Deux Caïn, peut-être même trois Demian, Abel Sanchez et

Transcription

Deux Caïn, peut-être même trois Demian, Abel Sanchez et
Deux Caïn, peut-être même trois
Demian, Abel Sanchez et Le Vent noir
« Race de Caïn, au ciel monte
Et sur la terre jette Dieu ! »
Charles Baudelaire, Abel et Caïn, Les Fleurs du Mal
Demian
Rien ne présente moins de similarités que les deux oeuvres que nous nous proposons d’étudier, cette
riche diversité étant la preuve que le mythe littéraire de Caïn est complexe, comme s’attache à le
montrer dans sa belle étude Véronique Léonard-Roques, Caïn, figure de la modernité (Champion),
fruit d’une thèse remaniée. J’évoquerai dans les lignes qui suivent deux auteurs, Hesse et Unamuno,
d’ailleurs étudiés, parmi d’autres (dont Butor et Tournier), par le livre de Véronique Léonard-Roques.
Rapidement exposées, les perspectives de notre analyse sont les suivantes : alors que Hesse fait dans
Demian explicitement référence à la figure de Caïn, quitte à bien vite oublier le texte sacré sur lequel
se greffera le palimpseste littéraire, dirigeant ainsi son lecteur vers une sorte de parabole nietzschéenne
sommaire évoquant un royaume qui serait par delà Bien et Mal, Unamuno élabore une curieuse et
splendide méditation poétique et théologique à partir du canevas biblique qu’il gauchit sans le
pervertir. C’est même tout le contraire qui se produit puisque, en se nourrissant des silences de
l’histoire racontée par la Genèse, le penseur et écrivain basque nous a livré une œuvre tourmentée,
voire tragique, qui constitue une admirable méditation sur le mystère de la rédemption. Entre l’œuvre
de l’auteur du Loup des steppes et celle d’Unamuno, il y a toute la distance qui sépare un commentaire
n’hésitant pas à alourdir le texte biblique de considérations amorales qui ne sont pas les siennes d’une
superbe parabole. Nous sommes loin, avec cette dernière œuvre, avec aussi l’exemple de l’écrivain
méconnu et immense que fut Paul Gadenne1, qui médita sans relâche, dans presque chacune de ses
œuvres, sur le mystère de la damnation encourue par le réprouvé, des petites catégories thématiques,
au demeurant, trop souvent, psychanalysantes, choisies par Véronique Léonard-Roques2. Je ne ferai
qu’évoquer Le Vent noir, le deuxième roman de Gadenne.
Demian, qui date de 1919, est l’un des premiers romans d’importance de son auteur, oeuvre
romantique pourrait-on dire, qui annonce pourtant les autres romans de Hesse : Siddhartha en 1922,
Le Loup des steppes en 1927, Le Voyage en Orient en 1932, enfin Le Jeu des perles de verre qui paraît
en 1943, trois années avant que l'helvétique citoyen ne reçoive le prix Nobel de littérature. Demian,
s’il parle mainte fois de la figure de Caïn, est avant tout un roman d’apprentissage initiatique.
Empruntons un instant la plume de Maurice Blanchot3 pour donner de l’œuvre un résumé succinct :
« Le jeune Sinclair raconte sa vie : comment il découvre le partage du monde en deux zones, l’une
claire où auprès de ses parents l’existence est droite et innocente, l’autre dont on ne parle presque
pas, qui se tient dans les basses régions domestiques et où celui qui passe est exposé à de grandes
forces mauvaises. Il ne faut qu’un hasard pour y tomber, et le jeune Sinclair y tombe en effet, entraîné
1
Il fallait s’y attendre, Véronique Léonard-Roques ne mentionne nulle part l’œuvre de Paul Gadenne. A ce titre,
signalons l’ouvrage de Didier Sarrou consacré à l’auteur du Vent noir : Paul Gadenne (Rennes, La part
commune, 2003).
2
Véronique Léonard-Roques, Caïn, figure de la modernité (Champion, 2002, p. 349) où nous lisons par exemple
cette phrase typique du gauchissement que j’ai évoqué : « Révélation de la part nocturne, mais féconde du moi, il
[Caïn] est incitation à tuer la dimension abélienne d’attachement au confort ou aux valeurs du passé. »
3
Voir l’article de Maurice Blanchot intitulé « H. H. », dans Le Livre à Venir (Gallimard, coll. Folio Essais,
1986), p. 233.
1
par le chantage d’un garnement de faubourg à une cascade d’actions répréhensibles sous le poids
desquelles son monde enfantin s’altère et s’effrite. C’est alors que paraît Demian. Demian n’est qu’un
camarade de classe, un peu plus âgé. Il va non seulement délivrer Sinclair du chantage, mais l’initier
à l’effrayante pensée du Mal qui ne s’oppose plus au bien, mais représente l’autre face, sombre et
belle, du divin. » Tout est dit dans ces quelques lignes, et l’apparente banalité qui caractérise la
description de Demian ne doit point nous leurrer : elle est, bien évidemment, voulue, puisque Demian
est tout sauf un camarade de classe anodin. Ou plutôt, c'est parce qu'il est aussi un anodin camarade
de classe, comme Allan Murchison est aussi un banal plaisancier de fin de saison, que l'aura mauvaise
de la personnalité réelle du jeune homme va singulièrement s’affirmer. Quelle est l’identité de
Demian ? Demian est un éveilleur, un pervertisseur – on songe ici à celui qui devient l'ami de Dorian
Gray ou au beau ténébreux de Julien Gracq, au Ménalque de Gide, au Claudius Ethal de Lorrain : tous
ces personnages sont de la même veine –, un démon, un descendant du rebelle, du renégat Caïn. Il est
une sorte de Prométhée ambigu et fascinant, qui apprend au jeune Sinclair que le Mal, à l’évidence, ne
mérite pas le nom qu’on lui donne, que les faibles lui donnent, que lui donnent tous les petits Abel.
Car la vie de l’esprit, chez le personnage romanesque de la quête, s’éveille toujours par le Mal, en
commettant celui-ci, occasion justement réalisée de bafouer l'innocence muette là où la conscience ne
tarira jamais plus de phrases. Celui qui est passé à l’acte parle toujours, comme Sinclair :
« Maintenant, le Diable me tenait par la main; maintenant, mon ennemi était à mes trousses »,
s’exclame ainsi Sinclair4, après avoir joué au fanfaron. Et immédiatement, avec la certitude d’être
tombé dans les griffes du diable, surgit celle de ne plus être un enfant : « Je sentais très nettement que
d’autres fautes suivraient ma faute, que mon apparition dans le cercle familial, le salut que
j’adresserais à mes sœurs, le baiser que je donnerais à mes parents, ne seraient que mensonge et que
je portais, cachés en moi, une destinée et un secret » (39). Ce secret, c’est de ne pas être comme les
autres, ce que Demian, sorte d’idole sans âge – « Il ne me parut ni vieux ni jeune, mais âgé de mille
ans, ou plutôt, sans âge, portant l’empreinte d’autres cycles que ceux vécus par nous » (80) –, va lui
révéler, par le moyen hardi d’une défense de Caïn, étonnante aux yeux du très puritain Sinclair. « Bref,
nous dit Demian, je considère Caïn comme un fameux type, et j’estime que c’est uniquement à cause
de la crainte qu’il inspirait qu’on a inventé toute cette histoire » (53). Celle de la marque biblique bien
sûr. L’idée est vieille en littérature, vieille comme le monde, âgée comme la littérature – ou plutôt les
légendes – elle-même presque aussi vieille que le monde, et nombreux sont les exemples d’auteurs et
d’œuvres qui se sont préoccupés de mettre le droit du côté de Caïn : citons trop rapidement le Cain de
Byron, le Qaïn de Leconte de Lisle, celui enfin de Baudelaire. Très vite, Sinclair va se ranger à
l’opinion de son étrange ami, jusqu’à se persuader, non seulement qu’il est, lui aussi, un descendant de
la race maudite, mais que cette race, par une très surprenante injustice, n’a attiré sur elle toutes les
foudres que parce qu’elle était réellement élue (donc, maudite, puisque l'élection est aussi négative).
Ainsi, chez Sinclair, la claire acceptation d’être sous l’emprise du Mal, une fois revendiquée, devient
cri de haine jeté sur les faibles, les médiocres : « Oui, dit-il, moi qui étais Caïn et qui portais le signe
sur mon front, ne m’étais-je pas imaginé que ce signe était, non une marque infamante, mais une
distinction, et que ma perversité et ma misère m’élevaient bien au-dessus de mon père, bien au-dessus
des bons et des justes ? » (55). On se souvient ainsi que Demian fait l’apologie du mauvais larron au
détriment du bon, parce que le premier seul a eu le courage de dire non jusqu’au bout. Je cite
longuement ce passage révélateur : « Elle est sublime cette évocation des trois croix qui se dressent
côte à côte sur la colline ! Mais voici qu’arrive ce récit sentimental, cette petite histoire de brochure
pieuse qu’est la scène avec le bon larron ! Il a été un criminel ; il a commis Dieu sait quelles actions
monstrueuses, et maintenant, il larmoie sur ses péchés et manifeste un repentir pleurard. Quelle
valeur peut avoir, à deux pas de la tombe, un tel repentir, je te prie ? Mais ce n’est là qu’une histoire,
inventée par les prêtres, douceâtre et malhonnête, onctueuse, attendrissante [...]. Si, aujourd’hui, tu
4
Demian, Le Livre de Poche, 1994, p. 38 (sans autre mention, les chiffres entre parenthèses renvoient aux
éditions des œuvres de ces deux auteurs).
2
avais à choisir un ami parmi ces deux larrons, auquel des deux accorderais-tu plutôt ta confiance ?
Certes, non à ce converti pleurnichard, mais à l’autre. C’est là un type ! Il fait preuve de caractère. Il
se moque d’une conversion, qui, vu sa situation, ne serait que belles phrases et, au dernier moment, il
ne renonce pas lâchement au Diable qui a dû l’aider jusqu’à ce moment-là. C’est un caractère, et
dans la Bible, les gens de caractère ne trouvent guère leur compte. Peut-être aussi était-il un
descendant de Caïn » (90).
C’est que le Mal n’est pas véritablement là où l’on croit qu’il est, c’est-à-dire auprès du Malin. C’est
que le Mal, en fin de compte, rien ne nous certifie qu’il soit dans le geste meurtrier de Caïn abattant
son frère : cela n’est affaire que de point de vue, que de valeur qu’il faut, avec Nietzsche, renverser,
inverser. Alors le jeune Demian affirme qu’il faudrait certes rendre un culte au Mal – « Aussi
devrions-nous, outre le culte de Dieu, célébrer le culte du Diable » (91) – mais surtout s’assurer que le
Bien n’a point usurpé une place qui n’est pas en réalité la sienne mais celle du Mal, aristocratique
entité s’il en est. Dès lors, la place indélicatement occupée par le Bien (qui n’est en fait que la peur et
la médiocrité du grand nombre, de cette masse stupide des « Assis » comme l’écrivait Rimbaud) n'est
autre que l'agora criarde et bovinement démocratique, puisqu'il est certain « que la volonté de
l’humanité n’a jamais été celle des communautés actuelles, des états, des peuples et des églises »
(184). Car l’humanité, au seuil, selon Demian, d’une aventure prodigieuse et impensée, si elle veut
vivre et se perpétuer, doit être prise en main par quelque individu, quelque homme fort, quelque
personne ne craignant pas une absolue solitude : « Il y a eu des martyrs qui se sont fait crucifier
volontiers, mais ils n’étaient pas des héros. Ils n’étaient pas délivrés. Ils voulaient quelque chose de
cher et d’intime. Ils avaient un modèle ; ils avaient un idéal. Mais celui qui ne veut que sa destinée n’a
ni modèle, ni idéal, ni rien de cher et de consolant autour de lui. Et ce serait ce chemin-là qu’il
faudrait prendre » (175). Il s’agit donc de saisir la vague, le reflux de l’Histoire dont parlait
Shakespeare dans Jules César, pour créer une nouvelle Histoire, déjà écrite par ces grandes figures
que sont Jésus ou Nietzsche, Moïse ou Bouddha, enfin Napoléon ou Bismarck ! J’avoue ne guère avoir
de goût pour un aussi prodigieux syncrétisme, mais, puisqu’il s’agit de mener les hommes « dans les
espaces dangereux »(196), et, par cet acte noble, de se conformer bizarrement à une pesante fatalité
omnisciente et souveraine — voilà sans doute le Dieu véritable de Hermann Hesse, et non pas ce Dieu
ridicule qui contient « le Diable en lui » (91), c’est-à-dire : le fatum, le Destin, l’Eternel Retour —,
puisqu’il faut aussi que cette mission périlleuse passe par la plus rigoureuse des ascèses personnelles,
puisqu’enfin il faut réconcilier le Bien et le Mal5 —, puisqu’il faut souhaiter la réalisation de ce Grand
Oeuvre pour que ce grand et terrible Révolté que fut Caïn trouve un peu de repos, alors, mon Dieu,
pourquoi pas !
Abel Sanchez et Le Vent noir
« Cordero blanco del Señor, que quitas
los pecados del mundo y que restañas
la sangre de Caín con la que corre
de tu hendido costado [...]. »
Miguel de
Unamuno, El Cristo de Velázquez
5
Citons ainsi ces mots de Hesse donnés par Blanchot : « Pour moi, les mots les plus hauts de l’humanité sont ces
couples de mots dans lesquels la duplicité fondamentale a été exprimée en signes magiques, ces quelques
sentences et ces symboles secrets où les grandes oppositions du monde sont reconnues comme nécessaires et en
même temps comme illusoires » (cf. article mentionné, p. 235).
3
Beaucoup plus modeste dans son ambition, beaucoup plus sobre mais aussi intéressante me semble
une oeuvre peu connue de l’auteur du Sentiment tragique de la Vie et de L'Agonie du Christianisme.
Abel Sanchez est un roman presque contemporain de Demian, puisque sa parution date de l’année
1917. Cette fois, le thème de Caïn y est explicitement traité, malgré le titre même de l’ouvrage,
puisque Abel Sanchez, grand ami – et presque frère – de Joaquin Monegro, est un médiocre, un fat
enorgueilli de sa peinture. Séduisant et attirant toujours, à la différence de son ami, la sympathie, Abel
épouse la cousine de ce dernier, alors que celui-ci la convoitait. Marié, Abel a un fils, que Joaquin
prendra sous son exigeante affection, qui se mariera entre-temps avec la fille qu'il a eue de son épouse.
La boucle est bouclée lorsque le jeune couple aura un enfant, qu’Abel voudra conquérir, dont il voudra
se faire le grand-père préféré ; ivre d’une douleur et d’une haine jamais taries, Joaquin tuera alors,
comme dans le récit biblique, Abel. Le canevas est donc simple, dépouillé à l’extrême, et j’hésite
même à parler pour cette oeuvre de roman. À vrai dire, la prédominance des dialogues, l’étonnante
absence de toute indication spatiale précise – alors que la dimension temporelle, comme matrice de la
haine de Joaquin est, elle, obsédante –, tirerait plutôt Abel Sanchez du côté du drame, de la pièce de
théâtre, donc, du tragique. Je crois ainsi qu’Abel Sanchez est une oeuvre unique, une moderne
réécriture de ces mystères chers au cœur du grand Moyen-Âge, où rien n'importait que le déroulement
d’une tragédie symbolique, la progression de la lutte que se livrent les âmes – et non les personnages,
sommairement définis – pour gagner le Ciel et se délivrer de l’Enfer. Dans sa Préface, Unamuno écrit
ainsi que l’envie qu’il a « essayé de montrer dans l'âme de [son] Joaquin Monegro est une envie
tragique, une envie qui se défend d’elle-même, et que l’on pourrait appeler angélique. »6 Le mot a été
plusieurs fois écrit : tragique. Tout l’effort de notre auteur va être non seulement de dépeindre un
sentiment condamnable, puisque mauvais et délétère (l’envie, la jalousie, la haine dévorant le cœur de
Joaquin) mais surtout un sentiment qui soit grand, donc, non pas excusable, mais compréhensible par
le lecteur. Ainsi Unamuno n’a de cesse de pardonner le crime de Joaquin, en le hissant à un degré
supérieur de moralité. Non pas, donc, en faisant de son terrible personnage d’envieux un quelconque
surhomme prétentieux et dédaignant comme une billevesée la morale, c’est-à-dire la claire — mais
inféconde — distinction entre le Bien et le Mal, mais fouillant son cœur, son âme, jusqu’à s’enfoncer
assez profond pour trouver cette étrange clairière, vaste et lumineuse, innocente et céleste, innocente
dans le Mal. Barbey d’Aurevilly dans ses Diaboliques, Bernanos dans ses premiers romans sont, je
crois, les noms qu’il faudrait rapprocher de celui d’Unamuno pour évoquer cette originale idée d’un
Mal, d’un Péché, non pas blanchis stupidement, mais innocents, transparents même dans leur féroce
malfaisance : une sorte de péché, si je puis dire, d'avant le Péché, un crime sans tache. Lisons ces
lignes significatives de l’auteur, écrites en 1928 : « Et maintenant, en relisant pour la première fois
mon Abel Sanchez, j’ai ressenti la grandeur de la passion qui habitait mon Joaquin Monegro et j’ai
compris combien il est supérieur, moralement, à tous les Abel. Le Mal, ajoute-t-il, ce n’est pas Caïn ;
ce sont les petits Caïn. Et les petits Abel » (12). Bien sûr, l’auteur, que l’on devine amoureux de sa
créature blessée – jamais Unamuno ne parle d’Abel comme il le fait, avec tendresse, de son Joaquin –,
va tenter de légitimer celle-ci, de lui enlever l’entière responsabilité de ses actes. Ainsi intervient le
thème de la fatalité, du destin, présents déjà dans le Qaïn de Leconte de Lisle7, qui offrent à l’écrivain
et à son lecteur la possibilité d’une facile compréhension du héros tragique : comment ne pas aimer
celui qui fait le Mal parce qu’il est condamné par un décret divin à le faire, contre sa propre volonté ?
Voici d’ailleurs ce que pense Joaquin, lorsqu’il prend conscience de la véritable nature du sentiment
qu’il éprouve envers son ami Abel : « Cette haine, je formais le projet de la dissimuler et, tout à la
6
Abel Sanchez de Miguel de Unamuno (L’Âge d’Homme, coll. Vent d’est Vent d’ouest, 1995, Préface), p. 11.
Par exemple dans ces quelques vers de la 62è strophe du poème : « Ai-je dit à l’argile inerte : Souffre et
pleure !
Auprès de la défense ai-je mis le désir,
L’ardent attrait d’un bien impossible à saisir,
Et le songe immortel dans le néant de l’heure ?
Ai-je dit de vouloir et punir d’obéir ? »
7
4
fois, de la nourrir, de l’élever et de la soigner au plus profond des entrailles de mon âme. Haine ? Je
ne voulais pas encore lui donner son nom, ni reconnaître que j’étais prédestiné, fait de sa pâte et de sa
semence. »8 Le Mal qui dévore Joaquin est d’abord scandale à ses propres yeux. Il ne le comprend pas,
il le rejette, il le vomit car il en souffre, car il l’exclut de la si douce et rassurante communauté des
hommes, encerclant le foyer protecteur qui éloigne les bêtes rôdeuses. Joaquin va aussi, face à sa
propre mauvaiseté qui le séduit et l’horrifie tout à la fois, blasphémer contre Dieu, qui, plus que le
diable, est tenu pour le véritable responsable d’une nature aussi étonnamment viciée : « je me défie de
Dieu parce qu’il m’a fait mauvais. Comme il avait fait Caïn mauvais », dit ainsi Joaquin à son
confesseur, qui lui rétorque avec justesse « Il vous a fait libre [...] d’être bon ! » (71).
Très vite pourtant se retourne l’argument, pour présenter cette fois à la conscience de Joaquin une
tentation irrésistible, celle de sa supériorité évidente sur les autres, les médiocres et les mous, ceux qui
n’osent rien, dans le Bien comme dans le Mal. Car c’est encore celui-ci, c’est toujours ce Mal que l’on
ne comprend pas — et que l’on sent bien être l’œuvre, non pas de sa volonté à soi, mais de celle,
exigeante et souveraine, du diable9 — qui pourtant, très cruellement, fait naître votre esprit, le nourrit
utilement d’une sève, empoisonnée certes, mais vitale, précieuse, et, après tout… pourquoi faudrait-il
dédaigner ce poison exquis et subtil, quand les autres s’alimentent de si grossières victuailles ? « Je me
sentis pire qu’un monstre, peut ainsi s’écrier Joaquin Monegro, comme si je n’existais pas, comme si
je n’étais qu’un morceau de glace, et cela pour toujours » (33) ou reconnaître que « le pire n’est pas
de ne pas être aimé, de ne pas pouvoir être aimé ; le pire est de ne pas pouvoir aimer » (38). Ces
amers constats, aussi désolés qu'ils nous paraissent, ne peuvent lutter contre cet autre, fascinant et
altier, qui fait de la haine qu’éprouve Joaquin un cristal plus transparent que l’intelligence, une eau
diabolique plus pure que l’eau sordidement plate de la bonne conscience : « La haine que je ressentais
pour [...] Abel — car c’était bien une haine froide qui s’enracinait en moi — cette haine s’était figée,
durcie. Non pas une plante empoisonnée, mais un bloc de glace qui bloquait mon âme ; ou plutôt
l’âme entière congelée en haine. Une haine si cristalline, qu’à travers elle tout était parfaitement
clair » (32). C’est cette haine de Joaquin, qu’il témoigne à son ami Abel, qui va être le viatique de sa
rédemption, c’est elle qui va lui rendre son comportement intolérable à ses propres yeux : « Non, non !
Assez de haine. Je pouvais t’aimer », dit-il ainsi à son épouse, « je devais t’aimer, c’eût été mon salut,
et je ne t’ai pas aimée » (146). De même, en parlant du tableau de son ami, toile consacrée à l’épisode
évangélique du fratricide, Joaquin s’exclame : « Voyez avec quelle tendresse, avec quelle compassion
et quel amour a été peint le malheureux disgracié. Pauvre Caïn ! Notre Abel Sanchez admire Caïn
comme Milton admirait Satan, il a de l’amour pour Caïn comme Milton en avait pour Satan, car
l’admiration est amour et l’amour est compassion. Notre Abel a compris toute la misère, la disgrâce
imméritée de celui qui tua le premier Abel, de celui qui, selon la légende, fit naître la mort. Notre Abel
nous fait comprendre la faute de Caïn — car il y eut faute — et il nous oblige à le prendre en pitié et à
l’aimer... » (65-6). Cependant, ce premier mouvement de repentir est encore faux, orgueilleux, car, en
dévoilant le sens véritable du tableau de son ami, Joaquin espère lui damer le pion de la création, de la
naissance vraie de l’œuvre d’art, de sa gestation douloureuse et secrète. Très vite, notre héros regrette
ses paroles, ainsi que de n’avoir pas révélé au public l’absence d’émotion qui caractérise la peinture
d’Abel Sanchez : peut-être alors, après avoir dissipé la vaine et fallacieuse enflure de son ami, Joaquin
eût-il pu l’aimer, lorsque « l’autre Caïn, celui de la Bible, celui qui tua l’autre Abel, se prit à l’aimer
quand il le vit mort. Et c’est à ce point de l’histoire que j’ai trouvé la foi », ajoute Joaquin (69).
Rien de simple donc, et surtout, aucun mouvement rectiligne dans cette oeuvre, qui conduirait Joaquin
Monegro vers une facile salvation, vers une commune illumination l’empêchant d’errer tragiquement,
comme c’est le cas dans ce roman. Le but à atteindre est intérieur, personnel, comme dans Demian,
bien qu’il soit l’inverse du mouvement de l’œuvre de Hesse : chez ce dernier, le jeune Sinclair, pour se
découvrir, doit trouver son âme au-delà du Bien et du Mal et qu’importe si la leçon de son étrange ami
8
Abel Sanchez, p. 28.
Ainsi, Joaquin Monegro a-t-il toujours la certitude d’avoir à lutter contre un ennemi puissant, « contre le diable
en personne » (op. cit., p. 47).
9
5
enseigne qu’il faut être prêt, pour cette découverte intérieure, à brûler l’univers entier, à penser même
contre l’idée du Bien, pour rechercher un Mal définitivement solipsiste et assez curieusement
innocent. Dans le roman de Miguel de Unamuno, la quête n’est plus seulement initiatique, mais
tragique, parce qu’elle est incarnée et inscrite dans une chair douloureuse, dans la révolte, le
blasphème et le meurtre. Il s’agit de trouver le Bien, qu’on ne fait dans cette oeuvre pas mine de
confondre avec son ennemi terrible. Il s’agit, en soi, dans son âme, d’extirper la secrète malfaisance,
de tuer la graine caïne du Mal, qui est, aux yeux de Unamuno, envie et haine absolues. Le mouvement
est donc intérieur ici aussi mais il n’est pas cette évasion, cette extinction nirvanesques que Hesse nous
propose.
Chez Unamuno comme dans certains des grands romans de Paul Gadenne (Le vent noir et surtout La
plage de Scheveningen), auteur et œuvres assez curieusement absents, je l’ai dit, de l’étude de
Véronique Léonard-Roques, la plongée du meurtrier dans les eaux du Mal est d’abord la terrifiante
recherche du frère délaissé, Abel, qu’importe si celui-ci est infiniment médiocre. Ainsi, contre la
prudence doctorale qui fait affirmer à l’auteur de notre étude que « Le mythe de Caïn sert de support
aux ambiguïtés et aux déchirements d’un siècle marqué par les vacillements axiologiques et les
bouleversements historiques »10, ce qui est une façon oblique de ne rien écrire que de banal, il ne faut
pas craindre d’affirmer que, chez Unamuno comme chez Gadenne, évoquer l’ombre errante de Caïn
c’est répondre aussi de son acte, c’est répondre d’abord de son meurtre. Il s’agit de quêter la seconde
bouleversante où le malheureux sera enfin réconcilié avec le reste de l’humanité qui l’a exclu et, si
décidément accorder le pardon à ce meurtrier errant est une chose impossible à obtenir des hommes, à
tout le moins l’écrivain se doit de ne jamais condamner son personnage à la damnation11. Luc, tout
comme le traître Hersent de La plage de Scheveningen qui sera condamné à mort au moment de la
Libération sont à l’évidence des personnages qui, ayant choisi l’irrévocable et assumant leurs actes (le
meurtre d’une femme par Luc, les idées antisémites d’Hersent, apologiste brillant des thèses du
Troisième Reich), sont condamnés à l’ostracisme, à l’errance de Caïn, et soumis au jugement terrible
qui fera que toute personne pouvant les rencontrer sur son chemin sera susceptible de les tuer, devra
même se conformer à cet impératif de stricte justice. Dès lors le travail patient d’anamnèse auquel se
livrera Gadenne pourra être lu comme une quête religieuse et une transposition romanesque du
concept de Reprise tel que le définit Kierkegaard : un pardon qui, sans prétendre faire fi de la rupture
douloureuse (celle par exemple du philosophe danois de sa fiancée, Régine Olsen), cherchera une
espèce de réelle présence, une présence redonnée de l’être perdu au-delà même de sa mort, de son
oubli. Avec Unamuno comme avec Gadenne, la littérature devient tentative de rédemption, plongée de
l’auteur avec son personnage dans le gouffre où il ne peut décidément se résoudre à l’abandonner,
selon le commandement de sainte Dominique qu’aimait citer Georges Bernanos : ad in inferno
damnatos extendebat caritatem suam, il étendait sa charité jusqu’aux damnés de l’Enfer…
Juan Asensio
10
Caïn, figure de la modernité, op. cit., pp. 17-18.
Dans le roman de Paul Gadenne, le mouvement est ainsi magnifiquement exposé : il y a d’abord la séparation
et le désir de la réconciliation (« Arrivé à ce moment de son histoire, l’homme se rend compte que, par
l’abandon de cette femme, quelque chose d’essentiel a été rompu dans sa vie, que ses relations avec les êtres,
avec l’univers, avec lui-même, en sont à jamais altérées. En l’abandonnant, cette femme a pris une décision dont
il… mettons, s’exagère l’importance, car il la sent peser sur lui comme une condamnation. Oui, voilà : il
interprète sa rupture, son échec, comme une condamnation. Il a été condamné, et le reste. C’est un condamné à
vie, pour lequel il n’y a pas de rémission. Il tremble sous cet arrêt qui le sépare du monde, de lui-même : il a
perdu son unité. Il lui semble que cette condamnation doit se lire sur son visage, qu’il est dans l’univers comme
une espèce de rebut… Vous comprenez ? Il sent qu’il n’y aura pas de vie possible pour lui tant qu’il restera dans
cet état de divorce avec lui-même, avec tout ce qui l’entoure, tant qu’il ne sera pas « réconcilié », vous
comprenez ? », pp. 76-7), puis le meurtre inévitable et l’errance du personnage moqué, trahi, Luc.
11
6