0,8 0,6 8,8 0,0001 6,2 0,02 20,7 15,8 0,0001 3,3 7,4 3,3 19,0 9,2 7,8 10-02 07-03 (%) Drogues, sexe et risques chez les gais montréalais 177 Drogues et sexualité La figure 1 illustre toutefois les différences dans la consom mation de marijuana selon l’âge et selon l’adoption de relations anales à risque chez les HARSAH. En effet, il semble qu’en contrôlant pour la période de calendrier, les hommes âgés de moins de 30 ans aient été plus enclins à consommer de la marijuana que les hommes de 30 ans ou plus (RC = 1,79 ; IC95 % = 1,51-2,13). Par ailleurs, les résultats suggèrent que, pendant la période de 1997 à 2003, les hommes qui ont eu des relations anales à risque étaient plus enclins à consommer de la marijuana que ceux qui n’ont pas eu des relations anales à risque (RC = 1,23 ; IC95 % = 1,07-1,42). Figure 1 : É volution dans le temps de la consommation de marijuana selon l’âge et selon les relations anales à risque (RAR) 178 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, sexe et risques chez les gais montréalais De façon générale, la prévalence de la consommation de poppers chez les HARSAH a légèrement diminué pendant la période si situant entre 1997 et 2003, mais de façon non significative (RC = 0,98 ; IC95 % = 0,96-1,01), passant de 17,8 % en 1997 à 10,3 % en 2003 (Tableau 2). Néanmoins, la figure 2 montre qu’en contrôlant pour la période de calendrier, les HARSAH ayant eu des relations anales à risque étaient plus enclins que les autres à consommer des poppers (RC = 1,56 ; IC95 % = 1,30-1,87). Cependant, la consommation de poppers ne semble pas avoir varié selon l’âge. Figure 2 : É volution dans le temps de la consommation de poppers selon l’âge et selon les relations anales à risque (RAR) Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 179 Drogues et sexualité Entre 1997 et 2003, la prévalence de la consommation de cocaïne chez les HARSAH est passée de 9,7 % à 15,4 %, une hausse considérée comme significative (RC = 1,06 ; IC95 % = 1,02-1,09) (Tableau 2). De plus, les résultats indiquent que la consommation de cocaïne varie en fonction de l’âge et de l’adoption de relations anales à risque (Figure 3). En effet, en contrôlant pour la période calendrier, il semble que les hommes âgés de moins de 30 ans (RC = 1,40 ; IC95 % = 1,12-1,76) et les HARSAH ayant eu des relations anales à risque (RC = 1,28 ; IC95 % = 1,04-1,58) étaient plus enclins que leurs homologues à consommer de la cocaïne entre 1997 et 2003. Figure 3 : É volution dans le temps de la consommation de cocaïne selon l’âge et selon les relations anales à risque (RAR) 180 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, sexe et risques chez les gais montréalais La période entre 1997 et 2003 est aussi caractérisée par une augmentation significative de la prévalence de la consommation d’ecstasy chez les HARSAH (RC = 1,07 ; IC95 % = 1,03-1,11), celle-ci étant passée de 7,5 % à 11,8 % (Tableau 2). Tout comme c’est le cas pour la cocaïne et la marijuana, les résultats mon trent que les hommes ayant eu des relations anales à risque étaient plus enclins à avoir consommé de l’ecstasy (RC = 1,27 ; IC95 % = 1,04-1,55). De plus, ceux âgés de moins de 30 ans étaient trois fois plus enclins à consommer de l’ecstasy que les autres pendant cette même période (RC = 3,11 ; IC95 % = 2,294,21) (Figure 4). Figure 4 : É volution dans le temps de la consommation d’ecstasy selon l’âge et selon les relations anales à risque (RAR) Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 181 Drogues et sexualité En ce qui concerne la prévalence de la consommation de drogues hallucinogènes, elle s’est aussi accrue de façon significative entre 1997 et 2003 (RC = 1,05 ; IC95 % = 1,011,10), passant de 2,8 % à 7,4 % (Tableau 2). Dans l’ensemble, la figure 5 illustre bien comment la consommation de drogues hallucinogènes varie selon l’âge et l’adoption de comportements sexuels à risque. Les hommes ayant eu des relations anales à risque (RC = 1,54 ; IC95 % = 1,15-2,05) et les plus jeunes (< 30 ans) (RC = 3,35 ; IC95 % = 2,37-4,72) étaient plus enclins à consommer des hallucinogènes durant la période entre 1997 et 2003. Figure 5 : É volution dans le temps de la consommation d’hallucinogène selon l’âge et selon les relations anales à risque (RAR) 182 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, sexe et risques chez les gais montréalais Les résultats présentés au tableau 2 (voir pages 176-177) suggèrent que la prévalence de la consommation de speed a significativement augmenté durant la période entre 1997 et 2003, passant de 1,4 % en 1997 à 8,8 % en 2003 (RC = 1,12 ; IC95 % = 1,07-1,18). Aussi, les résultats présentés à la figure 6 indiquent que les HARSAH plus jeunes (< 30 ans) ont une probabilité environ six fois plus forte d’avoir consommé du speed dans la période entre 1997 et 2003 (RC = 6,38 ; IC95 % = 4,189,73). Par ailleurs, ceux qui ont pris de risques sexuels étaient aussi plus enclins à consommer du speed pendant cette même période (RC = 1,40 ; IC95 % = 1,01-1,85). Figure 6 : É volution dans le temps de la consommation de speed selon l’âge et selon les relations anales à risque (RAR) Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 183 Drogues et sexualité La consommation d’héroïne est demeurée plutôt stable entre 1997 et 2003 (RC = 1,05 ; IC95 % = 0,97-1,13), avec une prévalence faible variant autour de 1 % (Tableau 2, voir pages 176-177). De plus, comme l’illustre la figure 7, la consommation d’héroïne ne semble pas avoir varié selon l’âge ou les pratiques sexuelles à risque des HARSAH participants. Figure 7 : É volution dans le temps de la consommation d’héroïne selon l’âge et selon les relations anales à risque (RAR) 184 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, sexe et risques chez les gais montréalais Enfin, la période entre 1997 et 2003 est aussi caractérisée par une augmentation significative de la prévalence de la consom mation de GHB, celle-ci étant passée de 0 % en 1997 à 3,7 % en 2003 chez les HARSAH (RC = 1,26 ; IC95 % = 1,17-1,36) (Tableau 2). Comme c’est le cas pour plusieurs autres drogues, les résultats suggèrent que la consommation de GHB varie selon l’âge des participants et leurs comportements sexuels à risque, les hommes plus jeunes (RC = 5,25 ; IC95 % = 2,50-10,99) et ceux qui adoptent des comportements sexuels à risque (RC = 2,03 ; IC95 % = 1,24-3,31) semblent plus enclins à avoir consommé du GHB durant la période entre 1997 et 2003 (Figure 8). Figure 8 : É volution dans le temps de la consommation de GHB selon l’âge et selon les relations anales à risque (RAR) Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 185 Drogues et sexualité Discussion De nature essentiellement descriptive, cette étude illustre l’évolution de la consommation de certaines drogues entre 1997 et 2003 chez des hommes gais et bisexuels séronégatifs de la grande région montréalaise. L’étude a aussi tenu compte de l’âge et a exploré la co-occurrence des comportements de consommation avec les relations anales non protégées avec tout partenaire de statut sérologique inconnu ou séropositif, comportement sexuel reconnu à risque pour le VIH. Rappelons ici que les résultats présentés ne donnent qu’un portrait limité du phénomène de consommation de drogues chez les HARSAH montréalais compte tenu, entre autres, de la façon dont la prévalence de la consommation de chacune des drogues à été mesurée, soit le fait d’avoir consommé au moins une fois durant les six derniers mois tel ou tel type de drogues. Ce type de mesure ne permet pas de qualifier l’ampleur de la consommation et d’en évaluer l’éventuel impact sur la santé en général et encore moins, relativement à la santé sexuelle. Sur ce dernier point, il aurait été souhaitable de mesurer plutôt la proportion de relations sexuelles à risque vécues au cours des six derniers mois alors que le participant était sous l’influence de drogues. Cette façon de faire aurait permis de discuter de l’impact plus spécifique de l’une ou l’autre des drogues étudiées sur la prise de risques sexuels, compte tenu de sa nature et de ses effets, notamment sur le système nerveux central et par ricochet, sur le contexte sexuel. Néanmoins, malgré ces limites et si l’on tient compte de la rareté des études longitudinales sur la consommation de drogues chez les HARSAH, notamment selon l’âge et selon le risque au VIH, les résultats de la présente étude sont porteurs de pistes pour la prévention et la promotion de la santé auprès des HARSAH. La consommation de drogues semble relativement fréquente chez les HARSAH puisque près de 70 % des participants d’Oméga déclarent avoir vécu cette expérience au moins une fois par le passé. 186 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, sexe et risques chez les gais montréalais Cette prévalence est nettement plus élevée que celle récemment rapportée dans l’Enquête sur les toxicomanies au Canada (ETC) (Adlaf et coll., 2005) où l’on indique qu’en 2004, 45 % de tous les Canadiens et Canadiennes interrogés rapportaient avoir déjà consommé des drogues. Cet écart se manifeste d’ailleurs pour l’ensemble des prévalences observées, drogue par drogue, dans Oméga. Tel que présenté à titre indicatif au tableau 3, puisque les intervalles de temps considérés dans les deux études sont différents, les prévalences de consommation de chaque drogue seraient de deux à dix fois plus élevées chez les hommes ayant participé à Oméga comparativement à celles observées chez les hommes ayant répondu à l’ETC (Adlaf et coll., 2005). Tableau 3 : P révalence de la consommation de certaines drogues. Mise en parallèle des données d’Oméga avec celles de l’Ontario Men’s Survey1 et de l’ETC2 OMÉGA HARSAH Montréal Variations par intervalle de 6 mois (1997-2003) Ontario Men’s ETC2 Survey1 HARSAH HOMMES Toronto Canada Dans les Dans les 12 derniers 12 derniers mois Mois (2002) (2004) Consommation de canabis 33,1 % à 41,9 % 46,2 % 18,2 % Consommation de cocaïne 8,4 % à 15,6 % 20,6 % 2,7 % Consommation d’ecstasy 7,0 % à 15,6 % 22,9 % 1,5 % Consommation de LSD et hallucinogènes 2,8 % à 9,4 % 3,4 % 1,0 Consommation de speed 1,4 % à 9,8 % 6,1 % 1,0 Consommation de poppers 10,3 % à 20,0 % 23,1 % ND Consommation de d’héroïne 0,0 % à 2,0 % 0,8 % ND Consommation de GHB 6,6 % ND 1 2 Myers et coll., 2004 Adlaf et coll., 2005 0,0 % à 4,9 % ND = Donnée non disponible Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 187 Drogues et sexualité En revanche, rien ne laisse croire que ce phénomène soit unique à la communauté gaie montréalaise. En effet, les données recueillies en 2002 à Toronto auprès d’un échantillon de près de 2 500 HARSAH indiquent des prévalences à peu près du même ordre, si l’on considère que la consommation de chacune des drogues a été prise sur un intervalle de temps de douze mois dans cette étude plutôt que de six mois comme dans Oméga (Myers et coll., 2004). D’autre part, un regard sur les prévalences obtenues dans les travaux recensés (Koblin et al., 2003 ; Operario et coll., 2005 ; Stall et coll., 2001 ; Thiede et coll., 2003 ; Woody et coll., 2001) permet de situer nos résultats à peu près dans les mêmes intervalles, les distinctions mineures observées pouvant s’expliquer par des différences en termes de caractéristiques des échantillons ou de mesures. Dans l’ensemble, la présente étude confirme aussi la préférence actuelle des HARSAH pour la consommation de marijuana, de poppers, de cocaïne et d’ecstasy, suivie de près par la consommation d’hallucinogènes telle que documentée dans d’autres travaux (Halkitis et Parsons, 2002 ; Hirshfield et coll., 2004 ; Koblin et coll., 2003 ; Woody et coll., 2001), notamment auprès des HARSAH torontois de l’Ontario Men’s Survey (Myers et coll., 2004). La plus forte prévalence de consommation de drogues dans les populations d’hommes gais comparativement à celle observée chez les hommes hétérosexuels semble un phénomène largement documenté. En revanche, les facteurs explicatifs de cet état de fait ont été peu explorés et mériteraient davantage d’attention compte tenu des effets néfastes sur la santé physique et sociale des hommes qui en font un usage régulier. Stall et ses collaborateurs (2001) mettent en relief la complexité de ce comportement qui, dans leur étude, s’explique à la fois par des caractéristiques sociodémographiques, des circonstances de vie difficiles par le passé, un état de santé psychologique actuel marqué par la détresse et la dépression, un plus grand nombre de partenaires sexuels, une fréquentation plus importante des bars 188 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, sexe et risques chez les gais montréalais gais et un réseau composé plus fortement de personnes vivant avec le VIH. D’autres travaux tant qualitatifs que quantitatifs sont nécessaires de manière à mettre en relief les facteurs de tous ordres impliqués dans l’adoption et le maintien de cette habitude, particulièrement chez les jeunes HARSAH. En effet, selon les résultats de la présente étude, entre 1997 et 2003, la prévalence de la consommation de drogues telles le GHB, le speed, les hallucinogènes et l’ecstasy était trois à six fois plus élevée chez les HARSAH de moins de 30 ans comparativement à ceux de 30 ans et plus, en plus d’être près de deux fois plus importante pour la marijuana et la cocaïne. Bien que les études récentes recensées s’étant penchées sur la variation de la consommation de drogues selon l’âge chez les HARSAH sont peu nombreuses, la prévalence de la consommation de ces mêmes drogues avait tendance à être plus élevée dans les échantillons où la moyenne d’âge des HARSAH était plus jeune (Clatts et coll., 2005 ; Operario et coll., 2005 ; Thiede et coll., 2003). Rappelons que l’ETC réalisée dans la population canadienne en général soutient des prévalences plus élevées chez les plus jeunes sur la plupart des drogues considérées (Adlaf et coll., 2005). Puisque peu d’études se sont attardées à décrire l’évolution de la consommation de drogues chez les HARSAH entre 1997 et 2003, il est difficile de comparer les résultats de notre étude avec ceux des études recensées. Néanmoins, les résultats de la présente étude semblent confirmer l’augmentation de la consommation d’ecstasy chez les HARSAH telle que rapportée par plusieurs auteurs (Colfax et coll., 2005 ; Crosby et coll., 1998 ; Lampinen et coll., 2003). Une augmentation de la pré valence de la consommation de cocaïne durant la période entre 1997 et 2003 a aussi été remarquée, ce qui concorde avec les résultats de Colfax et de ses collaborateurs (2005). Toutefois, contrairement à Lampinen et ses associés (2003), aucune augmentation significative de la prévalence de la Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 189 Drogues et sexualité consommation de marijuana n’a été observée dans Oméga, alors que l’augmentation significative des prévalences de la consommation de cocaïne et de speed, en particulier, a été constatée. Les résultats de notre étude sont aussi différents de ceux de l’étude de Lampinen et coll. (2003), puisque aucune augmentation de la consommation de poppers chez les HARSAH d’Oméga n’est tangible : au contraire, une tendance à la baisse semble plutôt se manifester. Par ailleurs, nos résultats montrent que la consommation d’héroïne est demeurée faible et plutôt stable dans la cohorte Oméga, alors qu’elle avait légèrement augmenté dans l’étude de Lampinen et ses collaborateurs (2003). Selon Crosby et ses collaborateurs, la consommation d’hallucinogènes chez les HARSAH s’était stabilisée entre 1988 et 1992. Or, nos résultats suggèrent que celle-ci a repris de la vigueur entre 1997 et 2003. De plus, nos résultats montrent une hausse significative de la consommation de GHB chez les HARSAH montréalais durant la période de 1997 et 2003, ce qu’aucune autre étude n’avait encore démontré. Outre des disparités méthodologiques évidentes pouvant expliquer les variations observées sur l’évolution de ces prévalences d’un échantillon de HARSAH à l’autre, notamment avec les résultats de l’étude de Lampinen et de ses collaborateurs (2003) réalisée à Vancouver, il est aussi probable que ces disparités soient le reflet de variations socioculturelles entre les diverses communautés gaies interrogées et de variations régionales inhérentes au marché de la drogue lui-même. Par ailleurs, les tendances à la hausse observées dans Oméga concernant la consommation de cocaïne, de speed et d’hallucinogènes et la relative stabilité de la consommation d’héroïne concordent avec les patterns qui sont rapportés entre 1994 et 2004 dans l’enquête canadienne (ETC) (Adlaf et coll., 2005). L’augmentation de la prévalence de la consommation de drogues est donc un phénomène social qui semble dépasser largement le contexte gai. 190 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, sexe et risques chez les gais montréalais Enfin, bien que cette étude ne nous permette pas d’expli quer directement l’augmentation des comportements sexuels à risque chez les HARSAH par l’évolution de la consommation de drogues chez ces hommes, elle montre tout de même la cooccurrence de ces conduites dans le temps et une association importante et significative entre l’adoption de comportements sexuels à risque et la consommation de certaines drogues (marijuana, poppers, cocaïne, ecstasy, hallucinogènes, speed et GHB). En effet, durant la période de 1997 à 2003, la con sommation de ces drogues était jusqu’à deux fois plus importante, entre autres, pour le GHB, chez les hommes ayant rapporté des relations anales à risque. Ces résultats supportent les résultats des études transversales qui ont observé une association entre la consommation de ces drogues (poppers, marijuana, cocaïne, amphétamines, méthamphétamines, et hallucinogènes) et les relations anales non protégées chez les HARSAH (Clatts et coll., 2005 ; Clutterbuck et coll., 2001 ; Colfax et coll., 2005 ; Dolezal et coll., 2000 ; Halkitis et Parsons, 2002 ; Hirshfield et coll., 2004 ; Klitzman et coll., 2002 ; Koblin et coll., 2003 ; Lampinen et coll., 2003 ; Mattison et coll., 2001 ; Molitor et coll., 1998 ; Ross et coll., 2002 ; Schilder et coll., 2005 ; Strathdee et coll., 1998). De plus, ils renforcent les constats émis dans les deux seules études recensées montrant une association persistante à travers le temps entre la consommation de cocaïne, de marijuana, d’ecstasy et de poppers et le risque sexuel chez les HARSAH (Colfax et coll., 2005 ; Lampinen et coll., 2003). En conclusion, cette étude démontre qu’à l’instar de ce qui a été observé dans la population générale quant à l’augmentation de la consommation de diverses drogues, notamment des drogues dites récréatives (Adlaf et coll., 2005), la communauté gaie est largement affectée par ce phénomène social, mais d’une manière beaucoup plus marquante, particulièrement parmi les plus jeunes. D’autre part, l’évolution de la consommation de certaines drogues en lien avec l’adoption concordante de Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 191 Drogues et sexualité comportements sexuels à risque chez les HARSAH met en relief l’urgence de comprendre les spécificités de ce phénomène dans la communauté gaie, compte tenu de la menace que ceci représente sur l’image actuelle de l’épidémie du VIH dans cette communauté, dans un contexte de banalisation du VIH et de résurgence d’infections transmises sexuellement telles que la syphilis et le lymphogranulome vénérien (Jayaraman et coll., 2003 ; Kropp et Wong, 2005). En termes de recherche, une meilleure compréhension des significations distinctes de la consommation de drogues dans le contexte sexuel et des impacts de ces dernières sur la prise de risques sexuels ainsi que l’exploration des liens entre sexualité, risques et drogues, tout en tenant compte de la diversification actuelle des espaces sociosexuels et des événements socioculturels gais sont néces saires. Ces actions sont essentielles si l’on veut mieux contrer les effets néfastes de la consommation de drogues sur les diverses sphères de vie des HARSAH, sur leur santé en général et plus spécifiquement sur leur santé sexuelle et leur vulnérabilité au VIH. Outre les efforts visant spécifiquement la prévention et le traitement de la consommation abusive de drogues chez les HARSAH, avec tous les défis que cela pose (Stall et Purcell, 2000), les stratégies de prévention du VIH doivent tenir compte du rôle grandissant de la consommation de drogues sur le relâ chement des pratiques sécuritaires, que ce soit dans le contexte d’interventions individuelles ou communautaires, notamment dans les espaces sociosexuels où ces drogues sont consommées. Ces interventions doivent, de plus, être ciblées selon l’âge certes, mais aussi selon le profil de consommation (types de drogues consommées et voies d’administration). 192 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Drogues, sexe et risques chez les gais montréalais Références Adlaf, E.M., Begin, P. et Sawka, E. (Eds.). (2005). 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Il est à noter que cette liste comprend les personnes ayant donné leur autorisation à la divulgation de leur nom. Aureano, Guillermo Université de Montréal Ayotte, Christiane INRS – Institut Armand-Frappier Barré, Marie-Danièle Beauchesne, LineUniversité d’Ottawa, département de criminologie Bibeau, Gilles Université de Montréal Bidégaré, Diane Centre Dollard-Cormier Boivin, Marie-Denyse Université Laval Boisvert, Anne-MarieDoyenne, Faculté de droit, Université de Montréal Bourget, Steve University of Texas at Austin Brabant, MichelCHUM (Centre hospitalier de l’Université de Montréal) – chef service de toxicomanie Brousselle, Astrid Brown, Thomas Hôpital Douglas Cagni, GérardSEDAP (Société d’entraide et d’action psychologique) Carrier, Nicolas Chiasson, Jean-Pierre Clinique du Nouveau Départ Cloutier, Richard CSSS Jeanne-Mance 198 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Liste des réviseurs scientifiques Cousineau, Marie-MartheUniversité de Montréal – CICC (Centre international de criminologie comparée) Cox, JoeDirection Santé publique de Montréal Delâge, Denys Demers, Andrée Université de Montréal Denis, Isabelle Centre Dollard-Cormier Dongier, Maurice McGill University Dufour, Magali Université de Sherbrooke Facy, FrançoiseINSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale) Favre, Jean-Dominique Société Française d’alcoologie Frappier, Jean-Yves Dr Université de Montréal Frigault, Louis-RobertChercheur associé, Département de sexologie, UQAM (Université du Québec à Montréal) Gélinas, Claude Université de Sherbrooke Gendron, Sylvie Université de Montréal Godin, Gaston Université Laval Grabot, Denis Université de Bordeaux Guichard, AnneINPES (Institut national de prévention et d’éducation pour la santé ) Hahn, Robert Haley, NancyDirection Santé publique de Montréal Hurtubise, Roch Université de Sherbrooke Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 199 Liste des réviseurs scientifiques Jürgens, Ralf Kalant, Harold Université de Toronto Kaminski, Dan Lacharité, CarlUQTR (Université du Québec à Trois-Rivières) Julien, MarieDirection Santé Publique Montérégie Lallemand, Violaine Centre Dollard-Cormier Lamarche, PierreMinistère de l’enfance et de la famille Lambert, GillesDirection Santé publique de Montréal Lebeau, AiméUnité de santé publique de la Montérégie Leblanc, Marc Université de Montréal Lecomte, Conrad Université de Montréal Lefebvre, Geneviève Centre Dollard-Cormier Lehmann, François Université de Montréal Leroux, Jacques Lussier, Catherine Anthropologie Lussier, VéroniqueUQAM (Université du Québec à Montréal) Malherbe, Jean-François Université de Sherbrooke Masson, Richard avocat Mayer, Francine-Madeleine 200 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 Liste des réviseurs scientifiques Mayer, MichelineInstitut universitaire – Centre jeunesse de Montréal Mechoulam, Raphaël Ménard, Jean-MarcDomrémy-Mauricie/Centre-duQuébec Mercier, CélineCentre de réadaptation Lisette-Dupras Nadeau, Louise Université de Montréal Nery Filho, AntonioFaculté de médecine, Université fédérale de Bahia, CETAD (Centre d’études et de thérapie de l’abus de drogues) Neveu, YvesFQCRPAT (Fédération québécoise des centres de réadaptation pour personnes alcooliques et autres toxicomanes) Nizzoli, UmbertoAUSL (Azienda Sanitaria de Reggio Emilia) Noël, Lina Direction Santé publique Québec Nunes, Mônica de OliveiraInstitut de santé collective, Université fédérale de Bahla Pantaleón, Jorge Département d’anthropologie, Université de Montréal Perreault, Michel Hôpital Douglas Perreault, Nicole DreDirection Santé publique de Montréal Robert, Marie Université du Québec en Outaouais Piomelli, Daniele (monsieur) Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006 201 Liste des réviseurs scientifiques Plourde, ChantalUQTR (Université du Québec à Trois-Rivières) Poirier, SylvieDépartement d’anthropologie, Université Laval Potvin, Stéphane Clinique Cormier-Lafontaine Quirion, Bastien Université d’Ottawa Rioux, Maryse Institut universitaire de gériatrie de Sherbrooke Robert, Marie Université du Québec en Outaouais Roy, Lise Université de Sherbrooke Schneeberger, PascalCHUM (Centre hospitalier de l’Université de Montréal) Théoret, Manon Université de Montréal Topp, John Pavillon Foster Tremblay, JoëlCRUV (Centre de réadaptation Ubald-Villeneuve) Valleur, Marc Centre médical Marmottan Van Caloen, Benoît Université de Sherbrooke Vitaro, FrankUniversité de Montréal – GRIP (Groupe de recherche sur l’inadaptation psychosociale chez l’enfant) 202 Drogues, santé et société, vol. 5 no 2, déc. 2006