EXPLICATION N° 22. Discours radiodiffusé

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EXPLICATION N° 22. Discours radiodiffusé
CLEF N° 30 : L’ANALYSE DU DISCOURS, EN
PRATIQUE…
Lorsque l’on tente d’analyser les diverses « communications » qui se produisent
dans la cité (qu’il vaudrait mieux nommer « textes-discours » que textes
argumentatifs), il est pratique de recourir aux distinctions que les Grecs et Latins
opéraient dans la rhétorique traditionnelle, à savoir :
- L’inventio, ou rhétorique du contenu, qui est l’art de trouver des arguments,
thèmes et idées à développer : ce sont précisément les « lieux communs » du discours
dans lesquels puisent les tribuns, avocats, conférenciers, etc., tous ces gens qu’on
appelle maintenant des « communicants ».
- La dispositio, ou rhétorique de la composition, qui est dans l’art d’ordonner les
thèmes précédents, d’organiser les diverses parties d’un discours (avec les transitions,
les progressions, etc.). Car la structure d’un texte est au moins aussi signifiante que la
somme de ses énoncés, ce qui rend déterminante la place donnée aux arguments et
aux exemples. « Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau, écrit ainsi Pascal :
la disposition des matières est nouvelle ; quand on joue à la paume, c’est d’une
même balle dont joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux. » (Pensées, 22).
- L’elocutio, ou rhétorique de l’expression, qui correspond peu ou prou à ce que
nous appelons l’énonciation : travail du style, choix des pronoms, jeu sur les
connotations des termes employés, nature et fréquence des procédés verbaux (cf. Clef
n° 31, sur les « performatifs »), et naturellement, utilisation des figures de style (dites
aussi « figures de rhétorique »).
Les Anciens ajoutaient d’ailleurs à ces catégories l’actio, ou rhétorique du
comportement oratoire, qui comprenait le débit, l’intonation (– plus ou moins
dramatique), les gestes et attitudes que devaient soigner les orateurs – anticipant
depuis longtemps sur le souci de l’image de soi qui hante maintenant les politiciens
appelés à se donner en spectacle à la télévision.
À ces pistes s’ajoutent les diverses approches que d’autres Clefs nous ont permis
de suggérer. Le schéma de la communication, en particulier, est à « essayer » sur la
plupart des discours modernes : on observera comment y jouent les fonctions
« expressive » et « impressive » du langage, et quelle relation elles traduisent ou
créent entre le locuteur et ses interlocuteurs. De même, on ne manquera pas de
recenser les différentes figures de style abordées ici ou là dans nos explications :
l’anaphore, l’antiphrase, l’antithèse, l’aapostrophe, l’hyperbole, la métaphore, la
métonymie, l’oxymore, la tautologie (cf. Clef n° 32 pour ces deux dernières), etc.
Ce bilan peut encore être complété par des procédés récurrents du discours
politique. La question oratoire, par exemple, que l’orateur pose sans attendre de
réponse, puisque celle-ci est suggérée comme évidente par la question. La
concession : « Certes, (il est vrai que)… mais (en vérité) », qui ne cède de terrain que
pour en regagner, et fait taire l’auditeur en devançant son objection. Le constat, qui
présente comme évident et partagé par tous une réalité ou un principe contestables
(« Il est clair que », « La France, chacun le sait, … »). Le distinguo, qui sert souvent
à éluder un problème en jouant sur les mots («Il importe avant tout de distinguer les
chômeurs des demandeurs d’emplois »). L’euphémisme (« les catégories de
Français les moins favorisées »), et quelques autres…
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EXPLICATION N° 22
[DISCOURS RADIODIFFUSÉ du 30-05-1968]
(Fin 1968, face à la révolte étudiante et à la grève massive des ouvriers, le pouvoir
gaulliste est ébranlé. Le chef de l’État s’absente alors de Paris du 28 au 30 mai, comme s’il
abandonnait la partie ; mais de retour, il prononce à la radio cette allocution qui, selon les
commentateurs, a renversé la situation en sa faveur.)
« Françaises, Français,
Étant le détenteur de la légitimité nationale et républicaine, j’ai envisagé,
depuis vingt-quatre heures, toutes les éventualités, sans exception, qui me
permettraient de la maintenir.
J’ai pris mes résolutions. Dans les circonstances présentes, je ne me
retirerai pas. J’ai un mandat du peuple, je le remplirai. Je ne changerai pas le
Premier ministre dont la valeur, la solidité, la capacité, méritent l’hommage
de tous. Il me proposera les changements qui lui paraîtront utiles dans la
composition du Gouvernement.
Je dissous aujourd’hui l’Assemblée nationale.
J’ai proposé au pays un référendum qui donnait aux citoyens l’occasion de
prescrire une réforme profonde de notre économie et de notre Université et,
en même temps, de dire s’ils me gardaient leur confiance, ou non, par la seule
voie acceptable, celle de la démocratie.
Je constate que la situation actuelle empêche matériellement qu’il y soit
procédé. C’est pourquoi j’en diffère la date. Quant aux élections législatives,
elles auront lieu dans les délais prévus par la Constitution, à moins qu’on
entende bâillonner le peuple français tout entier en l’empêchant de
s’exprimer, en même temps qu’on l’empêche de vivre, par les mêmes moyens
qu’on empêche les étudiants d’étudier, les enseignants d’enseigner, les
travailleurs de travailler. Ces moyens, ce sont l’intimidation, l’intoxication et
la tyrannie exercées par des groupes de longue main en conséquence, et par
un parti qui est une entreprise totalitaire, même s’il a déjà des rivaux à cet
égard.
Si donc cette situation de force se maintient, je devrai pour maintenir la
République, prendre, conformément à la Constitution, d’autres voies que le
scrutin immédiat du peuple. En tout cas, partout et tout de suite, il faut que
s’organise l’action civique.
Cela doit se faire pour aider le Gouvernement d’abord puis, localement,
les préfets devenus ou redevenus Commissaires de la République, dans leur
tâche qui consiste à assurer autant que possible l’existence de la population et
à empêcher la subversion à tout moment et en tous lieux.
La France, en effet, est menacée de dictature. On veut la contraindre à se
résigner à un pouvoir qui s’imposerait dans le désespoir national, lequel
pouvoir serait évidemment et essentiellement celui du vainqueur, c’est-à-dire
celui du communisme totalitaire. Naturellement, on le colorerait, pour
commencer, d’une apparence trompeuse en utilisant l’ambition et la haine de
politiciens au rancart. Après quoi, ces personnages ne pèseraient plus que
leur poids qui ne serait pas lourd.
Eh bien ! Non ! La République n’abdiquera pas. Le peuple se ressaisira. Le
progrès, l’indépendance et la paix l’emporteront avec la liberté.
Vive la République ! Vive la France ! »
Charles DE GAULLE, Discours radiodiffusé, 30 mai 1968
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CONTEXTE HISTORIQUE, SITUATION DE COMMUNICATION
Sans faire l’historique de mai 1968, on peut rappeler qu’après trois
semaines de « désordre », le 24 mai, de Gaulle annonce à la nation un
référendum sur la participation, croyant répondre ainsi au désir collectif. Ce
message, qui sous-estime l’ampleur des événements, ne « passe » pas. Bien au
contraire, les troubles s’accentuent. Le Premier ministre, G. Pompidou, ouvre
alors les « négociations de Grenelle » avec les principaux syndicats, de façon
à dissocier la révolte étudiante des revendications des travailleurs en grève.
Mais les accords de Grenelle sont également rejetés. La « majorité »
s’interroge, l’opposition de gauche propose d’établir un gouvernement de
transition, et voici que le président s’absente… Que va-t-il se passer ?
De nombreux commentateurs s’accordent à penser aujourd’hui qu’il a luimême mis en scène cette absence pour créer un vide du pouvoir, de façon à
revenir en surprenant tout le monde, pour rétablir alors son autorité
compromise. C’est à son retour, l’après-midi du 30 mai 1968, qu’il prononce
donc son allocution à la radio (la télévision était en grève).
Ces précisions éclairent le caractère dramatique de la situation, sur laquelle
renchérira l’orateur en sur-dramatisant les enjeux. Elles nous font surtout
comprendre qu’il n’y a pas vraiment ici de différence entre la « situation de
communication » proprement dite (le moment et le lieu du discours) et la
« situation historique » à laquelle renvoie ce texte. Car, comme l’indique
l’emploi du présent (cf. « Je dissous aujourd’hui l’Assemblée nationale »), ce
discours fait lui-même partie du contexte dans lequel il surgit, et qu’il va
modifier. Il est donc « action », il est globalement « performatif », comme le
fut en son temps l’Appel du 18 juin (cf. Clef n° 31).
Du côté du public (le peuple, les acteurs de « mai 68 » aussi bien que ceux
qui s’y opposent, la classe politique enfin), il y a une attente. Plus qu’à tout
autre texte, on peut appliquer à celui-ci la notion d’horizon d’attente, car la
parole du Président (– sans même le secours de l’image, puisque il est privé de
télévision !) peut déboucher sur une démission aussi bien que sur une « reprise
en mains », ou encore sur d’autres solutions intermédiaires.
Sans procéder à l’analyse exhaustive de ce discours radiodiffusé, dont les
tenants et aboutissants politiques méritent des livres, nous allons essayer d’en
cerner l’efficacité, en nous appuyant sur la distinction énoncée dans la Clef n°
30 entre l’inventio, la dispositio et l’elocutio, ce qui permettra d’en tester la
pertinence.
L’INVENTIO
La thématique, répondant à la situation dramatique du pays, est fort
simple : la France est menacée par la subversion et la dictature ; le chef de
l’État annonce les mesures qu’il doit prendre pour sauver l’ordre républicain.
Mais entre la réalité objective du contexte national et le texte qui l’évoque,
il y a tout un travail argumentatif qui consiste à dresser le tableau de la grande
menace et, corollairement, à justifier et notifier sans ambages les décisions
qui s’imposent.
On peut procéder au recensement rapide de cette argumentation en
distinguant dans ce discours :
- Les éléments relatifs à l’autorité institutionnelle du président, et à l’ordre
républicain qu’il incarne, qui légitiment son analyse et l’ensemble de ses
résolutions (« détenteur de la légitimité nationale », « j’ai un mandat du
peuple » « seule voie acceptable, celle de la démocratie », « délais prévus par
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la Constitution », « je devrai pour maintenir la République », « scrutin du
peuple », etc.)
- L’évocation des menaces qui pèsent sur la France : à la fois dans « les
circonstances présentes » (situation qui empêche matériellement le
référendum, groupes bâillonnant le peuple français par l’intimidation et
l’intoxication) et dans le futur (subversion en marche, dictature du
communisme totalitaire qui risque de s’imposer dans le désespoir national).
Dans l’exposé de cette thématique, l’orateur se sert de tous les moyens de
sa rhétorique personnelle, comme on le verra plus loin, mais ce qu’il importe
de souligner dès maintenant, c’est que cette thématique est beaucoup moins
originale dans son « invention » que dans son traitement :
- d’une part, parce que l’homme politique de Gaulle a souvent développé
l’argument manichéen « moi ou le chaos », et ne s’est jamais aussi senti à
l’aise dans un discours que lorsqu’il avait à dire « non ! » à une situation
dramatique (cf. l’Appel du 18 juin : « Le dernier mot est-il dit ? L’espérance
doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non ! ») ;
- d’autre part, parce que l’orateur ne manque pas de dramatiser encore la
situation pour y faire jouer cette thématique. Il faut savoir, en l’occurrence,
que le Parti communiste français, au fil du mois de mai 1968, non seulement
n’a pas menacé les institutions, mais a contribué à leur sauvegarde, tant était
grande sa méfiance à l’égard du « gauchisme » et de ses dérives libertaires.
C’est donc avec une certaine mauvaise foi que le général de Gaulle, dans
cette allocution, non seulement grossit, mais dresse aux yeux du public une
menace totalitaire communiste qui n’existait pas, – inventio oblige… (mais on
ne peut savoir cela, il est vrai, que par une connaissance extratextuelle !).
LA DISPOSITIO
Y a-t-il un « plan » dans ce morceau ? Pas exactement, mais un mouvement
évident, une ligne directrice en parfait accord avec la stratégie du Général, qui
consiste à envoyer une salve de décisions actuelles ou potentielles, en réponse
aux menaces réelles ou aux virtuelles qu’il énumère.
Cette disposition des éléments et des paragraphes du texte n’est pas
seulement utile au développement de sa thématique. Elle confère également à
l’homme qui parle l’image d’un homme d’action et d’autorité, image
nécessaire par ailleurs à donner tout leur poids aux arguments énoncés.
D’une certaine façon, tout se passe comme si l’énumération des obstacles
qui s’opposent au rétablissement de l’ordre public ne servait qu’à valoriser le
caractère de contre-offensive des décisions et mesures hautement proclamées
par l’orateur.
Ainsi s’explique l’attaque du texte, qui s’adresse frontalement (quoique
implicitement) à tous ceux qui ont pu tabler sur une démission du chef de
l’État, lequel précise qu’il n’a jamais envisagé que de « maintenir » son
pouvoir légitime.
Vient aussitôt une première série d’annonces brèves et combatives (j’ai
pris mes résolutions, je ne me retirerai pas, je remplirai le mandat du peuple,
je ne changerai pas le Premier ministre), lesquelles culminent sur la décision
fondamentale : « Je dissous aujourd’hui l’Assemblée nationale. » Le ton est
donné, tout est en bonne place.
Sur cette lancée, l’orateur énonce, en s’expliquant, une série de mesures
moins spectaculaires (s’il le faut, je devrai, il faut que s’organise, etc.). Puis, à
la fin du discours, il réitère le « Non ! » gaullien, qu’achèvent des exhortations
qui sont en même temps des certitudes au futur (« La République n’abdiquera
pas », « Le peuple se ressaisira »).
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L’ELOCUTIO
Cette ligne directrice est portée par le poids des mots, en particulier par les
fameux « performatifs », ces verbes dont l’énoncé accomplit l’action même
qu’ils expriment (cf. Clef n° 31). En effet, les décisions qu’annonce ici le chef
de l’État, parce qu’il est légitimement le chef de l’État (il a pris soin de le
rappeler), sont des actes immédiatement opératoires.
Si l’on se reporte au schéma de Jakobson (Clef n° 29), on comprend que
les « performatifs », qui décuplent la puissance de l’énonciateur (la « fonction
expressive ») sont simultanément des atouts incomparables de la « fonction
impressive », en intimidant les récepteurs par leur caractère péremptoire.
La série commence par trois verbes au futur : « je ne me retirerai pas »,
« j’ai un mandat du peuple, je le remplirai », « je ne changerai pas le Premier
ministre ». Ce ne sont pas des intentions ou des souhaits, mais bien des
décisions immédiates (« dans les circonstances présentes »). Curieusement, on
peut noter qu’il s’agit là de décisions de « non-action », puisqu’elles ne font
que maintenir ce qui était. Elles répondent en fait à ceux qui craignaient ou
espéraient son départ.
« Je dissous aujourd’hui l’Assemblée nationale ». Non pas : « j’envisage
de » ou « je compte » dissoudre. La parole accomplit sur-le-champ ce qu’elle
annonce. C’est là un performatif parfait. Le plus étonnant, c’est que dans une
première rédaction, le général de Gaulle n’avait absolument pas prévu cette
dissolution : c’est Pompidou qui la lui a demandée. Il n’empêche : la voici
devenue la décision majeure de son discours et, corollairement, le procédé
stylistique central qui renforce sa figure d’autorité.
Concernant le référendum, alors qu’il est obligé de reculer son projet,
l’orateur n’en continue pas moins de jouer au décideur : « J’en diffère la
date », ce qui est encore un « performatif ».
D’autres décisions suivent, dont la valeur performative « faiblit », si l’on
ose dire : « Je devrai […] il faut que s’organise […] Cela doit se faire
pour… ». Mais la fin du discours revigore soudain ces mots d’ordre.
Éclate en effet le « Non ! » gaullien, typique, dont nous avons parlé. Il n’est
pas seulement exclamatif (il serait alors la simple expression d’une émotion) :
il est performatif en ce sens qu’il pose un acte de refus à la dictature
menaçante, dans la lignée des décisions énoncées précédemment. Les trois
verbes qui suivent (n’abdiquera pas, se ressaisira ; l’emporteront), sans être à
proprement parler « performatifs », puisqu’ils renvoient au souhait ou à la
certitude plutôt qu’à une quelconque décision, sont pourtant davantage que
des vœux pieux. Leur auteur en effet, ayant acquis dans l’Histoire cette
« stature » et cette légitimité qui font de lui jusqu’à un certain point une
« incarnation » de la nation, s’identifie ici à « la République », au « peuple »
et à la « liberté » qui font l’identité de la France. Lui aussi sans doute, durant
ses trois jours d’absence du pouvoir, a dû faire effort sur lui-même pour ne
pas abdiquer mais se ressaisir. Aussi y a-t-il une quasi équivalence entre les
deux annonces « je ne me retirerai pas » et « Non ! La République
n’abdiquera pas » : ce sont deux variantes d’une même décision. Comme il
parle au nom du peuple, tout se passe comme si c’était déjà le peuple qui
s’engageait par ces mots...
À côté de la puissance des performatifs, qui triomphent vraiment dans cette
allocution, nous retrouverons sans peine des procédés plus traditionnels, et
déjà observés dans d’autres textes destinés à convaincre :
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- l’autorité de la nomination (voir les champs lexicaux, d’une part de la
légitimité et des éléments positifs qui se trouvent dans le camp de la France,
et, à l’opposé, les termes qui qualifient les forces négatives ou menaçantes qui
conspirent contre la République : « intimidation, intoxication, tyrannie,
groupes de longue main, entreprise totalitaire, subversion, communisme
totalitaire, apparence trompeuse, ambition et haine de politiciens au
rancart ») ;
- l’usage de l’absolu, qui renforce ce tableau manichéen : tout, partout,
« bâillonner le peuple français tout entier », tout de suite, à tout moment et en
tous lieux, « serait évidemment et essentiellement » ;
- l’aspect purement oratoire de la phrase, faite pour être dite de façon ample
et soutenue, où l’on relève la fréquence du rythme ternaire : « je ne me
retirerai pas, je le remplirai, je ne changerai pas », « la valeur, la solidité, la
capacité », « les étudiants d’étudier, les enseignants d’enseigner, les
travailleurs de travailler », « l’intimidation, l’intoxication, et la tyrannie »,
« n’abdiquera pas, se ressaisira, l’emporteront » ; on peut même noter que la
phrase « Je dissous aujourd’hui l’Assemblée nationale » a le rythme d’un
alexandrin !
Terminons par la tautologie, figure célèbre de la rhétorique gaullienne
(« La France, c’est la France »). La tautologie consiste à définir une chose
par elle-même, notamment quand on ne saurait l’expliquer autrement, tant elle
semble indéfinissable dans son essence mystérieuse : « Une étoile, c’est une
étoile », « Mozart, c’est Mozart ». Mais, utilisée dans le discours politique, et
en l’occurrence dans le discours d’autorité, elle devient ce procédé verbal qui
institue l’ordre des choses avec l’évidence et l’immuabilité d’un ordre des
mots. La femme est femme ; un homme est un homme ; l’étudiant est fait pour
étudier, le dirigeant pour diriger, et le travailleur pour travailler : qu’aucun ne
s’avise donc de sortir de sa condition actuelle, puisqu’elle est éternelle !
Dans la présente allocution du président de Gaulle, on sent combien à ses
yeux les « événements » de mai 68 ont désordonné le fonctionnement naturel
de la société. Il s’agit donc avant tout de rétablir un « ordre des choses »
qualifié ici de « républicain ». D’où l’emploi révélateur de la tautologie, qui
laisse entendre que chacun est voué à accomplir sa finalité sociale : l’étudiant
doit étudier, l’enseignant enseigner, et le travailleur en grève… travailler !
CONCLUSION
Que dire encore de l’efficacité de ce discours, reconnue par la plupart des
commentateurs, y compris les adversaires politiques du chef de l’État ?
Ceci : il y a la voix de l’orateur. Non pas la simple technique d’une diction
éprouvée. Mais une voix de longue date entrée dans l’Histoire, dont le timbre
était chargé de connotations plus ou moins légendaires. Une voix avantagée
d’ailleurs par le fait qu’il n’y avait pas d’image, et qu’elle pouvait alors régner
seule sur le message du général de Gaulle. Les deux fonctions « expressive »
et « impressive » du langage échappaient ainsi à l’analyse purement textuelle
de cette « communication ».
Cette voix, porteuse d’un « rappel à l’ordre », avait par elle-même un poids
considérable, dont la raison est aussi qu’elle touchait l’inconscient turbulent
d’un peuple qui s’était plu à braver pendant quelques semaines l’Autorité du
« Père ». Le peuple enfant n’attendait plus que d’être « grondé » pour rentrer
dans le rang, et se soumettre à nouveau à ce que les psychanalystes nomment
le « Surmoi collectif ».
Il va de soi que cet aspect du discours échappe aux outils d’analyse usuels
de l’étude du « texte argumentatif ».
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CLEF N° 31 : LES PERFORMATIFS
Les linguistes appellent « performatifs » des verbes dont le simple énoncé au
présent suffit à opérer l’action qu’ils expriment. Si je déclare ainsi : je jure de dire la
vérité , ma parole accomplit le serment que j’énonce. Le faire (par exemple
s’excuser) est opéré par le dire (« excusez-moi »). De même pour : je vous parle,
j’avoue (mon crime), je proteste (de mon innocence), j’affirme (que j’y étais), je vous
demande (de vous taire), je vous autorise (à fumer). Un impératif présent, par lequel
j’ordonne ou interdis, est performatif. A l’inverse, si en m’asseyant je dis « je
m’assieds », ce n’est qu’un énoncé « constatatif », et non pas performatif (car ce n’est
pas le fait de dire « je m’assieds » qui m’assoit). De simples adverbes peuvent être
performatifs : répondre par exemple « oui » ou « non » à une question peut suffire à
m’engager (cf. « Voulez-vous prendre pour épouse Mlle X ? »). La parole est alors
acte, elle est « performance ». D’où l’intérêt de repérer les performatifs dans les
discours politiques ou officiels…
Mais la notion de « performativité » dépasse le simple cas des vocables déclaratifs
ou injonctifs. L’intensité de signification, si l’on peut dire, de certains termes codés
(par exemple, la langue consacrée des rites religieux, ou bien le respect sacro-saint du
nom (indissociable de l’honneur et de l’identité chez les nobles), donne à l’énoncé de
ces paroles la gravité d’un acte. Sous l’Ancien Régime, où l’on pesait ses mots,
l’insulte était absolument performative (d’où les duels) ; la déclaration d’amour tout
autant (l’aveu de Phèdre à Hippolyte, qui fait « exister » sa passion officiellement,
amplifie à la fois son sentiment et son remords). Aujourd’hui encore, dire « je t’aime »
transforme le sentiment en l’officialisant (il devient attente, engagement, ou honte
d’avoir osé, etc.). Ainsi, bien des paroles, qui ne semblent que traduire la réalité
qu’elles expriment, la modifient (ou la créent) du simple fait qu’elles la nomment.
Tout dépend du statut du mot dans une culture donnée et des conditions de
l’énonciation.
Dans l’allocution-radio que l’on vient d’étudier, les performatifs employés par le
général de Gaulle ne sont pas exceptionnels. Il avait agi de même dans le fameux
Appel du 18 Juin. Au moment précis où il déclarait : « Moi, général de Gaulle,
actuellement à Londres, j’invite les officiers et soldats français […], j’invite les
ingénieurs et les ouvriers spécialistes des industries d’armements[…] à se mettre en
rapport avec moi. », sa parole était action. C’est en disant « j’invite à me rejoindre »
qu’il invitait (en bravant la position prise par le gouvernement officiel). Mais
l’ensemble de l’allocution fut en quelque sorte « performative », puisque c’est en
formulant cet appel qu’il appela les forces libres à le suivre, modifiant du même
coup la situation historique où se trouvait la nation censée l’écouter.
Il va de soi qu’un excès de performatifs risque de leur retirer peu à peu leur
efficacité. Il faut vraiment qu’un homme d’État soit porteur d’un message « attendu »
par la situation historique pour les justifier. Il suffit d’entendre certaines allocutions
politiques, notamment présidentielles, pour voir combien nos orateurs familiers,
obsédés de « communication », ennuient l’auditeur avec leurs appels qui sonnent
faux et leurs performatifs essoufflés. Abuser des performatifs pour se conférer une
image de décideur finit par dégrader le discours en langue de bois, alors dénuée de
toute valeur d’acte de parole.
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