LA FEMME HERISSON Elle se nomme Kiko, ne se trouve pas belle
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LA FEMME HERISSON Elle se nomme Kiko, ne se trouve pas belle
LA FEMME HERISSON Elle se nomme Kiko, ne se trouve pas belle pourtant elle a 20 ans et à cet âge là, toutes les filles sont jolies mais elle ne le sait pas, personne ne le lui dit... C'est une femme-hérisson avec des seins en poire, qu'elle cache sous des chemises étroites, serrées comme des bandages. Ses cheveux sont très longs, d'un tendre blond foncé, c'est sa seule fierté. Elle ignore ses fines chevilles, ses jolis petits pieds, ses mains longues et belles, et elle est si timide qu'elle ne parle à personne. Elle a honte d'elle-même. Bien que française, originaire de Toulouse, elle vit actuellement à Cologne, au bord du Rhin, partageant un modeste studio avec son ami-amant nommé Loup. Ce prénom lui va bien. Il est grand, svelte, souple et musclé. Son regard vert, ses yeux fendus, ses belles dents blanches et pointues dans une gueule rouge et rose largement fendue sur son rire sonore. Loup ne sait pas aimer. Trop jeune, trop libre, indépendant.... Insaisissable, fuyant et lâche, il est double comme tous les signes gémellaires. En société, c'est lui que l'on écoute et que l'on apprécie. Seul avec elle, il redevient distant, manquant de 1 tendresse et d'attention... Les deux visages du gémeau ! Elle a peur. Il va la trahir, l'abandonner. Lui ne le sait pas encore, mais il le fera, sûrement. C'est son caractère de Loup. Quand à Kiko, c'est dans sa nature d'être abandonnée, d'avoir soif d'être aimée sans pouvoir jamais l'être vraiment, totalement, absolument.. Une nuit, Loup ne rentre pas. Il ne prévient pas Kiko, ne lui téléphone pas. Elle attend, hurlant son désespoir, cognant son front aux murs, usant ses ongles au bois des meubles, pleurant et gémissant. Au petit matin, elle est vraiment laide, les yeux bouffis, les joues gonflées et molles, le nez rougi. Epuisée, elle ouvre la porte à Loup dans les reproches et les larmes. Il ne dit rien, prétexte une réunion de travail puis se change et quitte l’appartement en un tourbillon : - " A ce soir" dit il dans un baiser distrait Le bruit de la porte. Ses pas dans l'escalier. Il s'éloigne. Il est parti. Elle est seule. Elle sait qu'elle l'a perdu. Soudain, une affreuse douleur la saisit au pied droit. Ses orteils se mettent à enfler, à devenir brûlants, énormes, rouges et atrocement sensibles! Elle ne peut plus marcher. Elle ne pose plus le pied au sol. Elle ne peut même pas se chausser. Des millions d'aiguilles, des piquants la torturent au pied devenu une vilaine grosse patte: une patte-hérisson. 2 Il fait froid, c'est le 12 novembre, le jour de son anniversaire, elle a 20 ans ce matin. Elle boite chez le premier médecin du quartier qui l'examine et diagnostique : -"P.C.E. " -"Je ne comprends pas" dit-elle -"Polyarthrite Chronique Evolutive " explique le médecin. Il prescrit de l'aspirine et du repos. Le lendemain, la douleur est montée également au genou droit. Il est devenu énorme, plus gros qu'une tête humaine. Elle a un genou-hérisson ! Quand elle appuie dessus avec l'index, entre deux piquants, un creux se forme dans la chaire blême qui se comble aussitôt, comme si l'articulation était remplie d'un liquide épais et chaud. Puis, la maladie-hérisson se propage au genou gauche.... Les deux jambes sont prises. Elle ne peux plus marcher sans hurler de douleur.... Loup ne reconnait plus la charmante jeune fille qui l'avait attirée, vive et pimpante. Elle est devenue grabataire. Une vieille hérissonne pleine de cris et de piquants, qu'il faut porter pour aller aux WC... Loup n'en peut plus! Kiko a peur. Elle ne comprend pas ce qui lui arrive, n'ayant plus d'énergie que pour lutter contre les piquants qui la torturent. Elle a honte d'être devenue un si lourd fardeau. Elle a mal, si mal. Ses genouxhérissons sont raidis, comme deux blocs de métal en fusion. Elle a de la fièvre.... Loup décide de la faire hospitaliser. Elle est prise en charge au service de rhumatologie du Evangeiisches Krankenhaus de Cologne, et plusieurs médecins germaniques se relaient autour 3 d'elle : quotidiennement, on lui place des perfusions d'acide salicylique (aspirine) qui la rendent encore plus malade: nausées, maux de ventre et d'estomac, diarrhées. Elle passe ainsi 2 mois allongée, à subir des traitements douloureux et inefficaces. Un toubib teuton aussi idiot que pessimiste (ou sadique) vient parfois lui expliquer sa maladie: - " C'est très grave, Fräulein, c'est une maladie autoimmune. Vos propres globules blancs se multiplient anormalement et ne reconnaissent plus les cellules de vos articulations. Ils attaquent vos cartilages, vos nerfs et vos tendons. Le liquide synovial devient inflammatoire. Tout est ainsi détruit peu à peu, déformant en "Z" les doigts de vos mains, soudant ensemble tous les os. Attendez vous à finir dans un fauteuil roulant !... " Merci toubib !... Voilà qui est rassurant !... Loup vient de moins en moins souvent à l'hôpital. Un jour de février, pendant le carnaval, on la laisse enfin sortir, mais elle ne va guère mieux. Les passants sont joyeux, costumés, maquillés. Certains groupes sont hilares et chantent en buvant de la Kölsh, cette délicieuse bière blonde de Cologne que l'on avale presque glacée... De la fraicheur!.... Comme elle en a envie sur ses genoux brûlants! La nuit, Kiko ne peut trouver aucune position indolore, malgré le gros traversin placé sous ses genoux. Elle ne peut pas allonger les jambes sans hurler de douleur ... Loup est agacé. Il a besoin de sommeil. Il se lève à l'aube. Il travaille, lui !... 4 Il est parti comme chaque matin. Un baiser distrait, " à ce soir", le bruit de la porte, ses pas dans l'escalier et puis plus rien. Elle est seule. Elle lui écrit une courte lettre qu'elle dépose bien en évidence sur la table de chevet appuyée au grand lit blanc. Elle passe un bref appel téléphonique et commande un taxi qui la dépose à la gare principale, face à la majestueuse cathédrale gothique. Elle est dans le train. Elle rentre chez elle, en France. Elle ne pense pas. Elle est comme assommée, sortie d'elle-même. Ni son cœur, ni son esprit n'a pu prendre cette décision. Seul son corps a parlé. Et agit. C'est son corps, oui, c'est son corps qui lui dicte quoi faire.... Arrivée à Toulouse, elle est conduite à l'hôpital de Rangueil où elle passe encore 3 longs mois. Mais on la soigne bien mieux. Un professeur spécialisé se prend même d'amitié pour elle, il la rassure, la fait rire et lui emprunte ses polars série noire, la seule lecture qu'elle ait choisie pour se "vider la tête". On pratique dans ses genoux ponctions et infiltrations de corticoïdes, on lui injecte des sels d'or, on lui donne du Voltarène, du Solupred. Elle supporte. Elle n'est pas guérie mais "en rémission" quand elle quitte Rangueil. Très vite, elle trouve un petit appartement et un travail de secrétaire trilingue (français-anglais-allemand) pour une fabrique de textile industriel à l'exportation. Loup vient la voir une seule fois en France.... Il lui dit qu'il l'aime encore, qu’elle lui manque... 5 Puis, c'est elle qui lui rend visite à Cologne pour quelques jours de vacances. Elle est dans ses bras après avoir fait l'amour. Loup s'est endormi. Sur l'épaule douce et lisse de Loup, Kiko éprouve soudain un grand vide. Elle a la vision d’ un énorme trou noir, béant, silencieux, de la non-matière. C'est comme un flash, mais c'est une réelle sensation physique qui la surprend et la bouleverse, comme si elle se penchait au-dessus du néant. Une houle de tristesse la suffoque. Elle sait alors que l'amour est fini, c'est une certitude. Cela s'impose à elle comme une évidence. Une fois encore, c'est le corps qui a compris le premier, à travers cette étonnante sensation de vide et de noir absolu qu'elle vient de connaître pour la première fois. Ses larmes mouillent l'oreiller. Le lien est rompu. Il n'y a plus rien entre elle et Loup. Elle pleure en silence pour ne pas le réveiller… (à suivre) … 6