Klemperer c`est nous - Revue des sciences sociales
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Klemperer c`est nous - Revue des sciences sociales
Paola Traverso Universität Berlin Institut für Romanische Philologie <[email protected]> « Klemperer c’est nous ! » Sur la réception allemande des journaux de Victor Klemperer L a biographie de Victor Klemperer peut servir de paradigme pour toute une génération de la bourgeoisie cultivée judéo-allemande ayant tenté par tous les moyens de réaliser son désir de reconnaissance et d’assimilation, et dont le rêve de symbiose s’est transformé en cauchemar dès 1933. Klemperer naît en 1881 à Landsberg, en Prusse occidentale, dernier rejeton d’une famille juive aussi nombreuse que modeste, originaire de Prague. À Landsberg, puis à Bromberg, son père occupe la charge de rabbin de la petite communauté locale. Le caractère étriqué de la vie de province et la pesanteur d’une orthodoxie vouée à des rituels « médiévaux » poussent son père, partisan d’un judaïsme éclairé, à s’installer à Berlin, où il deviendra le premier prédicateur d’une synagogue réformée. Alors que ses deux frères aînés entreprennent une carrière qui de médecin qui d’avocat, Victor hérite de l’amour de son père pour la littérature et se voue aux études humanistes. Son parcours académique n’en est pas moins chaotique, puisqu’il quitte le lycée pour apprendre le commerce, reprend ses études sans les achever, se veut poète puis se fait journaliste jusqu’en 1913, date à laquelle il sou- 196 tient une thèse qui lui ouvre la voie de l’agrégation, obtenue en 1914 sous la tutelle du philologue Karl Vossler. Agnostique convaincu mais pressé par l’ambition d’un frère désireux d’obtenir son « ticket d’entrée pour la société bourgeoise » (Heine), il se convertit au protestantisme en 1903. Trois ans plus tard, il épouse la pianiste Eva Schlemmer tout en se faisant inscrire comme « israélite » sur le registre d’état civil. En 1912, alors qu’il ambitionne une carrière universitaire, il scelle sa ferme volonté d’être « Allemand en tout et pour tout » en se reconvertissant au protestantisme1. Il occupe alors un poste de lecteur à l’Université de Naples, où Benedetto Croce le voit en parangon de l’intellectuel prussien. En 1915, convaincu de la légitimité de la position allemande, il s’engage au front dont il revient déçu par la défaite et désillusionné face à l’inutilité d’une guerre dévastatrice. Politiquement désorienté, il donne sa voix aux Démocrates, un petit parti du centre que, « mis à part les Juifs, personne ne prenait au sérieux »2. Intellectuel convaincu que la voie de l’assimilation passe par la culture, Klemperer souligne l’importance de l’individu face à la communauté et se méfie d’un parti de masse tel que la Social-démocratie. La carrière universitaire de Klemperer débute avec un poste à l’Université de Munich où il se rend très tôt à l’évidence que, dans le milieu universitaire comme ailleurs, la condition de Juif est un obstacle à son désir d’ascension sociale. En 1920, il décroche pourtant une chaire au Polytechnicum de Dresde, sans jamais parvenir à se faire nommer dans une université plus prestigieuse. Outre l’antisémitisme ambiant, son parcours irrégulier fait obstacle : lorsqu’il n’est pas repoussé en tant que Juif, il est traité de « journaliste » et de « lettré » dont la compétence scientifique paraît douteuse. En 1933, Klemperer se laisse encore aller à l’illusion que la croix de fer conquise pendant la Grande Guerre le mettra à l’abri des abus et des discriminations ; deux ans plus tard, la loi sur l’emploi public le prive de son poste. En 1940, il est contraint de quitter son domicile et d’emménager dans une Judenhaus, où plusieurs familles cohabitent dans un espace restreint. Grâce à son mariage « mixte » avec Eva Schlemmer, Klemperer peut éviter, ou plutôt différer de jour en jour sa déportation, survivant aux années noires, isolé et marqué Paola Traverso par le port obligatoire de l’étoile de David. Le bombardement de Dresde lui permet de quitter la ville et de se cacher jusqu’à la fin de la guerre, au cours d’un long périple vers la Bavière occupée par les Américains. Rentré à Dresde fin 1945, il quitte l’Église protestante, s’inscrit au Parti communiste et reprend l’enseignement universitaire, d’abord à Greifswald et à Halle, puis à Berlin-Est. La notoriété de Klemperer en Allemagne de l’Ouest n’est pas due à ses études sur les littératures romanes mais à la publication, dès 1946, de Lingua Tertii Imperii. Portant sur les années antérieures au premier conflit mondial, Curriculum vitae suscita peu de réactions ; mais lorsqu’en 1995 le Journal consacré aux douze années du régime nazi fit son apparition sur les rayons des libraires, le succès fut extraordinaire : écrite par un Juif allemand, la chronique de la vie quotidienne sous la dictature fut immédiatement canonisée et considérée comme la source historique par excellence, susceptible d’éclipser tout ce qui avait été écrit auparavant sur l’époque nazie. L’industrie culturelle et médiatique ne rata pas l’occasion d’ajouter un nouvel épisode à la mise en scène de la mémoire du passé nazi : le théâtre de Munich organisa un marathon de lecture retransmis par la radio, tandis que la télévision produisit une série au titre vague et ambigu : « Klemperer : une vie en Allemagne ». Dans le sillage de ce succès, les éditions Aufbau publièrent l’année suivante la partie du Journal relative à la période de Weimar, dont les échos furent assez faibles, en dépit d’une importante campagne publicitaire. Avec la publication, au printemps 1999, du Journal des années 1945-1959, nous disposons maintenant de l’intégralité du récit autobiographique de Victor Klemperer, glorifié à l’unisson comme la chronique authentique du siècle qui vient de s’achever. Toutefois, la notion problématique d’authenticité devrait nous inciter à la prudence, car elle contrevient à une conception moderne de la littérature comme construction ou mise en fiction de tout événement, fût-il proche de la réalité. Mais c’est justement cette authenticité supposée « Klemperer c’est nous ! » qui confère à la chronique de Klemperer un souffle de vérité et d’innocence qui invite à une lecture confiante en lui assurant une réception singulièrement unanime et homogène, limitée à la surface du texte, et où la discordance entre l’énoncé et le signifié est réduite à peu de choses. Dans le cas de Klemperer, une telle lecture est d’autant mieux accueillie qu’elle semble fournir des circonstances atténuantes au passé allemand. Mais même si l’on accepte ce concept d’authenticité, subsiste le problème non moins complexe de l’objet historique du récit et de la perspective qu’il véhicule. Autrement dit : Klemperer est-il le représentant paradigmatique de la réussite de l’assimilation judéo-allemande pendant la période de Weimar ? Ou bien le chroniqueur honnête et rigoureux de la dictature nazie racontée du point de vue d’un patriote allemand refusant de se laisser imposer un judaïsme dans lequel il ne se reconnaît pas ? Ou encore, un Allemand fidèle aux valeurs des Lumières et opposé de ce fait au nazisme ? Est-il le chroniqueur de la persécution et de l’extermination des Juifs ? Ou plutôt celui d’une condition juive exceptionnelle, la condition des rares Juifs qui, protégés de la menace de la déportation grâce à un mariage « mixte » avec un conjoint « aryen », ont pu survivre à la terreur nazie en Allemagne même ? Comment enfin définir l’auteur du Journal des années de l’après-guerre et décrire sa destinée ? Comme celle d’un Juif survivant dans la RDA ou d’un fonctionnaire communiste diligent et inféodé au régime ? Ou bien, plus simplement, comme celle d’un universitaire ambitieux en quête de reconnaissance ? Les lecteurs ont donné une réponse définitive à l’une au moins de ces questions, celle concernant la période historique pour laquelle l’autorité de Klemperer paraît indiscutable. En effet, ni les années précédant la première guerre mondiale, ni la période de Weimar, ni la description de la vie quotidienne sous le régime socialiste de l’Allemagne de l’Est, n’appartiennent au répertoire favori de la mémoire allemande. Nonobstant le débat actuel relatif au passé récent de division nationale, les douze années de la dictature nazie se profilent comme un bloc compact ; et c’est justement autour de ce Journal des années 33 à 45 que le culte de Klemperer est né et que s’est constituée une sorte de légende dont la raison est probablement à chercher dans cette définition de l’époque nazie comme étant du « passé », le passé tout court, le passé par excellence. Bien que cette perception présente des caractéristiques générales, l’écart entre la conscience de soi ouest-allemande et la conscience de soi est-allemande est évidente. Cet écart explique le fait que le retentissement de l’œuvre de Klemperer, ainsi que l’érection de son auteur en représentant d’une « Allemagne meilleure » et d’une tradition nationale placée sous le signe de la démocratie et des Lumières, aient été bien plus forts d’un côté plutôt que de l’autre côté du mur désormais virtuel de Berlin. En effet, tandis que la RDA s’était appropriée une mémoire historique qui, relevant de la tradition des Lumières et de la Révolution française et se légitimant au nom de l’antifascisme, peignait le nazisme comme un corps étranger à sa nature d’État démocratique et socialiste, le souvenir de l’époque nazie constituait à l’Ouest une fracture inguérissable, la marque négative d’un sentiment national interdit, un obstacle presque insurmontable sur la voie d’une « normalisation » souhaitée, mais aujourd’hui de plus en plus controversée. Dans la mémoire ouest-allemande s’ouvre ainsi un vide qui, loin d’être provoqué par l’amnésie ou le refoulement du passé, tient plutôt au manque douloureux d’une image positive de soi qui puisse s’inscrire dans la longue durée de l’Histoire. Si la chronique de l’expérience d’un Juif allemand pendant la période nazie a pu contribuer à renouer la continuité brisée de la tradition historique et de la conscience de soi allemande, cela tient tout d’abord au fait que le texte de Klemperer décrit une situation biographique dont les traits spécifiquement juifs peuvent être facilement relégués à l’arrière-plan. Cela est dû non seulement aux déclarations d’appartenance à la culture et au peuple allemands obstinément réitérées dans le Journal, au 197 refus de se laisser imposer une identité « raciale », mais encore à la situation singulière de Klemperer, à cette condition exceptionnelle de Juif décrivant la vie quotidienne allemande sous le Troisième Reich. Une condition tout à fait particulière (moins de 2% des Juifs allemands ont pu survivre à la faveur d’un mariage « mixte ») apparaît ainsi comme un miroir de la situation générale : ce n’est là qu’un des nombreux paradoxes sous-jacents à une réception biaisée du Journal de Klemperer, source des nombreux malentendus dont il a été l’objet. Car le Journal déçoit l’horizon d’attente du lecteur : d’après la perception historique rétrospective, la vie et le destin des Juifs pendant le Troisième Reich demeurent dans l’ombre, sous le signe de l’Holocauste, un événement limité dans le temps mais dont la portée est si monstrueuse qu’il absorbe toute son époque et avale comme un tourbillon le temps qui l’a précédé3. En revanche, dans la chronique de Klemperer, ce temps se dilate dans la fragmentation de la vie quotidienne et son expérience acquiert les traits triviaux typiques de la continuité répétitive du présent. L’identité suggérée, à cheval entre le temps relaté et le temps du récit, donne au lecteur l’illusion empathique d’être lui-même le protagoniste de cette chronique. Le « privilège » d’une vie quotidienne susceptible d’être racontée rapproche Klemperer de l’expérience et de la perception allemandes en l’éloignant aussi bien de la condition juive réelle que de celle fabriquée par notre imaginaire historique actuel. Un tel récit, où le temps s’étale en un présent éternel et se morcelle dans la multitude des expériences quotidiennes, ne peut tenir lieu de jugement historique global. Klemperer lui-même reconnaît les limites de sa perspective, faisant ainsi montre d’une conception de l’Histoire bien plus critique que celle de ses lecteurs actuels. « Que sais-je ? » est la question qu’il se pose sans cesse et qui révèle ses doutes quant à la possibilité d’une chronique échappant à l’interprétation subjective des événements : Nous ne savons rien du passé lointain, parce que nous n’y étions pas ; et nous ne savons rien du présent, parce que nous y sommes. Seul le souvenir du passé que nous avons nous-mêmes vécu peut nous permettre d’acquérir après coup une once de savoir – et d’un savoir très peu sûr (5 juillet 1942)4. Le « présent éternel » de Klemperer est marqué par l’entrelacement de deux perspectives : d’une part une perspective allemande, déterminée par le choix d’adopter une attitude « culturellement allemande » (Geistig Deutsch), d’autre part une perspective juive qu’il a dû endosser en dépit de la particularité de sa situation. Il finira par accepter cette optique comme la seule lui permettant de reconnaître l’illusion de son sentiment d’appartenance au peuple allemand et de remettre en cause son passé politique et intellectuel. Les prémisses du succès, et par conséquent de l’utilisation idéologique de la chronique de Klemperer, résident probablement dans la description d’une expérience qui présente suffisamment d’éléments communs avec celle du destinataire de son récit. Bien que marquée par l’absence de tout droit, par la discrimination, la persécution et la misère, la vie de Klemperer se déroule dans un contexte qui possède encore les caractéristiques d’une vie privée. C’est la vie désarmée d’un individu légalement exclu de la communauté nationale qui n’a pas perdu pour autant sa dignité humaine. C’est une vie susceptible d’être racontée et transmise, dont la description peut s’appuyer sur un code sémantique partagé par ses lecteurs. Un récit compréhensible par tous parce qu’il reste dans le cadre des limites sémantiques du langage, à la différence de ceux des rescapés des camps d’extermination, où l’expérience de déshumanisation révèle tout à la fois la vacuité du terme d’authenticité et la précarité explicative de nos modèles d’expressions. Ces prémisses expliquent aussi le rapprochement souvent opéré entre le texte de Klemperer et cet autre grand succès de librairie situé en marge de l’Holocauste, le Journal d’Anne Frank. La déportation et l’anéantissement constituent dans les deux cas un contexte que le lecteur peut tenir à distance, puisqu’il ne fait pas partie de la narration. Ces deux récits, en ce qu’ils permettent au lecteur de s’identifier avec la victime, 198 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies » ont pour effet de ramener Auschwitz à une dimension plus « tolérable » en véhiculant l’illusion d’une vie privée « normale » des Juifs sous le nazisme. Si le Journal de Klemperer est un ouvrage encore plus assimilable que celui d’Anne Frank, cela tient au fait que s’avère dans son cas le désir de salut sous-jacent aux deux textes, et nécessairement partagé par le lecteur. L’extermination n’appartient pas au champ visuel de Klemperer, ce qui a permis des lectures discutables de son Journal. Lors de la désormais fameuse allocution prononcée en 1998 à la Paulskirche de Francfort, Martin Walser fut accueilli par des applaudissements chaleureux lorsqu’il affirma ne pouvoir ni vouloir supporter plus longtemps le regard accusateur accompagnant toute évocation d’Auschwitz, cette « honte » allemande. Quelques années auparavant, à l’occasion de la remise posthume du prix des frères Scholl, Walser avait prononcé une laudatio saluant en Klemperer le « chroniqueur rigoureux » et le patriote allemand qui avait cru « à juste titre » (!) que les Lumières allemandes avaient surmonté l’antisémitisme5. L’image de la honte allemande projetée de l’extérieur (implicite dans l’utilisation de l’expression Schande, « honte », au lieu de Scham, « pudeur ») lui est intolérable. En revanche, le récit d’un Juif traqué, ne cessant de s’identifier à une patrie qui l’a brutalement rejeté, de croire à l’existence et de revendiquer son appartenance à une « Allemagne soigneusement dissimulée», est un baume étalé sur ses blessures nationales. Post mortem, Walser accueille Klemperer au sein de la communauté nationale allemande, donnant ainsi naissance à un « nous » commun éclairé d’une nouvelle mémoire. Mais tout le monde ne possède pas cette virtuosité rhétorique capable d’exprimer la bonne conscience allemande par le truchement d’une voix juive, tout en évitant les pièges d’une identification explicite et empathique. Il y eut en effet des critiques pour tomber dans ce piège en s’exclamant « Klemperer c’est moi ! », dévoilant de la sorte le destin que le lecteur déplore réellement dans le Journal de Klemperer : non celui du Juif mais le sien, non pas la douleur Paola Traverso des victimes mais sa propre douleur allemande réprimée, tabouisée et exorcisée depuis soixante ans (et qui trouva un nouveau champ d’expression lors de la publication du roman de Günter Grass consacré au naufrage du paquebot Gustloff, avec ses 6 000 réfugiés allemands à bord). Les privations, la gêne, la misère, la peur des bombardements, la crainte pour sa propre vie et pour celle de ses proches sont des souffrances que le peuple allemand a également connues, mais qu’écrasé par le poids de la douleur incommensurable infligée à d’autres, il n’aurait pu raconter qu’au risque de se voir accusé de nourrir un ignoble esprit de ressentiment. Si j’ai tenu à rappeler l’allocution de Martin Walser, c’est moins pour renouveler une polémique largement médiatisée6 que pour souligner une contradiction qui, dans le Journal de Klemperer, demeure cachée : l’impossibilité d’un souvenir commun du « passé », à la fois allemand et juif. L’obstination à s’accrocher à une « germanité » non pas biologique mais culturelle participe en effet de l’illusion à laquelle puisent les lecteurs pour redéfinir rétrospectivement leur propre place dans l’Histoire et pour construire un passé commun aux victimes et aux descendants des coupables. Les raisons de l’accueil enthousiaste réservé au Journal de Klemperer sont donc complexes et résident dans l’entrecroisement du texte et de son contexte, c’est-à-dire dans les possibilités qu’il offre de donner des réponses rassurantes à des questions inquiétantes. Le paradoxe tient d’abord au fait que c’est un Juif persécuté qui est ainsi appelé à recoudre la continuité d’un récit national brisé par Auschwitz. Difficile dans ces conditions d’écarter l’impression que, derrière la façade consensuelle, une telle réception tend à l’auto-absolution. C’est ainsi que la philologie allemande s’est promptement appropriée l’image de Klemperer et qu’un chœur d’intellectuels allant des poètes libéraux aux marxistes nationaux a pu se gaver de « germanité » sans courir le risque d’en périr étouffé. C’est donc à l’exhibition d’une tradition cachée de la philologie allemande que sert Klemperer. En regard « Klemperer c’est nous ! » de la doctrine officielle selon laquelle la France était l’ennemie séculaire de la nation allemande, la romanistique serait grâce à lui restée fidèle aux valeurs des Lumières. Klemperer est ainsi considéré comme le chroniqueur rigoureux et objectif des douze années de la dictature hitlérienne, sa description d’un antisémitisme populaire non généralisé faisant contrepoids aux thèses accablantes de Daniel Goldhagen7, tandis que sa « germanité » désespérément revendiquée (Deutschtum, un terme désormais banni du vocabulaire) conforte une certaine image de soi en autorisant l’affirmation d’une « germanité » de chacun, irrémédiablement fêlée et historiquement discréditée8. Il s’agit là d’une douteuse tentative de réparation (Wiedergutmachung) qui rend à Klemperer l’identité allemande dont il fut privé en l’englobant dans une tradition nationale profitable à l’Allemagne actuelle, mais à laquelle il resta toujours étranger. Car l’œuvre de Klemperer ne se plie pas à ces lectures et demeure irréductible aux quelques extraits toujours cités par la critique. Deux citations en particulier reviennent systématiquement. La première, datée du 9 octobre 1938, marque une adhésion explicite aux Lumières françaises (« Voltaire et Montesquieu sont plus que jamais mes véritables proches ») tandis que la seconde, revendiquant dans une tonalité plus désespérée que convaincue une sorte de germanité spirituelle (Deutschtum), exprime l’espoir que les « vrais Allemands », occultés ou aveuglés par le régime, réapparaîtront bientôt : « Moi, je suis allemand et j’attends que les Allemands reviennent ; ils se cachent quelque part » (30 mai 1942). L’enthousiasme avec lequel la critique accueille ces mots paraît cynique eu égard au sort exceptionnel de Klemperer. Seule en effet la connaissance de sa survie, due non aux Allemands revenus de leur égarement mais à l’amour de sa femme « aryenne » ainsi qu’à l’intervention des Alliés, permet à la critique de se complaire dans une protestation de confiance et d’espoir visà-vis de l’Allemagne. Une confiance qui coûta la vie à presque tous les Juifs qui crurent que l’esprit des Lumières et la culture goethéenne-schillérienne rendraient impossible le triomphe de la barbarie antisémite. Je me propose maintenant d’analyser deux des malentendus principaux autour de l’œuvre de Klemperer (son rôle en tant que porte-parole d’une tradition libérale de la philologie allemande et son appartenance à la communauté culturelle allemande), de revenir brièvement sur la contradiction apparente avec les thèses de Goldhagen et de formuler pour finir quelques hypothèses sur les raisons de l’adhésion de Klemperer au Parti communiste, la seule décision que la critique ne peut lui pardonner. Il va de soi que mes remarques ne cherchent aucunement à amoindrir la valeur historique et l’importance de l’œuvre autobiographique de Klemperer, mais visent seulement l’instrumentalisation dont elles font l’objet. Si le Journal prend place parmi les documents les plus importants et les plus émouvants, s’il documente une métamorphose intellectuelle en offrant le récit extraordinairement honnête et sincère d’un déchirement intérieur douloureux, il ne se prête ni à la réécriture de l’histoire de la philologie ni à celle de l’antisémitisme allemands. Tout au plus nous aide-t-il à méditer à nouveaux frais sur les apories de l’assimilation des Juifs allemands dans la première moitié du XXe siècle et sur le caractère illusoire de la notion de « symbiose judéo-allemande ». Klemperer et la philologie allemande n Pour voir en Klemperer l’héritier de la philosophie des Lumières détruite par le nazisme, il faut adhérer à une interprétation du fascisme qui fait de la France républicaine l’ennemi principal du régime hitlérien et confère à la romanistique un rôle clé dans la constitution d’une image de la France conforme aux objectifs de la propagande nazie9. Or, s’il est vrai que le nazisme nie toutes les valeurs engendrées par les Lumières françaises, cela n’implique pas qu’il ait cherché sa raison d’être dans cette négation. Il suffit de penser à la conduite allemande de la guerre, bien différente sur le front 199 occidental et sur le front oriental : si la France était bien un ennemi, elle n’était pas l’ennemi principal. On pourrait citer à ce propos le témoignage même de Klemperer parlant constamment de « guerre juive » (jüdischer Krieg) et soulignant la manière dont la propagande nazie est principalement axée sur la haine des Juifs : Chaque jour qui passe me rappelle de plus belle que pour le Troisième Reich cette guerre est vraiment la guerre juive, que personne ne peut la vivre de manière plus centrale et plus tragique que le Juif à étoile retenu en Allemagne et fondamentalement allemand de par son éducation, sa culture et sa sensibilité (14 janvier 1944). Quant au bolchevisme, d’abord assimilé au national-socialisme, il est selon Klemperer l’ « épouvantail » par le biais duquel Hitler s’allie et contrôle la masse allemande, lasse de la guerre et de la misère. Non seulement Klemperer n’identifie pas le projet d’éliminer l’héritage de la Révolution française, mais il ne voit pas dans cette Révolution, ni en aucune autre, un modèle à suivre (il suffit à cet égard de rappeler les termes méprisants dans lesquels il accueille en novembre 1918 la République des conseils Victor Klemperer 200 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies » de Munich10). Davantage : un extrait du Journal du 12 septembre 1934 fait allusion à un projet d’étude que, guidé par la conviction que la langue exprime l’ « essence » et la « nature » d’un peuple, Klemperer aurait aimé centrer sur la langue des « trois révolutions » : la Révolution française, le fascisme et le Troisième Reich. Bien que tout au long des années trente Klemperer ait travaillé à un livre sur les Lumières françaises, il semble aventureux d’interpréter ce fait comme un acte conscient de résistance intellectuelle. Dans le Journal des années correspondantes, il est presque impossible de trouver un extrait opposant explicitement les Lumières au nazisme. L’intérêt de Klemperer pour le XVIIIe siècle relevait en fait d’un vaste projet d’histoire de la littérature française, dont la partie concernant les XIXe et XXe siècles avait été achevée avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Ce n’est que la confrontation douloureuse avec l’idéologie nazie qui fera du nationaliste Klemperer un voltairien convaincu, et d’un travail académique une véritable rencontre philosophique. De fait, et à l’instar de la plupart de ses collègues romanistes, Klemperer avait lui-même contribué à la construction d’une image de la France comme ennemi séculaire du peuple et de la culture allemands. La haine de l’ennemi avait pris une forme « scientifique » chez les romanistes guidés par l’idée d’une « psychologie des peuples » (Völkerpsychologie) visant à établir une opposition irréductible, mentale et congénitale (Wesenseigen) entre Allemands et Français. Romanische Sonderart est le titre d’un recueil d’essais publié par Klemperer en 1926 qui, tout en suggérant une opposition à la prétendue Eigenart germanique, ne peut qu’évoquer de lamentables associations avec les théories raciales alors dominantes11. La « psychologie des peuples » permit en effet aux romanistes de s’aligner sur la propagande nazie : une fois définis les traits caractéristiques de l’ennemi héréditaire, on dessina une image stéréotypée de l’esprit français en fonction de données réputées naturelles et par suite immuables, selon une conception anhistorique propice aux visées nationalistes. C’était la guerre conduite par Paola Traverso d’autre moyens, même si le milieu politique dans lequel ces recherches se déroulaient n’était pas complètement homogène, puisque des partisans agressifs de l’incompatibilité radicale entre les deux peuples y côtoyaient des théoriciens qui, tout en partant des mêmes prémisses scientifiques, penchaient pour une réconciliation avec l’ancien ennemi. Issu de l’école libérale de Vossler, Klemperer appartint sans doute à ces derniers : dans ce débat, la tonalité générale de ses écrits est plus conciliante qu’agressive12. On ne saurait pour autant l’exempter de la faute d’avoir apporté de l’eau au moulin du nationalisme. Au vrai, la césure dans la pensée politique et scientifique de Klemperer date de l’accession d’Hitler au pouvoir. Pendant les années de sa ségrégation, il a honte de ses écrits passés, comme en témoigne l’extrait suivant de son Journal : « Je ne peux plus travailler à mon Image de la France. Je ne crois plus à la psychologie des peuples. Tout ce que j’avais tenu pour non-allemand, la brutalité, l’injustice, l’hypocrisie, la manipulation des masses jusqu’à l’ivresse, toutes ces choses fleurissent ici » (3 avril 1933). Plus tard, dans la postface à LTI, il parlera de la « métamorphose » (Umschaffung) provoquée en lui par le régime hitlérien. Tournant son regard vers le passé, il se demande s’il n’aurait pas lui-même « pensé trop souvent l’Allemand et le Français au lieu de penser à la diversité des Allemands et des Français »13. La conversion de Klemperer aux valeurs des Lumières naît de la confrontation traumatique avec le nazisme, qui lui révèle les conséquences d’une idéologie à laquelle il avait lui aussi adhéré avec ses études sur la Völkerpsychologie. Affirmer l’altérité de la France, dont la « civilisation » était opposée à la « culture » allemande, sous-entendait l’idée d’une hiérarchie des peuples qui, une fois poussée dans ses dernières conséquences, aurait également justifié la diversité entre la nation germanique et les autres peuples, puis entre la « race supérieure » (Herrenrasse) et les « sous-hommes » (Untermenschen). Les philologues allemands ont bien raison d’affirmer que les années vingt offrent une image lamentable de la « Klemperer c’est nous ! » philologie allemande : presque tous les représentants les plus éminents de cette discipline (à l’exception des Juifs qui, tels Leo Spitzer et Erich Auerbach, durent quitter l’Allemagne, ou qui, comme Luise Richter, furent assassinés14) s’accommodèrent du régime : Robert Curtius, dont la collaboration avec le nazisme fait débat mais dont le penchant pour le fascisme italien est indiscutable ; l’italianiste Gerhard Rohlfs, nazi fervent ; Edouard Wechssler, Fritz Neubert et ainsi de suite, jusqu’aux partisans du fascisme roumain. La romanistique actuelle ne devrait donc pas considérer les écrits klempérériens de la période de Weimar d’un œil acritique, dans l’optique d’une continuité salvatrice de l’héritage de tolérance et de démocratie issue des Lumières. Reste à comprendre les motifs de la réhabilitation posthume du Klemperer de Weimar. Ceux-ci relèvent d’abord d’une tendance générale à conférer une innocence anhistorique aux victimes du nazisme. On oublie ce faisant que face à la « faute » pour laquelle elles ont dû payer sous le nazisme, les victimes sont toutes innocentes, absolument innocentes. Quelle que soit la « faute » qui leur est imputée, ce n’est pas celle pour laquelle elles ont été « punies », car celle-ci était le simple fait d’appartenir à une « race » qu’on avait décidé d’anéantir. Ce qui doit maintenant provoquer stupeur et indignation, c’est moins la contribution de Klemperer à un discours scientifique politiquement dangereux que le silence actuel de la critique sur ce fait. La glorification dont Klemperer fait l’objet lui fait du tort à deux niveaux : d’un côté, elle dissimule le fait historique que Klemperer a été persécuté non pas en tant que voltairien ou en tant que patriote mais seulement en tant que Juif ; de l’autre, elle méconnaît le douloureux processus de transformation intellectuelle, humaine et politique auquel il s’est soumis au cours des années trente. Loin en effet d’être aussi linéaire que le supposent ses disciples actuels, l’itinéraire scientifique et politique de Klemperer est parsemé de contradictions, de doutes, de revirements pénibles et de déceptions cuisantes. Et il n’y a rien d’hé- roïque à cela. La lecture de Klemperer sous le signe de l’héroïsme entraîne la méconnaissance de la complexité de sa personnalité et de son œuvre, tout en contribuant à étouffer une voix dont une meilleure écoute aurait pu épargner à la critique une bonne part de ses errements. Il en va de même de la question souvent abordée des motifs ayant conduit Klemperer à rester en Allemagne lorsqu’il était encore possible de s’enfuir. On a été jusqu’à soutenir qu’il voulait ce faisant réaliser le but de sa vie, la réconciliation avec la France sous le signe de la tolérance voltairienne et des Lumières frédériciennes. En réalité, ses motifs sont bien plus triviaux : il venait d’achever la construction d’une maisonnette que sa femme ne voulait pas quitter, et craignait de perdre le peu de choses qu’il possédait pour un futur des plus incertains, estimant que son insuffisante connaissance des langues étrangères ne lui permettrait pas de trouver ailleurs un poste universitaire. Quand il songea enfin à s’exiler, il ne restait que peu de pays encore disposés à accueillir des Juifs fugitifs. Il est dès lors surprenant qu’une décision résultant à la fois de motifs contingents et d’une évaluation complètement erronée de la situation puisse donner lieu à des qualificatifs tels que « juste » et « héroïque ». C’est la prédilection actuelle pour les histoires sur l’Holocauste pourvues d’un dénouement heureux qui permet tout à la fois de comprendre le succès d’un film comme La liste de Schindler et l’impact actuel du Journal de Klemperer en Allemagne. On ne saurait expliquer autrement l’option douteuse consistant à clore la chronique de Klemperer à l’instant où il réintègre la maisonnette de Dresde en compagnie de son épouse. Publiée dans un volume séparé, la suite du Journal (Und so ist alles schwankend : «Et ainsi, tout vacille» juin-décembre 1945) éclaire d’une manière bien plus triste cette idylle conclusive. Les pages du Journal de 1945 témoignant des déceptions et incertitudes de l’immédiat après-guerre, et surtout de la volonté d’un changement radical, invalident la réappropriation posthume des œuvres de Klemperer par une 201 culture de la mémoire que l’Allemagne réunifiée est en train de se forger. Cette culture aspirant à se « reconstituer un passé » s’évertue à établir des filiations qui auraient traversé indemnes Auschwitz pour parvenir à nourrir notre présent. Il était fâcheux à cet égard que l’un des principaux candidats à l’incarnation de cette continuité démocratique ait choisi d’achever son chemin de patriote frédéricien libéral en quittant l’Église protestante précédemment élue comme symbole d’appartenance à la nation allemande pour s’inscrire au Parti communiste. Être allemand et être juif : une double impossibilité n La définition de l’identité allemande de Klemperer est un enjeu d’autant plus important qu’elle remet en question la tentative faite par l’Allemagne née de la chute du Mur en vue de se doter d’une identité nationale par le fait de s’approprier le patriotisme et la « germanité » des victimes du nazisme. Le risque existe donc que Klemperer soit instrumentalisé dans l’effort de reconstruire une tradition qui érigerait des monuments aux victimes en oubliant leurs bourreaux. Au fond, cette interprétation de l’histoire nationale – à laquelle les coalitions politiques de « droite » et de « gauche » semblent s’identifier par un accord inhabituel – n’est rien d’autre qu’une variante de la convention langagière faisant partie depuis longtemps du vocabulaire public et qui permet de se dissocier des crimes de l’Allemagne nazie en les définissant comme des « crimes commis au nom de l’Allemagne ». C’est ainsi que la plupart des critiques insistent sur l’identité allemande de Klemperer et que Nehrlich s’indigne quand il entend parler de lui comme d’un « écrivain juif », au motif qu’on lui retournerait ce faisant le statut accolé par Hitler : Klemperer plutôt que les « déments » nazis serait alors le vrai représentant de la « germanité » authentique. Certes, Klemperer a toujours affirmé qu’il était Allemand, y compris et surtout lorsque la société à laquelle il avait cru ou espéré appartenir l’avait déjà exclu et renié. Mais il s’agit en l’occurrence d’une situation tout à fait particulière : à la différence de la plupart des intellectuels judéo-allemands, qui en 1933 au plus tard s’étaient réveillés du rêve de l’assimilation et de la symbiose judéo-allemande pour revenir à leurs propres « racines », c’est durant la période nazie que Klemperer se cramponne avec l’énergie du désespoir à sa « germanité culturelle » (geistiges Deutschtum). C’est pourquoi la question de son identité acquiert un caractère problématique et complexe que la critique a largement méconnu. L’hypothèse, ou plutôt le malentendu selon lequel Klemperer fut ou put se sentir Allemand d’une manière naturelle a été renforcé par la date de publication de son Journal : celui des années 1933-1945 a précédé d’une année celui de la période de Weimar (1918-1932). Lorsque ce dernier est enfin arrivé sur les étals, la légende et le culte de Klemperer étaient déjà bien établis. Cependant, la lecture de ce Journal corrige aussi bien le tableau d’une assimilation complète des Juifs seulement révoquée par Hitler que la conviction d’être un membre reconnu de la communauté culturelle allemande. Bien plus qu’une Heimat, la germanité de Klemperer s’y donne à lire sous le régime de la nostalgie : l’appartenance à la société allemande y paraît moins comme une évidence que comme un désir cherchant par tous les moyens sa propre réalisation, raison pour laquelle cette germanité s’y voit constamment réaffirmée et confirmée. Pendant les années vingt, Klemperer mène une vie à mi-chemin du paria et du parvenu15, entre la conscience douloureuse d’un marginal et la tentative tenace de dépasser sa propre altérité en s’identifiant de façon outrancière à la culture de cette société chrétienne qui le stigmatise et de laquelle il attend malgré tout une reconnaissance. Accusé par les Juifs d’être un « converti » et un « traître »16 (ou du moins taxé d’apostasie), puis repoussé par les Allemands qui, en dépit du baptême, ne le considèrent nullement comme un des leurs, Klemperer reste un outsider à qui fait défaut 202 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies » tant le manque de scrupules propre à l’arriviste que la conviction et la force de caractère permettant d’accepter sereinement une condition de paria. En quête permanente d’une reconnaissance sociale et professionnelle mais trop honnête pour en accepter entièrement les réquisits, Klemperer lutte pour une identité qui ne trouve de point d’ancrage ni dans la Kulturnation allemande qui le rejette, ni dans une culture juive identifiée à un « ghetto médiéval ». Il a autant honte d’être Juif que de le nier : il est gêné lorsqu’il se définit comme « protestant » dans sa candidature en vue d’un poste à l’université de Dresde, non moins que de se montrer trop souvent à l’église où sa femme est organiste17. Trait dominant de la vie intérieure de Klemperer, la honte témoigne d’un sentiment d’appartenance mutilé. En tant que Juif, il a honte de la mentalité « atavique » des Juifs ; en tant qu’Allemand, il a honte du nationalisme qui blesse la dignité des autres peuples ; en tant que petit bourgeois, il se sent mal à l’aise parmi les mandarins des milieux académiques; en tant que professeur, il a du mal à admettre sa dilection pour le cinéma, qui le met au contact des milieux « populaires ». Ce hiatus entre une image sociale péniblement fabriquée et des sentiments plus intimes se perçoit partout. Bref, Klemperer est conscient de mener une vie « fausse ». Fermement convaincu de l’existence d’un caractère national, il se demande sans cesse quel rôle joue son « sang juif » dans sa personnalité d’intellectuel allemand, et parvient à la conclusion que sa caractéristique la plus spécifiquement juive réside dans son impuissance à adhérer aux choses ou à l’inverse dans sa capacité de rester «suspendu sur soi-même comme un avion » (6 août 1927). Ramené à sa condition juive18 par le nationalisme et l’antisémitisme, Klemperer envisage vers la fin des années vingt la possibilité de réintégrer le judaïsme. Toutefois, s’agissant plutôt d’un geste de protestation que d’une conviction véritable, sa « nostalgie de Sion » s’évanouit d’autant plus vite qu’il est hostile à un sionisme condamnant l’intégration et l’assimilation comme autant de menaces pour Paola Traverso la survie de la culture et de l’histoire juives. Ses constantes proclamations d’appartenance à la Kultur allemande ne doivent pas nous faire méconnaître cette double impossibilité identitaire. Elles lui servent à récuser tant le sionisme de la génération assimilée que le projet national-socialiste de mettre fin à l’assimilation et de renfermer les Juifs dans leurs ghettos. C’est l’expression de la résistance de Klemperer, la seule dont il se sente capable. C’est en effet face aux Juifs résignés à leur exclusion que Klemperer se proclame « publiquement » et avec ostentation allemand, voire « nationaliste »19, leur reprochant d’accepter un « retour aux temps des ghettos du Moyen Age » (24 février 1934), une « mentalité de ghetto » (30 décembre 1930). En réalité, son sentiment d’appartenance s’est depuis longtemps fêlé, de même que sa conviction première selon laquelle le nazisme et l’antisémitisme seraient des phénomènes « non-germaniques ». Découvrant en 1937, dans l’hebdomadaire nazi « Stürmer », la photo d’une station balnéaire interdite aux Juifs assortie du commentaire « Nous sommes enfin de nouveau entre nous ! », Klemperer se souvient d’un épisode de son enfance à l’école primaire de Landsberg : comme les enfants juifs n’avaient pas participé aux cours le jour de la fête de YomKippour, leurs camarades leur avaient rapporté, sans nulle méchanceté, que l’institutrice leur avait dit à cette occasion : « Aujourd’hui, nous sommes entre nous ». Rétrospectivement, ces mots acquièrent pour lui une signification emblématique : « je crois de plus en plus qu’Hitler incarne réellement l’âme populaire allemande, qu’il personnifie réellement l’Allemagne » (17 août 1937). Privé d’une communauté sociale, exclu de la langue et de la culture qu’il croyait posséder, Klemperer commence à réfléchir au caractère illusoire de son « rêve allemand »20 sans embrasser pour autant une culture juive dont il s’était affranchi avec tant de véhémence qu’elle n’avait plus aucune valeur à ses yeux. À l’occasion de l’une de ses hésitantes tentatives d’exil, Klemperer pose sa candidature à l’Université de Zurich. Dans son Curriculum, il souligne avec « Klemperer c’est nous ! » fermeté sa position vis-à-vis du judaïsme et de la culture allemande. Puis, par crainte de paraître trop nationaliste, il réélabore sa première version : « Je ne peux ni ne veux être autre qu’Allemand » devient « Je n’ai jamais pensé être autre chose qu’allemand » (15 mai 1935). Lorsqu’il retrouve par hasard ce document en 1938, il n’ose plus cautionner ces mots (cf. les notes du 11 janvier 1938). Quelques jours plus tard advient la prise de conscience suivante : « Quoi qu’il advienne, je n’aurai plus jamais confiance, plus jamais de sentiment d’appartenance nationale. J’en ai, pour ainsi dire, été guéri rétrospectivement » – « Plus jamais je ne pourrai faire confiance à qui que ce soit en Allemagne, plus jamais me sentir allemand sans réserve » (23 février 1938). Stigmatisé à jamais en tant que Juif par le port de l’étoile de David (le 19 septembre 1941, date de l’imposition de l’étoile jaune, est considéré par lui comme la pire journée depuis l’accession d’Hitler au pouvoir), Klemperer se voit désormais contraint de « juger en tant que Juif » (16 avril 1941) alors même que par son identification pérenne à la langue et à la culture allemandes, il ne peut pas s’empêcher de penser en Allemand : « je pense allemand, je suis allemand – c’est une qualité que je ne me suis pas donnée, je ne peux me l’arracher » (27 mars 1942). Aucun « nous » ne peut désormais l’accueillir. En automne 1942, lorsque isolé dans la Judenhaus il écrit ses mémoires et retrouve les pages du Journal de 1914 dans lesquelles il avait loué avec un enthousiasme patriotique la culture allemande face à l’arrogance française, il décide de les intégrer au texte sans les paraphraser : « Comment pourrais-je aujourd’hui écrire nous et ressentir une telle euphorie patriotique ? Je n’ai plus le courage de reformuler ces mots, je ne peux que les recopier, comme s’il s’agissait du texte d’une autre personne » (Curriculum vitae, II, p 173). En 1942, apprenant du fond de son isolement que les Juifs font l’objet d’une extermination systématique, Klemperer se convainc de la nature spécifique de l’antisémitisme nazi, comparé aux formes « spontanées » et sauvages de l’antisémitisme traditionnel. Il en tire un jugement cinglant sur le soi-disant « peuple de penseurs et de poètes » : « Peuple de rêveurs et de maniaques, de l’esprit de suite poussé à son paroxysme le plus fou, du nébuleux et de l’organisation la plus rigoureuse. Même la cruauté, même le crime sont organisés chez nous. Ici on va même jusqu’à canaliser l’antisémitisme spontané pour en faire un Institut du problème juif » (17 août 1942). Klemperer est désormais convaincu que le nazisme est « une excroissance proprement allemande, un carcinome de chair allemande, une variété de cancer, comme il existe une grippe espagnole » (23 juin 1942) ; et il le tient pour le produit d’une perversion des idées romantiques : Le national-socialisme est la conséquence ultime et paroxystique du romantisme allemand ; celui-ci est tout aussi coupable et innocent à son égard que le christianisme à l’égard de l’Inquisition ; il fait du national-socialisme une affaire spécifiquement allemande et le distingue ainsi du fascisme et du bolchevisme. Le romantisme trouve son expression la plus forte dans le problème de la race, et celui-ci à son tour prend toute sa dimension dans la question juive. C’est ainsi que, pour le national-socialisme, la question juive représente « le cœur même de l’être » et sa quintessence. Et c’est précisément là, sur ce point essentiel, que se manifeste la perte absolue de toute dimension spirituelle, l’imposture et la descente aux enfers du romantisme au Troisième Reich (5 septembre 1944). « Nécessité et impossibilité d’être juif » : c’est ainsi que vingt ans plus tard, un penseur bien plus radical que Klemperer, Jean Améry, définit son rapport à l’identité juive ; une identité fondée sur sa condition de victime et qui ne peut faire appel ni à une tradition positive ni à un sentiment conscient d’appartenance et ne se reconnaît qu’en négatif : il ne peut pas être non-juif21. Dépouillé d’une identité allemande positive, étranger au judaïsme en tant qu’individu mais en même temps acculé au judaïsme en tant que sujet social, Klemperer vit un paradoxe similaire. Cela vaut également pour son identité allemande : en 203 effet, la deuxième contrainte impossible, celle d’être allemand, résulte d’une tension insurmontable entre sa propre définition de la « germanité » (Deutschtum) et le fait d’« être allemand » : la première dépend d’un sentiment d’appartenance culturelle, intime et inaliénable, la deuxième d’un sentiment d’appartenance sociale, historique, légitimée par le droit : « Un Juif allemand, quel que soit son métier, ne peut aujourd’hui rien écrire sans mettre au centre de ses préoccupations la tension allemand-juif » (28 avril 1942). Il semblerait que personne en Allemagne ne soit aujourd’hui en mesure de lire Klemperer sans faire abstraction de ce clivage. Le chroniqueur rigoureux n Klemperer est le chroniqueur rigoureux d’une vie sous le Troisième Reich, une vie exceptionnelle. Sa chronique relate la réalité quotidienne d’un Juif échappé à l’Holocauste et qui, grâce au privilège d’un mariage « mixte », à la fidélité et au courage de sa femme « allemande », a survécu en Allemagne aux douze années de la terreur nazie, à l’écart d’un univers désormais complètement « aryanisé » : « Que sais-je ? Et que sais-je, moi ? Moi, en tant que Juif, de l’état actuel des allemands aryens ? » (8 mars 1942). Klemperer passe les dernières années de guerre dans trois Judenhäuser différentes, sous les menaces de la Gestapo et en craignant constamment pour sa propre vie. Il ne lui est pas permis d’écouter la radio, ni de lire les journaux, il ne peut quitter la maison que pendant quelques heures par jour pour rejoindre, en suivant un itinéraire préétabli et en arborant l’étoile de David, les rares endroits où il est permis à un Juif de se procurer des vivres. S’il lui arrive de renoncer à sortir, c’est que le port de l’étoile lui attire souvent insultes et humiliations. Sa vie sociale se limite au contact avec quelques Juifs qui partagent son destin. Les seules nouvelles qui lui parviennent du monde extérieur sont les « rumeurs » qui circulent parmi eux et les informations qu’Eva intercepte en ville. Lorsqu’en 1943 il doit faire son « service de travail » avec d’autres Juifs dans une usine, il constate que les ouvriers « aryens » se révèlent aimables et disponibles. Les discussions dans l’atelier avec ses camarades de travail portent moins sur la guerre que sur la condition juive et sur l’antisémitisme du peuple allemand, considéré par la plupart comme conforme à la « nature allemande » mais relativisé par d’autres. Avec sa rigueur coutumière, Klemperer relate les diverses expériences et les opinions divergentes des locataires de la Judenhaus au sujet de l’antisémitisme. Ses pages brossent le portrait complexe et contradictoire de ce que Klemperer nomme la « vox judaica », un portrait gênant pour les critiques fidèles à l’image cinématographique d’une victime collective stéréotypée : Kätchen Sara, qui arbore une croix pour « paralyser l’étoile de David » (15 septembre 1941) ; Seliksohn, qui en revanche porte l’étoile avec fierté et prête à Klemperer les écrits de Herzl dans l’espoir de le convertir au sionisme ; les vétérans de la Grande Guerre, fiers de leur croix de fer et fiers en même temps d’être restés Juifs « comme s’ils obéissaient à un impératif kantien » (janvier 1943) ; Cohn qui, parmi les Juifs sans dieu, s’échine à calculer la date de Yom Kippour afin de respecter le jeûne rituel ; Ida Kreidel, qui se proclame « fanatiquement Allemande » ; Madame Hirschel qui « veut sauver Goethe » (citée avec admiration par Martin Walser !) ; Steinitz et bien d’autres encore, qui cherchent une « raison » à la punition des Juifs : « Il ont bien dû faire quelque chose » ! Le récit de Klemperer fait soulever un chœur de voix opposées, de sorte qu’il serait mal venu de n’entendre que celle du narrateur. Nous apprenons ainsi que Klemperer est importuné et insulté surtout par des « galopins », mais nous apprenons aussi l’existence de gestes de mépris de la part de passants capables de faire arrêter un Juif pour avoir refusé de céder le trottoir. L’antisémitisme du peuple allemand est une sorte de fil rouge qui traverse tout le Journal, surtout à partir du moment où Klemperer est identifiable du fait de l’imposition de l’étoile jaune. Son jugement varie en fonction de l’intensité de ses expériences quo- 204 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies » tidiennes, positives ou négatives. Des jugements récurrents et acerbes sur l’antisémitisme général (« Je crois que les pogroms de novembre 1938 ont moins impressionné le peuple que la réduction des tablettes de chocolat à Noël » - 31 déc. 1939), contrebalancés par des exemples isolés de solidarité humaine que Klemperer enregistre soigneusement, comme pour préserver une lueur d’espoir (le gardien de la bibliothèque universitaire qui déplore son destin ; des personnes qui, en signe de protestation, saluent ostensiblement les Juifs dans les lieux publics ; des vendeurs qui offrent en cachette des produits alimentaires interdits aux Juifs ; et surtout des ouvriers qui semblent exempts de l’antisémitisme général, quoique ici aussi deux Juifs soient arrêtés « sans que personne ne pipe mot »). Klemperer est d’ailleurs disposé à accorder ça et là des « circonstances atténuantes » au peuple allemand : la méconnaissance des faits, les effets de la propagande, la pression de la terreur nazie. Toutefois, l’opération consistant à transformer de telles anecdotes en témoignages de la résistance allemande me semble d’autant plus contestable que Klemperer enregistre jour après jour les étapes de l’éradication des Juifs de la ville de Dresde. « Évacuations », déportations, arrestations et suicides avaient en effet réduit, sans la moindre résistance de la part de la population, une communauté juive comptant à l’origine cinq mille personnes à une poignée de malheureux dont la rencontre devait produire un effet quasi spectral. Jean Améry les aurait appelés des cadavres en sursis, susceptibles d’inspirer la pitié même à qui n’avait rien à redire aux mesures antijuives du régime. La pitié manifestée à l’endroit d’un individu auquel on est directement confronté est une réaction humaine bien connue et largement exploitée par l’élaboration médiatique de la mémoire de l’Holocauste, mais qui ne permet en aucune façon d’évacuer la question de la responsabilité collective. La controverse Klemperer-Golhagen est d’ailleurs d’autant plus paradoxale qu’une bonne partie des critiques adressées à Goldhagen (sa vision du « caractère allemand » et de Paola Traverso « Klemperer c’est nous ! » la « faute collective ») pourraient être étendues à Klemperer qui, dans LTI, cherche à démontrer que le nazisme appartient à la nature allemande, dont les traits éternels seraient la démesure doublée d’une confiance aveugle dans l’ordre et dans les principes établis. La question de la faute demeure ouverte chez Klemperer, bien que dans le Journal de 1945 il semble reconnaître l’existence d’une « faute collective » qui, même sans impliquer de participation active au crime, consisterait dans l’acceptation du régime hitlérien et de la persécution des Juifs22. Pour ce qui concerne le jugement historique, la perspective adoptée par Klemperer s’inscrit dans cette téléologie négative qui voit dans la persécution nazie le résultat d’un antisémitisme allemand élaboré au XXe siècle. Cela tient peutêtre au fait que Klemperer comme Goldhagen excluent de leur champ visuel les chambres à gaz, dont ne peut rendre compte l’antisémitisme historique. Les causes de ce point aveugle sont bien sûr différentes : Klemperer ne peut pas les voir, Goldhagen les écarte, en les considérant « du point de vue méthodologique » comme un simple « épiphénomène ». Mon intention n’est pas de faire appel à Klemperer pour soutenir les thèses de Goldhagen, dont l’obstination monomaniaque à présenter les Allemands comme une entité monolithique est sujette à caution, mais de montrer que Klemperer ne permet pas de les réfuter. L’adhésion au Parti communiste n En 1945, s’il veut être reconnu comme une victime du fascisme sans avoir participé à la résistance ni été emprisonné dans un camp, Klemperer doit adhérer à l’un des quatre partis admis par les autorités soviétiques23. Rares sont les critiques qui lui épargnent le reproche d’avoir choisi le Parti communiste plutôt que de rejoindre « l’Occident libre », où il aurait retrouvé ses collègues de jadis, ceux-là mêmes qui avaient opté sans hésitation pour le NSDAP, n’avaient pas jugé utile de s’informer de son sort, et s’étaient détournés de lui comme d’un pestiféré. Klemperer est alors accusé d’avoir agi par calcul et par opportunisme, ce qui permet de préserver l’image du chroniqueur honnête et rigoureux, celle du philosophe éclairé, tolérant et démocratique, incarnation du véritable esprit allemand. D’autres affirment qu’il aurait fait ce choix mu par un sentiment de gratitude envers l’Armée Rouge. Si les deux hypothèses ont un fond de vérité, ni l’une ni l’autre ne suffisent à expliquer une décision qui, s’agissant d’un intellectuel n’ayant jamais été et n’étant jamais devenu marxiste, suscite une certaine stupeur. Je crois que ses motifs les plus profonds tiennent à sa perte de « confiance dans le monde », à l’effondrement de toutes les idéologies sur lesquelles il avait fondé son travail et sa vie, à l’impossibilité de réaffirmer positivement un sentiment identitaire. Faire de l’internationalisme sa patrie (comme l’avaient fait avant lui de nombreux Juifs européens) revient à contourner le problème de son appartenance et à éviter d’avoir à opter entre une appartenance juive ou allemande. J’aimerais pour finir évoquer brièvement deux aspects qui n’ont pas été pris en compte par les contempteurs de l’adhésion de Klemperer au Parti communiste. Le premier concerne sa conception du bolchevisme et du nazisme, le second sa sortie de l’Église protestante. Pendant la guerre déjà, en réaction contre une propagande antisoviétique à laquelle certains Juifs ne furent pas insensibles, Klemperer avait commencé à se méfier de son propre antibolchevisme et s’était convaincu qu’il s’agissait surtout d’un épouvantail brandi par les nazis pour contrôler le peuple. Il cessa de craindre la « cruauté des Russes » et renonça à toute intention de fuir à leur approche. Son scepticisme s’accentua à la fin de la guerre lorsque, après avoir été réadmis dans la société, il fut confronté à une opinion populaire qui préférait le nazisme au bolchevisme et faisait de l’adjectif communiste un synonyme de « criminel »24. Klemperer interprète alors l’hostilité envers les Russes et l’assimilation Amérique-Russie comme des lieux communs de la propagande nazie et comme une démonstration de sa persistance dans la conscience allemande, ce à quoi il s’oppose vivement25. À l’écoute des programmes de radio ressassant inlassablement la condamnation des crimes nazis, il se montre assez clairvoyant pour craindre un effet de saturation et comprend que la dénazification dont on parle à tout bout de champ risque de se résoudre en une simple rhétorique antifasciste. Quand ensuite il reprend une activité publique et noue des contacts avec le KPD, il a l’impression que ce sont les anciens persécutés du régime et non pas les nazis (réhabilités) qui font la loi à l’intérieur du parti. Les rares Juifs de Dresde ayant survécu à l’extermination occupent maintenant des charges officielles et le Parti communiste s’engage à promouvoir la culture juive, ce qui d’un côté le gonfle d’orgueil (« c’est la plus grande victoire du judaïsme ») et de l’autre lui fait pressentir une nouvelle vague d’antisémitisme : « mais payée au prix de combien de morts ? Et par la suite il faudra la payer de nouveau » (12 août 1945). De fait, il estime que le Parti communiste est le seul qui « pousse réellement à la mise hors circuit radicale des nazis » et qu’il est de toute façon « le moindre mal » parmi les différentes options possibles (20 novembre1945). Du point de vue de l’opportunité, il n’est pas convaincu d’avoir misé sur le bon cheval car il sait qu’il se singularise et que l’anticommunisme est très répandu : « Je vais être solitaire parmi mes collègues et peut-être qu’un étudiant m’abattra un jour de ma chaire » (26 novembre 1945). Il n’est d’ailleurs pas sûr que son choix lui procurera des avantages : « C’est pour moi presque un soulagement que personne ne puisse me reprocher de courir me rallier au parti des vainqueurs » (30 novembre 1945). Ceux qui parlent de calcul et d’opportunisme semblent oublier que Klemperer ne s’est pas inscrit au Parti socialiste unifié d’Allemagne lorsque celui-ci dominait la RDA, mais au Parti communiste quelques mois après la fin de la guerre, dans une situation où le sort réservé à la zone soviétique n’était pas clair, du moins aux yeux de la conscience populaire. Le fait que la culture de la mémoire dans la RDA ait déçu ses attentes est 205 indéniable, mais n’a rien à faire ici. Il est plus important de considérer la façon dont il a assumé son destin d’outsider et manifesté sa volonté de se défaire des vieilles idéologies plutôt que de s’aligner, le regard fixé sur sa carrière, dans les rangs du parti, à côté de la masse grise des « camarades » et des permanents. Car il n’est nullement fortuit que Klemperer abandonne la thèse identifiant nazisme et bolchevisme lorsque celle-ci s’installe en Allemagne de l’Ouest, où elle va devenir l’idéologie officielle pendant la Guerre froide. Dans l’Allemagne d’Adenauer, l’ « épouvantail » communiste servait à cacher les crimes du nazisme derrière l’ombre du passé. Il est surprenant que la critique, qui n’est aucunement disposée à condamner la conversion de Klemperer au protestantisme bien qu’il s’adresse luimême ce reproche dans le Curriculum vitae, taxe en revanche d’opportuniste son choix d’adhérer au Parti communiste. Elle s’évite ainsi de rappeler que le premier geste officiel accompli par Klemperer après la guerre fut de quitter l’Église évangélique, geste dont la page correspondante du Journal ne permet pas d’éclaircir les raisons mais qui en évoque un premier, symétrique et tout aussi symbolique : celui par lequel, en 1912, avec son baptême, Klemperer avait voulu manifester la profondeur de son « désir d’être allemand » et sa ferme volonté d’assimilation à la culture (chrétienne). Certes, sortir de la communauté protestante ne veut pas dire sortir de la communauté allemande, mais n’en signifie pas moins, là aussi, se tenir à distance de toutes les idéologies qui avaient formé sa conscience, et démentir préventivement la continuité que ses actuels commentateurs tentent péniblement de reconstituer. Avec Victor Klemperer, un nouvel auteur s’aligne dans les rayons de cette bibliothèque idéale composée de Juifs allemands qui, soixante ans après Auschwitz, sont paradoxalement invités à représenter la continuité de l’identité culturelle allemande. Paradoxalement, car il s’agit surtout d’auteurs que la société allemande n’avait pas reconnu lorsqu’ils y vivaient et cherchaient à s’y intégrer au point de renier leur iden- tité juive. La réception de Klemperer nous offre de la sorte une nouvelle variante de ce dialogue judéo-allemand qualifié par Scholem de « mythe mensonger »26. À la différence près que la nouvelle version de ce dialogue ressemble plutôt à une séance de spiritisme dont les interlocuteurs sont des fantômes au sens le plus fort du terme : parce qu’ils sont morts et qu’ils n’ont jamais cessé de troubler le sommeil de la nation. Mais ce « dialogue» peut se prévaloir maintenant d’un avantage rétrospectif : lorsque l’on s’approprie la voix des fantômes, on peut leur faire dire bien des choses qu’ils n’ont dites ni dans le registre idéalisé ni dans la tonalité édifiante qu’on veut bien leur prêter. Traduction : Giulia Lombardi 206 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies » Notes 1. « Pour moi, une religion en valait une autre et je les considérais toutes avec la même indifférence (…). Après mes expériences à Prague et à Vienne je n’étais plus trop sûr de la compatibilité entre le judaïsme et la germanité. Mais obligé de choisir, je n’aurais eu aucun hésitation : la culture allemande signifiait tout pour moi, alors que le judaïsme ne signifiait rien. » Curriculum vitae. Jugend um 1900., 2 volumes, Berlin, 1989 (II, p. 15-16). 2. Voir G. Scholem, On the Social Psychology of the Jews in Germany: 1900-1933, dans D. Bronsen (éd.), Jews and Germans from 1860 to 1933: The Problematic Symbiosis, Heidelberg 1979, p. 15. 3. Lire à ce propos D. Diner, Gestaute Zeit. Massenvernichtung und jüdische Erzählstruktur, dans Id. Kreisläufe. Nationalsozialismus und Gedächtnis, Berlin 1995, p. 123-139. 4. Je veux témoigner jusqu’au bout. Journal 1942-1945, Seuil, 2000, p. 151. 5. Voir M. Walser, Das Prinzip Genauigkeit. Laudatio auf Victor Klemperer, Frankfurt 1996. 6. Voir le volume imposant Die WalserBubis-Debatte. Eine Dokumentation, éd. par F. Schirrmacher, Frankfurt 1999, qui ne recueille cependant qu’une partie des articles relatives à cette querelle. 7. Lire D.J. Goldhagen, Les bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’Holocauste. Paris, Seuil, 1997 . Quant au débat soulevé en Allemagne suite à la production des thèses de Goldhagen, consulter le recueil d’essais : J.H. Schoeps (éd.), Ein Volk von Mördern ? Die Dokumentation zur Goldhagen-Kontroverse um die Rolle der Deutschen im Holocaust, Hamburg 1996. 8. Je me réfère en l’occurrence aux nombreuses critiques publiées dans les quotidiens et hebdomadaires, en particulier à trois articles de M. Nehrlich (Warum soll nicht einmal ein Wunder geschehen ?, « Freitag », 4 octobre 1996 (à propos du Journal 1918-1932) ; Berichte aus dem Inferno, « Freitag », 22 septembre 1995, (à propos du Journal 1933-1945) ; Die unendliche Misere, « Frankfurter Rundschau », 3 janvier 1996) ainsi qu’au numéro monographique du magazine « Lendemains » (toujours édité par M. Nehrlich), 1996, 82/83, dédié à Klemperer. Les critiques mettant en garde contre le danger d’une instrumentalisation du Journal de Klemperer n’ont pas manqué, mais proviennent de milieux « en marge » et non des centresofficiels de formation de l’opinion publique intellectuelle allemande. Paola Traverso 9. Cette théorie ressassée par Michael Nehrlich trahit une attitude autocentrée consistant à regarder l’histoire allemande dans la perspective étroite de la philologie, qui ne peut en aucune façon revendiquer un rôle déterminant dans les événements européens du XXe siècle. Si d’autres disciplines ont sans doute une responsabilité majeure dans la connivence des sciences et du nazisme, je ne prétends pas pour autant disculper la philologie : bien des romanistes offrirent diligemment au nazisme la contribution que celui-ci exigeait d’eux, et on ne leur fera certes pas mérite du caractère marginal de leur contribution. 10.Voir par exemple les notes du 24 novembre et du 30 décembre 1918. 11.V. Klemperer, Romanische Sonderart. Geistesgeschichtliche Studien, München 1926. En 1956 Klemperer a publié encore une fois une partie des écrits compris dans ce recueil dans un volume portant le titre significatif Vor 33/Nach 45. Une feuille blanche sépare les deux parties, voulant signifier, aux dires de l’auteur dans sa préface, «la césure la plus profonde que l’on puisse imaginer entre deux phases d’une vie» (V. Klemperer, Vor 33/Nach 45. Gesammelte Aufsätze, Berlin 1956). 12.Il faut par ailleurs rappeler que le pacte de Locarno, signé en 1925, avait ouvert la « Klemperer c’est nous ! » voie à un rapprochement des deux anciens rivaux. 13.LTI. La Langue du IIIème Reich. Albin Michel, 1975, p. 359 14.À l’exception de Werner Krauss, persécuté politique devenu par la suite le spécialiste incontesté des Lumières françaises en RDA et, pour cette raison, le concurrent direct de Klemperer dans les années cinquante. Un article de J. Küpper (dans Poetica, 2002, 32, p. 545-559) met semblablement en garde contre le risque d’une « héroïsation » de Krauss. 15.À propos de ces deux figures de la vie juive dans l’époque moderne, lire E. Traverso, Gli ebrei e la Germania. Auschwitz e la `simbiosi ebraico-tedesca´, Bologna 1994 ainsi que les écrits de H. Arendt (The Jew as Pariah: Jewish Identity and Politics in the Modern Age, New York 1978) et de Rahel Varnhagen, Lebensgeschichte einer deutschen Jüdin aus der Romantik, Frankfurter-Berlin-Wien 1975 ; Die verborgene Tradition, Frankfurt 1976. 16.Voir les notations d’avril 1919. Quant à l’attitude de refus à l’égard des « convertis », même de la part des Juifs laïcs, voir encore G. Scholem, On the Social Psychology, p. 20-22. 17.« Je trouve pénible ce christianisme ostentatoire. Je ne peux pas continuer à racon- ter à tout le monde que c’est à cause de la musique (que je viens); tout cela a l’air de l’apostasie » (25 novembre 1921). 18.Cf. la note du 6 août 1927. 19.Témoin ce dialogue à propos d’un émigré en Palestine : « Il avait été aussi assimilé que vous l’avez été vous-même. – « Avez été ? Je suis allemand pour toujours, nationaliste allemand. – Les nazis ne vous le concéderaient pas. – Les nazis ne sont pas des allemands » (21 juillet 1935). 20.Cf. la note du 27 septembre 1937. 21.Voir J. Améry, Jenseits von Schuld und Sühne. Bewältigungsversuche eines Überwältigen, Stuttgart 1977 (la première édition est de 1966); ici en particulier Über Zwang und Unmöglichkeit, Jude zu sein. 22.Position proche de celle de K. Jaspers, dont l’essai Die Schuldfrage (1746) établit une distinction entre faute pénale (des criminels) et faute morale collective. 23.Voir la note du 17 novembre 1945. 24.Voir la note du 8 août 1945. 25.Voir la note du 1er août 1945. 26.Voir G. Sholem, Wieder den Mythos vom deutsch-jüdischen `Gespräch´ et Noch einmal: das deutsch-jüdische Gespräch, in Id., Judaica, Frankfurt 1970, p. 7-19. 207