Faire des SES avec Star Wars

Transcription

Faire des SES avec Star Wars
Star Wars et l’approche sociologique du don
« Il donne sans rien attendre en retour »
Shmi Skywalker, La menace fantôme
Marcel Mauss est un sociologue français de la première moitié du XXe. Pour la petite histoire,
c’était le neveu de Émile Durkheim, le fondateur en France de la sociologie.
Marcel Mauss est principalement connu pour son Essai sur le don. Reprenant les travaux
d’anthropologues, il a cherché à montrer que les premiers échanges non monétaires, dans les tribus
primitives, ne s’exerçaient pas sous la forme de troc comme on le pensait jusqu’alors, mais suivant
un principe de don et de contre-don.
Le troc est fondamentalement un échange marchand, car les deux coéchangistes, avant
l’échange, connaissent la valeur du produit qu’ils cèdent et de celui qu’ils vont acquérir. Ils peuvent
donc effectuer un calcul coût/avantage et donc déterminer un « prix » d’équilibre –par exemple,
deux bananes équivalent à une pomme-, tant et si bien qu’il ne peut y avoir de perdants à
l’échange : si les deux coéchangistes acceptent l’échange, c’est que chacun a estimé que la valeur
du produit qu’il reçoit était supérieure ou égale à ses yeux à la valeur du produit qu’il cède en
échange.
À l’inverse, les échanges fondés sur le don relèvent d’une toute autre logique.
A priori, il n’y a pas plus désintéressé que le don. Cette vision est la conséquence de
l’approche chrétienne du don, pour laquelle, comme l’a montré Luc Boltanski, celui qui donne ne
doit rien attendre en retour de son don. Or, Marcel Mauss, en complétant des travaux
d’anthropologues sur des formes primitives de l’échange, et en s’appuyant en particulier sur les
exemples de la Kula et du Potlach, a montré que les processus sociaux à l’œuvre dans le don étaient
complexes et constituaient un « fait social total » à l’origine de l’échange.
Selon lui, il existe dans les sociétés humaines une triple obligation universelle : celle de
donner, celle de recevoir et celle de rendre.
Obligation de donner, car c’est par le don que l’on montre sa puissance, sa valeur aux yeux des
autres : celui qui donne à les « moyens » de donner, et, en montrant ainsi sa magnificence, obtient
une valorisation sociale. Donner n’est donc pas un acte gratuit : c’est un moyen d’obtenir une
valeur dans une société donnée.
Obligation de recevoir, car refuser le don est la pire insulte que l’on puisse faire à autrui. C’est
à proprement parler inconcevable. Plus que l’objet donné, celui qui donne donne ce qu’il est, son
statut social, on ne peut donc refuser son don sans refuser l’être qui donne dans sa dimension
sociale. Cette obligation est toujours bien présent de nos jours : qui, à Noël, refuserait le cadeau
d’une tante ou d’une grand-mère sous prétexte que l’objet ne lui plaît pas ? L’objet pourra toujours
ensuite être vendu sur des sites d’échange en ligne, mais il aura quand même au préalable été
accepté.
Obligation de rendre, enfin, car celui qui a reçu a contracté une dette envers celui qui a donné.
Ils se sent donc redevable, ce qui pour Mauss explique que le don est à l’origine d’un lien social : le
donneur et le donataire sont liés tant que le donataire ne se sera pas acquitté de sa dette. Mais en
rendant, le donataire va rendre « plus » qu’il n’a reçu, pour à son tour montrer sa valeur et prendre
l’ascendant sur le donneur d’origine. Il va ainsi se créer un nouveau cycle de don et de contre-don.
Le plus souvent, les échanges engagent des groupes sociaux dans leur ensemble et non des
individus ; ainsi, celui qui rend ne rend pas forcément à celui qui lui a donné, mais à un membre de
son groupe social. Ce sont ainsi les sociétés qui entrent dans un processus d’échanges, source de
lien social.
Cet échange n’est pas un échange marchand pour deux raisons : d’une part, celui qui donne ne
connaît pas à l’avance la valeur de ce qu’il recevra, il n’est donc pas de calcul coût/avantage
possible ; d’autre part, il n’y a pas d’équivalence des valeurs des produits échangés contrairement à
l’échange marchand.
Renaud Chartoire
Faire des SES avec Star Wars
Contact : chartoire @aol.com
Des comportements en apparence désintéressés, on en trouve quelques uns dans Star Wars :
- Dans l’épisode 4, Obiwan sacrifie sa vie pour permettre à Luke, Leïa et Han de s’échapper
de l’Etoile Noire avec les plans secrets de l’Etoile Noire qui permettront ensuite sa destruction
- Dans ce même épisode, Luke est lui aussi prêt à sacrifier sa vie pour quitter son monde
natal et partir sauver une princesse qu’il ne connaît pas
- Après avoir refusé de participer à l’attaque finale de l’Etoile Noire, Han Solo change
d’avis et, là aussi au péril de sa vie, arrive au plein cœur de la bataille pour permettre à Luke
d’asséner le coup final à l’instrument de mort de l’Empire
- Anakin est prêt à tout pour venir en aide à Padmé et Qui-Gonn dans l’épisode 1 ; sa mère
dit d’ailleurs de lui « Il donne sans rien attendre en retour »
Et pourtant, derrière chacune de ces situations, ne peut-on pas retrouver la logique du
don/contre-don mise en lumière par Marcel Mauss ?
1) dans le sacrifice d’Obiwan, il y a en fait un double intérêt caché. Juste avant de se sacrifier,
il dit à Vador : « Si tu me terrasses, je deviendrai plus puissant que tu ne pourrais jamais
l’imaginer ». Cette phrase est assez obscure pour qui se contente de regarder les films sans faire
référence à l’univers étendu de Star Wars. En fait, la clé se trouve dans l’une des dernières scènes
de l’épisode 3, comme nous l’avons déjà vu, lorsque Yoda apprend à Obiwan que Qui-Gonn a
trouvé le moyen de garder son individualité dans la Force. Jusqu’alors, en mourrant, les Jedi ne
faisaient qu’un dans la Force, perdant par là même leur individualité et donc leur capacité à influer
sur les évènements présents. Qui-Gonn, Jedi atypique dans son refus de l’obéissance aveugle aux
ordres du Conseil Jedi –voir à ce sujet son comportement dans l’épisode 1-, et soucieux du
maintien de son individualité au sein de l’ordre, découvre les enseignements d’un shaman de la
planète Whills (en référence au deuxième script de Star wars, daté de janvier 1975, et nommé alors The Adventures of the
Starkiller (Episode One) : “The Star Wars”), qui lui permet justement de garder son individualité au-delà de
la mort sans perdre son contact avec la Force. En communiquant par delà la mort avec Yoda, QuiGonn lui transmet ce savoir, ainsi ensuite qu’à Obiwan, ce qui explique qu’après leur mort ils
réapparaissent sous forme de spectre. Or, Vador ne connaît pas cette technique, et ne peut donc
imaginer qu’en tuant Obiwan il va permettre à celui-ci de pouvoir continuer à influer sur les
évènements présents- en particulier en guidant Luke dans la Force, sans quoi Luke ne serait pas
parvenu à détruire l’Etoile Noire.
Obiwan a donc bien intérêt à faire ce sacrifice, afin de parvenir à ses fins : la destruction de
l’Etoile Noire. Mais il y a plus encore ; en donnant sa vie pour sauver Luke, il escompte permettre à
ce dernier de devenir définitivement un Jedi, afin que l’ordre Jedi ne disparaisse pas. Ce faisant, il
induit chez Luke un contre don en réponse à son sacrifice, contre don qui va dans le sens du
véritable but poursuivi par Obiwan.
2) Dans l’aide que Luke apporte à Leïa pour lui permettre de s’échapper de l’Etoile Noire, n’y
a –t-il pas un intérêt caché inavouable ? Luke, dès qu’il découvre l’hologramme de la princesse au
début de l’épisode 4, a trouvé celle-ci « belle »… n’y a-t-il pas de sa part un espoir de contre don
dont on peut aisément imaginer la nature ?... contre don qui ne viendra finalement pas, mais pour
des raisons qui dépassent les protagonistes, à savoir la révélation de leur parenté… mais le baiser
langoureux reçu par Luke au début de l’épisode 5 ne peut-il être considéré comme une forme de
contre don ?
3) Concernant Han Solo, il semble que ses sentiments ne soient là aussi pas totalement
étrangers à sa décision, et que l’attente d’un contre don de même nature que celui espéré par Luke
ait été un moteur essentiel à son choix. On peut en effet imaginer qu’il a gardé en mémoire les mots
qu’a eue Leïa à son encontre lorsqu’elle s’est aperçue qu’il n’était venu à son secours pour la
sauver des geôles de l’Etoile Noire qu’en contrepartie de la promesse d’une somme d’argent : « si
c’est pour l’argent que vous faites ça, alors c’est tout ce que vous recevrez ! », à quoi elle ajoute
devant Luke, alors que Han est à côté et ne peut qu’entendre ses paroles : « votre ami n’est qu’un
mercenaire, en dehors de l’argent, il n’aime rien, ni personne… ». C’est peut-être la réponse de
Renaud Chartoire
Faire des SES avec Star Wars
Contact : chartoire @aol.com
Luke à la princesse qui explique finalement le revirement de Han : « Je ne suis pas comme lui ! ».
Han, sentant la concurrence potentielle de Luke, décide alors de venir rejoindre les rangs de la
rébellion, pour obtenir une compensation de la princesse qui ne soit pas sous forme monétaire…
4) Quand Anakin vient en aide à Qui-Gonn et à Padmé, on peut aisément imaginer qu’il y
avait là un double intérêt : rester en contact avec Padmé, qu’il a qualifié d’ « ange » lors de la
première rencontre (« es-tu un ange » ? est la première question qu’il lui pose dans l’épisode 1), et
devenir un Jedi en espérant voir Qui-Gonn le prendre sous sa coupe, ce qui lui permettrait de sortir
de son statut d’esclave. Donne-t-il réellement, comme le prétend sa mère, « sans rien attendre en
retour » ? On est en droit d’en douter…
Au final, on retrouve, dans les comportements altruistes des personnages de Star Wars,
l’intuition de Marcel Mauss selon qui il y a de l’intérêt dans le don, un intérêt induisant l’attente en
retour d’un contre don… si on trouve assez peu la triple obligation de donner, de recevoir et de
rendre au sens strict, l’idée de l’attente d’un retour et donc de la création d’un lien social est au
cœur des comportements en apparence les plus désintéressés.
Renaud Chartoire
Faire des SES avec Star Wars
Contact : chartoire @aol.com