Le mystère du fox–terrier1

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Le mystère du fox–terrier1
Le mystère du fox–terrier1
Sorin Alexandrescu
1. Introduction
Plus le temps passe, plus il évident qu’on ne peut pas concevoir la sémiotique visuelle sans
revenir, périodiquement, à son début: le travail de Jean-Marie Floch. Répéter ses mérites
est devenu presque synonyme à identifier les concepts fondamentaux de cette sémiotique.
C’est peut-être banal, mais c’est vrai.
Pendant les premières années quatre-vingt Jean-Marie donnait l’impression qu’il avait la
tendance de se situer hors le courant principal de la sémiotique du discours en s’orientant
vers des questions considérées alors comme marginales: le visuel, la photographie et, encore
plus, la publicité. On était tout juste avant, ou après la parution du Sens II (1983), de
Greimas, et on faisait tous des efforts pour développer les concepts théoriques de ce que nous
regardions comme une revitalisation de cette sémiotique du discours grâce a l’étude des
modalités, de la manipulation et des passions. Jean-Marie participait à cet effort, sans doute,
mais, en même temps, il développait un nouvel objet de la sémiotique, à savoir le visuel. Peu
d’entre nous, si je me rappelle bien, voyaient l’intérêt à part du visuel, sauf celui,
apparemment secondaire, de pouvoir vérifier sur lui la méthode générale. Or, je crois que
le mérite historique de Jean-Marie a été celui de comprendre, pratiquement avant tout le
monde, que le visuel ne se situait pas à côté de l’objet “classique”, le texte, mais qu’il en était
tout à fait différent. C’est lui, en effet, qui a rédigé en grande partie, dans le second volume
de la Sémiotique (1986) − un produit de toute l’Ecole de Paris autour de A.J.Greimas – les
textes des concepts − clé “la sémiotique plastique” et “le semi-symbolique”2.
Une telle intuition s’est développée en plusieurs étapes et à travers des études sur des cas
concrets. Son premier volume Petites mythologies de l’œil et de l’esprit3 introduit déjà ces
concepts, son deuxième volume Les formes de l’empreinte4 les développe davantage.
1
Relazione presentata al convegno “Bricolage e significazione. Jean-Marie Floch: pratiche descrittive
e riflessione teorica”, a cura di Giulia Ceriani e Gianfranco Marrone, 21 e 22 luglio 2007, Università
degli Studi di Urbino.
2
A.J.Greimas et J.Courtes, Semiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, 1986, p.
169-170 et, respectivement, p. 203-206.
3
Hadès-Benjamins, Paris-Amsterdam, 1985.
Il serait sans doute fascinant de refaire historiquement le parcours suivi de la sémiotique
visuelle dans les livres de Floch et, ensuite, sa diffusion dans les milieux sémiotiques
(surtout) européens. Comme je ne le peux pas faire ici moi-même, j’ai pensé partir d’une de
ses analyses de cas dans Les formes de l’empreinte, à savoir l’analyse de la photographie de
Robert Doisneau, Fox-terrier sur le Pont des Arts5.
Sa préface du volume affirme quelques principes auxquels je souscris – partiellement – moimême, ainsi que la nécessité de “rendre compte de la particularité d’une photographie et
non (se) convaincre de la spécificité de la photographie ” (p. 11), ou “la photographie …
n’est qu’un langage visuel parmi d’autres” (p. 14). Plus loin, il présente Robert Doisneau
sous la catégorie de “photographie oblique”selon un carré sémiotique de quatre types, ce
qui, à la rigueur, correspond à une certaine stratégie de Doisneau, bien que la catégorie en
soi reste discutable. D’autre part, si nous relisons aujourd’hui la préface, aussi bien que
l’analyse, nous avons parfois l’impression que Jean-Marie Floch met trop l’accent sur le côté
manipulatoire de la photo − le contrat énonciatif, le contrat de véridiction (p. 31) – ou sur
l’iconisation (p. 28, 43, 54; on utilisera, aujourd’hui, plutôt le terme discours visuel), ainsi
que sur l’aspect “petit bourgeois” du monsieur au chien etc. Je crois que Jean-Marie voyait
les choses ainsi parce qu’il travaillait alors, comme moi-même d’ailleurs, dans le sillage des
discussions sur la manipulation, au séminaire de Greimas. C’est pourquoi, probablement,
Jean-Marie a construit toute son analyse à partir du peintre figuré dans la photo et de son
double travail de manipulation sur le public: le “faire regarder” et le “faire croire” à la vérité
du portrait de la femme6. Ainsi qu’on le verra par la suite, je suis parti dans mon analyse, au
contraire, de l’observateur et j’ai parcouru la photo selon sa “mise en perspective” − un
terme utilisé par Jean-Marie aussi (p. 54) – jusqu'à la femme invisible, y compris – et surtout
– le monsieur au chien, le chien lui-même et le peintre, que j’interprète différemment, tout
en leur ajoutant le monsieur sortant du cadre, un personnage négligé par Jean-Marie.
D’autre part, l’intérêt qu’il porte à l’énonciataire – je le présente comme observateur − à la
“normalité sociale” au chien et même à la ligne de partage du pont7, me semble
incontournable dans toute analyse du Fox-terrier sur le Pont des Arts. J’ai utilisé donc
certaines intuitions de Jean-Marie tout en faisant de mon mieux à développer tant l’analyse
de la photo, dans la première partie de mon essai, aussi bien que la relevance de celle-ci
pour la sémiotique et l’esthétique de l’image en général. Je ne sais pas, d’ailleurs, si la
photographie jouit d’une certaine “spécificité” dans le discours visuel – Jean-Marie la niait
− mais je suis sûr, par contre, que la construction du sens dans une photo est très
importante pour la compréhension de n’importe quel discours visuel.
Il ne me reste qu’à me rappeler, avec une invincible nostalgie, les discussions avec JeanMarie, surtout à Amsterdam, où il se trouvait au moment de rédiger certains chapitres de
ces deux livres, ou à Paris, et me demander, sans trouver aucune réponse, pourquoi la
passion qu’il mettait dans la discussion du visuel, est devenue si rare, semble-t-il, de nos
jours.…
4
Pierre Fanlac, Perigord, 1986
Op. cit., p. 41−58.
6
Finalement, la conclusion de Jean-Marie Floch est que les deux manipulations "sont envoyées dos à
dos” (p. 56) ce qui j’avoue ne pas pouvoir suivre dans toutes ses conséquences pour le sens de la
photo.
7
Idem, p. 50.
5
2
2. Les mondes de la photo
2.1. La suite des six mondes
Nous sommes sur le Pont des Arts. Devant nous on voit l’Institut de France, dont
l’Académie Française, et le début du Quai Malaquais; derrière nous, invisibles, le Quai du
Louvre, la Place du Louvre et l’église Saint Germain L’Auxerrois. À notre gauche, on aurait
pu voir la pointe de l’Ile de la Cité et à notre droite, le Louvre. Cependant, aucune de ces
splendeurs ne semble intéresser Doisneau. Le monumental, l’art, la beauté du paysage
parisien, sont soigneusement tenues hors du cadre. Il n’y a que le quotidien qui y est reçu,
la scène caractéristique, même le banal, mais le banal qui, d’un coup, devient significatif; ou
il est rendu tel.
Le cadrage est tel que la photo ne nous laisse voir que les gens d’en face et, au fond,
vaguement, les portes de l’Institut. Les gens occupent leurs places sur scène selon plusieurs
plans de profondeur qui se suivent à partir de nous. Chaque groupe de personnages
regarde, ainsi que nous, ceux qui se trouvent devant eux. Doisneau semble nous introduire
dans plusieurs mondes successifs comme si la photographie empruntait le procédé travellling
d’un film. Suivons-les, ces mondes, à notre tour, dans l’ordre indiqué par la perspective8.
Avant de le faire, précisons que nous allons considérer, selon une présupposition assez
générale, tout ce qu’on nous montre sur la scène du pont comme une “diégèse” telle que sa
“monstration” soit comparable à un acte de la narrer. Le “montreur ”, celui qui nous
montre ce monde, serait alors comparable au narrateur d’un texte verbal, et les différents
“modes de monstration”, comparables aux modes narratifs.
Cette présupposition méthodologique est si familière aux sémioticiens que je renonce à la
discuter ici plus en détail. La photo étant une narration, celle-ci, (disons, N 1), pourrait être
résumée ainsi: “un homme regarde un autre homme en train de peindre une femme”.
Monde 1
Il faut remarquer, dès le début, que l’ensemble des personnages, des objets et le décor, est
vu par quelqu’un, le photographe, sans doute, qui, sauf exception, est invisible dans sa
photo, mais dont l’existence est supposée par l’acte photographique. Seulement, il y a aussi
dans la photo quelqu’un, disons un regardeur que nous ne voyons pas mais qui est regardé
intensément par le chien. Ce “regardeur regardé” − en réalité le photographe – est
thématisé, grâce au chien, comme faisant partie de la scène. En fait, même s’il ne s’y trouve
pas physiquement, son regard laisse bien des traces dans la composition de la photographie
(nous reviendrons). Le rôle du regardeur, nous le verrons, est repris d’ailleurs par tous les
autres acteurs. Nommons ce regardeur, regardé par le chien, “l’observateur”, le témoin,
comparable au narrateur verbal9 (pour d’autres définitions, voir plus bas les chapitres III. 2,
III. 4 et III. 6).
L’observateur (le narrateur, le témoin, le regardeur) est extérieur à la scène racontée
(montrée, regardée), il est donc, si nous suivons la terminologie de Gérard Genette, (un
8
Le titre complet de la photographie est “Fox-terrier sur le Pont des Arts avec le peintre Daniel
Pipart ”; voir Jean-Claude Gautrand, Robert Doisneau, Taschen, 2003, p. 138. Le peintre en question
était assez connu dans les années quarante et cinquante quand il a travaillé aussi avec le photographe
français Willy Ronis. Je ne sais par pourquoi Jean-Marie Floch n’a pas donné le titre complet dans
son livre (p. 42).
9
Omar Calabrese réfère à Leon Battista Alberti pour dénommer cet observateur “commentator”:
Come si legge un’opera d’arte, Mondadori, 2006, p. 37.
3
montreur) extradiégétique. Le premier monde (M 1) est donc celui de l’observateur et il
englobe tous les autres “mondes”, c’est à-dire tous les personnages, les objets et le décor de
la scène.
M 2.
Le second monde est celui du monsieur au chien (M 2.1) et de son chien (M 2.2),
regardeurs eux aussi. Ils sont regardés par l’observateur du premier monde et regardent,
eux aussi, ou bien, comme le monsieur, la scène de la peinture au troisième niveau de
profondeur, ou bien, comme le chien, l’observateur du premier monde.
M 2.1
Le monsieur est thématisé comme regardeur par sa position non naturelle. Il regarde le
monde suivant, M 3, mais son regard n’est pas vu à partir du premier monde (M 1) par
l’observateur. Le monsieur regarde, et nous fait regarder, l’action du peintre, considérée
plus bas comme le monde diégétique M 3: “un homme peint une femme” et, ce faisant, il se
retrouve, lui, dans le rôle du témoin d’une action à laquelle il est extérieur. S’il était
intradiégétique par rapport à M 1, il est maintenant, par contre, extradiégétique par
rapport à M 3.
Nous voyons ainsi que les récits de la photo se trouvent enchâssés les uns dans les autres
suivant cette ligne N 1: le deuxième récit, “un homme peint une femme”, est inclus dans le
premier, “un homme regarde un autre homme en train de peindre une femme”; ces récits
restent homodiégétiques − ils suivent la même ligne narrative − et seulement le prédicat
intradiégétique, ou extradiégétique, est inversé d’un monde à l’autre.
On peut, par conséquent, ou bien parler d’un seul monde narratif – tous les épisodes
feraient alors partie d’un même monde global M 1 − ou bien découper celui-ci selon ses
paliers consécutifs en plusieurs mondes, comme les poupées russes Matrioshka, et les
dénommer M 1 – M 5, selon la même perspective en profondeur de la photo. Je préfère le
découpage, dans ce qui suit, parce qu’il rend plus claires tant les répétitions de certaines
relations que leurs différences.
On parlera donc, ensuite, du monde du peintre (M 3), du monde de la femme (M 4) et de la
peinture en tant que monde 5; le personnage assez vague qui sort du cadre au fond se
trouve dans le monde 6.
La relation d’enchâssement, ou d’inclusion, qui relie ces mondes est une relation transitive
parce qu’elle est répétée à l’intérieur de chaque monde par rapport au monde suivant (M 6
reste à part, comme on le verra, aussi bien que M 2.2):
M 1 > M 2 > M 3 > M 4> M 5
Cette relation d’inclusion est réalisée par les regards: comme chaque personnage regarde le
suivant en train de regarder un autre encore, ou de peindre l’image de celui-ci – image qui
est le résultat aussi d’un regard − la photo est constituée par une chaîne de regards qui
vont, tous, dans la même direction et témoignent d’un même désir de voir.
Il faudrait aussi remarquer le fait étrange que les extrémités de cette chaîne sont absentes
de la photo: la première, le photographe – en fait, l’observateur − , l’auteur du regard
constitutif de l’image, et la femme (M 4), l’objet du regard du peintre, la dernière dans la
chaîne, qui est, disons, l’élément justificatif de l’image car c’est afin de la voir, elle, et de
(sa)voir ce que le peintre voit, que tout le monde (M 1 – M 3) regarde de ce côté-là. La
4
chaîne des regards est donc constituée à partir du photographe dans le sens que c’est lui qui
la transforme en image − il en est donc la cause efficiente (le moteur), dirait Aristote – et va
jusqu'à la femme, qui en est la cause matérielle.10
Remarque 1: les deux allégories
Or, s’il y en a trois regardeurs – M1, M2 et M3 – dont on ne voit que les deux derniers,
l’image cache justement ce qui conduit à sa constitution: le producteur (le photographe, ou
l’observateur) et la cause, l’impulse de la production: la femme.
En anticipant un peu ce qu’on verra plus tard dans le détail, on peut supposer, dès
maintenant, que la photo est, ou pourrait être vue ainsi, une allégorie du regard et, en même
temps, une allégorie de l’art car c’est une condition générale de l’art que l’artiste et le prototype,
celui, ou celle-là, dont l’art nous offre l’image, soient absents!
M 2.2
Nous avons parlé jusqu’à présent du monde M 2 en considérant seulement le monsieur (M
2.1); il est temps d’y retrouver le chien (M 2.2), celui qui nous regarde, nous, y compris le
photographe.
En tant que chien du monsieur, il est son adjuvant, car il empêche dans “la réalité “le
photographe de contourner le groupe par la gauche. D’autre part, ce chien ne montre
aucun intérêt pour la narration N 1. Il se trouve à côté du monsieur, mais il montre une
attitude tout à fait contraire: si celui-ci est assez ambigu (voir plus loin) par rapport au
groupe du peintre et de la femme, le chien, lui, est carrément hostile au photographe (M 1).
Il est d’ailleurs le seul à s’apercevoir de son existence et à l’observer très attentivement, ce
par quoi il est, en fait, le seul témoin de son acte photographique.
L’objet regarde le producteur, (quelque chose dans) l’image regarde l’artiste. Il y a donc
une réponse, un retour du regard, destiné au premier regardeur, l’observateur. (On peut
d’ailleurs s’imaginer que la femme regarde, elle aussi, le peintre, mais on n’en peut pas être
sûr). Autrement dit, il y a une deuxième ligne de regards qui va de l’arrière−plan de la
photo vers l’avant−scène, à la rencontre de la première chaîne. Cette seconde ligne est
interrompue, ou réduite au seul regard du chien, ce qui, justement, souligne son
importance. En plus, le regard du chien est le seul regard enregistré par le photographe car,
au reste, on ne voit que des regardeurs, et non pas leurs regards.
10
Selon La Métaphysique, V, 2, la cause matérielle d’une statue de Hercule est le bronze dans lequel
elle est sculptée, la cause formelle est (l’image de) Hercule, la cause efficiente (le moteur), le
sculpteur, et la cause finale, son but, la glorification de Hercule. Si on pense à la scène de la peinture,
on pourrait dire que sa cause matérielle est la femme – et non pas la banale toile, ou les couleurs – sa
cause formelle, le portrait, en tant que genre, et sa cause efficiente, le peintre. Mais sa cause finale
serait quoi, le nu ? Ceci signifierait que nous prêtons au peintre, dès le début, l’intention de peindre
un nu, au lieu d’un portrait. L’interprétation commence donc sur le champ et elle continue au galop,
si l’on passe à la photo. En effet, on pourrait, par analogie, affirmer que le matériel dont on fait la
photo n’est pas le banal papier, mais la scène sur le pont et que sa cause efficiente est Doisneau. Mais
quelle serait alors sa cause formelle, la forme poursuivie par Doisneau, et quel serait son but ?
Difficile à dire. Il ne me reste qu’à espérer que l’analyse que j’essaye de faire par la suite, pourrait
nous en approcher.
5
Il serait logique de considérer cette seconde suite de regards, ainsi que nous l’avons fait de
la première, comme une deuxième ligne de narration, N 2, aussi bien qu’une seconde
relation de communication, “chien – photographe”, assez inattendue, et qui s’oppose à la
première, qui relie les mondes M1 – M4. L’épisode du chien, d’autre part, n’est plus
homodiégétique par rapport à la première ligne de narration, N 1, qu’on est en train de
suivre: il est hétérodiégétique à N 1 dans le sens que le “montreur” introduit, ainsi qu’un
narrateur dans un texte, un nouveau personnage qui ne provient pas du reste de la
narration, à savoir les mondes du monsieur, du peintre, de la femme et de la peinture11.
Si le chien est, d’une certaine manière l’adjuvant du monsieur, il incarne aussi, vu son
attitude, un autre rôle actantiel, dans l’autre monde narratif, N 2: il pourrait être vu comme
l’opposant, ou l’anti-sujet de l’observateur car dans le monde de l’observateur (M 1), c’est
lui, le chien, qui empêche celui-là à exercer sa fonction narrative “voir la femme”(ceci
présuppose évidemment que l’observateur est animé par un tel “vouloir voir”).
Il est ainsi intéressant à observer que le chien est “habité” par deux actants différents, ce qui
est thématisé par le fait qu’il semble tiraillé entre deux mouvements opposés: l’un vers le
monsieur, son maître − qui lui tient, d’ailleurs, la laisse, assez mollement, comme s’il voulait
le laisser choisir “librement” son attitude − et l’autre vers la gauche, afin de barrer le
chemin à l’observateur. Or, nous verrons par la suite, que le monsieur est, lui aussi, tiraillé
entre deux attitudes différentes. Ce monde M 2 semble donc être habité par des indécis
mais dont l’indécision est hautement significative pour l’ensemble de la photo. (On verra
plus loin que, dans un autre sens, le chien peut être vu aussi comme une sorte de
représentant de la femme).
Reprenons la discussion. On a vu que les regards fonctionnent dans la photo en deux
directions − du devant de la scène vers son arrière-plan, et l’inverse – et que, dans le
premier cas, on voit les regardeurs, mais non pas leurs regards, car les gens nous tournent
tous le dos, dans le deuxième cas on voit tant le regardeur (le chien) que son regard12.
Il s’agit ainsi, dans la photo de Doisneau, de deux objets théoriques, du regard et d’un contre
regard qui constitue la réponse au premier; si communication y en a, elle est constituée par
les regards de deux côtés. La réciprocité est assurée par le chien: nous commençons
maintenant à comprendre pourquoi la photo a un titre qui le met en vedette, Fox-terrier sur
le Pont des Arts.
M3
Dans ce monde le peintre est le regardeur, car il regarde la femme, mais, vu du M 2 et du
M 1, il est l’objet du regard du monsieur et, respectivement, de l’observateur. Il est
homodiégétique par rapport au récit N 1 mais, de nouveau, les prédicats intra − et
extradiégétiques s’inversent dans son cas, ainsi qu’auparavant dans le cas du monsieur. Le
peintre se situe hors du monde de la femme, sauf son action de la peindre (voir aussi plus
loin), tandis qu’il reste interieur au monde vu par le monsieur: “homme peint femme ”. La
loi de répétitivité d’un monde à l’autre, déjà remarquée, est de nouveau confirmée.
Cependant, à la différence du monsieur, le peintre regarde et en même temps peint la
femme: son monde est un monde d’action. Vu ainsi, M 3 répète l’acte du photographe,
l’énonciateur de la photo. Le peintre, aussi bine que le photographe, “met sur papier” ce
11
Gérard Genette, Figures III, Seuil, 1972, p. 91. Voir aussi Shlomith Rimmon-Kenan, Narrative
Fiction, Methuen, London, 1991, p. 47.
12
Il y a une ressemblance de la photo avec plusieurs peintures, dont Las Meninas de Velázquez, en ce
qui concerne le jeu de regards entre l’observateur et les personnages, surtout le peintre, que
j’aimerais bien étudier une autre fois.
6
qu’il voit, transforme en image ce qu’il perçoit. Par contre, le monsieur reste passif, il
cherche seulement à voir plus clair, immobile, semblable, en ceci, à la femme qui, immobile
elle aussi, se laisse regardée (par tout le monde) et peinte par le peintre.
Il y a donc une alternance entre les mondes envisagés par Doisneau selon l’opposition “actif
(M 1, M 3) vs passif (M 2, M 5)”, ce qui assure le rythme de sa photo.
D’autre part, si le peintre peint ce qu’il voit, est-il, par son regard, en communication avec la
femme et va-t-il vérifier sur le vif la fidélité de sa peinture? On peut s’en douter. Disons,
pour l’instant, et en nuançant ce qu’on a dit plus haut, que la situation du peintre est
différente de celle du monsieur, sans être, pour autant, similaire à celle du photographe. La
différence est d’ailleurs thématisée par la position physique du peintre car il tourne son
corps seulement un quart vers la femme, tandis que le monsieur se tourne à moitie. Le
peintre regarde la femme presque en face tandis que le monsieur essaye de lui jeter, à elle
et/ou à son image, “un regard oblique ”, ainsi que le monsieur d’une autre photographie de
Doisneau.13 Cette différence dans l’acte visuel conduit, ainsi que dans les actes de parole, à
une différence dans le succès de l’opération. En plus, le peintre voit bien la femme parce
qu’il n’y a pas d’obstacle entre eux, tandis que le monsieur la voit mal à cause d’un double
obstacle, le peintre et son chevalet, ce qui le fait chercher une autre position pour lui jeter
un regard à travers les deux obstacles. Pourtant, cet effort n’aboutit pas, je crois, car – autant
que nous puissions voir, nous les spectateurs situés dans le sillage de l’observateur, et non
pas dans celui du monsieur − il n’y a pas d’ouverture entre le peintre et le chevalet. “Le
regard oblique” du monsieur est accompagné, donc, d’un “regard à travers”, et les deux
sont les signes d’une mauvaise vue qui ne conduit pas à une conjonction entre le sujet et
l’objet du regard. Par contre, le regard en face aboutit à une telle conjonction. On dira alors
que l’opposition entre les types de regards du monsieur et du peintre conduit aussi à
l’opposition entre un sujet de voir actualisé (disjonction de l’objet) et un sujet de voir réalisé
(conjonction). (Pour le rôle de l’obstacle et de l’écran, aussi bien que ces types de regards,
voir plus loin Remarque 4: vers une théorie de l’écran, à la p. 12)
M4
Ce monde est celui de la femme. Elle est regardée par le peintre (M 3), aussi bien que par le
monsieur (M 2.1) et l’observateur (M 1) qui essayent, tous les deux, de la voir, mais n’y
arrivent pas. Elle reste invisible, sauf sa chaussure métonymique, entrevue par
l’observateur, mais non pas par le monsieur. On ne peut donc rien dire sur ses regards, ni
même si elle jette un regard, parfois, au peintre.
Comme auparavant, ce monde aussi est intradiégétique et homodiégétique par rapport aux
mondes précédents mais il n’est plus extradiégétique par rapport à aucun autre monde. La
fonction du regard étant retirée à ce personnage − au lieu de lui être confirmée, comme
dans les mondes précédents − la série des mondes enchâssés finit ici. L’objet du regard de
tout le monde, n’a plus, curieusement, un objet de regard à elle.
Remarque 2: sur le sujet
Dans la photo de Doisneau, exister signifie regarder. Qui n’a rien à regarder, n’existe pas,
ou plus, est invisible, est seulement un objet, l’objet du regard des autres. Il n’y a pas
d’autre sujet, chez Doisneau, que le sujet de voir.
13
Un regard oblique ”, 1948, in: Jean-Claude Gautrand, op. cit., p. 78-79.
7
M5
Par contre, le seul monde qui n’est pas animé, mais existe seulement en tant qu’objet,
qu’une image, est la peinture sur le chevalet. Elle est regardée à partir des mondes
précédents M 3, M 2.1 et M 1, mais non pas par le chien, ni par la femme, mais elle est
toujours vue partiellement. La peinture et le chevalet sont contigus au monde du peintre
(M 4) mais séparés de celui-ci car le peintre ne la touche que par son pinceau.
M6
Il y a cependant encore un personnage, le “passant”, qu’on oublie d’habitude: le monsieur
qui sort du cadre à gauche. Il nous attire l’attention sur la perspective diagonale du pont
dans la photo qui relie “notre” bout du pont sur la Seine, du côté du Louvre, de l’autre, du
côté de l’Institut de France. Le personnage sortant suggère un certain cadre de la narration
et contribue un peu à éclaircir son ambiguïté. En effet, il est parti (très probablement) de ce
côté-ci du pont afin de le traverser, ce qui veut dire qu’il est passé tout près du peintre et de
la femme. S’est-il arrêté pour les regarder, comme le fait notre monsieur? La composition
de la photo suggère plutôt le contraire. Le monsieur au chien arrive sur le lieu
certainement de notre côté car, autrement, il aurait vu la femme avant et il ne sentirait plus
le besoin de savoir si elle est nue, ou non: il l’aurait su déjà. Comparée a sa curiosité,
l’attitude du passant semble suggérer juste le contraire, c’est-à-dire l’indifférence: il n’a rien
remarqué de spécial dans la séance du portrait, ou, s’il l’a fait, il ne l’a pas jugé digne
d’intérêt et il a continué tranquillement son chemin. Cette impression est soulignée par le
fait que personne parmi les autres personnages ne le regarde, ni le peintre qui, peut-être ne
l’a même pas vu, ni le photographe qui s’en aperçoit au dernier moment avant qu’il sorte
du cadre. Ce monde M 6 est donc, simplement, non marqué dans la photo: il est
extradiégétique par rapport à l’action “homme regarde homme en train de peindre femme”
(mondes M 2−M 5) et il est aussi hétérodiégétique par rapport aux deux récits constatés
jusqu’à présent sur ces mondes: le monsieur indique une possible suite d’actions mais,
n’étant pas regardée, celle-ci n’est pas narrée et ne reste que l’objet d’une reconstruction
rétrospective, ainsi que je l’ai fait moi-même. Les seuls personnages hétérodiégétiques dans
la photo sont donc le chien et le passant, et aucun d’eux ne deviennent le point de départ
d’une nouvelle narration. D’autre part, le passant est intradiégétique dans le monde M 1 de
l’observateur, aussi bien que le chien, et les deux doivent donc avoir une certaine relation
au reste de ce monde. On reviendra sur leurs fonctions plus tard (chapitre III. 7 et V).
2.2. Le jeu des perspectives
La vue partielle du monsieur (M 2.1) diffère de celle de l’observateur (M 1), partielle elle
aussi: chacun voit une partie de ce que voit l’autre. En fait, il y a un croisement entre ces
deux perspectives, ce par quoi trois angles de vue (AV) surgissent dans la photo:
Angle de vue 1: point de fuite, le corps de la femme en réalité
L’observateur se trouve en ligne avec le peintre et le soulier − visible pour lui − de la
femme, tandis que le monsieur se trouve sur une autre ligne avec le peintre: pour lui, le
soulier reste invisible. L’angle de deux vues est localisable aux pieds du peintre.
8
Angle de vue 2: point de fuite, le tableau
L’observateur voit une partie du portrait, tandis que le monsieur voit une partie plus
grande, peut-être le portrait tout entier. L’angle de deux vues est localisable aux pieds du
chevalet.
À la différence du monsieur, l’observateur peut comparer les deux mondes, le réel et
l’image (M 4 et M 5), bien qu’il les voit, tous les deux, seulement en partie: il lui manque le
reste du corps dans chacun de ces deux mondes. Par conséquent, l’observateur peut
remarquer l’incongruité entre les mondes en question (voir plus bas le chapitre I 4). Cette
incongruité est le deuxième manque qui aiguise sa curiosité et déclenche son “vouloir
(sa)voir (plus)” (voir plus bas, Remarque 5).
D’autre part, le monsieur voit le tableau, mais pas du tout le soulier: le manque, pour lui,
est le “ne pas pouvoir comparer “l’image avec la réalité et donc l’incertitude par rapport à
l’existence du nu. Il y a donc un “ne pas savoir” commun aux deux regardeurs par rapport
à l’objet commun de leurs regards.
2.3. Voyeurisme et véridiction
Les deux regardeurs mâles “se partagent” donc, dans leurs “visions”, le corps de la femme:
l’observateur n’a que le plaisir de voir deux fragments – image et réalité – de son corps, ce
qui le fait désirer voir le corps entier, tandis que le monsieur jouit seulement d’une image,
ce qui le fait désirer voir le corps réel. Les deux sont, d’une manière bien différente, des
voyeurs qui s’excitent, l’un métonymiquement, de la partie au corps entier, l’autre,
métaphoriquement, de l’image au réel.
Remarque 3: les formes du désir
Le désir semblerait alors avoir, selon Doisneau, deux causes: la vue partielle (sur le réel) et la
vue déléguée (du réel à son image) mais ces causes elles-mêmes nous sont indiquées − voir
plus bas − seulement pour nous faire comprendre qu’il n’y a pas des vues et directes et
complètes sur le monde: elles n’existent pas, ou elles ne nous sont pas permises. Le désir
n’aboutit jamais à son objet.
Ceci nous rappelle, d’ailleurs, et d’un point de vue stricte sémiotique, la modulation par
véridiction: au secret qui fait frémir sur place le monsieur, s’opposerait l’acuité de
l’observateur: en remarquant le soulier, il craint le mensonge. La comparaison de deux
angles de vue, AV1 et AV2, relevante d’une certaine mentalité masculine, s’appuie sur une
évaluation plus profonde que nous pourrions mieux formuler comme un jugement
véridictoire, posée par les deux regardeurs dans les termes d’une question lancinante: estce que ce qui paraît un nu (sur la toile), est vraiment un nu (dans la réalité) ? Est- il, alors, le
portrait, VRAI, ainsi que le croit le monsieur? Ou bien, le paraître du nu (sur la toile) est
contredit par le vêtu de la femme (en réalité), ainsi que le soulier et le contexte fait
supposer l’observateur ? Est-il, alors, le portrait plutôt un MENSONGE ? Cette dernière
véridiction devrait inquiéter le peintre aussi parce qu’il est bien dans la position de savoir,
directement, que la femme n’est pas nue (en réalité) bien qu’il la fasse paraître ainsi (sur la
toile). Mais le peintre ne semble pas du tout troublé par une telle suspicion.
Ce jugement véridictoire sera, lui aussi, repris plus tard (dans le chapitre VI 2). Retenons
pour le moment le fait qu’il confirme encore une fois la riche signification du “doublage”
des deux regardeurs, l’observateur et le monsieur, leurs ressemblances et leurs différences.
9
Ainsi, AV 1 et AV 2 construisent :
1. un espace commun de “vouloir (sa)voir” des deux regardeurs par rapport a leur objet
commun,
2. un espace de différence entre leurs vues, dû aux obstacles intermédiaires et,
néanmoins,
3. un espace de similarité modale: “ne pas pouvoir (sa)voir” qui constitue une double
disjonction entre regardeurs et objet regardé;
4. un espace de non compétence, commun aux deux regardeurs, en dépit de leurs
positions diégétiques différentes: observateur et sujet du voir.
Tels manques devraient déclencher par la suite une quête du sens selon un trajet narratif
dans l’image. Mais aucun de deux sujets actualisés par la disjonction ne le fait: les
(éventuels) éléments narratifs parsemés dans l’image sont systématiquement bloqués. Même
plus, aucun des personnages de la photo n’est pas capable de développer une narration,
quelle qu’elle soit (voir aussi plus bas, le chapitre III. 5).
Angle de vue 3: point de fuite, l’observateur
Cette fois, la perspective est inverse: c’est l’observateur qui est le point de fuite d’une
perspective d’un personnage: il devient l’objet du regard du chien D’autre part, il pourrait
être regardé, virtuellement, par tous les autres personnages, s’ils décidaient de se retourner
vers lui. Or, justement, ils ne le font pas. Pourquoi ? Il faudrait que nous trouvions une
explication par la suite.
2.4. Les relations entre les mondes M 3, M 4, M 5 et M 6
Avant d’aller plus loin, nous nous attardons encore un peu sur l’attitude du peintre. Il est,
en fait, le seul à voir clairement la femme aussi bien que son image: il peut les comparer et
décider ce qu’il fera par la suite. Si nous, situés dans la position du photographe et de
l’observateur, regardons dans l’image la toile, le soulier de la femme et le banc,
l’incongruité entre ce que nous supposons être la réalité, et l’image, saute aux yeux. Dans le
tableau, la femme est allongée sur une espèce de lit et sur un rouleau lui servant de
coussin, le bras gauche serré sous la tête, tandis que sa chevelure abondante lui cache le
visage. Il est vrai, le rouleau est incliné à 45º, ce qui pourrait donner l’impression, à la
rigueur, qu’il ressemble à l’une des planches de bois du banc entrevu dans la réalité. La
position très étendue de la femme semble pourtant exclure la possibilité qu’elle repose ainsi
sur un support si dur que le dossier du banc; le banc ne peut pas lui offrir dans le monde
réel (M 4) le même confort que le lit dans l’image (M 5). Par contre, le pied chaussé de la
femme dans la réalité indique une pose moins détendue du corps que celle peinte dans le
tableau. Dans la réalité, la femme est assise, plutôt ramassée sur soi-même: ni son ventre ne
pouvait alors être si mollement étendu, ainsi que sur le lit, ni les seins saillir aussi excitants.
En plus, un point lumineux dans le coin gauche d’en haut suggère dans la toile une
veilleuse qui n’existe pas, ne peut pas exister dans la réalité.
Le “génie malin”de Doisneau le fait choisir le cadrage de la scène d’une manière si précise
qu’il coupe le corps peint de la femme, par le corps du peintre, exactement au niveau du
bas ventre: ce n’est donc pas seulement l’articulation des jambes qui se trouve exclue du
champ de la visibilité de l’observateur et du monsieur, mais aussi, et très exactement, le
sexe de la femme. En plus, ses deux corps, celui réel et celui peint, ne sont pas parallèles –
10
s’ils l’étaient, nous aurions pu croire que leurs poses, au moins, sont similaires − mais ils
font l’angle d’une manière bien évidente. Il s’agit donc, dans le tableau, de la dissimulation
du sexe aussi bien que de la déformation du corps.
En conclusion, et vu l’information contextuelle – il fait froid, il s’agit d’un lieu central dans
la topographie de Paris – il semble peu probable que le nu du tableau soit le corps de la
femme en réalité.14
Le peintre, évidemment, sait tout ceci. Sa tête est un peu inclinée sur le tableau: il semble
plus motivé à travailler par celui-ci, que par la fidélité envers le modèle.
Que se passe-t-il alors ? On dirait bien que le peintre ne peint pas le modèle, mais un corps
imaginaire, peut-être inspiré partiellement par celui-là, mais certainement pas similaire. Le
tableau sort de l’imaginaire du peintre, non de la réalité: l’image de la femme n’est pas une
copie conforme du réel. Le peintre n’est pas un “réaliste” mais un de ces peintres parisiens
– traditionnellement groupés sur la butte Montmartre – qui peignent selon le désir du
commanditaire, mais en fait selon leurs propres clichés. Vue de cette manière, la femme du
tableau ne trahit pas seulement l’inconscient du peintre, mais aussi un mythe masculin
collectif. Le corps de la femme doit être séduisant selon les critères des images érotiques
vendues dans tous les coins du monde: les seins, le ventre et les jambes doivent provoquer
le désir de l’homme, le visage de la femme ne compte pas: il est d’ailleurs, dans le tableau,
caché par la chevelure. Dans ce sens, on pourrait dire que le peintre est aussi “aveugle”
devant le corps réel de la femme que le passant de toute à l’heure. Ces deux hommes se
trouvent d’ailleurs, et non pas par hasard, je crois, dans la même partie du pont, en
opposition avec son avant-scène qui regroupe le public: le monsieur, son chien et
l’observateur.
Est-ce que le tableau, dans le stade final, va être approuvé par la femme réelle, si c’est elle
le commanditaire ? Nous ne le savons pas et nous ne le saurons jamais car la photo ne peut
pas raconter la suite de l’histoire, étant par définition, “un récit inachevé ”, ainsi que je l’ai
proposé moi-même une fois15
La femme réelle ne signale d’ailleurs aucunement son intérêt pour le tableau, elle attend la
fin de la séance, et rien de plus. Sa passivité totale s’oppose au travail concentré du peintre
qui ne prête pas l’attention à quoi que ce soit autour de lui: il donne l’impression de ne pas
être au courant de la présence du monsieur et de son chien, ni du photographe, ni de celle
du passant qui les avait précédés. Le peintre et la femme sont tout à fait immobiles et ils ne
semblent pas se parler non plus. La femme, rendue invisible par le corps du peintre et le
chevalet, ne voit d’ailleurs pas, et pour la même raison, ni le monsieur, ni le photographe.
Les écrans entre elle et les regardeurs, prohibitifs pour ceux-ci, ont la même fonction pour
elle-même: elle ne voit ni qu’on la regarde et qu’on cherche en vain à percevoir son identité
corporelle réelle, ni qu’il y a une grande dissemblance entre elle et son image car elle ne
regarde le tableau non plus. En fait, on ne sait pas si elle regarde quelque chose ou elle reste
simplement assise, perdue en soi-même, car personne, sauf le peintre – mais fait-il vraiment
attention à son modèle ? – n’aperçoit rien de cette femme invisible (à part son soulier pour
l’observateur). Le paradoxe de cette photo, où le pragmatique et le cognitif sont tellement
soulignés du côté regardeurs (voir plus loin l’explication de ces termes), est que leur
commun objet de regard n’émet ni des signes pragmatiques, ni cognitifs. Enveloppée dans
son mystère, l’unique femme de ce monde masculin dresse devant leur quête de sens un
14
J.M.Floch fait aussi une remarque dans ce sens (Les formes de l’empreinte, p. 52)
Sorin Alexandrescu: “La photo, ou le récit inachevé ”, in: Rhétorique et image. Textes en hommage à
Á.Kibedi Varga, sous la rédaction de Leo H.Hoek et Kees Meerhof, Rodopi, Amsterdam, 1995, p. 13-33.
15
11
complet refus du sémiotique. C’est peut-être la meilleure manière de défendre son identité,
face à l’insistance mâle: leur opposer une fin de non-recevoir.
En généralisant un peu du côté esthétique, on dirait que le modèle du peintre, selon
Doisneau, ne semble pas s’intéresser à son image. On peut lui supposer la même
indifférence envers l’éventuel public: elle pose au peintre, mue par son propre désir, ou à la
demande, ou l’ordre d’un destinateur tiers: elle est ou bien naïve, ou bien une
professionnelle payée à poser. Moche, banale ou intéressante en réalité, elle s’en soucie de
son image peinte comme de l’an quarante. Le corps réel est indifférent au corps peint, la
réalité ignore superbement la peinture, ou l’usage qu’on en fait. Le peintre, aussi bien que
son modèle, semblent s’intéresser seulement au paraître du corps peint, et non pas à son
être. Le corps peint de la femme en question doit se conformer seulement à un stéréotype
(culturel, mythique), et non pas à la réalité d’une femme individuelle. Le peintre peint son
inconscient, ou ce que le marché lui demande, et non pas la réalité, et la réalité s’en moque
pas mal de ce qu’elle devient.
Le monde de la diégèse – le peintre, son travail et son modèle – constitue donc dans la
photo seulement en apparence un monde cohérent. La “fidélité” au modèle, de la part du
peintre, relie les participants aussi peu que le contrôle de l’image par le commanditaire,
et/ou le modèle. On a vu aussi qu’ils ne semblent pas se parler, ou se regarder, non plus. Le
trait troublant de ce groupe est leur manque de communication interne.
Par contre, la cohérence du groupe préoccupe hautement ses interprètes: le monsieur et
l’observateur. C’est hors le groupe central de la création que surgit l’intérêt pour le sens de
la création. La fidélité au modèle préoccupe, en fait, seuls les spectateurs. Au regard
“aveugle” du peintre et du passant s’opposent les regards avides du monsieur et de
l’observateur. Il n’y a qu’eux à “vouloir (sa)voir” ce qui se passe. La dimension sexuelle
(cachée) de la photo est accompagnée par sa dimension cognitive (très appuyée).
Les deux attitudes dominent la scène selon la ligne de partage du pont, située près des
pieds du peintre: son en deçà et, respectivement, son au-delà. Ici, ce sont le regard et le
contre regard, “le vouloir (sa)voir”, la curiosité ambiguë du monsieur et la curiosité
réfléchie du photographe qui font la loi; au-delà, règnent le “non vouloir (sa)voir” et le non
regard du passant et peut-être aussi de la femme. La ligne de partage du pont partage, en
fait, le “non regard” du “regard” et du “contre regard” : le non sémiotique du monde “en
soi” s’oppose au sémiotique de son interprétation.
Remarque 4: le symbolique de l’espace
Un extraordinaire parallélisme semble régler la composition de la photo: aux trois
personnages intéressés par la fidélité de la peinture qui habitent les mondes M 1 et M 2,
s’opposent les trois indifférents − le peintre, la femme et le passant − des mondes M 3, M 4
et M 6. On dirait que le public, de ce côté-ci de la ligne du partage du pont, s’oppose à l’acte
de peindre de l’autre côté de la ligne de partage comme le monde de la passion s’oppose au
monde de l’indifférence. Entre eux surgit l’Image (M 5), ambiguë, saillante, irréductible à la
réalité et fermée sur soi, indécidable et invérifiable, et ceci selon l’avis tant des réalistes, des
irréalistes, que des indifférents parmi les regardeurs de la photo.
Remarque 5: vers une théorie de l’écran
Enfin, une théorie de l’écran pourrait surgir d’une analyse plus poussée de la signification du
peintre (M 3) et de son chevalet (M 5) dans l’économie de la photo. Le peintre et son chevalet
jouent pour le monsieur (intégralement) et pour l’observateur (partiellement), les deux
actualisés par la disjonction de l’objet du voir “la femme ”, deux rôles opposes. Ils sont ou
12
bien leurs adjuvants parce qu’ils les aident à voir au moins le substitut “l’image de la femme”
au réel, “la femme ”, ou bien leurs opposants car ils les empêchent, en même temps, à voir la
réalité. Les mêmes acteurs peuvent donc jouer des rôles actantiels opposés: obturer la vision
directe, ou la transformer en vision indirecte; c’est selon notre point de vue.
Le dilemme est pourtant quelque chose d’essentiel. La transformation aide une réalité
interdite à devenir une image tolérée: le veto bascule, grâce à un simulacre, dans le permis.
Les modalités déontiques connaissent sur le schéma négatif du carré sémiotique − la
contradiction entre interdiction et permissivité – un moment de répit selon une
“transsubstantiation”: le réel devient image et, même si l’image n’est pas parfaite, et elle ne
l’est certainement pas, on nous accorde la faveur de la regarder et de jouir d’elle. C’est
l’écran qui est l’opérateur de change: il laisse voir le réel seulement au prix d’un changement
essentiel, et ceci ou bien par la projection de l’image du réel sur soi, ou bien en filtrant le
réel à travers soi.
Il y a donc des vues directes, sans écrans intermédiaires, et des vues indirectes, aidées ou
gênées, on n’est jamais sur, par les écrans. La vue directe sur la Chose est interdite, ou
impossible; la vue indirecte, par contre, est permise. Ce qui transforme la vue directe en vue
indirecte, et la rend ainsi permise, est obtenue ou bien par une dématérialisation, mais aussi
une sublimation de la Chose en image, ou bien par le filtrage de la vue par un écran, ce qui
donne une vue à travers: ce que le monsieur essaye, en vain, d’entre-voir parmi le chevalet et
le corps du peintre.
Nous dirions alors que les vues indirectes sont des vues à travers, des vues obliques ou des
vues sublimées (épurées, rendues donc cosmétiques, ou simulées) par des écrans. Le
sublime serait-il alors une autre forme de simulation ?
Il est frappant de constater que l’image (artistique) fait partie de l’appareil d’une vue
indirecte, que l’art surgit alors qu’un écran s’interpose entre le réel et le regardeur. L’art est
là où un écran nous cache le réel. L’art est invérifiable car la projection de l’objet à voir sur
un écran nous coupe, définitivement, de l’objet réel. L’art visible renvoie le réel dans
l’invisible. Le peintre est là pour nous le suggérer, le photographe ne fait que le constater et
de le rendre plus riche par la visualisation de la scène primaire.
La scène de la peinture est une mise an abîme de la scène de la photographie.
Le peintre fait le monsieur et l’observateur voir l’image de la femme au lieu de la femme. Le
photographe nous fait voir la scène complète: l’acte de dissimuler le réel (sauf une
“étincelle”: le soulier !) derrière l’image et l’acte de le sublimer en image.
Serait-elle, celle-ci, la morale de la fable offerte par Doisneau ?
3. L’observateur, le regard et l’énonciation
3.1. Homologations
La comparaison des mondes nous montre un certain système répétitif de la composition, ce
par quoi plusieurs homologations nous semblent possibles.
Vue en arrière ≈ Vue de dos
Vue en avant
Vue d’en face
≈ Regardeurs sans regards ≈ Masculin ≈ Humain
Regardeur et regard
Féminin ?
Animal
La première vue – la vue en arrière − est celle de l’observateur sur le monde narratif, ce
qu’il voit, lui; la seconde – la vue en avant − indique une vue sur l’observateur et qui nous
dévoile le fait que le monde, lui aussi, voit celui que le regarde. Jean Pouillon nommait la
13
vue en arrière, “vision par derrière”: le narrateur se situe littéralement derrière un certain
personnage. Tzvetan Todorov interprétait cette vision comme désignant la situation dans
laquelle le narrateur sait plus que le personnage sur la situation donnée, ou il est même
omniscient, ainsi que les bons auteurs classiques. Il y a, d’autre part, la situation dans
laquelle les connaissances du narrateur et celles du personnage sont plus ou moins égales:
ce qui les différencient alors c’est le point de vue spécifique à chacun16. Or, il est évident que
l’observateur sait quelque chose de plus que le monsieur – il voit le soulier de la femme ! –
bien qu’il reste, néanmoins, prisonnier de son propre point de vue: il ne sait pas certainement,
lui non plus, si la femme est nue, bien qu’il puisse faire une supposition plutôt négative
grâce au soulier. Doisneau double donc un personnage à la vision limitée par un
observateur (narrateur, montreur), qui a une autre vue, il est vrai, mais cette vue est limitée,
elle aussi. L’observateur voit les choses autrement que le personnage mais il ne sait pas plus
que lui. Le second point de vue n’est pas meilleur que le premier, il est seulement un peu
différent, comme s’il voulait souligner comment est-il difficile à prendre une décision sur la
vérité. L’observateur ne corrige pas le personnage, il introduit seulement un doute sur lui.
Nous comprenons maintenant que la “doublure” n’a pas la fonction d’éclaircir une
ambiguïté, mais d’approfondir sa signification.
3.2. L’observateur selon Genette
D’autre part, rappelons-nous que Genette distinguait dans un texte entre le mode et la voix
en posant les questions, différentes, “qui voit?” et “qui parle?”; la réponse à la première
indique le personnage “dont le point de vue oriente la perspective narrative ”.17 De la
même manière, on pourrait dire que, dans la photo de Doisneau, c’est le point de vue de
l’observateur qui oriente la perspective narrative car c’est seulement lui, et non pas le
monsieur, qui voit le soulier et se pose le problème d’une éventuelle incongruité entre le
tableau et la réalité.
La distinction de Genette fonctionne donc dans une image visuelle aussi, et elle est
essentielle, mais on doit la formuler autrement car ici personne ne “parle” au sens propre
du mot. Nous dirons alors que, en dépit du fait que les deux personnages sont également
en état de regarder, l’observateur est, en appliquant cette définition narratologique à l’image
visuelle, celui qui fait dans l’image, ainsi que le narrateur dans le texte, le cadrage de la vue;
par contre, le personnage compris dans ce cadrage ne regarde que ce que l’observateur, par
son cadrage même, lui permet de regarder (voir plus bas d’autres définitions, plus poussées,
de l’observateur, dans les chapitres III. 4 et III. 6).
Remarque 6: nous et le monde
On se rappelle que le photographe n’est pas seulement le sujet de l’acte photographique,
mais aussi l’objet du contre regard du chien, ou du monde photographié. Nous, les
spectateurs, qui occupons le même endroit que le photographe, empruntons les mêmes
rôles que lui: d’une part, nous regardons le monde, d’une autre part, nous sommes
regardés par celui-ci. Cependant, si nous savons que le monde se fait une image de nous,
nous ne pouvons jamais savoir quelle est cette image: sauf exception18, celle-ci fait défaut.
16
Gérard Genette, op. cit. p. 206.
Idem, p. 203.
18
Voir Erich Salomon, “Ah, le voilà ! Le roi des indiscrets” Paris, 1931, in: Icons of Photography. The
20th Century, edited by Peter Stepan, Prestel Verlag, Munich, New York, 1999, p. 51. Un des
17
14
On parlera alors de deux fonctions du photographe, ou de l’artiste: d’une part, il voit le
monde et nous implique dans son regard, nous fait savoir ce qu’il voit, nous emmène à
partager sa vue. D’autre part, il peut nous signaler aussi le fait inverse, à savoir que le
monde nous regarde, il peut même nous montrer ce fait, donc le contre regard, mais il ne
peut pas nous faire partager aussi l’image que le monde s’en fait de nous. On peut partager
le regard de quelqu’un sur le monde et l’image qu’il s’en fait, mais on ne peut pas partager
le contre regard du monde sur nous et la manière dont nous sommes vus. Autrement dit,
nous pouvons connaître le monde, mais non pas la manière dont le monde nous connaît,
bien que nous soyons avertis du fait que le monde nous connaît.
Remarque 7: l’Objet, ou le (sa)voir mâle
On peut spéculer aussi sur d’autres aspects des homologations ci-dessus. Le gender-criticism y
trouve la confirmation du fait, très répandu, que le regard dominant dans une image est le
regard dominateur dans la société: celui du mâle (en fait, de trois mâles) sur la femme
(seule); ce regard coïncide avec la perspective en profondeur dans l’image qui est l’axe du
désir de la photo. D’autre part, la même critique remarquera, ironiquement, que ce désir, et
ce pouvoir mâle, restent invisibles dans l’image et qu’ils sont aveugles, ou tenus pour
aveugles, car le photographe n’enregistre que les signes (corporels) du regard du monsieur:
il est d’ailleurs incapable de discerner quelque chose de la femme et il ne sait pas que le
peintre ne peint pas la même chose qu’il voit. Les trois regards mâles, donc, jetés sur l’objet
commun du désir, ou du savoir, ouvrent ici une autre boucle spéculative – mais nous ne la
suivrons pas − sur l’identité de l’objet du savoir et de l’objet du désir chez l’homme: savoir
ne serait, pour lui, que (sa)voir la femme! D’autre part, ces regards ne mènent à rien, ne voient
en fait rien, ils échouent dans leurs quêtes de (sa)voir. Puisque voir et savoir coïncident, en
partie, je choisis de dénommer dans cet essai l’objet de valeur de tous les regardeurs, le
“(sa)voir” .
Enfin, le contre regard est lui-même sujet à spéculation: incertain du côté femme, il est
évident du côté chien. Pourrait-on affirmer, alors, que − dans une perspective que le gender
criticism qualifie aussi, avec raison, comme perspective mâle – les regards défensifs du
féminin et de l’animal s’opposent, ensemble, aux regards dominateurs masculins ? Même
plus: si la femme elle-même est obturée dans l’image, il n’y a que l’animal qui répond, ou
résiste encore aux regards dominateurs dans ces mondes enchâssés. Le chien assume ici le
rôle de défendeur, ou bien d’un adjuvant de la femme, ainsi que je l’ai remarqué
brièvement plus haut. Ceci reprend, d’un côté, le préjugé, lui aussi masculin, sur
la ”similarité” entre femme et animal, mais, de l’autre, il faut bien le souligner, le chien
inspire, dans ce rôle, une vraie force (de conviction) justement par son air hostile, sinon
menaçant. Une fois de plus, on dira que le titre de la photo est très significatif. Il y a
apparemment une ironie, mais l’ironie a des sens profonds surprenants.
3.3. Le regard comme énonciation
Revenons, cependant, à une interprétation plutôt sémiotique de la photo.
Si l’on croit à une certaine similarité du regard et de la parole, dans le sens que le sujet du
regard agit sur, et dans le monde, d’une manière comparable au sujet de la parole, bien que
personnages fait le geste de montrer le photographe tout en prononçant les paroles du titre.
Doisneau suggère la présence du photographe par le chien, Salomon, par le geste et la parole: dans
les deux cas, cependant, nous ne le voyons pas comme tel.
15
par deux canaux sensoriels différents – il faudrait voir ensuite si on peut élargir cette
assertion à d’autres canaux aussi – on pourrait, alors, dire aussi que le sujet s’exprime dans
les deux cas par des actes analogues: il réfère au monde ou à lui-même, il engage une
communication avec un autre sujet, il déclenche une action, ou il réagit à d’autres actions, il
avertit, ordonne, informe un tiers etc.
Une typologie des regards sera alors une tâche pour l’avenir et conduira, peut-être, à
l’établissement des règles pour “la réussite” des “actes de langage” silencieux: le regard, le
geste ou le sourire.
Nous proposons que l’énonciation visuelle (par le regard) soit considérée analogue à celle par les paroles
(verbale). S’il y a énonciation au moment où le sujet s’approprie le système de la langue et,
tout en tenant compte de son ancrage dans l’espace temps en dans un certain milieu social,
produit un énoncé, alors on pourrait dire aussi que le sujet, en tenant compte de règles
semblables − ce qui pose l’existence, encore à démontrer, d’un système des regards – produit
un énonce visuel, à savoir un regard.
Si les paroles énoncées sont le résultat d’une énonciation acceptée comme telle, on peut
également accepter les regards en tant qu’énoncés mais à condition qu’ils soient produits
par un acte d’énonciation visuelle accréditée comme telle. Il faudrait, évidemment, imaginer un
système d’accréditation construit par des règles comparables – mais pas du tout similaires − à
celui des actes de langage. Comme je ne peux pas m’engager ici plus loin dans cette
direction, je propose seulement une règle minimale d’accréditation, suffisante pour notre
analyse: un regard a besoin, afin d’être accrédité comme énoncé, qu’il soit perçu comme
significatif au moins par son partenaire dans un acte de communication, sinon par un tiers
qui soit, celui-ci, ou bien homodiégégetique ou bien hétérodiégétique au même acte de
communication; ce deuxième et/ou troisième sujet, va alors analyser le regard en question
comme un énoncé visuel.
On dira que le regard doit être perçu parce qu’un regard non perçu est aussi peu un
énoncé visuel qu’un mot non entendu est un acte de parole. Il convient cependant de
préciser le sens du terme “percevoir”. On peut notamment percevoir le regard soit
directement, soit indirectement, dans le sens qu’un signal du corps de l’autre – un geste, par
exemple – nous fait supposer qu’il dit, ou fait quelque chose de plus, à savoir qu’il ajoute à
ce signal-là un énoncé verbal, ou visuel qui, cependant, nous échappe comme tel; dans ce
cas, nous considérons que le mouvement du corps “trahit” le vouloir du sujet à nous jeter
un regard, ou à regarder d’une manière significative un tiers.
3.4. Observateur n’est pas Destinateur
Il faut aussi préciser qu’il y a deux lectures possibles d’un énoncé visuel. Dans les assertions
suivantes, par exemple
S1: regarder (S2 U Os)
S1: regarder (S2 ∩ Os)
“regarder” désigne le fait que le regardeur S1 constate la disjonction ou, respectivement, la
conjonction entre le sujet regardé S2 et son objet de savoir Os. Toutes les deux assertions
sont donc des énoncés d’état.
Par contre, l’assertion
S1: regarder {(S2 U Os)→ (S2 ∩ Os)}
16
peut être lue ou bien comme la constatation du fait que le sujet regardé S2 change son statut
− il passe de la disjonction à la conjonction avec l’objet de valeur − ou bien comme une
transformation provoquée par le sujet regardeur S1: c’est lui la cause du changement de S2 et
alors S1 est le Destinateur qui fait (ordonne, manipule) le sujet faire quelque chose.
La lecture constative pose S1 comme sujet du voir: le regardeur voit comment le personnage
regardé change, mais il n’y est pour rien: c’est le regardé qui, en recevant d’ailleurs un
signal pragmatique ou un signal cognitif, décide lui-même à changer son statut. Selon cette
lecture, S1 reste un Observateur extradiégétique.
Par contre, selon la seconde lecture, S1 devient un manipulateur, il fait changer l’autre en lui
transmettant lui-même le savoir dont celui-ci a besoin afin de passer à l’action. Dans ce cas
S1 devient le Destinateur intradiégétique du sujet.
Dans le premier cas le sujet ne reçoit aucun message, ni visuel ni verbal, de l’observateur
ainsi que nous le constatons nous-même dans la photo: le monsieur ignore l’observateur.
Dans le deuxième cas, le regardé reçoit un message, par exemple un énoncé visuel, un
regard significatif du regardeur et par conséquent, change son comportement. On pourrait
dire que c’est le cas du chien – il se retourne vers l’observateur – en dépit du fait que nous ne
sachions pas si l’observateur lui a envoyé un tel message intentionnellement.
En fait, il y a une grande différence entre l’observateur et le Destinateur. L’observateur voit
le sujet vouloir voir l’objet, tandis que le destinateur le fait voir cet objet. La relation “voir
voir” n’est ni transitive, ni manipulatrice, comme “faire voir ”. La première relation
implique le pouvoir de l’observateur à voir ce que le sujet ne voit pas, tandis que le “faire
voir” implique le fait que le destinateur, aussi bien que le sujet, voit la même chose, au
moins dans les situations “habituelles” (il faudra, encore une fois, étudier plusieurs cas
concrets).
Dans la photo de Doisneau, l’observateur voit les gestes du monsieur au chien et du peintre,
mais ne voit pas leurs regards. Il ne peut donc les interpréter cognitivement, en tant que
signifiant un certain signifié: il ne peut que déduire du mouvement du monsieur que celuici n’arrive pas, probablement, à voir la femme – il reste donc seulement un sujet actualisé
du voir, sans en pouvoir tirer une conclusion là-dessus, à savoir ni la conclusion que celui-ci,
déçu, va arrêter son manège, ni qu’il va insister dans son épiage. D’autre part, l’observateur
voit les gestes du peintre et peut déduire que celui-ci voit la femme: le peintre est donc un
sujet réalisé du point de vue “voir ”, disons en tant que possesseur de cette compétence.
Pourtant, l’observateur ne peut pas décider si ceci veut dire aussi que le peintre est un sujet
réalisé dans l’action qui en découle, celle de peindre: pour autant qu’il puisse s’en rendre
compte, le peintre peint faussement la femme en question. Ne voyant ni le regard du
peintre, ni celui de la femme, l’observateur ne peut aucunement décider si l’évaluation
“peinture fausse” est correcte; un éventuel échange de regards entre peintre et femme
pourrait signifier, au contraire, qu’ainsi va le jeu, et que les deux sont d’accord là-dessus, ce
qui nous mènerait à la conclusion que le peintre, justement, est réalisé aussi dans son acte
de peindre. L’observateur ne sait ni quelle est la visée du programme narratif “peindre la
femme “: est-elle une visée réaliste – peindre conforme le modèle – ou est−elle ludique,
surréaliste, mythique, kitsch: peindre conforme un cliché préétabli. Autrement dit,
l’observateur ne peut pas savoir si la femme est le Destinateur du peintre sujet et, dans ce
cas, quelle est la tâche que celle-là confie à celui-ci. Ce manque de savoir de l’observateur est
dû à l’invisibilité de la femme, bien entendu, mais aussi à son incapacité de percevoir le
regard du peintre et de comprendre si celui-ci suggérait le respect pour le destinateur – le
contrat entre eux serait alors réaliste – ou bien l’ironie: les termes du contrat seraient alors
17
plutôt vagues et permettrions une interprétation ludique de la part du peintre. Or, tous ces
manques de savoir nous amène à croire que l’observateur est un actant tout à fait différent
du Destinateur: autrement que celui-ci, il est défini par un manque de savoir en ce qui
concerne le Sujet.
En revanche, le seul personnage que l’observateur voit cognitivement est le chien, qui lui
retourne le regard (le contre regard de la photo): il est donc convaincu de son hostilité bien
qu’il ne puisse pas savoir clairement quel est le sens et la visée de cette hostilité.
3.5. Regarder et voir
Revenons un peu en arrière. Dans la théorie sémiotique standard de Greimas et Courtès19
se trouve une distinction − reprise ensuite par d’autres, et récemment par Calabrese20−
entre un “voir” passif et un “regarder” actif21, aussi bien que celle d’entre un faire
pragmatique (par exemple, gestuel) et un faire cognitif, qui transmet un savoir. D’autre
part, Greimas et Courtès concèdent que “le signifiant somatique et gestuel est parfois mis au
service des activités cognitives (dans la communication ou la construction des objets, par
exemple ”22.
Nous allons utiliser cette distinction par la suite, tout en lui ajoutant quelques notes
supplémentaires, surtout, sur la distinction d’entre un regard qui mène à un voir sûr et un
regard qui mène, en dépit de son insistance, à un échec: on regarde sans voir rien, on
regarde dans l’attente de voir quelque chose plus tard, on regarde bien, mais on voit
quelque chose qui n’y est pas, ou un détail qui n’est pas significatif etc. Dans toutes ces
situations, regarder ne veut pas dire voir mieux, mais voir moindre, ou pas du tout. Il me
semble donc que la relation entre voir et regarder doit être posée sur un parcours modal
qui permette quelques distinctions23:
Regard 1 = vouloir voir l’objet (voir virtuel): S, Os
Regard 2 = pouvoir voir (voir actualisé):
S U Os
Regard 3 = voir (réalisé) = “(sa)voir”
S ∩ Os
avant jonction
disjonction: énoncé d’état
conjonction: énoncé d’état
19
A.J.Greimas et J.Courtès, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, 1979, p.
145
20
Omar Calabrese, op. cit., p. 31-32.
21
La distinction est placée dans le système du faire significatif. Le faire pragmatique (gestuel,
somatique) s’oppose ainsi au faire cognitif, celui-ci est ou bien un faire narratif ou bien un faire
communicatif – le sujet fait savoir le destinataire quelque chose – et ce dernier faire, à son tour, peut
être ou bien émissif, ou bien réceptif. Enfin, le faire réceptif est ou bien actif - écouter, regarder – ou
bien passif: entendre, voir. La théorie standard ne spécifie pas si le faire émissif peut être à son tour
actif, ou passif; je vais supposer, par la suite, qu’il est - par définition – actif.
22
Greimas et Courtès, op. cit., p. 144.
23
Revoir le schéma canonique (idem, p. 231):
Modalités
exotaxiques
endotaxiques
virtualisantes actualisantes réalisantes
devoir
pouvoir
faire
vouloir
savoir
être
qui est repris par Gianfranco Marrone, Il discorso di marca. Modelli semiotici per il branding, Laterza,
2007, p. 59.
18
Je crois qu’on peut bien appliquer ces remarques au problème de regards et proposer par
conséquent une distinction entre
– “le geste (d’ordre pragmatique) ”qui est vu, parfois et éventuellement, comme signal
d’un regard qui l’accompagne mais que l’observateur ne peut pas voir; le geste,
reste, cependant, interprétable comme “mis au service” d’une transmission du savoir,
et
– “le regard cognitif “, celui qui transmet réellement un savoir vérifiable comme tel dans
la suite de la communication. Si ceci arrive, le regard (communicatif, émissif, actif)
du premier sujet va rencontrer, dans un acte de communication, le regard
(communicatif, réceptif, actif) d’un deuxième sujet.
Nous pouvons alors conclure que, dans la photo de Doisneau, l’observateur voit
1. le monsieur comme sujet pragmatique actualisé du regard (échec du PN modal
compétence);
2. le passant comme sujet pragmatique virtuel du regard (aucun PN modal compétence) ;
3. le peintre comme sujet pragmatique réalisé du regard (PN modal: compétence), mais
aussi comme sujet actualisé du faire, échoué dans le PN narratif de la performance (on a
déjà vu que d’autres interprétations sont aussi possibles) ;
4. le chien comme sujet cognitif du regard réalisé (PN modal: compétence) qu’il faudrait
ensuite interpréter: va-t-il passer de la compétence à l’hostilité, à un PN narratif de
performance “agression” ?
Ainsi, l’observateur voit deux regardeurs dont la compétence n’est pas réalisée, un
regardeur dont la compétence est réalisée, mais la performance (probablement) non, et un
regardeur réalisé cognitivement au niveau de la compétence mais incertain du point de vue
de la performance. De nouveau (voir plus haut, le chapitre I 3), les compétences et/ou les
performances sont telles que le récit n’a aucune chance de commencer.
La photographie de Doisneau montre donc à peu près tous les types possibles de
regardeurs. Ce n’est pas une exagération, alors, de considérer la photo comme une
allégorie du regard, ainsi qu’on l’a affirmé déjà. Il restent cependant au moins trois
problèmes à résoudre:
1. qu’allons nous faire de la distinction entre le voir passif et le regard actif ?
2. comment fait-il, le regardeur réceptif, pour savoir que le regard du regardeur émissif est
un regard significatif, et non pas seulement un geste non significatif ?
3. Plus important encore, comment peut-on comprendre, dans une image, quelle est la
différence entre un regard pragmatique et un regard cognitif?
3.6. L’observateur, le débrayage et l’embrayage
Je crois que ces distinctions sont établies (en premier lieu) par l’observateur; il faut donc
retourner un instant à cet actant24. Rappelons que la définition standard de l’observateur est
“le sujet cognitif délégué par l’énonciateur et installé par lui, grâce aux procédures de
débrayage, dans le discours énoncé où il est chargé d’exercer le faire réceptif et,
éventuellement le faire interprétatif, de caractère transitif (c’est-à-dire portant sur les actants
et les programmes narratifs autres que lui-même ou son propre programme)”. Rappelons
24
Je ne veux pas exclure d’autres possibilités, c’est pourquoi je mets “en premier lieu” entre
parenthèses; il faudra étudier ensuite plusieurs cas concrets.
19
aussi que l’observateur peut être implicite, ou en syncrétisme avec le narrateur et qu’il peut
être reconnu comme tel par le sujet observé25. D’autre part, l’observateur, tout en étant le
résultat d’un débrayage, n’est pas toujours installé comme un sujet cognitif réalisé – ceci
serait le cas surtout dans la “vision par derrière” mentionnée plus haut – mais parfois
seulement comme un sujet cognitif actualisé, pris dans son propre “point de vue” limité, un
“douteur”. Dans ce cas, cependant, l’observateur peut aussi influencer le cours des
événements, bien qu’il leur reste extérieur; c’est pourquoi j’ai proposé dans mon article de
considérer l’observateur comme un “actant englobant” plutôt qu’un rôle actantiel, selon la
définition standard26.
On pourrait préciser aussi que, dans la photo de Doisneau, a lieu tant un débrayage énonciatif
qui projette dans l’énoncé l’énonciateur sous la forme d’un récit à la première personne
(“en je”)”, qu’un débrayage énoncif qui introduit un narrateur objectif. Si on accepte la
présupposition affirmée dès le début de cet article – “narrateur” dans un énoncé visuel est
le regardeur, le “montreur”, le témoin − alors le débrayage énonciatif produit l’observateur
et celui énoncif, le monsieur. Nous, les spectateurs, nous voyons le monde de l’observateur:
nous ne pouvons pas voir celui-ci même, ainsi que je l’ai précisé dès le début, mais, en
revanche, nous y reconnaissons ses traces, par exemple sa perspective (voir plus haut, AV 1
et AV 2). L’observateur a ainsi un double rôle narratif: il est extradiégétique par rapport à
tout ce qu’il voit, mais ses traces font bien partie de ce que nous voyons, elles sont bien
intradiégétiques ! Si le monsieur, lui, devient un personnage physiquement installé dans la
scène, l’observateur reste cependant non incarné, un “je” phantasmatique, flottant, mais
dont la présence est trahie par son point de vue séparé de celui du monsieur et, en plus, par
le fait que le chien le regarde. Même plus. Si le monsieur et le “phantasme” sont les
débrayeurs de l’énonciateur Doisneau, le chien est son embrayeur car il est celui qui “montre le
monstrateur” .
D’un coup, nous remarquons la parfaite symétrie inversée entre la tête du monsieur et celle
du chien: le premier tourne sa tête vers la gauche, afin de voir la femme (ce par quoi il se
détourne de l’énonciateur et l’observateur ne voit plus ses yeux), tandis que le deuxième
tourne sa tête vers la droite, ce par quoi il se retourne vers l’observateur: celui-ci voit ses yeux,
et voit qu’il est vu. Doisneau ne pouvait, en effet, visualiser mieux la double relation qui est
possible entre l’énonciation et l’énonciation énoncée: le débrayage dans le premier cas, le
(re)embrayage dans le second (voir aussi III. 6).
L’ensemble des regards dans la photo devient d’un coup systématique. Dans le premier
monde, celui de l’observateur (M 1), l’énonciateur Doisneau “s’énonce” par débrayage
énonciatif en tant qu’observateur englobant: il voit toute la scène, mais d’un regard partiel,
limité. Dans le second monde, l’énonciateur Doisneau “s’énonce” par un débrayage énoncif
en tant qu’un monsieur un peu bizarre, victime de ses obsessions (M 2.1): ceci devient
ensuite le premier récit de la photo, N 1. Dans le même monde, cependant, le chien réussit
un (re)embrayage qui semble annuler le caractère anonyme de l’énoncé énonciatif; il semble
25
A.J.Greimas et J.Courtès, op. cit., p. 259. Jacques Fontanille et moi-même nous avons un peu
compliqué cette définition dans le deuxième volume du Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du
langage, Hachette 1986, p. 155-158; voir aussi mon article “L’Observateur et le discours
spectaculaire”, dans: Exigences et perspectives de la sémiotique. Recueil d’hommages pour A.J.Greimas,
Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, 1985, vol.II, p. 553-574; ce qui suit réfère surtout
à cet article. Voir aussi Jacques Fontanille, Les espaces subjectifs. Introduction à la sémiotique de
l’observateur, Hachette, 1989.
26
Exigences …, p. 559-560, 565. “L’observateur reste hors du système des interlocuteurs: il en est le
supplément, l’Autre, l’extériorité même” (idem, p. 565).
20
le réussir mais ne le réussit pas: il ne fait que “dévoiler le jeu” et non pas le “déjouer” car le
je” phantasmatique du Doisneau ne se retire pas, il reste cloué sur place, comme le
monsieur et le chien. Le (re)embrayage du chien aurait pu devenir un second récit, s’il
changeait quelque chose dans la position de l’observateur (N 2), mais, en fait, il ne change
rien. Encore une fois, le récit ne démarre pas, ni du côté monsieur, ni du côté chien. Le
débrayage n’est pas nié par le (re)embrayage, il est, au contraire, montré, souligné, amplifié.
Enfin si on prend aussi en considération le cas du peintre, on pourrait voir là aussi un
second cas d’embrayage énoncif, comme si l’acte vu éventuellement comme nié dans le
monde 2.2, était rétabli en tout honneur dans le monde 3.
3.7. Le chien embrayeur
De toute façon, Doisneau aurait pu facilement, en se déplaçant un peu vers la droite au
moment de tirer la photo, faire coïncider les deux perspectives sur la scène de la peinture,
celle du monsieur et celle de l’observateur observé. S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il a voulu nous
communiquer quelque chose. Tous ces jeux de débrayage et (re)embrayage veulent
probablement suggérer une sorte de compréhension sémiotique de soi-même, mais aussi
une profonde réflexion sur son métier et sur le fait, plus général, que ni le sémioticien ni
l’artiste n’a pas de “vue” privilégiée sur la vérité. Ou bien, à la limite, Doisneau veut nous
dire que “la vérité du monde” n’est qu’une rationalisation post−festum; en fait, il n’y a que
des vues limitées, donc des vérités partielles.
Le chien, l’adjuvant (apparent) du monsieur, est alors plutôt l’adjuvant réel du
photographe. Le chien ne voulait pas le mordre, peut être, mais seulement s’échapper de
son monde diégétique, se (re)embrayer lui-même, revenir par un saut dans le monde
extradiégétique du savoir et de l’art. Le chien était, peut-être, le chien du Doisneau.
3.8. L’énonciation énoncée: le regard et /ou le geste
Précisons encore quelque chose, même au risque d’une certaine répétition.
On a remarqué en III. 4, la différence entre deux situations:
1. le sujet S2 fait un simple geste, comme le reste de son faire pragmatique ;
2. S2 fait ce geste en tant que signal qu’il transmet par le regard un certain savoir, ou un
manque de savoir, de valeur cognitive par rapport à un objet; le signal est ici “mis au service”
d’un regard cognitif subjacent.
Nous tenons donc l’observateur (S1) comme étant normalement en état d’observer la
différence entre ces situations dans le monde narratif en question, indifféremment s’il est
intra− ou extradiégétique à ce monde. Il est donc capable tant d’interpréter indirectement un
geste de S2 comme signal d’un regard cognitif, que d’interpréter directement son regard
cognitif en soi. Rappelons-nous maintenant la théorie de l’énonciation énoncée, ou rapportée:
celle-ci “n’est que le simulacre imitant à l’intérieur du discours, le faire énonciatif: le “je”, l’
“ici” ou le “maintenant” que l’on rencontre dans le discours énoncé ne représentent
aucunement le sujet, l’espace ou le temps de l’énonciation” 27 . Il y a donc une imitation à
l’intérieur de l’énoncé d’un acte d’énonciation qui lui est extérieur.
27
A.J.Greimas et J.Courtès, Sémiotique…, 1979, p. 128. Voir aussi Omar Calabrese, op. cit., p. 35.
21
Or, il est évident que, dans les deux situations envisagées ci-dessus dans mon texte, il s’agit
également d’énonciations énoncées car, chaque fois, c’est l’observateur énonciateur
extradiégétique qui voit dans l’image, ou l’y met, un personnage intradiégétique en train
d’ “énoncer” un énoncé à un autre personnage intradiégétique. Nous concluons alors que
dans la première situation l’énonciation est énoncée pragmatiquement et que dans la
deuxième situation elle est énoncée cognitivement.
Mais, on se demandera tout de suite, si dans le premier cas c’est le geste qui est significatif,
et dans le deuxième, le regard, est-ce qu’il ne serait plus simple de considérer tant le geste
que le regard comme deux catégories d’énoncés visuels également importants ?
On peut donner, je crois, deux réponses à cette question. La première dit que rien ne nous
empêche, en principe, de considérer comme énoncés visuels d’un sujet tout ce que un autre
sujet, disons l’observateur, peut percevoir par son regard comme significatif dans la
situation respective: le sourire, le geste, le mouvement corporel, le regard ou le vêtement
peuvent signifier visuellement autant que les paroles le font verbalement.
Il y a cependant une autre situation, et c’est celle-ci que j’ai prise en considération pour les
distinctions mentionnées ci-dessus: la situation dans laquelle le geste ou bien n’est pas
pleinement significatif et l’observateur ne peut pas en déduire l’intention du sujet observé,
ou bien il est ambigu, il peut signifier plusieurs choses différentes, ou bien il est un masque
du sujet qui cache ainsi son vrai vouloir dire. Dans toutes ces situations le geste est
seulement l’indice de l’existence possible du sens, le signifiant flottant de celui-ci, dans
l’absence d’un code qui établisse sa relation fiable avec un signifié possible.
Un exemple suffira, j’espère, à défendre la distinction proposée. L’observateur, c'est-à-dire
le photographe, ou nous, les spectateurs, ne voit pas le regard du monsieur au chien dans la
photo de Doisneau, mais seulement la position de son corps (voir plus haut). Dans une
autre photo de Doisneau nous voyons, par contre un visage: c’est le cas du monsieur qui
regarde furtivement dans l’étalage une image érotique pendant qu’il tient fermement le
bras de sa femme dont l’attention est retenue par un fauteuil dans le même étalage.
Doisneau donne le titre “Un regard oblique” à cette photo, ainsi que l’on a déjà précisé,
tandis que la première s’appelle, comme on le sait, “Fox terrier sur les Pont des Arts” . Le
titre focalise notre attention, dans les deux cas, sur le sujet dont nous voyons le regard et
non pas sur le sujet, ou l’objet, qui nous tourne le dos. Il est donc très probable que
Doisneau ait senti, aussi bien que nous, la différence entre les gestes qui pourraient
conduire, indirectement, à une signification – le dos du monsieur au chien, le bras de l’autre
monsieur, qui tient celui de sa femme – et les regards qui signifient directement quelque
chose, et ceci en dépit du fait, d’un autre ordre de grandeur, à savoir que dans les deux cas
la signification du regard est également difficile à analyser en profondeur.
C’est en partant de telles situations concrètes que je propose de maintenir une différence
entre le regard, en tant qu’énoncé visuel proprement dit, et le gestes qui l’accompagnent, ou
se substituent à lui, et qui sera jugé seulement comme indice de l’existence d’un énoncé
visuel. Ceci n’exclue point la possibilité que, dans d’autres situations, le geste constitue lui,
directement, un énonce visuel autonome, et que ce soit le regard qui en devient l’indice.
Nous pouvons alors conclure que les deux lignes de communication et de narration dans
cette photo sont différentes selon un critère sémiotique fondamental: la ligne de narration
N 1, qui relie le photographe (M 1), le monsieur (M 2.1) et le peintre (M 3) est faite
d’énonciations énoncées pragmatiques, tandis que la ligne N 2 – le chien (M 2.2) − est constituée
par des énonciations énoncées cognitives. Les regards supposés de trois personnages sont donc
pragmatiques, tandis que le contre regard du chien est cognitif. D’un coup, et pour la
22
troisième fois, je crois, dans cet essai, il faut bien souligner l’importance du chien dans la
construction du sens de la photo.
D’autre part, l’observateur regarde dans la même direction que le monsieur et le peintre.
Pourquoi, est-il nécessaire, alors, que trois acteurs accomplissent (à peu près) la même
fonction narrative ?
4. Les modalités
Voyons maintenant de plus près le trajet modal du monsieur au chien: un tel trajet devrait
être analysé dans les cas des autres personnages aussi, mais nous n’en avons plus le temps
de faire ici.
La position corporelle du monsieur atteste la distorsion entre le corps qui se porte en avant,
la tête qui se tourne vers la gauche, et l’immobilité des pieds; les distorsions sont soulignées
par les angles que font les jambes verticales et les cuisses diagonales, aussi bien que la nuque
et le dos et le croisement des mains sur le dos. Il y a ainsi une contradiction entre les parties
du corps qui s’engagent dans un mouvement en avant – cuisses, nuque, tête – et les autres
parties du corps qui arrêtent le mouvement: jambes, pieds et mains. Le monsieur est donc
indécis quant à l’attitude corporelle à adopter.
Son “vouloir (sa)voir (plus)” , visible dans les parties du corps tendues vers le début du
mouvement, se heurte à un “non pouvoir faire” visible dans les autres parties du corps,
rivées sur place. Sa curiosité insatisfaite est redevable au blocage du “vouloir (sa)voir” par le
“ne pas pouvoir faire” . Or, on sait que la première modalité, virtualisante, doit être suivie
par une modalité “pouvoir faire” , actualisante, dans l’acquisition de la compétence, afin que
le sujet arrive à un “faire” effectif et réalise la performance désirée, à savoir sa conjonction
avec l’objet, ici, le (sa)voir concernant la nudité de la femme. On dira alors que le trajet
modal est bloqué par le fait que la compétence selon le “vouloir (voir)” ne continue pas vers
le “pouvoir (voir)” mais est plutôt coupé par un “ne pas pouvoir (voir)” malheureux, et ceci
déterminé lui-même par un supposé ”ne pas devoir (voir)” . La combinaison de ces deux
modalités est nommée par Marrone “obstination” 28 et, en effet, celle-ci est visualisée dans la
photo par la distorsion du corps du monsieur. Sa curiosité, que j’ai mentionnée plus haut,
est en fait une curiosité obstinée, mais elle en est aussi une sans issue. On peut imaginer la
raison: le monsieur veut voir, en effet, mais il ne veut pas, en même temps, être vu comme
vouloir voir. Il est un sujet de faire qui craigne qu’il soit, en même temps, le sujet d’état qui,
selon un consensus culturel, est considéré blâmable, discréditant. Le monsieur suppose
donc qu’il y a dans les environs, en effet, un observateur, individuel ou collectif, qui puisse
remarquer son insistance à voir (le nu de) la femme. Il craigne que son vouloir voir, une fois
aperçue, ne soit interprété négativement par un observateur qui, on le sait, est souvent un
judicateur. La situation ressemble, dans un sens, à celle analysée par Greimas29 dans la
nouvelle de Maupassant La ficelle. Ici, maître Hauchecorne, en ramassant un bout de ficelle
dans la crotte, est faussement accusé par son ancien ennemi, maître Malandrin, d’avoir
ramassée la bourse perdue par maître Houlbrèque. On se rappelle la conséquence: la
bourse est plus tard remise par quelqu’un d’autre à son propriétaire, l’opinion publique
juge toutefois Hauchecorne d’avoir simulé la découverte d’un bout de ficelle afin de cacher
le fait que, en réalité, il avait trouvée la bourse (et l’avait passée plus tard à quelqu’un
d’autre qui l’a rapportée). On dirait que le monsieur de la photo avait lu la nouvelle de
28
29
Gianfranco Marrone, op. cit, p. 120 (“l’ostinazione ”).
Du sens II, Seuil, 1983, p. 135-169.
23
Maupassant et s’était dit, par la suite, que si le vrai était tenu pour un simulacre et, par
conséquent puni, d’autant plus serait puni le vrai accrédité comme tel, s’il contredisait
l’opinion publique. Il voulait voir la femme nue, c’était vrai, reconnaît le monsieur, mais si
l’on voyait en train de faire ce qu’il était nécessaire afin de pouvoir voir mieux, alors il serait
certainement stigmatisé en tant qu’un voyeur. Autrement dit, même si le monsieur acceptait
le fait que, en fait, il était un voyeur, il ne voulait pas qu’on le sache publiquement. Le
monsieur annule donc lui−même la boucle narrative qu’il est sur le point d’ouvrir afin de
compléter sa compétence – faire un pas ou deux vers la droite afin de percevoir la femme
réelle derrière le chevalet – et reste rivé sur place; une partie de son corps laisse voir le
début du mouvement – les cuisses, la nuque et la tête – mais une autre partie arrête la suite
du mouvement: les jambes, les pieds et les mains. L’actualisation de sa compétence n’aboutit
pas. S’il y en a de l’obstination à vouloir voir, il y en a aussi de l’obstination en sens
contraire: il se manipule lui-même, il se “fait ne pas faire” ce qu’il aurait pu faire facilement,
le pas à droite: le résultat est l’acquisition négative d’un “ne pas pouvoir faire” et, donc, le
“ne pas pouvoir voir” . Le sujet virtuel devient un sujet actualisé négativement, donc un
sujet non réalisé du (sa)voir. Par conséquent rien ne se passe, il n’y a pas d’action, et ceci
non pas seulement dans le sens général du mot − toute photo est une image prise
instantanément qui ne connaît pas le facteur temps, définitoire pour le récit – mais dans un
sens plutôt technique: il n’y a pas de renversement de la situation donnée, prédictible selon
des indices enfouis dans la photo elle-même30. Si rien ne déplace les lignes, il n’y pas de sens
narratif et le seul sens q’on peut retenir est ou bien le blocage du sens, l’ambiguïté voulue, ou
bien un sens symbolique. La même situation arrive, d’ailleurs, dans le cas de l’observateur et
dans celui du chien – situations qu’on pourrait analyser du point de vue modal aussi, et avec
les mêmes résultats. La conclusion serait que cette photo de Doisneau n’est pas seulement
dépourvue de récit mais qu’elle met en scène l’impossibilité du récit en vue de promouvoir un
sens plus profond.
Retournons à l’imbroglio modal qui pourrait, et devrait, être analysé plus profondément et
plus techniquement aussi, ce que, pourtant, je ne peux pas faire ici. Je voudrais, par contre,
en partant de lui, préciser encore quelques points. Il est évident, en premier lieu, que dans
ce malheureux acteur, deux actants croisent le fer. Le premier veut le faire voir ce qu’il veut
voir lui-même: celui-ci serait ou bien un adjuvant, ou bien un Destinateur (D1), qui fasse de
lui un sujet du pouvoir faire (S1) afin de réaliser son désir de (sa)voir: la sanction positive
promise, offerte comme une tentation, est donc l’accomplissement d’un désir sexuel (bien
que détourné un peu, faut-il dire). Le deuxième lui interdit la performance de voir et, en
même temps, le trajet modal qui lui devrait assurer la compétence nécessaire: celui-là serait
ou bien l’opposant, ou bien un anti−destinateur (D2), peu importe la dénomination choisie,
qui fait de lui un sujet du ne pas pouvoir faire (S2), sous la menace d’une sanction négative: le
stigma de voyeur; le désir devient ici un péché.
Les deux manipulations se croisent douloureusement dans le corps du monsieur car elles
sont contradictoires :
D1 = faire (S1 ∩ pouvoir faire)
D2 = faire (S2 ∩ ne pas pouvoir faire)
En fait, le monsieur est un sujet divisé au sens propre du mot: il ne peut pas se décider
entre les deux sanctions. D1 pourrait être lexicalisé comme sincérité, émancipation sexuelle
30
Voir, encore une fois, mon article mentionné dans la note 13.
24
et sociale, et D2 comme contrôle social, Surmoi etc. L’indécision peut, à son tour, être vue
d’une manière positive – “crise morale” (à respecter) – ou plutôt négative: lâcheté, ridicule.
Encore une fois, la visualisation de Doisneau est extraordinaire car il coupe en deux le corps
de l’acteur (le monsieur) comme s’il suivait, littéralement, la ligne de partage,
infranchissable, entre les deux sujets.
Une deuxième observation sur le génie de Doisneau. Le monsieur craignait qu’un éventuel
observateur ne voie son “péché”. Or, l’ironie veut qu’un tel observateur se trouve bien
derrière lui, le photographe, et celui enregistre exactement le dilemme “tentation vs
menace” que le monsieur craignait de devenir le secret de Polichinelle (Il faudrait d’ailleurs
compléter l’analyse sémiotique par une analyse socio-historique, esquissée déjà par Floch, et
remarquer le fait que l’intention de Doisneau, en 1953, était probablement celle de
ridiculiser l’indécision du “petit bourgeois” contemporain, quant à sa vie sexuelle, plutôt
que celle de respecter ses complications psychiques).
5. Le décor et le passant
Encore quelques mots sur le passant. Celui-ci n’est pas le témoin de ce que voit
l’observateur: il n’entretient aucun rapport avec les autres personnages, il en est même le
terme contradictoire: il ne peint pas la femme, comme le peintre, ne l’épie nullement,
comme le monsieur au chien, et ne se montre ni intéressé par l’ensemble de la situation,
comme l’observateur. On dirait, plutôt, qu’il est extérieur à tous ces mondes – sa position
tout près du cadre l’indique pleinement − dans le même sens que le décor de la photo, le
fond de la scène − les bâtiments, les arbres, les lampadaires et les constructions incertaines
sous la rue, au bord de la Seine − est extérieur à l’action. Le passant participe à l’absolue
indifférence du décor par rapport à ce qu’il se passe dans la photo; il s’y engouffre, en
sortant du cadrage de la photo.
Qu’est−ce qu’on va faire alors de tous ces objets de la photo que j’allais presque oublier ?
Jean-Marie Floch avait déjà remarqué le fait que ce décor parisien est une très utile source
d’informations: la scène a lieu apparemment en automne, vu l’aspect des arbres,
probablement en fin de l’après-midi – le moment de la promenade des messieurs aux
chiens – et il fait un peu froid, vu le pardessus et le chapeau du monsieur, semblables
d’ailleurs à ceux du passant, et bien “bourgeois” , tous les deux, par rapport aux vêtements
plus “sportifs” , ou plus “artiste” du peintre31. Ce genre d’information participe de la
catégorie des indices, décrite par Barthes, qui n’est pas une fonction narrative mais une
fonction plutôt informative, tenant de l’atmosphère du récit32.
Le passant, ainsi que le décor, témoigne de l’indifférence totale du contexte et souligne, par
contre, le mérite du photographe: celui-ci découvre qu’il se passe quelque chose là où le
reste du monde ne remarque rien. On pourrait alors dire que le passant du M 6, ainsi que
tout le décor, signale l’actant CONTEXTE qui reste extérieur à l’action tout en la frôlant.
Ce monde non significatif constitue la limite du monde significatif, sémiotique et s’étend
au-delà de lui. Ainsi vu, le photographe s’oppose au contexte comme l’observateur qui
découvre une signification non apparente s’oppose au passant qui ne la découvre pas, ou,
traduit dans un langage symbolique, comme l’initié qui se dévoue à l’explosion d’une
épiphanie s’oppose au non initié qui ne la comprend pas et la confond avec une scène
quelconque, non signifiante: celui-ci est aussi l’aveugle de la scène.
31
32
Les formes de l’empreinte, p. 45, 52.
“L’analyse structurale des récits”, dans; L’aventure sémiologique, Seuil, 1985, p. 178-179.
25
5.1. Le duratif
Une fois arrivé ici, j’aimerais proposer une lecture “contrefactuelle” de la photo. Elle
consiste d’un exercice à nous imaginer ce qu’il s’est passé “en réalité” dans la scène
photographiée. Essayons-la, encore une fois.
Doisneau aurait pu facilement ignorer le passant: un minuscule mouvement de la camera
l’aurait exclu du cadre. S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il a compris, d’une manière ou d’une
autre, la richesse sémantique de sa présence. En effet, le rôle du passant est plus significatif
que je ne l’ai signalé jusqu'à présent. Sa fonction est double: temporelle et modale. Il
représente un moment passé de l’histoire, celui dans lequel il s’est trouvé à la place de notre
monsieur, sans s’y attarder: celui-ci n’y était peut-être pas encore arrivé, ou il venait
d’arriver. Le passant introduit donc le temporel, le duratif, ainsi d’ailleurs que le fait le
tableau même du peintre car il est évident que le peintre travaille au tableau déjà depuis un
bout de temps. D’autre part, le duratif touche le monsieur au chien aussi, car il doit s’y
trouver au moins depuis le départ de l’autre, c’est-à-dire, vue la distance parcourue par
celui-ci, depuis une minute, ou, deux. Une autre implication nous dit que le photographe
s’y trouve aussi, au moins pendant le même temps, mais qu’il n’a pas jugé bon de
déclencher la caméra auparavant. S’il le fait seulement maintenant, c’est que cet
arrangement des personnages lui semble significatif, à la différence de celui précédent, qui
comprenait le passant. On peut spéculer, pourtant, sur ce moment narratif: ou bien le
passant se trouvait seul sur place, il n’a pas été intéressé par ce qu’il voyait et il s’en est
allé (ainsi que je l’ai déjà supposé auparavant), ou bien les deux messieurs s’y sont trouves
l’un à coté de l’autre, un petit moment, mais leur conjonction n’a pas été jugée significative
par le photographe, ou bien le chien ne regardait pas (encore) de ce côté-ci et le
photographe a attendu son changement d’attitude, même au risque de ne pouvoir plus
inclure le passant dans le cadrage. Toutes ces possibilités abandonnées par Doisneau
veulent dire que c’est seulement le cadrage actuel qui l’a intéressé parce que c’est
seulement dans celui-ci qu’il a trouvé la signification qu’il cherchait. Tout changement des
objets et/ou de leurs positions conduisait au changement du sens. On peut retrouver ici
alors une situation analogue à celle définie par Hjelmslev comme une “commutation” : tout
changement dans le plan de l’expression conduit à un changement dans le plan du
contenu33.
D’autre part, le laps de temps thématisé par le mouvement du passant compte pour le
comportement des autres personnages aussi. Deux pas, en arrière, ou en avant, auraient mis
le monsieur dans la position de voir la femme et de la comparer à son image. Pourtant, il ne
les fait pas. Il se penche profondément en avant pour jeter un regard entre le peintre et le
tableau mais il ne fait pas ce qui l’aurait plus facilement sorti de l’embarras. C’est qu’il choisit,
donc, d’y rester, immobile. Le même choix est celui du photographe, et donc de
l’observateur: il ne change pas de place ou bien parce qu’il ne l’ose pas dans la réalité, vu la
position menaçante du chien, ou bien parce qu’il ne veut pas changer la prise de la photo: il
considère donc cette ambiguïté plus significative que son éclaircissement.
6. Les non regards: un autre arrangement du monde sur le pont
En reprenant le jugement contrefactuel déjà mentionné plus haut, il me semble difficile à
croire que, à l’opposé du chien, aucun des autres personnages – la femme, le peintre et le
33
Prolègomènes à une théorie du langage, Minuit, p. 94.
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monsieur − n’ait reçu quelque signal de la présence du photographe. Si, par contre, nous
supposons qu’ils ont reçu un tel signal, leur absence de mouvement – ils ne se tournent pas
vers le photographe − pourrait être interprétée comme un “ne pas vouloir voir” celui-ci.
La femme (peut-être), aussi bien que le peintre et le monsieur (certainement), pourraient
alors être vus, eux aussi, comme sujets d’un non regard par rapport à l’observateur (ou le
photographe), ainsi que le passant l’était par rapport au peintre. Cette non fonction
s’opposerait alors, dans l’économie de l’image, à la fonction du contre regard du chien, et
ceci selon la même opposition thématique entre “indifférence” et “curiosité” qu’on a
découvert auparavant. Une telle supposition contrefactuelle est très importante car elle
n’oppose plus, mais relie, ce qui se passe en déca, de ce qui se passe au delà de la ligne du
partage du pont.
En effet, on a vu auparavant l’opposition entre l’indifférence des personnages situés
au−delà de cette ligne et l’intérêt porté en déca de la même ligne, sauf le chien, à la
manière dont la femme apparaissait en image. Maintenant, il résulte, au contraire, que
partout sur le pont, tous les personnages, sauf le même chien, les regardeurs aussi bien que
les regardés de toute à l’heure, se désintéressent de la manière dont ils apparaissent dans la
photographie: ils ignorent tous le photographe aussi bien que son travail.
Les personnages en déca du partage du pont deviennent, eux aussi, des non regardeurs.
Autrement dit, une telle lecture montre d’une manière inattendue que l’indifférence par
rapport à la toile du peintre, remarquée auparavant dans le monde intradiégétique au delà
du partage du pont, se généralise dans tout l’espace du pont, par rapport à la photo du
photographe extradiégétique. Le peintre peut peindre comme il veut, personne parmi les
personnages impliqués, dans les mondes M 3 − M 6, ne s’y intéresse. De même, le
photographe peut tirer sa photo comme il veut, personne parmi les personnages de tous les
mondes, M 1 − M 6, sauf le chien, ne s’y intéresse. Le photographe extradiégétique se
retrouve apparenté au peintre intradiégétique.
Une espèce de mise en abîme définit la photo: le peintre reprend l’énonciation du
photographe extradiégétique; la photo devient, par débrayage, une énonciation énoncée
dans son monde intradiégétique: la peinture.
6.1. Le peintre
Personne ne sait ce que le peintre fait exactement: son modèle n’y réagit pas, tandis que
l’observateur soupçonne, et le monsieur imagine, chacun, une autre chose sur la peinture.
Ces deux parties de son public partagent cependant la croyance que le peintre fait quelque
chose d’irrégulier dans son travail, c'est-à-dire qu’il ne reproduit pas exactement la réalité.
Les interprétations de ces irrégularités sont cependant différentes. Si nous suivons
maintenant notre dernière ligne de lecture, qui fait télescoper le travail du peintre et celui
du photographe, il faut bien admettre que nous, extradiégétiques par rapport au
photographe, lui-même extradiégétique par rapport à ses personnages, nous devrions faire
la même présupposition qu’a fait le public intradiégétique par rapport au travail du peintre
intradiégétique. Nous devrions donc supposer que le photographe, à son tour, commet une
irrégularité, qu’il y a quelque chose qui “cloche” dans son travail aussi. Si le peintre prenait
une “certaine” liberté par rapport à son modèle, le photographe le fait, sans doute, aussi: il
“arrange” d’une certaine manière le monde pris dans la photo. Nous avons déjà soupçonné
le fait qu’il a attendu jusqu'à ce que le passant ait dépassé le peintre, et que le monsieur au
chien ait intégré ce lieu parce que l’attitude du monsieur et celle de son chien lui
“convenait” mieux. En fait, le peintre peut cacher des choses qu’il rend invisibles, ou
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déformer les choses qu’il laisse visibles, ainsi qu’on l’a vu à propos de la femme. La caméra
du photographe ne peut pas déformer ce qu’elle enregistre mais le photographe peut
manier la camera d’une telle manière qu’elle cache quelque chose et dévoile quelque chose
d’autre. Les deux artistes partagent alors une certaine “indifférence” par rapport à ce que
la réalité vraiment “est”, mais cette indifférence révèle, par contre, ou bien des choses qui
existent dans la réalité, mais que personne ne perçoit, ou bien des choses qui, une fois
arrangées “un peu” autrement qu’elles ne le soient en réalité, soient différentes.
Arrangement de la réalité ou composition de l’image ? On peut discuter sur les mots, mais
l’attitude est la même.
6.2. Renvoi à la véridiction
Ces raisonnements véridictoires reposent sur un …. soulier tourné vers le peintre, et sur
d’autres détails, qui nous font supposer, nous, les spectateurs, qu’il s’agisse, en effet, d’un
mensonge de la part du peintre. Mais qu’est-ce qu’il se passerait si, en dépit de ces
jugements, la femme serait en effet nue en réalité et seulement sa position sur le banc serait
différente de celle peinte dans le tableau ? A vrai dire, nous manquons d’arguments pour
rejeter tout à fait cette possibilité! Le mensonge du peintre paraît plus probable que la
vérité (supposée) du monsieur, mais quelle est la vérité tout à fait sure? Nous ne le saurons
jamais. C’est ici, je crois, que la position du photographe, ainsi que je l’ai suggéré avant,
s’avère d’une importance décisive. Il aurait pu se déplacer un pas vers la gauche et prendre
dans la photo la femme ainsi qu’elle était vraiment, nue ou vêtue. Il ne l’a pas fait, soit
disant, à cause du chien. Je crois qu’il ne l’a pas fait plutôt parce qu’il ne l’a pas voulu. Le
chien est mis dans une position qui influence les choses hors la photographie afin de nous
cacher le fait que le photographe a préféré l’ambiguïté dans la photographie. Le chien alibi
cache, mais dévoile aussi, l’intention véridictoire du photographe. L’être VRAI de la femme
en réalité reste un mystère dans la photo.
Doisneau a su, très vraisemblablement, ce qui se passait en réalité mais il a voulu débrayer
son savoir à l’observateur d’une manière modale et a choisi, pour le faire, le SECRET. Nous
avons été faits supposer que la femme n’est pas nue et que le peintre l’a fait fautivement
paraître ainsi: le MENSONGE. Mais il se peut également qu’elle soit en réalité nue bien
qu’elle nous ne paraît pas l’être ainsi: le SECRET.
6.3. Le photographe, finalement
Si nous revenons vers les remarques précédentes sur “l’indifférence”, réelle ou jouée, des
personnages envers le photographe, il est frappant de voir qu’elle se retourne contre eux,
ainsi que nous l’avons déjà remarqué: c’est en effet le photographe qui, par la photo,
témoigne de la “lâcheté” du monsieur, tout en confirmant ainsi les craintes de celui−ci, sans
que le monsieur s’en rende compte. En fait, ce n’est pas son (début de) voyeurisme qui est
puni mais son indécision: on peut même spéculer, selon un jugement, de nouveau
contrefactuel, sur le fait que, s’il avait admis ouvertement son désir de (sa)voir), le monsieur
n’aurait pas été sanctionné par le photographe. D’autre part, le photographe semble aussi
impitoyable pour lui-même, c’est-à-dire pour son délégué, l’observateur, qui, lui non plus,
ne fait le pas nécessaire, maintenant à gauche, afin de (sa)voir la vérité sur la femme.
L’observateur est aussi vulnérable à l’ironie du photographe que le monsieur, bien que le
premier puisse invoquer la force objective de l’anti−destinateur, matérialisé dans le chien,
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plus convaincant que la menace du stigmate pour le monsieur. Mais comment juger la
position du photographe extradiégétique, alors ? Il me semble bien que, ici comme
auparavant, le photographe extradiégétique ne s’identifie pas tout à fait avec son délégué
intradiégétique. Encore une fois, le photographe sait bien qu’il pouvait, d’une manière ou
d’une autre, contourner le chien afin de (sa)voir si la femme, en réalité, était nue, ou non.
S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il ne l’a pas voulu, et ce non vouloir est, je crois, un problème qui
définit son métadiscours.
Remarque 8: sur la vérité
Le photographe garde l’ambiguïté parce que c’est l’ambiguïté qui l’intéresse, et non pas la
vérité. Le chien est là pour matérialiser un interdit, un veto, à l’artiste: ne cherche pas, dans
ton art, la vérité, mais le significatif. Or, si l’ambiguïté était significative pour le profil modal du
monsieur car elle devenait l’emblème de la pudeur, la honte ou simplement l’incapacité de
l’homme à accepter ouvertement ses désirs sexuels, l’ambiguïté est d’autant plus significative
pour l’observateur. En fait, l’indécision (modale, moral, sociale) se répète au niveau de
l’observateur justement pour nous faire comprendre que l’indécision du monsieur n’est pas
si ridicule qu’elle nous semble en première instance car, voilà, elle arrive à tout le monde, et
même à “nous” . Seulement, le photographe garde l’ambiguïté dans son image aussi pour
des raisons esthétiques, ainsi que je l’ai mentionné déjà auparavant. Accepter l’indécidabilité
sur le “vrai” référent est plus important pour le photographe, aussi bien que pour nous, ses
spectateurs, que de prôner les mérites d’une investigation plus poussée: l’art n’est pas la
science, ou la recherche sociale, ou morale. L’artiste veut, et doit, laisser ouvertes les portes
sur la multisémanticité du monde. Il n’est pas un décideur, les hommes habituels, d’ailleurs,
non plus, il n’est que celui qui rend visibles, pour les hommes, les tentations contraires qui
les dévorent. Doisneau, le photographe d’après guerre, n’était qu’en apparence un
moraliste. En fait, il réfléchissait, seulement, sur son art.
Remarque 9: le défi
Différentes suggestions dans la photo, qu’on a remarqué plusieurs fois dans mon texte,
semblent coïncider sur un seul effet, le blocage systématique de tout mouvement du sens
vers un possible récit, ou vers un éventuel changement de positions. On dirait qu’un
Destinateur intrépide fait tout ce qu’il peut pour déplacer les lignes: il met en scène
quelques “couples” de personnages, comme s’il essayait, chaque fois, de refaire la chance
perdue avec le premier membre du couple; plusieurs personnages semblent être sur le
point de faire quelque chose, mais leur faire s’avère chaque fois impossible. Si l’on voulait
tirer une conclusion, il faudrait alors admettre l’existence d’un Anti−Destinateur qui semble
bien capable d’annihiler tout ce que l’autre s’efforce de réaliser: le blocage du sens devient
le seul sens développé dans la photo.
Parmi tous les personnages, le chien a rempli les plusieurs rôles actantiels.
Serait-il aussi l’actant le plus négatif, l’Anti−Destinateur, la figure de l’interdiction ?
Il semble bien grogner, pour nous, la conclusion de la photo:
Tu ne la verras pas !
Qui ?
La Femme, la Chose. Toute chose.
pubblicato in rete il 20 maggio 2008
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