Si_No 8_Mise en page 1

Transcription

Si_No 8_Mise en page 1
No 8 I Mars_Avril_Mai_Juin 2010
Publication commune du THÉÂTRE FORUM MEYRIN
et du THÉÂTRE DE CAROUGE – ATELIER DE GENÈVE
Pp. 174 – 175
Les corbeaux
Pp. 180 – 186
L’école des femmes
Pp. 196 – 197
Fragments du désir
SOMMAIRE
163
164–165
166
167
168
169
170
171
172–173
174–175
176–177
178–179
180–181
182–183
184–185
186
187
188–189
190–191
192–193
194–195
196–197
198
199
200–201
202
203
204–206
207
208–209
210–213
214
215
216
Édito. Par Jean Liermier et Mathieu Menghini
Théma Avec le temps ou la force du grand âge. Par Mathieu Menghini
Pacamambo. Par Sylvain De Marco
Harold et Maude. Par Vincent Adatte
La force du grand âge. Entretien avec Nina Korhonen. Par Laurence Carducci
La force du grand âge. Par Laurence Carducci
La force du grand âge. Entretien avec Caroline de Cornière et Sarah Perrig. Par Laurence Carducci
Europa galante. Par Camille Dubois
Love is my sin. Par Mathieu Menghini
Les corbeaux. Par Julie Decarroux-Dougoud
La vieille et la bête. Par François Marin
Guerra. Par Julie Decarroux-Dougoud
L’école des femmes. Entretien avec Jean Liermier. Par Sylvain De Marco
L’école des femmes. Récit ou action ? Par François Regnault
L’école des femmes. La critique en question. Dossier coordonné par Francis Cossu
L’école des femmes. Parole donnée aux pasteurs Faessler et Wyrill
Retour sur Philoctète. Parole donnée à Charles Beer
L’âge des défis. Par Sylvain De Marco
Denis Darzacq. Par Mathieu Menghini
Altan. Entretien avec Mairéad Ní Mhaonaigh. Par Sylvain De Marco
Faim de loup. Par Ludivine Oberholzer
Fragments du désir. Entretien avec André Curti et Artur Ribeiro. Par Mathieu Menghini
Au milieu du désordre. Par Mathieu Menghini
Shrimp Tales. Par Mathieu Menghini
Ne vous résignez jamais ! Rencontre avec Gisèle Halimi. Par Mathieu Menghini
Ny Malagasy orkestra. Entretien avec Thierry Bongarts. Par Mathieu Menghini
Roméo et Juliette. Entretien avec Guilherme Botelho. Par Francis Cossu
Le jeu de l’amour et du hasard. Le film. Entretiens. Par Lucie Rihs et Christine-Laure Hirsig
Le Centre culturel suisse de Paris. Entretien avec Olivier Kaeser et Jean-Paul Felley. Par Christine-Laure Hirsig
Atelier Forum Meyrin. Par Mathieu Menghini
Bilan 2005–2010 Théâtre Forum Meyrin. Par Mathieu Menghini
E… mois passés
Impressum. Partenaires
Agenda. Renseignements pratiques
— 162 —
ÉDITO
LE THÉÂTRE ET L’ÉCRIRE
Retour sur le magazine Si à l’occasion de sa dernière parution – la prochaine directrice
du Théâtre Forum Meyrin souhaitant repenser sa communication
Jean Liermier : Mathieu, certains disent que nous sommes complaisants
dans nos éditos. Qu’en penses-tu ?
Mathieu Menghini : Je peux comprendre la remarque, mais ne trouve pas
qu’il faille y réagir par quelque repentance que ce soit. Trois observations :
1° Se créer une tribune libre (modeste : une page) quand on est directeur
d’institution, comme nous le sommes, peut sembler une gratuité, un affichage orgueilleux. Or, ce dialogue participe de la manifestation de notre
lien. 2° J’imagine que semblable remarque vient du «milieu» ; un milieu où,
comme ailleurs, on se jauge et se juge. Un milieu dans lequel on est en
rivalité tant sur le plan du public que sur celui des financements et de la
couverture médiatique. Si la politesse entre gens de culture peut être des
plus subtiles, elle n’en couvre pas moins souvent défiance et jalousie.
Peut-être nos éditos « embarrassent »-ils dans la mesure où nous ne
jouons pas ce jeu-là ? 3° Nous avons défendu un esprit de coopération par
opposition à une logique de compétition. Cet esprit implique la gentillesse (j’ai conscience d’avoir employé un gros mot, par les temps qui courent…) mais n’exclut pas l’échange lucide. Nos éditos furent cordiaux et
francs. Plus important m’apparaît ce fait que notre association n’a en rien
créé une confusion dans l’identité respective de nos lieux. Cela n’était pas
évident.
Mathieu Menghini : Un magazine comme Si ajoutait-il une corde utile à
l’arc de ta promotion ?
Jean Liermier : Le Si n’a jamais été de mon point de vue un outil de promotion, mais un symbole. Le symbole d’une ouverture, d’un échange, de
partages. C’est l’espace où nous pouvons parler de nos spectacles sans
avoir le souci de plaire, mais avec le désir de développer, d’apporter des
éclairages contradictoires, qui s’additionnent plutôt que de se nuire, car la
pensée n’est pas linéaire. Cette publication est également, me semble-t-il,
un liant pour fidéliser nos publics, en créant des ponts par-delà une saison.
En fait, la meilleure promotion à Carouge, c’est le bouche-à-oreille ! C’est-àdire la qualité et la diversité des œuvres abordées, des spectacles proposés.
C'est-à-dire le plateau, le théâtre lui-même.
MM : Carouge promeut une saison de spectacles dont la majorité n’est
pas créée au moment où s’écrit le magazine. Cela ne te donne-t-il pas l’envie d’une rédaction a posteriori ?
JL : J’aurais souhaité que nous puissions davantage réagir sur nos créations dans ce journal. Mais les délais inhérents à la composition d’un journal (rédaction, mise en page, impression) ont fait que parfois nous devions
écrire trois mois avant le début des répétitions d’un spectacle. Il est vrai
que nous aurions pu revenir sur nos spectacles, et considérer qu’une partie des pages liées à Carouge soient des retours. Peut-être que par la suite
nous essaierons cela. D’un autre côté nous ne travaillons pas pour la postérité. Comme le dit Céline : «La postérité c’est une idée pour les asticots.»
Le Théâtre est et restera le lieu de l’éphémère, où l’on ne thésaurise pas,
c’est sa force. C’est une philosophie, que j’aime et respecte.
JL : Quels étaient les enjeux du Si pour toi ?
MM : La place que les médias consacrent à la culture tend à décliner ; de
même la qualité analytique de ces espaces (lire, dans ce numéro, pages
184-185). Cela étant, plus que les annonces publicitaires, les affiches ou les
papillons, un tel magazine nous offrait un espace opportun pour expliquer
nos choix, donner des projets de lecture aux manifestations programmées. Cela paraît particulièrement nécessaire s’agissant d’œuvres «dissonantes». Ensuite, viser une certaine tenue formelle, numéroter les pages
comme nous l’avons fait (solidairement, par saison) invite le spectateur à
se créer une mémoire, base de toute culture, de toute profondeur de
champ. Enfin, nous avons voulu un objet rédactionnel permettant une
implication forte de nos équipes sur les enjeux de fond de nos saisons.
Nous aurions sagement pu renoncer à nous improviser journalistes ou
éditeurs et céder à des tiers les responsabilités formelles et de contenu de
cette publication. Peut-être celle-ci eût-elle même été plus homogène,
efficace et profonde, mais elle n’aurait pas été cet exercice qualifiant pour
nos équipes et nous-mêmes. Les enjeux étaient donc internes aussi bien
qu’externes.
JL : Et Si c’était à refaire ?
MM : Avec les forces qui étaient les nôtres, difficile d’être plus exigeant. Il
m’est arrivé fréquemment d’être moi-même critique à l’égard du résultat
(les retours avantageux dominent, cependant), mais sur le plan de l’intention, je crois que notre idée se défendait.
Je me permets un parallèle un peu grandiloquent. Au dam légitime des
esprits critiques, la démocratie tend à considérer le citoyen comme un
client et ses institutions comme des prestataires de service. Les lieux de
culture doivent absolument résister à ce mouvement et ne pas considérer
leurs spectateurs dans la mesure de leur solvabilité. Ne voir qu’un portemonnaie dans l’Homme est une perspective anthropologique bien mince
et absolument détestable. Nous sommes des espaces de l’épreuve :
épreuve du « nous », épreuve du « je », et non des lieux de sorties symboliquement valorisants (bien qu’encore discriminants pour mille raisons
non fatales).
JL : Enfin, ce sera ma dernière question : pourquoi pars-tu du Théâtre
Forum Meyrin ? Que vas-tu faire désormais ?
MM : Je ne veux pas me reprocher, dans quinze ans, d’avoir manqué l’évolution de mes enfants.
Pour le reste, aucun avenir assuré pour l’heure, mais je suis tenté par une
profession mêlant art et social, théorie et pratique. Persuadé que l’art
peut alimenter la question sociale : par la dialectique de la distance et de
l’identification qu’il cultive, un certain art peut, en effet, être propice à la
conscience, à l’indignation, à l’espoir et à l’agir.
JL : Ceci n’est pas une question, mais une gentillesse, un gros mot quoi :
bravo, merci et bon vent ! Au plaisir de te retrouver…
— 163 —
THÉMA
AVEC LE TEMPS OU
LA FORCE DU GRAND ÂGE
Festival pluridisciplinaire du Théâtre Forum Meyrin, du 2 mars au 9 mai 2010
Que peut bien recouvrir cet intitulé double faisant allusion aussi bien à l’inoubliable chanson
de Léo Ferré qu’au titre («légèrement» gauchi)
d’une œuvre de Simone de Beauvoir ? L’annonce d’une réflexion, à Meyrin, sur le Temps et
l’Âge.
Le temps défait
Sur le Temps d’abord. Temps qui tantôt épanouit, tantôt corrompt ; le plus souvent les deux
successivement : consumant ce qu’il avait exalté,
renversant ses idoles.
Pour nuancer ce schéma trop sommaire, nous
écouterons Shakespeare dans le texte. Texte le
plus fin – celui des sonnets –, et le plus fidèle –
puisqu’interprété dans sa langue d’origine !
Avec Love is my sin (lire pages 172-173), Peter
Brook nous fera découvrir les vices et les haltes
de l’écoulement du Temps : ainsi seront déplorés les amers développements de l’amour, mais
chantées aussi la ténacité de celui-ci et la résistance orgueilleuse de sa sublimation. Car le
poème amoureux vainc la finitude.
Ainsi donc, hautement inspirés, le poème et
l’amour parviennent à forer leurs trouées dans
l’empire trop impatient des ans.
La volonté ne disposerait-elle pas du même pouvoir ? Probablement. Tel sera en tout cas le cœur
du message que nous portera Gisèle Halimi
(pages 200-201), cette ennemie résolue de la résignation. Ardente combattante de la cause des
femmes, l’avocate et écrivain nous dira combien
l’indignation est un feu qui ne s’éteint pas. Nouvelle figure de Sisyphe indifférente à la sciure
lancinante du sablier, elle demeure tout entière
arc-boutée sur le rocher de sa lutte.
De l’acné à l’acmé
Nul doute que le témoignage de cette « juste»
de quatre fois vingt ans nous conduira à distinguer une acmé dans le grand âge et non, seulement, des exténuations.
Leçon que la société semble de moins en moins
capable de tirer. Notre temps – il faut bien l’avouer
– semble particulièrement inconséquent : d’un
côté, il encourage nombre d’innovations scientifiques et techniques qui, entre autres facteurs, allongent nos espérances de vie et contribuent ainsi mécaniquement à la croissance
rapide de la proportion des personnes âgées ;
de l’autre, il rechigne à s’adapter à cette situation – qu’il s’agisse de financer les retraites et
les soins des anciens ou d’assurer leur pleine
intégration au corps social.
Notre temps vit la vieillesse et la mort comme
de malencontreux dysfonctionnements, tandis
qu’il peut s’agir, pour l’une, d’un trésor à couver
et, pour la seconde, d’une chose bien naturelle
qui ne nous agresse que dans la mesure, précisément, où on la nie.
« Trésor », affirmons-nous. Tel est bien le sentiment du cinéphile devant l’épicurienne sagesse
de la Maude de Hal Ashby (page 167). C’est d’elle
que le jeune Harold reçoit le goût des jours.
Nous prouverons encore que la vieillesse est
un trésor avec les personnes des troisième et
quatrième âges qu’évoqueront l’exposition et le
work in progress de La force du grand âge (pages
168-170).
Quant au côté naturel du vieillissement et de la
mort, il sera au cœur d’un studieux Café des
sciences (pages 188-189). Sans doute celui-ci
reviendra-t-il sur les troubles physiques et psy— 164 —
chiques qui compliquent et rendent douloureuses nombre de fins de vie. Sans doute faudra-t-il, une fois évoquées les dépressions et les
maladies dégénératives de certains aînés, interroger leurs origines endogènes (individuelles,
génétiques) mais aussi exogènes (contextuelles,
sociales). Et dresser, alors, le procès de la collectivité, de son atomisation, de la dislocation de
diverses cellules – familiale, de voisinage, etc.
Le thème de la mort sera encore évoqué avec
Pacamambo (page 166), la puissante pièce tous
publics de Wajdi Mouawad, qui illustrera l’appréhension du décès d’une grand-mère par une
attachante petite fille, Julie. Dans le regard et la
sensibilité de celle-ci s’exprime la révolte naturelle face à une mort qui ne l’est pas moins.
Alors que La vieille et la bête de la magicienne
Ilka Schönbein (pages 176-177) nous donnera
l’occasion d’apprivoiser l’étrangeté de l’ancienneté, la nouvelle création de notre partenaire
Jean Liermier – L’école des femmes (pages 180 à
186) – exhibera la tension entre une ravissante
innocente et un vieux barbon amoureux. Derrière la comédie se joue le drame d’un cœur toujours ému, toujours vert dans une enveloppe
ridée et un esprit out of fashion.
Enfin, et comme de coutume, une vitrine et un
dépliant bibliographiques très aimablement
conçus par la Bibliothèque Forum Meyrin permettront à chacun d’investiguer plus encore et
– qui sait ? – donneront peut-être à tous l’envie
de vieillir avec appétit.
Mathieu Menghini
Spectacles _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Il convient en particulier, selon les deux auteurs,
d’observer les «sourdes relations qui lient entre
eux les arts (…) apparemment éloignés» (F. Dagognet). Plus encore, affirme Dagognet, on ne saurait séparer «ce repérage des arts désormais unis
entre eux, des bouleversements techniques et
sociaux auxquels – volens nolens – ils participent,
et qu’ils intègrent».
Que les arts dialoguent les uns avec les autres ;
que l’art, en général – même lorsqu’il n’est que
repli austère ou autiste – dialogue avec la société
et l’Histoire : telles sont les deux convictions qui
sous-tendent également le projet de nos thémas.
Pacamambo > 2 et 3 mars
De Wajdi Mouawad
Par François Marin
Love is my sin > 15 au 17 mars
D’après William Shakespeare
Par Peter Brook
La vieille et la bête > 23 au 25 mars
D’après les frères Grimm
Par Ilka Schönbein
Film _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Harold et Maude > 8, 15, 16, 17, 24 et 25 mars
De Hal Ashby
Exposition _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
La force du grand âge > 8 mars au 1er avril
Exposition & work in progress
Par Caroline de Cornière, Sarah Perrig,
Daniel Lang, Nina Korhonen, Sylvie Roche
et Géraldine Kosiak
La dernière de ce «quinquennat» se mesure au
Temps. Puisant sa forme et son fond dans son
écoulement et son gel.
MM
— 165 —
Rencontre _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Ne vous résignez jamais > 6 mai
Rencontre avec Gisèle Halimi
Café des sciences _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
L’âge des défis > 13 avril
Avec les professeurs Anik de Ribaupierre,
Michel Oris et René Rizzoli
Modérateur : Emmanuel Gripon
Bibliothèque Forum Meyrin _ _ _ _ _ _ _ _ _
La bibliothèque municipale de Meyrin
proposera une vitrine bibliographique et
un dépliant sur le sujet de cette théma.
..........................................................................
Dans sa présentation de l’essai Comprendre
l’art contemporain de l’hégélienne Nicole-Nikol
Abecassis, François Dagognet note qu’«en règle
générale, le théoricien de l’art s’enferme dans
l’œuvre qu’il cherche à comprendre ; il va même
jusqu’à envisager le style, les procédures et
même l’École à laquelle appartient tel ou tel
artiste. [Il ne sort pas ainsi] d’un commentaire
empirico-descriptif, en tout cas, particularisé.»
Or, pour Dagognet et Abecassis, cela ne saurait
suffire pour l’art d’aujourd’hui.
..........................................................................
Le programme
..........................................................................
Objectif des thémas
PACAMAMBO
Théâtre / Tout public dès 8 ans
Mardi 2 et mercredi 3 mars
à 19h00
De Wajdi Mouawad
Mise en scène François Marin (Suisse)
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 50 minutes
Interprétation Caroline Althaus / Caroline Gasser / Frédéric Lugon / Geneviève Pasquier / Nicolas Rossier
Voix Barbara Tobola Scénographie Elissa Bier Lumières William Lambert Costumes Scilla Ilardo
Régie générale Girolamo Ingravallo Régie plateau Serge Ruegg Maquillage Séverine Irondelle
Responsable de production Gwénaëlle Lelièvre Coproduction Théâtre du Crochetan / Petit Théâtre / Cie Marin
Plein tarif : Fr. 20.–
Tarif réduit : Fr. 17.–
Tarif étudiant, chômeur, enfant : Fr. 10.–
Ce spectacle intègre la théma
Avec le temps ou la force du grand âge
du Théâtre Forum Meyrin, présentée
en pages 164-165.
____________________________
Julie refuse l’aide du psychiatre qui la suit
depuis près de deux mois. Celui-ci voudrait
entendre l’histoire qui lui permettra de comprendre sa patiente et de rassurer ses parents.
Pourquoi cette petite fille – qui était en visite
chez sa grand-mère et qui a assisté, seule, à sa
mort – a-t-elle caché le corps de son aïeule dans
la cave de l’immeuble ?
De la vie plein les yeux
Après avoir longtemps gardé le secret, Julie
accepte enfin de raconter avec ses propres mots
ce qui lui est arrivé et la raison pour laquelle elle
n’a pas informé ses parents de ce qui s’était
passé, ni de ce qu’elle allait entreprendre. Julie
raconte comment elle a attendu la Mort pour
«lui mettre de la vie plein les yeux». Elle raconte
comment elle retrouvera un jour le chemin qui
conduit à Pacamambo, «ce pays où l’on devient
le corps de ceux qu’on aime».
«J’ai rencontré l’écriture de Wajdi Mouawad de
manière singulière, au festival des Francophonies de Limoges en 1997», confie le metteur en
scène François Marin. « Je figurais le destinataire de la Lettre au directeur de théâtre de
Denis Guénoun avec Anne Durand, Juan-Antonio Crespillo et Patrick Le Mauff. Nous avions
assisté à la représentation de Littoral, interprétée par une jeune équipe québécoise. L’énergie
et l’humour qui se dégageaient de cette représentation m’ont vraiment donné envie de suivre
cette écriture. J’ai donc lu par la suite toutes les
pièces de Wajdi Mouawad dès leur parution.»
Bien que la formation de François Marin l’ait
rendu coutumier des auteurs classiques, depuis
1994, sa compagnie choisit presque exclusivement des auteurs contemporains…
«Dans un théâtre, il y a une dialectique du répertoire à proposer, une polyphonie des époques,
des genres et des styles à créer sans dogmatisme. Pour parler au public d’aujourd’hui, il
faut penser à l’adresse, à la forme de relation
que l’on veut entretenir avec le public, plutôt
qu’à la date de composition d’une pièce (…). Je
suis touché par une écriture, par une thématique, et j’ai envie de la porter à la scène. En
2007, j’ai monté Le pays des genoux de Geneviève Billette, une pièce dite pour jeune public,
et j’ai eu la chance que Sophie Gardaz, nouvelle
directrice du Petit théâtre de Lausanne, m’accompagne dans ce projet. Mais je pense que
j’aurais monté de toute manière ce texte, car il
s’adressait à tous. Pour Pacamambo, cela s’est
passé de la même manière.»
Une tragédie pour enfants
Avec Pacamambo, François Marin développe une
réflexion sur des thèmes qui habitent depuis
longtemps son travail. Ainsi en est-il de la question de l’identité qui se transforme au contact
de la douleur et des fracas du monde. Ainsi en
est-il également de la relation pudique que
d’aucuns entretiennent avec la mort, la séparation, la perte ou le deuil. En 2008, ces préoccupations se sont invitées au cœur de l’intimité familiale du metteur en scène.
« Lors de l’été 2008, nous avons beaucoup fréquenté les hôpitaux pour enfants. Nous y avons
— 166 —
côtoyé des représentants du corps médical,
avons été confrontés à la maladie et à la douleur de tout-petits et de plus grands, avons rencontré des enfants cardiopathes et leucémiques possédant une force de vie incroyable.
Des soins prodigués dans le milieu hospitalier,
on espère une guérison, on attend un mieuxêtre. Mais on sait aussi que derrière la maladie
se cache parfois le spectre de la mort. La perte
de l’enfant devient pour certains parents un
cauchemar récurrent. Au-delà de cette expérience, la mort est pour tout être humain
quelque chose de révoltant et de choquant.
Comment parler de la mort ou de la disparition
à un enfant ? Comment lui expliquer pourquoi
ceux qu’on aime le plus disparaissent un jour?
Ce type d’interrogations déjà conjurées par les
contes de fées nourrissent le parcours de Julie,
l’héroïne de Pacamambo.»
À travers Pacamambo, Wajdi Mouawad dit avoir
tenté d’écrire une «tragédie pour enfants, c’està-dire une fête où les questions douloureuses
sont abordées avec le plus grand ludisme possible tout en faisant confiance à l’intelligence et
à l’imagination». Pour l’auteur, Pacamambo est
aussi une tentative de parler de l’invisible. Mais
comment met-on en scène l’invisible ? « Par le
texte », clame François Marin comme une évidence. « Tout simplement en restant fidèle au
texte.»
Sylvain De Marco, d’après des entretiens réalisés
par Ushanga Elébé et Sylvain De Marco
HAROLD ET MAUDE
De Hal Ashby (1971 / États-Unis)
Scénario Colin Higgins Interprétation Bud Cort / Cyril Cusack / Ellen Geer / Ruth Gordon / Vivian Pickles /
Charles Tyner Musique Cat Stevens Photographie John A. Alonzo Montage William A. Sawyer et Edward Warschilka
Décors Michael Haller Costumes William Theiss Production Colin Higgins et Charles B. Mulvehill pour Paramount
Projection réalisée en collaboration avec l’Association
des Habitants de la Ville de Meyrin (AHVM)
Film
Lundi 8 mars 2010 à 18h00
Lundi 15, mardi 16, mercredi 17 mars
à 18h00 suivi à 20h30 de Love is my sin
Mercredi 24 et jeudi 25 mars à 18h00
suivi à 20h30 de La vieille et la bête
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 1h30
Entrée : Fr. 5.–
Ce film intègre la théma Avec le temps ou la
force du grand âge du Théâtre Forum Meyrin,
présentée en pages 164-165.
____________________________
Parmi les films de notre patrimoine «mondial»
cinématographique, certains semblent plus
datés que d’autres. Sans rougir, Harold et Maude
(1971) avoue son âge ou plutôt son époque, dont
il apparaît comme le produit caractéristique.
C’est ce qui rend aujourd’hui son (re)visionnage
si passionnant, sans compter l’interprétation de
Ruth Gordon, d’un charme inaltérable !
Même si son succès a été long à se dessiner, le
deuxième long métrage d’Hal Ashby (1938-1989) a
triomphé au box-office, au point de devenir un
film culte, deux ou trois ans après sa sortie en
décembre 1971. Au regard de son thème «scandaleux» et de la modestie de sa production, cet
engouement peut surprendre. Vu l’état de la
machinerie hollywoodienne et l’évolution des
mœurs au sein de la société américaine à cette
époque , il n’a pourtant rien d’étonnant.
Du bigger than life au réel
Côté industrie, les années soixante ont vu la désintégration de l’autonomie corporative des
grands studios, absorbés par des conglomérats
qui se sont hâtés de mettre au rencard les producteurs qui avaient fait leur gloire. Dans le
même élan, les administrateurs de Coca-Cola,
Gulf & Western et autre Transamerica ont
enterré le studio system où chaque major cultivait son ou ses genres cinématographiques. En a
résulté une grave crise structurelle doublée
d’une panne d’inspiration qui a permis à une
ribambelle de cinéastes débutants mais surtout
indépendants de jouer leur carte.
Tour à tour s’engouffrèrent dans la brèche un
Arthur Penn, un Sam Peckinpah, puis les Sidney
Pollack, Robert Altman, Monte Hellman, Francis
Ford Coppola, Martin Scorsese, Jerry Schatzberg,
John Boorman, Bob Rafelson, Georges Lucas et
autres Steven Spielberg. Animés par le souci d’en
revenir au réel, les nouveaux venus n’accordèrent que peu de crédit aux visions bigger than
life chères au vieil Hollywood, du moins à leurs
débuts…
Fort logiquement, leurs films ont exhalé l’air du
temps qui était à la contestation et au rejet des
valeurs traditionnelles, des sentiments exacerbés par l’«engagement» américain au Viêt-nam
dès 1964. Leur tâche fut radicalement facilitée
par l’abolition de l’«autocensure» deux ans plus
tard. Pour mémoire, depuis 1934, les majors s’imposaient l’observance du fameux code Hays
pour éviter toute intervention étatique dans
leurs affaires. Dégagés de cette tyrannie, les réalisateurs ont pu critiquer l’establishment en risquant certes une cote limitant leur audience,
mais sans plus risquer leur tête.
Une vieille dame indigne qui fait délicieusement
son âge
Avant 1966, Hal Ashby n’aurait sans doute jamais
pu porter à l’écran le scénario de Colin Higgins
qui abordait de front et sur le mode rieur les
thèmes tabous du suicide ainsi que du sexe entre
des personnes ayant une grande différence
d’âge.
Rejeton d’une certaine société américaine, celle
qui pratique un grand écart mortifère entre son
opulence indécente et son puritanisme fondateur, Harold Chasen (Bud Cort) refuse la vie. Cet
«adolescent» de vingt ans fréquente en anonyme
— 167 —
les enterrements, simule des suicides, histoire de
se venger d’une mère très peu attentionnée – des
simulations spectaculaires qui donnent matière
à une séquence d’ouverture dont l’effet sarcastique est resté intact. Pour tenter de le guérir de
sa névrose morbide, Madame Chasen bat alors le
rappel des systèmes répressifs qui modèlent
l’Amérique de l’époque : thérapie, Église, armée.
Elle s’en remet aussi à l’informatique balbutiante pour trouver une femme à son fils, sans
résultat !
Le salut viendra d’une vieille dame allant sur ses
quatre-vingts printemps. Comme Harold, Marjorie Chardin, dite Maude (Ruth Gordon), ne rate
jamais un enterrement, adore se promener dans
les cimetières, puisant dans ces activités «anormales » une énergie vitale inconnue du jeune
homme. À dessein, le scénario n’apporte aucune
raison précise au comportement libérateur et
anticonformiste de Maude. Seul indice, un tatouage qui laisse à penser que cette presque octogénaire est une rescapée de la solution finale. En sa
compagnie, Harold s’épanouit dans tous les sens
du terme, y compris au niveau charnel, même si
la Paramount, offusquée, a mis son veto à une
scène de nu trop explicite ! Dans un acte ultime
et parfaitement lucide, qui parachève son existence frappée au sceau du libre choix, Maude
donnera à Harold le moyen de pouvoir naître
enfin…
Il n’empêche, à l’heure où l’injonction de jouir a
rejoint l’arsenal des systèmes «auto-répressifs»,
revoir Harold et Maude procure une étrange sensation !
Vincent Adatte
LA FORCE DU GRAND ÂGE
Exposition & work in progress
Par Caroline de Cornière / Daniel Lang / Nina Korhonen /
Sylvie Roche / Géraldine Kosiak
Cette exposition intègre la théma Avec le temps ou la force du grand âge du Théâtre Forum Meyrin,
présentée en pages 164-165.
En partenariat avec le Service de la culture et le Service des aînés de la commune de Meyrin.
Exposition
Tout public
Du lundi 8 mars au jeudi 1er avril
Vernissage le lundi 8 mars à 18h30
Au Théâtre Forum Meyrin
Galeries du Levant et du Couchant
Ouverture publique : du mercredi au samedi
de 14h00 à 18h00, ainsi qu’une heure avant
les représentations. Également sur rendez-vous.
Visites scolaires sur réservation
au 022 989 34 00.
Entrée libre
____________________________
Le cours naturel de la vie nous conduit vers le
«grand âge», dernière plage indistincte, parfois
angoissante, abordée différemment par les uns
ou les autres. D’où peut-être la variété des
termes utilisés : «troisième âge», «âge d’or», ou
tout bonnement «retraite» qui marque un seuil
social. La «mise au net» proposée par les expositions consacrées à la théma Avec le temps ou la
force du grand âge est d’autant plus précieuse.
Regardons, par exemple, à travers l’objectif de la
photographe Nina Korhonen qui a suivi avec
une tendresse lucide le parcours d’Anna, sa
grand-mère rebelle et généreuse, décédée en
1999 à 83 ans.
Lorsqu’elle présente son travail, Nina Korhonen
évoque la notion de cycle dans le sens d’une évolution vers une affirmation de soi. Occasion lui a
été donnée de prendre des images de sa grandmère établie aux États-Unis pour la rendre plus
présente à sa famille restée en Finlande. La portée de ce regard sur l’intimité du quotidien d’une
femme mûre a finalement dépassé l’anecdote et
inspiré Rewind, son récent travail sur la sensation de vivre, de l’enfance à la mort.
Entretien
Laurence Carducci : Vous avez à peu près l’âge de
votre grand-mère lorsqu’elle est partie refaire sa
vie aux États-Unis (en 1959, Anna avait 43 ans,
ndlr). Avez-vous comme elle un projet, un rêve à
réaliser pour l’avenir ?
Nina Korhonen : Je viens juste de terminer la dernière partie de la trilogie Rewind (exposée
récemment à la Galerie Ouizeman à Paris) qui
présente une vie dans son ensemble, sans réfé-
rence spécifique à une situation familiale ou à
un autoportrait. Cette trilogie considère les différents âges d’une existence. C’est une suite de
mes précédents projets : Minne. Muisto. Memory
et Anna, Amerikan mummu. Par ailleurs, j’ai certainement répété les choix d’Anna en quittant la
Finlande pour la Suède en 1981, en choisissant
une langue et une vie sociale différentes. Je veux
et je peux avoir les mêmes possibilités qu’elle,
c’est-à-dire profiter de l’été en permanence. Elle
a partagé ses six dernières années entre trois
lieux de vie différents. Elle passait l’été en Finlande. En automne, elle retournait à son appartement de New York. Puis, elle s’installait en Floride
de Noël à mars et retrouvait son appartement de
New York d’avril à mai. Toujours du soleil et de la
chaleur.
LC : Elle a relevé le défi de partir s’installer avec
seulement cent dollars en poche. Elle était tout
de même une exception ; que peut faire actuellement une femme dans cette même période
de sa vie ?
NK : La situation du monde du travail a beaucoup changé depuis les années 50 lorsqu’elle
est partie aux États-Unis. À cette époque, il était
très difficile de trouver un emploi en Finlande.
Aujourd’hui, c’est en général bien plus facile
d’essayer de vivre dans un autre pays.
LC : Comment préserver sa personnalité et son
activité dans un monde qui donne le premier
rôle à la jeunesse ?
NK : Pour la génération des personnes âgées, il
est très important de bénéficier d’une existence
aussi agréable et riche de sens que possible.
— 168 —
Après tout, nous leur sommes redevables de
notre excellent niveau de vie actuel.
LC : Le tempérament de votre grand-mère a-t-il
évolué durant ses dernières années ?
NK : Elle a conservé son excellent état d’esprit et
est demeurée active jusqu’à la fin. Les liens familiaux et les souvenirs lui sont devenus beaucoup
plus chers. Elle a aussi continué à aider ses amis
malades ou handicapés à s’en sortir. Elle était
extrêmement solidaire avec eux.
LC : Avez-vous parlé avec votre mère de la décision prise par Anna de partir s’installer aux
États-Unis ? A-t-elle accepté de la «voir» vieillir
là-bas ?
NK : Elle a totalement accepté le choix d’Anna.
Ma mère et moi étions en Floride pour aider
Anna à la fin. Nous étions très proches et nous
parlions de tout : des souvenirs, des choses pratiques présentes et futures, de la vie de tous les
jours, des amis, etc. Anna était une personne
pleine d’humour. Elle était capable de jouir des
moindres choses de la vie de tous les jours.
LC : Finalement, dans cette dernière période de
la vie, est-il possible de conserver l’amour dans
un couple ?
NK : L’amour est la chose la plus importante ; il
faut en prendre soin et y prêter attention –
quelle que soit d’ailleurs la période de la vie
dans laquelle on se trouve.
Anna aimait son mari Kalle, décédé en 1985, et
elle a eu un seul homme dans sa vie.
Propos recueillis par Laurence Carducci
SUR LE CHEMIN
À L’ÉCOUTE DU TEMPS QUI PASSE
Vieillir n’est pas un état, c’est un devenir. Les
diverses expositions accompagnées de textes
et de films proposées par le Théâtre Forum
Meyrin mettent en valeur cet âge particulier,
sensible aux émotions essentielles et enrichi
par les métamorphoses de l’âme. Pertinentes et
tendres – ne réduisant pas l’âge au seul flétrissement des corps, ces présentations ouvrent
sur une autre beauté.
La durée du désir
Un premier espace d’intimité est entrouvert en
trois minutes intenses par l’extraordinaire film
Female-Male de Daniel Lang.
L’accomplissement d’un désir partagé, transfiguré par la tendresse, bouleverse aussi dans les
photos cueillies par Marrie Bot auprès de dix
couples ordinaires âgés de 50 à 85 ans. La permanence du dialogue physique au cœur d’épousailles sans âge reflète un profond bonheur.
Derrière la routine des jours
L’attention de Sylvie Roche sur le thème Les 80
ans de ma mère s’est tout d’abord concentrée
sur l’écoute pour mieux voir, mieux comprendre, mieux s’étonner de ces destins de femmes
ayant parfois vu leur jeunesse marquée par les
conséquences de la Seconde Guerre mondiale.
C’est à travers le regard et la complicité de leurs
proches qu’elles ont partagé l’aventure du por-
trait filmé réalisé à leur domicile, avec le soutien
logistique du TéATr’éprouVèTe. Dans leur cuisine,
dans leur jardin, la rencontre est tranquille
comme les heures qui passent entre sourires et
soupirs. En suivant les départementales de la
Nièvre et du Morvan, c’est aussi la campagne
française qui se devine et forme le décor.
En complément du film visible dans l’exposition, Sylvie Roche a réalisé une série de photos
sous forme de cartes postales. Certaines d’entre
elles ont inspiré de brefs textes d’une grande
sensibilité qui seront exposés en complément
des photos. La devise du TéATr’éprouVèTe, «des
hommes qui se regardent, qui échangent, qui se
créent les uns les autres», s’exprime ainsi dans
toute sa plénitude.
Dans son petit livre de croquis, Avec l’âge, Géraldine Kosiak traque des indices sur sa propre
personne. La jeunesse s’en va sur la pointe des
pieds et le glissement du temps nous prend
subrepticement, toujours plus tôt qu’on ne le
croit. Le miroir peut être indulgent, mais pas le
regard des autres. Première révélation : les quadragénaires sont des presque vieux pour les
nouveaux adultes de vingt ans. Lucide et décidée, la dessinatrice prend la mesure de la situation et des métamorphoses subies. La prise de
conscience est brutale, par exemple lorsqu’une
femme s’entend appeler madame pour la première fois. Ses traits affûtés et ses commentaires pointus sont aussi à découvrir sur les
murs de la salle du Levant.
Laurence Carducci
— 169 —
LE BONHEUR D’EXISTER
UN SEUL CORPS POUR TOUTE LA VIE
Reflets d’un atelier de mouvement et de créativité
«Je n’ai plus le temps de perdre du temps.»
Une participante
Caroline de Cornière, danseuse de la compagnie
Alias, Yolande Cuttelod, responsable du Service
des aînés de Meyrin, Dominique Rémy, responsable du Service de la culture et Thierry Ruffieux,
coordonnateur des expositions et des ateliers
d’initiation artistique du Théâtre Forum Meyrin,
ont mis au point un atelier qui laissera des
traces. L’exposition Un seul corps pour toute la
vie à la salle du Couchant reflète l’état intermédiaire d’un work in progress vécu par un groupe
de personnes âgées de 60 à 80 ans. Éphémères
par définition, ces rencontres entre la douzaine
de participantes et la chorégraphe revivent à
travers les prises de vues et les portraits captés
à domicile par la vidéaste Sarah Perrig. Le public
pourra les retrouver dans un prochain spectacle.
Il fallait oser se poser la question : qu’ai-je fait de
mon corps ? Qu’a-t-il à me dire ? Le corps – instrument ou victime – qu’il a fallu apprendre à éduquer dès la deuxième année de son existence. La
fierté des premiers pas a été immédiatement
suivie par des mises en garde contraignantes : ne
touche pas ça, ne grimpe pas là, ne cours pas dans
la rue – et cela dure toute la vie. Même le sport
impose ses codes. Alors il ne reste que la danse
libre pour laisser le corps prendre possession de
son propre espace en corrélation avec le groupe.
Cette prise de conscience, valorisée au fil des
semaines, n’exige aucune formation préalable.
Entretien
Laurence Carducci : Affronter le vieillissement
de son corps, c’est d’abord une affaire intime. Il
n’est pas toujours facile de s’accepter et encore
moins de ressentir le regard des autres. Comment
faites-vous pour établir la confiance et préparer le groupe à la confrontation avec le public ?
Caroline de Cornière : Cette confiance est venue
petit à petit sur un mode ludique. Le plaisir de
jouer existe en chacun de nous, plus ou moins
enfoui. Chacune a découvert son propre langage. Nous avons travaillé sur cette base-là. Il
n’y a pas de contraintes physiques. Ensuite, les
seules règles à suivre ont concerné la cohérence du spectacle.
LC : Avez-vous prévu un scénario ?
CC : Non, rien de particulier. Nous dansons simplement sur la musique des Quatre saisons de
Vivaldi.
LC : Avez-vous rencontré des réticences à l’idée
du spectacle ?
CC : Un peu au début. Ensuite, le plaisir de la
créativité et de l’expression a fait disparaître
cette crainte du «pas joli». J’ai eu affaire à des
personnes gourmandes de la vie et décidées à
continuer de la croquer. Une petite inquiétude
demeure car il faut mémoriser une représentation d’une heure et demie.
LC : Sarah Perrig, vous avez suivi la progression
du groupe en filmant les ateliers. Ce premier
regard extérieur a-t-il été bien perçu ?
Sarah Perrig : J’ai découvert beaucoup d’ouverture
et de générosité chez ces personnes. Elles m’ont
accueillie chez elles et j’ai appris à les connaître
en prenant le temps qu’il fallait. En complément
du film World in progress, journal de travail de
Caroline de Cornière, nous avons réalisé des portraits qui sont autant de dialogues. L’image est
accompagnée de textes qui seront parfois lus
par les personnes elles-mêmes. Cette démarche
comporte aussi des triptyques photographiques nés de la collaboration avec les participantes : une photo de leur reflet dans un miroir,
une photo de leur intérieur et une photo d’objet.
LC : La décision de ces personnes âgées de
mieux «habiter» leur corps répond à un besoin
dont elles ont pris conscience ; c’est aussi probablement une réponse ou une réaction à ce
qu’elles ont vécu ?
SP: Il y a eu dans leur vie des frustrations et des
chagrins qu’elles n’oublient pas. Elles en parlent
sans rancœur car elles savent apprécier la
richesse du moment présent.
CC : «Je n’ai plus le temps de perdre du temps»,
m’a dit l’une d’elles, et elles le démontrent par
la jubilation avec laquelle elles accueillent la
musique par exemple.
Laurence Carducci
— 170 —
EUROPA GALANTE
Musique
Mercredi 10 mars à 20h30
Direction Fabio Biondi (Italie)
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 1h40 entracte compris
Telemann Burlesque de Quichotte TWV 55 / Vivaldi Sinfonia pour cordes Il coro delle Muse RV 149 /
Telemann Concerto pour deux violons et cordes en ut / Vivaldi Concerto pour violon, violoncelle et cordes RV 547 /
Telemann Concerto pour deux altos et cordes TWV 52 : G3 / Vivaldi Concerto pour violon et cordes L’amoroso RV 271 /
Telemann Suite en fa majeur
Plein tarif : Fr. 54.–
Tarif réduit : Fr. 42.–
Tarif étudiant, chômeur : Fr. 28.–
Ce concert intègre l’abonnement commun
(lire Si n°5, pages 4-5).
____________________________
Avec l’ensemble Europa Galante, qu’il dirige de
son violon, Fabio Biondi incarne le renouveau
de la musique baroque italienne.
À l’occasion de sa vingtième saison, l’orchestre
transalpin offre au public meyrinois un programme construit autour de deux maîtres du
baroque : l’Italien Vivaldi et son homologue
allemand Telemann.
Musicien virtuose, inlassable défricheur de partitions et grand connaisseur du répertoire italien
du XVIIIe siècle, Fabio Biondi fait redécouvrir
avec Europa Galante les chefs-d’œuvre de cette
période et découvrir des partitions oubliées ou
méconnues : les oratorios de Scarlatti, les opéras
italiens d’Haendel ou encore la musique instrumentale de Corelli.
Pour ses interprétations, toujours empreintes
de rigueur, de dynamisme et de finesse, Europa
Galante joue sur des instruments d’époque et se
réfère aux plus anciennes partitions connues.
Une démarche s’attachant certes à l’authenticité, mais veillant à échapper à tout conditionnement dogmatique : « Je suis contre toute forme
de dogmatisme, affirme Biondi, surtout lorsqu’il
se prétend garant d’une tradition, d’un savoir, ou
pire, détenteur d’une vérité historique. Nous
sommes et devons rester des interprètes. Il n’y a
pas de pureté du texte, seulement un miroir dans
lequel nous plongeons de toute notre âme.»
Une vision qui révolutionne la lecture de la
musique classique et son interprétation. Celle de
l’Europa Galante est en effet libre, imaginative et
toujours passionnante.
L’approche personnelle d’Europa Galante et
son désir d’échapper aux étiquettes lui valent
aujourd’hui une reconnaissance internationale.
Auréolés de prix, ses enregistrements (Prix Cini
de Venise, Choc du Monde de la musique, Diapasons d’or, ffff de Télérama...) sont devenus des
références.
Ainsi de son étonnante version des Quatre saisons
de Vivaldi, en 1991. Ici, tout est au ras de l’archet
et de la corde, et les modes de jeu des instrumentistes évoquent parfois les Sequenze de Luciano
Berio. Mais cette impureté voulue est avant tout
au service des effets prescrits par Vivaldi. Une
lecture singulière donc, qui veille toutefois à
demeurer fidèle à l’esprit du Prete rosso.
Vivaldi et Telemann
Considéré depuis l’enregistrement de 1991
comme le spécialiste incontesté de Vivaldi,
Europa Galante interprète et enregistre régulièrement ses œuvres. En mars prochain au Théâtre Forum Meyrin, les alertes partitions vivaldiennes se fondront entre des pièces plus
méconnues de l’Allemand Telemann.
S’il est un domaine où brille particulièrement
Vivaldi, c’est celui du concerto. Par sa construction et son travail sur les sonorités, il pose les
fondements de la symphonie. Deux spécimens
seront joués à Meyrin. Les précédera la sinfonia
Il coro delle Muse, qui fait partie de ces concertos sans soliste dans lesquels Vivaldi se préoccupe uniquement de faire sonner l’orchestre à
cordes. Appelé tantôt concerto ripieno, tantôt
sinfonia, ce type de concerto, particulier au compositeur italien, se caractérise par une écriture
homophone, souvent éclatante.
— 171 —
De part et d’autre des partitions vivaldiennes, les
pièces de Telemann sélectionnées par Europa
Galante donneront à entendre l’influence du style
italien sur l’œuvre du compositeur germanique.
Particulièrement prolifique (son catalogue
compte plus de 6000 œuvres), Telemann s’est en
effet approprié tous les styles, et notamment
l’italien. Il l’a habilement combiné avec le
contrepoint conventionnel du baroque et la
richesse de l’orchestration française. Il a su par
ailleurs s’adapter à l’évolution générale du
goût, de la tradition contrapuntique jusqu’au
seuil du classicisme. Comme chez Vivaldi, nombre de pièces de Telemann se distinguent par
leur diversité dans le choix et la distribution des
solistes, leur créativité et leur expressivité, à
l’image de ses concertos – dont deux seront présentés le 10 mars.
Telemann sera par ailleurs mis à l’honneur avec
une musique à programme étonnante, aux lointains accents espagnols : Burlesque de Quichotte.
À travers des mouvements entraînants, qui
dépeignent les diverses aventures du chevalier
et de son écuyer, Telemann réussit à rendre
compte de bon nombre des particularités des
personnages créés par Cervantès.
On ne doute pas que les capacités de chaque
instrumentiste de l’Europa Galante, mises en
valeur par Fabio Biondi, entre rigueur, imagination et impertinence mesurée, révéleront les
subtilités et les plus fines nuances des œuvres
des deux maîtres du baroque.
Camille Dubois
LOVE IS MY SIN
Théâtre
Du lundi 15 au mercredi 17 mars à 20h30
D’après les sonnets de William Shakespeare
Adaptation théâtrale Peter Brook (Angleterre)
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 1h00
Interprétation Michael Pennington / Natasha Parry Collaboration artistique Marie-Hélène Estienne
Musique Louis Couperin (1626-1661) interprétée par Franck Krawczyk Lumières Philippe Vialatte
Plein tarif : Fr. 46.– / Fr. 38.–
Tarif réduit : Fr. 37.– / Fr.30.–
Tarif étudiant, chômeur : Fr. 22.– / Fr. 17.–
Spectacle en anglais surtitré
Dates uniques en Suisse
Accueil réalisé en collaboration avec les Fondations
Edmond & Benjamin de Rothschild
Ce spectacle intègre la théma
Avec le temps ou la force du grand âge
du Théâtre Forum Meyrin, présentée
en pages 164-165.
____________________________
Avis aux amateurs de théâtre à portes ou de
péripéties acrobatiques, Love is my sin (L’amour
est mon péché) ne participe pas de ce registre.
Intense moment de poésie que celui auquel
nous vous convions. Les mots s’empareront de
la scène ; des mots agencés avec tant d’art qu’ils
parviennent à cristalliser les subreptices convulsions de l’âme.
Triangulation dramatique
Dans la plupart des sonnets, le poète s’adresse
à un jeune homme, élégant aristocrate dont
l’identité fait aujourd’hui encore débat ; nul ne
sait, en outre, si cet amour connut un développement sensuel. Laissons les biographes retourner les draps du saltimbanque de Stratford-uponAvon ; l’essentiel est ailleurs !
La vie secrète de Shakespeare
Pendant l’épidémie de peste qui paralysa Londres dès 1606, tous les théâtres furent fermés ;
c’est la nécessité qui aurait alors poussé Shakespeare (nous sommes en 1609) à faire éditer
ses sonnets.
Désireux, l’an dernier, de fêter le quatre centième anniversaire de cette publication, le metteur en scène britannique Peter Brook a élu
vingt-sept sonnets, les organisant thématiquement : «Il fallait qu’émerge un mouvement dramatique, explique Brook. Comme guide, j’ai
suivi les interrogations sous-jacentes entre
deux personnes. D’abord, il y a une tranquillité
partagée, puis peu à peu les peines d’amour
apparaissent : séparation, (…) trahison, jusqu’au
dégoût de la chair. Dans la dernière phase, Shakespeare exprime un amour qui dépasse tout, qui
se révèle plus fort que la vieillesse et la mort.»
De fait, l’ouvrage formule l’espoir de voir l’art
interrompre la corruption des jours, celui de
gagner par le verbe l’éternité refusée à la condition humaine. Pour le commentateur Robert
Ellrodt, «le combat contre le temps [est même]
le thème fondamental des sonnets» ; d’où l’intégration de ces trois soirées à notre théma Avec
le temps.
Le poète presse son Adonis de se marier et de se
reproduire, histoire de le voir se prolonger dans
un double. Plus loin pourtant, comme suggéré
plus haut, la poésie sera vantée comme ouvrant
à l’immortalité plus sûrement que la généalogie.
Vers la fin du recueil, les sonnets adressés à une
«dame brune» («… la maîtresse du poète ?», s’interrogent encore les biographes) ouvrent sur
une relation triangulaire et conflictuelle. Le
poète craint que, par sa perversité, la femme ne
ternisse la sainteté du « bon ange ». L’angoisse
mâtine alors sa tendresse.
On retrouve, dans le dessin des trois protagonistes, la complexité des personnages du théâtre shakespearien. Ainsi la nature véritable de
leurs liens demeure-t-elle des plus ambiguës.
Un art non conventionnel
Un mot du genre, à présent. Rompant avec les
conventions thématiques et tonales du sonnet
– invention italienne magnifiée par Pétrarque,
rappelons-le –, Shakespeare le fait « sonner »
comme aucun autre. Chez lui, la mythologie
n’est que peu présente ; l’innamoramento, les
évocations pastorales, la cosmologie, quasiment absents. Nuls traditionnels blasons de
— 172 —
l’aimé et de l’aimée. Ni soupirs, ni implorations,
mais un ton passant de l’adoration à l’ironie, de
l’humilité au mépris indigné, du reproche à l’autoaccusation.
Les amateurs du dramaturge retrouveront, dans
ces poèmes, la rhétorique raffinée de Roméo et
Juliette, la vigueur du style des grandes tragédies de la maturité, la lucidité sarcastique et les
subtilités dialectiques des Hamlet et autres
Mesure pour mesure.
Des feuillets à la scène
«Tout à tour brillant, impassible, féroce et sanglotant » (toutes épithètes que l’on doit au
poète Pierre Jean Jouve), l’art de Shakespeare
atteint paradoxalement son acmé quand il n’est
plus que simplicité. Une simplicité que Peter
Brook semble avoir visée lui aussi ; que l’on en
juge par le décor : d’austères chaises de bois
clair, accompagnées d’un menu pupitre.
Un autre trait singularise, enfin, le chef-d’œuvre :
la ferveur désintéressée de l’auteur, sa passion
dénuée d’égotisme. Tous les poèmes renvoient
à l’Autre. Le choix dramaturgique consistant à
mettre en scène trois interprètes au lieu d’un
(une comédienne, un comédien et un musicien)
illustre avec bonheur cette aspiration poignante de l’être hors de lui-même.
Cette forme d’oratorio poétique diffracte la
parole d’un seul, la théâtralise pour ainsi dire.
Soulignant en Shakespeare l’aptitude à faire
vibrer un faisceau infini d’accents et de sentiments.
Mathieu Menghini
Peter Brook
Né à Londres en 1925, Peter Brook a maintes mises
en scène de textes shakespeariens à son actif,
notamment à la tête de la vénérable Royal Shakespeare Company. En 1971, il fonde à Paris le Centre
international de recherche théâtrale (C.I.R.T.),
lequel devient, lors de l’ouverture des Bouffes du
Nord, le Centre international de créations théâtrales (C.I.C.T.).
Dans ce lieu unique transpirant la patine du
temps, le metteur en scène a déployé nombre de
spectacles mythiques : Timon d’Athènes ou Le Mahâbhârata, pour n’en retenir que deux.
2010 est un moment charnière dans la vie du dramaturge puisqu’il a annoncé qu’il passerait, cette
année, les rênes de son théâtre à Olivier Poubelle
et Olivier Mantei.
Natasha Parry
Natasha Parry a commencé sa carrière à l’âge de
12 ans dans des théâtres londoniens. Plus tard,
elle est, entre autres, l’interprète d’Orson Welles,
René Clément, Franco Zeffirelli, Maurice Béjart,
Declan Donnellan ; la partenaire de Gérard Philipe,
Marcello Mastroianni, Michel Piccoli. Sa partition
dans Oh les beaux jours de Samuel Beckett lui vaut
un succès international mémorable.
En 1967, elle s’installe à Paris où elle rejoint bientôt le C.I.R.T. Gardant toujours des liens avec l’Angleterre, elle collabore avec la Royal Shakespeare
Company.
Michael Pennington
Né d’une mère écossaise et d’un père gallois,
Michael Pennington a grandi à Londres. Il intervient, lui aussi, plusieurs fois au sein de la Royal
Shakespeare Company. Cofondateur et directeur
artistique de l’English Shakespeare Company, Pennington s’est illustré dans les plus grands rôles du
répertoire occidental.
Les publications de Michael Pennington comprennent des «guides de l’utilisateur» pour Hamlet, La
nuit des rois et Le songe d’une nuit d’été ; Are You
There Crocodile – Inventing Anton Chekhov ; et
Sweet William.
À noter qu’il remplace ici Bruce Myers, partenaire
masculin de Natasha Parry à la création, initialement annoncé par notre plaquette de saison.
Franck Krawczyk
Né en 1969, Franck Krawczyk est pianiste et compositeur. Il écrit de nombreuses pièces pour piano,
violoncelle, quatuor à cordes et pour ensemble ;
transcrit des œuvres du répertoire (Vivaldi, Chopin,
Wagner, Schönberg), notamment pour le Chœur
Accentus. Parallèlement, Krawczyk développe de
nouvelles formes de création musicale : pour le
théâtre (Je ris de me voir si belle, 2005, avec Julie
Brochen) et la danse (Purgatorio-In Visione, 2008
avec Emio Greco et Pieter C. Scholten).
Il enseigne la musique de chambre au Conservatoire national supérieur de musique et de danse
de Lyon. On doit la musique interprétée par Franck
Krawczyk, dans Love is my sin, à Louis Couperin
(1626-1661).
MM
LES CORBEAUX
Danse
Samedi 20 mars à 20h30,
dimanche 21 mars à 17h00
Chorégraphie Josef Nadj (France)
Danse Josef Nadj Composition musicale Akosh Szelevényi (saxophoniste et poly-instrumentiste)
Conception des lumières Rémi Nicolas Décors et accessoires Clément Dirat / Julien Fleureau / Alexandre de Monte
Mise en son Jean-Philippe Dupont Régie générale Christian Scheltens Production et diffusion Martine Dionisio
Production Centre chorégraphique national d’Orléans
Avec le soutien du Théâtre d’Orléans
Le Centre chorégraphique national d’Orléans est subventionné par le ministère de la Culture et de la Communication –
direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles / la DRAC Centre / la Ville d’Orléans / la Région Centre /
le Département du Loiret. Il reçoit l’aide de Culturesfrance (ministère des Affaires étrangères et européennes)
pour ses tournées à l’étranger.
Une première étape des Corbeaux a été présentée au théâtre des Bouffes du Nord à Paris le 11 juin 2008 à la suite
d’une commande du festival Jazz Nomades – La Voix est Libre.
Dans un article paru dans Le monde en juillet
dernier, Josef Nadj se définissait ainsi : «Je suis
à la fois l’observateur, le pinceau, la peinture et
le danseur.» Dans sa pièce Les corbeaux – dont
il présentera à Meyrin la première de la version
longue, – Nadj est, en effet, tout cela à la fois.
Mais il est bien plus encore : chorégraphe, interprète, directeur du Centre chorégraphique national d’Orléans, performer, peintre et photographe.
Un artiste complet, en somme, qui possède le don
de se métamorphoser.
Il n’y a pas la mer
« Il faut d’abord poser l’espace (…). Ni vague ni
confus cependant, mais déterminé, et même
surdéterminé, c’est un espace – à appréhender,
à saisir, à construire et à habiter. Où introduire
du temps, de la durée, du rythme. À mettre en
mouvement, puis à appréhender encore, dans
toutes ses dimensions…»
Devant nous, des cailloux, morceaux de bois, un
plateau comme drapé de neige. Un paysage scénique, boîte noire où la nature pourrait reprendre ses droits. Déjà présent sur scène, Akosh
Szelevényi, saxophoniste et poly-instrumentiste, s’entoure de menus objets, à la musicalité
souvent insoupçonnée. L’atmosphère qu’il crée
est douce et pourtant chargée. En rien figurative, sa musique inspire un retour à la terre, aux
sons originels qui bercent la nature. Mouvement
descendant, à l’instar de cet instant fugace, peu
perceptible, où le corbeau passe du vol à la
marche – observation minutieuse qui est la
source d’inspiration de cette pièce. Et, dans cet
espace, se place un corps qui «déjà, en soi, interrompt [le paysage]».
Ce corps, c’est celui du chorégraphe et danseur
Josef Nadj, maintenant sur le plateau. Il interrompt le paysage par la trace que laisse son passage, marque invisible d’abord de la présenceabsence de l’être. Ici, la trace sera révélée. Une
virgule de peinture noire, dessinée du bout du
nez sur la toile blanche, sera la première empreinte. Au support corporel se substitue l’objet :
des brindilles, trempées dans cette même peinture, viennent fouetter la toile. Le noir se fixe
sur le blanc par un mouvement ; l’inertie de la
matière est portée par le corps. La toile devient
le réceptacle de ce mouvement, elle le traduit
de manière picturale, le fige, l’arrête. Une suspension.
Figurant l’oiseau, Nadj attache deux plumes à
ses chevilles. Un gage de légèreté ? Elles sont si
petites, ces ailes… Elles transforment néanmoins
sa marche, qui devient gauche, presque claudicante, comme celle du corbeau, justement, à
l’instant où celui-ci se pose sur le sol. Double
évocation : celle de l’oiseau qui marcherait aussi
gauchement que l’homme, et celle de l’homme
aux ailes tragiques qui tenterait de s’envoler.
Pauvre Icare
Et toujours, la musique, bruissement à peine
perceptible parfois, ou, au contraire, léger
assourdissement. Dans ce dialogue entre sons
et danse s’immisce un troisième partenaire,
déjà entraperçu : une peinture noire, brillante,
— 174 —
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 1h00
Plein tarif : Fr. 39.– / Fr. 32.–
Tarif réduit : Fr. 30.– / Fr. 25.–
Tarif étudiant, chômeur : Fr. 18.– / Fr. 15.–
Ce spectacle intègre l’abonnement commun
(lire Si n° 5, pages 4-5).
____________________________
fluide. Matière dans laquelle Nadj immergera,
après son nez, son corps tout entier, dans une
lente progression. Désormais recouvert, aveuglé
même, il ressurgit, totalement métamorphosé.
À la légèreté évoquée précédemment par les
ailes s’oppose la densité d’un corps enveloppé
de gouache, couleur corbeau. Un mauvais présage ? Peut-être, par le simple fait qu’ainsi recouverte, exposée aux lumières et à la chaleur,
la peau du danseur et chorégraphe pourrait
bien étouffer. L’image du corbeau cède alors la
place à celle de l’oiseau goudronné. Une image
qui s’efface aussi vite qu’elle est apparue, car
d’oiseau, Josef Nadj est, en fait, devenu pinceau.
Ses gestes deviennent lents, puisent leur énergie dans le sol. Les arrêts sont d’une beauté rare,
certainement parce qu’ils créent des images
épurées, qui se figent et se fixent peu à peu : une
partie de la peinture sclérose le corps du danseur, tandis qu’une autre glisse, se fixant alors
sur la toile blanche qui se noircit de plus en plus.
La pièce s’achève sur un tableau, différent à
chaque représentation. Une trace indélébile, un
capteur de temps, qui raconte «l’absolue nécessité que Josef Nadj éprouve à s’exposer, c’est-àdire à se mettre en danger, à s’engager physiquement dans l’espace-temps de l’œuvre et de
sa représentation ». Ce qui aura filé sous nos
yeux.
Julie Decarroux-Dougoud
Tous les extraits in Myriam Blœdé,
Les tombeaux de Josef Nadj, L’œil d’or,
collection Essais & entretiens, 2006
LA VIEILLE ET LA BÊTE
D’après les frères Grimm
Mise en scène Ilka Schönbein (Allemagne)
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 1h10
Interprétation Ilka Schönbein / Alexandra Lupidi Musicienne Alexandra Lupidi Régie générale Simone Decloedt
Lumières Sébastien Choriol Assistants à la mise en scène Britta Arste / Romuald Collinet / Nathalie Pagnac
Coproduction Théâtre Vidy-Lausanne / La Grande Ourse – Scène conventionnée pour les jeunes publics –
Villeneuve-lès-Maguelone / L’Arche – Scène conventionnée pour l’enfance et la jeunesse / Scène jeunes publics du Doubs /
Centre culturel Pablo Picasso – Scène conventionnée pour le jeune public / Theater Meschugge / Arcadi
Avec le soutien de l’Institut international de la marionnette de Charleville-Mézières / la Ville de Paris /
la DRAC Île-de-France / la Région Île-de-France / la Mairie du 18e arrondissement de Paris
À noter la programmation à Meyrin d’un autre spectacle mis en scène par Ilka Schönbein
(lire pages 194-195).
En mars, le Théâtre Forum Meyrin accueillera
Pacamambo de Wajdi Mouawad, mis en scène
par François Marin, directeur du Théâtre de
Valère à Sion. Nous avons demandé à ce spectateur avisé de nous livrer son sentiment sur le
spectacle La vieille et la bête d’Ilka Schönbein,
créé au Théâtre Vidy-Lausanne en novembre
passé.
Âpreté sensuelle
L’univers d’Ilka Schönbein ne peut laisser indifférent. Il est fait d’une poésie brute, d’une âpreté
sensuelle et d’une puissance évocatrice quasi
animale. Ma première rencontre avec l’artiste
remonte à 1997 : sous le chapiteau du Théâtre de
Vidy, elle présentait Métamorphoses. Ce spectacle avait su garder du théâtre de rue, pour
lequel il avait été originellement conçu, ses qualités de stupéfaction. Du corps malingre de la
créatrice interprète surgissaient des morceaux
de vies. De la brutalité de la chose offerte se
modelaient des individus de glaise. Des mouvements et de la chorégraphie minimaliste surgissait le souvenir des corps meurtris et malaxés
de la Porte de l’Enfer de Rodin. Sur scène, il y
avait pléthore d’objets manipulés, de silhouettes
multiformes montrant la métamorphose d’hommes et de femmes en souffrance. Je me souviens
d’un moment particulièrement magique : l’accouchement d’un bébé marionnette. Il y avait là
la beauté et la violence inhérente à la naissance
de tout être humain.
Théâtre
Mardi 23 mars à 19h00,
mercredi 24 et jeudi 25 mars à 20h30
Ma deuxième rencontre avec le monde onirique
et parfois dur d’Ilka Schönbein se conjugue
avec Chair de ma chair, l’adaptation de L’enfant
qui cuisait dans la polenta d’Aglaja Veteranyi.
Dans cette autobiographie écrite peu avant son
suicide, l’auteur relate son enfance âpre et
cruelle… Sans concession, Ilka Schönbein s’est
emparée de ce récit de vie, en a fait un carnaval
triste et désenchanté pour raconter une humanité en rupture, l’inceste, la mort. Dans cette
création, il y avait quelque chose de la brutalité
douce et désespérée des films de Volker Schlöndorff. L’humour était comme le sel versé sur une
plaie vive. Je me rappelle avoir lu dans un Si précédent la lettre d’une spectatrice laissant éclater sa colère d’avoir assisté à une telle réalisation… Refus explicite d’une esthétique qui se
doublait peut-être en fait d’un autre refus, celui
des horreurs que peut réserver parfois le quotidien, celui de la violence du monde. Refus qui
devenait en fait reconnaissance puisqu’il témoignait de la forte puissance évocatrice de l’univers d’Ilka Schönbein. Car sur scène, c’est au
détour de marionnettes de bois ou de chiffons
manipulées que surgissait l’indicible…
Le geste métronome
Cette saison, le Théâtre Vidy-Lausanne offre
une carte blanche à Ilka Schönbein. Dans un
univers de cabaret des années 30, La vieille et la
bête emprunte à l’univers du conte et se compose de quatre séquences ayant pour thèmes
communs la mort et l’amour.
En reine tragique, Ilka Schönbein évoque d’abord,
avec une sensualité sombre, le destin d’une
petite danseuse qui voulait devenir une grande
— 176 —
Plein tarif : Fr. 35.– / Fr. 28.–
Tarif réduit : Fr. 25.– / Fr. 22.–
Tarif étudiant, chômeur, enfant : Fr. 15.–
Ce spectacle intègre la théma
Avec le temps ou la force du grand âge
du Théâtre Forum Meyrin, présentée
en pages 164-165.
____________________________
ballerine. À partir de matériaux de récupération
et de la précision métronomique du geste, s’impose l’image vaporeuse de la Petite danseuse
d’Egard Degas. Foudroyée dans son mouvement, la ballerine-ballereine laisse place à l’évocation de la venue sur terre de Dieu sous la
forme d’un mendiant. Recueilli par une vieille, il
lui accorde un vœu. Elle lui demande de faire en
sorte que tous ceux qui monteront sur son pommier pour la voler ne puissent plus en descendre sans son aval. Lorsque la Mort se présente,
la vieille l’invite à monter sur l’arbre, espérant
ainsi lui échapper. Mais si la Mort ne peut épargner la vieille, elle peut différer l’instant fatal.
Vient ensuite le récit du Petit âne des frères
Grimm, conte à l’origine du projet d’Ilka Schönbein. Il s’agit de l’histoire d’une reine qui accoucha d’un âne qui aimait tant la musique qu’il
voulut apprendre à jouer du luth. Mais un jour,
réalisant qu’il n’était qu’un âne, il en fut désespéré et s’en alla de par le monde... La dernière
séquence, enfin, parle d’une petite vieille qui ne
veut pas aller à la maison de retraite et qui se
découvre une jambe malade où elle sent pousser
des pommiers…
François Marin
«L’univers d’Ilka Schönbein ne peut laisser indifférent.
Il est fait d’une poésie brute, d’une âpreté sensuelle et d’une
puissance évocatrice quasi animale.»
François Marin
— 177 —
GUERRA
Hors catégorie
Lundi 29 mars à 20h30
Conception et mise en scène Pippo Delbono (Italie)
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 1h20
Interprétation Gianluca Ballarè / Bobò / Margherita Clemente / Piero Corso / Armando Cozzutto / Pippo Delbono /
Lucia Della Ferrera / Ilaria Distante / Fausto Ferraiuolo / Gustavo Giacosa / Simone Goggiano / Mario Intruglio /
Nelson Lariccia / Mr. Puma / Pepe Robledo
Production Compagnie Pippo Delbono
En collaboration avec Emilia Romagna Teatro Fondazione
Les spectacles de Pippo Delbono naissent de la
nécessité, de l’urgence. Ce théâtre de la vie évacue toute virtuosité, toute psychologie, tout
naturel. « Le travail doit changer la vie. C’est
une question d’humilité. » Héritier de Grotowski, de ce théâtre pauvre qui fait de l’acteur la
condition première du théâtre, Delbono pense
son travail « à mi-chemin entre la conscience
physique de la danse et le caractère narratif du
théâtre».
Des identités troublantes
Depuis sa première création (Il tempo degli
assassini, en 1987), Pippo Delbono a ouvert les
voies d’un théâtre singulier et unique, reconnaissable entre tous. Trait marquant, la troupe
qu’il a constituée et ses quatre figures omniprésentes : Pepe Robledo, Bobò, Nelson Lariccia et
Gianluca Ballarè.
Pepe, c’est le compagnon de route, présent
depuis les débuts. Bobò est microcéphale et
sourd-muet. Delbono l’a rencontré au hasard
d’un stage. Touché par « ses gestes très doux,
très amoureux, pleins d’émotions, de nécessité
aussi », il l’a sorti de l’hôpital psychiatrique où il
séjournait depuis une quarantaine d’années,
pour l’intégrer pleinement à la compagnie dès
1997 avec Barboni, spectacle qui évoque justement cette rencontre.
Peu après, il croise Nelson Lariccia à Naples : «Il
était très fou, il vivait dans la rue. » La compagnie doit rejoindre la Toscane pour travailler sur
Guerra, Delbono lui propose de se joindre à eux
«et il est venu, comme ça, sans rien». Gianluca
Ballarè apparaît lui aussi pour la première fois
avec Guerra. Ancien élève de la mère de Del-
Plein tarif : Fr. 39.– / Fr. 32.–
Tarif réduit : Fr. 30.– / Fr. 25.–
Tarif étudiant, chômeur : Fr. 18.– / Fr. 15.–
____________________________
bono, trisomique, il a gardé un visage d’enfant.
Ceux qui composent la troupe de Pippo Delbono – car on peut ici véritablement parler de
troupe – sont, tous ou presque, trop grands,
trop maigres, trop cabossés. Tous, ils défient les
canons de la beauté qu’ils font naître. «Ce sont
des personnes qui ont des parcours de vie complètement différents. C’est un peu la marque
de fabrique de mes spectacles ces dernières
années: des rencontres improbables entre des
personnes très différentes qui se retrouvent
dans le même lieu, autour d’un projet commun.
C’était déjà le cas pour Barboni et c’est aussi
comme ça qu’a commencé Guerra.»
Retrouver Pénélope
Créé en 1998, Guerra parle de désastres, de
guerres. La note d’intention dit ceci : « Guerra
s’inspire de L’odyssée. Comme Ulysse, tous les
personnages se perdent dans leur tentative de
s’approcher du centre de l’existence, ils se perdent dans l’amour et dans la peur : ce sont des
hommes en guerre.» Alors qu’avec Barboni, Delbono proposait le récit d’une guerre intérieure,
intime, il ouvre ici le thème, touché par une douleur qui ne lui est plus propre, mais qui appartient à l’humanité entière. Débutant avec la
mort, le spectacle retrouve progressivement la
vie. En Monsieur Loyal – le seul d’ailleurs à avoir
la parole – Pippo Delbono nous plonge dans
Sarajevo, puis Hiroshima, évoque l’amour
comme prémices nécessaires à la révolution,
crie, chuchote, murmure. Les corps des interprètes racontent, «parl[ent] avec le rythme du
corps, avec la conscience de [leur] corps, de ses
petits gestes, de son harmonie, de sa poésie».
— 178 —
Dans ces rencontres, au travers de ces musiques
qui hurlent sur scène, Pippo Delbono vise sans
cesse le même but : «Inventer une autre façon
d’être sur scène qui ne soit pas naturelle. Je ne
veux pas que mon théâtre soit naturel, mais
vivant. Il ne faut pas qu’il se départe de la fragilité et de l’incertitude qui sont inhérentes à la
personne humaine. Être sur scène, ne rien faire
et dégager de cette immobilité une humanité.»
C’est de cette façon que chacun des interprètes
pourra être avec le public, lui transmettre une
parole – qu’elle soit verbale ou corporelle – sans
lui imposer un sens. Être à l’écoute de ce public,
être dans « une disponibilité qui [te] permet
d’être avec le public et de sentir que le public
danse avec toi».
Difficile de cristalliser le travail du metteur en
scène italien. Même si des traits perdurent d’un
spectacle à l’autre – une phrase, une intention,
une technique de travail avec les acteurs, – même
si les interprètes sont presque toujours les
mêmes, Pippo Delbono se refuse à une méthode
qu’il se contenterait d’appliquer à chaque nouvelle création, l’art étant « une révolution, une
crise, une remise en cause permanente». «L’art
est dans le changement», nous dit-il. Croyez-le.
Julie Decarroux-Dougoud
Tous les extraits in Pippo Delbono, Mon théâtre,
livre conçu et réalisé par M. Bloedé et
C. Palazzolo, Actes Sud, 2004 et Pippo Delbono,
Le corps de l’acteur ou la nécessité de trouver un
autre langage, entretiens de H. Pons avec Pippo
Delbono, éd. Les Solitaires Intempestifs, 2004.
L’ÉCOLE DES FEMMES
De Molière / Mise en scène de Jean Liermier
Interprétation Gilles Privat (Arnlophe) / Lola Riccaboni (Agnès) / Joan Mompart (Horace) / Jean-Jacques Chep (Alain) /
Rachel Cathoud (Georgette) / Nicolas Rossier (Chrysalde) / Robert Sandoz (le notaire)
Mise en scène Jean Liermier Assistanat à la mise en scène Robert Sandoz Scénographie Yves Bernard
Costumes Coralie Sanvoisin Lumières Jean-Philippe Roy Son Jean Faravel Maquillages, coiffures Katrin Zingg
Collaboration artistique François Regnault
Production Théâtre de Carouge-Atelier de Genève Avec le soutien de la banque Wegelin & Co.
Soirée Coup de cœur : Une nuit à Paris le samedi 17 avril 2010. En partenariat avec le Chat Noir.
Dès 18h apéritif de bienvenue offert et présentation du spectacle par André Steiger et Richard Vachoux.
Le spectacle est suivi d’un concert au bar du théâtre et dès 22h au Chat Noir.
En avril 2010, Jean Liermier monte L’école des
femmes de Molière au Théâtre de Carouge, avec
Gilles Privat dans le rôle d’Arnolphe. Décomplexé, il nous a confié qu’il ne monte que les
pièces qui lui parlent… et il nous en parle.
SDM : D’abord Arnolphe, puis…
JL : Puis Horace. C’est l’axe de la pièce. Le jeune
contre le plus âgé. Les deux hommes désirent le
même objet : la petite Agnès qui, bien qu’elle
cristallise le conflit, n’en est que le catalyseur.
Entretien
SDM : Ce qui nous donne : Gilles Privat en Arnolphe, Joan Mompart en Horace, et une Agnès
campée par Lola Riccaboni…
JL : Qui est une jeune comédienne sortant de la
Manufacture – la Haute École de Théâtre de
Suisse romande – et qui a été un choix mûrement réfléchi. Quant au reste de la distribution,
il donne une ligne à la lecture. J’ai par exemple
engagé un Alain et une Georgette mûrs pour isoler la petite Agnès. Ce sont des Thénardier qui
gardent une gamine pour un homme qui a trois
fois son âge, parce qu’ils sont payés.
SDM : On vous dit extraordinairement attentif à
la distribution des rôles…
JL : La distribution, c’est quatre-vingts pour cent
du travail. Les vingt pour cent restants sont
longs, fastidieux… et heureusement tout de
même parfois exaltants. Distribuer, c’est le
moment où l’on rêve, où l’on fait des choix, où
l’on oriente et arrête une lecture.
SDM : Et donc, vous avez commencé…
JL : Par le rôle d’Arnolphe, pour qui je cherchais
une démesure et une folie. Je voulais une part de
comique à la Buster Keaton, une vraie naïveté, et
aussi une part de méchanceté, de misogynie, de
violence. Gilles Privat a cette part de naïveté. Je
pense que ma tâche va être de chercher avec lui
l’intransigeance, l’âpreté du projet d’Arnolphe.
Au Théâtre de Carouge-Atelier de Genève
Salle François-Simon
Durée [spectacle en création]
Plein tarif : Fr. 35.– / 23 euros
Etudiant, apprenti : Fr. 15.– / 10 euros
Chômeur, AVS, AI : Fr. 25.– / 17 euros
Groupe : Fr. 30.– / 20 euros
____________________________
Réservation au +41 (0)22 343 43 43 ou [email protected]
Sylvain De Marco : N’est-ce pas une forme d’irrévérence, ou d’inconscience, pour un jeune metteur en scène, de s’attaquer à Molière ?
Jean Liermier : Le seul respect que j’envisage,
c’est celui qui consiste à essayer de servir un
auteur. Je ne monte une pièce que si j’y entends
quelque chose que je souhaite partager. Et parfois, je ne parviens pas à partager ce que j’entends. Cela m’est arrivé lors de Penthésilée. Je
n’ai pas réussi. Peut-être y reviendrai-je…
Théâtre
Du vendredi 9 avril
au samedi 8 mai
(ma, je et sa à 19h00 / me et ve à 20h00 /
di à 17h00 ; relâche le lundi)
SDM : Comment comprendre Arnolphe ?
JL : Pour moi, Arnolphe est un docteur Frankenstein qui se substitue à Dieu, faisant d’Agnès sa
créature. Je fais aussi un parallèle avec Œdipe
qui passe sa vie à essayer d’aller contre la prédiction. Ici, le personnage doit maudire Molière.
Saviez-vous que le nom « Arnolphe » vient de
saint Arnoult, le patron des cocus ? À l’école, on
devait lui dire : «Cocu, cocu !» Je me fonde sur le
texte qui, dès le début, nous dit qu’Arnolphe a
voulu changer de nom en s’achetant le titre
«Monsieur de la Souche». Il s’achète une jeune
fille – pas trop jolie – pour la façonner, en faire
sa créature, et ainsi ne pas être cocu. Seulement, il a oublié que chez une jeune fille, il y a
toujours un cœur qui bat…
SDM : N’y a-t-il pas également dans cette pièce
une défense de la condition féminine ?
JL : Si, bien sûr. Molière a épousé la jeune Béjart –
sa cadette de vingt ans – et c’est quelque chose
qui doit le travailler. Agnès va se défendre. La
créature qui devrait servir Arnolphe se retourne
contre lui en toute naïveté. L’innocence devient
cruelle. C’est une source de rire, mais il y a de la
méchanceté dans ce rire-là, à la Bergson.
SDM : Y a-t-il une autre facette de votre lecture
que nous pourrions d’ores et déjà dévoiler ?
JL : Il y a dans la structure de la pièce quelque
chose qui me fascine. C’est une succession de
monologues : comme si, bien avant l’heure, on faisait des zooms, des gros plans dans l’intimité du
personnage. Par le monologue, la pièce a quelque
chose d’intime ou même de psychique. La forme
doit en rendre compte. Partant de cela, ce que je
voudrais atteindre, notamment avec l’apparition
des deux pères à la fin, c’est que ce soit un cauchemar. Le personnage essaie de se départir de
son géniteur, mais à la fin, c’est tout de même
Molière, le créateur, qui a le dernier mot.
SDM : Pour conclure, une dernière perspective ?
JL : La double surprise de l’amour. La première,
c’est la rencontre hors champ d’Horace et
d’Agnès. La seconde : la jalousie qui va tenailler
Arnolphe cache-t-elle de l’amour pour Agnès ? Je
ne sais pas. Il utilise cette fille comme un objet,
pour servir son projet. Et c’est parce qu’il se
rend compte qu’il va la perdre qu’il développe
un sentiment. Mais est-ce de l’amour ?
Propos recueillis par Sylvain De Marco
— 180 —
Gilles Privat
Genevois de naissance, Gilles Privat fait ses
classes à Paris à l’école Jacques Lecoq avant
d’entrer comme pensionnaire à la ComédieFrançaise de 1996 à 1999. Gilles Privat est
une figure incontournable du théâtre francophone, au même titre qu’André Marcon
(eh oui, encore un Suisse !), Olivier Perrier et
François Chattot à qui il a d’ailleurs souvent
donné la réplique. « Moliérisé » (enfin !) en
2008 pour son rôle dans L’hôtel du libreéchange de Feydeau mis en scène par Alain
Françon, il fut pendant plus de 20 ans un
acteur fétiche de Benno Besson, son «maître». Il met aujourd’hui son talent au profit
des plus grands metteurs en scène comme
Jean-François Sivadier, Didier Bezace, Alain
Françon ou encore Matthias Langhoff.
On dit de lui que c’est un doux qui joue à
merveille les fous. Son répertoire compte en
effet de nombreux rôles de bouffons, de
tyrans et de monarques. Mais c’est aussi un
acteur rompu aux textes contemporains,
qu’ils soient de Daniel Dannis, Jacques Rebotier ou encore Heiner Müller. Il peut tout :
nous faire rire, nous faire pleurer, nous projeter dans un monde de rêves et de pensées.
Vu pour la dernière fois en Suisse romande
dans Falstafe de Valère Novarina, Gilles Privat revient pour notre plus grand plaisir
faire vibrer la cité sarde en interprétant un
Arnolphe qui restera très certainement
dans les annales du Théâtre.
L’ÉCOLE DES FEMMES
RÉCIT OU ACTION ?
À partir de morceaux choisis dans la Dramaturgie de Hambourg de G. E. Lessing,
François Regnault s’interroge pour nous sur le rôle prédominant du récit dans cette pièce.
«Aussi bien, au lieu de dire de L’école des femmes que tout
a l’air d’être action, bien que tout ne soit que récit, j’ai cru pouvoir
dire avec bien plus de raisons que tout y soit action, bien que
tout semble n’être que récit. »
G. E. Lessing
Le personnage d’Arnolphe dans L’école des
femmes a ce qu’on appelle «un rôle écrasant».
J’ai compté que dans cette pièce de quelque
1780 vers, Arnolphe en a sans doute plus de 740,
soit entre le tiers et la moitié de la pièce ! Il a en
outre six monologues et six soliloques.
Molière, Voltaire, Lessing
Il se trouve que dans la Dramaturgie de Hambourg, Lessing, qui a vu la pièce le 13 juillet 1767,
se pose la question:
«L’école des femmes, dit M. de Voltaire, était une
pièce d’un tout nouveau genre, dans lequel tout
ne se passe guère qu’en récit, mais d’un récit si
artistiquement réussi (künstliche) que tout
semble bien être une action.
« Si c’est en cela que consiste sa nouveauté, il
est très bon qu’on puisse faire admettre le nouveau genre. Plus ou moins artistiquement
réussi, le récit reste toujours un récit, et sur le
théâtre, nous voulons voir une action. – Mais
est-il si vrai que tout ne consiste qu’en récit ?
que tout ne soit qu’un semblant d’action ? Voltaire n’aurait pas dû réchauffer cette vieille
objection ; ou, au lieu de la retourner en louange
apparente, il aurait bien dû au moins y ajouter
la réponse que Molière fournissait lui-même et
qui est très pertinente. Les récits sont précisément dans cette pièce, en vertu de sa composition interne, une authentique action ; ils comportent tout ce qui est exigible dans une action
comique ; et c’est un pur ergotage que de lui disputer ce nom. Car la chose dépend bien moins
des événements qui sont racontés que de l’impression que ces événements doivent faire sur
le vieillard trompé quand il les apprend. Le ridi-
cule de ce vieillard, Molière a voulu le mettre
particulièrement en relief ; nous devons donc
aussi particulièrement le remarquer quand il se
comporte comme il le fait devant la mésaventure qui le menace ; et ce qu’il nous raconte,
nous ne l’aurions pas si bien vu si le poète avait
voulu le faire se passer sous nos yeux, et si, ce
qu’il fait se passer, il l’avait fait raconter. Le
dépit qu’Arnolphe éprouve, l’obligation où il est
de le dissimuler, le ton ironique qu’il prend
lorsqu’il croit avoir prévenu les prochains progrès d’Horace, la surprise et la fureur calme où
nous le voyons accueillir la nouvelle que, malgré tout, Horace a heureusement atteint le but
poursuivi : voilà autant d’actions, et d’actions
bien davantage comiques que tout ce qui se
passe hors de la scène. Même dans le récit par
Agnès de la rencontre qu’elle a faite d’Horace, il y
a plus d’action que nous ne l’éprouverions si nous
voyions cette rencontre avoir lieu sur la scène.
« Aussi bien, au lieu de dire de L’école des
femmes que tout a l’air d’être action, bien que
tout ne soit que récit, j’ai cru pouvoir dire avec
bien plus de raisons que tout y soit action, bien
que tout semble n’être que récit.»
Dans cette analyse avisée, Lessing rejoint bien
ce que dit Dorante, « porte-parole » de Molière
dans La critique, qui répond ainsi à Lysidas : « Il
n’est pas vrai que toute la pièce n’est qu’en
récits. On y voit beaucoup d’actions qui se passent sur la scène, et les récits eux-mêmes y sont
des actions, suivant la constitution du sujet.»
Une dramaturgie contemporaine
Il est unique de voir un auteur se justifier sur
une scène avec autant d’autorité, en expliquant
— 182 —
lui-même les principes de composition de sa
pièce et en s’appuyant en outre sur le grand succès qu’elle a obtenu. Mais on voit que ce qu’il
appelle «la constitution du sujet», qui est d’informer innocemment Arnolphe des menées des
amants et de le conduire ainsi à prendre les
mesures pour y parer – ce qui est l’enjeu même
de la pièce – contribue à l’unité d’action prise en
son sens fort. L’action, au théâtre – en tout cas
dans ce théâtre classique –, ce ne sont plus des
exploits, ni des aventures, encore moins des
duels ou des enlèvements, mais ce sont les parties d’une fable (Lessing utilise ce vocabulaire)
qui permettent de la faire avancer en fonction
des enjeux qu’elle comporte.
Dans la mise en scène contemporaine, j’aurais
envie de dire que ce terme d’« enjeu » est
devenu fondamental, à prendre aussi bien
comme la mise qui est «mise en jeu» dans une
partie qui se joue, que ce qui est proposé au
comédien à jouer.
Aussi bien tout dialogue théâtral ressemble-t-il
fort à celui qui a lieu entre le Dealer et le Client
dans La solitude des champs de coton de Koltès,
et dont l’objet innommé et peut-être innommable, invisible, est situé entre les personnages,
sans quoi ils ne feraient que bavarder.
Cet objet dans L’école de femmes est ce à quoi
rêve la jeune fille, ce que désire ardemment le
jeune freluquet, et ce qui est depuis toujours la
cause du désir du vieillard obsédé.
Disons-le, quitte à démentir la pudeur revendiquée par Molière dans sa Critique : cet objet,
c’est «le… », «le… »… «le petit chat» d’Agnès !
François Regnault
Balthus, Thérèse rêvant, 1938
— 183 —
L’ÉCOLE DES FEMMES
LA CRITIQUE EN QUESTION
De la querelle de L’école des femmes au métier de critique
Par Jean-Marc Adolphe, Maya Bösch, Lionel Chiuch et Chantal Savioz.
Dossier coordonné par Francis Cossu.
Dès que la pièce est créée, avec grand succès, au
Théâtre du Palais-Royal, le 26 décembre 1662,
éclate la première querelle marquante de la carrière de Molière, qui dure jusqu’au début de
1664. La cabale revêt un caractère moral et mondain, pour devenir également l’affaire des gens
de lettres, dramaturges et comédiens rivaux,
auteurs débutants à l’affût d’une occasion de se
distinguer : surgissent de tous les coins de Paris
des pièces, des contrefaçons de l’œuvre originale et des chansons ordurières. À ses détracteurs, Molière répond génialement et répond
théâtralement : œuvres de circonstance, œuvres
de polémique, La critique de L’école des femmes
et L’impromptu de Versailles ne sont pas des
ouvrages mineurs mais une fabuleuse mine de
renseignements sur le théâtre à l’époque de
Molière, sur le jeu de l’acteur. Ils sont aussi
l’étonnante démonstration de ce que peut être
le théâtre dans le théâtre poussé à l’extrême.
Cette querelle et l’incroyable quantité de textes
critiques auxquels elle a donné naissance semblent aujourd’hui inimaginables. Dans un paysage médiatique touché de plein fouet par la
crise, qu’en est-il de la critique et des critiques ?
Le désespoir de la critique
«Le désespoir du peintre» est le nom populaire
d’une plante baptisée plus scientifiquement
« saxifrage urbium ». Ce n’est pas une plante
m’as-tu-vu. Lorsqu’elle s’épanouit, elle accroche
de petites fleurs blanc rosé le long d’une fine
hampe. Son terrain de prédilection est rocailleux.
C’est une plante rustique, comme la critique. À
quelle plante pourrait-on, un jour prochain,
donner le nom de «désespoir de la critique» ? À
une espèce mutante.
Car, sans que cela semble être l’effet du réchauffement climatique, la critique semble avoir de
plus en plus de mal à fleurir. À première vue, on
pourrait même penser que l’espèce est en voie
de disparition. Et il y a là un sacré paradoxe : alors
que « l’offre culturelle » s’est formidablement
accrue ces vingt dernières années, la place dévolue à la critique dans les grands médias généralistes s’est, dans le même temps, considérablement étiolée. Les explications sont multiples. En
premier lieu, on peut incriminer la mutation des
entreprises de presse, qui ont cessé, dans la plupart des cas, d’être contrôlées par des journalistes et qui sont passées, au gré de capitalisations successives, sous la coupe de grands
groupes industriels dont les objectifs de rentabilité ne coïncident pas toujours avec la quête
d’une « excellence » de l’information. L’apparition récente de quotidiens gratuits où les «pages
culture» se limitent à la «pipolisation» et, dans
le meilleur des cas, à quelques annonces de spectacles « grand public », illustre jusqu’à la caricature cette évolution. La « grande presse », quoiqu’en s’en défendant, suit hélas ce mouvement.
Perte de crédibilité
En France, exception faite d’une presse spécialisée comme Télérama ou Les Inrockuptibles (et
encore…), plus aucun des grands hebdomadaires (L’Express, Le Point, Le Nouvel Observateur, Marianne) n’offre de rubrique culturelle
digne de ce nom. Il va sans dire que les « critiques» n’y ont donc plus leur place. Les grands
— 184 —
quotidiens suivent la même pente. Dans un
journal comme Libération, et même dans Le
Monde, la critique de théâtre est ainsi devenue
aussi épisodique qu’aléatoire. Elle a totalement
disparu du Figaro. Pour pallier cette absence,
certains médias ont ouvert sur leur site Internet
des blogs pour les critiques encore en fonction :
on préfère attendre qu’ils se lassent et partent
d’eux-mêmes, ou qu’ils aient atteint l’âge de la
retraite (ils ne seront évidemment pas remplacés) : les directions des journaux pensent (à tort)
que la critique n’attire pas de lectorat.
Deuxième phénomène : les « pages culture »,
lorsqu’elles existent encore (et n’ont pas été
transformées en « Tentations », « Sorties », « Vos
loisirs» et autres dérivés), ont globalement diminué en volume tout en s’ouvrant à toutes sortes
de sujets – qui, parfois, témoignent certes d’une
extension du champ de la légitimité culturelle –
au risque de devenir un étrange fourre-tout.
Reste un troisième phénomène : davantage que
d’autres rubriques, la culture a été le terrain
expérimental et privilégié de relations incestueuses entre l’activité journalistique et la
publicité. Nul film à gros budget, nul supposé
best-seller, nul événement sensationnel qui ne
soit aujourd’hui accompagné d’un «plan médiatique» auquel les organes de presse se plient de
bonne grâce. Les télévisions, les radios et même
la presse écrite sont associées à ces « plans
média» où l’indépendance de la critique est forcément tenue en suspicion. Particulièrement
visible dans le périmètre des industries culturelles, le phénomène n’en touche pas moins le
spectacle vivant. Entre journaux et théâtres ou
festivals, il est devenu d’usage courant de négo-
cier des «partenariats» : un noble mot qui recouvre le plus souvent de simples « échanges marchandises » (ristourne accordée sur une insertion publicitaire, en échange de la présence du
logo du média sur les outils de communication
liés à l’événement). Non contents du rabais
obtenu sur le coût d’une publicité, les services de
communication des théâtres attendent de surcroît «du rédactionnel» (et le font sentir de plus
en plus, au fur et à mesure que la place se raréfie).
Conséquence : l’annonce promotionnelle (plus
ou moins déguisée) tend à se substituer à la critique. À terme, la presse y perd de sa crédibilité.
Internet responsable ?
La « crise de la presse » est souvent évoquée
comme une fatalité dont l’émergence de l’Internet serait en partie responsable. Osons une autre
hypothèse: si la presse généraliste souffre d’une
désaffection de lectorat, elle le doit d’abord à
elle-même ! Il est étrange, de ce point de vue, que
la disparition progressive de la critique ait coïncidé, sur vingt ans, avec la réduction sensible
des moyens consacrés à un véritable journalisme d’investigation. Comme si la presse avait
renoncé (sous l’emprise de sa nouvelle configuration capitalistique ?) à jouer son rôle de «leader d’opinion », alors même que le monde se
complexifiait et que les arts contemporains multipliaient leurs formes d’interprétation et de
représentation… Quelle recherche du consensus
a porté les journaux à se priver, notamment dans
le champ de la critique, des «grandes signatures»,
auxquelles on pouvait s’opposer, mais qui stimulaient, au moins, de l’opinion ? Au lieu de quoi les
critiques, lorsqu’elles sont encore publiées, sont
devenues fades et incolores. D’aimables comptes
rendus sans âme ni engagement…
Mais comme le désespoir du peintre, la critique
est une plante rustique… et vivace. Elle ne meurt
pas, mais a commencé à déplacer ses racines.
Cela, bien sûr, reste modeste, mais significatif.
La revue Mouvement, que j’ai créée voici douze
ans (sans capitaux de départ, ce qui était une
véritable gageure), manifeste la possibilité d’un
tel espace critique (qui se prolonge par un site
Internet, actualisé d’une quarantaine de textes
chaque mois). Choisissant une certaine exigence
plutôt qu’une quête effrénée de lectorat, nous
avons tenu le cap là où bien d’autres aventures
s’arrêtaient prématurément. Nous avons été,
par ailleurs, à l’origine d’un réseau européen,
TEAM network, qui fédère aujourd’hui une quinzaine de revues culturelles : la deuxième publication annuelle et multilingue de ce réseau
vient de paraître. Sur l’Internet, certains blogs
indépendants prouvent enfin, parfois de belle
manière, que la fonction critique continue à
susciter, notamment chez de jeunes auteurs, un
réel désir. La situation de la critique n’est donc
pas complètement désespérée. Reste qu’aujourd’hui, quasiment personne ne parvient à en
vivre exclusivement et décemment. Et les artistes,
qui attendent parfois «la critique» comme le messie, n’ont souvent guère conscience de l’économie
de bouts de chandelle au sein de laquelle celle-ci
tente de continuer à fleurir.
Jean-Marc Adolphe
Directeur de la revue Mouvement
La critique vue par ses acteurs
METTRE EN DÉBAT
Aujourd’hui nous allons au théâtre pour vivre
une expérience. Depuis les années 90, nous pratiquons un théâtre fait d’images, de réalités toujours plus abstraites.
Ces changements significatifs du statut pratique
et théorique de l’esthétique devraient impliquer
des conséquences de même nature sur le discours critique.
En tant qu’artiste, j’aimerais penser que la critique doit faire son travail, comme moi je dois
faire le mien. En même temps, je pense que la critique, par vocation, est appelée à devenir plus
théorique. Elle devrait questionner les bases de la
pratique artistique qu’elle prend pour objet et
s’impliquer davantage dans le processus artistique. À mon sens, elle devrait réfléchir à la spécificité du théâtre par rapport aux autres médiums,
favoriser la compréhension d’objets que le public
n’a pas l’habitude de voir, d’entendre. Trop souvent, la critique semble satisfaire le besoin dominant de divertissement, reste dans l’éloge, le
blâme, le sentiment, au lieu de donner des clés de
compréhension, d’analyse du sens.
Idéalement, la critique devrait utiliser le théâtre
pour réfléchir sur le monde. Elle pourrait ainsi
créer des crises, faire débat…
Maya Bösch, metteur en scène
Fondatrice de la compagnie sturmfrei et codirectrice
du Grü / Théâtre du Grütli Genève depuis 2006
PENSER EN RHIZOME
Écrire sur la culture, ce devrait être aussi résister
à la dissolution médiatique de l’œuvre. Et saisir
l’objet quand tout nous incite à convoquer exclusivement ses traces. La tendance journalistique
consiste aujourd’hui, en effet, à « multiplier les
angles». Il se pourrait bien, toutefois, qu’il s’agisse
d’angles morts. Soucieuses d’efficacité et d’innovations, les rédactions en chef ne cachent plus
leur scepticisme à l’égard du classique binôme
«avant-première / critique». Il faut donc détecter
ce qui, dans la périphérie de l’œuvre, est rassembleur. Le dénominateur commun en quelque
sorte. Ainsi, on ne s’intéressera pas à un spectacle pour ses qualités intrinsèques, mais pour la
thématique qui peut lui être associée. Exemple :
trois pièces sont à l’affiche, qui évoquent le
monde ouvrier. On angle alors sur «la lutte des
classes au théâtre». Idem dans le domaine de la
littérature : il est moins question de faire la critique d’un roman que de lui trouver des résonances thématiques. La méthode a ses avantages mais aussi ses risques. Le plus considérable
est l’évacuation de l’œuvre au bénéfice de connexions prétextes (exemple : quatre jeunes
femmes viennent de sortir un premier roman ; on
occulte leurs récits pour s’interroger sur cette
singulière vague d’auteures post-adolescentes).
C’est donc moins un rétrécissement de l’espace
dévolu à la culture auquel on assiste, qu’à l’émergence d’une approche nouvelle. Laquelle se veut
le prolongement d’une «pensée rhizome» issue
de l’usage des nouveaux outils technologiques.
Lionel Chiuch, journaliste
Tribune de Genève
— 185 —
LA «E-CRITIQUE»
Parce qu’elle ne peut que se développer sur l’argumentation et donc sur une certaine longueur
en terme de «caractères», la critique est devenue
un véritable luxe que l’on se procure aujourd’hui
en surfant sur Internet. À titre d’exemple, les analyses paraissant sur un site comme Rue 89 montrent une véritable résurrection du genre. La critique doit rendre compte, interpeller, souligner…
Elle est forcément subjective, et appelle de façon
presque naturelle des commentaires, tant des
acteurs d’un spectacle que des spectateurs. Le
web offre par la force des choses un terrain qui
reste encore largement à exploiter. Outil rapide,
interactif par excellence, touchant un lectorat
jeune, il y a tout à en attendre, à imaginer et à
construire. Les difficultés n’en sont pas moins
évidentes. Reste tout un travail à fournir de la
part des partenaires pour alimenter le débat
critique, susciter les réactions, imaginer tous les
supports (textes, photos, vidéo, audio). Reste
peut-être aussi à inventer des moteurs de recherche qui permettent de crédibiliser certaines
critiques plus que d’autres. Et peut-être aussi une
forme de généralisation des pratiques permettant de dissocier la «e-critique» du «tout au buzz»
auquel généralement on voue Internet. Bref, donner un peu de temps à un temps qui va très vite.
Chantal Savioz, journaliste
lesquotidiennes.com
L’ÉCOLE DES FEMMES
PAROLE DONNÉE AUX PASTEURS
FAESSLER ET WYRILL
LA CIRE ET LE SOT
Sot est Arnolphe qui imagine pouvoir modeler à
sa guise l’âme d’une autre comme on impose son
sceau à la cire. La fraîcheur du visage d’Agnès
surgissant sur la scène du monde dans l’éveil de
son désir, reflète ce qui ne s’apprivoise pas. La
comédie peut se dérouler, son message se délivrer. Quelle modernité chez Molière ! Celui qui
veut façonner l’esprit et le comportement de qui
se trouve sous son autorité ne saurait le faire
sans déconvenue s’il s’appuie sur l’arbitraire de
son pouvoir social pour domestiquer son prochain. Arnolphe incarne cet excès présomptueux de toute maîtrise sur autrui. Sa relation à
Agnès figure l’impossibilité de faire naître désir
et liberté d’un asservissement. La femme ne
peut être « le potage de l’homme ». Les ingrédients de l’âme ne se préparent pas dans la protection recluse des couvents, mais dans le
chant vivant de la parole. Les émotions du cœur
ne se forgent pas au repli forcé de l’institution
du mariage, mais dans l’élan juvénile de la rencontre véritable. La moralité intérieure n’est
point adoption de maximes décrétées, mais
consentement aux valeurs que dicte l’amour.
L’union charnelle ne se soumet pas au contrôle
social et ecclésiastique du plaisir, mais à l’éveil
de la joie entre les amants.
On peut se demander si Molière ne vise pas la
pratique des confesseurs et des conseillers spirituels qui prétendaient régimenter les consciences. La relation insupportable d’Arnolphe à
Agnès en serait la fable. La scène 2 de l’acte III,
avec le grand monologue sentencieux d’Arnolphe et la lecture par Agnès des maximes du
mariage, irait bien dans ce sens. Et la critique
toucherait juste. Car il est indéniable que la
confession auriculaire – et le pouvoir sacerdotal qui lui est lié – représente une perversion du
christianisme originel. L’être humain y devient
« le potage du prêtre ». Le dire de sa parole
vivante est ravalé au discours convenu d’un cequ’il-faut-dire pour être absout. Ses passions
sont encadrées par le caractère sacré des institutions. Sa moralité lui est impérativement dictée et sa sexualité rigoureusement contrôlée. À
travers la confession, l’Église s’imagine réguler
les pauvres consciences et avoir pouvoir sur les
âmes. Elle ne se ferme que sur elle-même.
Molière a raison. L’âme n’est pas une cire malléable à souhait. Elle est un respir, le souffle
d’une parole dans l’échange libre, le tremblement émotionnel dans une rencontre, l’inopiné
d’une joie à l’éveil de l’amour. L’âme n’est pas
pour les sots. Elle est à l’image de ce dont il n’est
point d’image. C’est Dieu qui lui imprime son
sceau.
Marc Faessler
AGNÈS SOUS LA BURQA
Ce que l’on pourrait regarder comme une simple
farce – les aventures d’un «barbon» soucieux de
garder pour lui les attraits d’une «jeunesse» –, le
génie de Molière en a fait l’un des tableaux les
plus poignants de la détresse de l’homme
amoureux. La brûlante actualité de cette pièce
écrite au temps de Louis XIV m’est très vite
apparue. Les Devoirs de la femme mariée qu’Arnolphe fait lire à Agnès ne stipulent-ils pas clairement au sujet de l’épouse honnête : «Sous sa
— 186 —
coiffe, en sortant, comme l’honneur l’ordonne,
/ Il faut que de ses yeux elle étouffe les coups ; /
Car pour plaire à son époux / Elle ne doit plaire
à personne.» (III, 2) Ne voilà-t-il pas la burqa très
clairement évoquée ? Mais ce qui n’est ici qu’une
simple allusion me paraît devenir évident dans
les premiers discours d’Arnolphe. D’où le titre
que j’ai donné à cet article.
Sous prétexte de mettre Agnès à l’abri des
regards et des désirs indiscrets, il l’enferme au
couvent, « ordonnant quels soins on emploierait
pour la rendre idiote autant qu’il se pourrait »
(I, 1). Et nous savons qu’il y a réussi, puisque la
naïve Agnès vint un jour lui demander « si les
enfants qu’on fait se faisaient par l’oreille » !
Arnolphe estime, dans sa description de la
femme idéale à son gré, qu’elle doit être «d’une
ignorance extrême, et c’est assez pour elle (...) de
savoir prier Dieu, m’aimer, savoir coudre et filer».
Tableau de la femme ayant cours aujourd’hui
dans bien des pays ...
Une toute dernière citation, qui me semble résumer le tout : Arnolphe explique encore quelle
doit être «la docilité, l’obéissance, l’humilité, et
[le] profond respect où la femme doit être pour
son mari, son chef, son seigneur et son maître.
Lorsqu’il jette sur elle un regard sérieux, son
devoir aussitôt est de baisser les yeux». Vision
de litham, de tchador, de niqab et de burqa... !
Mais sous le voile, intégral ou pas, des yeux brillants d’intelligence et de malice pétillent, et
scrutent et découvrent le monde, et Agnès, de
terne chrysalide, à travers son voile, est devenue
papillon...
Hubert Wyrill
RETOUR SUR PHILOCTÈTE
PAROLE DONNÉE À CHARLES BEER
James Pradier,
Néoptolème empêchant Philoctète
de percer Ulysse de ses flèches,
1813
Ce texte dramatique, Philoctète, nous place
devant une question qui me semble d’actualité :
un but supérieur justifie-t-il certains moyens,
comme le mensonge ? En d’autres termes, le
moindre mal peut-il être justifié par un plus
grand bien, une cause noble ?
Ma réponse est claire : s’agissant par exemple
des grands objectifs de l’État, le but ne peut se
justifier par les moyens quand nous heurtons
les valeurs d’intégrité et rompons le contrat que
l’État a passé avec ses citoyens.
Le pragmatisme peut assurer un véritable progrès dans la réalisation des grands objectifs de
l’État. Mais un pragmatisme qui n’est pas évalué
à l’aune de valeurs risque de dériver dans une
zone grise. Or notre époque semble avoir perdu
parfois ses repères idéologiques au profit d’un
pragmatisme en vogue, quasiment devenu la
norme, se parant des apparences d’une nouvelle idéologie, tant dans la politique que dans
l’économie. Comme nous y invite Philoctète, il
me semble important d’inciter les responsables
politiques à réfléchir sur leurs valeurs ou sur
leurs limites.
Derrière le pragmatisme se cache parfois un
refus de se (re)mettre en cause ou d’accepter les
conséquences d’un choix en accord avec ses
valeurs profondes.
Ainsi, dans la pièce, Ulysse le chef, le leader,
choisit le mensonge pour permettre aux Grecs
d’obtenir les armes dont ils ont besoin pour
gagner la guerre. En fait, son hubris l’empêche
de présenter ses excuses à Philoctète et de rétablir leur relation avant de lui demander de rejoindre l’armée. Et c’est l’honnête Néoptolème qui se
laisse convaincre par Ulysse de trahir Philoctète.
Pourquoi ? Parce qu’Ulysse joue habilement tant
sur la culpabilité que sur la fierté de Néoptolème
sans qui la guerre de Troie ne se gagnera pas.
Pour cette cause «noble», Néoptolème est prêt
à «oublier la honte». Par la suite, il se repentit et
rend à Philoctète ses armes volées. Pour moi,
Néoptolème devient le vrai héros de la pièce
lorsqu’il dit : « Quand c’est la justice qui est en
jeu, je ne crains personne.»
L’auteur coupe court à l’histoire par l’intervention divine d’Hercule qui persuade Philoctète et
Néoptolème de rejoindre Ulysse et les Grecs
pour mieux vaincre Troie. Dans la réalité de
notre monde, un deus ex machina n’existe pas
ou du moins ne vient pas souvent au secours
des responsables politiques. Mais la culture et
les arts, ici le théâtre, offrent aux leaders une
opportunité de se confronter à ce qui est vraiment important. En se frottant à cette tragédie
grecque, ils peuvent se questionner sur leur rôle
aujourd’hui et chercher à savoir comment résoudre, ici et maintenant, les dilemmes entre une
approche qui permet de réaliser ses objectifs et
des valeurs qui doivent rester non négociables.
Charles Beer, conseiller d’État en charge
du Département de l’instruction publique,
de la culture et du sport
Musée d’art et d’histoire et
Théâtre de Carouge : à suivre
Philoctète, comme Bérénice (lire Si n° 7, page
154), a fait l’objet de visites thématiques à
l’intention des élèves qui ont vu la pièce. Il
s’agissait cette fois de partir à la découverte de la guerre de Troie dans l’art grec, au
moyen du fonds d’archéologie du Musée.
Afin de refermer pour cette saison le chapitre de cette collaboration, faisons un saut
de deux mille ans et contemplons ici une
œuvre exceptionnelle conservée au Musée
d’art et d’histoire : du Genevois James Pradier (1790-1852), le bas-relief figurant Néoptolème empêchant Philoctète de percer
Ulysse de ses flèches (image ci-dessus). Pradier, grand nom de la sculpture néoclassique, est notamment l’auteur du Rousseau
familier qui trône dans l’île du même nom.
C’est avec ce Néoptolème que le sculpteur
gagna en 1813 le prix de Rome, qui lui ouvrit
les portes de la Villa Médicis durant cinq
années. Placée en dépôt au Palais Wilson, la
sculpture eut à souffrir de l’incendie de ce
bâtiment en 1987 mais a bénéficié récemment d’une restauration. On remarquera le
geste de désarroi de Néoptolème, à côté d’un
Ulysse qui campe dans son équanimité.
Détail qui a son prix, le Néoptolème, offert à
la ville de Genève par son auteur dès 1813,
est le seul prix de Rome conservé en Suisse.
FL
— 187 —
L’ÂGE DES DÉFIS
Café des sciences
Mardi 13 avril de 18h30 à 20h00
Au Théâtre Forum Meyrin
Dans les foyers / Entrée libre
Conception et réalisation Association Euroscience-Léman
Avec le concours et le soutien de La Passerelle de l’UNIGE
En collaboration avec le Théâtre Forum Meyrin
Intervenants Prof. Anik de Ribaupierre, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, UNIGE ;
Prof. Michel Oris, Centre interfacultaire de gérontologie, UNIGE ;
Prof. René Rizzoli, Faculté de médecine, UNIGE et Département de réhabilitation et gériatrie, HUG
Modérateur Emmanuel Gripon, journaliste
Ce débat intègre la théma Avec le temps ou
la force du grand âge du Théâtre Forum Meyrin,
présentée en pages 164-165.
____________________________
____________________________
Selon l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé),
le vieillissement de la population est un phénomène planétaire. La tranche des plus de soixante
ans est celle qui augmente le plus vite. On compte
ainsi, au niveau mondial, six cent cinquante millions de personnes âgées de soixante ans ou plus,
et l’on prévoit qu’il y en aura deux milliards avant
2050.
Ce constat qui reflète une amélioration générale
de la santé et des conditions socioéconomiques
impose diverses évolutions : loisirs ciblés, alimentation choisie, soignants préparés à prodiguer des soins spécifiques aux personnes âgées,
prévention et prise en charge des maladies chroniques associées au vieillissement, politiques
pérennes pour les soins au long cours, environnements adaptés aux personnes âgées, etc.
Autant de défis pour les aînés mais également
pour la société tout entière.
La vieillesse comme une aubaine ?
Pour d’aucuns, le vieillissement devrait être
perçu comme une chance. Peter Gross, professeur émérite en sociologie à Saint-Gall, a récemment écrit un doux pamphlet – en collaboration
avec la journaliste Karin Fagetti – présentant la
vieillesse comme une aubaine : Glücksfall Alter.
Il attire l’attention sur le fait que sa propre vieillesse (Gross est né en 1941) ne correspond pas
aux clichés : «On ne se sent ni faible ni malade.
Aucune mort sociale ne vous atteint, aucun mauvais esprit ne règne sur le quotidien du retraité.»
Évidemment, en tant que professeur retraité,
Peter Gross bénéficie d’une situation privilégiée
que ne partagent pas toutes les personnes
ayant franchi la frontière de l’AVS. Gross, qui en
est conscient, pense que le plus grand défi de la
personne âgée ne réside pas dans l’inégalité
matérielle, mais dans le fait de trouver le sens
manquant à sa vie. «Le retraité en quête de nourriture que nous connaissions surtout aprèsguerre est devenu, avec une longévité qui a gagné
des dizaines d’années, un retraité en quête de
sens à sa vie. Donner un sens à sa vieillesse signifie accepter des pertes inévitables, mais aussi
découvrir les nouvelles opportunités de la vie. La
question décisive est de parvenir à se trouver
des occupations qui vous sortent de la vie quotidienne et de la routine de la journée.»
La fontaine de Jouvence
Après l’épanouissement personnel, passons au
vieillissement du corps. Les chercheurs s’affairent à retarder les effets physiologiques du vieillissement, voire caressent le rêve d’en gommer
les causes. Après tout, Jared ne vécut-il pas neuf
cent soixante-deux ans et Mathusalem neuf cent
soixante-neuf ?
Gross s’exprime, de manière polémique, sur le
travail volontaire et l’engagement bénévole. Il
plaide pour que les personnes âgées puissent
continuer d’exercer une activité professionnelle, «si elles le souhaitent». Le choix personnel
paraît décisif : sans choix, la contrainte professionnelle à l’âge de la retraite pourrait s’imposer
de manière détournée. Pour des hommes et des
femmes de plus de soixante-cinq ans ayant une
bonne formation, continuer au moins en partie
une activité professionnelle peut s’avérer une
perspective attrayante. Mais d’autres, vidés par
l’activité professionnelle de toute une vie, n’attendent que de vivre enfin, sans devoir travailler ! Gross, malgré tout, propose de ne plus fixer
d’âge maximum de retraite… Avec quelles conséquences sociales ?
Profitons de cette actualité pour revenir (très
sommairement) sur ces découvertes scientifiques et sur leurs applications futures. Rappelons tout d’abord que les télomères sont des
séquences d’ADN qui se trouvent à l’extrémité
des chromosomes. À chaque fois qu’une cellule
humaine se reproduit, les télomères raccourcissent : plus on vieillit, plus leur longueur tend
donc à diminuer. Lorsque les télomères d’une
cellule normale disparaissent, cette dernière
est détruite.
— 188 —
En décembre dernier, le centième prix Nobel de
médecine a récompensé trois scientifiques –
l’Australo-américaine Elizabeth Blackburn et les
Américains Carol Greider et Jack Szostak – pour
leurs travaux sur l’enzyme télomérase qui protège les chromosomes du vieillissement. Saviezvous que la télomérase est surnommée « l’enzyme d’immortalité» ?
Nos trois chercheurs ont donc travaillé à la préservation de ces fameux télomères. Au cours de
leurs recherches, qui ont débuté dans les années
1980, les lauréats de ce nouveau prix Nobel de
médecine ont découvert la télomérase, une
enzyme qui a la capacité d’inhiber ce raccour-
cissement des télomères. C’est alors que le flot
de jouvence de la fontaine magique, à peine
découvert, se tarit : si la télomérase lutte effectivement contre la sénescence des cellules, elle
contribue également à rendre immortelles certaines cellules cancéreuses… (Source : SeniorActu.com)
Pas de baguette magique mais du concret
Bien sûr, nous direz-vous, il y a la nourriture
adaptée, l’exercice et le travail mental. Nous
avons tous entendu que la mémoire est un muscle, ou quelque chose de cet ordre… Hélas, pour
la professeure Anik de Ribaupierre, intervenante du Café des sciences du 13 avril, les lieux
communs dans ce domaine ne sont à prendre…
que comme des lieux communs : « Non, la mémoire n’est pas un muscle, et il y a autant
d’études qui disent qu’on la conserve en la faisant travailler que d’études qui disent le contraire. De même qu’il n’y a pas de justice ni de
parité entre les individus face à la sénescence.
Certaines personnes conservent leurs aptitudes, d’autres pas. Ce que je peux apporter aux
gens, ce sont des procédés, des trucs pour bien
vivre malgré ces nouvelles difficultés. Mais
nous ne pouvons rien réparer. Il faut apprendre
à vivre ainsi.»
Un vieux fermier possédait une grande ferme
depuis plusieurs années. Il avait un grand étang
en arrière et il l’avait bien arrangé. L’étang était
propre et sain pour la baignade.
Un soir, le vieux fermier décide d’aller à l’étang où
il ne s’est pas rendu depuis longtemps. Comme il
approche, il entend des voix crier et rire. Il s’approche un peu plus et voit un groupe de jeunes
femmes nues se baignant dans l’étang. Il fait
alors connaître sa présence et les femmes se
dépêchent d’aller dans la partie profonde de
l’étang.
Une des femmes lui crie : «On ne sortira pas tant
que vous ne serez pas parti. » Le vieil homme
réplique : «Je ne suis pas venu ici pour regarder
de jeunes femmes sortir nues de l’étang. Je suis
seulement ici pour nourrir l’alligator !»
C’est ainsi que le vieux fermier a pu voir toutes
les jeunes femmes sortir très rapidement, sans
être pris pour un voyeur.
Moralité: en vieillissant, il faut trouver des trucs…
Sylvain De Marco
Bien vieillir serait donc aussi affaire d’adaptation. Un point de vue dont nous vous proposons
l’illustration, en guise de conclusion, par la
petite histoire suivante, empruntée à la revue
internautique Rions ensemble et que l’on doit
au Pèlerin, un bloggeur de la communauté du
Champ du monde :
— 189 —
DENIS DARZACQ
Exposition de photographies
En collaboration avec la galerie VU’ / www.galerievu.com
Exposition
Tout public
Du jeudi 15 avril au samedi 22 mai
Vernissage le jeudi 15 avril à 18h30
Au Théâtre Forum Meyrin
Galeries du Levant et du Couchant
Ouverture publique : du mercredi au samedi
de 14h00 à 18h00, ainsi qu’une heure avant
les représentations. Également sur rendez-vous.
Visites scolaires sur réservation
au 022 989 34 00.
«La gravitation sociale est-elle une fatalité ?»
Entrée libre
____________________________
« L’histoire de la photographie, observe Susan
Sontag, pourrait se résumer en un conflit entre
deux impératifs différents : embellir, impératif
hérité des beaux-arts, et dire la vérité.» Dans un
même geste, Denis Darzacq «embellit le monde»
et lui «arrache son masque». Certains diront que
là gît sa force ; d’autres, plus réservés, considéreront que la plasticité de ses clichés émousse la
conscience.
Meyrin accueillera trois des plus fameuses séries
du photographe, soit précisément Ensembles, La
chute et Hyper.
Né en 1961 à Paris, Darzacq suit d’abord la scène
rock française, œuvrant à certains vidéoclips
des Rita Mitsouko et d’Étienne Daho ; il devient
ensuite photographe de plateau sur de nombreux longs métrages (ceux de Satyajit Ray et de
Jacques Rivette, en particulier). Depuis 1989, il
collabore avec le quotidien Libération.
Ensembles
Saluée par le prix Altadis 2000, la série Ensembles (1997-2000) est constituée de prises de vue
surplombantes, fixant le mouvement de corps
dans l’espace urbain. Le cadre est expurgé de
toute contextualisation anecdotique (signalétique, immeubles, etc). « Se tracent alors des
lignes et courbes évoquant une partition musicale, des figures mathématiques ou l’aléa d’un
jeu de dés.» (Virginie Chardin)
S’exprimant au sujet de ce travail, l’artiste parle
d’une « interrogation sur la façon de concilier
notre vie sociale, régie de plus en plus par des
codes uniformisés (…), et notre désir d’être guidés par notre libre arbitre».
Les œuvres exposées à Meyrin captent des fractions du réel, accusant une caractéristique fondamentale de l’art photographique : le gel du
temps. Gel qui nous livre des instants dissociés,
insaisissables dans le flux ordinaire de la temporalité. Un deuxième trait articule entre elles
les deux galeries et la passerelle du Théâtre
Forum Meyrin : le contraste entre l’élasticité des
mouvements humains et le hiératisme de blocs
d’habitation (La chute), de rayonnages de magasins (Hyper) et du bitume (Ensembles).
Introduisant à l’art de Darzacq, Virginie Chardin
fait de lui le témoin averti des «points de tension entre (…) les stéréotypes sociaux, la normalisation d’un monde de plus en plus standardisé
et l’énergie individuelle créatrice et libératrice».
La chute
C’est avec La chute, en 2006, que Denis Darzacq
accède à une large reconnaissance internationale, et grâce à elle qu’il obtient le prestigieux
prix World Press Photo 2007. Initiée à l’occasion
des vingt ans de l’Agence VU’, cette série met en
scène les corps « en apesanteur » de danseurs
de capoeira, de hip-hop et de danse contemporaine. Leurs sauts acrobatiques sont saisis en
plein vol, juste avant le contact avec le sol.
« J’aime, explique Denis Darzacq, qu’à l’ère de
Photoshop, la photographie puisse encore surprendre et témoigner d’instants ayant réellement existé, sans trucages ni manipulations.»
Le quotidien britannique The Guardian n’a pas
manqué de mettre en relation La chute et les
— 190 —
émeutes françaises de 2005. De fait, par-delà
son ingéniosité et celle de ses sujets, Darzacq
semble nous lancer une question, urgente : la
gravitation de la physique sociale est-elle une
fatalité ? Quel est son contraire ? « La révolte »
vient aux lèvres.
Hyper
Comme dans les deux précédentes séries, l’auteur s’intéresse, avec Hyper, au conflit latent du
conformisme social et de l’irréductibilité individuelle. À l’univers cadré, saturé et kitsch des
hypermarchés, Darzacq oppose ainsi des corps
lévitant dans l’espace. La situation élue, singulière – celle des grandes surfaces – accentue
l’impression d’irréalité voire d’onirisme déjà
présente dans La chute. Insensiblement, pourtant, l’impression se transforme : au cœur d’un
contexte manufacturé, les sujets humains euxmêmes deviennent objets. Du songe, on bascule alors dans la réification.
Autre sentiment, pourtant, que celui de Virginie
Chardin ; selon elle, «l’univers de la science-fiction et du jeu virtuel n’est pas étranger à cette
esthétique gestuelle (…). La fantaisie, l’humour
et le burlesque ne sont (…) pas absents de tels
tableaux. Untel s’envole au-dessus des papiers
peints fleuris, tel autre flotte endormi au rayon
surgelés...»
Humour, esthétisme ou critique sociale ? Et si le
regardeur n’avait pas à choisir ? Mieux : et s’il
pouvait, dans une contemplation attentive,
embrasser ces trois perspectives sans en négliger
aucune ?
Mathieu Menghini
ALTAN
Musique
Jeudi 15 avril à 20h30
Tournée des 25 ans
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 1h50
Altan (Irlande)
Fiddle, chant Mairéad Ní Mhaonaigh Accordéon Dermot Byrne Fiddle, whistle, chant Ciaran Tourish Bouzouki
Mandoline Ciaran Curran Guitare, bouzouki, chant Mark Kelly
Production Naïade Productions
Plein tarif : Fr. 39.– / Fr. 32.–
Tarif réduit : Fr. 30.– / Fr. 25.–
Tarif étudiant, chômeur : Fr. 18.– / Fr. 15.–
____________________________
Accueil réalisé en collaboration
avec l’Association des Habitants de
la Ville de Meyrin (AHVM)
____________________________
Altan, c’est le nom d’un lac profond et mystérieux
du comté de Donegal, derrière la montagne Errigal. C’est également le nom du premier groupe
de musique traditionnelle irlandaise à avoir
signé chez une major – Virgin Records – en 1996.
Nous avons interrogé Mairéad Ní Mhaonaigh,
violoniste et chanteuse, leader d’Altan sur l’origine du groupe et son identité.
Entretien
Sylvain De Marco : Vous revenez d’une tournée
japonaise. Comment se sont passés les concerts ?
Mairéad Ní Mhaonaigh : C’était formidable. Le
Japon jouit vraiment d’une culture très différente des autres. Nous avons eu des publics
merveilleux. Ils connaissent les musiques, et
certains savent même quelques mots en gaélique qu’ils sont fiers de nous dire.
SDM : Altan fête ses vingt-cinq ans. Vingt-cinq
années heureuses ?
MNM : Oui, vingt-cinq années très heureuses
dans l’ensemble, à part un épisode triste en
1994 : la mort de Frankie Kennedy, qui était mon
mari et l’autre membre fondateur d’Altan. À sa
mort, nous nous sommes demandé si nous
allions continuer, et nous avons décidé que oui,
en suivant son credo : toujours plus fort…
SDM : Vous rappelez-vous les débuts ?
MNM : Oui, bien sûr. Nous jouions pour le plaisir,
pour nous amuser, dans les bars traditionnels
de Dublin et de Belfast et dans des sessions
ouvertes à travers toute l’Irlande. Nous avions
une vingtaine d’années.
SDM : Comment définissez-vous la musique
d’Altan ?
MNM : C’est de la musique traditionnelle irlandaise, souvent accompagnée de danse et la plupart du temps en langue gaélique lorsqu’elle est
chantée.
SDM : Étiez-vous déjà musicienne professionnelle ?
MNM : Non, j’étais maîtresse d’école et j’aimais
beaucoup mon métier. Mais nous jouions également beaucoup de musique, en toute liberté, et
ça me plaisait aussi énormément.
SDM : Est-ce important pour vous de chanter en
gaélique ?
MNM : C’est très important, parce que c’est
notre langue maternelle, et parce que c’est une
langue qui meurt. Il est primordial pour nous de
mettre en valeur la beauté de notre langue et
notre identité, car cette langue, c’est notre identité. C’est également elle qui détermine la façon
dont nous pensons.
«La langue gaélique, c’est notre
identité. C’est également elle
qui détermine la façon dont nous
pensons.»
Mairéad Ní Mhaonaigh
SDM : Est-ce qu’il a été difficile d’abandonner l’enseignement au profit d’une carrière musicale ?
MNM : Pas du tout. Le choix a été très facile.
Nous avons réalisé que la musique était ce que
nous voulions faire de notre vie et nous avions
une chance à saisir puisque ça fonctionnait.
SDM : Est-ce que cette vie de musique vous a
autorisé des vies de famille ?
MNM : La vie de musique s’est adaptée à nos
vies de famille. Nous faisions énormément de
voyages, surtout en Amérique et en Europe, et
maintenant nous en faisons un peu moins.
— 192 —
SDM : L’engouement actuel pour les musiques
celtiques influence des artistes du monde
entier. Certains reprennent même parfois des
chants irlandais dans leur propre langue. Comment réagissez-vous à ces emprunts ?
MNM : C’est toujours un compliment d’être repris
par une autre culture. Nous avons même découvert certaines de nos chansons en japonais. C’est
vraiment le plus grand des compliments.
SDM : Et le fait de ne pouvoir allumer son poste
de radio sans entendre des morceaux américains – j’imagine que c’est le cas en Irlande
comme en Suisse ?
MNM : C’est vrai, ça fait peur. C’est terrible pour
toutes les cultures locales. En Irlande, le danger
est très grand. Le gouvernement n’investit pas
assez d’argent pour la préservation de notre
identité.
SDM : Pourtant, le succès des musiques celtiques est grandissant et le parcours d’Altan
en témoigne…
MNM : Oui, contrairement à notre langue mourante, notre musique se porte très bien, et même
de mieux en mieux. Elle plaît aux jeunes comme
aux moins jeunes et ne souffre pas de ségrégation, ni chez nous ni ailleurs. Tout le monde joue
ensemble : c’est une musique joyeuse et sociale.
SDM : Vous qualifiez votre musique de traditionnelle ; pourtant, vous ne cessez de créer de
nouvelles compositions…
MNM : Absolument. Musique traditionnelle ne
signifie pas musique figée. Toutes les générations apportent leur pierre et développent une
autre phase. Même lorsque nous jouons des
morceaux très anciens, nous les jouons «avec»
ce que nous sommes aujourd’hui. Nous apportons nos influences à la musique traditionnelle.
Par exemple, en ce moment, nous enregistrons
avec un grand orchestre. Nous avons réarrangé
quatorze de nos morceaux issus de différents
albums pour cette formule. Comme je vous le
disais, notre musique est bien vivante et se
porte de mieux en mieux.
Un lignage
Fondé au milieu des années 1980, dans le sillage des Clancy Brothers (années 60), Chieftains (années 70) et autres Dubliners (années
80), Altan a sorti une dizaine d’albums.
Le groupe est constitué de musiciens accomplis : deux violons, deux guitares, un bouzouki et un accordéon réunis autour de la
belle voix claire de Mairéad Ní Mhaonaigh,
figure de proue du fiddle irlandais (qui s’exprime le plus souvent en gaélique, langue
d’un grand nombre de trésors du patrimoine traditionnel chanté).
Propos recueillis et traduits de l’anglais par
Sylvain De Marco
— 193 —
FAIM DE LOUP
Tout public dès 8 ans
Mardi 20 et mercredi 21 avril à 19h00
Mise en scène Ilka Schönbein (Allemagne)
Par la compagnie Graine de Vie
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 1h00
Conception, interprétation et manipulation Laurie Cannac Marionnettes Laurie Cannac / Ilka Schönbein / Serge Lucas
Scénographie et régie Serge Lucas Son François Olivier / Guy Pothier / Claire Moutarde
Lumières Luc Mesnier-Pierroutet / Sébastien Choriol Assistanat à la mise en scène Nathalie Pagnac
Travail clownesque Céline Chatelain Voix off Laurie Cannac / Isabelle Guyot / Nicolas Dufour Musique Serge Lucas
À noter la programmation à Meyrin d’un autre spectacle mis en scène par Ilka Schönbein
(lire pages 176-177).
« Il était une fois une petite fille que tout le
monde aimait bien, surtout sa grand-mère. Elle
ne savait qu’entreprendre pour lui faire plaisir.
Un jour, elle lui offrit un petit bonnet de velours
rouge, qui lui allait si bien qu’elle ne voulut plus
en porter d’autre. Du coup, on l’appela Chaperon
rouge 1 ».
Il était une fois une petite fille moderne, à l’aube
de l’adolescence, une petite fille qui ressemblait
à un clown blanc, blottie sous la couette de son
grand lit. Il était une fois la rencontre des frères
Grimm et de deux talentueuses marionnettistes.
D’après Claude Lévi-Strauss, « il n’y a que des
variantes » au Petit Chaperon rouge. Répandu
par la littérature de colportage, ce vieux conte
issu de la tradition orale et populaire connaît un
prodigieux succès. Plus de trente versions différentes sont répertoriées par Paul Delarue dans
son Catalogue raisonné du conte populaire
français (1951) : deux sont directement influencées par Charles Perrault, vingt viennent tout
droit de la tradition orale et une douzaine est
mixte. Certains privilégient le conte d’avertissement, visant explicitement la sexualité des
jeunes filles, d’autres excluent toute violence et
tout érotisme.
Faim de loup s’inspire de ces chaperons qui
nous parlent depuis toujours de la nécessaire
prise de risque de l’enfant hors du giron maternel, de la transgression, de rives dangereuses où
la candeur peut s’abîmer, de transmission intergénérationnelle. Selon Bruno Bettelheim, auteur
de Psychanalyse des contes de fées, le petit Chaperon rouge symboliserait le personnage de la
petite fille aux portes de la puberté, le choix de
la couleur rouge du chaperon renvoyant au
cycle menstruel.
Revisiter ce conte, la figure même du Chaperon
rouge, voici le défi qu’ont relevé avec brio deux
marionnettistes. La première, qui évolue sur
scène, est un peu clown. Il s’agit de Laurie Cannac de la compagnie Graine de Vie. L’autre, qui
opère en coulisses, est Ilka Schönbein, la grande
marionnettiste allemande que l’on connaît
avec ses spectacles souvent bouleversants, sa
science des masques et son esthétique très
expressionniste ; on pense au Roi grenouille, aux
Métamorphoses, au Voyage d’hiver et à Chair de
ma chair. Faim de loup est le fruit de leur rencontre, en 2007. L’une apporte « l’énergie et la
candeur du Chaperon », l’autre arrive nourrie
depuis quelques décennies de «l’expérience et
du savoir de la grand-mère».
La peur du grand méchant loup ?
Sur un grand lit qui grince, blotti sous la
couette, leur Chaperon est toute de blanc vêtue
– une petite fille héroïne d’un monde sans couleur, trop couvée par sa mère et étouffée par
son amour. Pour échapper à ce carcan, elle se
doit de plonger avidement dans l’histoire du
Chaperon rouge. La comédienne se transforme
tour à tour en loup, en grand-mère et en petit
Chaperon. L’histoire est intelligemment et finement actualisée. La mère et la fille sont en permanence reliées par un téléphone qui ne cesse
de sonner pour transmettre des ordres et des
recommandations : «vite rentrer dans les ordres»,
ne pas finir comme sa grand-mère «vieille folle
dégénérée ».
— 194 —
Plein tarif : Fr. 20.–
Tarif réduit : Fr. 17.–
Tarif étudiant, chômeur, enfant : Fr. 10.–
____________________________
Mais la petite fille est devenue une adolescente
qui ne souhaite qu’une chose : couper le cordon
ombilical – le fil du téléphone – pour découvrir
le monde extérieur, pas celui d’une forêt sombre, mais celui du vacarme urbain assourdissant. Et ce n’est qu’en s’écartant du «droit chemin » qu’elle découvrira d’autres couleurs, en
particulier le rouge, couleur du danger, de la
révolte, de l’amour. Le rouge du vin qui coule
dans son gosier (parce que oui, il picole, ce petit
chaperon-là !), celui du sang qui fait d’elle une
femme, celui de ces chaussures qui vont l’amener dans le grand monde, celui du gigantesque
et jubilatoire plat de spaghettis au ketchup.
Et puis, il y a ce loup, source de tant de terreurs
– la menace absolue, le prédateur sexuel – mais
qui pousse aussi à la transgression, qui déclenche le désir, qui éveille les sens. C’est cette « faim
de loup» qui permettra le passage de l’enfance
à l’adolescence.
Conte cruel, conte naïf, conte d’initiation, de
transformation, parfois merveilleux, parfois
effrayant, Faim de loup est tout cela à la fois.
Quand Ilka Schönbein visite un conte, c’est au
plus profond des territoires mouvants, entre
conscient et inconscient qu’elle s’aventure. Sa
Faim de loup est une faim de vivre !
Ludivine Oberholzer
1 Jacob et Wilhelm Grimm,
Le petit Chaperon rouge, in Contes d’enfants
et du foyer, 1812.
— 195 —
FRAGMENTS DU DÉSIR
Hors catégorie
Samedi 24 avril à 20h30
De et par André Curti et Artur Ribeiro
Compagnie Dos à Deux (Brésil/France)
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 1h30
Écriture, mise en scène et chorégraphie André Curti / Artur Ribeiro Interprétation Maya Borker / Matias Chebel /
André Curti / Artur Ribeiro Musique originale Fernando Mota Accessoires, perruques et masques Maria Adélia
Costumes Hervé Poeydomenge Scénographie André Curti / Artur Ribeiro Construction décors et objets Démis Boussu
Lumières Thierry Alexandre / Artur Ribeiro Marionnettes Maria Adelia / Fuliang Ma
Direction de production Nathalie Redant
Coproduction L’Onde – Espace culturel de Vélizy-Villacoublay / Scène nationale de Bayonne – Sud-Aquitain /
Ville de Champigny-sur-Marne / Arc-en-Ciel – Théâtre de Rungis / Odyssée – Scène conventionnée de Périgueux
Accueil en résidence de création Théâtre de Cusset / T.G.P. à Champigny-sur-Marne / Espace Périphérique (Ville de Paris /
Parc de la Villette) / Théâtre de Verre à Châteaubriant / Espace Michel Simon à Noisy-le-Grand / L’Onde – Espace culturel
de Vélizy-Villacoublay / Studio Alice et les autres à Nérigean
Soutien DRAC – Ministère de la Culture / Groupe GESTE(S) / Réseau Créat’Yve
Depuis dix ans, André Curti et Artur Ribeiro
créent ensemble des spectacles à la croisée du
théâtre, de la danse, de l’acrobatie et du théâtre d’objets. Les histoires qu’ils content, sans
paroles, sont empreintes d’une grande poésie
et d’une humanité à fleur d’âme. Leurs précédents spectacles – Dos à deux, Aux pieds de la
lettre, Saudade-terres d’eau (notons que ces
deux derniers opus furent précédemment
accueillis sur nos planches) – ont sillonné la planète. Leur dernière création traite avec finesse
des «différences».
Entretien
Mathieu Menghini : Quelle fut l’inspiration initiale, celle qui inaugura ce projet ?
André Curti et Artur Ribeiro : L’envie de créer un
spectacle sur la différence, de raconter la vie de
femmes et d’hommes qui sont « en marge » et
tentent d’affirmer leur identité.
Cependant, en suivant nos personnages et en
allant au cœur des conflits qui les ligotent, un
autre thème est né : celui du désir. Désir inavoué,
désir d’être, désir d’aimer mais aussi solitude de
ces désirs et, parfois, refus de tout désir.
Aucun texte ou mot ne vient appuyer la narration mais il s’agit bien d’une écriture scénique,
avec ses tensions dramatiques faites de conflits,
de suspensions et de situations troublantes.
Évoquant les différences sexuelle, générationnelle et sociale, Artur Ribeiro et André Curti dressent un pont entre les deux abîmes de l’âme
humaine : la nécessité de s’affirmer et la difficulté d’être soi.
Plein tarif : Fr. 35.– / Fr. 28.–
Tarif réduit : Fr. 25.– / Fr. 22.–
Tarif étudiant, chômeur : Fr. 15.–
____________________________
Accueil réalisé en collaboration
avec le Service culturel Migros Genève
____________________________
MM : Quelle est l’intrigue de Fragments du désir ?
AR : Il s’agit d’un voyage dans les abysses de
l’être humain. La pièce trace essentiellement le
récit de quatre personnages : un père – bourgeois –, son fils, Olga la gouvernante et Orlando.
Leurs vies mêlées illustrent la difficulté d’être et
l’urgence d’affirmer sa place.
Les rapports, assez froids, du père et du fils sont
traversés par les non-dits. Le personnage du fils
veut devenir une femme. On le suit tentant de
s’affirmer dans le cercle privé, mais aussi hors
de celui-ci, dans la société.
Image de la servitude domestique, la gouvernante assiste impuissante à leurs échanges. Elle
soigne le père qui, avec le temps, se replie sur
lui-même. L’absence de la mère ne nous est pas
expliquée.
Dans l’une des autres séquences – peut-être un
songe –, le fils se travestit en chanteuse de cabaret. Dans ce lieu du désir ardent et triste, il fait la
rencontre d’un aveugle, follement amoureux de
lui mais ignorant que l’objet de son attirance
est un homme…
MM : La forme « fragmentaire » est-elle un parti
pris esthétique ?
AC & AR : Oui. Pour ce spectacle, nous nous
sommes lancés dans une écriture qui s’écarte
d’une narration linéaire. Tout y est éclaté : les
scènes se suivent sans qu’il y ait d’unité de
temps ni de lieu. Les situations sont interrompues puis reprises d’un autre point de vue ou
une fraction de temps plus tard. Il y a donc
imbrication des récits et des lieux, et non juxtaposition.Ce parti pris exige une dextérité dans
l’enchaînement des séquences et le rythme
— 196 —
La construction de l’univers et les situations
donnent la base de l’écriture. Les situations dramatiques sont toujours empreintes d’onirisme
– indispensable pour une distanciation entre le
personnage et le geste.
Le code n’est ni chorégraphique, ni mimographique ; la base du vocabulaire est gestuelle.
Notre langage va et vient véritablement entre le
théâtre et la danse et naît à l’écriture par l’improvisation. Nous tentons de pousser les limites de
la théâtralité dans l’exploration de l’émotion du
non-dit.
La manipulation des corps – par laquelle ils se
transforment et deviennent corps-objets – est
un axe essentiel de la recherche sur la théâtralité du mouvement. Or, l’utilisation des techniques chorégraphiques (contrepoids, marche
sur le corps, portés, etc.) au service d’une dramaturgie demande un apprentissage maîtrisé de
ce vocabulaire. D’où le temps investi.
interne du jeu. La cohérence n’est plus dans une
sorte de linéarité narrative de l’histoire mais
dans l’évolution des conflits qui travaillent
chaque personnage – avec une avancée par
touches.
Le spectateur se doit d’être inventif et créatif;
mais la trajectoire du fils, en particulier, l’aide à
tisser la toile.
MM : Comment qualifier la stylisation de vos
spectacles ?
AC & AR : Fragments du désir révèle des choix
esthétiques qui marquent une certaine rupture
avec nos précédents spectacles. Des lignes géométriques caractérisent les formes et esquissent une sorte d’univers cubiste, traversé par
des échappées baroques : le jeu d’échiquier, la
porte de la maison du père, le costume d’Olga, le
lustre du repas apparaissent comme des contrepoints à la ligne de la table.
Toute la gestuelle est stylisée ; elle tend à l’essentiel et, de cette manière, crée les métaphores.
Nous avons souhaité effectuer des «zooms» sur
certains mouvements. La lumière appuie cette
esthétique : dessinée par traits et coupures, elle
joue du clair-obscur et éclaire juste cet «essentiel» du geste.
Au final, c’est notre spectacle à la fois le plus
cinématographique (par les fondus enchaînés,
notamment) et le plus théâtral (par la virtuosité
attendue des acteurs).
MM : Parlons précisément des acteurs. L’équipe
s’est enrichie pour ce dernier projet : quel est
l’apport « technique » et artistique de ces personnes étrangères à ce genre théâtral gestuel
qui singularise la compagnie Dos à Deux ?
AR : L’équipe s’est enrichie, mais plusieurs partenaires fidèles sont toujours là : par exemple,
Maria Adélia et Fernando Mota ; d’autres, c’est
vrai, nous rejoignent pour la première fois. Les
interprètes Maya Borker et Matias Chebel sont
dans ce cas.
La première, puissante et subtile comme les
actrices bergmaniennes, a notamment été dirigée par Didier Bezace. Le second vient d’un théâtre physique et sait tout faire : danser, chanter,
manipuler des marionnettes, etc. ; il s’est frotté
au génie intranquille d’Eugenio Barba et de Julia
Varley (de l’Odin Teatret) et à la compagnie truculente et métissée de José Montalvo et Dominique Hervieu (que les Meyrinois connaissent
bien, ndlr).
MM : Comment s’est passée cette mue de la
compagnie ?
AC & AR : Nous avons vécu six mois complets, six
jours sur sept, à dix personnes. Sans jamais cesser d’expérimenter, sans jamais ménager nos
énergies : reprenant toujours, recommençant
pour aller vers cet inconnu qui se révèle peu à
peu au fil des détours et des improvisations ;
c’est peut-être cela l’utopie de la recherche.
— 197 —
MM : Un dernier mot de la scénographie ?
AR : Nous nous sommes autorisé le «délire», la
structure la plus imposante et complexe de
toutes nos créations ! Le cadre de scène originel
se prolonge vers le cadre d’une boîte choisie
comme élément scénographique central. Elle est
composée de portes, comme autant de cadres et
lieux de passages. «La porte, rappelle le Dictionnaire des symboles, ne symbolise pas seulement
l’accès à un espace dérobé, mais aussi l’espace
lui-même que la porte dissimule, auquel on
prête une certaine dimension de mystère. » La
lumière accompagne cette architecture de l’espace en fragmentant des zones.
J’aimerais préciser, toutefois, que bien qu’essentielle à notre dramaturgie, cette option scénographique est très esthétique et effacée. Elle
laisse respirer le plateau et l’esprit du public.
Propos recueillis par Mathieu Menghini
AU MILIEU DU DÉSORDRE
Hors catégorie
Du mardi 27 au vendredi 30 avril à 20h30
De et par Pierre Meunier (France)
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 1h15
«Moments délicats, déchirants et tellement drôles,
en même temps.» Le Figaro
Plein tarif : Fr. 35.– / Fr. 28.–
Tarif réduit : Fr. 25.– / Fr. 22.–
Tarif étudiant, chômeur : Fr. 15.–
____________________________
Au milieu d’un cercle de gens, un homme
entasse des pierres. Le voilà soudain qui
entame une conférence aussi insolite que spirituelle. Sorte de dialogue avec la matière, né,
semble-t-il, de l’immémorial besoin de défier ou
d’ordonner le chaos qui nous entoure.
Le parti pris des choses
Après avoir fabriqué des spectacles de théâtre
nécessitant des machineries complexes (on
pense à L’homme de plein vent, au Chant du
ressort ainsi qu’au non moins fameux Tas), Pierre
Meunier continue de nous faire partager – à
travers une forme plus intime cette fois-ci – sa
confrontation à la concrétude du monde. Sous
son regard, même les pierres se mettent à bruire
de toute leur intense compacité. Et si l’animisme
nous dessillait les yeux ?
Nous reproduisons ci-dessous notre ressenti à
l’issue du visionnage du spectacle, le 27 septembre 2006 au Théâtre de Vidy ; un ressenti adressé
au maître des lieux, René Gonzalez.
Cher René, merci pour cette programmation
nécessaire ! Pierre Meunier est, en effet, indispensable. Le début du spectacle me semble
génialement grotesque par le contraste entre le
silence brut du tas de pierres et la logorrhée
laborieuse et raffinée de l’acteur. Une parole
riche d’images surréalistes (les «cerveaux adossés», etc.), d’inventions langagières, d’épithètes
incongrues et pertinentes.
L’enjeu du spectacle en dépasse la stricte semblance. Comme Aristote, Horace ou Boileau,
Pierre Meunier se fait, ici, l’auteur d’un véritable
«art poétique»: il redéfinit l’esthétique et lui
conjugue une éthique. En effet, ce plaidoyer
pour le tas, pour le caillou, pour le trou, pour le
rien, devient un plaidoyer pour la sensibilité,
pour l’approfondissement du regard, pour
l’étonnement et la curiosité du regardeur.
Du soin de rendre aussi finement ce qui n’arrête
ordinairement que l’enfant (ah, quel artiste vrai
que l’enfant d’avant l’école…) résulte – je trouve
– un hymne à la Vie. S’extasier devant le hiératisme et la gravitation impose de regarder son
semblable plus authentiquement. Levinas a
trouvé en Meunier un improbable épigone. L’indifférence des choses et l’ineffable ont, eux,
trouvé leur traducteur et contradicteur.
Peut-être la comparaison n’est-elle pas raisonnable devant un imaginaire si singulier, si original; pourtant, j’ai eu le sentiment hier que
Devos n’était pas tout à fait mort. Un Devos
matérialiste et spirituel, un Devos – que l’étonnement de l’arcade sourcilière rend lunaire –
m’est apparu. Vif et chaleureux.
Déformation personnelle, je ne puis enfin me
résoudre à ne pas interpréter la belle phrase
d’Héraclite (sur « le plus bel ordre du monde »)
comme l’image d’une philosophie sociale fraternelle et non assimilatrice ou niveleuse. Bravo,
René, pour ce magnifique «festin… de Pierre(s)»!
P.S.: Quelle leçon de théâtre aussi! Pas de quatrième mur chez Meunier, c’est une chose; mais
les trois premiers ne me sont pas davantage
apparus. C’est beaucoup plus rare!
D’autres tas
«Pas un souffle pas un cri
pas un frisson le silence du tas
Le tas fait-il silence parce qu’il aurait déjà
tout dit ou parce qu’il n’a rien à dire (…)
Énigme à ciel ouvert
Le tas a peut-être tout dit lors de son
entassement
Qu’avons-nous entendu : un fracas
L’immense fracas de la confusion des
chutes (…)
Ce qui était dispersé est rassemblé
Par qui par quoi
la question n’a plus lieu d’être
La présence du tas éclipse la question
même de son origine (…)»
Pierre Meunier, Le tas (extraits)
__________________________
(…) Face au tas, on ne peut pas ne pas se poser
la question du temps : face au tas, quand suisje ? Est-ce là le présent, est-ce là le passé, estce là le futur ? Avons-nous là une forma prima
ou une forma ultima ? Est-ce là une voûte
effondrée qui aurait achevé sa mission de
splendeur et se contenterait désormais d’une
retraite paisible, méritée, la retraite consistant à être tas, ou bien est-ce là une voûte en
devenir, une voûte pressentant sa forme pure
et la réclamant du cœur du tas ? (…)
Pierre Meunier, Fragments pour une conférence
imaginaire sur le tas (extraits)
Mathieu Menghini
— 198 —
SHRIMP TALES
Hors catégorie
Mardi 4 et mercredi 5 mai à 20h30
Par la compagnie Hotel Modern (Pays-Bas)
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 1h15
Réalisation et interprétation Herman Helle / Arlène Hoornweg / Pauline Kalker
Conception et réalisation sonore Arthur Sauer Assistante plateau, production et costumes Ineke Kruizinga
Technique André Goos / Jorg Schellekens
Assistants Stefan Gross / Jan-Geert Munneke / Jozef van Rossem / Annette Scheer / Sanne Vaghi / Heleen Wiemer
Production Heleen Hameete
Plein tarif : Fr. 39.– / Fr. 32.–
Tarif réduit : Fr. 30.– / Fr. 25.–
Tarif étudiant, chômeur : Fr. 18.– / Fr. 15.–
Remerciements Amnesty International / Wilco Kwerreveld / Els Nieveen van Dijkum
Avec le soutien de NFPK / Ville de Rotterdam
____________________________
Par ses spectacles, Bertolt Brecht disait vouloir
éveiller la conscience du public et non l’anesthésier. Pour ce faire, il théorisa un procédé
baptisé Verfremdung (« distanciation », en français). L’exhibition des coulisses, notamment, et
une direction d’acteur ne visant pas une stricte
identification participaient de cette nouvelle
manière.
Film d’animation réalisé à vue, Shrimp Tales
pourrait bien correspondre à l’idéal brechtien…
Créatrice de films d’animation réalisés en direct,
la compagnie rotterdamoise Hotel Modern est
assez unique en Europe. Au sein de son collectif
se réunissent des artistes touche-à-tout, issus
des Beaux-arts ou du Conservatoire d’art dramatique. Amalgamant les arts plastiques, le
théâtre d’objets, le travail du bruitage et le
cinéma, les productions de cette compagnie
sont des merveilles d’astuce.
Sous nos yeux médusés naissent maints décors
lilliputiens : une ville bâtie avec des boîtes d’emballage de réfrigérateurs, un pain blanc devenant un bus, etc. Les séquences sont filmées
par des caméras miniature très habilement
maniées, sonorisées à l’aide d’artifices souvent
tordants, montées en direct et projetées «grandeur nature» ; le résultat est d’un réalisme extraordinaire. Les lourds effets spéciaux des blockbusters paraissent superfétatoires à l’aune de
ces bricolages inspirés.
« Techniquement parlant, relevait la NRC Handelsblad, Shrimp Tales est le projet le plus ambitieux de la compagnie, eu égard au grand nombre
de scènes réalisées dans un rythme haletant ;
mais c’est aussi le plus ambitieux relativement
au contenu puisqu’il entend capter la vie même.»
Un réalisme fantastique
Venons-en au contenu, précisément… Un contenu dont la drôlerie tient à un dispositif
éprouvé depuis Ésope et ses Fables et appliqué
par Le roman de Renart, La Fontaine (Fables),
Alfred de Musset (Histoire d’un merle blanc),
Edmond Rostand (Chanteclerc), Colette (Dialogues de bêtes), George Orwell (La ferme des
animaux) et tant d’autres. Ce dispositif a pour
nom « anthropomorphisme », et c’est, nous dit
le dictionnaire, «la tendance à attribuer les sentiments, les passions, les actes et les traits de
l’homme à ce qui n’est pas humain».
Et telle est bien la tendance du dernier projet de
la compagnie Hotel Modern. En effet, s’y produisent des crevettes – préalablement saisies au
micro-ondes – placées dans maintes situations
humaines. Ainsi les observe-t-on déposant leur
progéniture fraîchement accouchée dans des
couveuses ; s’adonnant à la flûte de Pan ou à la
boxe (un sport dont Brecht – encore lui – était
un amateur fervent : la lutte, toujours la lutte !) ;
méditant devant un échiquier ; tremblant sur
une chaise électrique ; progressant par bonds
légers sur la surface lunaire ; annonçant une
météo géo-politico-historico-loufoque ; pratiquant l’exorcisme ; déclarant leurs revenus ;
s’agitant comme des folles dans une sorte de
rave party ; etc., etc.
Soit un enchaînement fascinant de saynètes
comiques et tragiques brossant un tableau kaléidoscopique de l’humanité !
— 199 —
La nature humaine décortiquée
Concluons en reprenant la problématique qui
terminait notre chapeau : quel rapport ces crustacés décapodes présentent-ils avec Brecht ? La
question même a de quoi laisser pantois, mais
assumons-la témérairement.
Le fait d’assister à une projection cinématographique et, dans le même temps, de pouvoir
scruter la fièvre de sa confection est un premier
élément de distanciation. Le second tient naturellement au casting, aux crevettes. Qui d’entre
nous, en décortiquant l’une d’elles, a eu, un jour,
le temps d’un plissement de paupières, le sentiment d’éplucher un semblable ? Difficile – vous
en conviendrez – de confondre nos orteils et
leurs pattes ambulatoires, la subtile commissure de nos lèvres et leurs armatures buccales.
Immanquablement, la distanciation opère – le
rire qui s’empare du spectateur en est l’indice.
Toutefois, comme dans les plus grandes réussites de l’anthropomorphisme littéraire, une
forme de communion sympathique opère aussi.
D’où la tension exaspérée entre étrangéisation
et reconnaissance. Une tension ou un contraste
qui fait éclater, sous le déguisement rose, le propre de l’homme, sa nature profonde.
Identification et distanciation, un couple dialectique aux yeux de Brecht également. Certainement. Aussi vit-on ce que l’on voit et pense-ton ce que l’on vit.
Une proposition à honorer donc, pour l’ingéniosité de sa conception et parce que l’on passe
une bonne soirée. Tout simplement.
Mathieu Menghini
NE VOUS RÉSIGNEZ JAMAIS
Rencontre
Jeudi 6 mai à 20h30
Rencontre avec Gisèle Halimi (France)
Avec la participation de Claude Thébert
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 1h45
Entrée : Fr. 5.–
Ce film intègre la théma Avec le temps ou la
force du grand âge du Théâtre Forum Meyrin,
présentée en pages 164-165.
____________________________
Avocate au barreau de Paris, fondatrice de l’association Choisir-La Cause des femmes, présidente de la commission politique de l’Observatoire de la parité hommes/femmes, Gisèle Halimi
a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels
Quel président pour les femmes ? (en collaboration avec François Mitterrand), Le lait de l’oranger, Une embellie perdue et, en 2009, Ne vous résignez jamais – ouvrage qui titre la rencontre que
vous propose le Théâtre Forum Meyrin. Arrivée à
ses quatre-vingts printemps, Gisèle Halimi nous
expliquera comment vieillir sans se replier sur
soi-même, sans perdre jamais sa faculté d’indignation.
Une vie militante
Ne vous résignez jamais constitue une forme de
mémoires. Notre invitée y décrit un parcours de
luttes associant féminisme et engagement politique. En effet, au retour de la gauche au pouvoir
en 1981, Halimi sera élue députée, apparentée
socialiste, mais sans carte de parti. Son parcours
officiel commença par la défense des indépendantistes tunisiens, puis s’articula essentiellement autour de l’association Choisir qu’elle
créa en juin 1971, avec notamment Simone de
Beauvoir, Delphine Seyrig, Christiane Rochefort
et Jean Rostand. Académicien, ce dernier avait
précisément soulevé la question du conditionnement social des sexes : « Les poupées et les
soldats de plomb n’auraient-ils pas presque
autant de responsabilité que les hormones
dans la différenciation psychique de l’homme
et de la femme ?»
Instrument juridique à l’origine appelé à soutenir
des femmes anonymes, Choisir engagea nombre de débats et de luttes : pour la défense du
droit à l’avortement (puis, une fois ce droit
acquis, pour le remboursement de l’IVG par la
Sécurité sociale), pour faire du viol un crime,
contre la violence faite aux femmes, pour l’abolition de la prostitution, pour établir une loi sur
la parité, pour un congé parental rémunéré et
alterné, pour la suppression de toute incitation
au sexisme dans les publications pour la jeunesse, pour l’égalité professionnelle – condition
de l’indépendance économique si nécessaire à
l’épanouissement des femmes – et, enfin, pour
la Clause de l’Européenne la plus favorisée.
à gagner son indépendance économique, Simone
de Beauvoir conçut d’écrire sur les femmes
presque fortuitement.»
Jusqu’aux années 1970 d’ailleurs, Beauvoir refusait de considérer le problème des femmes hors
d’une revendication sociale globale. Appréhension inverse du côté de Gisèle Halimi qui assume
le découplage des revendications féministes et
de la question sociale. «L’inégalité entre les sexes
ne se confond pas avec l’inégalité entre les
classes, même si cette dernière la renforce.» Un
tel découplage tient-il à la spécificité des revendications des femmes ou s’est-il nourri, aussi, de
la dépression qui caractérise les luttes sociales
depuis 1968 ?
Plus largement, Gisèle Halimi fut et est toujours
porteuse d’une réflexion générale sur le féminisme. Dans Ne vous résignez jamais, elle interroge même l’entrée «en féminisme» : «Comment
devient-on féministe ? Existe-t-il un parcours
type, une expérience, un enseignement qui métamorphose une femme ordinaire, tranquille aurait
dit ma mère, en une révoltée qui se veut pionnière d’un nouveau monde ? (…) Que l’on ne s’y
trompe pas. C’est parce que ma souffrance de
fille m’asphyxiait que je devins, instinctivement
d’abord, féministe (…). Je vivais dans un milieu
pauvre, inculte, religieux, traditionnel et colonisé – la Tunisie des années 1930 (…).»
Nous aurons l’occasion de le lui demander. Toutefois, observons déjà que le social n’est jamais
négligé par la réflexion de Gisèle Halimi. S’exprimant au sujet des locations de ventre dans le
cadre de procréations assistées ou à celui des
greffes d’organes, notre invitée s’indigne que la
santé et la vie puissent devenir affaires de loi du
marché : «Les pauvres se vendent et les riches
achètent.»
«Mon féminisme est né d’une révolte violente.»
«[J’ai] fait le parcours inverse de celui de Simone
de Beauvoir (…). Ni discriminée ni infériorisée en
tant que femme, intellectuelle encouragée par
son milieu petit-bourgeois à faire des études et
— 200 —
Au retour sur cette vie sans résignation, s’ajouteront l’évocation des combats actuels en matière
de droits des femmes en Occident et ailleurs,
ainsi que la question de la place réservée à nos
anciens par nos sociétés dites «développées».
La vigueur intellectuelle et morale intacte de
Gisèle Halimi lui inspirera sans nul doute de forts
propos.
Mathieu Menghini
«Il est peu de vertus plus tristes que la résignation, elle transforme
en fantasmes, en rêveries contingentes, des projets qui s’étaient
d’abord constitués comme volonté et comme liberté.»
Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté
— 201 —
NY MALAGASY ORKESTRA
Musique
Mardi 11 mai à 20h30
Par l’Orchestre de Madagascar
Dans le cadre d’une Maison du Monde Madagascar
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 1h30
Valihas, chant, direction musicale Justin Vali Direction artistique Tao Ravao Violon lokanga Remanidry
Percussions Dieudonné Randriamanantena Marovany Abdallah Madi Guitare Chrysantho Vélomijoro Afaranjafy
Jejo voatavo Francis «Fafah» Rakotoson Andrianomanana Accordéon Jean-Piso Rebily / Jean-Donné Ramananerisoa
Kabossy Maurice Razanakoto Percussions Tiana Ramarokoto
Production Thierry Bongarts Lebbe
Maison du Monde:
Projection du film Angano Angano – Nouvelles de Madagascar à 18h30
Buffet-dégustation de spécialités malgaches à 19h30
Spectacle à 20h30
(Le billet d’entrée du concert donne accès aux deux premières parties de la soirée.)
Plein tarif : Fr. 35.– / Fr. 28.–
Tarif réduit : Fr. 25– / Fr. 22.–
Tarif étudiant, chômeur : Fr. 15.–
Accueil réalisé en collaboration
avec les Ateliers d’ethnomusicologie
____________________________
Compositeur et interprète considéré comme le
maître de la valiha (cithare tubulaire malgache),
Justin Vali a sélectionné, avec l’aide du conseiller
artistique Tao Ravao, neuf musiciens traditionnels de grand talent en vue de créer un orchestre
malgache. Afin d’en savoir plus, interrogeons
Thierry Bongarts, responsable de la tournée
européenne.
Il faut cependant nuancer. D’autres musiciens
traditionnels s’installent en ville et savent en
tirer le meilleur parti. Ils écoutent des musiques
de la Réunion, d’Afrique du Sud, de l’afro-pop
d’Afrique de l’Ouest, bref, tous les bons sons
actuels disponibles, occidentaux et extra-européens, et réussissent des fusions de qualité, sans
abandonner ce qu’ils portent de malgache en eux.
Quoi qu’il en soit, Ny Malagasy Orkestra «signe»
de véritables arrangements qui lui donnent sa
couleur.
Entretien
MM : En quoi l’Orchestre de Madagascar est-il
exceptionnel ?
TB : Il est unique dans sa formation pour deux
raisons : 1° c’est la première fois qu’une formation aussi importante est réunie. Les grandes
formations traditionnelles sont ordinairement
vocales (type chorale) ; quant aux formations
instrumentales actuelles – en partie influencées par le concept de groupe « pop rock » –,
elles réunissent au plus cinq artistes.
2° L’orchestre réunit des artistes des différentes
régions de l’île – ce qui se fait pour la première
fois –, avec la volonté de mettre en jeu les parentés qui existent entre les différents groupes
culturels de Madagascar (je déteste parler
d’ethnies…), et dès lors de mettre en valeur des
particularités musicales (un instrument, un
schéma mélodique, un rythme, une polyphonie)
de telle ou telle région, mais qui « subissent »
un processus de recréation à travers les arrangements de l’orchestre.
Nos Maisons du Monde invitent le public du
Théâtre Forum Meyrin à s’immerger dans la
culture d’une communauté étrangère.
Ce concept, qui vise avant tout à fêter la
diversité culturelle, se fonde sur la collaboration d’intervenants extérieurs (associations,
personnes physiques) ayant un lien avec le
pays présenté.
Après l’Inde, le Japon, l’Indonésie et le Portugal, au tour de la République de Madagascar
d’être mise à l’honneur.
Un film qui a reçu le Grand Prix du 30e Festival dei Popoli de Florence, intitulé Angano
Angano – Nouvelles de Madagascar et réalisé
par Marie Clémence et César Paes, ouvrira la
soirée à 18h30 en vous proposant un voyage
à travers les contes et les légendes malgaches. Périple entre réel et imaginaire,
teinté d’humour et de tendresse, Angano
Angano prend le parti de la tradition orale
pour raconter la culture de l’île.
La projection sera suivie d’un buffet-dégustation de spécialités malgaches à 19h30,
lequel sera suivi, à 20h30, par le concert. Le
billet d’entrée du concert donne accès gratuitement aux deux premières parties de la
soirée.
Mathieu Menghini : Ny Malagasy Orkestra cristallise-t-il une culture en péril ou réinvente-t-il une
tradition qu’aucune « formation » n’incarnait
jusque-là ?
Thierry Bongarts : La culture traditionnelle n’est
pas en péril, car la société malgache est encore
une société majoritairement rurale, et c’est dans
les campagnes que les traditions musicales se
perpétuent. Toutefois, comme dans toutes les
traditions orales, il y a une forme de «disparition»
qui s’opère inévitablement avec les générations.
Mais on peut à mon sens plus justement parler
de «transformation» et de «renouvellement», car
chaque génération s’empare du répertoire de ses
aînés et le revisite à la lumière de sa sensibilité.
MM : En va-t-il de même dans les villes ?
TB : Certains musiciens y perdent leur âme, car ils
cèdent à une «variétisation» de la musique traditionnelle. Ce courant donne naissance à une
chanson locale médiocre, dont les mélodies et
les rythmes, édulcorés, viennent de la tradition,
mais sont trop souvent accompagnés par des
instruments occidentaux et des arrangements à
désespérer !
MM : Le concert nous balancera-t-il entre culture historique et culture actuelle ?
TB : Oui. L’orchestre puise dans la tradition
mélodique malgache et proposera deux tiers de
répertoire traditionnel et un tiers de créations.
— 202 —
Propos recueillis par Mathieu Menghini
Maison du Monde
BALLET JUNIOR DE GENÈVE
ROMÉO ET JULIETTE
Danse
Jeudi 20 et vendredi 21 mai à 20h30
Chorégraphie Guilherme Botelho (Suisse)
Plein tarif : Fr. 35.– / Fr. 28.–
Tarif réduit : Fr. 25– / Fr. 22.–
Tarif étudiant, chômeur : Fr. 15.–
Direction du Ballet Junior Patrice Delay / Sean Wood Chorégraphie Guilherme Botelho
Assistant du chorégraphe Fabio Bergamaschi Lumière et direction technique Jean-Philippe Roy
Musique Anthony Rouchier aka APPART Costumes Guilherme Botelho / Sean Wood
Scénographie Guilherme Botelho / Gilles Lambert Interprétation Chloé Albaret / Alice Baccile / Léa Bechu /
Rémi Bénard / Elsa Couvreur / Julie Dariosecq / Constance Delorme / Emilie Garetier / Mathilde Gilhet / Charlotta Liedberg /
Erik Lebelius / Diane Malet / Pascal Marty / Sabrina Messmer / Anaïs Michelin / Samir-Sébastien M’Kirech /
Ivanka Moizan / Danilo Moroni / Nancy Nerantzy / Rosario Nistico / Irma Oltra / Guillaume Payen / Julien Ramade /
Candide Sauvaux / Miki Wakabayashi / Jorys Zegarac (sous réserve)
Production Ballet Junior de Genève
Tout en s’inscrivant en rupture avec l’esthétique du ballet académique (déstructuration
des points de vue, décodification du corps,
abandon de la fable, invention de nouveaux
rapports à la musique…), les chorégraphes
contemporains se sont permis quelques incursions dans le grand répertoire et sa puissance
allégorique.
Mats Ek, Angelin Preljocaj, Marie Chouinard,
Edward Lock ou encore les membres du Quatuor
Albert Knust : quels que soient les courants auxquels ils appartiennent, nombreux sont les chorégraphes qui ont joué avec l’imaginaire collectif
en proposant des relectures – parfois très singulières – de monuments du patrimoine culturel.
On se souvient encore de la Giselle féministe et
hallucinée signée Maryse Delente, qui n’a pas
hésité à faire défiler ses willis en robes de
mariée, perfusions d’opiacés solidement arrimées aux bras…
Anecdotique ? Pas vraiment, car au-delà d’une
réflexion sur la forme, ces reconstructions,
appropriations ou réinterprétations permettent d’éclairer les multiples inscriptions des
mythes dans la réalité d’aujourd’hui – Eros et
Thanatos (pulsion de vie, pulsion de mort) pour
Roméo et Juliette.
Une pièce que Guilherme Botelho, chorégraphe
de la compagnie Alias, s’apprête à revisiter à la
demande du Ballet Junior de Genève, qui fête
cette année ses 30 ans.
Entretien
Francis Cossu : Donnez-nous votre vision de
Roméo et Juliette.
Guilherme Botelho : Avant de commencer le travail, j’ai demandé à mes proches : «Vous seriez
déçus s’il manquait quelle scène dans Roméo et
Juliette ?» Je voulais savoir ce que les gens attendent de ce ballet qui hante l’imaginaire collectif.
Et puis je crois que tout le monde aimerait être
Roméo et Juliette. Tout le monde est ému par
cette histoire d’amour, même si on sait qu’ils
vont mourir sans la développer.
Pour ma part, je vais me concentrer sur la relation entre l’intime (la passion de Roméo et
Juliette) et la masse (la ville de Vérone, les
familles…). C’est le rapport de cette intimité
prise dans cette masse qui m’intéresse.
«Nous sommes des nains
juchés sur des épaules de géants.»
Bernard de Chartres
FC : De quelle nature sera l’espace scénique ?
GB : De la nature de l’infini. Je voudrais pouvoir,
avec mon scénographe Gilles Lambert, ouvrir
une perspective qui donne une impression de
profondeur démesurée, la profondeur d’un
palais vénitien.
Il n’y aura pas de coulisses, les danseurs seront
à vue, pas d’entrées, pas de sorties, cela afin de
créer cet effet de masse dont je parlais. Une
masse qui évoluera sur un sol qui ne finit pas,
— 203 —
Au Théâtre Forum Meyrin
Durée 1h00 (spectacle en création)
Avec le soutien de
Artephila Stiftung, Fluxum Foundation
(en cours)
____________________________
qui ne marquera pas la séparation scène-coulisses. Un espace ouvert qui englobe tout le
monde et qui interroge la singularité du couple.
FC : Comment comptez-vous vous saisir de la
partition de Prokofiev, réputée indansable ?
GB : Au départ, je pensais ne pas l’utiliser ! C’est
une musique très descriptive, axée sur la structure de l’histoire, or je ne suis pas dans la narration. Aujourd’hui, je pense qu’il y aura forcément
des citations. J’y réfléchis avec Anthony Rouchier
(alias Appart), un compositeur de musique électro-pop, qui utilise aussi des instruments acoustiques. Peut-être que nous allons retravailler la
partition, mais pour l’instant tout reste ouvert.
FC : Que pensez-vous transmettre de votre pratique chorégraphique aux jeunes danseurs du
Ballet Junior ?
GB : Je n’aime pas le mot «transmettre». S’il faut
apprendre des techniques, je préfère celles qui
écoutent le corps. Je voudrais mettre les jeunes
danseurs du Ballet Junior en position de découverte : je voudrais leur faire prendre conscience
qu’ils peuvent inventer des mouvements à partir de leur personne, de leur morphologie, de
leur caractère. Je voudrais qu’ils jouent avec
leur corps tout en évitant le décalage entre ce
qu’ils sont et ce qu’ils dansent. J’aimerais leur
faire comprendre que le mouvement n’est pas
quelque chose de dansé, mais quelque chose
qui laisse transparaître l’être dansant.
Propos recueillis par Francis Cossu
LE JEU DE L’AMOUR
ET DU HASARD
LE FILM
Quand Marivaux s’acoquine avec l’écran
Réalisé par Elena Hazanov (2009 / Suisse)
Adaptation pour le cinéma Elena Hazanov / Jean Liermier
Interprétation Alexandra Tiedemann (Silvia) / Dominique Gubser (Lisette) / Joan Mompart (Dorante),
François Nadin (Arlequin) / Alain Trétout (Monsieur Orgon) / Cédric Dorier (Mario)
Chef opérateur Rémi Mazet Décor Anne-Karmen Vuilleumier Son François Musy
Montage Karine Sudan Photographie Saféia Monnard
Production Point Prod & la TSR en association avec le Théâtre de Carouge
Avec le soutien de la Ville de Genève, du Département de l’instruction publique de l’État de Genève (DIP)
et du Fonds Regio Films
Production et réalisation
On se souvient de L’esquive, le très beau film
d’Abdellatif Kechiche (2004) récompensé de
nombreux césars en 2005, où les adolescents
d’une cité répétaient un passage du Jeu de
l’amour et du hasard sur fond de comédie
sociale. Ici déjà, Marivaux offrait un miroir à
notre époque par écran interposé. Une nouvelle étape s’inscrit aujourd’hui dans l’histoire
de l’écrivain, avec la télévision, grâce à l’adaptation de cette pièce montée en 2008 au Théâtre
de Carouge. Dans l’élan du succès de l’adaptation
télévisuelle des Caprices de Marianne, Elena
Hazanov, réalisatrice, et Jean Liermier, directeur
d’acteurs, reprennent cette année leur collaboration, dans une production conjointe de PointProd et de la TSR.
Elena Hazanov et Jean-Marc Fröhle, producteur
à PointProd, nous entretiennent de ce projet.
Entretien
Lucie Rihs : Pourquoi avoir choisi de reconduire
l’expérience des Caprices de Marianne avec Le
jeu de l’amour et du hasard ?
Jean-Marc Fröhle : Le but a toujours été de
construire une collection. Comme le partenariat avec le Théâtre de Carouge était noué et
qu’Elena et Jean s’étaient très bien entendus sur
Les caprices, nous nous sommes revus pour évoquer la suite et, très naturellement, nous avons
mis en place un nouveau projet autour de cette
pièce que nous venions de voir.
LR : D’un point de vue formel, quelle serait la
définition du genre de ces films ?
Elena Hazanov : Surtout pas du théâtre filmé !
Ce qui m’a entre autres motivée à me lancer
dans ce projet, c’est bien que je n’aime pas le
théâtre filmé. Il y a une énergie dans les pièces
montées sur scène qui se meurt en captation.
Par contre, le cinéma a des moyens pour recréer
cette énergie, pour aller chercher l’émotion
autrement. Ce qui m’intéresse ici, c’est vraiment
d’exploiter cette forme un peu hybride entre le
film et la pièce de théâtre. Je souhaite garder
intacte l’œuvre théâtrale du point de vue du
texte, l’assumer totalement, mais la montrer au
spectateur sous une forme cinématographique,
c’est-à-dire en travaillant sur la musique, les
échelles de plans, bref, les différents effets de
l’outil cinématographique.
LR : Quels sont les principaux enjeux de cette
«mise en cinéma» contemporaine du texte de
Marivaux ?
EH : Cela a été d’ancrer ce texte dans un monde
contemporain pour le confronter à notre réalité
quotidienne et ainsi montrer son côté universel.
Avec Jean, notre travail d’adaptation a consisté
à définir un nouveau lieu et des actions nouvelles pour chaque scène, à diviser certaines
scènes très longues en plusieurs situations différentes tout en gardant une cohérence avec
l’histoire racontée. Nous avons parfois coupé le
texte, comme cela se pratique au théâtre, mais
nous ne l’avons jamais réécrit pour le moderniser. La contrainte du langage a été notre principale difficulté. Il fallait conserver cette langue
mais la rendre la plus accessible possible. Le fait
— 204 —
que la pièce soit un huis clos a également été
une donnée compliquée, surtout pour éviter
l’écueil du théâtre filmé. Nous avons donc
choisi d’en sortir à chaque fois que cela était
possible.
LR : Que reste-t-il de la facture initiale de la mise
en scène de Jean Liermier ?
JMF : L’aspect visuel change beaucoup, on repart
à zéro. Il y a un travail d’adaptation conséquent.
Le jeu des acteurs n’est pas du tout le même sur
scène que pour le film. Il s’agit pour eux de perdre des habitudes théâtrales pour en gagner
d’autres qui vont être utiles au film. Ils n’ont
plus non plus les mêmes repères : les costumes,
les décors, les mouvements, la diction, tout est
différent. Ce sont deux énergies distinctes qui
partent de la même connaissance préalable
d’un texte et de personnages. C’est le pari de
cette production. Nous n’avons pas les moyens
de partir de rien et de toute façon, ce n’est pas
notre intention. Nous cherchons vraiment à
relayer une production passée sur scène et,
idéalement, reprise en tournée au moment de
la sortie du film. Afin d’apporter également un
aspect pédagogique à cette aventure à travers
ce double regard.
LR : Par quels moyens espérez-vous faire vivre
une telle collection ?
JMF : Avec Les caprices, nous avons été encouragés en trouvant plusieurs canaux pour continuer à faire vivre ce projet. D’abord sa diffusion
télévisuelle, ensuite une présence dans plusieurs festivals qui lui a donné un rayonnement
international ; puis le film a été relayé par un
distributeur de DVD français qui a édité un coffret pédagogique contenant le film et une nouvelle édition du texte. Une exploitation sous
forme d’événements cinématographiques a
également été mise sur pied, comme la projection gratuite du film au printemps dernier sur la
place du Marché de Carouge. Tout cela nous a
donné la certitude qu’une collection avait du
sens. Nous avons pour objectif de produire au
moins un film par année, le financement de tels
objets culturels étant plutôt complexe. Mais
l’implantation à la fois très locale et désormais
internationale des Caprices nous donne l’espoir
de trouver des partenaires également en France
pour continuer notre travail.
LR : Avez-vous déjà des idées pour la suite ?
JMF : Oui, mais ce n’est pas encore clair. Nous
avons reçu quelques propositions. Il faut d’abord
trouver un binôme qui fonctionne autour d’une
pièce programmée dans un théâtre, que son
casting soit disponible, que différentes conditions soient acceptées. Il faut aussi une vraie volonté de la part des institutions. Nous essayons
avant tout de réfléchir en termes de désir…
Propos recueillis par Lucie Rihs
Le montage
Étape décisive quant à la forme finale du film, le
montage donne un rythme et dessine la narration des images produites pendant le tournage.
Dans le cadre du Jeu de l’amour et du hasard, son
rôle a été non seulement de mettre en valeur le
jeu des comédiens construit par Jean Liermier,
mais également d’exploiter les trouvailles cinématographiques imaginées par la réalisatrice
Elena Hazanov. Une tâche ardue qui a incombé à
Karine Sudan, monteuse, technicienne émérite
dont le talent a entre autres été reconnu pour
son travail sur La forteresse, le documentaire
acclamé de Fernand Melgar (2008).
Entretien
Lucie Rihs : En quoi ce travail diffère-t-il du
montage habituel d’une fiction ?
Karine Sudan : Au cinéma, lorsqu’on tourne une
comédie, les acteurs doivent aller deux fois plus
vite pour être drôle. De par la nature du texte, ça
n’a pas été le cas lors du tournage. C’était donc
au montage d’accélérer le rythme, de générer
d’autant plus le comique. Mais le texte des
comédiens est une partition fixe, on ne peut pas
le triturer comme on a l’habitude de le faire
dans les autres montages.
LR : Ce texte classique a-t-il un impact sur l’accessibilité du film ?
KS : Évidemment, la langue très particulière de
Marivaux change la donne. Pourtant, je crois
qu’on entre dans le film même si l’on sait que
— 205 —
certaines situations ne seraient plus plausibles
aujourd’hui. On accepte l’histoire et on se laisse
porter… Le jeu des comédiens se charge de la
rendre compréhensible. On ne se pose d’ailleurs
pas la question en allant au théâtre.
LR : Comment avez-vous œuvré pour donner son
rythme au film ?
KS : Souvent, les scènes sont plus longues que
ce à quoi le cinéma actuel nous a habitués et il a
fallu les animer au montage. Je pense notamment à un long monologue, qui est une forme
très rare aujourd’hui sur les écrans… Nous avons
utilisé plusieurs artifices pour rendre le tout plus
nerveux, parfois plus brusque, comme les jump
cuts (une coupure nette entre deux séquences,
semblable à un «faux raccord » selon les règles
académiques, ndlr) ou encore le split screen
(écran divisé en plusieurs images, ndlr), pour
reprendre la forme visuelle des caméras de surveillance que nous utilisons à un moment donné.
Cela permet de créer de petits intermèdes entre
les actes et de donner un ton ludique à la pièce.
Propos recueillis par LR
La diffusion
Active depuis une dizaine d’années dans la réalisation de «films» de théâtre, la COPAT (Coopérative de Production Audiovisuelle Théâtrale)
encourage, grâce à la diffusion télévisuelle de
pièces filmées, l’accès du plus grand nombre à
l’art théâtral. Le Théâtre de Carouge siège dans
le conseil d’administration de cet organisme
depuis son origine. David Junod, actuel administrateur de Carouge, nous apporte quelques éclairages sur les projets engagés avec la coopérative.
Entretien
Christine-Laure Hirsig : Comment est née la
COPAT ?
David Junod : La COPAT a vu le jour à Paris à l’initiative de quatre ou cinq théâtres, et regroupe
aujourd’hui 47 membres – théâtres privés et
subventionnés, compagnies, tourneurs – dans
l’ensemble de la francophonie. Le Théâtre de
Carouge est à ce jour l’unique théâtre suisse à
siéger dans son conseil d’administration, constitué de 11 membres. Les chaînes de télévision ont
rapidement octroyé à la COPAT une case de programmation régulière pour les pièces filmées,
d’où la nécessité de constituer un répertoire de
qualité. Un tiers des ventes de DVD de théâtre
proviennent d’ailleurs du catalogue de la COPAT.
CLH : Qui choisit les pièces qui sont filmées ?
DJ : La coopérative nomme un jury qui choisit
cinq à six pièces par an pour les faire entrer au
répertoire. Le budget d’une captation varie entre
30 000 et 50 000 €. C’est un investissement conséquent qui couvre les frais nécessaires à la
rémunération des artistes, à la technique et au
montage. À ce jour, le catalogue compte plus
de 150 spectacles enregistrés. Parallèlement à
l’idée de prolonger la vie de la pièce, il y a le
désir de créer un catalogue, c’est-à-dire des
archives, qui, avec le temps, constituent un précieux patrimoine.
CLH : Plusieurs genres sont-ils représentés dans
le catalogue ?
DJ : Figurent dans le catalogue des œuvres du
répertoire classique (comédies, tragédies et
drames), d’autres issues du répertoire moderne
(comédies et comédies dramatiques du XIXe à
1950) et enfin du répertoire contemporain (de
1950 à nos jours). Il existe en France une nette
scission entre théâtres privés et publics ; or, le
catalogue de la COPAT casse cette frontière en
mélangeant les genres et les familles théâtrales.
Au-delà de l’effet fédérateur qui, en soi, est une
vraie gageure, l’offre ainsi diversifiée donne
satisfaction aux amateurs de boulevard comme
aux passionnés de théâtre contemporain.
CLH : Le Théâtre de Carouge développe un autre
type de collaboration avec le petit écran en
coproduisant, avec la TSR et PointProd, des
fictions théâtrales, à l’instar des Caprices de
Marianne ou du Jeu de l’amour et du hasard,
deux films réalisés par Elena Hazanov d’après
les mises en scène de Jean Liermier.
DJ : Nous essayons d’innover, en effet. En matière
de fiction théâtrale, je ne pense pas que nous
soyons les premiers, mais nous faisons partie
— 206 —
des pionniers. Engagés dans la foulée de l’exploitation de la pièce, les acteurs transposent rapidement le jeu théâtral en mode cinéma car ils
maîtrisent le texte. Cela permet de produire un
téléfilm moins coûteux que si l’on partait de rien.
Plusieurs diffusions sur la TSR ont d’ores et déjà
eu lieu – c’est réjouissant de constater que le
théâtre touche le grand public via la télévision.
CLH : Le théâtre à la télévision ne nuit-il pas à la
fréquentation des salles ?
DJ : Au contraire, c’est même une incitation. La
version télévisuelle offre des points de vue latéraux, des gros plans que l’œil du public n’a pas
depuis la salle, mais cela ne remplace pas le
plaisir unique d’appartenir à la communauté de
spectateurs qui vit et voit le spectacle en vrai et
en temps réel. Ce ne sera jamais la même chose,
même si les captations de la COPAT sont filmées
en représentations publiques pour conserver
l’énergie propre au spectacle vivant. Parallèlement à cet aspect sensible, il y a un intérêt
financier partagé. Les théâtres touchent des
droits sur la diffusion, les artistes sont payés
pour la captation. En élargissant et diversifiant
sa sphère d’influence, le milieu théâtral tire
bénéfice de cette collaboration avec la télévision. L’initiative est salutaire pour tous.
Propos recueillis par Christine-Laure Hirsig
LE CENTRE CULTUREL SUISSE DE PARIS
VITRINE DE LA CRÉATION HELVÈTE
AU CŒUR DU MARAIS
Depuis 1986, la Fondation Pro Helvetia dispose à
Paris d’un Centre Culturel Suisse (CCS) dont la
vocation est de faire rayonner la création
contemporaine helvétique en France. Installée
dans l’ancien Hôtel Poussepin, au cœur du
Marais, cette vitrine de la création suisse propose une programmation pluridisciplinaire foisonnante. Olivier Kaeser et Jean-Paul Felley –
fondateurs en 1994 d’Attitudes, à Saint-Jean,
espace d’art indépendant bien connu des Genevois – en assurent la direction depuis le 1er octobre 2008 et revendiquent leur rôle de « passeurs». Lieu de monstration ouvert au public, le
CCS se profile également comme plate-forme
d’échanges et espace de rencontres pour les
artistes et acteurs culturels.
Entretien
Christine-Laure Hirsig : Comment s’est faite,
pour votre duo, la transition entre Attitudes et
le CCS ?
Olivier Kaeser : Il y a le passage d’Attitudes au
CCS mais aussi de Genève à Paris. La liberté
totale dont nous jouissions dans la gestion d’Attitudes était indissociable d’une certaine précarité. Avec la crise, nous ignorons quel aurait été
notre avenir dans ce projet. Notre arrivée à la
tête d’une institution comme le CCS apporte
deux changements majeurs d’ordre structurel.
Nous disposons d’un budget de fonctionnement
et d’une équipe.
Jean-Paul Felley : S’entourer d’une équipe modifie sensiblement nos conditions de travail. Nous
pouvons enfin nous concentrer sur le fond et
plus seulement sur les fonds. Olivier et moi travaillons ensemble depuis 20 ans et sommes
reconnus comme un vrai duo. Notre mission
parisienne permet de considérer la situation
culturelle genevoise avec recul. Nous nous profilons comme producteurs et diffuseurs des
arts contemporains. Notre parcours professionnel suppose une connaissance approfondie des
arts plastiques. Les autres domaines nous sont
moins familiers et supposent un apprentissage
afin de déterminer ce que nous voulons et surtout ce que nous ne voulons pas. De même, le
CCS jouit d’une considérable notoriété dans le
milieu de l’art contemporain mais reste méconnu
par le milieu théâtral. On nous reproche souvent
de ne pas programmer assez de spectacles,
mais nos moyens ne nous permettraient pas
d’assurer une activité théâtrale durant toute la
saison. Sur le budget annuel de deux millions de
francs, seuls six cent mille francs sont destinés
à la programmation.
CLH : Est-ce délicat de pénétrer le territoire
parisien ?
OK : Ici, l’offre est infinie et le territoire gigantesque. On se démarque avec des propositions
singulières. Jusqu’à présent, les retours sont
positifs et émanent principalement du public
suisse, qui ne représente pourtant qu’un cinquième du public du CCS. Nous recevons moins
de réactions des visiteurs français mais le simple
fait qu’ils reviennent est un signe encourageant.
JPF : Sur le plan médiatique, c’est évidemment
plus simple d’avoir des retombées dans un petit
pays comme la Suisse. C’est mignon en Suisse…
À Paris, ville qui dépasse les dix millions d’habi— 207 —
tants, décrocher un article dans Le Monde suppose une force de persuasion bien plus puissante
qu’obtenir un papier dans Le Temps, sachant que
les deux quotidiens consacrent approximativement le même nombre de pages à la culture.
CLH : Quelle image se fait-on de la création suisse
en France ? Les professionnels et le public français sont-ils conscients de la mosaïque culturelle suisse ? On a l’impression que persiste une
profonde méconnaissance.
JPF : C’est vrai ; il est étonnant de constater que
deux pays voisins se connaissent si mal. C’est
encore plus flagrant en ce qui concerne la partie
suisse alémanique, comme si la France n’avait
pas fini de régler un antécédent douloureux avec
l’Allemagne. La Suisse a un problème d’image de
marque, pas uniquement en raison de son activité bancaire, mais aussi de sa politique. Quand
l’UDC et le MCG stigmatisent la figure de l’étranger ou traitent les Français d’Annemasse de racaille, des échos en parviennent dans la presse
française. La culture est une carte à jouer car ce
qui se fait sur le plan artistique jouit d’une bonne
image à l’étranger.
OK : Les arts visuels, l’architecture et le graphisme sont les trois domaines porteurs d’un
label de qualité suisse, ils sont reconnus en bloc
à l’échelle internationale. Il n’y a pas d’équivalent dans la perception de la production théâtrale suisse, à part les grands noms comme Marthaler. C’est pour nous un défi supplémentaire
que de faire découvrir des artistes suisses romands et suisses allemands en France.
Propos recueillis par Christine-Laure Hirsig
ATELIER FORUM MEYRIN
VERS UNE PÉDAGOGIE INDISCIPLINAIRE
Rappel des objectifs et bilan provisoire de l’initiation artistique meyrinoise
Connaissez-vous l’abbaye de Thélème ? Tel est
le nom du lieu utopique imaginé par François
Rabelais au terme de Gargantua. Un espace
pédagogique prenant le contrepied des monastères d’alors, régentés par des règlements austères, corsetant la personnalité, étouffant l’initiative individuelle.
Puissent les ateliers du Théâtre Forum Meyrin
prolonger, modestement, cette inspiration.
Dans le Si n° 5 (pages 46-47) était annoncée notre
volonté de développer le secteur pédagogique
meyrinois par l’introduction d’ateliers multidisciplinaires. Une innovation qu’appelait l’esprit
même de notre programmation. Rappelons-en
le principe : Forum propose à des enfants de 4 à
15 ans – séparés par groupes d’âges – de s’initier
à plusieurs arts par la pratique et le regard.
De la pratique et du regard
Formidable outil de la démocratie, l’école
publique s’entend globalement à transmettre
des savoirs sans toutefois pouvoir mettre l’expression de l’élève au premier plan. Ici, il s’agit
de pratiquer le mouvement, le théâtre, l’écriture
(sauf pour le groupe des plus petits), les arts
plastiques, la rythmique, la musique, dans des
ateliers dirigés au minimum en binôme (deux
enseignants encadrant des groupes de douze
enfants maximum). Notre intention est d’éviter
absolument un zapping éducatif où aucune
sédimentation ne serait possible. C’est le sens,
d’une part, des multiples rendez-vous entre
enseignants (rendez-vous de préparation et
d’évaluation qui ponctuent l’année) et, de l’autre,
du choix d’un thème – après quelques semaines
plus «libres» – fédérant les cours proposés.
Cette année, le sujet élu est celui de la première
théma de la saison : la peur. Un thème qui invite
les participants à méditer sur les liens entre culture et société, entre art et interrogation de notre
présence individuelle et collective au monde.
Les cours sont ponctués par diverses étapes :
multiples visionnages – expositions, films, spectacles de genres distincts (ayant notamment
trait au thème choisi), rencontres avec des créateurs d’envergure nationale ou internationale
et travail critique, une fois le cours repris, sur les
impressions des uns et des autres.
S’ajoute à ce second volet la découverte de la
réalité de la vie d’un théâtre : découverte de son
fonctionnement interne, de son infrastructure
et des professionnels impliqués. À noter qu’à
cette occasion, les frères et sœurs, les oncles et
tantes, les grands-parents n’ont pas manqué
d’accompagner le cercle des participants.
Tous différents, tous égaux !
Bien des psychologues ont noté que le développement harmonieux d’un enfant requérait l’éveil
solidaire de l’hémisphère gauche et de l’hémisphère droit de son cerveau. Les dualismes qui
fractionnent l’Homme – distinguant sa raison de
sa capacité d’invention, ses affects de son intelligence, son esprit de son corps – contribuent à ce
sentiment d’exil de soi souvent ressenti par
l’adulte, jeune ou non. Un accès démocratique et
précoce à l’art imbriquant le voir et le faire, la
réception et la création, est une réponse
concrète à cet état de fait insatisfaisant. Le plein
épanouissement de l’enfant implique acquisi— 208 —
tion et pratique, apprentissage et libre création.
C’est durant l’enfance et l’adolescence que l’être
humain connaît ses plus importants bouleversements. Le corps change et tous les enfants n’acceptent pas spontanément le leur – certains
nourrissant même de douloureux complexes.
Pour ce qui est de l’esprit, l’adieu à l’enfance
constitue sans doute le deuil le plus important. Il
implique la découverte de l’Autre par-delà le
noyau familial ; le fait d’être évalué selon des
normes qui ne sont pas toujours celles valorisées «à la maison» ; etc.
Ici, l’évolution du groupe n’impose pas l’uniformité. Chaque enfant joue sa partition propre et
intègre, pourtant, l’harmonie collective. Tous
les enfants sont égaux devant l’attente des animateurs : qu’ils soient sportifs ou enveloppés,
de culture européenne ou non, tous peuvent se
découvrir, corps et âme, forger leur identité propre en jouant avec leurs émotions, leur corps
et leur imaginaire. Nulle recherche de performance ici, si ce n’est celle de parvenir à se montrer à soi et aux autres dans l’authenticité. Certains enfants, complexés en classe, se révèlent
alors aux autres et à eux-mêmes.
À en juger par l’émoi des animateurs et par le
saisissement de nos «thélémistes» eux-mêmes
– solidaires, assouplis existentiellement et épanouis –, nous sommes persuadés que cette expérimentation audacieuse – et probablement originale à l’échelle du pays – ouvre une voie
pertinente pour l’avenir de la sensibilisation, de
l’éducation et de la médiation artistique en
Suisse.
Mathieu Menghini
Carnet d’ateliers
La musique en peinture
À l’initiative de Sandrine et de Paul, tout le
monde, en avançant autour d’une grande
feuille blanche, laisse danser des craies de couleur sur une musique entraînante, traçant ainsi
des lignes tournantes et sautillantes. Ensuite,
individuellement, chacun sur sa feuille essaie
de former avec un pinceau et de la gouache
l’image d’un fragment de musique proposé par
Sandrine au piano.
Cet atelier a produit des représentations totalement abstraites. Ce qui n’a posé aucun problème aux enfants pourtant habitués à des
représentations figuratives.
Commentaire des animateurs : cette proposition demandait une grande concentration. Les
périodes de travail individuel sont nécessaires
en contrepartie des activités liées au groupe.
Elles amènent des moments plus calmes permettant un rythme personnel.
La dame qui raconte des histoires
Au fil des séances, Marie-Christophe est devenue dans le groupe de Sandrine « la dame qui
raconte des histoires». Jeux de lampe de poche
autour de l’histoire de Petit Ours, qui ne veut
pas dormir parce qu’il a peur du noir.
À noter que Sandrine et Paul ont épaulé les participants dans la construction d’une maison en
carton dans laquelle on peut entrer. Cette maison amène vers l’histoire.
La danse des masques
Chaque enfant crée un masque de monstre. Il le
porte, puis doit trouver les gestes et mouvements qui le prolongent. Étape suivante : les
enfants échangent leurs masques et cherchent
les mouvements de leur nouveau personnage.
Cette activité a conduit ensuite à des jeux d’ombres sur écran, permettant de faire fi des proportions et de varier les axes de la projection de
son corps. Un développement non sans lien
avec la visite de l’exposition Matière à rétro-projeter du Théâtre Forum Meyrin.
Le cri du corps
Caroline demande aux participants d’exprimer
un cri par le corps, sans utiliser la voix ni les
expressions du visage ; ensuite, Paul les invite à
peindre un visage qui crie, sans nécessairement
figurer une bouche béante – le but étant de
faire crier les couleurs.
Avec Marie-Christophe sont choisis quatre mots
(« cri », « non », « peur », « ombre »), mots ensuite
successivement exprimés par la voix, le corps et
par l’écriture au sol ou sur d’autres supports. On
observe les différentes interprétations possibles :
par exemple, « Nooooooon ! « ou « Nnnnnnnon ! «
Deux fils conducteurs articulent l’activité : la
typographie et la bande dessinée.
Un film d’animation «maison »
En résonance avec l’accueil de L’éternelle fiancée
du docteur Frankenstein, la création d’un film
d’animation occupa fiévreusement le groupe
de Robert et de Paul. L’idée était qu’en 1h30,
tout soit finalisé, qu’on ait trouvé une histoire à
raconter et qu’on ait un résultat à regarder.
Sujet du film : une balade à la montagne… Plongée dans un paysage « montagnard » avec
comme protagonistes, deux personnages Playmobil, l’intérêt consistant, entre autres, à synchroniser l’image et le son.
Commentaire : les adultes ne sont là que pour
susciter ; tout est pris en charge par les enfants.
Cette activité fut l’occasion de rappeler les différents métiers qu’ils ont approchés : manipulateur, bruiteur, etc., et aussi de tester leur aptitude
à œuvrer en groupe.
Les oreilles du corps
Allongés au sol, les enfants écoutent la musique
que Sandrine interprète sur le piano de l’atelier.
L’idée est d’observer quelles parties du corps
« ont envie » de bouger les premières. Par la
suite, comme si leur corps devenait pinceau, les
participants dessinent les sons proposés par le
piano : des sons tantôt piqués, tantôt liés, tantôt
joués fort, tantôt joués doucement.
L’expérience étant nouvelle pour beaucoup, la
réalisation corporelle était timide – limitée par
un manque de vocabulaire gestuel, vocabulaire
bientôt enrichi par l’animation de Caroline.
Une partition de dessins
En peignant ou dessinant, les enfants créent
une improbable partition sur une longue bande
de papier. Cette partition graphique faite de
points, de ronds et de traits doit être, ensuite,
interprétée – un enfant devenant le chef d’orchestre et assurant le rythme.
Le dessin sonore
Chaque enfant a sa propre feuille devant les
yeux. Après avoir écouté plusieurs fois un premier fragment musical joué au piano, les enfants
choisissent deux couleurs et se mettent à dessiner sur la même musique répétée de nouveau
plusieurs fois.
La même expérience est effectuée quatre fois de
suite avec des fragments musicaux très contrastés dans les nuances, le dynamisme et le toucher.
Il est agréable de laisser filer son bras sur le
papier, au rythme de la musique, sans avoir à
l’avance l’idée du dessin qui va surgir. Il est né de
ce travail une détente physique et intellectuelle
partagée par les enfants et les animateurs.
Le chapeau des mots
Après un échauffement, Marie-Christophe invite
les enfants à tirer au sort un mot («boum», par
exemple) qui les conduit à exercer les onomatopées. Caroline propose ensuite aux participants
de danser le mot qui est également dessiné sur
le mur. Quand trois mots ont été tirés au sort, il
s’agit de raconter une histoire qui les intègre.
Dans l’activité suivante, chaque enfant écrit sa
peur sur une carte qu’il cache ensuite dans un
chapeau. Il doit, par la suite, mettre en scène la
peur qu’il tire du chapeau – laissant ainsi son
angoisse être incarnée par un autre que lui.
Le monstre de glaise
Assis par terre sur une bâche, chaque enfant
crée son monstre en terre glaise. Cet atelier permet un temps de travail individuel ; puis le travail intègre la résonance de toutes les autres
propositions. L’ensemble de ces monstres crée
un effet menaçant vis-à-vis de l’enfant.
Bilan provisoire
Sur l’atmosphère : Les enfants, entre eux, sont
tous bienveillants. Parfaite entente dans les
groupes, les enfants sont très soudés et très respectueux les uns des autres. Les sorties (voir cidessous) fédèrent beaucoup. Les changements
d’étapes, les passages d’un binôme à l’autre
sont très fluides – signe de la bonne collaboration entre les animateurs.
Sur le thème : Pour tous, il apparaît très opportun et plus simple de travailler avec un thème.
Cela permet, en outre, d’éviter le zapping et de
fédérer groupes et animateurs. Les enfants
n’ont connu aucun problème à rentrer dans les
disciplines.
Sur les sorties (expositions, spectacles, films,
etc. issus de la saison du Théâtre Forum Meyrin) :
Ces sorties imprègnent les enfants. Elles leur
permettent, au-delà de l’espace des ateliers, de
s’approprier le lieu Forum, lieu culturel où par
moments, on est acteur ; par moments, on est
spectateur.
Sur les samedis collectifs : Réunir les groupes
des différentes catégories d’âge s’est révélé
fructueux et a rendu manifeste une identité
commune des ateliers. Par ailleurs, on a pu constater ce mouvement qui vit les grands prendre
les petits sous leur aile.
MM
L’histoire et les instruments
Après une initiation par Robert à l’écoute et aux
instruments de musique d’ici et d’ailleurs, les
enfants étudient pulsations et rythmes avec
diverses percussions et grosses caisses. Une
fois cette formation liminaire passée et la
nécessaire discipline rappelée, la musique est
mise en relation avec une histoire.
— 209 —
D’après les retours de l’équipe d’animation :
Robert Clerc, musicien et compositeur ;
Caroline de Cornière, danseuse et chorégraphe ;
Sandrine Gampert, musicienne et comédienne ;
Paul Jenni, artiste plasticien ;
Édith Laszlo, enseignante et animatrice d’ateliers théâtre ;
Marie-Christophe Ruata-Arn, écrivain et scénariste ;
Thierry Ruffieux, chef de projet et coordonnateur des
activités jeunesse.
BILAN 2005-2010
VERS UNE AGORA ARTISTIQUE
Survol d’une tentative, au Théâtre Forum Meyrin
Création des thémas
En 2005, s’appuyant sur la polyvalence singulière de ses espaces, le Théâtre Forum Meyrin
(TFM) a créé ses fameuses thémas – festivals
thématiques qui coordonnent trois à quatre
fois par saison autour de questionnements
esthétiques ou sociétaux, les activités programmées dans la salle de spectacle, la salle de
cinéma (depuis 2007), les galeries d’expositions,
les foyers, etc.
Rappelons les titres de ces seize festivals : Littérature et société ; La différence ; L’art, c’est délicieux ; Le jardin cultivé ; Miroirs du monde ; Frankenstein ; Brecht ou le théâtre nécessaire ; Tracas
d’Éros ; Tripalium ou le travail en question ; Infinita ou la mort tutoyée ; Tracas d’Éros II, chroniques de notre vie amoureuse ; Geist ou l’esprit
germanique en débat ; Changer la vie ou le soir
en grand ! ; Phobia ou nos peurs auscultées ;
Secrets et mensonges ; et enfin Avec le temps ou
la force du grand âge.
Étant donné que nos différentes publications
l’ont plusieurs fois précisé, je ne reviendrai pas
sur l’enjeu esthétique, politique et pédagogique de cette manière de relier les activités du
théâtre. Mentionnons, cependant, notre dette
envers Nietzsche et son « perspectivisme », et
Edgar Morin et son concept de « complexité ».
Dans l’addition des disciplines, on verra également la réminiscence d’une vieille lubie : l’œuvre
d’art totale, synesthésique – sachant caresser
tous les sens.
Quitter l’éphémère
Ces cinq dernières années, le mode de communication du théâtre a été réformé. Après une
première saison ajoutant des affichettes mensuelles et des dépliants thématiques à la plaquette de saison, l’opportunité de créer un journal m’est vivement apparue. Une fois la relation
avec le Théâtre de Carouge nouée, nous sommes
passés à l’étape du magazine, support d’une
plus haute tenue et d’un volume plus conséquent encore.
Pourquoi ces changements ? En premier lieu,
parce que de tels supports permettent de rendre davantage justice aux deux manières d’évoquer – sur papier – un événement artistique : le
texte, d’une part ; l’image, de l’autre. En second
lieu et surtout, pour des raisons inhérentes à
notre mission d’institution publique. Comme le
disait le rapport fédéral Clottu dans les années
1970 déjà, «l’objectif idéal à atteindre demeure
l’ouverture des formes les plus complexes de la
culture au plus grand nombre». Cette ouverture,
toutefois, doit être médiée pour éviter l’indifférence ou le rejet pur. Or, c’est de cette médiation
que participent, entre autres, l’approfondissement de la présentation des spectacles (par le
biais d’entretiens avec les artistes invités), l’explication de certains codes esthétiques (par des
contributions de spécialistes) ainsi que l’argumentation de nos choix programmatiques. Dernier trait qu’introduisit aussi notre plaquette
avec la rubrique Notre avis.
Donner un projet de lecture au spectateur
entrant dans la salle ou lui permettre, une fois le
rideau tombé, de confronter son sentiment à
l’analyse proposée dans nos publications, voilà
qui alimente l’idéal de la «culture discutée» évoquée plus haut. Par ailleurs, conservés, les magazines Si invitent le spectateur à se constituer une
— 210 —
mémoire, base de toute culture. À dessein et malgré leur coût de production, tous ces supports
furent diffusés sans publicité et gratuitement.
La ligne graphique
Histoire de distinguer parmi les activités communales se déroulant à Forum, celles pensées
spécifiquement par la direction artistique, le
théâtre a imaginé, avec le concours de son graphiste, un nouveau logo. Sa stylisation typographique indique que le théâtre fait partie d’un
centre culturel plus large (Forum Meyrin), et
ses silhouettes « giacomettiennes » affichent
notre volonté de mettre l’humain au cœur de nos
préoccupations.
De fait, l’idée qui a présidé à la nouvelle ligne
est double : elle associe humanisme et clarté.
« Clarté » car elle veille à ne pas viser l’esthétisme au dépens du message ; « humanisme »
car l’humain est présent dans la plupart des
supports créés par nos soins. À noter que cet
humanisme – cette foi dans l’être humain – n’a
pas été le discours unique tenu à Meyrin : certaines thémas auront fait écho à des conceptions plus pessimistes, circonscrivant la toutepuissance de l’être. Comme Laurent Terzieff le
soulignait au terme d’une soirée mémorable de
2005, après les enseignements des Copernic,
Darwin et Freud, difficile pour l’Homme de se
croire encore le centre glorieux de la Création.
Initiation artistique et attention pédagogique
Le secteur de l’éducation artistique s’est considérablement étoffé. Aux cours de théâtre préexistants se sont agrégés des ateliers de danse,
d’éveil musical et d’écriture (ces derniers en collaboration étroite avec la Bibliothèque Forum
Meyrin).
Depuis 2009, un nouveau concept a vu le jour :
celui qui consiste à réunir, dans un même parcours, toutes les disciplines évoquées ci-dessus
en s’appliquant à travailler aussi bien la pratique que le regard esthétique des participants
(analyse de films, de spectacles, d’expositions,
rencontre avec des créateurs, etc.).
Signalons la contribution forte de notre théâtre
au projet Danse à l’école animé par Caroline de
Cornière. Il s’agit d’un projet particulièrement
démocratique – puisqu’articulé autour de classes
d’écoles ordinaires et non sur la base d’inscriptions volontaires – qui, en outre d’éveiller à l’art,
aide des jeunes complexés à accepter leur
corps, à le mettre en jeu et, ce faisant, à accéder
non seulement à la beauté mais également à
une plus grande souplesse d’esprit (comme
nombre de pédagogues le soutiennent).
Les représentations proposées aux écoles ont
aussi fait l’objet d’une attention renouvelée :
une charte du jeune spectateur a été rédigée.
On y trouve notamment des suggestions de préalables ludiques à l’attention des enseignants,
pour préparer les sorties et «exploiter» les ressentis des élèves de retour dans la classe. Désormais, chaque scolaire est présentée et conclue
par un dialogue avec l’équipe de création (il en
est de même, d’ailleurs, lors des représentations destinées aux familles).
Un forum véritable
Dans L’espace public, le penseur Jürgen Habermas oppose la «culture discutée» à la «culture
consommée ». Dans le sillage de cette distinction et pour donner plus de substance à son
nom même, Forum s’est mué, certains soirs, en
une forme d’université populaire, s’appliquant
à renseigner le «regardeur», à l’inviter à être un
citoyen critique.
Ainsi, aux cafés des sciences déjà présents avant
2005, se sont ajoutés des moments d’échanges à
l’issue de certaines productions (Josef Nadj ;
compagnie Montalvo-Hervieu ; Philippe Caubère ;
etc.), ainsi qu’un cycle annuel de rencontres
ponctuées de lectures (celles de notre camarade Claude Thébert) et de projections diverses.
Dans ce cadre vinrent à Meyrin : Benoît Denis,
Gilles Clément, Jacques Hainard, Frédéric Maire,
Marc-Olivier Wahler, Axel Kahn, Régis Debray,
Jean-Claude Kaufmann, Robert Castel, Marie de
Hennezel, Madeleine Chapsal, Ignacio Ramonet,
Toni Negri, Tzvetan Todorov, Jean-Noël Jeanneney, et ce sera bientôt le tour de Gisèle Halimi.
Septième art
Au moment où disparaissait le cinéma de Meyrin
– lieu culturel « populaire » s’il en est –, Forum
imaginait, en parallèle à ses thémas, des cycles
de films (la plupart projetés dans l’espace
audiovisuel inauguré en 2007).
Auront ainsi été donnés à voir : L’aurore de Mur-
nau ; Rosetta des frères Dardenne ; Le septième
sceau de Bergman ; Cœur fidèle d’Epstein ; Les
Nibelungen de Lang ; La vie est à nous de Renoir ;
Le voyeur de Powell ; Rashõmon de Kurosawa ;
Les aventures de Pinocchio de Comencini ; Harold
et Maude d’Ashby.
Hors cycle, signalons – entre autres – la programmation de Chostakovitch contre Staline de
Weinstein ; de Peur(s) du noir de Robial ; d’Une
crise, sinon rien ! de Bongiovanni, ainsi que les
projections de Tarkovski fils lors du concert
Nostalghia.
Créations et consécrations
Le TFM a développé sa politique de création : en
plus de l’association, historique, aux productions des compagnies Alias et Teatro Malandro,
Meyrin fut le cadre de créations de formes fort
diverses : Brecht et la Suisse de Werner Wüthrich,
Notre combat de Linda Ellia (exposition présentée aux États-Unis par la suite), Littoral de Wajdi
Mouawad, vernissage de l’album des sœurs
Dördüncü lors de la soirée Cendrillon au pays
des Soviets, etc.
Des liens fidèles ont été initiés avec Andrea
Novicov et Robert Clerc.
La période aura connu deux singuliers motifs de
«gloire». Le metteur en scène du Teatro Malandro,
Omar Porras, a été invité à créer Pedro et le commandeur de Lope de Vega à la Comédie-Française et Littoral a été joué dans la Cour d’honneur du Palais des Papes dans le cadre de
l’édition du festival saluant la trajectoire de l’artiste libano-québécois.
Expositions et développements infrastructurels
Plusieurs développements ont valorisé ce secteur. La visibilité (par le lien aux thémas, et donc
Enfin, une décision votée en 2007 par le conseil
municipal de Meyrin a permis au théâtre de
développer son parc multimédia et d’accroître
encore les possibilités d’exploitation de ses
galeries.
Quittant nos galeries et le domaine des arts
plastiques stricto sensu, des performances artistiques de qualité sont désormais pensables
dans nos trois foyers. L’accueil des activités des
différents services de la mairie et de celles des
sociétés locales s’en est trouvé lui aussi largement optimisé. En sus, des écrans plats sont
venus animer l’espace billetterie et ajouter un
support à notre promotion.
De la restauration
Depuis 2007, l’offre du bar, toujours sous la responsabilité de notre excentrique équipe d’accueil, s’est diversifiée : une restauration chaude
et des plus appétissantes attend désormais nos
spectateurs. Ainsi nos foyers présentent-ils un
visage plus chaleureux et deviennent-ils des
lieux de vie bien avant l’ouverture des portes de
la salle.
La volonté d’éviter la trop grande cherté des
sorties culturelles a motivé les petits prix de
cette restauration de proximité. Rappelons que
ce souci avait déjà inspiré la politique de Jean
Vilar au Théâtre de Chaillot – politique exprimée dans le contrat tacite entre le TNP et son
public : « Donne-moi de beaux spectacles, si tu
veux, mais donne-moi accès à ta salle sans que
j’aie à payer plus qu’il ne faut. Le théâtre est
cher. Les bistrots qui vivent autour des théâtres
ne sont pas toujours les nôtres. Évite-nous le
coût du programme. Évite-nous le restaurant
avant ou après. (…) C’est cher.»
Toni Negri
par la même occasion par une meilleure place
dans nos supports de diffusion) et le budget ont
sensiblement crû, tout comme le nombre de
créations.
L’accessibilité des expositions a par ailleurs été
augmentée par l’ouverture systématique des
expositions avant les spectacles et lors des
entractes.
— 211 —
Démocratisation
Afin, précisément, de favoriser l’accès des personnes de condition précaire à nos différentes
manifestations sans rien céder sur le répertoire
et sans condescendre aux facilités d’un théâtre
infantilisant et démagogique, une série de
mesures a été prise : la baisse du prix du billet
pour les chômeurs (baisse de 40% entre 2005
et 2008), celle du tarif étudiant dans trois catégories sur cinq et celle du tarif professionnel.
En 2008, en supprimant l’abonnement famille
au profit d’une carte famille à Fr. 50.– pour la saison, nous avons offert la possibilité à deux
adultes et à leurs (petits-)enfants de venir voir
les spectacles tous publics pour 10.– par personne (tarif le plus avantageux du canton pour
le jeune public).
Grâce au partenariat avec le Théâtre de Carouge,
l’abonnement découverte offre des réductions
allant de 25 à 33% mais également des rabais
aux abonnés meyrinois sur tous les spectacles
de Carouge.
De plus, et avec le soutien de la Ville et de l’État
de Genève (DIP), a été introduite à Meyrin la
carte 20 ans/20 francs : rappelons qu’elle équivaut à une baisse du tarif étudiant de 33 à 66%
selon la catégorie de tarif. Toujours soutenue
par la Ville et l’État, Meyrin a, de plus, intégré
la politique des chéquiers culture : ceux-ci ont
sensiblement accru notre accessibilité pour les
personnes en situation sociale délicate.
Ces mesures sont couronnées de succès : entre
2006 et 2008, les soutiens de la Ville et de l’État
ont triplé pour le chéquier culture et crû de
plus de 30% pour ce qui est de la carte 20 ans /
20 francs.
Néanmoins, pour une action radicale de démocratisation de la culture, il faudrait une égalisation des conditions matérielles dans l’ensemble
du corps social. Notre volontarisme reste cosmétique. Hors certains événements précisément
ciblés, le manque de moyens, l’usure d’emplois
harassants ou encore le sentiment d’exclusion
qui touche les chômeurs et certaines minorités
éloignent encore la majorité de la population
des institutions culturelles.
Comme le confiait l’ancien ministre français
Jack Ralite dans les colonnes de notre journal,
un tel état de fait corrompt la production ellemême : «Les conditions de travail – conditions
qui mutilent la psyché – font que certains spectateurs ne peuvent pas être les partenaires des
œuvres comme celles-ci le requièrent. Alors, par
un réflexe qui me bouleverse, ils baissent leurs
exigences et, dans un même mouvement, certains créateurs aussi.»
Une périphérie fréquentée
Les saisons artistiques ont connu une fréquentation excellente malgré – tout au long de ces
années – des difficultés systématiques pour
accéder à Meyrin. La place des Cinq-Continents
fut et sera encore le théâtre d’incessants travaux : rénovation et agrandissement du centre
commercial, travaux liés à l’arrivée du tram, etc.
Jusqu’à l’année dernière, des grillages ont ceint
le théâtre meyrinois (certes, les développements à venir – création d’une place publique
devant le théâtre et d’un parc aménagé derrière
– sont des perspectives très prometteuses).
Malgré tout, un tableau de fréquentation établi
par l’Office cantonal de la statistique démontre
l’excellente implantation de la salle meyrinoise
dans le paysage culturel genevois. Toujours
dans le peloton de tête depuis 2004-05 et «sur la
plus haute marche » la saison suivante. Il est à
noter que ces classements ne tiennent compte
que des billets vendus pour les spectacles de la
saison et ignorent les manifestations communales, les expositions, ateliers artistiques, conférences gratuites et autres goûters des sciences.
Maîtrise financière
L’évolution des charges du TFM révèle une
bonne maîtrise des coûts de l’institution. De
2005 à 2008, les charges ont même baissé, revenant en dessous de leur niveau de 2004. Les budgets 2005, 2006, 2007 et 2008 ont tous été très
contenus. Les comptes 2009 ne sont pas encore
définitivement établis mais laissent présager,
d’après nos données actuelles, un résultat très
positif également.
Ce, notons-le, malgré les élévations de l’euro,
des coûts d’impression, des annonces publicitaires et des spectacles – toutes hausses régulièrement plus accusées que celles du panier de
la ménagère. Côté produits, et sans tenir
compte des recettes, la courbe des soutiens de
tiers a crû de plus de 165%.
Nos ressources municipales demeurent, cependant, fondamentales ; elles assurent une liberté
d’action mais imposent aussi des devoirs. Je fus
aussi attaché à la première qu’aux seconds.
Échos de nos activités
Les médias ont assuré à Meyrin un écho attentif
et bienveillant – louant les spectacles mais aussi
l’institution elle-même pour sa philosophie.
Ainsi, La Tribune relevait la qualité et l’intelligence d’une programmation « forte, porteuse,
rassembleuse». Le Temps y voyait la preuve que
plaisir et intelligence sont des données qui peuvent convoler.
En compulsant les sommaires de l’émission culturelle de la Radio suisse romande Dare-dare
sur la période allant de juin 2006 à janvier 2009,
il est apparu que sur trente mois, le TFM a fait
l’objet de trente-quatre sujets. Dans le cadre de
Culture club, une émission que l’on pouvait voir
la saison passée encore sur Léman Bleu, l’évolution de la place géostratégique du TFM a été
évoquée : Jean-Michel Olivier – le cofondateur
de Scènes magazine – constatait que «le centre
[s’était] déplacé vers la périphérie»! Un compliment savoureux pour une cité qui n’a rien tant
désiré que de se débarrasser de son étiquette
de «cité-dortoir».
pagnie Alias et le Teatro Malandro obtenant des
conventions pluriannuelles exceptionnelles
puisque quadripartites (Pro Helvetia, État et
Ville de Genève, commune de Meyrin).
Ensuite, dès leur fondation, nos ateliers pédagogiques pluridisciplinaires (lire pages 208-209)
ont également obtenu la reconnaissance nationale de Pro Helvetia.
Enfin, entre 2007 et 2008, la direction du TFM
était appelée à présider le Pool de théâtres
romands et à représenter le secteur du théâtre
au Conseil de fondation de Pro Helvetia.
Politique de ressources humaines
Un chapelet de mesures a été pris dans le but de
rapprocher le personnel des différents secteurs
du théâtre : technique, nettoyage, administration, accueil, bar, animations pédagogiques, etc.
Pour ce qui est du personnel fixe, des entretiens
de collaboration ont permis de révéler des améliorations possibles dans les conditions de travail
de nos collègues et sont à l’origine de maintes
décisions : dotation en personnel, nouveaux
bureaux, améliorations ergonomiques, aménagements de temps partiels, etc. Malheureusement, toutes mes initiatives en matière de ressources humaines n’ont pas pu être concrétisées
et ce malgré l’excellente tenue de nos budgets et
la bonne santé financière de la commune.
Bémols
Nous n’entendons pas ici regretter quelque choix
que ce soit et porter préjudice à des artistes, mais
signaler au contraire les propositions qui n’ont
pas su suffisamment trouver leur public. Deux
me reviennent en mémoire : Portraits dansés
(2006) et l’exposition Brecht et la Suisse (2007).
Le premier événement nous conduisit à aména-
Coopération versus compétition
Par maints liens anciens et nouveaux (Théâtre
de Carouge, Comédie de Genève, Théâtre du
Grütli, ADC, JazzContreBand, Passedanse, Université, Ateliers de musicologie, Service de la
culture de Ferney-Voltaire, Château Rouge, Maison des Arts de Thonon, Espace Malraux de
Chambéry, Théâtre de Fontainebleau, Black
Movie, Haute École sociale, entre nombreux
autres), l’institution meyrinoise a tenu à rendre
patente sa conviction de la supériorité de la
coopération sur toute logique de compétition.
Un nouveau rôle au sein des «tutelles» culturelles
Durant cette période 2005-2010, le TFM a vu sa
reconnaissance nationale se cristalliser, la com— 212 —
La vie de Galilée
ger l’entier de Forum pour en faire le cadre d’un
parcours pluridisciplinaire haut en couleur,
sorte de gymkhana artistique centré sur la ques-
entrer dans l’intimité réelle et fantasmée de
l’un des grands acteurs européens. Caubère
nous offrit également un finale poignant dans
L’épilogue (2007).
Vivant hommage au combat contre l’obscurantisme et pour la démocratisation du savoir, La
vie de Galilée (2006) de Bertolt Brecht par JeanFrançois Sivadier convainquit aussi par une utilisation astucieuse de la scénographie et un
mode épique particulièrement vif.
Les deux concerts d’Anne Queffélec (2007 et
2009) me réjouirent notamment du fait de la gentillesse avec laquelle la pianiste se prêta à mon
souhait de voir présenté l’enjeu des œuvres
interprétées : avertie, l’audition a – me semble-til – plus d’esprit ! Il y eut aussi des émotions avec
la spirituelle et touchante trilogie du Rat (2007),
clin d’œil du Théâtre à Bretelles à Rabelais, ainsi
qu’avec la projection de L’aurore de Murnau
(2007) – « le plus beau film du monde » selon
Truffaut – qui inaugura notre salle de cinéma.
Me subjugua aussi l’ingénieuse performance
des Hollandais de Hotel Modern réalisant – avec
La grande guerre (2008) – un véritable film d’ani-
germanique concocté par notre cuisinier maison. Exceptionnelle aussi la rencontre avec l’aimable fils de l’un des génies les plus intègres du
XXe siècle : Andreï Tarkovski – dans le cadre de la
soirée Nostalghia (2009). Interrogeant les rapports de la beauté et du monde, Ciels (2009) marqua le terme puissant d’une tétralogie, celle de
Wajdi Mouawad, pour laquelle Meyrin s’est passionné chaque année davantage. Ce spectacle
fut l’occasion également d’un sympathique
déplacement en car, occasion d’instaurer une
autre qualité de rapports avec nos spectateurs.
Pour sa plastique léchée et l’adaptation libre de
l’un de nos mythes modernes, Pinocchio (2010)
restera sans doute l’une des meilleures créations jeune public de son époque. Aujourd’hui
déjà, La force du grand âge (2010) peut figurer
dans ce bilan subjectif : ce work in progress a
mobilisé une dizaine de personnes âgées tout
au long de la saison avant un final où amateurs
et artistes professionnels se rejoindront.
Il faudrait parler aussi des moments de grâce
dans Bâche (2005) de Koen Augustijnen, Bahok
(2008) d’Akram Khan ou encore Loin (2009) de
Rachid Ouramdane ainsi que des liens avec la
cité – de la collaboration, par exemple, avec les
jardiniers de la ville et ses urbanistes, avec les
crèches, les maisons de quartier, les associations, etc., mais l’espace manque.
Philippe Caubère, L’homme qui danse
tion des différences et de la nature humaine – un
projet déroutant du vidéaste et chorégraphe
Philippe Jamet. Création maison, l’exposition
Brecht et la Suisse proposa, elle, un appoint très
documenté (exposé sur des supports multiples)
à notre théma intitulée Brecht et le théâtre
nécessaire.
Il y a, bien sûr, à classer aussi dans les bémols,
les rendez-vous manqués : la défection pour des
raisons privées d’Edgar Morin (2005), l’un des
inspirateurs de la ligne programmatique meyrinoise, et celle du Hamlet (2009) de Matthias Langhoff dont la scénographie ne tint pas compte
des dimensions de notre plateau.
Dernière frustration : pris par un rythme quotidien soutenu, peu encouragé par le contexte
économique et politique, et convaincu aussi
qu’il s’agit là d’un enjeu désormais régional, je
n’ai su avancer sensiblement le dossier, lancinant depuis les débuts de Forum, de la construction d’une petite salle parallèle à la grande.
Yamandú Costa
Mémorables
Sur près de 250 manifestations différentes
(pour ne pas parler du nombre de représentations, projections, cours et autres), impossible
de citer tous les événements marquants. Je
retiens Florilège (2005) par Laurent Terzieff. Très
tôt advenu, ce fut là l’un des moments les plus
forts et les plus poétiques de la période évoquée. Un spectacle quasi parfait. L’austérité du
jeu et celle de la lumière assurèrent tout son
éclat au verbe des poètes. Sorte de spectacle
artaudien pour enfants, La belle et la bête (2005)
du Teatro Kismet Opera parlait au ventre avant
de séduire la rétine. Fresque démesurée de
Philippe Caubère, L’homme qui danse nous fit
mation en direct. Et c’est seul, faisant corps
avec son instrument, que le guitariste brésilien
Yamandú Costa (2008) me souleva d’enthousiasme. Sa transe virtuose ne manqua pas de
stupéfier l’assistance. Son talent allié à sa fraîcheur, à son espièglerie, font de lui un génie (pas
encore repéré par les médias européens).
Grand moment aussi que l’accueil, à Meyrin, de
Toni Negri (2009) – intellectuel des plus craints il
y a trente ans et désormais théoricien majeur
de l’altermondialisme. Inoubliable aussi la projection fleuve, tout un samedi après-midi, des
Nibelungen de l’Allemand Fritz Lang : une projection dont l’entracte fut l’occasion d’un repas
— 213 —
Épilogue
Pour mesurer valablement ce bilan, il faut avoir
à l’esprit la modestie d’une équipe de moins de
quinze permanents, dont la plupart œuvrent à
temps partiel. Sans l’engagement fervent de
ceux-ci et celui, vaillant, de tous les auxiliaires
qui nous secondent, un tel projet n’aurait pu s’actualiser. À eux va mon infinie reconnaissance, et
ma gratitude aussi pour avoir partagé six ans
durant des émois quotidiens.
Gratitude aussi, et semblablement profonde, à
Dominique Rémy et Jean-Pierre Aebersold qui
avaient adroitement placé Meyrin dans le contexte genevois et romand. Ils nous ont offert le
plus heureux des sillages. Puisse le nôtre augurer
du meilleur pour Anne Brüschweiler et ceux qui
l’entoureront.
Une pensée, enfin, pour tous ceux qui nous ont
soutenus à Meyrin et ailleurs ainsi qu’à notre
public. C’est à sa fidèle curiosité que nous dûmes
quelques-unes de nos audaces.
Nos convictions ont fait le reste. Convictions de
la nécessité d’une culture publique, inventive,
critique, participant à la compréhension des
déterminations sociales et génériques de notre
condition de femmes et d’hommes, à la nécessité d’un art aiguillon invitant à interroger ce
qui n’est immuable.
Le réel aussi est matière à création.
Mathieu Menghini
É… MOIS PASSÉS
DE CAROUGE ET MEYRIN
Du tram au drame !
Le tram est arrivé à Meyrin !
Itinéraire contesté, débats houleux, retards dans
les travaux n’ont pas empêché le tram d’arriver
à Meyrin. Enfin !
Il me suffit maintenant de 17 minutes pour me
rendre à Cornavin et d’à peine 30 minutes pour
faire mon marché à Plainpalais. Et pendant ce
temps, je peux lire deux chapitres du livre qui
attend sur ma table de nuit depuis des semaines.
Plus de 2000 personnes ont attendu l’arrivée
des quatre trams officiels ce matin du 12 décembre. Aucune n’a vu le couper du ruban ni pu
assister aux officialités qui se sont déroulées
au Théâtre Forum Meyrin. Par contre, toutes ont
pu circuler comme bon leur semblait dans les
trams qui ont sillonné le nouveau tronçon tout
l’après-midi, assister à un étrange spectacle de
la compagnie Alias dans un tram nappé de
blanc, se confronter à une bande de superhéros qui en ont envahi un autre, se réchauffer
en dégustant une bonne soupe et en se trémoussant au rythme du jazz New Orleans du
quatuor Les Désaccordés ou encore apercevoir
et même toucher trois charmantes girafes du
Xirriquiteula Teatre venues déambuler sur la
rue De-Livron. Samedi 12 décembre, le tram est
enfin arrivé à Meyrin !
Dominique Rémy
Élargissement
Cher Monsieur (Menghini),
(…) Nous commençons à réaliser que nous n’aurons plus le plaisir d’entendre votre présentation
claire, mais fouillée, au début de chaque pièce,
que nous ne vous croiserons plus, souriant et
affable, dans l’enceinte du théâtre, bref, que
nous vous avons bel et bien perdu…
Sachez que nous vous avons beaucoup apprécié, tant comme directeur du Forum, que sur le
plan personnel. Fort de votre grande culture,
vous nous avez fait découvrir beaucoup d’auteurs, vous avez élargi notre mode de perception, vous nous avez durablement enrichis.
Merci du fond du cœur !
(…) Nous respectons votre choix personnel et
vous souhaitons (…) de trouver la place où vous
pourrez continuer à « donner » aux autres, tout
en vous épanouissant encore. Très cordialement.
Nicole Tingström et Jean Huguenin
Platonov
La mise en scène de Valentin Rossier, à Carouge,
cultive la tension fond/forme. Le fond étant celui
d’une humanité à la dérive ; la forme, celle d’une
plastique léchée, précise. La mesquinerie éclate
devant le cyclorama monochrome. Le moindre
surjeu, aussi.
Qu’est-ce qu’une vie bonne ? semblent se demander les personnages de Tchékhov. Des personnages engoncés dans leurs complets satinés
qui seuls leur donnent quelque contenance.
Lucide, sensible et veule, Platonov fuit la question dans l’ivresse. Et agit comme le révélateur
de son entourage. L’honneur, le bonheur (dans
toutes ses facettes contradictoires), la tranquillité ou le confort semblent animer cette navrante
galerie.
Au loin, à peine audible, une musique douce.
Elle m’a rappelé le terme de La nausée. Les notes
égrenées qui terminent le roman du jeune Sartre transposent un temps modelé – une contingence ayant trouvé sa forme. Ici, difficile d’imaginer que la mélodie lointaine articule le moins
du monde ces vies claudicantes ; elle a bien une
architecture, mais n’embrasse quiconque, n’informe personne.
Deux choses, cependant, viennent mâtiner le
désenchantement régnant : l’humour et la tendresse. Un humour que jamais les comédiens
ne devraient appuyer puisque l’absurde de la
situation suffit à le créer. Et une tendresse,
donc, «dénuée de sentimentalité» – ainsi que le
remarquait Elsa Triolet. Une tendresse où se
niche peut-être le fin mot de l’œuvre. Peut-être,
pourtant, gît-il ailleurs.
— 214 —
Christian Gregori et Vincent Bonillo dans Platonov
Tandis que cette société tangue, tandis qu’elle
s’évade dans le passé, le futur ou les illusions,
un enfant se meurt ; des propriétés changent de
mains ; le réel ne cesse de pulser.
Nous revient alors en mémoire la nouvelle des
Groseilliers et cette clef que livre Tchékhov : «Il
faudrait, dit l’un de ses personnages, que derrière
la porte de chaque homme satisfait, heureux,
s’en tînt un autre qui frapperait du marteau.»
L’art n’est-il pas cet autre homme ? et la représentation, son marteau ? «Il faut allier le pessimisme
de l’intelligence à l’optimisme de la volonté »,
écrivait Romain Rolland ou Antonio Gramsci.
Mathieu Menghini
Responsables de la publication :
Delphine de Stoutz (Carouge) / Mathieu Menghini (Meyrin)
Comité de rédaction:
Anne Brüschweiler (M) / Laurence Carducci (M) / Coré Cathoud (C)
Francis Cossu (C) / Julie Decarroux-Dougoud (M) / Delphine de Stoutz (C)
Camille Dubois (M) / Ushanga Elébé (M) / Christine-Laure Hirsig (C)
Florent Lézat (C) / Jean Liermier (C) / Sylvain De Marco (M)
Mathieu Menghini (M) / Ludivine Oberholzer (M) / Thierry Ruffieux (M)
Secrétariat de rédaction : Florent Lézat (C)
Correctrice : Gaëlle Rousset (M)
Graphisme : Spirale Communication visuelle / Alain Florey
Impression : Sro-kundig / Tirage : 10 000 exemplaires
....................................................
...................................................................................................................................
Impressum
Crédits photos
P. 162 D.R. / Mario Del Curto – STRATES / Xavier Cantat / P. 165 Nina Korhonen /
P. 166 Mercedes Riedy / P. 167 D.R. / Pp. 168-169 Sylvie Roche / Nina Korhonen /
P. 171 Simon Fowler/ Pp. 172-173 Pascal Victor/ArtComArt / Pp. 174-175 D.R. /
Pp. 176-177 Mario Del Curto / P. 178-179 Paola Codeluppi / P. 180 Marc Vanappelghem /
P. 181 Mario Del Curto – STRATES / P. 183 Balthus (1908-2001), Thérèse rêvant, 1938.
New York, Metropolitan Museum of Art. © Photo SCALA, Florence. © 2010, Pro
Litteris, Zurich / P. 184 D.R. / P. 185 D.R. / P. 186 D.R. / P. 187 Musée d’art et d’histoire,
Ville de Genève, n° inv. 1825-26, James Pradier (Genève 1790-Bougival [F] 1852),
Néoptolème empêchant Philoctète de percer Ulysse de ses flèches, 1813, photo
Yves Siza / P. 188-189 Sylvie Roche / Nina Korhonen / Pp. 190-191 Denis Darzacq/
Galerie VU’ / Pp. 192-193 Naïades Productions / D.R. / Pp. 194-195 Serge Lucas /
Pp. 196-197 Xavier Cantat / P. 198 Alain Julien / P. 199 Leo van Velzen / Pp. 200-201 D.R. /
Max Rosereau / P. 202 Laterit Productions / P. 203 Thomas Florestan /
Pp. 204-206 Saféia Monnard / P. 207 Steeve Junker / Pp. 208-209 Thierry Ruffieux /
Pp. 210-211-212-213 Thierry Ruffieux / Alain Florey / D.R. / Roberto Scola /
Alain Dugas / J. Torregano/agence opale / P. 214 Laurent Barlier / Marc Vanappelghem /
P. 216 Pascal Victor/ArtComArt
Le Théâtre de Carouge-Atelier de Genève est subventionné par la République et canton de Genève et la Ville de Carouge.
Il est soutenu par la banque Wegelin & Co., la Fondation Leenaards, la Ville de Genève, la Fondation Ernst Göhner et le Club des 50.
Le Club des 50 : Art Ménager Carouge, Atelier Jeca, Domaine des Abeilles d’or, Groupe André Chevalley SA, Hôtel d’Angleterre,
Info PC SA, Imagic, JT International SA, La maison Mauler, La Semeuse, Lumière Spectacles LSB SA, MPM facility services SA, SIG,
Vom Fass Carouge, Communes de Plan-les-Ouates, Troinex et Veyrier.
Il collabore avec Unireso, TPG-Transports publics genevois, le service culturel Migros-Genève.
Il a comme partenaires le Musée d’art et d’histoire, le Chat Noir et Teo Jakob.
Le Théâtre de Carouge-Atelier de Genève remercie la Fondation Hans Wilsdorf et la Loterie Romande pour leur généreux soutien.
Partenaires du Théâtre Forum Meyrin. Le Théâtre Forum Meyrin est un service de la commune de Meyrin.
— 215 —
AGENDA
________________________________________________________________________________________
Pacamambo
Wajdi Mouawad / François Marin
Mardi 2 et mercredi 3 mars (Meyrin)
Philoctète
Jean-Pierre Siméon (d’après Sophocle) /
Christian Schiaretti
Du jeudi 18 février au dimanche 7 mars
(Carouge)
Love is my sin
William Shakespeare / Peter Brook
Du lundi 15 au mercredi 17 mars (Meyrin)
Concerts
_____________________________________________________________________________________
Spectacles
Europa Galante
Fabio Biondi / Mercredi 10 mars (Meyrin)
Altan
Jeudi 15 avril (Meyrin)
Ny Malagasy Orkestra
Maison du Monde Madagascar
Mardi 11 mai (Meyrin)
Exposition
La force du grand âge
Exposition et work in progress
Du lundi 8 mars au jeudi 1er avril (Meyrin)
Denis Darzacq
Exposition de photographies
Du jeudi 15 avril au samedi 22 mai (Meyrin)
Film
Les corbeaux
Josef Nadj
Samedi 20 et dimanche 21 mars (Meyrin)
La vieille et la bête
D’après les frères Grimm / Ilka Schönbein
Du mardi 23 au jeudi 25 mars (Meyrin)
Guerra
Pippo Delbono
Lundi 29 mars (Meyrin)
L’école des femmes
Molière / Jean Liermier
Du vendredi 9 avril au samedi 8 mai (Carouge)
Faim de loup
D’Ilka Schönbein
Mardi 20 et mercredi 21 avril (Meyrin)
Fragments du désir
Artur Ribeiro et André Curti
Samedi 24 avril (Meyrin)
Au milieu du désordre
Pierre Meunier
Du mardi 27 au vendredi 30 avril (Meyrin)
Shrimp Tales
Hotel Modern
Mardi 4 et mercredi 5 mai (Meyrin)
Roméo et Juliette
Ballet Junior / Guilherme Botelho
Jeudi 20 et vendredi 21 mai (Meyrin)
Juliette et Roméo (supplémentaires)
Bergamote
Du mardi 25 au dimanche 30 mai (Carouge)
Renseignements pratiques
Harold et Maude
Hal Ashby
Lundi 8, lundi 15, mardi 16, mercredi 17,
mercredi 24 et jeudi 25 mars (Meyrin)
Rencontre
Ne vous résignez jamais
Gisèle Halimi / Jeudi 6 mai (Meyrin)
Accès
En voiture : direction Aéroport-Meyrin ;
sur la route de Meyrin, après l’aéroport,
prendre à droite avenue de Mategnin, ensuite
avenue de Feuillasse direction Forum Meyrin,
puis suivre parking Centre commercial.
Deux grands parkings gratuits à disposition.
En bus : N° 57 – Arrêt Forumeyrin.
En Tram : N° 14 ou 16 – Arrêt Forumeyrin.
Location
Achat sur place et au +41 (0)22 989 34 34,
du lundi au vendredi de 14h00 à 18h00
Achat en ligne : www.forum-meyrin.ch /
[email protected]
Autres points de vente : Service culturel Migros,
Rue du Prince 7 / Genève / Tél. +41 (0)22 319 61 11
Stand Info Balexert / Migros Nyon-La Combe
Administration
Théâtre Forum Meyrin
1, place des Cinq-Continents / Cp 250 /
1217 Meyrin 1 / Genève / Suisse
Tél. administration : +41 (0)22 989 34 00
Fax : +41 (0)22 989 34 05
[email protected] / www.forum-meyrin.ch
Café des sciences
L’âge des défis
Mardi 13 avril (Meyrin)
Ateliers
Atelier d’expression théâtrale
Dès 10 ans / Inscriptions dès juin 2010 (Meyrin)
Parcours artistique
De 4 à 15 ans / Inscriptions dès juin 2010 (Meyrin)
Événement joint
«– Quelle nouvelle ? – Le petit chat est mort.»
Soirée Coup de cœur / Une nuit à Paris
Samedi 17 avril (Carouge)
Présentations de saison
Présentation de la saison 2010-2011
du Théâtre de Carouge-Atelier de Genève
Lundi 31 mai (salle François-Simon), 19h
Présentation de la saison 2010-2011
du Théâtre Forum Meyrin
Mercredi 9 juin, 20h
Accès
En voiture : sortie autoroute
de contournement A1 : Carouge Centre.
Sur la route de Saint-Julien, tout droit
jusqu’à la place du Rondeau (ne pas s’engager
à droite dans le tunnel – route du Val d’Arve).
Deux grands parkings à disposition.
En bus : N° 11 / 21 – Arrêts Armes ou Marché.
En tram : N° 12 / 13 / 14 – Arrêt Ancienne.
Location
Achat sur place et au +41 (0)22 343 43 43,
du lundi au vendredi de 10h00 à 17h00
le samedi de 10h00 à 14h00
Achat en ligne :
www.theatredecarouge-geneve.ch
Autres points de vente : Service culturel Migros,
Rue du Prince 7 / Genève / Tél. +41 (0)22 319 61 11
Stand Info Balexert / Migros Nyon-La Combe
Administration
Théâtre de Carouge – Atelier de Genève
Rue Ancienne 57 / Cp 2031 / 1227 Carouge / Suisse
Tél. administration : +41 (0)22 343 25 55
Fax : +41 (0)22 342 87 95 / [email protected]
www.theatredecarouge-geneve.ch
________________________________________________________________________________________

Documents pareils