Joffre, un général aujourd`hui diffamé

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Joffre, un général aujourd`hui diffamé
TRIBUNE n° 571
Joffre, un général
aujourd’hui diffamé
Jean Germain Salvan
Général (2S).
Note de la rédaction :
Le Centenaire de la Grande Guerre est non seulement une occasion de commémorations mais aussi de débats mémoriels
et de polémiques. Il en est ainsi de certains personnages centraux, acteurs de ce conflit, comme le Maréchal Joffre. Le
numéro d’octobre de la RDN avait proposé un article plutôt critique sur l’action de Joffre pendant la guerre, ainsi qu’une
recension de la dernière biographie publiée sur le Maréchal.
Le général Salvan a souhaité répondre à la mise en cause de Joffre et il était donc légitime que la RDN contribue au débat
historique. Il apparaît ici clairement que la recherche historiographique, surtout lorsqu’elle porte sur un militaire de haut
rang, ne peut se passer d’une expertise militaire. C’est aussi la réalité d’approches différentes, qui permettent une meilleure
appréhension d’une guerre aujourd’hui appartenant à des mémoires ne l’ayant pas vécue.
La RDN, bien que n’étant pas une revue d’histoire militaire, participe au delà des controverses légitimes, à cette réflexion
indispensable sur notre histoire française.
Colonel Jérôme Pellistrandi
J
’avais été frappé, en 2003, en lisant le roman d’Alice Ferney Dans la guerre :
Joffre y est présenté comme un imbécile, qui n’a rien compris à la guerre
moderne. Je la cite (page 70) « C’était au Tonkin, au Soudan, à Madagascar, qu’il
s’était distingué. Autrement dit, il n’avait jamais mené une guerre sur son propre
territoire ». Page 121 : « Mais Joffre lui-même, après sa longue carrière, avait-il réalisé à quel point la guerre se transformait ? ». En 2004, le livre de Roger Fraenkel
avait un titre sans appel : Joffre, l’âne qui commandait des lions. L’article du général
Étienne Copel, dans le numéro d’octobre de la RDN va dans le même sens.
Ajoutons que les stupidités, journalistiquement et politiquement correctes, que
nous avons entendues lors du 90e anniversaire de l’Armistice de 1918, rendent
encore plus nécessaire un essai de compréhension et de rectification. J’ai beaucoup
utilisé les souvenirs du général André Laffargue (Fantassin de Gascogne) : blessé en
1915, il servit avec Joffre au Grand Quartier Général jusqu’en 1916, puis à son
cabinet en 1926. Laffargue fut le condisciple du général de Gaulle et de Bridoux à
l’École de Guerre, puis il servit avec Weygand et de Lattre. Il fut le seul général en
activité qui témoigna en faveur de Pétain lors de son procès : ses mémoires sont
une mine de renseignements de première main sur de dramatiques moments de
notre Histoire.
Essayons de voir plus clair dans la biographie de celui dont l’Académie des
Jeux Floraux fit à l’unanimité un maître es-jeux en 1918, après que l’Académie
française l’eût élu au fauteuil de Jules Claretie.
www.defnat.fr - 21 octobre 2014
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Carrière militaire : de Polytechnique aux confins de l’Empire
Fils d’un tonnelier de Rivesaltes dans les Pyrénées orientales, Joseph,
Jacques, Césaire Joffre naquit le 12 janvier 1852. Il effectua de brillantes études à
Perpignan, puis au lycée Charlemagne à Paris. À 17 ans, il fut reçu 14e sur 132
à l’École polytechnique. Lorsqu’éclata la guerre en 1870, il fut nommé souslieutenant et il combattit avec les 4e, 8e et 24e Régiments d’artillerie. Homme
d’ordre, il s’abstint de participer à la Commune ! Donc contrairement aux assertions d’Alice Ferney, Joffre savait ce qu’était la guerre en France, et il était un des
seuls en 1914, avec les généraux Gallieni, Foch et Pau, à avoir combattu sur notre
sol contre les Prussiens en 1870-1871.
Revenons sur les postes occupés par Joffre après sa sortie de Polytechnique
et la fin du conflit de 1870. Il fut d’abord nommé au 2e Régiment du Génie à
Montpellier, puis détaché à l’École d’application de l’Artillerie et du Génie à
Fontainebleau. Il participa alors aux travaux de fortification de Paris, puis du Jura
et des Pyrénées. En 1884, il fut désigné pour servir en Extrême-Orient. Sous les
ordres de l’amiral Courbet, il fortifia Formose et la base de Chilung, et il eut à
négocier avec les Japonais et les Chinois. Il devint ensuite chef du Génie à Hanoi :
il organisa la défense du Tonkin. Il fut fait chevalier de la Légion d’Honneur en
1885 et cité à l’ordre de la division en 1887 pour son efficacité et son courage lors
des opérations contre le repaire de pirates de Ba Dinh. « C’est là-bas, aux colonies,
que j’ai appris à commander. J’étais seul, je ne recevais pas d’ordres ou quand ils
arrivaient, ils ne correspondaient plus à la situation. Alors j’étais obligé de prendre
moi-même les décisions » (Laffargue, p. 153)
À son retour en France en 1888, il servit au cabinet du Directeur du Génie,
puis, nommé chef de bataillon, il fut affecté au 5e Régiment du Génie à Versailles.
En 1891, il fut chargé de cours à l’École de l’Artillerie et du Génie à Fontainebleau.
Puis la même année, il partit au Soudan (actuel Mali). Il fut d’abord chargé de
construire la ligne de chemin de fer entre Kayes et Bamako. En 1894, il commanda la colonne qui s’empara de Tombouctou, puis il pacifia la région et fut promu
Officier de la Légion d’Honneur.
En 1895, à son retour en France, il servit à la Direction du Génie. En 1900,
il rejoignit Gallieni à Madagascar où il fortifia la région de Diego Suarez, alors en
pleine insurrection. Promu général de brigade en 1902 et Commandeur de la
Légion d’Honneur en 1903. Les responsabilités se succédèrent : commandant de
la 19e Brigade de cavalerie à Vincennes en 1903, Directeur du Génie en 1904,
général de division et commandant de la 6e Division d’infanterie en 1906. Il devint
inspecteur des Écoles de l’Armée de terre en 1907, il commanda le 2e Corps
d’Armée en 1908. En 1910, il entra au Conseil supérieur de la Guerre. En 1911,
Joffre fut nommé chef d’état-major général et généralissime désigné : Gallieni,
Lyautey et Pau s’étaient récusés, compte tenu de leurs âges et états de santé. Et ils
avaient suggéré de nommer le général de Castelnau, catholique pratiquant, à ce
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poste : les francs-maçons qui dirigeaient la France firent nommer Joffre. Mais
il faudrait éviter d’affubler Joffre de toutes les fautes commises par le pouvoir politique de 1911 à 1914.
Généralissime : préparer les armées françaises
Joffre va immédiatement montrer sa détermination et son peu de sectarisme.
Franc-maçon, il exige que le général de Castelnau, connu comme le « capucin
botté » soit son second. Joffre est le seul de nos principaux généraux à avoir alors
une expérience internationale depuis ses séjours à Formose et au Tonkin, où il eut
à mener des contacts avec la Chine et le Japon.
L’Armée de terre, depuis 1871, se préparait uniquement à des actions
défensives. Les alliances nouées avec la Grande-Bretagne et la Russie vont imposer
le passage à une stratégie offensive, puisque les politiques fixent Berlin comme
objectif aux armées de la coalition. Les Alliés voulaient une guerre courte et violente, et les stocks de munitions furent donc préparés pour un conflit dont la durée
n’excèderait pas quelques mois.
Joffre était certes partisan de l’offensive, mais comme tous les Français de
l’époque, à l’exception de Pétain. On a beaucoup trop donné d’importance à la
conférence du commandant de Grandmaison à l’École de Guerre en 1914 :
« Attaquons, attaquons ». Citons le président Fallières, le 9 janvier 1912 : « Nous
sommes résolus à marcher droit à l’ennemi sans arrière-pensée ; l’offensive convient
au tempérament de nos soldats et doit nous assurer la victoire, à la condition de
consacrer à la lutte toutes nos forces actives sans exception ». Faut-il s’étonner si un
officier tente de traduire en langage militaire les buts fixés par le pouvoir politique
? Joffre, homme de bon sens, n’était pas un adepte inconditionnel du colonel de
Grandmaison : l’offensive certes, mais une offensive raisonnée, où l’artillerie serait
utilisée pour ouvrir la voie aux cavaliers et fantassins. C’est en se basant sur les
expériences des conflits russo-japonais, de la guerre des Boers et des Balkans qu’il
essaya de préparer notre armée.
Le bilan que Joffre fit de l’Armée de terre en 1911 était préoccupant.
L’affaire des fiches, les conditions de la séparation de l’Église catholique et de
l’État lors de laquelle les unités militaires furent employées pour chasser des religieux, l’influence des amitiés politiques et maçonnes sur les nominations, avaient
cassé le moral des cadres. Le ministre de la Guerre, le général Brun déclara, en
inaugurant, en 1910, un monument aux morts de la guerre de 1870 à Verdun que
« La guerre est désormais impossible entre les nations européennes et la paix définitivement assurée », ce qui démobilisa une partie des cadres et de l’opinion
publique. Beaucoup d’officiers étaient routiniers, trop de généraux étaient nommés
pour des amitiés politiques ou maçonnes, les crédits militaires, matériels, stocks de
munitions et terrains de manœuvre étaient très inférieurs à ceux des Allemands.
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Citons seulement trois séries de chiffres en 1911 : l’artillerie lourde et les
budgets.
Le corps d’armée français dispose de 120 canons de 75 mm. Le corps
d’armée allemand dispose de 108 canons de 77 mm, de 36 obusiers de 105 mm,
de 16 obusiers de 150 mm. Chaque Armée allemande dispose de 848 pièces
d’artillerie mobile, contre 240 pour l’Armée française. Le seul point vraiment positif en notre faveur sera celui de la stabilité de l’encadrement supérieur de l’armée,
pendant qu’en trois ans huit ministères et ministres défileront…
En 1912, le budget militaire français est de 135 millions de francs-or, celui
de l’Allemagne équivaut à 216 millions !
Le plus grand effort de Joffre consista à préparer intellectuellement notre
armée au conflit que les ambitions pangermanistes allemandes rendaient inéluctable.
Il regretta que les projets, menés depuis 1897 pour le casque et depuis 1903
pour une tenue peu voyante, suite de la guerre des Boers, n’aient pas abouti. Pour
équiper nos armées, dès 1903, une tenue gris-bleuté fut proposée, puis une vert
réséda en 1911. Lors des débats à l’Assemblée nationale, des âneries furent proférées (« Le pantalon garance, c’est la France », par Étienne, ancien ministre). Le
ministre de la Guerre, Messimy, ne sut pas imposer une tenue moins voyante.
Seules les troupes indigènes étaient équipées d’une tenue kaki. C’est Joffre qui
imposa la tenue bleu horizon et le casque au printemps 1915.
De même, le Parlement, persuadé que le « 75 » était le meilleur canon du
monde refusa encore en 1913 tout crédit pour une artillerie mobile de calibre de
105 ou 155 mm.
En 1911, le ministère refusa la création de 6 camps d’instruction : ils ne
furent acquis qu’en 1912 et 1913, trop tard pour y entraîner la majorité de nos
unités. D’emblée, Joffre multiplia les exercices de cadres et les manœuvres pour
préparer les états-majors et les chefs désignés aux responsabilités qui les attendent.
S’il y eut au début du conflit des défaillances parmi les cadres, les états-majors
furent à la hauteur de leurs tâches du début à la fin du conflit.
En particulier, Joffre fit rédiger des règlements qui n’avaient pas changé
depuis 1872, notamment, en 1913, le règlement sur la conduite des grandes unités et le règlement sur le service des armées en campagne ; en 1914, le règlement
sur la manœuvre de l’infanterie. Malheureusement, ces règlements n’étaient pas
assimilés par tous au début de la guerre.
Dans chaque domaine, Joffre s’efforça pendant trois ans de pallier nos
lacunes et retards, en se heurtant à la mauvaise volonté du ministère des Finances
qui était déjà le véritable souverain de notre République…
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Il obtint d’être à la fois généralissime désigné et chef d’état-major de l’Armée
de terre, ayant autorité sur l’École de Guerre et le Centre des hautes études militaires
(Chem). Il étudia la probabilité d’un viol de la neutralité belge (Mémoires, p. 20-23),
et les enseignements des conflits récents (guerre russo-japonaise, guerre des Boers,
guerres balkaniques, Mémoires p. 30-31). Il fit étudier l’emploi stratégique des chemins de fer pour déplacer nos grandes unités d’une extrémité à l’autre du front.
Il obtint des crédits pour l’aéronautique, la radiotélégraphie, la télégraphie,
le téléphone.
Il insista auprès des ministres pour obtenir une artillerie lourde mobile, à
base de calibres de 105 à 120 mm, et il en créa les premiers régiments en récupérant des pièces de forteresse. Devant les limites de nos arsenaux, il parvint à obtenir que des marchés soient passés avec l’industrie privée. Il insista pour accroître les
stocks de munitions, et surtout d’artillerie, qui permettra la progression des fantassins…
Face à la menace allemande, il fit voter en 1913 la loi portant à 3 ans la
durée du service militaire (Mémoires, p. 80-96)
Il élabora d’abord le Plan XVII avec lequel nous entrerons en guerre en
1914. L’idée maîtresse était de reconquérir l’Alsace, en devançant l’attaque allemande probable avec viol de la Belgique. Rappelons que les gouvernements de
l’Alliance, et notamment le gouvernement français, voulaient une guerre courte et
violente, dont Berlin était le but fixé aux armées alliées...
La Première Guerre mondiale
Quand le conflit éclata en août 1914, Joffre fut nommé commandant en
chef des armées du Nord et de l’Est. Ni les politiques, ni les militaires n’avaient
imaginé que la guerre allait devenir mondiale et longue.
Il est évident que le début du conflit est désastreux : la préparation des
Allemands, leur supériorité en artillerie notamment, étaient écrasantes. Joffre avait
sous-estimé leur capacité de mobilisation, et leur préparation à un combat défensif suivi de contre-attaques en Alsace et en Lorraine. Il fallut attendre le début de
1918 pour que nous disposions, grâce à l’entrée en guerre des États-Unis, d’une
supériorité numérique et grâce à notre mobilisation industrielle, d’une supériorité
matérielle évidente. En outre, en 1914, trop de nos unités partirent au combat sans
utiliser leurs appuis. Je reste persuadé que, sans l’action de Joffre depuis 1911, la
guerre aurait été perdue en un mois.
C’est quand même Joffre qui remania sans faiblesse l’encadrement de notre
Armée de terre : plus de mille généraux et colonels promus avant la guerre pour
leurs amitiés furent limogés lors des premiers mois du conflit (dont 3 généraux
d’armée, 24 de corps d’armée, 71 de division), et surtout, en juillet 1915, le général
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Sarrail, commandant la IIIe armée, en charge de l’Argonne. On ne peut rien
comprendre à la haine dont Joffre fut victime sans se souvenir de ces épisodes qui
attisèrent la rancune des politiques qui s’étaient fourvoyés (dont Clemenceau) et
des limogés. Ceux qui montrèrent leur professionnalisme lors des premiers
combats furent promus rapidement. Par exemple, Pétain passa du commandement
d’une brigade à celui d’un corps d’armée en trois mois. Colonel commandant la
4e Brigade au déclenchement du conflit, il reçut le commandement de la
6e Division le 26 août 1914, celui du 33e Corps d’armée le 20 octobre 1914. En
juin 1915, il commanda la IIe armée et le groupe d’armées centre le 2 mai 1916.
Le 1er mai 1917, il devint Chef d’état-major général et le 15 mai, il fut nommé à
la tête de nos armées. Il restaura la discipline et le moral, il entraîna cette armée
avant qu’elle ne fût confiée à Foch pour l’année décisive de 1918. De même,
Fayolle, parti du service actif comme général de brigade, commandait une division
de réserve en 1914. Il prit le commandement du 33e Corps d’armée le 21 juin
1915, de la VIe Armée le 26 février 1916.
Mais l’action de Joffre fut décisive à partir de l’automne 1914 pour lancer
la mobilisation industrielle, qui n’avait pas été prévue, puisque les Alliés avaient
préparé une guerre courte (Mémoires, Tome 2, p. 1-50). Ce fut l’action de Joffre
auprès des gouvernements qui lança les fabrications d’armements, de munitions,
de chars, d’avions indispensables pour une guerre qui s’annonçait longue. Aussitôt
se déclencha une polémique : pour fabriquer munitions et matériels, il fallut
renvoyer dans les usines une partie des soldats mobilisés, immédiatement traités
d’embusqués et de planqués. Cela dit, les résultats furent remarquables : nous disposions de 720 batteries d’artillerie en 1914, de 2 300 en 1916. Nous disposions
de moins de 5 millions d’obus en 1914 : nous en fabriquions 203 000 par jour
en 1916, c’est-à-dire que nous fabriquions et consommions le stock de 1914 en
3 semaines.
Rappelons que Joffre eut à pallier la première attaque avec emploi des gaz
de combat le 22 avril 1915 dans la région d’Ypres, qu’il parvint à limiter les pertes
et à rétablir la situation.
Ce n’est que le 2 décembre 1915 que Joffre fut nommé chef des armées
françaises, après la catastrophique affaire des Dardanelles, montée sans ou contre
ses avis. Il fut impossible d’obtenir une unité de commandement et d’action
avant la nomination de Foch comme généralissime en 1918. Contre l’avis des
Britanniques, Joffre obtint que nos forces restassent à Salonique, qu’elles recueillissent les restes des armées serbe et roumaine et les réorganisassent. C’est sous les
coups de cette armée d’Orient que l’Autriche et la Bulgarie s’effondrèrent en 1918.
Le général Joffre avait acquis une forte influence, une autorité informelle
sur les différents généraux qui combattaient à nos côtés. En particulier, le maréchal
French, chef des forces britanniques en France, se rallia le plus souvent à ses projets. Ce n’est que du 6 au 8 décembre 1915 que Joffre parvint à réunir à Chantilly
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tous les chefs militaires alliés pour coordonner les actions à mener en 1916
(Mémoires, Tome 2, p.139-140). Mais les haines accumulées contre lui amenèrent
les politiques à le relever. Le 13 décembre 1916, il fut élevé à la dignité de maréchal,
et remplacé par le général Nivelle, qui n’avait ni son renom, ni son expérience
d’une coalition. Plus grave, Nivelle annula les opérations projetées par Joffre et se
déconsidéra lors de l’offensive du Chemin des Dames au printemps 1917. C’est là
la première manifestation d’une caractéristique des Français : changer de responsable au milieu d’une crise. Car, selon les écrits des Allemands, ils étaient dans une
situation grave à l’automne 1916 (Laffargue, p. 114). Nous devions recommencer
en mai 1940… et à chaque échec d’une équipe de football !
En avril-mai 1917, Joffre fut l’élément essentiel de la délégation envoyée
aux États-Unis pour préparer l’entrée en guerre des Américains et les conditions de
leur participation au conflit (Mémoires, Tome 2, dernier chapitre).
C’est la bataille de la Marne et la course à la mer, gagnées par Joffre, qui
brisèrent les illusions allemandes, comme celles de nos hommes politiques, d’un
conflit rapide. On ne peut rien comprendre à la multiplication des offensives coûteuses pour nos forces sans garder à l’esprit la volonté de Joffre de soutenir notre
allié russe, dont les faiblesses furent manifestes dès septembre 1914 (voir Mémoires,
Tome 2, en particulier les pages 85-88, 96-97 et 145).
Rappelons qu’en 1915, la France alignait 97 divisions d’infanterie et
37 divisions territoriales ; la Grande-Bretagne disposait de 70 divisions dont 42
en France ; la Russie alignait, en 1916, 128 divisions, mais il lui manquait
160 000 fusils, sans parler des carences de l’artillerie ou de l’aviation. Et l’échec de
l’opération des Dardanelles interdisait tout ravitaillement facile à cet allié. L’Italie
alignait 36 divisions avec très peu d’artillerie.
La France dut également soutenir à bout de bras les armées belge, serbe,
roumaine. Il fallut également pourvoir de matériels modernes les armées néerlandaise et suisse, pour prévenir les tentations allemandes d’envahir ces pays. Et ce
n’est pas par hasard que les nominations de Nivelle et de Pétain à la tête de nos
armées, avec une interruption des offensives françaises pendant près d’un an, se traduisirent par l’effondrement russe de 1917. Pendant ce temps, Joffre mena les
négociations qui permettront l’entrée en guerre des États-Unis.
Nos Alliés avaient la plus grande estime pour Joffre, comme ses subordonnés.
- Weygand : « Je ne connais qu’un homme qui m’ait impressionné : le général Joffre. Lorsque ses sourcils se fronçaient, j’avais envie de passer sous la table ».
- Foch : « Le meilleur d’entre nous ».
- Laffargue : « Chez lui, le silence était méditation… Doué d’un esprit
d’observation aiguisé, d’une intelligence et d’une sensibilité de perception très fines
qui se cachaient sous une enveloppe un peu lourde, le Maréchal, sans rien dire,
scrutait, notait. Rien n’échappait à sa perspicacité… Langage de sa pensée, le
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regard témoignait de la puissante vie intérieure du Maréchal… Joffre a su faire travailler une collectivité de cerveaux… D’instinct, il allait à la cueillette des idées…
Mais si un militaire pouvait se rendre compte des possibilités de l’ancien généralissime, comment d’autres personnes n’eussent-elles pas été déconcertées, déçues,
par une personnalité qui échappait tellement aux critères habituels de la valeur ?
Lorsque les Américains proposèrent qu’on le nommât commandant en chef de la
coalition, Joffre déclara nettement : « J’ai fait mon temps, c’est Foch qu’il faut
prendre »… La force d’âme… Joffre l’a possédée au plus haut degré ».
Le roi des Belges, Léopold, signale à notre ambassadeur le 8 décembre 1915 :
« la confiance que le général Joffre inspire, non seulement à l’Armée française
mais aux alliés… ». Le roi d’Espagne a également une grande estime pour Joffre
(Mémoires, Tome 2, p.143-144).
L’opinion française en 1918 lui fut reconnaissante d’avoir été un artisan
majeur de la victoire, et elle exigea qu’il ouvre avec Foch le Défilé de la Victoire le
14 juillet 1919. Joffre fut reçu à l’Académie Française le 14 février 1918 et élu
maître es-jeux par l’Académie des Jeux Floraux en novembre 1918. Rappelons le
jugement de Foch : « Joffre fut le meilleur d’entre nous ».
Un général dénigré
Comment le dénigrement actuel de Joffre est-il devenu possible ? Certes
l’histoire est mal enseignée aujourd’hui : pour paraître européen, on occulte le pangermanisme qui fut jusqu’en 1929 le creuset de l’idéologie nazie. On feint de croire
que nos idées et nos sentiments actuels avaient cours il y a un ou plusieurs siècles.
Par ailleurs, même si le Fabrice de Stendhal ne comprenait rien des manœuvres
de Napoléon, les sacrifices inouïs exigés des soldats français provoquèrent dès 1915
un questionnement sur l’utilité des hécatombes auxquelles ils étaient conviés.
Aurait-on pu alors expliquer à nos concitoyens la nécessité de pallier les erreurs des
politiques avant 1914 et l’urgence de soutenir nos alliés ?
Certes, les Français, croyants ou athées, étaient encore imprégnés de la
notion de sacrifice, prégnante dans le christianisme janséniste d’alors. Mais les politiques et les cadres avaient oublié la constatation d’Ardant du Picq dès le milieu du
XIXe siècle : « L’homme part au combat pour la victoire et non pour la mort ». Le
Feu de Barbusse, dès 1915, lança la mode de l’antimilitarisme de certains anciens
combattants, las des holocaustes de 1914-1915.
Pourtant, en 1941 et 1942, mes instituteurs me faisaient encore chanter le
« Chant du départ » :
« De Bara, de Viala, le sort nous fait envie :
Ils sont morts mais ils ont vécu !
Le lâche accablé d’ans n’a pas connu la vie,
Qui meurt pour le peuple a vécu ! ».
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Cela dit, le bilan de la guerre de 1914-1918 ne se limita pas au retour de
l’Alsace et de la Lorraine dans la mère-patrie. La liberté des Serbes, Croates,
Slovènes, des Tchèques et Slovaques, des Polonais, des Baltes, des Libanais, Syriens,
Jordaniens, Irakiens, de l’Arabie, ce n’était pas, ce n’est pas rien ! Le malheur voulut que notre pays fût dirigé par des médiocres de 1920 jusqu’en 1939.
Aujourd’hui, et depuis Boris Vian et son Déserteur, la lâcheté dispose
d’arguments intellectuels : le caractère sacré de la vie, le refus de massacre inutiles,
etc. Pour une majorité de Français, Corneille est un chanteur à la mode. Rappelons
ce qu’écrivit Pierre Corneille, totalement désuet de nos jours, dans Horace (Acte II,
scène 3) :
« Mourir pour le pays est un si digne sort
Qu’on briguerait en foule une si belle mort ».
Mais je crois que la principale responsabilité, c’est le tabou de la mort dans
la société occidentale depuis 1968 : à la suite du Living Theatre, nous pensons que
le paradis, c’est ici et maintenant. Nous voudrions croire que la mort ne fait pas partie de la vie. Une majorité de Français veut sortir de l’Histoire, ils s’imaginent qu’un
nouvel ordre sentimental mondial est possible, une majorité d’entre eux refuse toute
entreprise collective, leur idéal semble « Mourir pour soi, centenaire et gâteux ».
Il y a quelques années, lors d’un débat sur le service militaire, j’avais
demandé : « Un citoyen, qui est-ce ? Celui qui défend son pays, la paix, la liberté
ou celui qui se contente d’émarger à la Sécurité sociale et de toucher des allocations
de chômage ? ». Cette question me paraît conserver toute sa pertinence, malgré
l’échec du débat sur l’identité nationale en 2009…
12 octobre 2014
Éléments de bibliographie
Ardant du Picq Charles : Études sur le combat ; Hachette et Dumaine, 1880 ; 296 pages.
Conte Arthur : Joffre ; Orban, 1991 ; 502 pages.
Copel Étienne « Joffre, hélas » in Revue Défense Nationale, octobre 2014, p. 119-124.
Fabry Jean : Joffre et son destin - La Marne - Verdun - La Somme - L'Amérique ; Lavauzelle 1931 ; 612 pages.
Fraenkel Roger : Joffre, l’âne qui commandait des lions ; Italiques, 2004 ; 272 pages.
Garreau Patrick : 1914, une Europe se joue sur la Marne ; Économica, Paris 2004 ; 208 pages.
Huet Jean-Paul : Joseph Joffre (1852-1931), le vainqueur de la Marne ; Anovi , 2004 ; 48 pages.
Isaac Jules : Joffre et Lanrezac, étude critique des témoignages sur le rôle de la Ve armée ; Chiron, 1922 ; 126 pages.
Joffre Joseph : Mémoires (2 vol.) ; Plon, 1932 ; 492 et 466 pages.
Joffre Joseph : Charleroi et la Marne ; Flammarion, 1938 ; 160 pages.
Laffargue André : Fantassin de Gascogne : de mon jardin à la Marne et au Danube ; Flammarion, 1962 ; 318 pages.
Mayer Émile : Trois maréchaux : Joffre, Gallieni et Foch ; Gallimard, 1928 ; 236 pages.
Pedroncini Guy : Journal de marche de Joffre ; Service historique de l’Armée de terre (SHAT), 1990 ; 332 pages.
Rocolle Pierre : L’hécatombe des généraux ; Lavauzelle, 1990 ; 374 pages.
« Les uniformes de l’armée française » in Wikipedia.org.
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