Contribution spéciale Ana Guţu
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Contribution spéciale Ana Guțu Contribution spéciale Ana Guţu ___ 93 La liberté de la création au féminin. In honorem Ana Guțu. 94 Contribution spéciale Ana Guțu TROIS LÉGENDES DE LA LIBERTÉ DE CRÉATION EN AMÉRIQUE LATINE: DOÑA MARINA, FRIDA KAHLO, EVA PERÓN Ana GUȚU Université Libre Internationale de Moldavie L’Amérique Latine est pour moi un espace de véritable attraction spirituelle. L’histoire de la constitution de cet espace est tellement intéressante, tellement riche et mythique, qu’elle représente un autre cas de figure par rapport { l’Europe, qui se veut de manière définitive la source de toutes les civilisations modernes. La conquête du Nouveau Monde fut sans doute un évènement qui sépara la Terre en deux hémi-sphères : ils se distinguent aujourd’hui par leur fondement existentiel et surtout par leurs cultures. Il est difficile de dire à quel point les Amériques ont reproduit le patrimoine des valeurs européennes, mais nous pouvons certainement ressentir à quel point les civilisations métissées du Nouveau Monde ont enrichi le patrimoine universel par leurs contributions inédites à tout ce que signifient expériences pittoresques, coloris culturel, ancienneté de l’humanité. Doña Marina – la Princesse aztèque polyglotte. La colonisation du Nouveau Monde s’est faite surtout et grâce aux traducteurs. Les colonisateurs espagnols des Amériques ont émis 29 lois entre 1529 et 1680, selon lesquelles ont peut juger de l’importance que les colonisateurs accordaient aux traducteurs. La ligne directrice de ces lois était la fidélité des traducteurs envers la couronne espagnole. Les conquérants attendaient de la part des traducteurs un soutien important dans l’œuvre de propagation du christianisme et l’implantation des nouvelles structures du pouvoir. À cette époque on recourait plus à la traduction orale qu’{ la traduction écrite. La tâche principale des interprètes aborigènes étaient de dissuader leurs compatriotes d’opposer résistance aux conquistadors espagnols. L’histoire la plus fameuse de présence féminine inédite dans le processus de conquête de l’Amérique Latine est le cas de Doña Marina (1501-1550), l’interprète d’Hernan Cortès (14851547). Marina était surnommée Malintzin où « la Malinche ». Elle est née dans une famille noble, son père meurt quand elle était encore petite. Sa mère l’avait vendue à des marchands mayas après s’être remariée et avoir donné naissance à un fils. Probablement elle a été plusieurs fois revendue avant d’avoir été offerte { Cortès. Avec dix-neuf autres jeunes femmes elle a été baptisée et les jeunes femmes ont été distribuées aux capitaines de Cortès. Marina parlait aztèque, maya et a appris très vite le castillan. Elle avait seulement quatorze ans { l’époque, mais était brillamment parée de beauté et d’intelligence (Délisle 297). Marina fut non seulement l’interprète de Cortès, mais aussi sa conseillère et sa maîtresse. Elle lui a donné un enfant. Mais Cortès n’a pas trop 95 La liberté de la création au féminin. In honorem Ana Guțu. ménagé sa relation avec la princesse aztèque. Il l’a plusieurs fois donnée et redonnée { ses camarades, pour l’abandonner définitivement au profit de son mariage avec une femme de son rang social dès sa rentrée en Espagne (Díaz del Castillo, 1983). Marina sut dénoncer les espions, déjouer les conspirations, mais surtout elle savait convaincre très habilement les Indiens de ne pas opposer de résistance (Délisle 159). Les auteurs des chroniques apparues du vivant de Marina ainsi que les historiens des siècles suivants ont été unanimes à voir en elle « une des figures dominantes de la conquête du Mexique » (Madariaga 117). Dans les chroniques du temps de Bernal Díaz del Castillo son nom apparaît souvent accompagné du titre honorifique Doña et elle est décrite comme une véritable providence pour la cause des conquistadors. Bernardino de Sahagun (1500-1590), auteur de l’Histoire générale des choses de la Nouvelle Espagne, connu comme le Codex de Florence, chronique non contemporaine des temps relatés, n’approuve pas toujours la conduite de Marina, mais il ne va pas jusqu’{ la dénigrer comme l’ont fait les Mexicains après l’Indépendance de leur pays (Delisle 296). Vers 1550 apparaît une histoire illustrée sous le titre de Lienzo de Tlaxcala d’inspiration espagnole. Dans les illustrations Marina est représentée pratiquement dans toutes les scènes les plus importantes, étant vue par le peintre comme la figure la plus importante dans l’illustration, peinte plus grande que Cortès lui-même (Brandon 84-85). Il existe, donc, deux perceptions distinctes sur le sort mythique et légendaire de Doña Marina. Selon la première Marina fut jugée très sévèrement par ses compatriotes pour sa collaboration avec les conquistadors. Une légende mexicaine dit que le fantôme de Marina erre encore sur le site de l’ancienne capitale aztèque, Tenochtitlan (le Mexico d’aujourd’hui), car la femme ne peut pas trouver son repos après avoir trahi son peuple. Après l’indépendance du Mexique, on a dit de Marina qu’elle était « la mère d’une race bâtarde de mestizos (métis) et une traîtresse » (Mirandé et Enriquez, cité d’après Delisle 297). La deuxième approche a été lancée par des études plus récentes sur Doña Marina, des études d’obédience féministes, qui ont réhabilité la femme fatale des conquistadors. Selon les auteurs Doña Marina en tant que femme et esclave a eu plutôt un rôle de facilitatrice des échanges interculturels et non pas de traîtresse (Alarcon, 1981). Plus que cela, Marina a joué un rôle plus déterminant dans la conquête du Mexique que les soldats de Tlaxcala et les tribus alliées (Gargatagli 142-143). Marina a contribué de manière inestimable à la circulation des valeurs culturelles, surtout parce qu’elle a abandonné sa culture pour adopter celle des Européens. Frida Kahlo – la vie de la douleur en couleurs. Une autre figure proéminente de l’Amérique Latine, particulièrement du Mexique, est, sans doute, Frida Kahlo (1907-1954), peintre mexicaine, militante 96 Contribution spéciale Ana Guțu communiste, une femme exceptionnelle { en juger d’après son destin turbulent, qui a inscrit une page glorieuse dans l’histoire de la création picturale mexicaine. Sa mère était indienne et son père était un juif hongrois d’origine allemande. La jeune Frida fréquente l’École Nationale Préparatoire en 1922. La métisse est jeune, belle, et, pareillement à ses collègues de l’époque, s’intéresse { la politique. Le Mexique de cette époque était { la recherche de son identité, c’était un sujet très { la mode après la révolution de 1917. À l’âge de 18 ans un accident terrible se produit avec le bus qui ramenait de l’école les élèves. Frida est gravement blessée : des fractures sérieuses ont affecté ses bras, ses jambes et surtout sa colonne vertébrale. Frida avait déjà subi dans son enfance une poliomyélite sévère qui lui avait déformé la jambe droite. La douleur ne la quittera plus, les médecins lui ont dit qu’elle n’aurait jamais d’enfants. C’est son père qui est resté près de sa fille, qui a pris soin d’elle, qui l’a accompagnée durant sa longue période de convalescence. En fait, toute sa vie n’a été qu’une éternelle période de convalescence, car Frida Kahlo a subi 36 interventions chirurgicales. Rien qu’{ penser { cette torture lente on peut s’imaginer la facilité de quelqu’un d’autre { se désister, à renoncer, à accepter la fatalité et la mort comme délivrance absolue, solution à toutes les douleurs. Mais le destin de Frida est exceptionnel surtout grâce à cette ténacité et à cette soif de vivre qui, multipliées par son talent et son désir de création, ont fait d’elle une véritable héroïne de sa propre vie. Son père était photographe et c’est lui qui a donné { Frida ses premières leçons de peinture. Il l’a initiée { l’art du portrait, il a eu beaucoup de patience avec sa fille, tandis que la mère est restée pour Frida un peu distante ; sa propre fille la trouvait cruelle, même si Frida la voyait aussi charmante. La peinture est devenue pour Frida, d’une certaine manière, sa raison d’être. La peinture l’a aidée { survivre aux multiples interventions chirurgicales, aux douleurs interminables. Elle avait fait installer dans sa chambre un miroir au plafond. Ce miroir lui a permis de se peindre elle-même, voilà pourquoi Frida a peint plusieurs autoportraits. Frida Kahlo devient membre du Parti Communiste mexicain. Elle plaidait pour l’émancipation des femmes, pour les droits sociaux, tout en exhibant ses vues libertines, allant jusqu’{ afficher ouvertement sa bisexualité. En 1929 elle se marie avec Diego Rivera, un peintre mexicain dont Frida est tombée amoureuse – ça a été le coup de foudre. Rivera était aussi membre du Parti Communiste mexicain, mais il fut expulsé du parti en 1929 quand il afficha ouvertement sa position antistalinienne. La vie du couple n’a pas été du tout facile. On les avait surnommés « l’éléphant et la colombe », car Frida était mince et petite, tandis que Diego était de grande taille et un peu gros par rapport à sa femme. Frida n’a jamais eu d’enfants à cause de sa condition physique, de ses multiples opérations chirurgicales, même si elle s’est obstinément opposée à ce verdict, ayant subi plusieurs avortements spontanés. Elle a connu 97 La liberté de la création au féminin. In honorem Ana Guțu. des liaisons extraconjugales, dont la plus fameuse a été celle avec Lev Trotski, dissident communiste russe. D’une certaine manière ces liaisons ont été une réaction au même comportement de son mari, que Frida avait du mal à pardonner, surtout après avoir appris le fait que Diego l’avait trompée avec sa propre sœur Christine. Frida divorce de Diego en 1939, quoique cette séparation, tellement souhaitée paraît-il, lui ait causé des tourments psychologiques intenses. Mais les deux étaient liés d’une relation inextricable, car ils se sont remariés plus tard et ont vécu ensemble jusqu’{ la mort de Frida en 1954 ; Diego est mort en 1957 et il a légué les droits sur sa création picturale et celle de Frida { l’état mexicain. Les expériences amoureuses que Frida Kahlo a connues dans sa vie sont aussi l’émanation de sa personnalité forte, débordante d’énergie et d’enthousiasme, qui alimentèrent sa création picturale. Diego avait enseigné à Frida certaines techniques de la peinture, il lui avait conseillé de se vêtir en costume populaire indien (tihuana) ce qui avait apporté à Frida sa « marque ». Frida a exposé ses peintures aux États-Unis, à Mexico, à Paris. Elle fut déçue par les surréalistes français après son exposition en 1938, elle fut déçue par l’Europe qui entrait en guerre, et cela peut-être aussi à cause du fait que son exposition fut un véritable fiasco financier. Au milieu des années 40 Frida reçoit plusieurs prix nationaux et internationaux pour ses peintures. Sa santé s’aggrave, elle subit une opération { la colonne vertébrale qui fut un échec. Sa vie d’ores et déj{ s’identifie { la douleur constante. Elle survit grâce aux analgésiques (www.fridakahlofans.com). Les écrits sur Frida Kahlo sont de double nature – soit ce sont des histoires sur le côté sentimental de sa vie, mettant en avant la dimension intrigue, soit ce sont des critiques artistiques décrivant ses peintures, essayant de faire ressortir le mobile de la création picturale de Frida ainsi que le décodage de ses toiles. Apparemment, la toile qui dévoile le plus la personnalité complexe de Frida Kahlo c’est « Les Deux Fridas », peinte en 1939. La toile représente une Frida vêtue d’un costume populaire indien et une autre Frida vêtue d’une robe style victorien. Les deux ont leurs cœurs extériorisés, reliés par des fils, des veines semble-t-il. La Frida européenne tient entre ses mains des ciseaux qui vont couper les veines, la Frida indienne tient un petit portrait de Diego. C’est l’année de la rupture entre Frida et Diego, la toile est un véritable miroir de l’esprit de Frida, déchiré et dédoublé en même temps. Frida exprime une ambivalence constante dans toute sa création picturale, ambivalence qui fit croire aux surréalistes que Frida était une des leurs : « ambivalence entre la joie et la douleur, l’illusion et l’horreur, la destruction et la vitalité, la réalité brutale et le “miracle”, l’amour et la colère, la vie et la mort » (Rico 80). Frida y incarne l’essence de son esprit dédoublé. Toute sa vie fut un dédoublement. Dédoublement de son identité – née d’une mère indienne 98 Contribution spéciale Ana Guțu et d’un père européen –, dédoublement de sa personnalité – un corps physique infirme et détruit par l’accident et les opérations chirurgicales, cloué au lit, et un esprit créateur, transgressant les frontières de l’imaginaire, capable de (re)donner la vie { son corps infirme et d’enthousiasmer les autres par l’art du pinceau, mais aussi par le physique inédit. Dédoublement dans l’amour – Frida aima éperdument toute sa vie Diego, mais elle le rejeta implacablement vers la fin de sa vie, livrée à la douleur permanente et aux relations intimes avec des femmes. Ambivalence et liberté sont les deux concepts qui pourraient définir la création inédite de Frida. « Frida dans le tourment de ses jours fut libre. Il n’y a pas de manière de s’approcher de son art, de son intimité, tant de fois soumis { la licitation publique, sans le mot liberté. » (Gabrielli, 2007, http://homines.com /arte_xx/frida_es_libertad/index.htm). Ses 55 toiles et son journal illustré sont un héritage pas trop volumineux. L’exubérance de la création picturale de Frida, les couleurs vives et même fauves, font d’elle une artiste de son époque et de son pays. Certains cherchent en elle le symbolisme de la révolution socialiste. Mais en fait, il y a une philosophie à part, surtout une philosophie féminine extrêmement puissante, faisant transparaitre la convoitise d’un destin masculin, allant jusqu’{ l’incarnation fantasmagorique d’une sexualité convulsive qui défie la réalité et qui, finalement, revient inévitablement dans la prison douloureuse d’un corps déchiré. « Le corps tout entier signifie ce que veut l’esprit » – ces propos appartiennent à Auguste Rodin et ils sont une synthèse éloquente de ce qu’a signifié Frida Kahlo et la liberté de sa vie et de sa création. Sans doute, cette femme extraordinaire est devenue une figure légendaire de la civilisation latino-américaine, dont l’émergence ne cesse de nous surprendre depuis un siècle. Eva Perón – la sainte patronne des humbles. Maria Eva Duarte de Perón est née en 1919 ou 1922, selon les sources, à Junin ou Los Toldos, province de Buenos Aires, Argentine. Son père avait deux familles, une légale et l’autre illégale, tradition répandue avant les années 40 du siècle passé dans les milieux aisés. Eva faisait partie de la famille illégale, à côté de ses trois frères et sœurs. Cela l’a marquée pour toute sa vie et l’a poussée à détruire en 1945 ses documents de naissance pour rayer l’inscription honteuse d’« enfant illégitime ». Plus que cela, elle a contribué à la promotion des lois antidiscriminatoires, qui égalisaient en droit les enfants des femmes nés de différentes liaisons conjugales. Le combat fut dur, l’opposition politique, l’armée et l’église se sont opposées avec véhémence contre les lois antidiscriminatoires, mais la victoire fut du côté des péronistes. L’enfance d’Eva n’a point été facile, son père est mort en 1926 et sa mère est restée seule avec quatre enfants sans aucun soutien financier pour subvenir aux besoins matériels. Eva fréquentait l’école, elle n’avait 99 La liberté de la création au féminin. In honorem Ana Guțu. pas trop d’aptitudes pour les mathématiques ou les autres disciplines, mais elle faisait preuve d’un talent exceptionnel quand il s’agissait des fêtes scolaires. Elle était la première à réciter des poèmes, à jouer dans des pièces de théâtre, elle avait une intuition artistique particulière. Après avoir déménagé à Junin, la famille quitte cette ville pour aller s’installer { Buenos Aires. Eva avait seulement 15 ans, l’Argentine connaissait à cette époque un phénomène de migration interne, une existence pénible, pleines de privations, commença pour la famille d’Eva. Elle acceptait de petits rôles secondaires dans les théâtres de Buenos Aires, son frère travaillait dans une fabrique et devint l’appui matériel principal de toute la famille. En 1936 Eva fut acceptée par la Compagnie Argentine des Comédies pour aller en tournée de quatre mois dans tout le pays. Cette même année les premières photos d’Eva apparurent dans les journaux. Peu à peu elle se fraya un chemin en tant qu’actrice de second plan, elle fut également modèle, mais sa renommée lui vint après son lancement dans le théâtre radiophonique. En 1938, à 19 ans, Eva se vit la protagoniste des spectacles radiophoniques de la Compagnie du Théâtre de l’Éther. Parallèlement elle décroche des rôles dans des films de l’époque, et c’est en 1942 qu’elle réalise le bond définitif pour s’assurer un soutien financier autosuffisant. Elle fut acceptée par la Radio el Mundo, où elle devint la modératrice d’une série d’émissions dramatisées, consacrées aux femmes fameuses. Faisant la navette entre le théâtre radiophonique et les films, Eva put quitter enfin les pensions modestes où elle vivait avec sa famille et s’acheta son propre appartement à Buenos Aires. En 1943 Eva entra dans l’activité syndicaliste et fut élue { la tête du syndicat des acteurs des théâtres radiophoniques. La situation politique en Argentine était très compliquée. Après 13 ans d’une gouvernance de coalition corrompue, de nouveaux leaders politiques, surtout des militaires et des syndicalistes, viennent aux pouvoir. Parmi eux le jeune général Juan Perón, qu’Eva rencontra en 1944 lors d’une remise de prix aux jeunes actrices ayant récolté le plus de fonds au profit des familles pauvres (Narvaez 200). Perón était veuf depuis 1938. Ils commencèrent { vivre ensemble dans l’appartement d’Eva. En 1945 Eva fut élue { la tète de son syndicat l’Association Radio Argentine. Cette même année il y eu un coup d’état et Perón fut arrêté et incarcéré. Les syndicats s’étaient organisés, y compris avec l’appui d’Eva, et un mouvement syndicaliste et social fit pression sur les antipéronistes qui ont libéré Juan Perón. Ils se sont mariés en octobre 1945. L’année suivante débuta par la campagne électorale présidentielle dans laquelle Eva Perón soutint son mari avec un grand enthousiasme. L’apparition d’Eva dans la campagne électorale de son mari fut une première absolue dans la vie politique d’Argentine. À l’époque c’était de mauvais ton pour une femme d’opiner sur la politique. Les femmes n’avaient pas le droit de vote. Eva remplaça son mari dans des rassem100 Contribution spéciale Ana Guțu blements politiques et tint des discours politiques devant les foules. Son rôle fut capital dans l’exigence des droits égaux pour les hommes et les femmes. En 1946 Eva inspira un texte de loi très bref, contenant seulement trois articles, qui donnait le droit aux femmes de voter. L’opposition conservatrice était contre ce projet de loi, mais aussi certains politiciens du camp des péronistes. Ils accusaient Eva d’ingérence et de pression politique. Une année après, le projet de loi fut adopté au parlement. Eva désirait augmenter son influence politique et en 1949 elle fonda le Parti Féministe Péroniste. En 1951 des élections générales eurent lieu. Le Parti Féministe Péroniste obtint 109 mandats au Sénat, au Parlement et dans les gouvernements locaux. Eva avait voté { l’hôpital, malade, épuisée par le cancer qui emportait sa vie. En 1947 Eva entreprit une tournée en Europe, elle voulait étudier l’expérience européenne dans le domaine des droits sociaux et du syndicalisme. Elle visita l’Espagne, La France, l’Italie et le Vatican, le Portugal et la Suisse. Dès son retour, elle crée la Fondation Maria Eva Duarte de Perón, qu’elle dirigea avec succès. La Fondation soutint les femmes solitaires, les personnes socialement défavorisées, mais aussi offrit des assistances financières à Israël et aux États-Unis (Garcia Lupo, 2002). Golda Meir, ministre du travail d’Israël, la seule femme { l’époque qui avait une position politique de cette importance, avait visité l’Argentine et elle remercia Eva pour ce geste de grande solidarité au début de la création de l’état hébreu. La préoccupation d’Eva pour les personnes âgées l’ont fait rédiger le renommé Décalogues des personnes âgées, qui a été inclus dans la Constitution de l’Argentine en 1948. Lors des élections de 1951 Eva Perón se vit appuyée par les syndicats et les travailleurs à la vice-présidence du pays. Ce projet ne se réalisa jamais, car chez les péronistes il y avait une grande dispute entre les partisans de cette idée et ses opposants. Eva retira sa candidature, même si elle devint plus populaire que son mari. Elle se désista à cause de sa maladie qui tombait fort bien pour ses opposants (http://fridakahlofans.com). En 1951 Eva publia son livre La raison d’être de ma vie (La razon de mi vida), qui devint un livre scolaire de lecture après sa mort. Eva prononça son dernier discours le 17 octobre 1951. Ce discours est considéré comme le testament politique d’Eva. Plus tard, { l’hôpital, elle a dicté son deuxième et dernier livre Mon Message (Mi mensaje), dans lequel elle s’indigne « contre les privilèges et … les oligarques nationaux, qui vendent le bonheur de leur peuple pour de l’argent… » Eva Peron meurt le 26 juillet à 20 heures 25 minutes, et depuis lors, durant des années, { cette heure la radio nationale a annoncé que c’était l’heure { laquelle Evita Perón passa { l’immortalité. Ses funérailles se sont transformées en manifestation nationale. Deux millions de personnes vinrent conduire Evita dans son dernier chemin. Une queue de 4 kilomètres se forma jusqu’au cercueil d’Evita. Après les 101 La liberté de la création au féminin. In honorem Ana Guțu. adieux, le général Juan Perón avait engagé le médecin Pedro Ara pour momifier le corps. Le général ne savait pas que son désir de garder Eva près de son peuple, exposé dans un mausolée, serait suivi d’abominables évènements, qui ne laisseront pas Evita se reposer après une vie brève et fulgurante au service des gens simples d’Argentine. Le docteur Ara finit son travail une année après la mort d’Evita. Le mausolée n’était pas prêt, la momie d’Evita était gardée dans une chapelle de la CGT. Le 22 novembre 1955, après un coup d’état, le cadavre d’Evita fut enlevé de l’immeuble de la CGT où il était exposé. La momie d’Evita connut un itinéraire macabre et pervers. Le dictateur militaire Aramburu avait chargé un de ses subalternes, le colonel Mori Coornig de voler le cadavre et de l’enterrer en secret ailleurs, sous un autre nom, afin que personne ne sache où était enterrée Eva Perón. Mais son subalterne n’obéit pas. Il garda le cadavre d’Eva dans une camionnette plusieurs mois, après quoi il le conserva dans son bureau derrière des rideaux, il développa une obsession sexuelle pour le cadavre d’Evita. Les autres cachettes qu’il utilisa l’ont rendu fou, car partout où il tâchait de cacher le cadavre, le lendemain il trouvait des fleurs et des bougies. En 1957 Aramburu ordonna à un autre colonel, Cavanillas, de transporter le cadavre { l’extérieur du pays et de l’enterrer sous un autre nom, ce qui fut fait. Le périple du cadavre d’Evita devint un secret d’État. Eva fut enterrée à Milan sous le nom de Maria Maggi de Magistris. Deux autres momies en cierge furent fabriquées et enterrées en Belgique et en Allemagne de l’Ouest. En 1970 l’organisation des jeunes péronistes Montoneros séquestra le général Aramburu et entre autre exigea de lui de restituer le cadavre d’Evita, il fut exécuté par les jeunes péronistes en 1971. Le général Cabanillas qui fut chargé de l’opération de la sépulture secrète en Italie s’occupa de l’exhumation sur l’ordre du nouveau dictateur militaire d’Argentine Lanusse. On raconte qu’au moment de l’ouverture du cercueil les ouvriers ont crié de peur et de stupéfaction : le cadavre s’était conservé impeccablement, il ressemblait plutôt { une poupée, tellement l’œuvre du docteur Ara fut exceptionnelle (Perón 20). Le docteur Ara fut convoqué d’Espagne pour témoigner de l’intégrité du cadavre. Il signa un certificat selon lequel la momie était telle qu’il l’avait laissée dans les locaux de la CGT en 1955. Cette signature mit fin aux rumeurs qui circulaient à propos des mutilations auxquelles aurait été soumis le cadavre d’Evita. Les militaires qui avaient transporté le cadavre d’Evita de Milan { Madrid et ensuite en Argentine, auraient violé la momie. Les traces de ces mutilations ont été photographiées par Juan Perón, mais il ne publia jamais ces photos. Mais il existe des témoignages de sa sœur Erminia Duarte qui { la vue du cadavre d’Evita avait dit : « Pardon pour ces blessures infinies et pour les autres, je suis sûre que pour chaque coup reçu ton âme tremblante disait : pardonneles, Seigneur, car ils ne savent pas ce qu’ils font… » (ibidem 22). 102 Contribution spéciale Ana Guțu Juan Perón meurt en 1974, sa femme Isabelle ordonna la construction d’un mausolée pour les personnalités de l’Argentine, le cadavre d’Evita étant placé dans le caveau présidentiel. Mais, en 1976, le cadavre fut redonné à la famille Duarte et Eva fut enfin enterrée au cimetière Recoleta de Buenos Aires. Comme dans le cas de la Doña Marina, Frida Kahlo, il existe des interprétations différentes { propos de l’œuvre politique d’Eva Perón. Les interprétants en faveur de la droite politique la voient comme un produit hypocrite de la dictature de Perón, de la machine d’État, qui a exploité son talent d’actrice en faveur du régime (Ghioldi, 1953). Plus encore, il y a des auteurs qui continuent de publier de nos jours des livres ou des articles { propos du manque d’intégrité politique des époux Perón, les Brésiliens Leandro Narloch et Duda Teixeira ont accusé dans leur livre Guía políticamente incorrecta de América Latina les époux Perón de s’être approprié les biens des Juifs volés par les nazis dans les camps de concentration (Robin Yapp, 2011). Mais dans l’esprit populaire Eva est restée une figure mythique, car elle sera gardée { jamais dans la mémoire populaire comme l’avocate des humbles. Sur son lit d’hôpital Eva Perón, accablée par le cancer, continuait de recevoir des gens simples qui venaient lui raconter leurs problèmes, qui lui demandaient aide. Ayant vécu 33 ans seulement, Eva réussit à transformer radicalement le visage de la politique en Argentine. Elle incarna les aspirations des gens simples, grâce aussi à ses origines modestes, à sa persévérance pour réussir. Le discours politique d’Eva n’a pas échappé au dédoublement de ses principes : d’un côté Eva plaidait pour un féminisme militant, pour l’émancipation politique de la femme, d’un autre côté les discours politiques d’Eva constituaient un véritable éloge de Juan Perón, son mari, le président du pays. Elle exaltait la grandeur de Perón et la petitesse de sa femme. Pourtant, la popularité d’Evita était plus grande que celle de son mari. Evita était issue du peuple, tandis que son mari s’identifiait { la classe aisée des militaires et des nobles d’Argentine. Eva Perón connut le culte de la personnalité de son vivant. Des rues et des édifices en Argentine portaient son nom, son premier livre fut déclaré livre scolaire, le Congrès de la Nation l’avait nommée « Chéfesse Spirituelle de la Nation » (Jefa Espiritual de la Nación). Des portraits, des cartes postales, des sculptures avaient envahi le pays, fait qui ne plaisait guère { l’église catholique, car Evita était associée à la Vierge Marie. Jamais aucune femme politique n’avait rien fait de pareil dans l’histoire de l’Argentine au milieu des dictatures qui se succédaient au XXe siècle. Les trois femmes légendaires de l’Amérique Latine ont inscrit des pages inédites dans l’avancée de la liberté de la création féminine, même si les domaines de leurs activités ont été différents. Pour toutes les trois la liberté fut une condition obligatoire de leurs activités de création. Toutes les trois ont fait preuve d’une forte volonté et d’une vitalité sans 103 La liberté de la création au féminin. In honorem Ana Guțu. précédant, propres plutôt aux hommes. Toutes les trois ont influencé irrévocablement l’histoire de leur nation ou de leurs pays. Toutes les trois ont suscité des appréciations et des interprétations différentes de leurs actions et de leurs créations. Toutes les trois ont été déchirées de leur vivant par des sentiments contradictoires. Toutes les trois sont entourées de légendes et de mysticisme. Toutes les trois méritent les éloges les plus fervents de la postérité. __________ Références bibliographiques Alarcon, N. “Chicana’s Feminist Literature: A Re-vision through Malintzin: Putting flesh back on the Object”. The Bridge Called my Back: Writings by Radical Women of Color. New York: Kitchen Table, 1981. Brandon, W. The American Heritage: Book of Indians. New York: American Heritage/Bonanza Books, 1988. Diaz del Castillo, B. Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne. Paris : G. Maison, 1983. Gabrielli, R. Frida es la libertad, 2007. http://homines.com/arte_xx/frida_es_ libertad/index.htm, consulté le 19.02.2012. Garcia Lupo, R. Eva : filantropia de choque, 2002. http://edant.clarin.com/ suplementos/zona/2002/03/10/z-00601.htm, consulté le 20.02.2012. Gargatagli, A. La traducción de America. Barcelone : Premier Congrès International sur la Traduction, 1992. Ghioldi, A. El mito de Eva Perón. Buenos Aires: Editorial La Vanguardia, 1953. http://pdf.rincondelvago.com/eva-peron.html, consulté le 20.02.2012. http://fridakahlofans.com , consulté le 19.02.2012. *** Les traducteurs dans l’histoire. Sous la direction de Jean Delisle et Judith Woodsworth. Les Presses de l’Université d’Otawa, 2007. 393 p. Madariaga, S. Hernan Cortès Conquerror of Mexico. Londres: Hodder and Stoughton LTD, 1942. Narvaez, P. Nini, libertad et los celos de Evita, 2000. http://edant.clarin.com/suplementos/zona/2000/12/31/z-00815.htm, consulté le 20.01.2012. Peron, Eva. Biografia. http://pdf.rincondelvago.com/eva-peron.html, consulté le 20.02.2012. Rico, A. Frida Kahlo – fantasía de un cuerpo herido. Mexico : Plaza y Valdes, 2004. http://books.google.es/books?id=aaHqCiOUcTMC&lpg=PP1&pg=PA114#v=one page&q&f=false, consulté le 19.02.2012. Yapp, R. Peron ‘kept Nazi treasure taken from Jews’. 01.09.2011. http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/southamerica/argentina/8735 411/Eva-Peron-kept-Nazi-treasure-taken-fromJews.html#.TmDiXVVSEbY.email, consulté le 20.02.2012. 104 Contribution spéciale Ana Guțu LA RÉCEPTION ANTINOMIQUE FÉMININE – LE CAS DES BELLES LETTRES Ana GUȚU Université Libre Internationale de Moldavie L’antinomie est la manière de perception dynamique du monde. Le monde est en perpétuel développement et changement. Le mobile du progrès c’est l’unité et l’opposition des phénomènes contraires. Les contradictions entre les idées, les opinions, les doctrines ont fait avancer l’humanité sur la voie du progrès. Il existe des différences dans la compréhension très subjective du naturel, du sentimental, de l’historique, du beau, du bien, du mal etc. Selon Kant les antinomies de la raison pure sont des affirmations contradictoires auxquelles aboutit la raison lorsque, dans la Cosmologie rationnelle, elle prétend déterminer la nature du monde. Voici une des quatre antinomies : Thèse : « le monde a un commencement dans le temps et est limité dans l’espace. » Antithèse : « le monde n’a ni commencement dans le temps, ni limite dans l’espace, mais il est infini aussi bien dans le temps que dans l’espace » (http://www.annasvenbro.net). L’antinomie c’est la formulation contradictoire ou paradoxe qui n’admet pas de solution. L’antinomie associe deux sentiments, deux phénomènes inconciliables. L’antinomie se trouve { la base des phénomènes lexicaux, qui, { leur tour, servent de carcasse linguistique au fondement philosophique et existentielle des contradictions. En philosophie l’antithèse est le deuxième élément d’une démarche dialectique faisant suite au premier – appelé thèse. Le passage de la thèse { l’antithèse, ce renversement du pour au contre qui est le procédé constant de l’intellectualisme laisse subsister sans changement le point de départ de l’analyse (Merleau-Ponty 49). Pour Hegel le monde ne progresse pas par simple transformation, d’un donné immuable, il y a véritablement création de nouveau, croissance. L’existence d’un donné (thèse) appelle l’affirmation de son contraire (l’antithèse) et de la lutte entre thèse et antithèse sort la synthèse (Vedel 203). Dans la rhétorique « L’antithèse c’est la figure par laquelle on rapproche en les opposant deux mots, deux expressions, deux idées contraires, pour leur donner plus de relief » (ATILF-TLF//temp//ft-38-2.htm). « Elle naît de l’opposition de sens entre deux mots, deux syntagmes, deux propositions ; son effet est d’autant plus fort qu’elle s’appuie sur une plus grande symétrie d’éléments davantage antonymiques ; c’est pourquoi les couples d’antonymes (souvent abstraits) lui conviennent particulièrement » (Mounin 31). Les observations les plus intéressantes à propos de la nature de l'antithèse appartiennent aux théoriciens du style, dont l'essence des travaux pourrait 105 La liberté de la création au féminin. In honorem Ana Guțu. être résumée de la manière suivante : 1) l'antithèse, par différence avec l'opposition, contient l'élément de l'intensité soulignant la différenciation des traits distinctifs ; 2) l'antithèse caractérise forcément les traits distinctifs mis en évidence ; 3) l'antithèse suppose une diversité de tonalités. Le matériel de construction des antithèses ce sont les antonymes. La caractéristique des antonymes qu'on trouve dans la littérature scientifique peut avoir deux dimensions : paradigmatique et syntagmatique. Les antonymes ne peuvent pas être conçus comme des schémas statiques dans l'existence des paradigmes potentiels du système linguistique abstrait. Ils peuvent être privés de la dynamique syntagmatique que leur offre le contexte. Une des particularités fonctionnelles principales des antonymes dans le contexte c’est qu'ils reflètent l’unité dialectique entre les notions contraires, le passage d’une notion dans une notion opposée, l'interpénétration, la fusion de deux notions qui s'attirent et se repoussent en même temps, tout cela s'exprimant en dimension ontologique, par le biais de l'analyse des transformations qualitatives, ayant lieu dans la réalité objective (Sârbu 21). Une autre particularité fonctionnelle des antonymes gît dans leur propre sémantique qui est suffisamment indépendante des conditions contextuelles. Mais dans le cadre d’une structure unitaire ces oppositions se soumettent à la concrétisation, en obtenant des nuances sémantiques supplémentaires, propres seulement à cette construction. La recherche des oppositions des lexèmes confirme le postulat que les oppositions créées dans le texte littéraire, d'après leur richesse et diversité, dépassent ce que la norme de la langue nous propose. En vertu du fait que c’est l’approche subjective envers les objets et les phénomènes de la réalité qui prévaut dans la réception d’un texte littéraire, le rapport de contraste entraîne des unités lexicales de sémantique diverse. Ce facteur contribue { l’apparition d’une quantité illimitée d'oppositions originales, inattendues, individuelles. Il faut traiter de merveilleuse la tendance de la pensée humaine vers la transformation stylistique par le biais de l'esthétisation de l'usus, tendance permettant la sensibilisation du caractère inépuisable des oppositions sous forme d'antithèses. Ce n'est pas par hasard qu'on a nommé l'antithèse « figure de la pensée ». Cela est partiellement explicable par le fait que dans l'antiquité l'antithèse était répandue dans le style oratoire. C'est aux savants de l'antiquité qu'on doit la découverte de l'antithèse et la description de sa sémantique et partiellement de ses formes. Ainsi l'antithèse est-elle définie comme une figure de style basée sur des antonymes qui a une multitude de configurations syntaxiques et beaucoup de fonctions stylistiques. L’antithèse c'est { la fois une structure simple et complexe sous forme d’entité informationnelle ou sentence binaire qui sert { des buts stylistiques 106 Contribution spéciale Ana Guțu concrets dans le texte littéraire, « ... figure, par laquelle dans la même période on oppose deux pensées, deux expressions, deux mots tout à fait contraires pour en faire mieux ressortir le contraste » (Manoli 27). Assez souvent le fonctionnement stylistique des antonymes n'est pas nommé antithèse, on évite de le faire. Les sphères de l'applicabilité de l'antithèse comme actualisateur de l'antonymie linguistique en général et figure stylistique en particulier ne sont pas toujours déterminées. Nous croyons pouvoir affirmer qu'il faut délimiter la notion de fonction primaire et fonction secondaire de l'antithèse. À l'intérieur de la fonction primaire, qui est celle descriptive, nous pourrions distinguer la description-caractère, la description-paysage, la description-sentiments, la description-action, la description-portrait etc. La notion de fonction secondaire comprend, en plus, le trait distinctif important de l'antithèse ({ titre de leitmotiv) dans telle ou telle œuvre littéraire en liaison directe avec le style de l'auteur, le genre littéraire, le courant littéraire auquel appartient l'œuvre. Le plus souvent, les écrivains tâchent de décrire objectivement tel ou tel phénomène, objet de la réalité, mais ils utilisent l'interprétation individuelle des possibilités systémiques de la langue. Les fonctions secondaires d’appréciation, de jugement, symbolique-contrastive, de fixation chronologique, socioantagoniste, et probablement beaucoup d'autres, sont des fonctions satellites de la fonction textuelle primaire (principale) de l'antithèse qui est la description, Une autre fonction primaire de l'antithèse, selon nous, c'est la fonction de structuration et organisation du texte littéraire. Par différence avec la descriptive qui peut être polyvalente, une hyperfonction, la fonction primaire de structuration du texte littéraire est monovalente, c’est-àdire élémentaire. Cela n'exclut pas les types de structuration générique (avec la mise en évidence des éléments contrastants supra-textuels à caractère symbolique, de leitmotiv) et segmentaire (valable sur un segment de texte déterminé). L'antithèse, du point de vue de cette fonction primaire, est interprétée comme l’opposition d'éléments textuels différents et leur interaction fonctionnelle, déterminée par un seul but communicatif – la mise en relief d’un trait distinctif par le biais de l’opposition. Pour la caractéristique des fonctions textuelles secondaires nous avons tâché de faire abstraction des notions d’« opposition », « contraste », « contradiction », car elles sont contenues explicitement dans la définition de l'antithèse comme figure de style. Cela signifie que dans le cas où s'il s'agit de la fonction secondaire de persuasion stylistique, alors la persuasion se fait par le biais du contraste, de la mise en évidence – par la même voie etc. La fonction textuelle caractérologique-descriptive de l’antithèse dans le roman de George Sand Le meunier d'Angibault. Ce roman appartient à la série de romans dits « champêtres ». La critique littéraire tâche de placer le roman dans un contexte économique : on y 107 La liberté de la création au féminin. In honorem Ana Guțu. suit le motif du pouvoir destructif de l'argent pour l'homme, motif qui imprègne la structure du roman, son intrigue, d’un parallélisme immanent des oppositions entre les personnages : Marcelle – Henri, Rosé – Louis, Bricolin – Paul. La critique littéraire traite ce roman de « socialiste » (Didier 7), car l'idéal de la vie pour G. Sand c'est la vie champêtre, le travail à la campagne, le simple bonheur humain. Le roman est privé de sujet piquant, d'antagonismes flagrants et culminants, de pensée philosophique, mais, partant du genre du roman, on peut mentionner que la plupart des constructions antithétiques sont appelées à décrire les personnages du roman, la nature, les mœurs, les actes des personnages. Il faut ajouter que le contraste se réalise principalement dans trois directions : l'opposition entre les modes de vie patriarcal et matriarcal (dans les familles), d'ailleurs l'auteur elle-même penche vers le premier ; l'opposition entre l'image du feu et de l'eau (avec des éléments mystiques) ; l'eau, c'est la nature-même de la Vallée Noire avec ses marécages, le feu, c'est le pouvoir destructif, l'incendie provoqué par la fille folle de Bricolin ainsi que la scène de la torture de Bricolin-le grand, à laquelle l'auteur revient en permanence ; la troisième direction c'est l'opposition à l'intérieur de l'idéal comme tel de l'auteur concernant la vie rustique : d'un côté, la vie pauvre, indolente, ravagée par l'alcool, des paysans (le père Cadoche), d'un autre côté, c'est le mode de vie rustique, sain, accompli, travailleur. Citons deux exemples : Chez la plupart des paysans de la Vallée Noire la misère la plus réelle, la plus complète se dissimule discrètement et noblement sous ces habitudes consciencieuses d'orde et de propreté. La pauvreté rustique y est attendrissante et affectueuse. On vivrait de bon cœur avec ces indigènes. Ils n'inspirent pas le dégoût, mais l'intérêt et une sorte de respect. Il faudrait si peu de superflu du riche pour faire cesser l'amertume de leur vie (Sand 291). La quatrième direction de réalisation du contraste dans les antithèses du roman c'est l'opposition de l'aristocratie rustique avec les paysanstravailleurs. Dans cette opposition se fait sentir la sympathie de G. Sand pour les paysans simples et son désir d'approfondir le contraste sur le compte de la socialisation des personnages selon le principe de classe, par exemple : Tandis que le paysan est toujours maigre, bien proportionné et d'un teint basané qui a sa beauté, le bourgeois de campagne est toujours dés l'âge de quarante ans affligé d'un sros ventre, d'une démarche pesante et d'un coloris vineux qui vulgarisent et enlaidissent les plus belles organisations (ibidem : 98) ; La terre est bonne pour quiconque y réside, en vit et y fait des économies, c’est la vie des campagnards comme moi. Mais pour vous autres gens des villes, c’est un revenu misérable (ibidem : 101). Et bien sûr la collection d'antithèses n'est pas privée de la présence des antithèses portraits de type caractérologique : C'était un contraste frappant que ces deux sœurs, l'une si horriblement dévastée par la souffrance, si repoussante dans son abandon d'elle-même, l'autre si bien 108 Contribution spéciale Ana Guțu parée, brillante de fraîcheur et de beauté et cependant il y avait de la ressemblance dans leurs traits (ibidem : 307) ; On pouvait présager l’époque où cet homme si dispos, si matinal, si prévoyant et si impitoyable en affaires, perdrait la santé, la mémoire, le jugement et jusqu’{ la dureté de son âme, pour devenir un ivrogne épuisé, un bavard très lourd et un maître facile à tromper (ibidem : 96). Le leitmotiv du contraste de base du roman, c'est l'opposition entre l'amour et l'argent, contraste, d'ailleurs, pas moins éternel que celui entre le bien et le mal. Dans le final du roman ce contraste se neutralise (relativement). G. Sand, en tant que représentante véritable du romantisme, trouve un dénouement acceptable de convivialité de ces deux phénomènes (l'amour et l'argent), mais, soulignons : une neutralisation relative a lieu, stylistique-compositionnelle, et non pas absolue, au plan philosophique. La constatation la plus inattendue à la suite de l'analyse du matériel factuel c'est la prépondérance des antithèses aux éléments normathémiques (construites à partir des antonymes traditionnels : Ça éclaire un coin, ça obscurcit l’autre (ibidem : 344) ; On le rencontre partout et nulle part (ibidem : 53) sur les antithèses pragmathémiques (construites à partir des antonymes originaux, individuels), malgré le fait que selon le style lyrique-romantique du roman et la sensibilité de l’auteure, on se serait attendu à un résultat contraire. Dans ce cas, il s'agit de la liberté du choix de l'auteur des moyens dont il a besoin pour exprimer ses pensées. Encore au XVIII-ième siècle Monfleur du Marsais remarquait : « Ce choix est un effet de la finesse de l'esprit et suppose une grande connaissance de la langue » (60). Grâce à cela le nombre des antithèses non-parallèles (irrégulières) est deux fois plus grand que celui des antithèses parallèles. La fonction textuelle de l’antithèse de description sentimentale dans la prose de Colette et Pierrette Fleutiaux. Il est bien étrange que dans le roman idyllique de G. Sand nous ayons attesté moins d'antithèses traitant des sentiments des personnages que dans la prose susmentionnée. L'antithèse du roman de G. Sand est une antithèse-portrait, imagée, paysagiste, tandis que dans la prose des dernières décennies nous remarquons une vive tendance à la psychologisation du contenu, vers la découverte de l'ontogénèse sentimentale de l'homme. Les écrivaines tentent de pénétrer la profondeur des émotions et sentiments vécus. Alors, dans ces œuvres l'antithèse acquiert encore une fonction textuelle supplémentaire, celle de description sentimentale. On peut observer d'après le schéma génétique-stylistique que les antithèses sont construites { partir d’éléments antonymiques plutôt traditionnels : le coefficient des antithèses parallèles est grand, les éléments pragmathémiques et normathémiques des constructions antithétiques sont approximativement en proportion de 1/1. Cela en dit long sur le fait que 109 La liberté de la création au féminin. In honorem Ana Guțu. les sentiments, si différents qu'il soient, avec la multitude des nuances et états de transition, exigent d'être transmis au lecteur avec beaucoup de précision. À cette fin l'auteur doit choisir des moyens qui conservent la proportion aussi bien dans le plan de l'expression que dans le plan du contenu, c’est justement cela que font Colette et Pierrette Fleutiaux, par exemple : Nous étions séparés et ensemble (Fleutiaux 240) ; Et je marche au-devant de moi, avec une sorte de gaieté funèbre (Colette 57) ; Pouvezvous aimer une si vieille jeune femme ? (ibidem : 202). L’analyse du matériel factuel nous indique la haute fréquence des antithèses binaires (oxymoron, séries transitoires, biconstructions parallèles et non-parallèles). L'antithèse des sentiments est une construction, permettant plus que les autres d’opposer non seulement deux, trois, mais plusieurs phénomènes, états d'âme, images psychologiques sans y remarquer l'élément « de transition », neutre de la construction : Il y a des jours où la solitude pour un être est un vin grisant qui vous soûle de liberté, d'autres jours où c'est un tonique amer et d'autres jours où c'est un poison qui vous jette la tête aux murs (ibidem : 231) ; La solitude, la liberté... mon travail plaisant et pénible de mime et de danseuse... les muscles heureux et las (ibidem : 69). Colette est par excellence l’auteure qui crée des antithèses de sentiments, des impressions. Les constructions antithétiques de Colette sont le plus souvent très concentrées, précises, { titre d’oxymoron, { comparer, par exemple, avec celles de Fleutiaux. Colette entrevoit des contrastes parfois insolites, dans des phénomènes ou des choses familières : J’ai reçu la douche que j’attendais, et je cours me sécher, m’embouer, m’épanouir { la flamme... (ibidem : 166) ; Ni plus noir, ni plus clair que l’ombre (ibidem : 240) ; Où mon camarade élit pour victime tantôt une jeune femme timide, tantôt une vieille femme agressive (ibidem : 31). Fleutiaux s’adonne { l’exubérance et { la prolifération pour ce qui est de la longueur des constructions antithétiques. Elles sont, semble-t-il, exhaustives, ayant une structure complexe, contenant des éléments lexicaux pragmathémiques et normathémiques. J'aurais voulu être belle d'une façon neutre, sans l'être de façon distinguée comme les bourgeoises de notre soirée, ni de façon extra-vagante comme les Noires et les Portoricaines, ni de façon sale comme les hippies, ni de façon voyante comme les Juives, ni de façon anarchique comme la plupart des autres Américaines (223) ; La première dégageait une impression de force et même de brutalité, de violence à peine contenue. La seconde était toute tendresse et douceur (ibidem : 231). Dans le premier exemple l’auteur énumère quelques variantes de la notion « être belle », en effet, quelle finesse de désir « être belle d'une façon neutre » ! Cela devrait exclure tant de variantes de la beauté féminine ! Ce sont là des exemples des antithèses parallèles mixtes aux éléments pragmathémiques. D'ailleurs, sans contexte ou préparation psychologique, on peut se rendre compte que ce n'est pas Sand, c'est la 110 Contribution spéciale Ana Guțu nouvelle française des années 70. Or, le désir n'est pas moins contradictoire que la perception, par exemple : II n'y avait qu'un magma incohérent de couleurs. Tantôt il me semblait qu'elles s'incendiaient toutes avec violence et je devenais feu, puis brusquement les couleurs se gelaient, le glacier se levait vers le ciel d'une longue poussée irrésistible. J'avais à la fois de la peur et de l'exaltation. Puis soudain il me semblait au contraire que les couleurs se fondaient, s'organisaient de façon harmonieuse, je sentais dans mon cœur une paix, une douceur, une tendresse qui me promettait enfin le repos total (ibidem : 233). Il faut noter la présence intense des antithèses dans le roman de P. Fleutiaux La toile. Le titre même ainsi que le contenu laissent une empreinte sur la spécificité de ces antithèses : étant donné la suprasaturation d'éléments antithétiques désignant les couleurs, la couleur devient la notion de base et l'élément constitutif principal des constructions antithétiques centrales du roman. Cela malgré l'opinion qu'il n'y aurait pas d'opposition antonymique entre les dénominations du microsystème des couleurs (Duchacek 55). L'écrivain parvient à convaincre le lecteur à quel point une même toile est capable d'influencer le psychisme de l'homme en suscitant des sentiments et des impressions différents selon l'état d'âme du personnage (souvent allant jusqu'à la folie...). L'exemple cité est une antithèse complexe, non-parallèle, mixte, se divisant en blocs/séries et en généralisateurs binaires (composantes qui généralisent la charge sémantique des syntagmes qui suivent). Le schéma de cette construction sera le suivant : Le schéma lexicométrique du fonctionnement des antithèses dans les œuvres analysées de Sand, Colette, Fleutiaux aurait la présentation suivante : 111 La liberté de la création au féminin. In honorem Ana Guțu. Auteur Sand Colette Fleutiaux No. ex. antithèses 132 84 Complexes 25 4 Simples Normat. Pragmat. 107 80 82 43 50 41 En guise de conclusion en marge de notre étude nous pourrions déplacer la balance en faveur du style de George Sand quant à la générosité de la création des effets littéraires { l’aide des antithèses, figures de pensée inédites, mettant en valeur la loi philosophique de la dialectique basée sur l’attraction et l’unité des contraires. __________ Références bibliographiques Colette. La vagabonde. Moscou : Radouga, 1983. Didier, B. Le meunier d'Angibault – roman socialiste? Le meunier d'Angibault. Paris : Librairie Générale Française, 1985. Duchacek, O. « Sur quelques problèmes de l'antonymie ». In : Cahiers de lexicologie (1966). Fleutiaux, P. L'histoire du tableau. Moscou : Radouga, 1982. Kant, I. « Critique de la raison pure » Paris, 2001. In : <http://www. annasvenbro.net/> consulté le 07.02.2012. Manoli, I. Z. Description lexicographique des termes de stylistique et poétique (en russe). Chişinău : Ştiinta, 1989. Marsais, Du M. Des tropes ou des différents sens dans lesquels ont peut prendre les memes mots. Paris : Chez David, 1757. Merleau-Ponty, M. Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard, 1945. Mounin, G. Dictionnaire de la lingustique. Paris : Quadrige/PUF, 2004. Sand, G. Le meunier d'Angibault. Paris : Le Livre de Poche, 1985. Sârbu, R. Antonimia lexical{ în limba română. Timişoara: Fada, 1977. Vedel, G. Manuel élémentaire de droit constitutionnel. Paris : Sirey, 1949. 112