Porto Rico entre Spanglish et bilinguisme (Y. Trobat)
Transcription
Porto Rico entre Spanglish et bilinguisme (Y. Trobat)
Education et Sociétés Plurilingues n°19-décembre 2005 L'exil de la langue: Porto Rico entre Spanglish et bilinguisme Yolande TROBAT Questo articolo analizza il sentimento di "esilio linguistico ". Lo Spanglish, un misto di Spagnolo e Inglese, è particolarmente presente nella lingua dei Portoricani – sia che vivano negli USA, sia a Porto Rico – ma è anche rappresentato in opere letterarie come quelle di A. Díaz Alfaro, E. Belaval e J.-L. Gonzalez. Basando il nostro articolo su alcune brevi storie, descriviamo la posizione e l’uso dello Spanglish, che va differenziato dal bilinguismo, come anche le sue implicazioni sociali. Tra le varie conclusioni a cui giungiamo, una riguarda la forte influenza dell’American-English mentre un’altra afferma che l’American-English è paradossalmente concepito sia come lingua invasiva di una nazione straniera, sia come strumento utile a migliorare la propria condizione sociale. Da un punto di vista letterario, evidenziamo anche che la perdita di riferimenti propri di un personaggio è sistematicamente parte del testo stesso, in particolare attraverso l’uso dello Spanglish e dei giochi di parole che esso consente. En Puerto Rico, la población sin o con poca instrucción no puede escapar del espánglish, presente en todos lados. La población practica una lengua híbrida desde hace un siglo. La mezla de idiomas se vuelve algo involuntario sobre todo en el contexto del exilio físico. En la literatura, el “exilio idiomático” se asemeja a un sentimiento nostálgico. El angloamericano se vuelve dominante, y el espánglish marca social discriminatoria, mientras que el bilingüismo señala la formación escolar de la persona. La evolución de este “exilio idiomático”, reflejada en la literatura, en sus modalidades internas a la isla y estadounidenses son el objeto de este estudio. This article studies the feeling of "linguistic exile". Spanglish, a mixture of Spanish and English, is particularly present in the language of Puerto-Ricans – whether they live in the U.S.A. or in Puerto Rico itself – but is also represented in literary works such as those of A. Díaz Alfaro, E. Belaval or J.-L. Gonzalez. Basing our article on some short stories, we describe the position and use of Spanglish, which must be differentiated from bilingualism, as well as its social implications. Among the various conclusions we draw, one concerns the strong influence of American-English while another states that American-English is paradoxically conceived both as the allpervasive language of a foreign nation and as a desirable asset to improve one's social condition. From a literary point of view, we also point out that the loss of a characters' intimate bearings is systematically part of the text itself, notably through the use of Spanglish and the puns it allows. Peut-on parler d’un «exil de la langue»? En tentant de définir cette notion à partir de l’exemple du Spanglish pratiqué à Porto Rico, nous nous attacherons à une des dimensions du contact des langues, afin de voir comment la pratique évolue et comment elle participe à la construction d’un imaginaire collectif. Y. Trobat, L’exil de la langue: Porto Rico entre Spanglish et bilinguisme Il existe de multiples analyses concernant les îles de la Caraïbe, nous n’analyserons que les diverses modalités d’emprunts faits à l’angloaméricain par des locuteurs hispanophones. L’espagnol, élément unificateur de nombre de populations de l’espace caraïbe, a toujours connu de notables variations, recensées par les linguistes et revendiquées par les populations. Mais avec les phénomènes du Spanglish, on assiste à une nouvelle problématique pour les Portoricains eux-mêmes: ce type de bilinguisme est-il lié au statut insulaire de satellite privilégié des EtatsUnis? Est-ce un effet de domination coloniale? De quoi exactement cette hybridation linguistique est-elle le signe? L’observation des formes d’expression de sentiments dans les écrits littéraires, postule qu’on ne saurait parler des pratiques langagières individuelles en dehors des pratiques sociales dans lesquelles les auteurs sont insérés, mettant ainsi en jeu les croyances aussi bien que les valeurs collectives. Or, parmi les valeurs en action à Porto Rico, j’ai repéré ce qui est passé d’un discours nationaliste vers une interrogation de l’identité, puisqu’en quelques décennies, on assiste à la formulation d’un sentiment «d’exil de la langue» chez cette population. Nationalisme symbolique et imaginaire social Il existe, à Porto Rico, une forme particulière de nationalisme qui se manifeste dans la chanson populaire (salsa), dans les récits romanesques ou textes théoriques, sans se transformer en une demande ferme de souveraineté. Il s’agit d’une sorte de «nationalisme symbolique» doublé d’une mise en sourdine des revendications politiques. Tout semble indiquer que la volonté de penser l’identité insulaire demeure vivace et que les discours nationalistes émergent cycliquement. En 1898, la population portoricaine était hispanophone. Puis, les Etats-Unis ayant instauré une forme de tutelle, pendant la première moitié du 20ème siècle, on observait simultanément une expression démocratique, via l’Assemblée Législative, et une subordination de cette dernière à une deuxième chambre (le Conseil Exécutif) composée pour moitié de fonctionnaires états-uniens, ainsi qu’une emprise politique étrangère claire, puisque le gouverneur de l’île était nommé par les Etats-Unis (Cohen 2005). Dans cette période, au nom de la lutte contre l’analphabétisme, on assiste à une main-mise sur la scolarisation primaire, ayant pour finalité de substituer progressivement l’anglais à l’espagnol, grâce à l’enseignement obligatoire. Cette stratégie décidée aux Etats-Unis s’est soldée par un échec institutionnel. Deux nouvelles d’auteurs portoricains témoignent de la résistance populaire: Peyo Mercé enseña el inglés (Alfaro 1978) et La maestrita rural Isabelita Pirimpín (Belaval 1985). 8 Y. Trobat, L’exil de la langue: Porto Rico entre Spanglish et bilinguisme Dans la première, le personnage du maître d’école emprunte nombre de phrases stéréotypées à l’anglo-américain (The cock says cockadoodledoo, p. 106). Par ailleurs, l’auteur choisit de retranscrire l’accent portoricain du maître parlant anglais (Wi are goin to talk in inglis today- ¿understan?, p.100). Ce choix de retranscription phonétique (we/wi; going/goin; english/ inglis) rend compte du parler, comme cela est fréquent dans la littérature costumbrista (1) sans que le lecteur puisse préjuger de la connaissance ou l’ignorance des normes par le personnage. Ce procédé peut être interprété comme une technique relevant de la littérature réaliste, d’autant que l’auteur l’emploie également lorsque les enfants s’expriment en espagnol, par exemple manchao, au lieu de manchado (p. 100). De fait, on trouve deux strates séparées dans la nouvelle de Díaz Alfaro: la partie attribuée au narrateur est rédigée dans un espagnol canonique, tandis que les dialogues, en portoricain de zone rurale, comportent des emprunts à l’anglo-américain et des écarts aux normes syntaxiques. Il est également question d’une maîtresse en zone rurale dans le récit d’Emilio Belaval. Elle aussi tente d’enseigner l’anglo-américain à des enfants dont Belaval souligne l’accent: Guasintón, pour Washington, p. 94, ainsi que les erreurs: paece pour parece, p. 91, pa, pour para, p. 94. Mais, dans la nouvelle d’E. Belaval, le narrateur omniscient souligne explicitement le refus des enfants: Ya no era la graciosa pugna de un habla contra una lengua, dentro de una misma aspiración linguística, donde trata de imponer su estilística tosca un lenguage transmetido; ahora lo que habia era el forcejeo de un idioma contra otro, tratando de apoderarse del espiritu del niño, p. 92 (Ce n’était plus une simple joute entre deux langues, toutes deux cherchant à se dire, et où chacune cherche à imposer son propre style rude, à se transmettre; maintenant c’était une vraie lutte, une langue contre une autre, afin de s’approprier l’esprit de l’enfant). Selon Belaval, l’enseignante prend conscience de l’opposition entre le discours officiel, tenu par l’inspecteur, selon lequel tout enfant hispanophone doit devenir un bon citoyen états-unien par l’acquisition de l’anglo-américain, et la réalité familiale des enfants. La volonté polémique et politique de l’auteur est manifeste, puisqu’il écrit que cette forme d’éducation est un endoctrinement. Dans les deux nouvelles, les romanciers soulignent la spécificité de cette violence, tandis que l’espagnol est présenté comme la chaleureuse langue maternelle. Si dans les faits le taux d’analphabétisme a commencé à diminuer pendant toute la première moitié du 20ème siècle grâce à l’essor de 9 Y. Trobat, L’exil de la langue: Porto Rico entre Spanglish et bilinguisme l’enseignement primaire, les romanciers soulignent la volonté politique de rendre une population disponible comme future main d’œuvre anglophone et migrante, en la rendant étrangère à sa langue. C’est une première définition de «l’exil de la langue», comme perte forcée. L’exil de la langue et les regards croisés Après 1952, le Congrès des Etats-Unis ayant ratifié une constitution rédigée par des Portoricains, l’île acquiert le statut juridique d’«Etat libre associé». Les citoyens sont libres de venir travailler ou étudier sur le continent, d’autant qu’ils possédaient déjà, depuis 1917, un passeport étatsunien. Se développe alors une migration massive, pour motifs économiques (West Side story!). La société portoricaine dans son ensemble maintient ainsi des traditions hispano-caribéennes mais dans un contexte de migration vers des zones anglophones. Les récits littéraires soulignent la conjonction entre difficultés économiques et mépris social, et se focalisent sur les difficultés linguistiques. Le Spanglish est présenté comme un mélange involontaire, puisque les personnages qui émigrent sont contraints de quitter leur île mais ne sont pas bilingues. Deux autres nouvelles éclairent cette difficile situation des émigrés économiques: La noche que volvìmos a ser gente et En Nueva York (González 1980). Le récit de José Luis González est écrit du point de vue de ceux qui travaillent sur une terre anglophone et donc étrangère. Le récit rétrospectif met en valeur le plaisir de ne pas se sentir totalement absorbé par la société états-unienne, de maintenir une certaine distance avec ses valeurs. La construction de l’intrigue souligne l’importance de «se sentir humain», comme l’indique également le titre: ser gente (faisant écho au Droit des Gens). Les héros sont le père et Trompoloco, jeune handicapé mental parfaitement intégré dans la communauté hispanique. Si nous considérons les cas de contact linguistique, ils concernent la vie quotidienne: subway, coat, take it easy…Les emprunts de termes isolés sans modification sont nombreux; on note cependant quelques reformulations: le toit en espagnol se dit techo, mais ici rufo, formé à partir de roof, plus le o final, p. 136; infirmières en espagnol étant enfermeras, deviennent ici norsas, formé à partir de nurses, plus le a final, p.116. Lorsque survient l’explication du titre, en fin de texte, montrant comment une simple panne d’électricité permet à chacun de retrouver un contact avec l’environnement et de renouer avec la solidarité humaine, via la musique portoricaine partagée, le lecteur comprend la finalité de La noche que volvìmos a ser gente: affirmer que, par-delà les conditions de travail et les difficultés économiques, malgré la volonté d’intégration à la société 10 Y. Trobat, L’exil de la langue: Porto Rico entre Spanglish et bilinguisme anglophone, les individus doivent retrouver leur culture hispanique, associée à la chaleur humaine. Dans cette nouvelle, la pratique du mélange linguistique fonctionne comme le signe léger, mais persistant, qu’un paradis originaire risque de se perdre. J.-L. González identifie cet Eden à un univers de musique et de convivialité, à un temps où les Portoricains vivaient en regardant les étoiles, option un peu rousseauiste, et en tout cas utopiste au sens littéral, puisque leur bonheur ne peut être qu’insulaire. Contrastant avec cette allégresse, le monde états-unien est celui de l’aliénation, de la ghettoïsation. En ce sens, ce récit prône une fierté linguistique, voire une lutte contre une forme d’aliénation qui débute par l’oubli de la joie liée à la langue d’origine festive et chaleureuse. Dans quelle mesure les phénomènes d’hybridation se construisent-ils de sorte qu’une des langues se perde? Ou plutôt: dans ce que nous désignons par «exil de la langue», qu’y a-t-il de perdu? Quelles sont les particularités de cette évolution qu’on désigne par Spanglish, si chacun admet que nulle langue n’est pure, que toutes ont été des espaces d’accueil pour des mots issus de sociétés voisines? Dans En Nueva York, les termes désignant les divers lieux sont parfaitement orthographiés, mais les personnages féminins forgent des termes par déformation d’un terme entendu, tout en maintenant les règles en vigueur dans la langue d’accueil: ainsi des appartements meublés, seront furnidos, forgé à partir du participe passé furnished, mais l’ordre dans la phrase est celui de l’espagnol et non celui de l’anglais (substantif suivi de l’adjectif). L’importance des modalités d’hybridation tient à ce qu’elle permet de concevoir que les phénomènes de bilinguisme ne se bornent pas à de simples emprunts terminologiques. Il existe des hybridations à partir de phénomènes de récupération phonétique, ainsi que des phénomènes de similitude phonétique avec modification structurale. Autant les personnages de La noche que volvìmos a ser gente sont hispanophones mais empruntent tout ce qui leur semble facilement mémorisable, autant les personnages de En Nueva York ont parfaitement intériorisé que leur intégration est soumise à leur acceptation des valeurs et codes des chefs de l’usine. Face à la nécessité de communiquer, et afin de satisfaire leurs supérieurs hiérarchiques, ils participent à une aliénation, portée par un mimétisme langagier volontaire. Dans ces deux nouvelles, le sentiment d’exil de la langue est proche de la nostalgie, à la fois de l’espace insulaire originel et de la langue maternelle, mais c’est une nostalgie doublée d’un sentiment de violence symbolique, 11 Y. Trobat, L’exil de la langue: Porto Rico entre Spanglish et bilinguisme puisque la domination linguistique est une forme du mépris social. Cette violence s’exerce principalement dans le cadre du travail, mais on peut supposer qu’elle se renforce par la ghettoïsation de l’habitat familial, également présente dans les nouvelles. Cette deuxième perception d’un exil de la langue est associée à une transformation consciente, mais vécue par les Portoricains selon les modalités d’un destin économique inexorable. Le terme exil prend ici tout son sens, puisque les hispanophones se soumettent au jeu mimétique en s’écartant de leur langue afin de survivre; l’anglo-américain devient langue dominante et objet du désir. La principale nuance, avec la définition initiale, tient à la spatialisation de la population hispanophone: majoritaire et insulaire dans les deux premiers récits, étrangère dans un pays dont pourtant elle possède la citoyenneté, dans les deux suivants. Par la présentation romanesque des enfants, les auteurs jouaient sur le registre de la langue maternelle, de l’île originelle. Dans les populations portoricaines urbaines ayant migré vers le continent, représentées dans les deux autres nouvelles, ce qui l’emporte c’est le sentiment que la citoyenneté linguistique ne se superpose pas à la citoyenneté politique, comme si les hispanophones n’étaient que partiellement des citoyens, de sorte que la dualité des langues construit une hiérarchie conflictuelle et fige la domination. Comme chez Orwell, il y a des gros cochons qui sont plus égaux que d’autres… A partir de ce constat, se confirme l’idée que si le mélange linguistique est un facteur d’intégration socio-économique, il fonctionne également comme un marqueur social discriminant. Dès lors, les élites économiques insulaires vont développer des stratégies éducatives, afin de conquérir par l’usage des deux langues ce qui était perdu dans le Spanglish: le migrant économique primo-arrivant ne dominait pas l’anglo-américain mais pratiquait spontanément le Spanglish; l’idéal sera désormais un «bilinguisme maîtrisé». Si le Spanglish est le signe linguistique des populations les plus démunies, à l’inverse, le bilinguisme est signe de populations ayant bénéficié d’une formation scolaire, permettant de vivre les deux univers symboliques de façon autonome. L’exil rhizomique Pour justifier l’usage de deux langues, dont l’espagnol comme langue familiale, et donc nier les difficultés propres aux populations défavorisées, l’argumentation fréquemment invoquée dans la presse, est double: soit l’anglo-américain est présenté comme le nécessaire ciment de toutes les populations vivant sur le continent, notamment les migrants latinoaméricains des pays comme Porto Rico, Cuba ou le Mexique, de sorte 12 Y. Trobat, L’exil de la langue: Porto Rico entre Spanglish et bilinguisme qu’on ne nie pas les origines géographiques ou les spécificités des migrants mais qu’on présente l’anglo-américain comme un facilitateur d’intégration et de réussite sociale. Soit on présente cette langue comme une lingua franca neutre, permettant d’accéder à des études supérieures de qualité dans un premier temps, et, sans que cela préjuge d’une migration vers le continent, donc une langue sans référence à un pouvoir colonial, puisqu’un Porto Ricain peut vivre sur l’île et y poursuivre des études universitaires. Or, cette reformulation suscite de nouvelles difficultés: les insulaires qui demeureraient monolingues (faute d’un niveau d’études suffisant), ne peuvent éviter les emprunts à la langue vernaculaire, ne peuvent échapper à une pratique du Spanglish, notamment dans les media, la sphère commerciale ou les produits cinématographiques. Le Spanglish est une donnée constante de la vie publique. Consciemment ou à son insu, cette partie de la population est captive du Spanglish. En outre, certains considèrent qu’il s’agit d’une étape nécessaire vers une maîtrise de l’angloaméricain et acceptent le modèle multiculturaliste des Etats-Unis. Conjointement, dans la littérature (Gelpí 1994), on assiste au recul des discours paternalistes. Le paternalisme était présent à travers la figure récurrente du maître d’école, personnage appelant à la réunion de la grande famille portoricaine, contre la domination états-unienne. Gelpí distingue deux types de récits: ceux d’avant les années 1960, qui étaient centrés autour de la maladie, la faiblesse, la métaphore du «pauvre enfant» que serait Porto Rico, qui invoquaient donc les figures paternalistes ou messianiques, la littérature renforçant alors un discours nationaliste; ceux qui sans rompre avec la tradition, se caractérisent par une forme d’écriture hybride, où le discours paternaliste est présenté comme un élément de la culture populaire critiquée sur le registre ironique. Ces récits intègrent alors tantôt du grotesque, tantôt de l’esperpentico (2), tantôt encore les techniques jouant sur la prolifération. Après 1980, les Portoricains semblent admettre majoritairement (cf. Cohen 2005) que leur île ne peut plus être imaginée comme un Etat-Nation, qu’il est préférable d’éviter les raidissements d’un discours ouvertement nationaliste. La traditionnelle notion d’exil n’est pas un concept clef, inhérent à l’analyse de la vie politique, ce qui différencie bien évidement Cubains et Portoricains, qui traversent pourtant une épreuve langagière parallèle. Les débats politiques centrés sur l’évolution de l’enseignement sont vifs; cependant on observe une sorte d’immobilisme. La conjonction des deux strates donne alors lieu à une nouvelle réflexion des intellectuels qui tentent 13 Y. Trobat, L’exil de la langue: Porto Rico entre Spanglish et bilinguisme de réarticuler le rôle des langues, et l’omniprésence du Spanglish, dans le cadre d’une pensée qui rejette toute référence aux racines, tout en revendiquant une culture insulaire: par les rhizomes, les familles demeurent unies, la diaspora portoricaine se rêve dans sa salsa, s’imagine prendre l’avion entre le continent et San Juan comme un bus de banlieue. Pour tout historien de l’espace caraïbe, une revendication de particularisme culturel ou d’indépendance politique n’est pas une nouveauté puisque les régions de la colonisation espagnole ont traversé des luttes d’Indépendance. Les revendications contre l’Espagne, dans l’espace hispanophone, sont passées par une reconnaissance autant des origines taïnas (3) que des populations africaines. En ce sens, une problématique de l’unicité de la langue (celle de Porto Rico comme celle de Cuba), tient nécessairement compte de la Conquête, de l’esclavage dans le cadre du commerce triangulaire, du métissage des populations des trois continents. De cette contrainte historique témoignent des philosophes comme Mayz Vallenilla (1983), Vénézuelien ayant travaillé à Porto Rico, analyste des problématiques post-coloniales, qui considère que la fin du mouvement revendicatif, dans les années 1950, est attestée sur le plan littéraire par le rejet des littératures indigénistes, jugées désuètes, alors même qu’elles avaient été pendant un temps le lieu privilégié de construction des imaginaires nationalistes. Mais si la fin d’une quête des racines est le signe que la lutte anticolonialiste est close, malgré la nouvelle forme de colonialisme des EtatsUnis (qui donne le passeport aux habitants mais leur impose un gouverneur), officiellement la bataille ne porte pas sur l’existence de deux langues: le communautarisme repose sur l’idée que chacun a des spécificités, y compris linguistiques, donc accepte toutes les pratiques langagières. L’idéal serait alors le bilinguisme, avec l’anglo-américain comme langue de pouvoir et l’espagnol comme langue de la sphère familiale. Or, les indépendantistes portoricains ne peuvent accepter ouvertement cette répartition; ils ne peuvent pas davantage reconnaître le Spanglish comme marqueur social reposant sur la même hiérarchie. Il y a donc une sorte de tabou sur le Spanglish, que pourtant chacun pratique. Témoin de la fin de la littérature nationaliste, Gelpí invite à lire les nouveaux textes qui, dans les dernières années du 20ème siècle, manifestent une volonté de dispersion. Gelpí remarque que le dénominateur commun est le déplacement du sujet: una escritura de emigrado en sentido literal y figurado, note 9, page 5. Son idée est de relier les littératures féministes, homosexuelles, de toute minorité, puisque toutes reposent sur une sorte de déplacement douloureux du sujet parlant. Or, ce déplacement douloureux 14 Y. Trobat, L’exil de la langue: Porto Rico entre Spanglish et bilinguisme est une des dimensions de l’exil de la langue, entendu comme décentrement figuré ou littéral, perte de sens et de centre. L’expression exil de la langue permet de se concentrer sur les modalités de construction d’un imaginaire insulaire, où un Etat serait associé quoique libre, sans Nation mais avec le passeport du puissant pays voisin. Arjun Appaduraï ouvre des voies de recherche importantes mais pas à propos de Porto Rico… Dans une nouvelle comme Hollywood Memorabilia (Otero 1998), le choix du personnage citadin, jeune et cinéphile, usant systématiquement de références aux produits d’Hollywood, est triplement significatif: un jeune homme qui exerce divers métiers chacun con part time, p. 89, qui cherche el issue, p. 91, mais qui semble fier de s’asseoir en el stool de la cabina, p. 95. En somme, un narrateur qui est conscient de son double savoir et en joue. Sa connaissance cinématographique est grande, puisqu’il est projectionniste dans une salle où repassent tous les classiques du cinéma, classiques hollywoodiens qu’il admire et dont il est totalement imprégné: Gilda et Sunset boulevard, p. 95, King Kong et The barefoot contessa, p. 92-93… Souffrant de solitude, il rêve ses amours, perdu dans une grande ville sinon hostile du moins froide, comme déphasé dans le quotidien trivial: Con esa soledad del que busca el amor absoluto mientras desliza la mantequilla por el pedazo de pan, p. 94-95 (Avec cette solitude de celui qui cherche le grand amour, tout en continuant à beurrer sa tartine). Cette solitude pourrait n’être qu’un état du personnage, mais l’auteur précise qu’elle se développe parce qu’il vit dans l’univers rationnel, technique et froid, d’un cinéma moderne et aseptisé: Con esa soledad que se desarrolla cuando se ha sido proyeccionista de cine de segunda en una cabina cúbica, gris, limitada por el sonido de los Bell & Howell y la obscuridad, p. 95 (Avec cette solitude de celui qui a été projectionniste dans un cinoche de seconde zone, enfermé dans un cagibi cubique et gris, enfermé dans l’obscurité et le son de la machine Bell & Howell). On lit là le mépris que subissaient les personnages émigrés économiques, puisque le jeune Portoricain n’arrive pas à se faire reconnaître sur le plan professionnel, comme en témoigne le cumul des emplois qui renvoie à la précarité: el part time de researcher, p. 95, mais surtout, ce travailleur souffre parce que son lieu de travail n’est pas à la hauteur de ses rêves: il se 15 Y. Trobat, L’exil de la langue: Porto Rico entre Spanglish et bilinguisme sent en exil parce que toutes les promesses du cinéma hollywoodien se sont avérées irréalisables. Il s’ensuit une lente dégradation décrite comme une perte de soi. Dans une description à mi-chemin entre La Métamorphose de Kafka et Axolotl de Cortázar, la dégradation psychique corrobore l’hypothèse de la perte de repères propre à l’émigré qui, tout en étant parfaitement lucide sur les causes de l’éloignement, ne peut imaginer son futur. Or, cette perte de repères intimes est inscrite dans le corps du texte avec cette dimension linguistique commune à toutes les œuvres parcourues, puisqu’au moment où il cherche à se raconter, à être au moins l’auteur d’un récit autobiographique, il se perd dans les jeux de mots et les références filmiques en Spanglish. Dans Hollywood Memorabilia, tous les emprunts à l’anglo-américain, tous les titres cités, sont conformes à l’usage; il s’agit d’un sujet qui ne peut pas être taxé d’incompétence linguistique ou culturelle, mais que son addiction aux rêves hollywoodiens conduit soit à délirer (si le lecteur opte pour une lecture réaliste de la nouvelle), soit à disparaître (si le lecteur admet qu’il s’agit d’un texte relevant du genre fantastique). L’aliénation au sens de folie, semble alors l’alternative au sentiment d’écrasement du travailleur non reconnu, à moins que ce ne soit l’imaginaire du jeune portoricain «spanglishophone» qui se trouve pour ainsi dire arraisonné par l’industrie cinématographique. La prolifération du Spanglish portoricain est ce mouvement par lequel les sujets hispanophones perdent de vue leurs propres projets, faute de discours ou représentations dans lesquels se reconnaître. Cela donne lieu à un double mouvement: comme le héros de Hollywood Memorabilia, nombre de résidents souffrent de n’être ni John Huston, ni Marilyn, ni Mae West, et, dans le Recensement officiel des populations de 2000, basé sur des catégories administrativement préétablies, notamment raciales, 84% des Portoricains se sont auto-identifiés comme «Blancs» (Curbelo 2003). Ce décentrement qu’est l’exil de la langue n’est pas une simple procédure mimétique, consistant à employer des termes issus d’une culture voisine, mais une perte des images intrinsèques à la langue dite maternelle. Spanglish ou bilinguisme? Une des possibles stratégies pour ne pas sombrer dans le Spanglish consiste à maintenir une certaine tradition linguistique. C’est un des choix que souligne Silvia Alvarez Curbelo, dans son analyse des programmes télévisuels des chaînes gratuites diffusées sur l’île. Ainsi les journaux télévisés de Univisión et de Telemundo renforcent l’identité ethno-raciale, 16 Y. Trobat, L’exil de la langue: Porto Rico entre Spanglish et bilinguisme par le choix des sujets traités, privilégiant par exemple les reportages sur les résidents portoricains du continent, quitte à éviter les sujets qui témoigneraient de toutes les exclusions «douces» subies. Ces mêmes journaux télévisés ont pour spécificité d’être soumis à une forme de censure, puisque les journalistes ne doivent pas employer des formules en Spanglish. Une autre possibilité, afin de ne pas souffrir de cet exil de la langue est le bilinguisme, fortement revendiqué par une partie des insulaires ou par les générations de Portoricains nés sur le continent. C’est notamment la voie choisie par la romancière Rosario Ferré. Dans une entrevue de 1998, elle déclare qu’elle n’a pu se résoudre à écrire à propos du décès de sa propre mère qu’en renonçant à l’espagnol. Avant, en parler était impossible: elle l’éprouvait comme un tabou. Expliquant ce que cette nouvelle forme d’écriture apporte, Ferré admet qu’une sorte de distance surgit, comme si quelqu’un d’autre écrivait. Elle compare cette deuxième langue à la brosse du peintre sur la toile, tandis que sa langue maternelle serait comme une peau (Trigo 2003). Cette perspective soulève deux questions: pourquoi serait-il tabou d’écrire à propos de la mort de la mère dans la langue maternelle? Pourquoi ce tabou cesse-t-il par le choix de la seconde langue? Ferré a choisi ultérieurement de procéder à une traduction de ses propres textes, en anglo-américain, puis à nouveau en portoricain. Si l’ensemble de la procédure permet quelques reformulations, au sens d’une précision de l’expression, l’essentiel de son travail de déplacement est tout autre: il y a dans la troisième version, en portoricain, une ironie dont était dépourvue la première version. La maîtrise des deux langues permet de libérer le sujet qui autrement était prisonnier des tabous portés par la langue maternelle. Reste alors à élaborer un nouvel équilibre dans lequel aucune des deux langues n’exercera une pression excessive. Si l’ensemble des textes comportant des séquences en Spanglish permet de comprendre cette forme particulière de perte imaginaire qui passe par le renoncement à la première langue, en revanche, les romanciers bilingues revendiquent une fin de l’ambivalence, au profit d’un espace fluide, d’un lieu intermédiaire qui ne serait pas seulement celui de la traduction, mais permettrait de reformuler des liens invisibles, hybrides, primordiaux. Aussi longtemps que domine le sentiment d’un exil de la langue, cela renvoie à un déplacement, une migration spatiale ou invasion imaginaire, décentrements forcés, séparation d’avec ce qui était protecteur. Pourtant cela n’exclut pas que, dans une logique d’intégration à la société étatsunienne, les jeunes générations revendiquent le Spanglish, notamment dans 17 Y. Trobat, L’exil de la langue: Porto Rico entre Spanglish et bilinguisme le cadre de la construction ethno-raciale telle qu’elle se développe dans le discours des communautés hispaniques installées sur le continent. L’exil de la langue sous-entend que parler une langue étrangère, à contrecœur ou simplement à son insu, relève de la perte de mémoire collective autant que du déguisement, tous deux des symptômes de domination. En revanche, selon Ferré, le retour, par la traduction de la traduction, permet de traverser la langue maternelle, de retravailler ses condensations. L’hybridation, dans le Spanglish, donne des sons où se concatènent des sens de la langue d’accueil et des traces de celle d’origine. La réappropriation du sens, mouvement inverse à l’exil de la langue, suppose que le sujet parlant lui-même change. Mais cela est-il envisageable ou souhaitable collectivement, Porto Rico a-t-il comme seule perspective de devenir l’île où le bilinguisme serait le modèle éducatif? Notes (1) Las costumbres sont les habitudes locales, les mœurs; «la literatura costumbrista» est un genre littéraire proche du Réalisme français, où sont mis en valeur des héros du peuple et où un thème central est la vie quotidienne sur l’île, par opposition aux textes qui venaient d’Espagne, qui renvoyaient à une autre idée de ce qui est noble. (2) esperpentico : se dit des textes de la fin du 19ème siècle, où l’auteur «exagère» les traits de caractère à outrance. Très répandu dans le théâtre. De tous ces romans, le plus populaire a été indubitablement La guaracha del macho Camacho de Luis Rafael Sánchez, qui caricature les œuvres de Pereira. (3) les peuples de Cuba et de Porto Rico avaient pour nom les Taïnos; ils vivaient là avant la Conquête espagnole et furent décimés à 95%, non seulement par la violence guerrière, mais par les maladies (grippe). Références ABELARDO Díaz Alfaro, Peyo Mercé enseña el inglés, Cuentos, An anthology of short stories from Puerto Rico, ed. Kal Wagenheim, Schocken Books, New York, 1978, pp. 98-107. COHEN, James. 2005. Nationalisme politique et nationalisme culturel à Porto Rico, Actes du Colloque Des nations avec ou sans Etat, Nationalismes et régionalismes, sous la direction de Michel FEITH, CRINI, Université de Nantes (janvier), pp.231-245. 18 Y. Trobat, L’exil de la langue: Porto Rico entre Spanglish et bilinguisme CURBELO, Silvia Alvarez. 2003. Latinidades : sobre la (uni)visión y otros relatos, Posdata, N° 17, agosto, San Juan de Puerto Rico, pp. 77-80. GELPÍ, Juan G. 1994. Literatura y paternalismo en Puerto Rico, Editorial de la universidad de Puerto Rico, 201 p. GONZÁLEZ, José Luis. 1978. La noche que volvìmos a ser gente, Cuentos, An anthology of short stories from Puerto Rico, ed. Kal Wagenheim, Schocken Books, New York, pp.116-140. GONZÁLEZ, José Luis. 1980. En Nueva York, in En Nueva York y otras desgracias, Ediciones Huracàn, Río Piedras, Puerto Rico, pp.117-128. RAMOS OTERO Manuel. 1998. Hollywood Memorabilia, Cuba y Puerto Rico son, Cuentos Boricuas, Selección de J.L. Acevedo, Ediciones Memoria, La Habana, pp.89-97. SÁNCHEZ, Luis Rafael. 1976. La guaracha del macho Camacho, Buenos Aires, Ediciones de la flor. TRIGO, Benigno. 2003. The mother tongue, Posdata, N° 17, agosto, San Juan de Puerto Rico, pp. 25-36. VALLENILLA Ernesto Mayz. 1983. El problema de América, in Filosofia e identidad cultural en América Latina de J. G. GRACIa e I. JAKSIC, Monte Avila Editores, Caracas, Venezuela, pp.267-306. 19