Ainsi va le monde CHAPITRE VI - Un château Le
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Ainsi va le monde CHAPITRE VI - Un château Le
Ainsi va le monde CHAPITRE VI - Un château Le Comité de Rédaction de la Revue de Psychanalyse Française se réunissait tous les mois dans la salle dite des Rédacteurs, au siège, rue Malebranche. On dégageait la table sur laquelle les auteurs venaient souvent travailler, on ajoutait quelques chaises et les six ou sept membres qui venaient ce jour-là prenaient place. Louise Werth avait institué une sorte de Comité flottant : il y avait autour d’un « noyau dur », terme à la mode alors dans le cadre des privatisations d’entreprises publiques, une douzaine de rédacteurs, membres du Comité, et que l’on sollicitait à tour de rôle en fonction du thème des réunions. Aussi venaient aux réunions les « assidus », véritable âme de la Revue, les « sollicités », concernés directement par tel ou tel numéro en cours, et d’autres enfin qui apparaissaient ponctuellement en fonction de leur emploi du temps. Louise Werth, en prenant la direction de la Revue, avait exigé que les réunions aient lieu le matin, décision pratique et stratégique. Seuls les plus intéressés par la chose analytique et par la chose écrite renonçaient à une matinée de travail. Les soirées de travail qui se multipliaient étaient beaucoup moins efficaces selon elle, les analystes esseulés toute une journée derrière leur divan y venant pour se distraire, tromper leur solitude. Le soir, il fallait aller au théâtre, au cinéma, lire, voir des amis : vivre dans le monde quoi ! Lydie arriva la première. Peu après, Louise Werth lui téléphona ses instructions : disposer les chaises, dégager la table, prévoir un café. Elle-même serait là dans une heure, pour le début de la réunion. Lydie sentait une légère tension, mais elle faisait confiance à sa bonne nature. Elle avait passé une très bonne nuit, elle avait deux rêves en banque pour sa séance d’analyse. Elle devrait choisir de raconter l’un ou l’autre. Il est vrai que son analyste lui laissait rarement le temps d’aller au-delà d’un rêve : l’interprétation tombait, coupante, ramassée dans un seul mot, une seule expression, parfois une seule syllabe qu’elle accentuait volontairement de façon exagérée. Et la séance était finie. C’était comme un tremblement de terre. Après, il y avait un grand silence et un grand vide. Une secousse de tout l’être, comme elle avait tenté de l’exprimer à Eric hier après être allés au cinéma voir un film de Lubitsch. Il avait paru surpris. En discutant, elle s’était rendu compte combien ils différaient. Par exemple, il lui avait demandé si son amitié naissante pour Louise Werth n’allait pas avec son analyste composer une sorte de sérénade à trois. Jamais pareille idée ne lui serait venue, d’autant plus que dans son analyse l’on ne s’intéressait pas à sa vie. L’analyse, ou l’analyste, se situaient au-delà des faits ou de l’expérience. C’est pourquoi les paroles de son analyste, jamais familières, hautement sybillines, provoquaient un véritable séisme intérieur. Elle le revoyait la regardant incrédule, ou qui sait alléché, car ce qu’il disait vivre dans son analyse paraissait beaucoup plus banal : des situations quotidiennes corsées par l’introduction par effraction d’un témoin qui voulait s’immiscer dans la partie. Au contraire, sa propre analyste planait au-dessus des contingences de la vie. A chacun sa voie, se dit-elle. Pour l’instant, il fallait accueillir les arrivants : Eric et Louise Werth, en grande conversation, elle riant aux éclats et lui racontant sans doute, avec sa verve habituelle, un autre épisode des mœurs universitaires. Le courant passait entre eux et à cet instant précis, encadrés par la porte ouverte, comme pour un cliché, ils avaient l’air d’être liés, contrairement aux faits, par une longue amitié. « Elle l’aime. », pensa immédiatement Lydie. Elle pétille, son esprit fait des bulles quand il lui parle. Il y a une parenté entre ces deux êtres. Tout devrait pourtant les séparer : elle est âgée, il est jeune ; elle est certainement juive, il est purement catholique ; elle respire Paris depuis toujours, il sent la province à plein nez. Mais ils sont parents par le tour d’esprit et si le monde est clément à leur égard, ils aiguiseront encore cette ressemblance. Bien que seulement témoin de cette idylle de l’intelligence, dont les deux protagonistes n’avaient pas véritablement conscience eux-mêmes, Lydie se sentait touchée par cette connivence merveilleuse et même emportée par le mouvement qui animait cette rencontre. Elle se réjouissait en quelque sorte de leur entente complice au point de rire d’un trait d’esprit qu’elle n’avait cependant pas entendu. C’est ce qui fait qu’elle ne prêta pas attention à la remarque un peu théâtrale de Louise Werth qui venait seulement de se rendre compte qu’elle était dans le vestibule devant sa nouvelle secrétaire qui lui tendait les mains pour lui prendre son manteau : - Laissez, laissez, ma chère, je n’ai pas été élevée dans un château, moi. Et Eric d’ajouter en rigolant de plus belle : - Moi non plus. Lydie, confuse un instant, éclata de rire elle-même, toute à la joie de participer à l’hilarité commune. Les choses s’enchaînèrent ensuite, tant et si bien que c’est bien plus tard qu’elle s’interrogea sur ce personnage « élevé dans un château, lui » et dont sa patronne se démarquait. De qui pouvait-il s’agir ? A qui s’adressait cette remarque ? Vraisemblablement ni à Eric ni à Lydie dont elle pressentait certainement les origines bourgeoises modestes. Alors ? Sans comprendre pourquoi à ce moment-là, elle se dit néanmoins que cette saillie avait été conçue pour cet homme grand, souriant et pourtant un peu raide qui s’introduisit tout de suite après dans le vestibule et qu’ils avaient dû apercevoir en montant l’escalier. - « Thierry Laborde. Enchanté. Je suis membre du comité de rédaction. » dit le nouveau venu en lui tendant la main. « Vous êtes la nouvelle secrétaire de rédaction. Bienvenue. Si Louise vous a choisie, vous devez être parfaite. Elle a un œil d’aigle. » Et sans plus attendre, cet homme poli certes mais qui ne paraissait pas appartenir à un milieu de châtelains, rejoignit les deux autres qui avaient déjà pris place autour de la table. Un détail, souvent difficilement identifiable après les événements, nous prévient pourtant de l’imminence d’un changement : une humeur qui va se modifier, une ambiance qui se fige ou explose, un séisme mental qui s’installe. Lydie ressentit ce picotement caractéristique de l’avenir qui s’annonce, à cet instant dans le vestibule, quand elle se retourna et vit les trois membres du comité installés et discutant joyeusement. Ce qu’elle prit d’abord pour une légère angoisse de débutante, bien vite elle l’attribua à une saisie intuitive de ce qui est en train de se passer, de se passer vraiment. Quoi ? Pour le dire ainsi, Lydie voyait, elle était la seule, un château trôner sur le tapis vert comme sur une prairie normande, monument maléfique malgré les apparences, le paysage riant, les personnages animés. Longtemps elle crut être désavantagée par ses visions. Par rapport à nombre de ses semblables, Eric Voyer ou Louise Werth par exemple, tous deux spécialistes de la lecture du présent à travers les arcanes du passé, admirables pour leur flair, elle se sentait souvent empêtrée dans ses impressions présentes. Et jamais elle n’aurait osé se prévaloir d’un certain don prophétique qu’elle parvenait à se reconnaître à elle-même. Lydie traîna longtemps en elle cette image du château avant d’en comprendre toute la signification. Quelques mois après, dans un de ces moments d’intimité qui se multiplièrent pour leur plus grande joie à toutes les deux, Louise Werth lui raconta incidemment l’anecdote dont l’allusion lors de cette réunion n’avait été que la suite. A cette époque déjà lointaine, Louise Werth venait d’être élue « psychanalyste formateur », le grade le plus élevé dans la hiérarchie des membres de l’Association Française de Psychanalyse. Elle partageait l’honneur de cette élection avec Louis Dumont qui commençait alors à se présenter sur la scène publique comme le porte-étendard de l’Association et même de la psychanalyse toute entière. Depuis, sa vocation s’était affirmée, d’autant que ses succès en librairie, dûment recensés dans les journaux qui comptent sur le plan intellectuel, justifiaient aux yeux de tous ses prétentions. Sans nier son talent, en l’exposant même, Louise Werth saluait en même temps d’un air moqueur les réussites de son collègue. Et comme il arrive souvent dans ces cas-là, Louis Dumont était poussé à montrer plus de fatuité qu’il n’aurait souhaité. Il ne pourrait triompher humblement, suprême plaisir des vainqueurs, tant qu’il verrait la pupille de Louise Werth contredire silencieusement le sens élogieux de ses paroles. C’est ainsi que le soir de leur élection, après la coupe de champagne traditionnelle dans les locaux de l’Association, ils se retrouvèrent ensemble dans le vestiaire, un peu gris de succès et d’alcool. Cherchant son manteau sur les cintres, Louis Dumont, devant une Louise Werth qui attendait patiemment qu’il eût fini, se mit à évoquer avec pompe et nostalgie ce temps de son enfance où un serviteur lui tendait son manteau et ses gants avant de lui ouvrir la porte, un sourire aux lèvres : - « J’ai été élevé dans un château. » conclut-il tristement, comme s’il eût souhaité qu’on le plaigne. Mais de la part d’une Louise Werth impatientée, il ne reçut comme réconfort qu’un sanglant : - « Ca se voit. » Cet échange dut définir une fois pour toutes la nature de la relation entre ces deux collègues : Louise Werth ne reconnaîtrait jamais Louis Dumont à la hauteur qu’il souhaitait l’être et ce dernier s’en trouverait toujours offensé. Le château était l’image de cette discorde qui n’était pas seulement le fruit de la jalousie et de la méchanceté, mais plus profondément le reflet de deux modes d’engagement différents devant la vie. Si Louis Dumont voulait s’élever lui-même en un monument contre le temps détestable qui passe quoi qu’on fasse, Louise Werth entendait sourire jusqu’au bout au monstre qui aurait tout d’elle sauf cela, son sourire. Pourquoi le château était-il apparu ce matin-là au seuil de la réunion du comité de rédaction ? Thierry Laborde, Lydie le comprit vite sans qu’on ait besoin de le lui dire, avait non seulement été un « analysé » de Louis Dumont, puis son élève, mais il était en passe de devenir son plus ardent défenseur et son homme à tout faire. C’est au sbire que s’adressait cette réplique et Lydie devait en comprendre le motif bientôt. A peine avait-elle eu le temps de se retourner cependant que la sonnette retentit et Lydie se trouva face à deux nouveaux arrivants, deux femmes cette fois, qui la regardèrent avec une attention égale à celle qu’elle leur accordait au même instant. La première, petite, boulotte, qui avançait en se dandinant comme si elle était montée sur des ressorts, souriante avec ça, avait l’air d’une grand-mère sortie des contes de notre enfance. La preuve en était ces cheveux gris ondulés, cette peau soignée et ces vêtements habitués depuis de nombreuses années, des décennies sans doute, au même parfum rond et un peu sucré, mais parfaitement distingué comme ce tailleur en fin lainage. Qui ne voudrait se lover dans cette ambiance apparemment accueillante et chaleureuse dont Odile Perronet donnait immédiatement le signe ? Pourtant Lydie, sans se l’expliquer, perçut en elle une réserve face à cette affection et à ces sourires d’emblée offerts. Trop maternelle, trop despotiquement maternelle, pensa-t-elle : le contraire de sa patronne, Louise Werth. L’autre femme, Adèle Rosenberg, plus jeune et à peine plus âgée qu’elle, tranchait par sa discrétion sur sa compagne. Tout en elle semblait s’accorder avec sa voix traînante, un peu comme une plainte en continu : elle donnait tout d’abord envie de la consoler avant d’être pris d’une lassitude devant un malheur invisible, peut-être imaginaire. Curieusement, elles formaient toutes deux un couple bien assorti, la proposition infinie d’affection de l’une s’accordait à l’inlassable exigence de l’autre. Lydie sentit devant ces deux femmes animées de stratégies différentes, qu’elle allait être évaluée, jaugée avant de subir une séduction en règle et le cas échéant, rejetée, exclue. Lydie détestait être manœuvrée par une femme. Beaucoup plus que par un homme dont elle redoutait peu les tentatives. Elle savait qu’elle pouvait céder sans se départir d’ellemême. C’est l’impression qu’elle eût immédiatement après : alors qu’elle allait refermer la porte, un dernier personnage qui se présenta comme Lucio Bruno, apparut tout sourire, baisemain, regard appuyé. Il ne manquait que la caresse furtive et Lydie songea que si le vestibule n’avait pas retenti encore des paroles des derniers arrivants, elle aurait senti sur sa fesse la paume de cet homme élégant à l’accent enjôleur. Pierre SULLIVAN