Le mystère du fox–terrier1
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Le mystère du fox–terrier1
Le mystère du fox–terrier1 Sorin Alexandrescu 1. Introduction Plus le temps passe, plus il évident qu’on ne peut pas concevoir la sémiotique visuelle sans revenir, périodiquement, à son début: le travail de Jean-Marie Floch. Répéter ses mérites est devenu presque synonyme à identifier les concepts fondamentaux de cette sémiotique. C’est peut-être banal, mais c’est vrai. Pendant les premières années quatre-vingt Jean-Marie donnait l’impression qu’il avait la tendance de se situer hors le courant principal de la sémiotique du discours en s’orientant vers des questions considérées alors comme marginales: le visuel, la photographie et, encore plus, la publicité. On était tout juste avant, ou après la parution du Sens II (1983), de Greimas, et on faisait tous des efforts pour développer les concepts théoriques de ce que nous regardions comme une revitalisation de cette sémiotique du discours grâce a l’étude des modalités, de la manipulation et des passions. Jean-Marie participait à cet effort, sans doute, mais, en même temps, il développait un nouvel objet de la sémiotique, à savoir le visuel. Peu d’entre nous, si je me rappelle bien, voyaient l’intérêt à part du visuel, sauf celui, apparemment secondaire, de pouvoir vérifier sur lui la méthode générale. Or, je crois que le mérite historique de Jean-Marie a été celui de comprendre, pratiquement avant tout le monde, que le visuel ne se situait pas à côté de l’objet “classique”, le texte, mais qu’il en était tout à fait différent. C’est lui, en effet, qui a rédigé en grande partie, dans le second volume de la Sémiotique (1986) − un produit de toute l’Ecole de Paris autour de A.J.Greimas – les textes des concepts − clé “la sémiotique plastique” et “le semi-symbolique”2. Une telle intuition s’est développée en plusieurs étapes et à travers des études sur des cas concrets. Son premier volume Petites mythologies de l’œil et de l’esprit3 introduit déjà ces concepts, son deuxième volume Les formes de l’empreinte4 les développe davantage. 1 Relazione presentata al convegno “Bricolage e significazione. Jean-Marie Floch: pratiche descrittive e riflessione teorica”, a cura di Giulia Ceriani e Gianfranco Marrone, 21 e 22 luglio 2007, Università degli Studi di Urbino. 2 A.J.Greimas et J.Courtes, Semiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, 1986, p. 169-170 et, respectivement, p. 203-206. 3 Hadès-Benjamins, Paris-Amsterdam, 1985. Il serait sans doute fascinant de refaire historiquement le parcours suivi de la sémiotique visuelle dans les livres de Floch et, ensuite, sa diffusion dans les milieux sémiotiques (surtout) européens. Comme je ne le peux pas faire ici moi-même, j’ai pensé partir d’une de ses analyses de cas dans Les formes de l’empreinte, à savoir l’analyse de la photographie de Robert Doisneau, Fox-terrier sur le Pont des Arts5. Sa préface du volume affirme quelques principes auxquels je souscris – partiellement – moimême, ainsi que la nécessité de “rendre compte de la particularité d’une photographie et non (se) convaincre de la spécificité de la photographie ” (p. 11), ou “la photographie … n’est qu’un langage visuel parmi d’autres” (p. 14). Plus loin, il présente Robert Doisneau sous la catégorie de “photographie oblique”selon un carré sémiotique de quatre types, ce qui, à la rigueur, correspond à une certaine stratégie de Doisneau, bien que la catégorie en soi reste discutable. D’autre part, si nous relisons aujourd’hui la préface, aussi bien que l’analyse, nous avons parfois l’impression que Jean-Marie Floch met trop l’accent sur le côté manipulatoire de la photo − le contrat énonciatif, le contrat de véridiction (p. 31) – ou sur l’iconisation (p. 28, 43, 54; on utilisera, aujourd’hui, plutôt le terme discours visuel), ainsi que sur l’aspect “petit bourgeois” du monsieur au chien etc. Je crois que Jean-Marie voyait les choses ainsi parce qu’il travaillait alors, comme moi-même d’ailleurs, dans le sillage des discussions sur la manipulation, au séminaire de Greimas. C’est pourquoi, probablement, Jean-Marie a construit toute son analyse à partir du peintre figuré dans la photo et de son double travail de manipulation sur le public: le “faire regarder” et le “faire croire” à la vérité du portrait de la femme6. Ainsi qu’on le verra par la suite, je suis parti dans mon analyse, au contraire, de l’observateur et j’ai parcouru la photo selon sa “mise en perspective” − un terme utilisé par Jean-Marie aussi (p. 54) – jusqu'à la femme invisible, y compris – et surtout – le monsieur au chien, le chien lui-même et le peintre, que j’interprète différemment, tout en leur ajoutant le monsieur sortant du cadre, un personnage négligé par Jean-Marie. D’autre part, l’intérêt qu’il porte à l’énonciataire – je le présente comme observateur − à la “normalité sociale” au chien et même à la ligne de partage du pont7, me semble incontournable dans toute analyse du Fox-terrier sur le Pont des Arts. J’ai utilisé donc certaines intuitions de Jean-Marie tout en faisant de mon mieux à développer tant l’analyse de la photo, dans la première partie de mon essai, aussi bien que la relevance de celle-ci pour la sémiotique et l’esthétique de l’image en général. Je ne sais pas, d’ailleurs, si la photographie jouit d’une certaine “spécificité” dans le discours visuel – Jean-Marie la niait − mais je suis sûr, par contre, que la construction du sens dans une photo est très importante pour la compréhension de n’importe quel discours visuel. Il ne me reste qu’à me rappeler, avec une invincible nostalgie, les discussions avec JeanMarie, surtout à Amsterdam, où il se trouvait au moment de rédiger certains chapitres de ces deux livres, ou à Paris, et me demander, sans trouver aucune réponse, pourquoi la passion qu’il mettait dans la discussion du visuel, est devenue si rare, semble-t-il, de nos jours.… 4 Pierre Fanlac, Perigord, 1986 Op. cit., p. 41−58. 6 Finalement, la conclusion de Jean-Marie Floch est que les deux manipulations "sont envoyées dos à dos” (p. 56) ce qui j’avoue ne pas pouvoir suivre dans toutes ses conséquences pour le sens de la photo. 7 Idem, p. 50. 5 2 2. Les mondes de la photo 2.1. La suite des six mondes Nous sommes sur le Pont des Arts. Devant nous on voit l’Institut de France, dont l’Académie Française, et le début du Quai Malaquais; derrière nous, invisibles, le Quai du Louvre, la Place du Louvre et l’église Saint Germain L’Auxerrois. À notre gauche, on aurait pu voir la pointe de l’Ile de la Cité et à notre droite, le Louvre. Cependant, aucune de ces splendeurs ne semble intéresser Doisneau. Le monumental, l’art, la beauté du paysage parisien, sont soigneusement tenues hors du cadre. Il n’y a que le quotidien qui y est reçu, la scène caractéristique, même le banal, mais le banal qui, d’un coup, devient significatif; ou il est rendu tel. Le cadrage est tel que la photo ne nous laisse voir que les gens d’en face et, au fond, vaguement, les portes de l’Institut. Les gens occupent leurs places sur scène selon plusieurs plans de profondeur qui se suivent à partir de nous. Chaque groupe de personnages regarde, ainsi que nous, ceux qui se trouvent devant eux. Doisneau semble nous introduire dans plusieurs mondes successifs comme si la photographie empruntait le procédé travellling d’un film. Suivons-les, ces mondes, à notre tour, dans l’ordre indiqué par la perspective8. Avant de le faire, précisons que nous allons considérer, selon une présupposition assez générale, tout ce qu’on nous montre sur la scène du pont comme une “diégèse” telle que sa “monstration” soit comparable à un acte de la narrer. Le “montreur ”, celui qui nous montre ce monde, serait alors comparable au narrateur d’un texte verbal, et les différents “modes de monstration”, comparables aux modes narratifs. Cette présupposition méthodologique est si familière aux sémioticiens que je renonce à la discuter ici plus en détail. La photo étant une narration, celle-ci, (disons, N 1), pourrait être résumée ainsi: “un homme regarde un autre homme en train de peindre une femme”. Monde 1 Il faut remarquer, dès le début, que l’ensemble des personnages, des objets et le décor, est vu par quelqu’un, le photographe, sans doute, qui, sauf exception, est invisible dans sa photo, mais dont l’existence est supposée par l’acte photographique. Seulement, il y a aussi dans la photo quelqu’un, disons un regardeur que nous ne voyons pas mais qui est regardé intensément par le chien. Ce “regardeur regardé” − en réalité le photographe – est thématisé, grâce au chien, comme faisant partie de la scène. En fait, même s’il ne s’y trouve pas physiquement, son regard laisse bien des traces dans la composition de la photographie (nous reviendrons). Le rôle du regardeur, nous le verrons, est repris d’ailleurs par tous les autres acteurs. Nommons ce regardeur, regardé par le chien, “l’observateur”, le témoin, comparable au narrateur verbal9 (pour d’autres définitions, voir plus bas les chapitres III. 2, III. 4 et III. 6). L’observateur (le narrateur, le témoin, le regardeur) est extérieur à la scène racontée (montrée, regardée), il est donc, si nous suivons la terminologie de Gérard Genette, (un 8 Le titre complet de la photographie est “Fox-terrier sur le Pont des Arts avec le peintre Daniel Pipart ”; voir Jean-Claude Gautrand, Robert Doisneau, Taschen, 2003, p. 138. Le peintre en question était assez connu dans les années quarante et cinquante quand il a travaillé aussi avec le photographe français Willy Ronis. Je ne sais par pourquoi Jean-Marie Floch n’a pas donné le titre complet dans son livre (p. 42). 9 Omar Calabrese réfère à Leon Battista Alberti pour dénommer cet observateur “commentator”: Come si legge un’opera d’arte, Mondadori, 2006, p. 37. 3 montreur) extradiégétique. Le premier monde (M 1) est donc celui de l’observateur et il englobe tous les autres “mondes”, c’est à-dire tous les personnages, les objets et le décor de la scène. M 2. Le second monde est celui du monsieur au chien (M 2.1) et de son chien (M 2.2), regardeurs eux aussi. Ils sont regardés par l’observateur du premier monde et regardent, eux aussi, ou bien, comme le monsieur, la scène de la peinture au troisième niveau de profondeur, ou bien, comme le chien, l’observateur du premier monde. M 2.1 Le monsieur est thématisé comme regardeur par sa position non naturelle. Il regarde le monde suivant, M 3, mais son regard n’est pas vu à partir du premier monde (M 1) par l’observateur. Le monsieur regarde, et nous fait regarder, l’action du peintre, considérée plus bas comme le monde diégétique M 3: “un homme peint une femme” et, ce faisant, il se retrouve, lui, dans le rôle du témoin d’une action à laquelle il est extérieur. S’il était intradiégétique par rapport à M 1, il est maintenant, par contre, extradiégétique par rapport à M 3. Nous voyons ainsi que les récits de la photo se trouvent enchâssés les uns dans les autres suivant cette ligne N 1: le deuxième récit, “un homme peint une femme”, est inclus dans le premier, “un homme regarde un autre homme en train de peindre une femme”; ces récits restent homodiégétiques − ils suivent la même ligne narrative − et seulement le prédicat intradiégétique, ou extradiégétique, est inversé d’un monde à l’autre. On peut, par conséquent, ou bien parler d’un seul monde narratif – tous les épisodes feraient alors partie d’un même monde global M 1 − ou bien découper celui-ci selon ses paliers consécutifs en plusieurs mondes, comme les poupées russes Matrioshka, et les dénommer M 1 – M 5, selon la même perspective en profondeur de la photo. Je préfère le découpage, dans ce qui suit, parce qu’il rend plus claires tant les répétitions de certaines relations que leurs différences. On parlera donc, ensuite, du monde du peintre (M 3), du monde de la femme (M 4) et de la peinture en tant que monde 5; le personnage assez vague qui sort du cadre au fond se trouve dans le monde 6. La relation d’enchâssement, ou d’inclusion, qui relie ces mondes est une relation transitive parce qu’elle est répétée à l’intérieur de chaque monde par rapport au monde suivant (M 6 reste à part, comme on le verra, aussi bien que M 2.2): M 1 > M 2 > M 3 > M 4> M 5 Cette relation d’inclusion est réalisée par les regards: comme chaque personnage regarde le suivant en train de regarder un autre encore, ou de peindre l’image de celui-ci – image qui est le résultat aussi d’un regard − la photo est constituée par une chaîne de regards qui vont, tous, dans la même direction et témoignent d’un même désir de voir. Il faudrait aussi remarquer le fait étrange que les extrémités de cette chaîne sont absentes de la photo: la première, le photographe – en fait, l’observateur − , l’auteur du regard constitutif de l’image, et la femme (M 4), l’objet du regard du peintre, la dernière dans la chaîne, qui est, disons, l’élément justificatif de l’image car c’est afin de la voir, elle, et de (sa)voir ce que le peintre voit, que tout le monde (M 1 – M 3) regarde de ce côté-là. La 4 chaîne des regards est donc constituée à partir du photographe dans le sens que c’est lui qui la transforme en image − il en est donc la cause efficiente (le moteur), dirait Aristote – et va jusqu'à la femme, qui en est la cause matérielle.10 Remarque 1: les deux allégories Or, s’il y en a trois regardeurs – M1, M2 et M3 – dont on ne voit que les deux derniers, l’image cache justement ce qui conduit à sa constitution: le producteur (le photographe, ou l’observateur) et la cause, l’impulse de la production: la femme. En anticipant un peu ce qu’on verra plus tard dans le détail, on peut supposer, dès maintenant, que la photo est, ou pourrait être vue ainsi, une allégorie du regard et, en même temps, une allégorie de l’art car c’est une condition générale de l’art que l’artiste et le prototype, celui, ou celle-là, dont l’art nous offre l’image, soient absents! M 2.2 Nous avons parlé jusqu’à présent du monde M 2 en considérant seulement le monsieur (M 2.1); il est temps d’y retrouver le chien (M 2.2), celui qui nous regarde, nous, y compris le photographe. En tant que chien du monsieur, il est son adjuvant, car il empêche dans “la réalité “le photographe de contourner le groupe par la gauche. D’autre part, ce chien ne montre aucun intérêt pour la narration N 1. Il se trouve à côté du monsieur, mais il montre une attitude tout à fait contraire: si celui-ci est assez ambigu (voir plus loin) par rapport au groupe du peintre et de la femme, le chien, lui, est carrément hostile au photographe (M 1). Il est d’ailleurs le seul à s’apercevoir de son existence et à l’observer très attentivement, ce par quoi il est, en fait, le seul témoin de son acte photographique. L’objet regarde le producteur, (quelque chose dans) l’image regarde l’artiste. Il y a donc une réponse, un retour du regard, destiné au premier regardeur, l’observateur. (On peut d’ailleurs s’imaginer que la femme regarde, elle aussi, le peintre, mais on n’en peut pas être sûr). Autrement dit, il y a une deuxième ligne de regards qui va de l’arrière−plan de la photo vers l’avant−scène, à la rencontre de la première chaîne. Cette seconde ligne est interrompue, ou réduite au seul regard du chien, ce qui, justement, souligne son importance. En plus, le regard du chien est le seul regard enregistré par le photographe car, au reste, on ne voit que des regardeurs, et non pas leurs regards. 10 Selon La Métaphysique, V, 2, la cause matérielle d’une statue de Hercule est le bronze dans lequel elle est sculptée, la cause formelle est (l’image de) Hercule, la cause efficiente (le moteur), le sculpteur, et la cause finale, son but, la glorification de Hercule. Si on pense à la scène de la peinture, on pourrait dire que sa cause matérielle est la femme – et non pas la banale toile, ou les couleurs – sa cause formelle, le portrait, en tant que genre, et sa cause efficiente, le peintre. Mais sa cause finale serait quoi, le nu ? Ceci signifierait que nous prêtons au peintre, dès le début, l’intention de peindre un nu, au lieu d’un portrait. L’interprétation commence donc sur le champ et elle continue au galop, si l’on passe à la photo. En effet, on pourrait, par analogie, affirmer que le matériel dont on fait la photo n’est pas le banal papier, mais la scène sur le pont et que sa cause efficiente est Doisneau. Mais quelle serait alors sa cause formelle, la forme poursuivie par Doisneau, et quel serait son but ? Difficile à dire. Il ne me reste qu’à espérer que l’analyse que j’essaye de faire par la suite, pourrait nous en approcher. 5 Il serait logique de considérer cette seconde suite de regards, ainsi que nous l’avons fait de la première, comme une deuxième ligne de narration, N 2, aussi bien qu’une seconde relation de communication, “chien – photographe”, assez inattendue, et qui s’oppose à la première, qui relie les mondes M1 – M4. L’épisode du chien, d’autre part, n’est plus homodiégétique par rapport à la première ligne de narration, N 1, qu’on est en train de suivre: il est hétérodiégétique à N 1 dans le sens que le “montreur” introduit, ainsi qu’un narrateur dans un texte, un nouveau personnage qui ne provient pas du reste de la narration, à savoir les mondes du monsieur, du peintre, de la femme et de la peinture11. Si le chien est, d’une certaine manière l’adjuvant du monsieur, il incarne aussi, vu son attitude, un autre rôle actantiel, dans l’autre monde narratif, N 2: il pourrait être vu comme l’opposant, ou l’anti-sujet de l’observateur car dans le monde de l’observateur (M 1), c’est lui, le chien, qui empêche celui-là à exercer sa fonction narrative “voir la femme”(ceci présuppose évidemment que l’observateur est animé par un tel “vouloir voir”). Il est ainsi intéressant à observer que le chien est “habité” par deux actants différents, ce qui est thématisé par le fait qu’il semble tiraillé entre deux mouvements opposés: l’un vers le monsieur, son maître − qui lui tient, d’ailleurs, la laisse, assez mollement, comme s’il voulait le laisser choisir “librement” son attitude − et l’autre vers la gauche, afin de barrer le chemin à l’observateur. Or, nous verrons par la suite, que le monsieur est, lui aussi, tiraillé entre deux attitudes différentes. Ce monde M 2 semble donc être habité par des indécis mais dont l’indécision est hautement significative pour l’ensemble de la photo. (On verra plus loin que, dans un autre sens, le chien peut être vu aussi comme une sorte de représentant de la femme). Reprenons la discussion. On a vu que les regards fonctionnent dans la photo en deux directions − du devant de la scène vers son arrière-plan, et l’inverse – et que, dans le premier cas, on voit les regardeurs, mais non pas leurs regards, car les gens nous tournent tous le dos, dans le deuxième cas on voit tant le regardeur (le chien) que son regard12. Il s’agit ainsi, dans la photo de Doisneau, de deux objets théoriques, du regard et d’un contre regard qui constitue la réponse au premier; si communication y en a, elle est constituée par les regards de deux côtés. La réciprocité est assurée par le chien: nous commençons maintenant à comprendre pourquoi la photo a un titre qui le met en vedette, Fox-terrier sur le Pont des Arts. M3 Dans ce monde le peintre est le regardeur, car il regarde la femme, mais, vu du M 2 et du M 1, il est l’objet du regard du monsieur et, respectivement, de l’observateur. Il est homodiégétique par rapport au récit N 1 mais, de nouveau, les prédicats intra − et extradiégétiques s’inversent dans son cas, ainsi qu’auparavant dans le cas du monsieur. Le peintre se situe hors du monde de la femme, sauf son action de la peindre (voir aussi plus loin), tandis qu’il reste interieur au monde vu par le monsieur: “homme peint femme ”. La loi de répétitivité d’un monde à l’autre, déjà remarquée, est de nouveau confirmée. Cependant, à la différence du monsieur, le peintre regarde et en même temps peint la femme: son monde est un monde d’action. Vu ainsi, M 3 répète l’acte du photographe, l’énonciateur de la photo. Le peintre, aussi bine que le photographe, “met sur papier” ce 11 Gérard Genette, Figures III, Seuil, 1972, p. 91. Voir aussi Shlomith Rimmon-Kenan, Narrative Fiction, Methuen, London, 1991, p. 47. 12 Il y a une ressemblance de la photo avec plusieurs peintures, dont Las Meninas de Velázquez, en ce qui concerne le jeu de regards entre l’observateur et les personnages, surtout le peintre, que j’aimerais bien étudier une autre fois. 6 qu’il voit, transforme en image ce qu’il perçoit. Par contre, le monsieur reste passif, il cherche seulement à voir plus clair, immobile, semblable, en ceci, à la femme qui, immobile elle aussi, se laisse regardée (par tout le monde) et peinte par le peintre. Il y a donc une alternance entre les mondes envisagés par Doisneau selon l’opposition “actif (M 1, M 3) vs passif (M 2, M 5)”, ce qui assure le rythme de sa photo. D’autre part, si le peintre peint ce qu’il voit, est-il, par son regard, en communication avec la femme et va-t-il vérifier sur le vif la fidélité de sa peinture? On peut s’en douter. Disons, pour l’instant, et en nuançant ce qu’on a dit plus haut, que la situation du peintre est différente de celle du monsieur, sans être, pour autant, similaire à celle du photographe. La différence est d’ailleurs thématisée par la position physique du peintre car il tourne son corps seulement un quart vers la femme, tandis que le monsieur se tourne à moitie. Le peintre regarde la femme presque en face tandis que le monsieur essaye de lui jeter, à elle et/ou à son image, “un regard oblique ”, ainsi que le monsieur d’une autre photographie de Doisneau.13 Cette différence dans l’acte visuel conduit, ainsi que dans les actes de parole, à une différence dans le succès de l’opération. En plus, le peintre voit bien la femme parce qu’il n’y a pas d’obstacle entre eux, tandis que le monsieur la voit mal à cause d’un double obstacle, le peintre et son chevalet, ce qui le fait chercher une autre position pour lui jeter un regard à travers les deux obstacles. Pourtant, cet effort n’aboutit pas, je crois, car – autant que nous puissions voir, nous les spectateurs situés dans le sillage de l’observateur, et non pas dans celui du monsieur − il n’y a pas d’ouverture entre le peintre et le chevalet. “Le regard oblique” du monsieur est accompagné, donc, d’un “regard à travers”, et les deux sont les signes d’une mauvaise vue qui ne conduit pas à une conjonction entre le sujet et l’objet du regard. Par contre, le regard en face aboutit à une telle conjonction. On dira alors que l’opposition entre les types de regards du monsieur et du peintre conduit aussi à l’opposition entre un sujet de voir actualisé (disjonction de l’objet) et un sujet de voir réalisé (conjonction). (Pour le rôle de l’obstacle et de l’écran, aussi bien que ces types de regards, voir plus loin Remarque 4: vers une théorie de l’écran, à la p. 12) M4 Ce monde est celui de la femme. Elle est regardée par le peintre (M 3), aussi bien que par le monsieur (M 2.1) et l’observateur (M 1) qui essayent, tous les deux, de la voir, mais n’y arrivent pas. Elle reste invisible, sauf sa chaussure métonymique, entrevue par l’observateur, mais non pas par le monsieur. On ne peut donc rien dire sur ses regards, ni même si elle jette un regard, parfois, au peintre. Comme auparavant, ce monde aussi est intradiégétique et homodiégétique par rapport aux mondes précédents mais il n’est plus extradiégétique par rapport à aucun autre monde. La fonction du regard étant retirée à ce personnage − au lieu de lui être confirmée, comme dans les mondes précédents − la série des mondes enchâssés finit ici. L’objet du regard de tout le monde, n’a plus, curieusement, un objet de regard à elle. Remarque 2: sur le sujet Dans la photo de Doisneau, exister signifie regarder. Qui n’a rien à regarder, n’existe pas, ou plus, est invisible, est seulement un objet, l’objet du regard des autres. Il n’y a pas d’autre sujet, chez Doisneau, que le sujet de voir. 13 Un regard oblique ”, 1948, in: Jean-Claude Gautrand, op. cit., p. 78-79. 7 M5 Par contre, le seul monde qui n’est pas animé, mais existe seulement en tant qu’objet, qu’une image, est la peinture sur le chevalet. Elle est regardée à partir des mondes précédents M 3, M 2.1 et M 1, mais non pas par le chien, ni par la femme, mais elle est toujours vue partiellement. La peinture et le chevalet sont contigus au monde du peintre (M 4) mais séparés de celui-ci car le peintre ne la touche que par son pinceau. M6 Il y a cependant encore un personnage, le “passant”, qu’on oublie d’habitude: le monsieur qui sort du cadre à gauche. Il nous attire l’attention sur la perspective diagonale du pont dans la photo qui relie “notre” bout du pont sur la Seine, du côté du Louvre, de l’autre, du côté de l’Institut de France. Le personnage sortant suggère un certain cadre de la narration et contribue un peu à éclaircir son ambiguïté. En effet, il est parti (très probablement) de ce côté-ci du pont afin de le traverser, ce qui veut dire qu’il est passé tout près du peintre et de la femme. S’est-il arrêté pour les regarder, comme le fait notre monsieur? La composition de la photo suggère plutôt le contraire. Le monsieur au chien arrive sur le lieu certainement de notre côté car, autrement, il aurait vu la femme avant et il ne sentirait plus le besoin de savoir si elle est nue, ou non: il l’aurait su déjà. Comparée a sa curiosité, l’attitude du passant semble suggérer juste le contraire, c’est-à-dire l’indifférence: il n’a rien remarqué de spécial dans la séance du portrait, ou, s’il l’a fait, il ne l’a pas jugé digne d’intérêt et il a continué tranquillement son chemin. Cette impression est soulignée par le fait que personne parmi les autres personnages ne le regarde, ni le peintre qui, peut-être ne l’a même pas vu, ni le photographe qui s’en aperçoit au dernier moment avant qu’il sorte du cadre. Ce monde M 6 est donc, simplement, non marqué dans la photo: il est extradiégétique par rapport à l’action “homme regarde homme en train de peindre femme” (mondes M 2−M 5) et il est aussi hétérodiégétique par rapport aux deux récits constatés jusqu’à présent sur ces mondes: le monsieur indique une possible suite d’actions mais, n’étant pas regardée, celle-ci n’est pas narrée et ne reste que l’objet d’une reconstruction rétrospective, ainsi que je l’ai fait moi-même. Les seuls personnages hétérodiégétiques dans la photo sont donc le chien et le passant, et aucun d’eux ne deviennent le point de départ d’une nouvelle narration. D’autre part, le passant est intradiégétique dans le monde M 1 de l’observateur, aussi bien que le chien, et les deux doivent donc avoir une certaine relation au reste de ce monde. On reviendra sur leurs fonctions plus tard (chapitre III. 7 et V). 2.2. Le jeu des perspectives La vue partielle du monsieur (M 2.1) diffère de celle de l’observateur (M 1), partielle elle aussi: chacun voit une partie de ce que voit l’autre. En fait, il y a un croisement entre ces deux perspectives, ce par quoi trois angles de vue (AV) surgissent dans la photo: Angle de vue 1: point de fuite, le corps de la femme en réalité L’observateur se trouve en ligne avec le peintre et le soulier − visible pour lui − de la femme, tandis que le monsieur se trouve sur une autre ligne avec le peintre: pour lui, le soulier reste invisible. L’angle de deux vues est localisable aux pieds du peintre. 8 Angle de vue 2: point de fuite, le tableau L’observateur voit une partie du portrait, tandis que le monsieur voit une partie plus grande, peut-être le portrait tout entier. L’angle de deux vues est localisable aux pieds du chevalet. À la différence du monsieur, l’observateur peut comparer les deux mondes, le réel et l’image (M 4 et M 5), bien qu’il les voit, tous les deux, seulement en partie: il lui manque le reste du corps dans chacun de ces deux mondes. Par conséquent, l’observateur peut remarquer l’incongruité entre les mondes en question (voir plus bas le chapitre I 4). Cette incongruité est le deuxième manque qui aiguise sa curiosité et déclenche son “vouloir (sa)voir (plus)” (voir plus bas, Remarque 5). D’autre part, le monsieur voit le tableau, mais pas du tout le soulier: le manque, pour lui, est le “ne pas pouvoir comparer “l’image avec la réalité et donc l’incertitude par rapport à l’existence du nu. Il y a donc un “ne pas savoir” commun aux deux regardeurs par rapport à l’objet commun de leurs regards. 2.3. Voyeurisme et véridiction Les deux regardeurs mâles “se partagent” donc, dans leurs “visions”, le corps de la femme: l’observateur n’a que le plaisir de voir deux fragments – image et réalité – de son corps, ce qui le fait désirer voir le corps entier, tandis que le monsieur jouit seulement d’une image, ce qui le fait désirer voir le corps réel. Les deux sont, d’une manière bien différente, des voyeurs qui s’excitent, l’un métonymiquement, de la partie au corps entier, l’autre, métaphoriquement, de l’image au réel. Remarque 3: les formes du désir Le désir semblerait alors avoir, selon Doisneau, deux causes: la vue partielle (sur le réel) et la vue déléguée (du réel à son image) mais ces causes elles-mêmes nous sont indiquées − voir plus bas − seulement pour nous faire comprendre qu’il n’y a pas des vues et directes et complètes sur le monde: elles n’existent pas, ou elles ne nous sont pas permises. Le désir n’aboutit jamais à son objet. Ceci nous rappelle, d’ailleurs, et d’un point de vue stricte sémiotique, la modulation par véridiction: au secret qui fait frémir sur place le monsieur, s’opposerait l’acuité de l’observateur: en remarquant le soulier, il craint le mensonge. La comparaison de deux angles de vue, AV1 et AV2, relevante d’une certaine mentalité masculine, s’appuie sur une évaluation plus profonde que nous pourrions mieux formuler comme un jugement véridictoire, posée par les deux regardeurs dans les termes d’une question lancinante: estce que ce qui paraît un nu (sur la toile), est vraiment un nu (dans la réalité) ? Est- il, alors, le portrait, VRAI, ainsi que le croit le monsieur? Ou bien, le paraître du nu (sur la toile) est contredit par le vêtu de la femme (en réalité), ainsi que le soulier et le contexte fait supposer l’observateur ? Est-il, alors, le portrait plutôt un MENSONGE ? Cette dernière véridiction devrait inquiéter le peintre aussi parce qu’il est bien dans la position de savoir, directement, que la femme n’est pas nue (en réalité) bien qu’il la fasse paraître ainsi (sur la toile). Mais le peintre ne semble pas du tout troublé par une telle suspicion. Ce jugement véridictoire sera, lui aussi, repris plus tard (dans le chapitre VI 2). Retenons pour le moment le fait qu’il confirme encore une fois la riche signification du “doublage” des deux regardeurs, l’observateur et le monsieur, leurs ressemblances et leurs différences. 9 Ainsi, AV 1 et AV 2 construisent : 1. un espace commun de “vouloir (sa)voir” des deux regardeurs par rapport a leur objet commun, 2. un espace de différence entre leurs vues, dû aux obstacles intermédiaires et, néanmoins, 3. un espace de similarité modale: “ne pas pouvoir (sa)voir” qui constitue une double disjonction entre regardeurs et objet regardé; 4. un espace de non compétence, commun aux deux regardeurs, en dépit de leurs positions diégétiques différentes: observateur et sujet du voir. Tels manques devraient déclencher par la suite une quête du sens selon un trajet narratif dans l’image. Mais aucun de deux sujets actualisés par la disjonction ne le fait: les (éventuels) éléments narratifs parsemés dans l’image sont systématiquement bloqués. Même plus, aucun des personnages de la photo n’est pas capable de développer une narration, quelle qu’elle soit (voir aussi plus bas, le chapitre III. 5). Angle de vue 3: point de fuite, l’observateur Cette fois, la perspective est inverse: c’est l’observateur qui est le point de fuite d’une perspective d’un personnage: il devient l’objet du regard du chien D’autre part, il pourrait être regardé, virtuellement, par tous les autres personnages, s’ils décidaient de se retourner vers lui. Or, justement, ils ne le font pas. Pourquoi ? Il faudrait que nous trouvions une explication par la suite. 2.4. Les relations entre les mondes M 3, M 4, M 5 et M 6 Avant d’aller plus loin, nous nous attardons encore un peu sur l’attitude du peintre. Il est, en fait, le seul à voir clairement la femme aussi bien que son image: il peut les comparer et décider ce qu’il fera par la suite. Si nous, situés dans la position du photographe et de l’observateur, regardons dans l’image la toile, le soulier de la femme et le banc, l’incongruité entre ce que nous supposons être la réalité, et l’image, saute aux yeux. Dans le tableau, la femme est allongée sur une espèce de lit et sur un rouleau lui servant de coussin, le bras gauche serré sous la tête, tandis que sa chevelure abondante lui cache le visage. Il est vrai, le rouleau est incliné à 45º, ce qui pourrait donner l’impression, à la rigueur, qu’il ressemble à l’une des planches de bois du banc entrevu dans la réalité. La position très étendue de la femme semble pourtant exclure la possibilité qu’elle repose ainsi sur un support si dur que le dossier du banc; le banc ne peut pas lui offrir dans le monde réel (M 4) le même confort que le lit dans l’image (M 5). Par contre, le pied chaussé de la femme dans la réalité indique une pose moins détendue du corps que celle peinte dans le tableau. Dans la réalité, la femme est assise, plutôt ramassée sur soi-même: ni son ventre ne pouvait alors être si mollement étendu, ainsi que sur le lit, ni les seins saillir aussi excitants. En plus, un point lumineux dans le coin gauche d’en haut suggère dans la toile une veilleuse qui n’existe pas, ne peut pas exister dans la réalité. Le “génie malin”de Doisneau le fait choisir le cadrage de la scène d’une manière si précise qu’il coupe le corps peint de la femme, par le corps du peintre, exactement au niveau du bas ventre: ce n’est donc pas seulement l’articulation des jambes qui se trouve exclue du champ de la visibilité de l’observateur et du monsieur, mais aussi, et très exactement, le sexe de la femme. En plus, ses deux corps, celui réel et celui peint, ne sont pas parallèles – 10 s’ils l’étaient, nous aurions pu croire que leurs poses, au moins, sont similaires − mais ils font l’angle d’une manière bien évidente. Il s’agit donc, dans le tableau, de la dissimulation du sexe aussi bien que de la déformation du corps. En conclusion, et vu l’information contextuelle – il fait froid, il s’agit d’un lieu central dans la topographie de Paris – il semble peu probable que le nu du tableau soit le corps de la femme en réalité.14 Le peintre, évidemment, sait tout ceci. Sa tête est un peu inclinée sur le tableau: il semble plus motivé à travailler par celui-ci, que par la fidélité envers le modèle. Que se passe-t-il alors ? On dirait bien que le peintre ne peint pas le modèle, mais un corps imaginaire, peut-être inspiré partiellement par celui-là, mais certainement pas similaire. Le tableau sort de l’imaginaire du peintre, non de la réalité: l’image de la femme n’est pas une copie conforme du réel. Le peintre n’est pas un “réaliste” mais un de ces peintres parisiens – traditionnellement groupés sur la butte Montmartre – qui peignent selon le désir du commanditaire, mais en fait selon leurs propres clichés. Vue de cette manière, la femme du tableau ne trahit pas seulement l’inconscient du peintre, mais aussi un mythe masculin collectif. Le corps de la femme doit être séduisant selon les critères des images érotiques vendues dans tous les coins du monde: les seins, le ventre et les jambes doivent provoquer le désir de l’homme, le visage de la femme ne compte pas: il est d’ailleurs, dans le tableau, caché par la chevelure. Dans ce sens, on pourrait dire que le peintre est aussi “aveugle” devant le corps réel de la femme que le passant de toute à l’heure. Ces deux hommes se trouvent d’ailleurs, et non pas par hasard, je crois, dans la même partie du pont, en opposition avec son avant-scène qui regroupe le public: le monsieur, son chien et l’observateur. Est-ce que le tableau, dans le stade final, va être approuvé par la femme réelle, si c’est elle le commanditaire ? Nous ne le savons pas et nous ne le saurons jamais car la photo ne peut pas raconter la suite de l’histoire, étant par définition, “un récit inachevé ”, ainsi que je l’ai proposé moi-même une fois15 La femme réelle ne signale d’ailleurs aucunement son intérêt pour le tableau, elle attend la fin de la séance, et rien de plus. Sa passivité totale s’oppose au travail concentré du peintre qui ne prête pas l’attention à quoi que ce soit autour de lui: il donne l’impression de ne pas être au courant de la présence du monsieur et de son chien, ni du photographe, ni de celle du passant qui les avait précédés. Le peintre et la femme sont tout à fait immobiles et ils ne semblent pas se parler non plus. La femme, rendue invisible par le corps du peintre et le chevalet, ne voit d’ailleurs pas, et pour la même raison, ni le monsieur, ni le photographe. Les écrans entre elle et les regardeurs, prohibitifs pour ceux-ci, ont la même fonction pour elle-même: elle ne voit ni qu’on la regarde et qu’on cherche en vain à percevoir son identité corporelle réelle, ni qu’il y a une grande dissemblance entre elle et son image car elle ne regarde le tableau non plus. En fait, on ne sait pas si elle regarde quelque chose ou elle reste simplement assise, perdue en soi-même, car personne, sauf le peintre – mais fait-il vraiment attention à son modèle ? – n’aperçoit rien de cette femme invisible (à part son soulier pour l’observateur). Le paradoxe de cette photo, où le pragmatique et le cognitif sont tellement soulignés du côté regardeurs (voir plus loin l’explication de ces termes), est que leur commun objet de regard n’émet ni des signes pragmatiques, ni cognitifs. Enveloppée dans son mystère, l’unique femme de ce monde masculin dresse devant leur quête de sens un 14 J.M.Floch fait aussi une remarque dans ce sens (Les formes de l’empreinte, p. 52) Sorin Alexandrescu: “La photo, ou le récit inachevé ”, in: Rhétorique et image. Textes en hommage à Á.Kibedi Varga, sous la rédaction de Leo H.Hoek et Kees Meerhof, Rodopi, Amsterdam, 1995, p. 13-33. 15 11 complet refus du sémiotique. C’est peut-être la meilleure manière de défendre son identité, face à l’insistance mâle: leur opposer une fin de non-recevoir. En généralisant un peu du côté esthétique, on dirait que le modèle du peintre, selon Doisneau, ne semble pas s’intéresser à son image. On peut lui supposer la même indifférence envers l’éventuel public: elle pose au peintre, mue par son propre désir, ou à la demande, ou l’ordre d’un destinateur tiers: elle est ou bien naïve, ou bien une professionnelle payée à poser. Moche, banale ou intéressante en réalité, elle s’en soucie de son image peinte comme de l’an quarante. Le corps réel est indifférent au corps peint, la réalité ignore superbement la peinture, ou l’usage qu’on en fait. Le peintre, aussi bien que son modèle, semblent s’intéresser seulement au paraître du corps peint, et non pas à son être. Le corps peint de la femme en question doit se conformer seulement à un stéréotype (culturel, mythique), et non pas à la réalité d’une femme individuelle. Le peintre peint son inconscient, ou ce que le marché lui demande, et non pas la réalité, et la réalité s’en moque pas mal de ce qu’elle devient. Le monde de la diégèse – le peintre, son travail et son modèle – constitue donc dans la photo seulement en apparence un monde cohérent. La “fidélité” au modèle, de la part du peintre, relie les participants aussi peu que le contrôle de l’image par le commanditaire, et/ou le modèle. On a vu aussi qu’ils ne semblent pas se parler, ou se regarder, non plus. Le trait troublant de ce groupe est leur manque de communication interne. Par contre, la cohérence du groupe préoccupe hautement ses interprètes: le monsieur et l’observateur. C’est hors le groupe central de la création que surgit l’intérêt pour le sens de la création. La fidélité au modèle préoccupe, en fait, seuls les spectateurs. Au regard “aveugle” du peintre et du passant s’opposent les regards avides du monsieur et de l’observateur. Il n’y a qu’eux à “vouloir (sa)voir” ce qui se passe. La dimension sexuelle (cachée) de la photo est accompagnée par sa dimension cognitive (très appuyée). Les deux attitudes dominent la scène selon la ligne de partage du pont, située près des pieds du peintre: son en deçà et, respectivement, son au-delà. Ici, ce sont le regard et le contre regard, “le vouloir (sa)voir”, la curiosité ambiguë du monsieur et la curiosité réfléchie du photographe qui font la loi; au-delà, règnent le “non vouloir (sa)voir” et le non regard du passant et peut-être aussi de la femme. La ligne de partage du pont partage, en fait, le “non regard” du “regard” et du “contre regard” : le non sémiotique du monde “en soi” s’oppose au sémiotique de son interprétation. Remarque 4: le symbolique de l’espace Un extraordinaire parallélisme semble régler la composition de la photo: aux trois personnages intéressés par la fidélité de la peinture qui habitent les mondes M 1 et M 2, s’opposent les trois indifférents − le peintre, la femme et le passant − des mondes M 3, M 4 et M 6. On dirait que le public, de ce côté-ci de la ligne du partage du pont, s’oppose à l’acte de peindre de l’autre côté de la ligne de partage comme le monde de la passion s’oppose au monde de l’indifférence. Entre eux surgit l’Image (M 5), ambiguë, saillante, irréductible à la réalité et fermée sur soi, indécidable et invérifiable, et ceci selon l’avis tant des réalistes, des irréalistes, que des indifférents parmi les regardeurs de la photo. Remarque 5: vers une théorie de l’écran Enfin, une théorie de l’écran pourrait surgir d’une analyse plus poussée de la signification du peintre (M 3) et de son chevalet (M 5) dans l’économie de la photo. Le peintre et son chevalet jouent pour le monsieur (intégralement) et pour l’observateur (partiellement), les deux actualisés par la disjonction de l’objet du voir “la femme ”, deux rôles opposes. Ils sont ou 12 bien leurs adjuvants parce qu’ils les aident à voir au moins le substitut “l’image de la femme” au réel, “la femme ”, ou bien leurs opposants car ils les empêchent, en même temps, à voir la réalité. Les mêmes acteurs peuvent donc jouer des rôles actantiels opposés: obturer la vision directe, ou la transformer en vision indirecte; c’est selon notre point de vue. Le dilemme est pourtant quelque chose d’essentiel. La transformation aide une réalité interdite à devenir une image tolérée: le veto bascule, grâce à un simulacre, dans le permis. Les modalités déontiques connaissent sur le schéma négatif du carré sémiotique − la contradiction entre interdiction et permissivité – un moment de répit selon une “transsubstantiation”: le réel devient image et, même si l’image n’est pas parfaite, et elle ne l’est certainement pas, on nous accorde la faveur de la regarder et de jouir d’elle. C’est l’écran qui est l’opérateur de change: il laisse voir le réel seulement au prix d’un changement essentiel, et ceci ou bien par la projection de l’image du réel sur soi, ou bien en filtrant le réel à travers soi. Il y a donc des vues directes, sans écrans intermédiaires, et des vues indirectes, aidées ou gênées, on n’est jamais sur, par les écrans. La vue directe sur la Chose est interdite, ou impossible; la vue indirecte, par contre, est permise. Ce qui transforme la vue directe en vue indirecte, et la rend ainsi permise, est obtenue ou bien par une dématérialisation, mais aussi une sublimation de la Chose en image, ou bien par le filtrage de la vue par un écran, ce qui donne une vue à travers: ce que le monsieur essaye, en vain, d’entre-voir parmi le chevalet et le corps du peintre. Nous dirions alors que les vues indirectes sont des vues à travers, des vues obliques ou des vues sublimées (épurées, rendues donc cosmétiques, ou simulées) par des écrans. Le sublime serait-il alors une autre forme de simulation ? Il est frappant de constater que l’image (artistique) fait partie de l’appareil d’une vue indirecte, que l’art surgit alors qu’un écran s’interpose entre le réel et le regardeur. L’art est là où un écran nous cache le réel. L’art est invérifiable car la projection de l’objet à voir sur un écran nous coupe, définitivement, de l’objet réel. L’art visible renvoie le réel dans l’invisible. Le peintre est là pour nous le suggérer, le photographe ne fait que le constater et de le rendre plus riche par la visualisation de la scène primaire. La scène de la peinture est une mise an abîme de la scène de la photographie. Le peintre fait le monsieur et l’observateur voir l’image de la femme au lieu de la femme. Le photographe nous fait voir la scène complète: l’acte de dissimuler le réel (sauf une “étincelle”: le soulier !) derrière l’image et l’acte de le sublimer en image. Serait-elle, celle-ci, la morale de la fable offerte par Doisneau ? 3. L’observateur, le regard et l’énonciation 3.1. Homologations La comparaison des mondes nous montre un certain système répétitif de la composition, ce par quoi plusieurs homologations nous semblent possibles. Vue en arrière ≈ Vue de dos Vue en avant Vue d’en face ≈ Regardeurs sans regards ≈ Masculin ≈ Humain Regardeur et regard Féminin ? Animal La première vue – la vue en arrière − est celle de l’observateur sur le monde narratif, ce qu’il voit, lui; la seconde – la vue en avant − indique une vue sur l’observateur et qui nous dévoile le fait que le monde, lui aussi, voit celui que le regarde. Jean Pouillon nommait la 13 vue en arrière, “vision par derrière”: le narrateur se situe littéralement derrière un certain personnage. Tzvetan Todorov interprétait cette vision comme désignant la situation dans laquelle le narrateur sait plus que le personnage sur la situation donnée, ou il est même omniscient, ainsi que les bons auteurs classiques. Il y a, d’autre part, la situation dans laquelle les connaissances du narrateur et celles du personnage sont plus ou moins égales: ce qui les différencient alors c’est le point de vue spécifique à chacun16. Or, il est évident que l’observateur sait quelque chose de plus que le monsieur – il voit le soulier de la femme ! – bien qu’il reste, néanmoins, prisonnier de son propre point de vue: il ne sait pas certainement, lui non plus, si la femme est nue, bien qu’il puisse faire une supposition plutôt négative grâce au soulier. Doisneau double donc un personnage à la vision limitée par un observateur (narrateur, montreur), qui a une autre vue, il est vrai, mais cette vue est limitée, elle aussi. L’observateur voit les choses autrement que le personnage mais il ne sait pas plus que lui. Le second point de vue n’est pas meilleur que le premier, il est seulement un peu différent, comme s’il voulait souligner comment est-il difficile à prendre une décision sur la vérité. L’observateur ne corrige pas le personnage, il introduit seulement un doute sur lui. Nous comprenons maintenant que la “doublure” n’a pas la fonction d’éclaircir une ambiguïté, mais d’approfondir sa signification. 3.2. L’observateur selon Genette D’autre part, rappelons-nous que Genette distinguait dans un texte entre le mode et la voix en posant les questions, différentes, “qui voit?” et “qui parle?”; la réponse à la première indique le personnage “dont le point de vue oriente la perspective narrative ”.17 De la même manière, on pourrait dire que, dans la photo de Doisneau, c’est le point de vue de l’observateur qui oriente la perspective narrative car c’est seulement lui, et non pas le monsieur, qui voit le soulier et se pose le problème d’une éventuelle incongruité entre le tableau et la réalité. La distinction de Genette fonctionne donc dans une image visuelle aussi, et elle est essentielle, mais on doit la formuler autrement car ici personne ne “parle” au sens propre du mot. Nous dirons alors que, en dépit du fait que les deux personnages sont également en état de regarder, l’observateur est, en appliquant cette définition narratologique à l’image visuelle, celui qui fait dans l’image, ainsi que le narrateur dans le texte, le cadrage de la vue; par contre, le personnage compris dans ce cadrage ne regarde que ce que l’observateur, par son cadrage même, lui permet de regarder (voir plus bas d’autres définitions, plus poussées, de l’observateur, dans les chapitres III. 4 et III. 6). Remarque 6: nous et le monde On se rappelle que le photographe n’est pas seulement le sujet de l’acte photographique, mais aussi l’objet du contre regard du chien, ou du monde photographié. Nous, les spectateurs, qui occupons le même endroit que le photographe, empruntons les mêmes rôles que lui: d’une part, nous regardons le monde, d’une autre part, nous sommes regardés par celui-ci. Cependant, si nous savons que le monde se fait une image de nous, nous ne pouvons jamais savoir quelle est cette image: sauf exception18, celle-ci fait défaut. 16 Gérard Genette, op. cit. p. 206. Idem, p. 203. 18 Voir Erich Salomon, “Ah, le voilà ! Le roi des indiscrets” Paris, 1931, in: Icons of Photography. The 20th Century, edited by Peter Stepan, Prestel Verlag, Munich, New York, 1999, p. 51. Un des 17 14 On parlera alors de deux fonctions du photographe, ou de l’artiste: d’une part, il voit le monde et nous implique dans son regard, nous fait savoir ce qu’il voit, nous emmène à partager sa vue. D’autre part, il peut nous signaler aussi le fait inverse, à savoir que le monde nous regarde, il peut même nous montrer ce fait, donc le contre regard, mais il ne peut pas nous faire partager aussi l’image que le monde s’en fait de nous. On peut partager le regard de quelqu’un sur le monde et l’image qu’il s’en fait, mais on ne peut pas partager le contre regard du monde sur nous et la manière dont nous sommes vus. Autrement dit, nous pouvons connaître le monde, mais non pas la manière dont le monde nous connaît, bien que nous soyons avertis du fait que le monde nous connaît. Remarque 7: l’Objet, ou le (sa)voir mâle On peut spéculer aussi sur d’autres aspects des homologations ci-dessus. Le gender-criticism y trouve la confirmation du fait, très répandu, que le regard dominant dans une image est le regard dominateur dans la société: celui du mâle (en fait, de trois mâles) sur la femme (seule); ce regard coïncide avec la perspective en profondeur dans l’image qui est l’axe du désir de la photo. D’autre part, la même critique remarquera, ironiquement, que ce désir, et ce pouvoir mâle, restent invisibles dans l’image et qu’ils sont aveugles, ou tenus pour aveugles, car le photographe n’enregistre que les signes (corporels) du regard du monsieur: il est d’ailleurs incapable de discerner quelque chose de la femme et il ne sait pas que le peintre ne peint pas la même chose qu’il voit. Les trois regards mâles, donc, jetés sur l’objet commun du désir, ou du savoir, ouvrent ici une autre boucle spéculative – mais nous ne la suivrons pas − sur l’identité de l’objet du savoir et de l’objet du désir chez l’homme: savoir ne serait, pour lui, que (sa)voir la femme! D’autre part, ces regards ne mènent à rien, ne voient en fait rien, ils échouent dans leurs quêtes de (sa)voir. Puisque voir et savoir coïncident, en partie, je choisis de dénommer dans cet essai l’objet de valeur de tous les regardeurs, le “(sa)voir” . Enfin, le contre regard est lui-même sujet à spéculation: incertain du côté femme, il est évident du côté chien. Pourrait-on affirmer, alors, que − dans une perspective que le gender criticism qualifie aussi, avec raison, comme perspective mâle – les regards défensifs du féminin et de l’animal s’opposent, ensemble, aux regards dominateurs masculins ? Même plus: si la femme elle-même est obturée dans l’image, il n’y a que l’animal qui répond, ou résiste encore aux regards dominateurs dans ces mondes enchâssés. Le chien assume ici le rôle de défendeur, ou bien d’un adjuvant de la femme, ainsi que je l’ai remarqué brièvement plus haut. Ceci reprend, d’un côté, le préjugé, lui aussi masculin, sur la ”similarité” entre femme et animal, mais, de l’autre, il faut bien le souligner, le chien inspire, dans ce rôle, une vraie force (de conviction) justement par son air hostile, sinon menaçant. Une fois de plus, on dira que le titre de la photo est très significatif. Il y a apparemment une ironie, mais l’ironie a des sens profonds surprenants. 3.3. Le regard comme énonciation Revenons, cependant, à une interprétation plutôt sémiotique de la photo. Si l’on croit à une certaine similarité du regard et de la parole, dans le sens que le sujet du regard agit sur, et dans le monde, d’une manière comparable au sujet de la parole, bien que personnages fait le geste de montrer le photographe tout en prononçant les paroles du titre. Doisneau suggère la présence du photographe par le chien, Salomon, par le geste et la parole: dans les deux cas, cependant, nous ne le voyons pas comme tel. 15 par deux canaux sensoriels différents – il faudrait voir ensuite si on peut élargir cette assertion à d’autres canaux aussi – on pourrait, alors, dire aussi que le sujet s’exprime dans les deux cas par des actes analogues: il réfère au monde ou à lui-même, il engage une communication avec un autre sujet, il déclenche une action, ou il réagit à d’autres actions, il avertit, ordonne, informe un tiers etc. Une typologie des regards sera alors une tâche pour l’avenir et conduira, peut-être, à l’établissement des règles pour “la réussite” des “actes de langage” silencieux: le regard, le geste ou le sourire. Nous proposons que l’énonciation visuelle (par le regard) soit considérée analogue à celle par les paroles (verbale). S’il y a énonciation au moment où le sujet s’approprie le système de la langue et, tout en tenant compte de son ancrage dans l’espace temps en dans un certain milieu social, produit un énoncé, alors on pourrait dire aussi que le sujet, en tenant compte de règles semblables − ce qui pose l’existence, encore à démontrer, d’un système des regards – produit un énonce visuel, à savoir un regard. Si les paroles énoncées sont le résultat d’une énonciation acceptée comme telle, on peut également accepter les regards en tant qu’énoncés mais à condition qu’ils soient produits par un acte d’énonciation visuelle accréditée comme telle. Il faudrait, évidemment, imaginer un système d’accréditation construit par des règles comparables – mais pas du tout similaires − à celui des actes de langage. Comme je ne peux pas m’engager ici plus loin dans cette direction, je propose seulement une règle minimale d’accréditation, suffisante pour notre analyse: un regard a besoin, afin d’être accrédité comme énoncé, qu’il soit perçu comme significatif au moins par son partenaire dans un acte de communication, sinon par un tiers qui soit, celui-ci, ou bien homodiégégetique ou bien hétérodiégétique au même acte de communication; ce deuxième et/ou troisième sujet, va alors analyser le regard en question comme un énoncé visuel. On dira que le regard doit être perçu parce qu’un regard non perçu est aussi peu un énoncé visuel qu’un mot non entendu est un acte de parole. Il convient cependant de préciser le sens du terme “percevoir”. On peut notamment percevoir le regard soit directement, soit indirectement, dans le sens qu’un signal du corps de l’autre – un geste, par exemple – nous fait supposer qu’il dit, ou fait quelque chose de plus, à savoir qu’il ajoute à ce signal-là un énoncé verbal, ou visuel qui, cependant, nous échappe comme tel; dans ce cas, nous considérons que le mouvement du corps “trahit” le vouloir du sujet à nous jeter un regard, ou à regarder d’une manière significative un tiers. 3.4. Observateur n’est pas Destinateur Il faut aussi préciser qu’il y a deux lectures possibles d’un énoncé visuel. Dans les assertions suivantes, par exemple S1: regarder (S2 U Os) S1: regarder (S2 ∩ Os) “regarder” désigne le fait que le regardeur S1 constate la disjonction ou, respectivement, la conjonction entre le sujet regardé S2 et son objet de savoir Os. Toutes les deux assertions sont donc des énoncés d’état. Par contre, l’assertion S1: regarder {(S2 U Os)→ (S2 ∩ Os)} 16 peut être lue ou bien comme la constatation du fait que le sujet regardé S2 change son statut − il passe de la disjonction à la conjonction avec l’objet de valeur − ou bien comme une transformation provoquée par le sujet regardeur S1: c’est lui la cause du changement de S2 et alors S1 est le Destinateur qui fait (ordonne, manipule) le sujet faire quelque chose. La lecture constative pose S1 comme sujet du voir: le regardeur voit comment le personnage regardé change, mais il n’y est pour rien: c’est le regardé qui, en recevant d’ailleurs un signal pragmatique ou un signal cognitif, décide lui-même à changer son statut. Selon cette lecture, S1 reste un Observateur extradiégétique. Par contre, selon la seconde lecture, S1 devient un manipulateur, il fait changer l’autre en lui transmettant lui-même le savoir dont celui-ci a besoin afin de passer à l’action. Dans ce cas S1 devient le Destinateur intradiégétique du sujet. Dans le premier cas le sujet ne reçoit aucun message, ni visuel ni verbal, de l’observateur ainsi que nous le constatons nous-même dans la photo: le monsieur ignore l’observateur. Dans le deuxième cas, le regardé reçoit un message, par exemple un énoncé visuel, un regard significatif du regardeur et par conséquent, change son comportement. On pourrait dire que c’est le cas du chien – il se retourne vers l’observateur – en dépit du fait que nous ne sachions pas si l’observateur lui a envoyé un tel message intentionnellement. En fait, il y a une grande différence entre l’observateur et le Destinateur. L’observateur voit le sujet vouloir voir l’objet, tandis que le destinateur le fait voir cet objet. La relation “voir voir” n’est ni transitive, ni manipulatrice, comme “faire voir ”. La première relation implique le pouvoir de l’observateur à voir ce que le sujet ne voit pas, tandis que le “faire voir” implique le fait que le destinateur, aussi bien que le sujet, voit la même chose, au moins dans les situations “habituelles” (il faudra, encore une fois, étudier plusieurs cas concrets). Dans la photo de Doisneau, l’observateur voit les gestes du monsieur au chien et du peintre, mais ne voit pas leurs regards. Il ne peut donc les interpréter cognitivement, en tant que signifiant un certain signifié: il ne peut que déduire du mouvement du monsieur que celuici n’arrive pas, probablement, à voir la femme – il reste donc seulement un sujet actualisé du voir, sans en pouvoir tirer une conclusion là-dessus, à savoir ni la conclusion que celui-ci, déçu, va arrêter son manège, ni qu’il va insister dans son épiage. D’autre part, l’observateur voit les gestes du peintre et peut déduire que celui-ci voit la femme: le peintre est donc un sujet réalisé du point de vue “voir ”, disons en tant que possesseur de cette compétence. Pourtant, l’observateur ne peut pas décider si ceci veut dire aussi que le peintre est un sujet réalisé dans l’action qui en découle, celle de peindre: pour autant qu’il puisse s’en rendre compte, le peintre peint faussement la femme en question. Ne voyant ni le regard du peintre, ni celui de la femme, l’observateur ne peut aucunement décider si l’évaluation “peinture fausse” est correcte; un éventuel échange de regards entre peintre et femme pourrait signifier, au contraire, qu’ainsi va le jeu, et que les deux sont d’accord là-dessus, ce qui nous mènerait à la conclusion que le peintre, justement, est réalisé aussi dans son acte de peindre. L’observateur ne sait ni quelle est la visée du programme narratif “peindre la femme “: est-elle une visée réaliste – peindre conforme le modèle – ou est−elle ludique, surréaliste, mythique, kitsch: peindre conforme un cliché préétabli. Autrement dit, l’observateur ne peut pas savoir si la femme est le Destinateur du peintre sujet et, dans ce cas, quelle est la tâche que celle-là confie à celui-ci. Ce manque de savoir de l’observateur est dû à l’invisibilité de la femme, bien entendu, mais aussi à son incapacité de percevoir le regard du peintre et de comprendre si celui-ci suggérait le respect pour le destinateur – le contrat entre eux serait alors réaliste – ou bien l’ironie: les termes du contrat seraient alors 17 plutôt vagues et permettrions une interprétation ludique de la part du peintre. Or, tous ces manques de savoir nous amène à croire que l’observateur est un actant tout à fait différent du Destinateur: autrement que celui-ci, il est défini par un manque de savoir en ce qui concerne le Sujet. En revanche, le seul personnage que l’observateur voit cognitivement est le chien, qui lui retourne le regard (le contre regard de la photo): il est donc convaincu de son hostilité bien qu’il ne puisse pas savoir clairement quel est le sens et la visée de cette hostilité. 3.5. Regarder et voir Revenons un peu en arrière. Dans la théorie sémiotique standard de Greimas et Courtès19 se trouve une distinction − reprise ensuite par d’autres, et récemment par Calabrese20− entre un “voir” passif et un “regarder” actif21, aussi bien que celle d’entre un faire pragmatique (par exemple, gestuel) et un faire cognitif, qui transmet un savoir. D’autre part, Greimas et Courtès concèdent que “le signifiant somatique et gestuel est parfois mis au service des activités cognitives (dans la communication ou la construction des objets, par exemple ”22. Nous allons utiliser cette distinction par la suite, tout en lui ajoutant quelques notes supplémentaires, surtout, sur la distinction d’entre un regard qui mène à un voir sûr et un regard qui mène, en dépit de son insistance, à un échec: on regarde sans voir rien, on regarde dans l’attente de voir quelque chose plus tard, on regarde bien, mais on voit quelque chose qui n’y est pas, ou un détail qui n’est pas significatif etc. Dans toutes ces situations, regarder ne veut pas dire voir mieux, mais voir moindre, ou pas du tout. Il me semble donc que la relation entre voir et regarder doit être posée sur un parcours modal qui permette quelques distinctions23: Regard 1 = vouloir voir l’objet (voir virtuel): S, Os Regard 2 = pouvoir voir (voir actualisé): S U Os Regard 3 = voir (réalisé) = “(sa)voir” S ∩ Os avant jonction disjonction: énoncé d’état conjonction: énoncé d’état 19 A.J.Greimas et J.Courtès, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, 1979, p. 145 20 Omar Calabrese, op. cit., p. 31-32. 21 La distinction est placée dans le système du faire significatif. Le faire pragmatique (gestuel, somatique) s’oppose ainsi au faire cognitif, celui-ci est ou bien un faire narratif ou bien un faire communicatif – le sujet fait savoir le destinataire quelque chose – et ce dernier faire, à son tour, peut être ou bien émissif, ou bien réceptif. Enfin, le faire réceptif est ou bien actif - écouter, regarder – ou bien passif: entendre, voir. La théorie standard ne spécifie pas si le faire émissif peut être à son tour actif, ou passif; je vais supposer, par la suite, qu’il est - par définition – actif. 22 Greimas et Courtès, op. cit., p. 144. 23 Revoir le schéma canonique (idem, p. 231): Modalités exotaxiques endotaxiques virtualisantes actualisantes réalisantes devoir pouvoir faire vouloir savoir être qui est repris par Gianfranco Marrone, Il discorso di marca. Modelli semiotici per il branding, Laterza, 2007, p. 59. 18 Je crois qu’on peut bien appliquer ces remarques au problème de regards et proposer par conséquent une distinction entre – “le geste (d’ordre pragmatique) ”qui est vu, parfois et éventuellement, comme signal d’un regard qui l’accompagne mais que l’observateur ne peut pas voir; le geste, reste, cependant, interprétable comme “mis au service” d’une transmission du savoir, et – “le regard cognitif “, celui qui transmet réellement un savoir vérifiable comme tel dans la suite de la communication. Si ceci arrive, le regard (communicatif, émissif, actif) du premier sujet va rencontrer, dans un acte de communication, le regard (communicatif, réceptif, actif) d’un deuxième sujet. Nous pouvons alors conclure que, dans la photo de Doisneau, l’observateur voit 1. le monsieur comme sujet pragmatique actualisé du regard (échec du PN modal compétence); 2. le passant comme sujet pragmatique virtuel du regard (aucun PN modal compétence) ; 3. le peintre comme sujet pragmatique réalisé du regard (PN modal: compétence), mais aussi comme sujet actualisé du faire, échoué dans le PN narratif de la performance (on a déjà vu que d’autres interprétations sont aussi possibles) ; 4. le chien comme sujet cognitif du regard réalisé (PN modal: compétence) qu’il faudrait ensuite interpréter: va-t-il passer de la compétence à l’hostilité, à un PN narratif de performance “agression” ? Ainsi, l’observateur voit deux regardeurs dont la compétence n’est pas réalisée, un regardeur dont la compétence est réalisée, mais la performance (probablement) non, et un regardeur réalisé cognitivement au niveau de la compétence mais incertain du point de vue de la performance. De nouveau (voir plus haut, le chapitre I 3), les compétences et/ou les performances sont telles que le récit n’a aucune chance de commencer. La photographie de Doisneau montre donc à peu près tous les types possibles de regardeurs. Ce n’est pas une exagération, alors, de considérer la photo comme une allégorie du regard, ainsi qu’on l’a affirmé déjà. Il restent cependant au moins trois problèmes à résoudre: 1. qu’allons nous faire de la distinction entre le voir passif et le regard actif ? 2. comment fait-il, le regardeur réceptif, pour savoir que le regard du regardeur émissif est un regard significatif, et non pas seulement un geste non significatif ? 3. Plus important encore, comment peut-on comprendre, dans une image, quelle est la différence entre un regard pragmatique et un regard cognitif? 3.6. L’observateur, le débrayage et l’embrayage Je crois que ces distinctions sont établies (en premier lieu) par l’observateur; il faut donc retourner un instant à cet actant24. Rappelons que la définition standard de l’observateur est “le sujet cognitif délégué par l’énonciateur et installé par lui, grâce aux procédures de débrayage, dans le discours énoncé où il est chargé d’exercer le faire réceptif et, éventuellement le faire interprétatif, de caractère transitif (c’est-à-dire portant sur les actants et les programmes narratifs autres que lui-même ou son propre programme)”. Rappelons 24 Je ne veux pas exclure d’autres possibilités, c’est pourquoi je mets “en premier lieu” entre parenthèses; il faudra étudier ensuite plusieurs cas concrets. 19 aussi que l’observateur peut être implicite, ou en syncrétisme avec le narrateur et qu’il peut être reconnu comme tel par le sujet observé25. D’autre part, l’observateur, tout en étant le résultat d’un débrayage, n’est pas toujours installé comme un sujet cognitif réalisé – ceci serait le cas surtout dans la “vision par derrière” mentionnée plus haut – mais parfois seulement comme un sujet cognitif actualisé, pris dans son propre “point de vue” limité, un “douteur”. Dans ce cas, cependant, l’observateur peut aussi influencer le cours des événements, bien qu’il leur reste extérieur; c’est pourquoi j’ai proposé dans mon article de considérer l’observateur comme un “actant englobant” plutôt qu’un rôle actantiel, selon la définition standard26. On pourrait préciser aussi que, dans la photo de Doisneau, a lieu tant un débrayage énonciatif qui projette dans l’énoncé l’énonciateur sous la forme d’un récit à la première personne (“en je”)”, qu’un débrayage énoncif qui introduit un narrateur objectif. Si on accepte la présupposition affirmée dès le début de cet article – “narrateur” dans un énoncé visuel est le regardeur, le “montreur”, le témoin − alors le débrayage énonciatif produit l’observateur et celui énoncif, le monsieur. Nous, les spectateurs, nous voyons le monde de l’observateur: nous ne pouvons pas voir celui-ci même, ainsi que je l’ai précisé dès le début, mais, en revanche, nous y reconnaissons ses traces, par exemple sa perspective (voir plus haut, AV 1 et AV 2). L’observateur a ainsi un double rôle narratif: il est extradiégétique par rapport à tout ce qu’il voit, mais ses traces font bien partie de ce que nous voyons, elles sont bien intradiégétiques ! Si le monsieur, lui, devient un personnage physiquement installé dans la scène, l’observateur reste cependant non incarné, un “je” phantasmatique, flottant, mais dont la présence est trahie par son point de vue séparé de celui du monsieur et, en plus, par le fait que le chien le regarde. Même plus. Si le monsieur et le “phantasme” sont les débrayeurs de l’énonciateur Doisneau, le chien est son embrayeur car il est celui qui “montre le monstrateur” . D’un coup, nous remarquons la parfaite symétrie inversée entre la tête du monsieur et celle du chien: le premier tourne sa tête vers la gauche, afin de voir la femme (ce par quoi il se détourne de l’énonciateur et l’observateur ne voit plus ses yeux), tandis que le deuxième tourne sa tête vers la droite, ce par quoi il se retourne vers l’observateur: celui-ci voit ses yeux, et voit qu’il est vu. Doisneau ne pouvait, en effet, visualiser mieux la double relation qui est possible entre l’énonciation et l’énonciation énoncée: le débrayage dans le premier cas, le (re)embrayage dans le second (voir aussi III. 6). L’ensemble des regards dans la photo devient d’un coup systématique. Dans le premier monde, celui de l’observateur (M 1), l’énonciateur Doisneau “s’énonce” par débrayage énonciatif en tant qu’observateur englobant: il voit toute la scène, mais d’un regard partiel, limité. Dans le second monde, l’énonciateur Doisneau “s’énonce” par un débrayage énoncif en tant qu’un monsieur un peu bizarre, victime de ses obsessions (M 2.1): ceci devient ensuite le premier récit de la photo, N 1. Dans le même monde, cependant, le chien réussit un (re)embrayage qui semble annuler le caractère anonyme de l’énoncé énonciatif; il semble 25 A.J.Greimas et J.Courtès, op. cit., p. 259. Jacques Fontanille et moi-même nous avons un peu compliqué cette définition dans le deuxième volume du Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette 1986, p. 155-158; voir aussi mon article “L’Observateur et le discours spectaculaire”, dans: Exigences et perspectives de la sémiotique. Recueil d’hommages pour A.J.Greimas, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, 1985, vol.II, p. 553-574; ce qui suit réfère surtout à cet article. Voir aussi Jacques Fontanille, Les espaces subjectifs. Introduction à la sémiotique de l’observateur, Hachette, 1989. 26 Exigences …, p. 559-560, 565. “L’observateur reste hors du système des interlocuteurs: il en est le supplément, l’Autre, l’extériorité même” (idem, p. 565). 20 le réussir mais ne le réussit pas: il ne fait que “dévoiler le jeu” et non pas le “déjouer” car le je” phantasmatique du Doisneau ne se retire pas, il reste cloué sur place, comme le monsieur et le chien. Le (re)embrayage du chien aurait pu devenir un second récit, s’il changeait quelque chose dans la position de l’observateur (N 2), mais, en fait, il ne change rien. Encore une fois, le récit ne démarre pas, ni du côté monsieur, ni du côté chien. Le débrayage n’est pas nié par le (re)embrayage, il est, au contraire, montré, souligné, amplifié. Enfin si on prend aussi en considération le cas du peintre, on pourrait voir là aussi un second cas d’embrayage énoncif, comme si l’acte vu éventuellement comme nié dans le monde 2.2, était rétabli en tout honneur dans le monde 3. 3.7. Le chien embrayeur De toute façon, Doisneau aurait pu facilement, en se déplaçant un peu vers la droite au moment de tirer la photo, faire coïncider les deux perspectives sur la scène de la peinture, celle du monsieur et celle de l’observateur observé. S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il a voulu nous communiquer quelque chose. Tous ces jeux de débrayage et (re)embrayage veulent probablement suggérer une sorte de compréhension sémiotique de soi-même, mais aussi une profonde réflexion sur son métier et sur le fait, plus général, que ni le sémioticien ni l’artiste n’a pas de “vue” privilégiée sur la vérité. Ou bien, à la limite, Doisneau veut nous dire que “la vérité du monde” n’est qu’une rationalisation post−festum; en fait, il n’y a que des vues limitées, donc des vérités partielles. Le chien, l’adjuvant (apparent) du monsieur, est alors plutôt l’adjuvant réel du photographe. Le chien ne voulait pas le mordre, peut être, mais seulement s’échapper de son monde diégétique, se (re)embrayer lui-même, revenir par un saut dans le monde extradiégétique du savoir et de l’art. Le chien était, peut-être, le chien du Doisneau. 3.8. L’énonciation énoncée: le regard et /ou le geste Précisons encore quelque chose, même au risque d’une certaine répétition. On a remarqué en III. 4, la différence entre deux situations: 1. le sujet S2 fait un simple geste, comme le reste de son faire pragmatique ; 2. S2 fait ce geste en tant que signal qu’il transmet par le regard un certain savoir, ou un manque de savoir, de valeur cognitive par rapport à un objet; le signal est ici “mis au service” d’un regard cognitif subjacent. Nous tenons donc l’observateur (S1) comme étant normalement en état d’observer la différence entre ces situations dans le monde narratif en question, indifféremment s’il est intra− ou extradiégétique à ce monde. Il est donc capable tant d’interpréter indirectement un geste de S2 comme signal d’un regard cognitif, que d’interpréter directement son regard cognitif en soi. Rappelons-nous maintenant la théorie de l’énonciation énoncée, ou rapportée: celle-ci “n’est que le simulacre imitant à l’intérieur du discours, le faire énonciatif: le “je”, l’ “ici” ou le “maintenant” que l’on rencontre dans le discours énoncé ne représentent aucunement le sujet, l’espace ou le temps de l’énonciation” 27 . Il y a donc une imitation à l’intérieur de l’énoncé d’un acte d’énonciation qui lui est extérieur. 27 A.J.Greimas et J.Courtès, Sémiotique…, 1979, p. 128. Voir aussi Omar Calabrese, op. cit., p. 35. 21 Or, il est évident que, dans les deux situations envisagées ci-dessus dans mon texte, il s’agit également d’énonciations énoncées car, chaque fois, c’est l’observateur énonciateur extradiégétique qui voit dans l’image, ou l’y met, un personnage intradiégétique en train d’ “énoncer” un énoncé à un autre personnage intradiégétique. Nous concluons alors que dans la première situation l’énonciation est énoncée pragmatiquement et que dans la deuxième situation elle est énoncée cognitivement. Mais, on se demandera tout de suite, si dans le premier cas c’est le geste qui est significatif, et dans le deuxième, le regard, est-ce qu’il ne serait plus simple de considérer tant le geste que le regard comme deux catégories d’énoncés visuels également importants ? On peut donner, je crois, deux réponses à cette question. La première dit que rien ne nous empêche, en principe, de considérer comme énoncés visuels d’un sujet tout ce que un autre sujet, disons l’observateur, peut percevoir par son regard comme significatif dans la situation respective: le sourire, le geste, le mouvement corporel, le regard ou le vêtement peuvent signifier visuellement autant que les paroles le font verbalement. Il y a cependant une autre situation, et c’est celle-ci que j’ai prise en considération pour les distinctions mentionnées ci-dessus: la situation dans laquelle le geste ou bien n’est pas pleinement significatif et l’observateur ne peut pas en déduire l’intention du sujet observé, ou bien il est ambigu, il peut signifier plusieurs choses différentes, ou bien il est un masque du sujet qui cache ainsi son vrai vouloir dire. Dans toutes ces situations le geste est seulement l’indice de l’existence possible du sens, le signifiant flottant de celui-ci, dans l’absence d’un code qui établisse sa relation fiable avec un signifié possible. Un exemple suffira, j’espère, à défendre la distinction proposée. L’observateur, c'est-à-dire le photographe, ou nous, les spectateurs, ne voit pas le regard du monsieur au chien dans la photo de Doisneau, mais seulement la position de son corps (voir plus haut). Dans une autre photo de Doisneau nous voyons, par contre un visage: c’est le cas du monsieur qui regarde furtivement dans l’étalage une image érotique pendant qu’il tient fermement le bras de sa femme dont l’attention est retenue par un fauteuil dans le même étalage. Doisneau donne le titre “Un regard oblique” à cette photo, ainsi que l’on a déjà précisé, tandis que la première s’appelle, comme on le sait, “Fox terrier sur les Pont des Arts” . Le titre focalise notre attention, dans les deux cas, sur le sujet dont nous voyons le regard et non pas sur le sujet, ou l’objet, qui nous tourne le dos. Il est donc très probable que Doisneau ait senti, aussi bien que nous, la différence entre les gestes qui pourraient conduire, indirectement, à une signification – le dos du monsieur au chien, le bras de l’autre monsieur, qui tient celui de sa femme – et les regards qui signifient directement quelque chose, et ceci en dépit du fait, d’un autre ordre de grandeur, à savoir que dans les deux cas la signification du regard est également difficile à analyser en profondeur. C’est en partant de telles situations concrètes que je propose de maintenir une différence entre le regard, en tant qu’énoncé visuel proprement dit, et le gestes qui l’accompagnent, ou se substituent à lui, et qui sera jugé seulement comme indice de l’existence d’un énoncé visuel. Ceci n’exclue point la possibilité que, dans d’autres situations, le geste constitue lui, directement, un énonce visuel autonome, et que ce soit le regard qui en devient l’indice. Nous pouvons alors conclure que les deux lignes de communication et de narration dans cette photo sont différentes selon un critère sémiotique fondamental: la ligne de narration N 1, qui relie le photographe (M 1), le monsieur (M 2.1) et le peintre (M 3) est faite d’énonciations énoncées pragmatiques, tandis que la ligne N 2 – le chien (M 2.2) − est constituée par des énonciations énoncées cognitives. Les regards supposés de trois personnages sont donc pragmatiques, tandis que le contre regard du chien est cognitif. D’un coup, et pour la 22 troisième fois, je crois, dans cet essai, il faut bien souligner l’importance du chien dans la construction du sens de la photo. D’autre part, l’observateur regarde dans la même direction que le monsieur et le peintre. Pourquoi, est-il nécessaire, alors, que trois acteurs accomplissent (à peu près) la même fonction narrative ? 4. Les modalités Voyons maintenant de plus près le trajet modal du monsieur au chien: un tel trajet devrait être analysé dans les cas des autres personnages aussi, mais nous n’en avons plus le temps de faire ici. La position corporelle du monsieur atteste la distorsion entre le corps qui se porte en avant, la tête qui se tourne vers la gauche, et l’immobilité des pieds; les distorsions sont soulignées par les angles que font les jambes verticales et les cuisses diagonales, aussi bien que la nuque et le dos et le croisement des mains sur le dos. Il y a ainsi une contradiction entre les parties du corps qui s’engagent dans un mouvement en avant – cuisses, nuque, tête – et les autres parties du corps qui arrêtent le mouvement: jambes, pieds et mains. Le monsieur est donc indécis quant à l’attitude corporelle à adopter. Son “vouloir (sa)voir (plus)” , visible dans les parties du corps tendues vers le début du mouvement, se heurte à un “non pouvoir faire” visible dans les autres parties du corps, rivées sur place. Sa curiosité insatisfaite est redevable au blocage du “vouloir (sa)voir” par le “ne pas pouvoir faire” . Or, on sait que la première modalité, virtualisante, doit être suivie par une modalité “pouvoir faire” , actualisante, dans l’acquisition de la compétence, afin que le sujet arrive à un “faire” effectif et réalise la performance désirée, à savoir sa conjonction avec l’objet, ici, le (sa)voir concernant la nudité de la femme. On dira alors que le trajet modal est bloqué par le fait que la compétence selon le “vouloir (voir)” ne continue pas vers le “pouvoir (voir)” mais est plutôt coupé par un “ne pas pouvoir (voir)” malheureux, et ceci déterminé lui-même par un supposé ”ne pas devoir (voir)” . La combinaison de ces deux modalités est nommée par Marrone “obstination” 28 et, en effet, celle-ci est visualisée dans la photo par la distorsion du corps du monsieur. Sa curiosité, que j’ai mentionnée plus haut, est en fait une curiosité obstinée, mais elle en est aussi une sans issue. On peut imaginer la raison: le monsieur veut voir, en effet, mais il ne veut pas, en même temps, être vu comme vouloir voir. Il est un sujet de faire qui craigne qu’il soit, en même temps, le sujet d’état qui, selon un consensus culturel, est considéré blâmable, discréditant. Le monsieur suppose donc qu’il y a dans les environs, en effet, un observateur, individuel ou collectif, qui puisse remarquer son insistance à voir (le nu de) la femme. Il craigne que son vouloir voir, une fois aperçue, ne soit interprété négativement par un observateur qui, on le sait, est souvent un judicateur. La situation ressemble, dans un sens, à celle analysée par Greimas29 dans la nouvelle de Maupassant La ficelle. Ici, maître Hauchecorne, en ramassant un bout de ficelle dans la crotte, est faussement accusé par son ancien ennemi, maître Malandrin, d’avoir ramassée la bourse perdue par maître Houlbrèque. On se rappelle la conséquence: la bourse est plus tard remise par quelqu’un d’autre à son propriétaire, l’opinion publique juge toutefois Hauchecorne d’avoir simulé la découverte d’un bout de ficelle afin de cacher le fait que, en réalité, il avait trouvée la bourse (et l’avait passée plus tard à quelqu’un d’autre qui l’a rapportée). On dirait que le monsieur de la photo avait lu la nouvelle de 28 29 Gianfranco Marrone, op. cit, p. 120 (“l’ostinazione ”). Du sens II, Seuil, 1983, p. 135-169. 23 Maupassant et s’était dit, par la suite, que si le vrai était tenu pour un simulacre et, par conséquent puni, d’autant plus serait puni le vrai accrédité comme tel, s’il contredisait l’opinion publique. Il voulait voir la femme nue, c’était vrai, reconnaît le monsieur, mais si l’on voyait en train de faire ce qu’il était nécessaire afin de pouvoir voir mieux, alors il serait certainement stigmatisé en tant qu’un voyeur. Autrement dit, même si le monsieur acceptait le fait que, en fait, il était un voyeur, il ne voulait pas qu’on le sache publiquement. Le monsieur annule donc lui−même la boucle narrative qu’il est sur le point d’ouvrir afin de compléter sa compétence – faire un pas ou deux vers la droite afin de percevoir la femme réelle derrière le chevalet – et reste rivé sur place; une partie de son corps laisse voir le début du mouvement – les cuisses, la nuque et la tête – mais une autre partie arrête la suite du mouvement: les jambes, les pieds et les mains. L’actualisation de sa compétence n’aboutit pas. S’il y en a de l’obstination à vouloir voir, il y en a aussi de l’obstination en sens contraire: il se manipule lui-même, il se “fait ne pas faire” ce qu’il aurait pu faire facilement, le pas à droite: le résultat est l’acquisition négative d’un “ne pas pouvoir faire” et, donc, le “ne pas pouvoir voir” . Le sujet virtuel devient un sujet actualisé négativement, donc un sujet non réalisé du (sa)voir. Par conséquent rien ne se passe, il n’y a pas d’action, et ceci non pas seulement dans le sens général du mot − toute photo est une image prise instantanément qui ne connaît pas le facteur temps, définitoire pour le récit – mais dans un sens plutôt technique: il n’y a pas de renversement de la situation donnée, prédictible selon des indices enfouis dans la photo elle-même30. Si rien ne déplace les lignes, il n’y pas de sens narratif et le seul sens q’on peut retenir est ou bien le blocage du sens, l’ambiguïté voulue, ou bien un sens symbolique. La même situation arrive, d’ailleurs, dans le cas de l’observateur et dans celui du chien – situations qu’on pourrait analyser du point de vue modal aussi, et avec les mêmes résultats. La conclusion serait que cette photo de Doisneau n’est pas seulement dépourvue de récit mais qu’elle met en scène l’impossibilité du récit en vue de promouvoir un sens plus profond. Retournons à l’imbroglio modal qui pourrait, et devrait, être analysé plus profondément et plus techniquement aussi, ce que, pourtant, je ne peux pas faire ici. Je voudrais, par contre, en partant de lui, préciser encore quelques points. Il est évident, en premier lieu, que dans ce malheureux acteur, deux actants croisent le fer. Le premier veut le faire voir ce qu’il veut voir lui-même: celui-ci serait ou bien un adjuvant, ou bien un Destinateur (D1), qui fasse de lui un sujet du pouvoir faire (S1) afin de réaliser son désir de (sa)voir: la sanction positive promise, offerte comme une tentation, est donc l’accomplissement d’un désir sexuel (bien que détourné un peu, faut-il dire). Le deuxième lui interdit la performance de voir et, en même temps, le trajet modal qui lui devrait assurer la compétence nécessaire: celui-là serait ou bien l’opposant, ou bien un anti−destinateur (D2), peu importe la dénomination choisie, qui fait de lui un sujet du ne pas pouvoir faire (S2), sous la menace d’une sanction négative: le stigma de voyeur; le désir devient ici un péché. Les deux manipulations se croisent douloureusement dans le corps du monsieur car elles sont contradictoires : D1 = faire (S1 ∩ pouvoir faire) D2 = faire (S2 ∩ ne pas pouvoir faire) En fait, le monsieur est un sujet divisé au sens propre du mot: il ne peut pas se décider entre les deux sanctions. D1 pourrait être lexicalisé comme sincérité, émancipation sexuelle 30 Voir, encore une fois, mon article mentionné dans la note 13. 24 et sociale, et D2 comme contrôle social, Surmoi etc. L’indécision peut, à son tour, être vue d’une manière positive – “crise morale” (à respecter) – ou plutôt négative: lâcheté, ridicule. Encore une fois, la visualisation de Doisneau est extraordinaire car il coupe en deux le corps de l’acteur (le monsieur) comme s’il suivait, littéralement, la ligne de partage, infranchissable, entre les deux sujets. Une deuxième observation sur le génie de Doisneau. Le monsieur craignait qu’un éventuel observateur ne voie son “péché”. Or, l’ironie veut qu’un tel observateur se trouve bien derrière lui, le photographe, et celui enregistre exactement le dilemme “tentation vs menace” que le monsieur craignait de devenir le secret de Polichinelle (Il faudrait d’ailleurs compléter l’analyse sémiotique par une analyse socio-historique, esquissée déjà par Floch, et remarquer le fait que l’intention de Doisneau, en 1953, était probablement celle de ridiculiser l’indécision du “petit bourgeois” contemporain, quant à sa vie sexuelle, plutôt que celle de respecter ses complications psychiques). 5. Le décor et le passant Encore quelques mots sur le passant. Celui-ci n’est pas le témoin de ce que voit l’observateur: il n’entretient aucun rapport avec les autres personnages, il en est même le terme contradictoire: il ne peint pas la femme, comme le peintre, ne l’épie nullement, comme le monsieur au chien, et ne se montre ni intéressé par l’ensemble de la situation, comme l’observateur. On dirait, plutôt, qu’il est extérieur à tous ces mondes – sa position tout près du cadre l’indique pleinement − dans le même sens que le décor de la photo, le fond de la scène − les bâtiments, les arbres, les lampadaires et les constructions incertaines sous la rue, au bord de la Seine − est extérieur à l’action. Le passant participe à l’absolue indifférence du décor par rapport à ce qu’il se passe dans la photo; il s’y engouffre, en sortant du cadrage de la photo. Qu’est−ce qu’on va faire alors de tous ces objets de la photo que j’allais presque oublier ? Jean-Marie Floch avait déjà remarqué le fait que ce décor parisien est une très utile source d’informations: la scène a lieu apparemment en automne, vu l’aspect des arbres, probablement en fin de l’après-midi – le moment de la promenade des messieurs aux chiens – et il fait un peu froid, vu le pardessus et le chapeau du monsieur, semblables d’ailleurs à ceux du passant, et bien “bourgeois” , tous les deux, par rapport aux vêtements plus “sportifs” , ou plus “artiste” du peintre31. Ce genre d’information participe de la catégorie des indices, décrite par Barthes, qui n’est pas une fonction narrative mais une fonction plutôt informative, tenant de l’atmosphère du récit32. Le passant, ainsi que le décor, témoigne de l’indifférence totale du contexte et souligne, par contre, le mérite du photographe: celui-ci découvre qu’il se passe quelque chose là où le reste du monde ne remarque rien. On pourrait alors dire que le passant du M 6, ainsi que tout le décor, signale l’actant CONTEXTE qui reste extérieur à l’action tout en la frôlant. Ce monde non significatif constitue la limite du monde significatif, sémiotique et s’étend au-delà de lui. Ainsi vu, le photographe s’oppose au contexte comme l’observateur qui découvre une signification non apparente s’oppose au passant qui ne la découvre pas, ou, traduit dans un langage symbolique, comme l’initié qui se dévoue à l’explosion d’une épiphanie s’oppose au non initié qui ne la comprend pas et la confond avec une scène quelconque, non signifiante: celui-ci est aussi l’aveugle de la scène. 31 32 Les formes de l’empreinte, p. 45, 52. “L’analyse structurale des récits”, dans; L’aventure sémiologique, Seuil, 1985, p. 178-179. 25 5.1. Le duratif Une fois arrivé ici, j’aimerais proposer une lecture “contrefactuelle” de la photo. Elle consiste d’un exercice à nous imaginer ce qu’il s’est passé “en réalité” dans la scène photographiée. Essayons-la, encore une fois. Doisneau aurait pu facilement ignorer le passant: un minuscule mouvement de la camera l’aurait exclu du cadre. S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il a compris, d’une manière ou d’une autre, la richesse sémantique de sa présence. En effet, le rôle du passant est plus significatif que je ne l’ai signalé jusqu'à présent. Sa fonction est double: temporelle et modale. Il représente un moment passé de l’histoire, celui dans lequel il s’est trouvé à la place de notre monsieur, sans s’y attarder: celui-ci n’y était peut-être pas encore arrivé, ou il venait d’arriver. Le passant introduit donc le temporel, le duratif, ainsi d’ailleurs que le fait le tableau même du peintre car il est évident que le peintre travaille au tableau déjà depuis un bout de temps. D’autre part, le duratif touche le monsieur au chien aussi, car il doit s’y trouver au moins depuis le départ de l’autre, c’est-à-dire, vue la distance parcourue par celui-ci, depuis une minute, ou, deux. Une autre implication nous dit que le photographe s’y trouve aussi, au moins pendant le même temps, mais qu’il n’a pas jugé bon de déclencher la caméra auparavant. S’il le fait seulement maintenant, c’est que cet arrangement des personnages lui semble significatif, à la différence de celui précédent, qui comprenait le passant. On peut spéculer, pourtant, sur ce moment narratif: ou bien le passant se trouvait seul sur place, il n’a pas été intéressé par ce qu’il voyait et il s’en est allé (ainsi que je l’ai déjà supposé auparavant), ou bien les deux messieurs s’y sont trouves l’un à coté de l’autre, un petit moment, mais leur conjonction n’a pas été jugée significative par le photographe, ou bien le chien ne regardait pas (encore) de ce côté-ci et le photographe a attendu son changement d’attitude, même au risque de ne pouvoir plus inclure le passant dans le cadrage. Toutes ces possibilités abandonnées par Doisneau veulent dire que c’est seulement le cadrage actuel qui l’a intéressé parce que c’est seulement dans celui-ci qu’il a trouvé la signification qu’il cherchait. Tout changement des objets et/ou de leurs positions conduisait au changement du sens. On peut retrouver ici alors une situation analogue à celle définie par Hjelmslev comme une “commutation” : tout changement dans le plan de l’expression conduit à un changement dans le plan du contenu33. D’autre part, le laps de temps thématisé par le mouvement du passant compte pour le comportement des autres personnages aussi. Deux pas, en arrière, ou en avant, auraient mis le monsieur dans la position de voir la femme et de la comparer à son image. Pourtant, il ne les fait pas. Il se penche profondément en avant pour jeter un regard entre le peintre et le tableau mais il ne fait pas ce qui l’aurait plus facilement sorti de l’embarras. C’est qu’il choisit, donc, d’y rester, immobile. Le même choix est celui du photographe, et donc de l’observateur: il ne change pas de place ou bien parce qu’il ne l’ose pas dans la réalité, vu la position menaçante du chien, ou bien parce qu’il ne veut pas changer la prise de la photo: il considère donc cette ambiguïté plus significative que son éclaircissement. 6. Les non regards: un autre arrangement du monde sur le pont En reprenant le jugement contrefactuel déjà mentionné plus haut, il me semble difficile à croire que, à l’opposé du chien, aucun des autres personnages – la femme, le peintre et le 33 Prolègomènes à une théorie du langage, Minuit, p. 94. 26 monsieur − n’ait reçu quelque signal de la présence du photographe. Si, par contre, nous supposons qu’ils ont reçu un tel signal, leur absence de mouvement – ils ne se tournent pas vers le photographe − pourrait être interprétée comme un “ne pas vouloir voir” celui-ci. La femme (peut-être), aussi bien que le peintre et le monsieur (certainement), pourraient alors être vus, eux aussi, comme sujets d’un non regard par rapport à l’observateur (ou le photographe), ainsi que le passant l’était par rapport au peintre. Cette non fonction s’opposerait alors, dans l’économie de l’image, à la fonction du contre regard du chien, et ceci selon la même opposition thématique entre “indifférence” et “curiosité” qu’on a découvert auparavant. Une telle supposition contrefactuelle est très importante car elle n’oppose plus, mais relie, ce qui se passe en déca, de ce qui se passe au delà de la ligne du partage du pont. En effet, on a vu auparavant l’opposition entre l’indifférence des personnages situés au−delà de cette ligne et l’intérêt porté en déca de la même ligne, sauf le chien, à la manière dont la femme apparaissait en image. Maintenant, il résulte, au contraire, que partout sur le pont, tous les personnages, sauf le même chien, les regardeurs aussi bien que les regardés de toute à l’heure, se désintéressent de la manière dont ils apparaissent dans la photographie: ils ignorent tous le photographe aussi bien que son travail. Les personnages en déca du partage du pont deviennent, eux aussi, des non regardeurs. Autrement dit, une telle lecture montre d’une manière inattendue que l’indifférence par rapport à la toile du peintre, remarquée auparavant dans le monde intradiégétique au delà du partage du pont, se généralise dans tout l’espace du pont, par rapport à la photo du photographe extradiégétique. Le peintre peut peindre comme il veut, personne parmi les personnages impliqués, dans les mondes M 3 − M 6, ne s’y intéresse. De même, le photographe peut tirer sa photo comme il veut, personne parmi les personnages de tous les mondes, M 1 − M 6, sauf le chien, ne s’y intéresse. Le photographe extradiégétique se retrouve apparenté au peintre intradiégétique. Une espèce de mise en abîme définit la photo: le peintre reprend l’énonciation du photographe extradiégétique; la photo devient, par débrayage, une énonciation énoncée dans son monde intradiégétique: la peinture. 6.1. Le peintre Personne ne sait ce que le peintre fait exactement: son modèle n’y réagit pas, tandis que l’observateur soupçonne, et le monsieur imagine, chacun, une autre chose sur la peinture. Ces deux parties de son public partagent cependant la croyance que le peintre fait quelque chose d’irrégulier dans son travail, c'est-à-dire qu’il ne reproduit pas exactement la réalité. Les interprétations de ces irrégularités sont cependant différentes. Si nous suivons maintenant notre dernière ligne de lecture, qui fait télescoper le travail du peintre et celui du photographe, il faut bien admettre que nous, extradiégétiques par rapport au photographe, lui-même extradiégétique par rapport à ses personnages, nous devrions faire la même présupposition qu’a fait le public intradiégétique par rapport au travail du peintre intradiégétique. Nous devrions donc supposer que le photographe, à son tour, commet une irrégularité, qu’il y a quelque chose qui “cloche” dans son travail aussi. Si le peintre prenait une “certaine” liberté par rapport à son modèle, le photographe le fait, sans doute, aussi: il “arrange” d’une certaine manière le monde pris dans la photo. Nous avons déjà soupçonné le fait qu’il a attendu jusqu'à ce que le passant ait dépassé le peintre, et que le monsieur au chien ait intégré ce lieu parce que l’attitude du monsieur et celle de son chien lui “convenait” mieux. En fait, le peintre peut cacher des choses qu’il rend invisibles, ou 27 déformer les choses qu’il laisse visibles, ainsi qu’on l’a vu à propos de la femme. La caméra du photographe ne peut pas déformer ce qu’elle enregistre mais le photographe peut manier la camera d’une telle manière qu’elle cache quelque chose et dévoile quelque chose d’autre. Les deux artistes partagent alors une certaine “indifférence” par rapport à ce que la réalité vraiment “est”, mais cette indifférence révèle, par contre, ou bien des choses qui existent dans la réalité, mais que personne ne perçoit, ou bien des choses qui, une fois arrangées “un peu” autrement qu’elles ne le soient en réalité, soient différentes. Arrangement de la réalité ou composition de l’image ? On peut discuter sur les mots, mais l’attitude est la même. 6.2. Renvoi à la véridiction Ces raisonnements véridictoires reposent sur un …. soulier tourné vers le peintre, et sur d’autres détails, qui nous font supposer, nous, les spectateurs, qu’il s’agisse, en effet, d’un mensonge de la part du peintre. Mais qu’est-ce qu’il se passerait si, en dépit de ces jugements, la femme serait en effet nue en réalité et seulement sa position sur le banc serait différente de celle peinte dans le tableau ? A vrai dire, nous manquons d’arguments pour rejeter tout à fait cette possibilité! Le mensonge du peintre paraît plus probable que la vérité (supposée) du monsieur, mais quelle est la vérité tout à fait sure? Nous ne le saurons jamais. C’est ici, je crois, que la position du photographe, ainsi que je l’ai suggéré avant, s’avère d’une importance décisive. Il aurait pu se déplacer un pas vers la gauche et prendre dans la photo la femme ainsi qu’elle était vraiment, nue ou vêtue. Il ne l’a pas fait, soit disant, à cause du chien. Je crois qu’il ne l’a pas fait plutôt parce qu’il ne l’a pas voulu. Le chien est mis dans une position qui influence les choses hors la photographie afin de nous cacher le fait que le photographe a préféré l’ambiguïté dans la photographie. Le chien alibi cache, mais dévoile aussi, l’intention véridictoire du photographe. L’être VRAI de la femme en réalité reste un mystère dans la photo. Doisneau a su, très vraisemblablement, ce qui se passait en réalité mais il a voulu débrayer son savoir à l’observateur d’une manière modale et a choisi, pour le faire, le SECRET. Nous avons été faits supposer que la femme n’est pas nue et que le peintre l’a fait fautivement paraître ainsi: le MENSONGE. Mais il se peut également qu’elle soit en réalité nue bien qu’elle nous ne paraît pas l’être ainsi: le SECRET. 6.3. Le photographe, finalement Si nous revenons vers les remarques précédentes sur “l’indifférence”, réelle ou jouée, des personnages envers le photographe, il est frappant de voir qu’elle se retourne contre eux, ainsi que nous l’avons déjà remarqué: c’est en effet le photographe qui, par la photo, témoigne de la “lâcheté” du monsieur, tout en confirmant ainsi les craintes de celui−ci, sans que le monsieur s’en rende compte. En fait, ce n’est pas son (début de) voyeurisme qui est puni mais son indécision: on peut même spéculer, selon un jugement, de nouveau contrefactuel, sur le fait que, s’il avait admis ouvertement son désir de (sa)voir), le monsieur n’aurait pas été sanctionné par le photographe. D’autre part, le photographe semble aussi impitoyable pour lui-même, c’est-à-dire pour son délégué, l’observateur, qui, lui non plus, ne fait le pas nécessaire, maintenant à gauche, afin de (sa)voir la vérité sur la femme. L’observateur est aussi vulnérable à l’ironie du photographe que le monsieur, bien que le premier puisse invoquer la force objective de l’anti−destinateur, matérialisé dans le chien, 28 plus convaincant que la menace du stigmate pour le monsieur. Mais comment juger la position du photographe extradiégétique, alors ? Il me semble bien que, ici comme auparavant, le photographe extradiégétique ne s’identifie pas tout à fait avec son délégué intradiégétique. Encore une fois, le photographe sait bien qu’il pouvait, d’une manière ou d’une autre, contourner le chien afin de (sa)voir si la femme, en réalité, était nue, ou non. S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il ne l’a pas voulu, et ce non vouloir est, je crois, un problème qui définit son métadiscours. Remarque 8: sur la vérité Le photographe garde l’ambiguïté parce que c’est l’ambiguïté qui l’intéresse, et non pas la vérité. Le chien est là pour matérialiser un interdit, un veto, à l’artiste: ne cherche pas, dans ton art, la vérité, mais le significatif. Or, si l’ambiguïté était significative pour le profil modal du monsieur car elle devenait l’emblème de la pudeur, la honte ou simplement l’incapacité de l’homme à accepter ouvertement ses désirs sexuels, l’ambiguïté est d’autant plus significative pour l’observateur. En fait, l’indécision (modale, moral, sociale) se répète au niveau de l’observateur justement pour nous faire comprendre que l’indécision du monsieur n’est pas si ridicule qu’elle nous semble en première instance car, voilà, elle arrive à tout le monde, et même à “nous” . Seulement, le photographe garde l’ambiguïté dans son image aussi pour des raisons esthétiques, ainsi que je l’ai mentionné déjà auparavant. Accepter l’indécidabilité sur le “vrai” référent est plus important pour le photographe, aussi bien que pour nous, ses spectateurs, que de prôner les mérites d’une investigation plus poussée: l’art n’est pas la science, ou la recherche sociale, ou morale. L’artiste veut, et doit, laisser ouvertes les portes sur la multisémanticité du monde. Il n’est pas un décideur, les hommes habituels, d’ailleurs, non plus, il n’est que celui qui rend visibles, pour les hommes, les tentations contraires qui les dévorent. Doisneau, le photographe d’après guerre, n’était qu’en apparence un moraliste. En fait, il réfléchissait, seulement, sur son art. Remarque 9: le défi Différentes suggestions dans la photo, qu’on a remarqué plusieurs fois dans mon texte, semblent coïncider sur un seul effet, le blocage systématique de tout mouvement du sens vers un possible récit, ou vers un éventuel changement de positions. On dirait qu’un Destinateur intrépide fait tout ce qu’il peut pour déplacer les lignes: il met en scène quelques “couples” de personnages, comme s’il essayait, chaque fois, de refaire la chance perdue avec le premier membre du couple; plusieurs personnages semblent être sur le point de faire quelque chose, mais leur faire s’avère chaque fois impossible. Si l’on voulait tirer une conclusion, il faudrait alors admettre l’existence d’un Anti−Destinateur qui semble bien capable d’annihiler tout ce que l’autre s’efforce de réaliser: le blocage du sens devient le seul sens développé dans la photo. Parmi tous les personnages, le chien a rempli les plusieurs rôles actantiels. Serait-il aussi l’actant le plus négatif, l’Anti−Destinateur, la figure de l’interdiction ? Il semble bien grogner, pour nous, la conclusion de la photo: Tu ne la verras pas ! Qui ? La Femme, la Chose. Toute chose. pubblicato in rete il 20 maggio 2008 29 30