«Défis constitutionnels: Globaux et Locaux »

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«Défis constitutionnels: Globaux et Locaux »
IXe Congrès mondial de
droit constitutionnel
Oslo 16-20 juin 2014
«Défis
constitutionnels:
Globaux et
Locaux »
Atelier 12: Constitutions
et crise financière
Présidents : Cheryl Saunders
Elena- Simina Tanasescu
Eugenia KOPSIDI
Doctorante à l’Université d’Aix Marseille
Institut Louis Favoreu
Groupe d’Etudes et de Recherches Comparées
sur la Justice Constitutionnelle
Le renforcement du pouvoir exécutif sous l’effet des crises
financières. L’exemple américain, argentin et grec.
« Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle »1.Cette
appréhension, chère à Carl Schmitt, de la souveraineté comme volonté insurmontable
s’imposant en dernier ressort, lorsque des temps impérieux l’exigent, nous paraît tout
particulièrement appropriée pour analyser le sort qui est aujourd’hui fait à la
souveraineté, ou pour être plus précis, pour analyser les mutations de la répartition des
pouvoirs - expressions de la souveraineté - provoquées par l’actuelle crise économique.
Malgré les différences nationales, on assiste, avec la crise économique actuelle, à
un même phénomène. Celui d’une réorganisation des pouvoirs au profit du pouvoir
exécutif et au détriment du pouvoir législatif, notamment pour des raisons de célérité.
Le temps économique n’est pas le temps politique du débat. Problème, lorsque la
situation exceptionnelle tend à devenir la norme, déséquilibre structurel de la
répartition des pouvoirs et danger pour la démocratie.
Chaque crise économique, et quelle que soit son ampleur ou sa durée, n’a pas
uniquement des conséquences sur la vie économiques d’un pays. Elle affecte également
ses institutions. Les situations d’urgence déclenchées par les crises économiques
nécessitent des adaptations rapides et efficaces de la part du pouvoir politique. C’est sur
la base de ce truisme que se déploie classiquement l’argumentaire favorable au
renforcement du pouvoir exécutif et à la dégradation simultanée du rôle du pouvoir
législatif. Ce renforcement se manifeste notamment par le transfert de certaines
attributions législatives vers le gouvernement.
Pour faire face aux problèmes économiques du pays, les gouvernements
nationaux, font appel aux dispositions constitutionnelles d’urgence. Ainsi, le pouvoir de
l’exécutif de légiférer, prévu dans tout ordre juridique pour affronter des situations
« difficiles », se transforme d’une procédure exceptionnelle à une règle d’utilisation
normale. Les normes émises et qui ont force de loi, sont principalement d’origine
gouvernementale alors que l’action du pouvoir législatif est marginalisée.
Pour étudier ce phénomène, nous nous proposons d’examiner trois pays qui ont
connu de profondes crises économiques et pour cela ils constituent des exemples
emblématiques de ce phénomène dangereux pour la démocratie.
Premièrement, le krach de 1929 aux Etats-Unis marque le début de la plus
grande crise économique du 20ème siècle. Dès son arrivée au pouvoir en mars 1933, le
Président Franklin Delano Roosevelt exerce la quasi-totalité de l’activité législative tout
1
C.Shmitt, Théologie Politique (en grec), Ed. Leviathan, Athènes, 1994, p.130
en se substituant au Congrès pour tenter de gérer la situation de chaos qui sévît dans le
pays. Ainsi, soit par la voie des « executive orders », sorte de décrets réglementaires
entrant en vigueur avec la seule signature du Président, soit par des délégations
législatives extrêmement vastes, Roosevelt concentre tout le pouvoir entre ses mains.
Son fameux programme « de 100 jours », qui comprend une série de strictes
mesures interventionnistes, constitue une délégation de pouvoir sans précédent, et
pour ainsi dire, la plus importante de toute l’histoire des Etats-Unis2. Ayant pour devise
principale3 que les situations extraordinaires exigent des pouvoirs extraordinaires, le
Président Roosevelt demande au Congrès les pouvoirs qu’il aurait eu en cas de guerre,
afin de pouvoir lutter contre la crise. Ainsi, au nom de la survie du pays, la solution
adoptée dépasse les limites posées par le principe fondamental de la séparation des
pouvoirs4.
Le même phénomène est observé plus d’un demi-siècle après en Argentine. En
juillet 1989, dans un contexte marqué par l’hyperinflation et l’instabilité économique, au
milieu d’une grande crise économique et sociale, l’arrivée et l’exercice du pouvoir de
Carlos Menem fait de ce dirigeant le symbole de l’hyper présidentialisme. Afin de
mettre fin au problème d’inflation excessive, et en accusant le pouvoir législatif d’un
manque de réactivité, Carlos Menem réussit à gouverner sans que le Parlement ne
parvienne à entraver sa pratique du pouvoir. En invoquant des situations d’urgence
économique, il arrive à effectuer des reformes structurelles radicales, sans l’autorisation
préalable du pouvoir législatif. Plus précisément, il émet massivement des décrets de
nécessité et d’urgence et utilise son pouvoir de veto partiel pour bloquer toute initiative
de la part du Congrès. Ainsi, se plaçant en conflit constant avec le pouvoir législatif, le
Président Menem adopte des mesures exceptionnelles et exerce un pouvoir autoritaire
durant les 10 ans de sa présidence.
Cependant, les reformes ultralibérales menées en Argentine par Carlos Menem,
constituaient dans la réalité l’application à la lettre des programmes d’ajustement dictés
par le Fonds Monétaire International (F.M.I). La dépendance économique d’un pays à
une institution internationale affecte sans conteste non seulement le contenu des
décisions prises par les gouvernants du pays mais également son organisation
institutionnelle. Ainsi, outre la mutation du processus législatif due à la marginalisation
du pouvoir législatif, l’intervention du FMI soulève des questions sérieuses sur le respect
des principes démocratiques et l’exercice de la souveraineté nationale.
D’ailleurs, le même phénomène de renforcement du pouvoir exécutif au
détriment du législatif survient à l’heure actuelle en Grèce. Dans un contexte de crise
2
C. Rossiter, Constitutional Dictatotorship, Crisis Government in modern democracies, Princeton University Press,
1948, p.260
3
Id. p. 256
4
Articles I, II de la Constitution américaine concernant les compétences des pouvoirs législatif et exécutif.
économique violente, qui menace non seulement l’appartenance du pays à la zone euro,
mais l’existence de la zone elle-même, l’équilibre des pouvoirs devient particulièrement
problématique. La pléthore de mesures adoptées par les gouvernements grecs depuis le
début de la crise en 2008, et ayant comme objet principal la réduction du déficit public,
sont en effet entrées en vigueur grâce à des procédures parlementaires d’exception.
Ainsi, les actes législatifs du gouvernement et le vote des lois selon des processus
abrégés, deviennent la pratique habituelle de l’action législative. En outre, les vastes
délégations législatives accordées aux ministres compétents contribuent à la
marginalisation indirecte du Parlement. Ce déséquilibre institutionnel, effectué au nom
des circonstances exceptionnelles, constitue le résultat des décisions prises à un niveau
supranational.
En effet, dans le cas grec, la fameuse troïka (qui comprend l’UE, le FMI, et la BCE),
ayant accordé des prêts pour la restructuration économique du pays, a conditionné
l’octroi d’aide financière à l’application de politiques spécifiques. Ainsi, il est clair que
l’adoption de mesures spécifiques dérive des engagements nationaux imposés par les
créanciers du pays. Pour cette raison le gouvernement apparaît comme un simple
exécutant de décisions prises de l’extérieur.
En prenant en considération l’environnement internationalisé, les Etats sont de
moins à moins libres de déterminer seuls les moyens mis en œuvre pour surmonter une
crise économique. Le problème d’équilibre des institutions au niveau national s’avère
alors particulièrement complexe. La dépendance économique vis-à-vis des institutions
internationales, affecte différemment la répartition des pouvoirs au sein de chaque
pays. De plus, elle restreint drastiquement la marge de manœuvre laissée aux acteurs
nationaux et met en cause le principe de la souveraineté étatique. Même au niveau
européen, le degré d’implication des organes de l’Union Européenne n’est pas toujours
justifié par l’existence d’une zone monétaire commune et la nécessité de sa stabilité, et
les politiques prônées aggravent le déficit démocratique préexistant.
Pour appréhender dans toute sa complexité ce phénomène contemporain, il est
nécessaire de revenir sur un exemple classique historique, où une grande Nation
démocratique a permis un renforcement du pouvoir exécutif afin de faire face à la plus
grande crise économique du siècle (I). Toutefois, si les crises contemporaines
bouleversent elles aussi la répartition des pouvoirs, ce bouleversement est d’une toute
autre nature en ce qu’il résulte des engagements internationaux des Etats pris dans les
périodes de crise. Or, si classiquement on retient qu’un des aspects de la souveraineté
d’Etat réside avant tout dans sa capacité à s’engager dans l’ordre international, ces
engagements internationaux - se substituant aux élaborations internes de la norme de
droit - se traduisent par voie de conséquence dans l’ordre interne par une
marginalisation renforcée du pouvoir législatif (II).
I-
L’expérience américaine : La présidence Roosevelt : gouverner par
« executive orders »
Les actes législatifs issus du pouvoir exécutif, institués dans chaque ordre juridique
en tant qu’exception légitime au principe de la séparation des pouvoirs, trouvent leur
fondement dans le traitement efficace des situations urgentes. Cependant, en période
de crises financières, ayant forcement une durée assez prolongée, l’utilisation de ce
moyen dépasse souvent son caractère exceptionnel et remplace le rôle du pouvoir
législatif.
Le système américain de freins et contrepoids réserve une place bien définie et
relativement limitée au chef de l’exécutif concernant le processus législatif. Ainsi, la
procédure d’élaboration des lois appartient exclusivement au Congrès selon l’article I
§15 de la Constitution américaine. Le Président peut soit accepter et signer le projet de
loi soit le rejeter. Par contre, dans le cas où il est en désaccord avec le contenu d’un
projet de loi, deux choix s’offrent à lui. Il peut d’abord exercer son droit de veto et
renvoyer le texte avec ses objections à la chambre de laquelle il a émané. Si après un
nouvel examen de cette chambre, le projet de loi réunit une majorité de deux tiers des
membres de la chambre, il sera transmis à l’autre chambre et s’il est de nouveau
approuvé avec la même majorité de deux tiers, il acquiert force de loi. Le deuxième
choix du Président est de rester inactif et de ne pas renvoyer le projet de loi. Dans le cas
de non-renvoi par le Président du projet de loi dans une période de 10 jours, celui-ci
devient loi, à moins que le Congrès, par son ajustement, rende le renvoi impossible.
(Art. I, Sec. 7, §2 U.S Const.).
Malgré les possibilités limitées d’intervention du Président américain dans le
processus législatif, le chef de l’exécutif dispose d’un moyen précieux afin d’élargir le
champ de son action législative. Il s’agit des executive orders, qui bien que non prévus
par la Constitution, ont toujours été largement employés par les Présidents américains.
En effet, d’origine administrative, un executive order s’adresse, comme son nom
l’indique, aux agents exécutifs et a comme but l’application d’une loi. Pourtant, les
executive orders peuvent avoir force de loi avec leur seule publication dans le Federal
Register, à condition d’émaner d’un pouvoir directement accordé par la Constitution à
l’exécutif, ou s’ils s’appliquent conformément à un acte du Congrès (lequel confère
explicitement au Président un certain degré de pouvoir discrétionnaire)6.
Malgré la formulation abstraite du texte constitutionnel, le recours aux
« executive orders », exclut toute idée d’élaboration de la norme par le pouvoir
5
L’article I§1 de la Constitution américaine prévoit que « Tous les pouvoirs législatifs accordées par cette Constitution
seront attribués à un Congrès des Etats-Unis, qui sera composé d’un Sénat et d’une Chambre des représentants ».
6
H.William, «Executive orders and the Development of Presidential Powers» , 17 Vill.Rev.688, 1972, p.8
législatif7. Ainsi, l’adoption d’actes ayant force de loi à l’initiative du Président et sans la
moindre implication du corps législatif se trouve à première vue, en opposition directe
avec le système de séparation rigide des pouvoirs, conçu par les pères fondateurs8.
L’exemple le plus caractéristique de cette extension du pouvoir présidentiel
constitue sans doute la période du New Deal. Le premier acte du Président Roosevelt
dès son arrivée au pouvoir le 6 mars 1933, était de déclarer un état d’urgence nationale.
Sur cette base, il demande à avoir une vaste liberté d’action, analogue à celle accordé en
cas d’attaque « par un ennemi étranger ».9 De cette façon, il compare la profonde crise
économique qui sévit dans le pays à une situation de guerre.
Malgré le fait que Roosevelt agissait principalement en vertu de vastes
délégations législatives que lui a accordées le Congrès, il a émis quelques 3 723 executive
orders.10 Il s’agit évidemment d’un nombre extrêmement élevé, même pour le Président
qui est resté le plus longtemps au pouvoir et a gouverné pendant des périodes
exceptionnelles (Great Dépression, Seconde Guerre Mondiale). Il faut dire que dès son
discours d’inauguration, le Président américain mettait en garde que « l’équilibre
normal entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif peut ne pas être apte à braver la
tâche qui nous attend. Mais il se peut qu’une exigence sans précédent, un besoin d’action
immédiate, requière que l’on s’écarte temporairement de cet équilibre caractéristique de
la procédure normale….Mais au cas où le Congrès n’emprunterait pas une de ces voies,
et que la situation du pays serait toujours critique, je me déroberai au devoir qui
s’imposera alors à moi »11.
Devant une telle crise, la survie du pays était la seule priorité et l’équilibre de
tout ordre constitutionnel, le respect même des normes constitutionnelles, venait en
seconde position. Le dogme de l’empire romain « salus populis suprema lex esto » (le
salut de la patrie est la loi suprême) a été alors instauré. Sur cette base, Roosevelt a
justifié l’exercice de ses pouvoirs excessifs, voire extraconstitutionnels. D’ailleurs, le
silence du Congrès à l’égard de la pléthore des executive orders du Président, a
fonctionné comme une source de légitimité supplémentaire.
Roosevelt voulait à tout prix imposer sa politique et il n’a pas hésité à se
confronter avec la Cour Suprême, laquelle avait bloqué en jugeant inconstitutionnelles
plusieurs mesures législatives de la première phase du New Deal. Ainsi, suite à sa
réélection en 1937, il a proposé au Congrès une loi, connu sous le nom de Court Packing
Scheme, qui allait changer la composition de la Haute Juridiction de 9 à 15 juges. Plus
7
W. J. Olson, «The impact of Executive Orders on the legislative process: Executive Lawmaking?», October 27, 1999,
www.cato.org
8
Federalist No. 47
9
Premier discours d’inauguration du Président Franklin Delano Roosevelt, 4 mars 1933,
www.inaugural.senate.gov/swearing-in/event/franklin-d-roosevelt-1933
10
T.L. Branum, «President or King? The use and abuse of executive orders in modern-day America», 28 J. Legis 1,
2002, p. 28
11
Premier discours d’inauguration du Président Franklin Delano Roosevelt, op.cit.
précisément, pour tout juge de plus de 70 ans qui refusait de partir à la retraite, le
Président allait nommer un nouveau. La loi n’a finalement pas été appliquée, car les
réactions positives d’une grande partie du peuple américain à l’égard de la politique du
New Deal et la désapprobation de la position de la Cour Suprême, ont persuadé les juges
indécis Roberts et Hughes à adhérer à la politique de Roosevelt en renversant sa
jurisprudence antérieure12.
Ainsi, avec le soutien du Congrès, Roosevelt est intervenu dans des domaines qui
comprenaient tous les pans de l’économie nationale. Peu après son entrée en fonction,
le Congrès lui a délégué de vastes pouvoirs, grâce à deux lois qui forment les piliers
principaux du New Deal. Il s’agit de Agricultural Adjustment Act (AAA) et de National
Industrial Recovery Act. (NIRA). Le premier visait à réduire le surplus des récoltes et donc
d’augmenter efficacement leur valeur. Pour ce faire, Roosevelt a mis en place un
programme de subventions aux agriculteurs pour qu’ils ne plantent pas une partie de
leur terre, en empiétant de cette façon sur les compétences des Etats fédérés 13.
D’ailleurs, avec le NIRA le Président acquiert un pouvoir presque illimité pour réguler
l’industrie, en fixant par exemple un salaire minimum pour les employés ou en
déterminant des conditions du travail 14. De cette façon, il a essayé de changer le modèle
dominant du laissez-faire, en imposant des politiques interventionnistes, qui
apparaissaient comme plus protectrices pour les travailleurs.
De plus, le Président Roosevelt, dans plusieurs cas, a pris des mesures radicales,
de manière unilatérale, sans demander l’accord du Congrès. Ainsi et à titre indicatif, il a
émis une proclamation15 déclarant la fermeture des tous les établissements bancaires
pour quatre jours et interdisant l’exportation d’or, d’argent et de monnaie16. Par ailleurs,
l’executive order No. 6102 prévoit la criminalisation de la possession d’or monétaire par
tout individu, société, association ou personne morale. Ainsi, chaque personne devrait
délivrer au Federal Reserve presque toute (à l’exception d’une petite somme), pièce
d’or, lingot d’or ou certificat d’or dû par lui en échange de 20.67$ par once. Les
exceptions à cette disposition étant limitées pour quelques artistes, bijoutiers et
dentistes, il s’agissait d’une intervention inédite à la propriété des citoyens américains
au nom de la crise nationale.
Sans examiner les résultats positifs ou non des mesures de Roosevelt, il faut
rappeler sa croyance que le développement du pays passera par son redressement
12
G. Gerapetritis, « Le contrôle des choix économiques par le juge : Aspects Du New Deal », (en grec),
www.constitutionalism.gr , p.12
13
United States v. Butler, 297 U.S 1 (1936)
14
G. Gerapetritis, op.cit.,p.7
15
Proclamation No. 2039, 6 mars 1933. Les proclamations sont une catégorie des executive orders lesquelles
s’adressent souvent aux agents du gouvernement et ont dans la majorité des cas un caractère cérémonial, voir J.C
Duncan, « A critical consideration of executive orders : Glimmerings of autopoiesis in the executive role », 35 Vt.L.Rev.
333 2010-2011, p. 352-353
16
Executive Order No. 6102, 5 avril 1933
social. C’est pour cette raison que sa politique, malgré ses éléments autoritaires, avait
un caractère social dans le sens de la protection des plus faibles.
Il est indéniable que Roosevelt est intervenu plus que tout autre Président dans
le processus législatif et a modifié l’équilibre institutionnel entre les trois pouvoirs.
Pourtant, devant une crise économique qui s’aggravait, le système de freins et
contrepoints a fonctionné en faveur du Président. L’action unilatérale de Roosevelt a
fondé sa légitimité du support du Congrès et de l’attitude positive de la Cour Suprême
(notamment après les premières années), mais surtout du peuple américain lui-même.
Finalement, le New Deal a bâti une nouvelle conception constitutionnelle en période de
crises financières mais sans que cela menace la démocratie.
II-
Les crises économiques contemporaines : les dérèglements
internes de la répartition des pouvoirs causés par les engagements
internationaux des Etats
La problématique du renforcement de l’exécutif en période de crises financières
devient plus complexe dans un environnement internationalisé de l’économie. Le
financement des Etats par des organisations financières internationales ou encore
l’appui des Etats sur l’aide internationale conduit à une dépendance qui outre des
conséquences strictement économiques a certes, des prolongements inévitables sur
le fonctionnement des institutions étatiques. Ainsi, les exemples argentin et grec,
ayant comme point commun l’implication d’organismes supranationaux à la gestion
de leurs finances, illustrent bien le passage d’une crise économique à une crise de
souveraineté.
1. Le cas de l’Argentine : l’hyper-présidentialisme de Carlos Menem au service de
la mise en œuvre des remèdes du F.M.I :
Tout d’abord, il semble essentiel de rappeler le contexte en Argentine à la fin des
années 80. L’élection de Carlos Menem en juillet 1989 est survenue dans un contexte de
crise d’hyperinflation, d’endettement gouvernemental et de chaos social et politique,
susceptible de conduire à l’effondrement du modèle de l’Etat actuel17.
La nouvelle politique qui était censée sortir le pays de la récession économique
comprenait une série de mesures ultralibérales ayant comme résultat des réformes
radicales telles que la privatisation des entreprises publiques, la hausse du taux
d’intérêt, la libéralisation de l’économie et surtout la mise en vigueur du Plan Brady qui
17
P.Galligo, « Neodecisionismo y Democracie : Los gobiernos de Carlos Saul Menem y Néstor Kirchner con sus
presidencias imperiales », dans Revista de Ciencia Politica, n. 7 ‘’Instituciones y procesos gubernamentales’’, p.3
instaure la parité fixe entre le péso argentin et le dollar américain 18. Il s’agit d’un
ensemble de mesures discrètement dicté et largement soutenu par le FMI.
Etant une institution internationale créée lors de la conférence de Bretton Woods en
1944, suite à la grave crise économique des années 1930, le FMI fournit des crédits
d’urgence à des pays en difficulté. En échange, les pays s’engagent à adopter des
politiques économiques spécifiques, afin de pouvoir servir leurs engagements envers
l’organisme et afin de sortir de la situation de crise.
La conjoncture économique de l’Argentine a alors favorisé le nouveau projet
néolibéral qui se résume à la rationalisation et à la réduction du rôle de l’Etat 19. Les
réformes structurelles s’effectuent à l’initiative du gouvernement et essentiellement
sans la participation du Congrès.
Le Président Menem a profité de la situation d’urgence du pays pour gouverner en
ayant recours à des moyens d’exception. D’ailleurs, le succès initial des premières
réformes a entrainé un retour des investissements étrangers et par extension
l’enthousiasme de la population pour ce développement rapide, qui a offert au
gouvernement une grande liberté d’action.
Ainsi, l’élément le plus caractéristique de la présidence Menem et celui qui lui a
permis de faire passer les mesures envisagées, était sans doute l’emploi excessif des
« décrets de nécessité et d’urgence » (DNU). Bien qu’il s’agisse d’un moyen
exceptionnel, largement employé dans le passé et surtout pendant la dictature de
général Videla, il a été introduit dans la Constitution avec la révision de 1994.
Ainsi, selon l’article 99 § 3 de la Constitution argentine, en cas de circonstances
exceptionnelles, le pouvoir exécutif peut édicter des décrets, malgré l’interdiction
générale d’émettre des dispositions à caractère législatif, pour des raisons de nécessité
et d’urgence20.
Grâce à cet article, le gouvernement de Carlos Menem pouvait désormais légiférer
légalement. Toutefois, l’article 99 précise que l’édiction de ce type de décret peut
s’effectuer uniquement lorsqu’ il s’avère impossible de suivre les procédures ordinaires,
prévues par la Constitution pour l’adoption des lois. En d’autres termes, il s’agit de cas
vraiment exceptionnels où apparaît une impossibilité fonctionnelle d’agir autrement.
18
M.Chidiac, « Les origines de la crise économique de l’Argentine en 2001 », www.irenees.net/bdf_fiche-analyse94_fr.html, p.2
19
A.Trenta, « Éclairages sur la crise argentine de 2001 : des réformes structurelles de l’économie à l’intensification de
la protestation sociale », ILCEA [En ligne], 13 | 2010, mis en ligne le 30 novembre 2010, URL :
http://ilcea.revues.org/905
20
L’article 99§3 de la Constitution de la Nation Argentine prévoit que «…Le Pouvoir exécutif ne peut en aucun cas
prescrire des dispositions à caractère législatif, sous peine de nullité absolue et irrémédiable. Lorsque des circonstances
exceptionnelles rendent impossible le déroulement des procédures ordinaires prévues par la présente Constitution et
qu’il ne s’agit pas des règles portant sur les matières pénale, fiscale, électorale ou sur le régime des partis politiques, il
peut prendre des décrets d’urgence qui sont décidés après conseil général des ministres. Ces décrets sont contresignés
par les ministres conjointement avec le chef du Gouvernement ».
En outre, le chef du gouvernement doit, dans un délai de 10 jours, soumettre le
décret à l’examen de la Commission bicamérale, qui doit dans un délai de 10 jours aussi,
émettre son avis qui est envoyé pour examen à l’assemblée plénière de chaque
Chambre. Cette condition est indispensable pour que les décrets de nécessité et
d’urgence soient valables et ratifiés par le Congrès.
Loin de respecter la lettre de la Constitution, qu’il s’agisse de ses conditions
formelles ou matérielles, Carlos Menem a émis 545 décrets de nécessité et d’urgence
pendant les 10 ans de sa présidence, dont aucun de ceux promulgués après la réforme
de 1994, n’a été ratifié par le Congrès.21
Le nouvel Etat, que Menem promettait, exigeait des réformes radicales notamment
via des privatisations, l’ouverture du pays aux importations et la réduction des dépenses
publiques. Pour mettre en place cette politique, le gouvernement argentin a d’abord
écarté le pouvoir législatif.
En plus de l’utilisation massive des décrets de nécessité et d’urgence, le président a
exercé très souvent son droit de véto partiel, et de cette façon, il a pu modifier les
projets des lois initiés par le Congrès 22.
La tendance du gouvernement argentin à affaiblir le rôle du pouvoir législatif est
aussi démontrée par l’augmentation du nombre de commissions parlementaires, et par
conséquent de la bureaucratie au sein du corps législatif 23. Par la suite, le président
Menem, en accusant le Congrès de manque de réactivité devant la situation fragile du
pays, justifiait l’adoption de nouvelles normes d’origine gouvernementale.
En outre, le pouvoir judiciaire, ultime contre-pouvoir à l’égard de l’action de
l’exécutif, a été aussi affecté par « l’hyper présidentialisme » de Carlos Menem. En effet,
Menem a réalisé ce que Roosevelt n’a pas osé. Il a proposé au Congrès l’augmentation
du nombre de juges de la Cour Suprême de 5 à 9, et ainsi, la loi N. 23.774 24 a donné au
Président la possibilité de nommer quatre nouveaux juges lui offrant ainsi plus d’alliés
pour approuver sa politique.
D’ailleurs, ceci est encore plus apparent lorsque l’on observe l’attitude des juges
suprêmes face à l’édiction constante des DNU. Malgré le fait qu’à l’instar de l’exemple
grec, en Argentine les décrets de nécessité et d’urgence (DNU) peuvent être soumis au
contrôle juridictionnel, dans la pratique cette faculté n’a pas été exercée.
21
P.Galligo, op .cit., p. 8
Id. p. 3
23
Pendant la présidence de Carlos Menem, les commissions parlementaires ont augmentées de 31 à 45, à savoir un
taux de change 45,16% dans dix ans, dans G. A. Selestino, Cambio y institutionalizacion parlamentaria. La Camara de
Diputados de Argentina, 1983-1999, Univ. Santiago de Compostela, p. 437
24
Ley 23.774 (loi 23.774), voir N.P.Sagués, « El estatuto del juez constitucional en Argentina (orden
nacional) »,Biblioteca Juridica Nacional,2012, www.juridicas.unam.mx,p.229
22
A l’exception de décisions limitées, annulant pour inconstitutionnalité certains
décrets de nécessité et d’urgence 25, la Cour Suprême dans la grande majorité des cas a
refusé de juger ces actes de l’exécutif, en « feignant » qu’il s’agissait de questions
politiques et donc bénéficiant d’une espèce d’immunité judiciaire26.
Parmi les premières mesures de la nouvelle politique néolibérale de Carlos Menem il
y avait deux projets de lois, présentés et rapidement approuvés par le Congrès. Il s’agit
de la « Ley de Emergencia Economica » (Loi d’urgence économique) et de la « Ley de
Reforma del Estado » (Loi de la réforme de l’état)27.
La première vise à lutter contre la crise de financement de l’Etat promouvant des
mesures immédiates et temporaires afin de réduire les dépenses publiques. Ainsi, cette
loi met en œuvre la suspension de subventions, la vente de biens immobiliers,
l’établissement de l’autonomie de la banque Centrale afin de préserver la valeur de la
monnaie et éviter tout financement direct ou indirect auprès des gouvernements
national ou provinciaux 28.
Par ailleurs, la « Ley de la Réforma del Estado » constitue le pilier de la politique des
privatisations. Elle fixe le cadre réglementaire pour la privatisation d’un grand nombre
d’entreprises publiques, qui comprenait les compagnies de téléphone, d’aviation
commerciale, des chemins de fer, des routes et des ports et de plusieurs sociétés
pétrochimiques 29.
Ces deux lois, qui emportent essentiellement la restructuration du secteur public,
bien que votées par le Congrès, sont initiées par le Président. L’exécutif bénéficiait d’une
indépendance et d’une autonomie inégalées. Ce rôle renforcé du pouvoir exécutif,
combiné avec le succès des mesures du premier mandat de Menem, a conduit à une
perte de légitimité du Congrès et à une popularité accrue du Président.
Le Président Menem a largement profité de cette popularité pour mettre en place la
révision de la Constitution en 1994 et permettre sa réélection. Parmi les modifications
du texte constitutionnel, il y avait le raccourcissement du mandat présidentiel, la
possibilité de réélection pour le chef de l’exécutif, non prévue jusqu’ici, et son élection
directe par le peuple.
Ainsi en 1995 Menem a été réélu, en obtenant près de 50% des voix. D’ailleurs, une
vue d’ensemble des nouvelles dispositions constitutionnelles, comme par exemple la
faculté (officielle cette fois) pour l’exécutif d’édicter des décrets de nécessité et
25
A.Ventura, « Los decretos de necesidad y urgencia : un salto a la vida aconstitucional », dans Revista
Latinoamericana de Derecho, Ano I, num.1, janvier-juin 2004, pp. 517-575
26
P.Galligo, op.cit. p.2
27
Id. p.535
28
N.L. Melul, « Politica y Economia Latinoamericana : El liderazgo politico de Carlos Menem (1989-1995) », Revista De
Ciencia Politica, www.revcienciapolitica.com.ar/num1art.8.php, p.4
29
Id. p.4
d’urgence, le droit de véto partiel contre les lois proposées par le Congrès, ainsi que la
délégation législative 30, ont renforcé davantage l’assise du Président argentin tout en
conduisant à la concentration du pouvoir entre les mains de l’exécutif 31.
On pourrait donc parler d’un type particulier de démocratie, mise en place et
développée au nom des instabilités économiques, une « démocratie déléguée »32.
Néanmoins, derrière le gouvernement autoritaire de Carlos Menem se cache
l’exécution d’un ensemble d’obligations envers le FMI. Créancier du pays depuis
l’époque de la dictature de Videla, les engagements de l’Argentine vers le FMI datent de
1976.
Les programmes d’ajustement du FMI suivent peu ou prou la même logique. Ils
comprennent des politiques d’austérité visant à accroître les recettes et réduire les
dépenses courantes. Il s’agit de politiques qui reposent schématiquement sur la décote
des salaires et des pensions, des licenciements des fonctionnaires et des privatisations
d’une grande partie du secteur public notamment des services de santé et d’éducation.
Dans le cas de l’Argentine, la participation du FMI était déterminante pour
l’évolution financière du pays. Son intervention étant conditionnée par la volonté de
gouvernements, l’Argentine trouve son économie, au milieu des années 1990, en grande
difficulté.
Malgré le succès initial du mandat de Carlos Menem, à partir de la seconde partie de
sa gouvernance le paysage économique s’inverse. La crise mexicaine et son effet
« tequila» 33 ainsi que la parité fixe du péso avec le dollar américain, qui empêche la
dévaluation de sa monnaie, conduisent l’Argentine à une perte de compétitivité et
marquent ainsi le passage de la croissance à la récession34.
Le gouvernement Menem fait appel au FMI qui accorde au pays, le 3 mars 1995, un
prêt de 2 milliards de dollars, le premier parmi une série d’aides financières qui ont suivi,
jusqu’à l’implosion économique de 2001.
Indépendamment de la réussite des mesures face à la crise financière argentine, il
est indéniable que les politiques menées par le gouvernement Menem, aussi bien que
des gouvernements qui lui ont succédé, constituaient en grande partie l’application des
programmes inspirés, voire imposés par les institutions créancières, le FMI a leur tête.
30
Articles 99§3, 80 et 76 de la Constitution argentine
P.Galligo, op.cit, p.5
32
N.L.Melul, op.cit.p.3
33
‘’"L'effet téquila" est le nom donné à la deuxième crise financière mondiale des années 1990. Cette deuxième
crise a débuté en 1994 avec l'effondrement brutal du Peso mexicain. L'ensemble des acteurs économiques craint une
contagion sur la totalité des pays d'Amérique latine dont les monnaies ont connu de fortes pressions à la baisse.
Craintes justifiées puisque la crise s'étendit à l'ensemble de l'économie réelle du pays, puis eu des répercussions dans
le monde entier, en particulier en Amérique du Sud. Comme cette crise a eu pour épicentre l'Amérique latine,
ses conséquences ont reçu le nom de l'effet téquila’’, définition par www.glosaire-international.com
34
M.Lemoine, « Face aux créanciers, effronterie argentine et frilosité grecque », le Monde Diplomatique, avril 2012
31
D’ailleurs, la condition préalable à l’octroi des prêts, selon le principe de
conditionnalité35, est la « mise sous tutelle » de l’Etat concerné. Selon ce principe, et
notamment pour faire face à la nécessaire survie économique du pays, le Président
Menem a justifié, non seulement le contenu des politiques adoptées, mais aussi la mise
à l’écart des principes démocratiques.
De même, ce transfert de compétences nationales d’un gouvernement
démocratiquement élu vers une institution supranationale, le rôle de laquelle se limite
au soutien financier du pays, implique que l’Etat renonce à sa souveraineté
économique. Par extension, la prise de décisions à un niveau supranational, libère les
pouvoirs étatiques de leurs responsabilités à l’égard des citoyens, mettant ainsi en
cause l’Etat de droit.
Le cas argentin est révélateur de ce phénomène d’internationalisation de la gestion
des crises financières. La stabilité économique en tant qu’objectif prioritaire des
gouvernements amène à la domination absolue de l’économie. Tel est le cas
actuellement en Europe, et plus particulièrement en Grèce. La profonde crise
économique qui sévit dans le pays ces dernières années, constitue un exemple
emblématique de ce passage de l’empire des lois à l’empire des normes économiques.
2. Le cas grec : la marginalisation croissante du parlement grec
Le début de la crise actuelle en Grèce est accompagné par un sentiment de peur et
d’incertitude pour l’avenir du pays. L’exclusion éventuelle de la zone euro ou même de
la communauté européenne, ainsi que la menace d’une éventuelle faillite ayant des
conséquences indéfinies et, selon les gouverneurs, désastreuses, ont cultivé un
sentiment de panique au sein de la société. Le gouvernement évoque des sacrifices du
peuple grec, qui se traduisent par des mesures dures mais indispensables pour la survie
du pays. Dans ce contexte, le renforcement de l’exécutif se manifeste sous la forme d’un
mépris envers les institutions démocratiques, et notamment envers la démocratie
représentative et le Parlement.
Le premier indice de ce mépris est, comme dans le cas américain et argentin,
l’utilisation massive de la législation déléguée soit la production massive de normes de la
part de l’exécutif. Ainsi, on constate un recours abusif à l’article 44§1 de la Constitution
grecque, qui prévoit que « dans des cas exceptionnels d’une nécessité extrêmement
urgente et imprévue, le Président de la République peut, sur proposition du Conseil des
35
Selon le principe de conditionnalité «Lorsqu’un pays emprunte auprès du FMI, ses autorités acceptent d’ajuster leurs
politiques économiques pour surmonter les problèmes qui les ont conduites à solliciter l’aide financière de la
communauté internationale. Les conditions de ces prêts permettent également de veiller à ce que le pays soit en
mesure de rembourses le FMI afin de mettre les ressources à la disposition d’autres pays membres qui en ont besoin.
Depuis quelques années, le FMI s’efforce de simplifier la conditionnalité pour permettre aux pays membres de
s’approprier des politiques solides et performantes », La conditionnalité du FMI, fiche technique, www.imf.org
ministres, édicter des actes de contenu législatif »36. Ces actes doivent être ratifiés par le
Parlement dans quarante jours de leur édiction, sinon ils deviennent caducs mais
uniquement pour l’avenir. De cette manière, le gouvernement a la possibilité, via le
rôle symbolique du Président de la République, de légiférer seul, sans l’intervention du
Parlement. Ce dernier, ne participe que quand l’acte a déjà produit ses résultats, en se
trouvant devant des faits accomplis.
Les trois gouvernements grecs successifs qui se sont succédé au pouvoir depuis
2009, ont largement employé l’article 44 pour régler des sujets divers, lesquels peuvent
difficilement être qualifiés d’urgents, et encore moins comme des sujets dérivant d’une
nécessité imprévue. D’ailleurs, les conditions matérielles de l’article 44, et
principalement l’existence de cas exceptionnels, échappe, selon l’avis dominant, au
contrôle juridictionnel37, ce qui laisse une grande marge de manœuvre à l’exécutif.
Depuis l’entrée en vigueur de la Constitution grecque en 1975 jusqu’en 2010, seuls 2-3
actes de contenu législatif ont été édictés par an, alors qu’uniquement en 2012, en
pleine crise, 25 actes ont été émis 38.
Un deuxième phénomène qui conduit à la dégradation du fonctionnement du
Parlement, est sans doute le vote des lois par la procédure d’urgence, selon l’article
76§4 de la Constitution. Si le gouvernement qualifie un projet ou une proposition de loi
de caractère très urgent, le vote après un débat limité lors d’une séance devant
l’assemblée plénière. Un exemple frappant de l’usage excessif de cette disposition
constitutionnelle constitue le vote de la loi 4093/2012, dénommée le 3 ème
Mémorandum. Cette loi de 123 pages, contient uniquement un seul article qui modifie
un grand nombre de domaines de la vie économique et sociale39. Plus précisément,
parmi les divers domaines de réglementation affectés par cet article figurent
notamment : la réduction du traitement et de la pension des fonctionnaires, la
modification du Code des Avocats, du Code de Procédure Administrative, du Code Fiscal,
la mise en disponibilité pour plusieurs agents du secteur public, la privatisation
d’importants biens publics, tels que l’aéroport d’Athènes et beaucoup d’autres
domaines sans relation entre eux 40.
En effet, le vote sous une procédure abrégée d’une pléthore de mesures très
importantes pour la majorité des grecs, prive les députés de la faculté de proposer un
36
Selon l’avis dominant les actes de contenu législatif de l’article 44§1 de la Constitution grecque ont la même force
juridique que les lois, voir à titre indicatif K. Mavrias, Droit Constitutionnel, Ed.A.N.Sakkoulas, 2ème,2002, p.455-456, P.
Poulis, Manuel du droit constitutionnel et des institutions, Ed. Sakkoulas Athènes-Théssalonique, 4ème,2007, p.100.
37
Voir, à titre indicatif A.Papakonstantinou, « Actes de contenu législatif : dispositions constitutionnelles et contrôle
de légalité, à l’occasion de CE 1250/2003 », (en grec), Justice Administrative, (revue juridique grecque) 16/2004, p.22,
P.Pararas, « Le contrôle juridictionnel des actes de contenu législatif, Commentaires sur CE 3636/89 », (en grec), dans
Ed. du Barreau d’Athènes, p.1
38
P.Pavlopoulos, Le Droit Public au temps de la crise économique. Le « Labyrinthe » économique, le « Minotaure »
néolibéral et le « Thésée » institutionnel (en grec), Ed. A.A Livani, Athènes 2013, p. 168
39
K.V.Chryssogonos, A. Kaidatzis, « Le vain sacrifice d’Iphigénie. Réflexions préliminaires sur l’inconstitutionnalité de la
loi 4093/2012 », (en grec), dans le Tribune Juridique (revue juridique grecque), 2012, p.2682
40
I.Kamtsidou, « L’intérêt public aux temps de crise », www.constitutionalism.gr, p.10
amendement ou de contester le contenu de la loi. La nécessité d’une norme de forme
législative, et donc revêtue d’une légitimité accrue, en combinaison avec la crainte d’une
éventuelle faillite du pays, justifie la mise à l’écart du Parlement en rendant son rôle
plutôt symbolique.
De même, l’effort du gouvernement pour donner une apparence de légalité à son
action, le conduit à recourir fréquemment à des délégations législatives. Outre la
nécessité de trouver des solutions rapides, le gouvernement grec demande
constamment au Parlement des délégations pour régler des sujets « techniques » pour
lesquels les membres de l’exécutif sont plus compétents. Ainsi, une partie importante
de la législation de la crise consiste, dans la réalité en des normes issues de l’exécutif,
suite aux délégations extrêmement vastes et indéfinies. Ces délégations, au lieu de
réglementer des matières plus particulières, d’être d’intérêt local ou de caractère
technique selon l’article 43 §2 de la Constitution grecque, s’étendent à des domaines
généraux et cruciaux et souvent modifient même des lois préexistantes. D’ailleurs, le
Conseil d’Etat interprète largement l’exigence de délégations spéciales et bien définies
de l’article 43§2, permettant ainsi au gouvernement d’agir de manière indépendante 41.
Pourtant, un regard plus approfondi sur les raisons du déclin du rôle du Parlement
grec au profit de l’exécutif démontre que l’action du gouvernement n’est pas si
indépendante qu’on le pense, mais au contraire elle est fortement liée à ses obligations
vers les créanciers du pays.
Ainsi, à partir de mai 2010, le gouvernement grec signe une série d’accords et
conventions de prêts avec le FMI, la Banque Centrale Européenne et les Etats-membres
de la zone euro, représentés par la Commission Européenne, en sollicitant des aides
financières 42. Parmi eux, le fameux Mémorandum of Understanding, un accord
international informel entre la République Hellénique et la Commission Européenne au
nom des Etats membres de la zone euro, qui constitue un programme de politique
budgétaire que le gouvernement grec devait suivre. Le Mémorandum, n’ayant pas de
caractère contraignant, il s’intègre dans l’ordre juridique national par son ajout à la loi
3845/2010 en tant qu’annexe.
De cette façon, les dures mesures d’austérité contenue dans le Mémorandum, que le
gouvernement met en place, lesquelles affectent gravement une multitude de droits
sociaux, se présentent comme des politiques financières inévitables qui engagent le pays
à l’égard de ses créanciers. En outre, pour souligner la nécessité d’application de ces
mesures et afin d’éviter toute contestation indésirable de celles-ci, le Conseil de l’Union
Européenne édicte des décisions contenant ces mesures spécifiques, lesquelles doivent
41
P.Pavlopoulos, op.cit, p. 169
A.Manitakis, « Les Problèmes Constitutionnelles du Mémorandum », (en grec), Droits de l’Homme (revue juridique
grecque), n.51/2011, p.691
42
être adoptées dans des délais précis 43. Ces décisions, fondées sur les articles 126§9 et
136§1 du TFUE, qui réglementent les procédures du déficit public excessif des Etats
membres de l’Union Européenne et de la zone euro respectivement 44, limitent
incontestablement l’indépendance du pouvoir législatif dans la mesure où ils
déterminent seuls le contenu des nouvelles lois 45.
En d’autres termes, plusieurs mesures importantes prises par le gouvernement grec,
s’intègrent aux décisions du Conseil de l’UE, obtenant de cette manière une légitimité
communautaire et donc accrue. D’ailleurs, ces décisions peuvent être modifiées et mises
à jour par d’autres décisions du Conseil après évaluation du progrès économique du
pays par la troïka.
On constate donc que le programme budgétaire du gouvernement, qui va conduire à
l’assainissement économique de la Grèce, est dicté par des organismes européens et
internationaux et imposé au pays en tant qu’engagement national et condition préalable
pour la continuation du financement accordé. Ainsi, les différentes mesures restrictives
adoptées depuis 2010, qui ont enfoncé le pays dans la récession et entrainé une hausse
massive du taux de chômage (27.3% en 2013), apparaissent comme la seule réponse
possible au dilemme austérité ou exclusion de la zone euro. L’existence éventuelle de
mesures alternatives, et moins restrictives, ne constitue pas un choix libre laissé au
gouvernement, conformément à sa compétence pour la conduite de la politique
nationale générale, selon l’article 82§1 de la Constitution.
En fin de compte, on constate que la crise financière du pays, traitée comme une
situation d’urgence, justifie des dérogations au processus législatif ordinaire. Toutefois,
ces dérogations, souvent abusives, constituent dans la réalité le moyen pour s’écarter du
Parlement, pour faciliter la mise en œuvre de programmes budgétaires sévères. Ces
programmes, menés par le gouvernement mais inspirés et imposés par les créanciers du
pays, restreignent radicalement la compétence propre de l’exécutif de conduire la
politique économique, budgétaire et sociale du pays 46.Finalement, c’est au nom du
respect de ses engagements envers les organismes internationaux, que la Grèce se
trouve contrainte de sacrifier le principe démocratique pour tenter d’atteindre une
stabilité économique.
43
Un des exemples le plus caractéristique est la décision 2010/320/UE avec laquelle le Conseil de l’UE, ayant comme
but le renforcement et l’approfondissement de la surveillance budgétaire exercée, a adressé à la Grèce un avis pour
la mise en œuvre de mesures spécifiques d’ajustement budgétaire, lesquelles sont jugées nécessaires pour la lutte
contre le déficit.
44
F.X.Priollaud, D.Siritzky, Le Traité de Lisbonne, Texte et Commentaire article par article des nouveaux Traités
Européens (TUE-TFUE), La documentation Française, Paris 2008, p. 253, 260
45
C.Giannakopoulos, L’influence du droit de l’Union Européenne sur le contrôle de constitutionnalité des lois, (en grec),
Ed. Sakkoulas Athènes-Thessalonique, 2013 , p.223
46
K.V.Chryssogonos, La fraude à la Constitution à l’ère des Mémorandums,(en grec), Ed. Livani, 2013, p.28
CONCLUSION
L’examen de trois pays en situation de crise financière, dans des périodes différentes
et ayant des places différentes au sein de la communauté internationale, nous amène à
un constat commun: le renforcement du pouvoir exécutif au détriment du législatif
constitue la conséquence inévitable de l’activation de l’état de nécessité. L’exigence de
solutions rapides et efficaces favorise la mise à l’écart des longues procédures
parlementaires au profit de l’efficacité et de la rapidité associés à l’action de l’exécutif.
Ainsi, le principe de séparation des pouvoirs se trouve malmené et fragilisé. Les
pouvoirs extraordinaires du Président Roosevelt pendant la période du New Deal ont
dépassé les limites constitutionnelles entre les pouvoirs de l’exécutif et celles du
Congrès47. De même, l’hyper présidentialisme de Carlos Menem en Argentine et les
politiques d’austérité que le FMI a imposées, ont conduit à une réduction dramatique de
l’Etat de droit, au nom du sauvetage économique du pays. Enfin, les emprunts continus
de la Grèce auprès des organismes internationaux augmentent la dépendance du pays
envers les acteurs extérieurs en limitant ainsi sa souveraineté. En outre, le filet de
sécurité de la zone euro empêche la Grèce de faire faillite mais aussi de dévaluer sa
monnaie, suivant l’exemple d’Argentine, la condamnant ainsi à l’austérité.
Les crises financières engendrent alors sans aucun doute la domination des règles de
l’Economie sur le plan juridique et social. Cette domination apporte une interprétation
extensive si ce n’est un contournement des textes constitutionnels. L’exemple de ces
trois pays confirme ce propos. Néanmoins, à l’instar des cas argentin et grec, la crise
économique des Etats-Unis est restée une affaire nationale. L’action extraordinaire du
Président Roosevelt n’a pas été le résultat d’une obligation, d’un engagement imposé
par l’extérieur mais le choix propre d’un Président, lequel à son deuxième mandat et en
pleine crise, a obtenu le 60.1% des voix. Au final, l’intervention de Roosevelt sur
l’économie était une tentative d’établir ce que l’on appellerait aujourd’hui l’Etat social
libéral. Au contraire, l’Union Européenne, qui a fondé sa légitimité même sur l’Etat de
droit et le principe démocratique, impose à ses membres des politiques qui conduisent
au renversement de ces principes fondamentaux.
Il est topique que la régulation mondiale de l’économie ait entraîné le déploiement
de nouvelles expressions telles que la « gouvernance mondiale », faisant peu de cas des
notions de démocratie, d’Etat de droit et de séparation des pouvoirs. Dès lors, il faudrait
repenser le droit constitutionnel au sein du droit international économique, afin que
celui-ci ne soit plus la variable d’ajustement de celui-là, mais bien au contraire, qu’il
forme le dernier garde-fou, face à l’économisation généralisée des rapports sociaux. Il
en va, je crois, de nos principes démocratiques.
47
C. Rossiter,op.cit. p.264