la tragedie russo-tchetchene : la voie vers la paix et la democratie
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la tragedie russo-tchetchene : la voie vers la paix et la democratie
LA TRAGEDIE RUSSO-TCHETCHENE : LA VOIE VERS LA PAIX ET LA DEMOCRATIE L’INDEPENDANCE CONDITIONNELLE SOUS ADMINISTRATION INTERNATIONALE Ministère des Affaires étrangères de la République Tchétchène d'Ichkérie Février 2003 -1- -2- Beaucoup de choses ont été dites au sujet d'une solution politique du conflit en Tchétchénie, mais pratiquement rien de concret n’a été fait jusqu'à présent. C’est la raison pour laquelle des milliers de personnes innocentes continuent à mourir dans cette guerre absurde, qui n'est ni de l’intérêt de la Tchétchénie, ni de la Russie, ni de la communauté internationale. Il importe par conséquent que toutes les initiatives possibles soient prises pour arrêter cette effroyable tragédie. Reconnaissant cette urgente nécessité et responsabilité morale et politique, le Ministère des Affaires étrangères tchétchène prend actuellement des mesures foncièrement nouvelles afin de résoudre définitivement ce conflit, en donnant pleine satisfaction aux intérêts de la Tchétchénie, de la Russie et de la communauté internationale. Pour tous ceux qui se sont véritablement engagés pour la paix et la démocratie en Tchétchénie, en Russie et dans le Caucase méridional, il n'y a aucune bonne raison de rejeter cette proposition. J'invite donc instamment la Russie et la Communauté internationale, ainsi que tous les individus et toutes les organisations dans le monde qui croient aux droits et aux libertés de l'humanité, à soutenir cette proposition et partant, à donner une chance à la paix et à la démocratie tant pour le peuple tchétchène que pour le peuple russe. I LYAS A KHMADOV Ministre des Affaires étrangères -3- -4- SOMMAIRE INTRODUCTION ------------------------------------------------------------------------------------------------ 6 CHAPITRE I : LES AFFRES DE LA GUERRE - POURQUOI AGIR ? ----------------------------------- 8 COÛTS HUMANITAIRES ----------------------------------------------------------------------------------------------------- 8 LA CRISE ÉCOLOGIQUE ----------------------------------------------------------------------------------------------------10 COÛTS SOCIAUX ------------------------------------------------------------------------------------------------------------10 LOURDE CHARGE SUR UNE ÉCONOMIE RUSSE CHANCELANTE -------------------------------------------------------11 MENACE POUR LA DÉMOCRATISATION DE LA RUSSIE ----------------------------------------------------------------11 RADICALISATION DE LA TCHÉTCHÉNIE ---------------------------------------------------------------------------------13 PHÉNOMÈNE D'EXTENSION ------------------------------------------------------------------------------------------------14 CHAPITRE II : LA TCHÉTCHÉNIE DANS LE CONTEXTE DU TERRORISME INTERNATIONAL : LA NÉCESSITÉ DE FAIRE DES DISTINCTIONS------------------------ 15 CHAPITRE III : SÉCESSION CONTRE AUTONOMIE --------------------------------------------- 18 VOLONTÉ DE COEXISTER --------------------------------------------------------------------------------------------------18 CARACTÉRISTIQUES DE LA COMMUNAUTÉ -----------------------------------------------------------------------------18 L’ÉTAT DE DROIT-----------------------------------------------------------------------------------------------------------19 LA CAUSE DU CONFLIT-----------------------------------------------------------------------------------------------------20 HISTOIRE DU CONFLIT -----------------------------------------------------------------------------------------------------20 LA RÉSISTANCE -------------------------------------------------------------------------------------------------------------22 CHAPITRE IV : ARGUMENTS DE LA RUSSIE CONTRE LA SÉCESSION DE LA TCHÉTCHÉNIE ----------------------------------------------------------------------------------------------- 23 LA TCHÉTCHÉNIE DANS LE CONTEXTE « D’ÉTRANGER PROCHE » DE LA RUSSIE ---------------------------------23 LA TCHÉTCHÉNIE DANS LA POLITIQUE PÉTROLIÈRE ------------------------------------------------------------------23 L’EFFET DOMINO -----------------------------------------------------------------------------------------------------------24 LES INTÉRÊTS DE SÉCURITÉ DE LA RUSSIE -----------------------------------------------------------------------------26 CHAPITRE V : LA SOLUTION – L’ INDÉPENDANCE CONDITIONNELLE – UN DÉNOUEMENT POSITIF POUR TOUTES LES PARTIES----------------------------------------- 29 LES ATTENTES DE LA TCHÉTCHÉNIE ------------------------------------------------------------------------------------29 LES VÉRITABLES INTÉRÊTS DE SÉCURITÉ DE LA RUSSIE --------------------------------------------------------------30 INTÉRÊTS INTERNATIONAUX ----------------------------------------------------------------------------------------------31 LE MÉCANISME -------------------------------------------------------------------------------------------------------------31 L’AUTORITÉ CHARGÉE DE L’ADMINISTRATION ET LES PRIORITÉS POLITIQUES------------------------------------32 UNE SOLUTION POSITIVE POUR TOUTES LES PARTIES -----------------------------------------------------------------33 EN CONCLUSION ------------------------------------------------------------------------------------------------------------34 CHAPITRE VI : CONCLUSION --------------------------------------------------------------------------- 35 -5- I N T R OD U CT I ON En septembre 1999, les forces russes envahirent la Tchétchénie pour la deuxième fois depuis 1994, malgré les leçons de l'histoire brutale et déjà longue du conflit russo-tchétchène. Les trois dernières années d’impasse militaire et la dévastation totale de la Tchétchénie ont, depuis, montré ce qui était évident pour de nombreuses personnes depuis le début : qu’il ne peut y avoir de solution militaire au conflit russo-tchétchène. C’est tout bonnement impossible. Le conflit concerne un différend politique et peut uniquement être résolu par une solution politique exhaustive.1 Ce document examine quelques aspects essentiels du conflit et propose une formule tout à fait nouvelle, qui peut véritablement résoudre les désaccords séculaires entre la Russie et la Tchétchénie et ce, de manière positive pour les deux parties. Il soutient que la poursuite de la guerre est inadmissible, compte tenu des enjeux pour l’avenir de la Russie et de la Tchétchénie et des intérêts et de la crédibilité de la communauté internationale. Les actions doivent, toutefois, être précédées d’une vision et d’un objectif clairs. La Tchétchénie ne peut plus faire partie de la Russie, mais elle peut et devrait faire partie du monde démocratique. Le peuple tchétchène devrait disposer d'un État propre, fondé sur la démocratisation et placé sous tutelle internationale pendant une période de transition de plusieurs années, ce qui pourrait satisfaire les aspirations légitimes de la Tchétchénie et permettre à la société tchétchène de se rétablir de la catastrophe qu’a été la dernière décennie, tout en rencontrant les intérêts de sécurité réels de la Russie et ceux de la communauté internationale, y compris de la Géorgie. C’est la seule solution viable à ce conflit compliqué et ancré dans l’histoire. Ce document s’articule comme suit. Le premier chapitre montre que les coûts de la guerre sont trop importants pour continuer à différer une solution politique du conflit, et demande la participation de tierces parties. Le deuxième chapitre étudie la Tchétchénie dans le contexte du terrorisme international. Il soutient que les tentatives russes d’associer la Tchétchénie au terrorisme international sont infondées et contre-productives. Le troisième chapitre étudie la possibilité de résoudre le conflit en intégrant la Tchétchénie dans l’État russe, et démontre l’invraisemblance de cette proposition. Le quatrième chapitre examine les principaux arguments de la Russie contre la sécession tchétchène et argumente que la Russie, comme la Tchétchénie et tout autre pays, a le droit d’être préoccupée par sa propre sécurité ; tout comme la Tchétchénie, de la même façon que la Russie, a le droit d’être délivrée de l’intolérance, de l’extrémisme et de la violence arbitraire. Ce document montre que le défi est de répondre aux aspirations légitimes de la Tchétchénie tout en satisfaisant les intérêts de sécurité de la Russie. Le cinquième chapitre montre que la transformation de la Tchétchénie en un État véritablement démocratique et pacifique et placé sous administration internationale pendant une période transitoire de plusieurs années, permettrait non seulement de relever ce défi, mais également de satisfaire les intérêts de la communauté internationale et de résoudre ce conflit de manière salutaire pour toutes les parties concernées. Dans ce document, le terme “résolution de conflit” et ses synonymes doivent être compris comme une solution permanente au problème, en opposition à une simple gestion ou règlement du conflit. 1 -6- Enfin, le sixième chapitre invite la communauté internationale à agir sans attendre de manière efficace pour mettre en œuvre la solution proposée. En particulier, il recommande aux États-Unis, à l’Union européenne et à ses États membres 1) de changer complètement leur politique qui consiste à prétendre d'accepter la guerre de la Russie en Tchétchénie en contrepartie de sa volonté à coopérer dans d’autres domaines, et d’accorder au conflit russo-tchétchène la plus haute priorité dans leurs relations avec la Russie, 2) d’examiner attentivement la proposition d’indépendance conditionnelle, et 3) de mettre en place une structure tripartite au niveau des Nations unies pour résoudre le conflit en mettant en œuvre la proposition d’indépendance conditionnelle. -7- CH AP I T R E I : L E S AF F R E S DE L A GU E R R E - P OU R QU OI AGI R ? Les dommages causés par le conflit russo-tchétchène au cours des huit dernières années uniquement sont tels qu’il est absurde pour la Russie, la Tchétchénie et la communauté internationale de continuer à différer une solution politique du conflit. Il est urgent d’agir car il y a toutes les raisons de le faire. Les coûts de substitution à la paix (les coûts de la guerre) sont simplement trop préjudiciables et trop dangereux. COU T S H U MAN I T AI R E S Premièrement, la souffrance et les coûts humains causés par le conflit sont extraordinairement élevés. Selon certaines estimations, 100.000 personnes - soit 10 % de la population tchétchène d’avant - guerre - seraient mortes pendant le précédent conflit qui opposa Russes et Tchétchènes de 1994 à 1996.2 Bien que les chiffres exacts ne soient pas disponibles, il est très probable que 250.000 personnes, pour la plupart des civils tchétchènes, soient mortes depuis 1994 de causes liées à la guerre. En outre, le nombre de personnes blessées, accidentées et malades, notamment de maladies graves, correspond sans doute à l’ensemble de la population tchétchène. Sans exagérer, la population tchétchène tout entière, est en train de devenir une population d’infirmes et de handicapés. Le nombre de victimes russes est lui aussi exceptionnellement élevé. Selon le Comité de l’union des mères de soldats, une ONG russe des droits de l’homme créée en 1989 pour protéger les droits humains des recrues, des soldats et de leurs parents, 14.000 soldats russes sont morts pendant la guerre russotchétchène de 1994-963 et 14.500 autres soldats russes ont jusqu’à présent 4 Bien que ces chiffres soient terrifiants, perdu la vie au cours de l'actuelle guerre. le nombre réel de victimes russes pourrait être bien plus élevé car ces chiffres sont constamment revus. En fait, les droits de l’homme sont inexistants dans l’état de terreur et d’impunité qui caractérise la réalité tchétchène aujourd’hui. Des milliers de Tchétchènes, dont des enfants, sont soumis à la torture, au viol et autres abus atroces.5 Presque chaque village et ville “…Le nombr e de T chétchènes dis par us ces der nier s mois indique une agr es s ion cons tante pr oche d'un génocide contr e le peuple tchétchène” I n t er n at i on al H el s i n ki F ou n dat i on f or H u m an R i gh t s , 2 3 j u i l l et 2 0 0 2 Article de MSF : No end in sight to the war in Chechnya, 04.03.2002. The union of committees of soldier's mothers is going to make the list of names of the military men who have died in Chechnya (Le Comité de l’union des mères de soldats dressera la liste des militaires qui sont morts en Tchétchénie), une chaîne informative politique www.polit.ru, 22.01.2000. 4 Towards Peace in Chechnya, Présentation d’Ivan Rybkin, ancien Président de la Douma russe et ancien secrétaire du Conseil de sécurité russe, sur la participation militaire russe dans la guerre actuelle en Tchétchénie. Mercredi 23 octobre 2002. The Carnegie Endowment for International Peace. 5 Voir par exemple le document public d’Amnesty International - AI Index EUR 46/036/2000, Russian Federation: Continuing torture and rape in Chechnya, 08/06/2000. 2 3 -8- " La guer r e qui a pr ovoqué l'ex ode de centaines de millier s de per s onnes es t entr ée dans une nouvelle phas e. Apr ès des bombar dements intens ifs et une des tr uction mas s ive, l'ar mée a adopté une attitude plus per ver s e dans les zones " r econquis es " . Elle a mis en place la ter r eur par des actes de violence vis ant à humilier les populations civiles : ex écutions ar bitr air es et opér ations d'élimination, ar r es tations et dis par itions , ex tor s ions , r ackets s ur les cadavr es , etc. Les for ces r us s es ont tr ans for mé la T chétchénie en un vas te ghetto. Dans ce ghetto, chaque civil es t s us pect et la liber té de mouvement es t inter dite. Même les bles s és et les malades ne peuvent fr anchir les bar r ages militair es . Chacun de ces bar r ages es t une r oulette r us s e mettant les vies en danger . tchétchène subit régulièrement des opérations de ratissage, lors desquelles les troupes russes s’adonnent à des pillages, des passages à tabac, des viols, des exécutions extrajudiciaires, des extorsions et la détention illégale de civils tchétchènes. Bon nombre de détenus sont retrouvés plus tard dans les charniers, qui sont régulièrement découverts à travers la Tchétchénie. Mais même la mort ne délivre pas les victimes : des rançons sont demandées et souvent payées pour obtenir les corps.6 La gravité de ces atrocités et le refus répété de la Russie d’y mettre fin et d’accepter une enquête indépendante révèlent leur nature délibérée. La campagne militaire et la gravité de ces atrocités ont poussé au moins la moitié de la population tchétchène à quitter leur maison Ces opér ations militair es et ces actes (ou plutôt ce qui en restait après les de violences commis contr e des bombardements barbares et les campagnes de per s onnes r es s emblent à une punition pilonnage d’artillerie).7 Plus de 300.000 collective qui tr ans for me tous les civils en s us pects et en victimes personnes sont déplacées à l’intérieur des potentielles . Cette ter r eur implacable territoires d’Ingouchie, de la Tchétchénie et du s e double de conditions de vie tr ès Daguestan. La plupart vivent dans des pr écair es pour la population tchétchène, dont les bes oins d'aide conditions insupportables et ne disposent humanitair es s ont immens es et souvent ni de toit adéquat, ni de nourriture, aux quels per s onne n'a encor e r éagi. d’eau potable, de chauffage, d’aide médicale, d’instruction et d’autres éléments essentiels. " T h e pol i t i cs of T er r or " ( L a pol it i qu e de la t er r eu r ) , u n r appor t En outre, comme les autorités russes de Médeci n s s an s f r on t i èr es continuent à presser les réfugiés de rentrer en ( MS F ) / D oct or s W i t h ou t B or der s , Tchétchénie, ces derniers vivent dans la peur 2 2 n ovem br e 2 0 0 2 d’un rapatriement forcé dans une zone de guerre, comme l’a enfin dénoncé récemment le Commissaire européen à l’aide humanitaire, Poul Nielson.8 En outre, la persécution des Tchétchènes ne se limite pas à la Tchétchénie, mais s’étend à l’ensemble du territoire de la Fédération russe, particulièrement à Moscou et aux régions du Sud de la Russie.9 La police russe a souvent carte blanche pour terroriser les minorités tchétchènes. Les vérifications arbitraires de passeports et de cartes d’identité, les fouilles illégales de locaux, la détention arbitraire et les mauvais traitements, la fabrication de casiers judiciaires (notamment pour accusation illégale de détention d’armes, d’explosifs et de drogues), la limitation de la circulation et le choix du lieu de résidence, le refus d’émission de documents personnels et la déportation forcée sont des pratiques Consulter le document AI-index: EUR 46/007/2001 d’Amnesty International, Russian Federation-Chechnya Only an international investigation will end impunity The UN Commission on Human Rights must act now, 29/03/2001. 7 Un nombre ignoré de Tchétchènes sont dispersés dans d’autres régions russes et il est probable que 70.000 Tchétchènes aient trouvé refuge à l’étranger, principalement en Géorgie, Azerbaïdjan, Kazakhstan, Turquie et en Europe. 8 Rapport de Radio Liberty, 14/11/2002. 9 Amnesty International, AI-index: EUR 46/047/1999, Chechens targeted in Moscow and at home, 22 décembre 1999. 6 -9- courantes. La discrimination collective des minorités tchétchènes par la Russie au-delà du territoire en guerre souligne clairement la nature collective de la persécution des Tchétchènes par les Russes. Cette catastrophe humanitaire et l’importance des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par la Russie en Tchétchénie constituent des raisons humanitaires, morales et juridiques essentielles d'agir immédiatement, de mettre fin à la guerre et de résoudre le conflit. De même, le manque de volonté apparent de l’Occident à contester la situation affaiblit la crédibilité de la communauté internationale et compromet les accomplissements qui suivirent la deuxième guerre mondiale dans le domaine des droits et des libertés de l’humanité. L A CR I S E E COL OGI QU E Outre le coût énorme en vies humaines, la guerre en Tchétchénie impose un coût écologique élevé. Les bombardements aériens et d’artillerie de puits pétroliers, d’usines chimiques, de raffineries de pétrole et de sites radioactifs ont provoqué une pollution très importante de l’eau, du sol et de l’air. Dans certains cas, des puits de pétrole ont brûlé en dehors de tout contrôle pendant des mois et souvent obscurci le ciel pendant la journée. Le marché noir de pétrole brut, pratiqué sous la protection des militaires russes, contribue aussi au problème. Les systèmes d’approvisionnement et d’épuration de l’eau ont été presque complètement détruits. En outre, des rapports fiables indiquent que les militaires russes ont utilisé des armes chimiques en Tchétchénie pendant la première et la deuxième guerre. Le 9 août 1995, par exemple, Agency France Press a signalé qu’un groupe de travailleurs humanitaires parrainé par l’ONU, avait découvert des manifestations d’irritation cutanée et des arbres défoliés, ce qui correspond à l’utilisation de substances chimiques toxiques.10 Des faits similaires continuent à être rapportés de Tchétchénie pendant la guerre qui sévit actuellement. On a souvent décrit des nuages jaunes de gaz inflammables après ces explosions. La radiation a été constatée dans toutes les villes tchétchènes importantes. Elle dépassait par endroits de plus de 800 fois le niveau admissible et a provoqué des maladies graves telles que des maladies de sang et des troubles du système nerveux central.11 Alors que des preuves supplémentaires doivent encore être réunies et analysées, la Tchétchénie a été appelée à juste titre « un désert écologique ».12 Il est, de toute évidence, urgent d’évaluer les dommages écologiques et de prendre des mesures efficaces pour en combattre les conséquences. COU T S S OCI AU X Parmi les coûts à long terme de la guerre, il y a les coûts sociaux visibles et non visibles. Le nombre de troupes russes en Tchétchénie varie de 80.000 à plus de 100.000. En raison des rotations constantes de ces troupes, plus d’un million de militaires russes et RFE/RL Report No. 155, 1e partie, 10 août 1995. Interfax: Radiation situation serious in Chechnya – health official, 19 novembre 2002. 12 L’écologiste Aleksei Yablokov, ancien assistant de Boris Eltsine est cité par Christopher Ingold dans Chechnya Conflict and Environmental Implications, ICE Case Studies, Numéro 93, Juin 2002. 10 11 - 10 - de membres du personnel de police ont subi les affres de la guerre. Vu le degré élevé de découragement et l’absence de centres de réinsertion, le stress post-traumatique et le changement des normes de comportement causent manifestement de plus en plus d’alcoolisme, de violence aveugle, de suicides et un taux de criminalité élevé chez les participants russes à la guerre en Tchétchénie. Le ministre russe de l’Intérieur rapporte que les vétérans du conflit commettent la majorité des crimes les plus graves en Russie aujourd’hui.13 Du côté tchétchène, la population tout entière a été traumatisée et est condamnée à en supporter les conséquences pendant un long moment encore. L OU R D E CH AR GE S U R U N E E CON OMI E R U S S E CH AN CE L AN T E Les coûts économiques directs de la guerre sont estimés à entre 2 et 3 milliards de dollars par an, environ l’équivalent de la moitié de l’ensemble des dépenses du gouvernement fédéral pour la santé et l’enseignement.14 Même si la guerre actuelle de la Russie en Tchétchénie a coïncidé avec des prix pétroliers élevés, il est clair que la campagne militaire est une entreprise coûteuse, qui implique des dépenses importantes de la part du gouvernement, qui détourne les ressources d’une économie russe chancelante, et retarde ainsi les réformes économiques russes et donc la démocratisation. En outre, les coûts économiques directs ne représentent qu’une partie des coûts. L'étendue de la destruction en Tchétchénie, qui est le résultat du recours aveugle et disproportionné à la force, y compris à des armes de destruction massive est indescriptible. La capitale tchétchène Grozny, qui comptait auparavant plus de 400.000 habitants et est presque rasée, reflète les dommages causés aux villes et infrastructures tchétchènes et démontre que la Tchétchénie devra en grande partie être entièrement reconstruite. Étant donné l’importance des dégâts, il est clair que la reconstruction de la Tchétchénie coûtera des milliards de dollars. “Les élections en Rus s ie doivent encor e devenir un mécanis me de s ucces s ion. Aucune élection – et cela inclut les élections per dues – n’a obtenu le dépar t d’un gouver nement ou d’un Pr és ident. Et j amais , un changement de politique gouver nementale ne s ’es t pr oduit confor mément au pr incipe de r es pons abilité démocr atique. Jamais une élection – malgr é qu’elles s oient libr es en ter mes de par ticipation des électeur s et des candidats – n’a four ni de conditions j us tes pour tous les candidats . Enfin, malgr é le nombr e d’élections qui ont eu lieu dans ce pays , aucune gar antie ins titutionnelle fiable n’a été offer te pour empêcher qu’elles s oient per tur bées ou que leur r és ultat s oit déclar é nul et non avenu, s i un événement du gr oupe au pouvoir s ubit une défaite.” Vl adim i r Gel m an , E l ect or al D em ocr acy in R u s s ia, Magaz i n e “ R u s s ia on R u s s ia” , n u m ér o 3 , oct obr e 2 0 0 0 M E N ACE P OU R L A D E MOCR AT I S AT I ON D E L A R U S S I E Plus de dix ans après la dissolution de l’ex-URSS, l’avenir de la Russie reste incertain. La Fédération russe n’est peut-être plus un empire classique, mais elle Towards Peace in Chechnya, Présentation d’Ivan Rybkin, ancien Président de la Douma russe et ancien secrétaire du Conseil de sécurité russe, sur la participation militaire russe dans la guerre actuelle en Tchétchénie. Mercredi 23 octobre 2002, the Carnegie Endowment for International Peace. 14 Putin's Agenda, America's Choice: Russia's Search for Strategic Stability , Policy Brief #99—mai 2002, par Clifford Caddy et Fiona Hill. 13 - 11 - n’est pas encore une vérifiable démocratie. La Russie reste à un stade de transition et le succès de cette transition dépend largement de la résolution du conflit russo-tchétchène. Bien que l’école eurasienne en Russie perde du terrain au profit des européanistes, une bonne part de la politique étrangère de la Russie reste celle d’un État révisionniste, en particulier concernant le Sud Caucase et les régions d’Asie centrale. Compte tenu du fait que la politique étrangère de la Russie, comme celle de tout autre État, est le prolongement de sa politique interne, la guerre en Tchétchénie, l’extension du pouvoir des va-t-en-guerre, la promotion de la culture de guerre et l’affaiblissement des droits civils et politiques jouent un rôle important dans le choix de l’orientation que prendra la Russie. Ceci est particulièrement évident dans les offensives contre la liberté de parole et les médias. Des journalistes faisant des comptes rendus de la guerre ont été à maintes reprises menacés et, dans certains cas, illégalement emprisonnés et torturés. Le cas d’Andrei Babitzky, un correspondant à Moscou de Radio Liberty, qui a subi un emprisonnement illégal et des passages à tabac en janvier/février 2000, met en exergue le fait qu’aucun État ne peut se permettre une liberté de presse alors que ses troupes perpètrent des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Ces deux pratiques sont incompatibles et il convient de choisir entre les deux. Étant donné que le 31 octobre 2002, la Douma russe a adopté des dispositions très restrictives concernant la loi sur les médias, qui ont été dénoncées par le représentant de l’OSCE sur la liberté des médias, M. Freimut Duve, la Russie semble s’orienter vers la censure.15 Il va de soi que sans liberté d’expression, il ne peut y avoir de démocratie ; les restrictions imposées à la liberté de parole et aux médias ont des implications inquiétantes pour la démocratisation en Russie. Qui plus est, la guerre en Tchétchénie durcit la société et la politique russes en renforçant l’influence des services de sécurité russes, et les généraux accusés de crimes de guerre sont promus à des hautes charges politiques. Le Général Vladimir Shamanov par exemple, qui a commandé le massacre de civils à Alkhan-Yurt en décembre 1999, a reçu depuis la récompense de Héros de Russie et est devenu, avec le soutien du Kremlin, gouverneur d’Ulianovsk.16 Le Général Viktor Kazantsev, ancien commandant du groupe des forces armées unies en Tchétchénie, qui a ordonné la détention de tous les hommes tchétchènes de 10 à 60 ans, a été nommé représentant présidentiel dans le district fédéral du sud.17 Le Général Konstantin Pulikovsky, ancien commandant par intérim des forces russes en Tchétchénie qui, le 19 août 1996, a posé aux civils l’ultimatum de quitter Grozny le 21 août avant minuit ou d’affronter une attaque générale, a été nommé représentant présidentiel dans le district fédéral d’Extrême-Orient. En promouvant les « généraux tchétchènes », le Président Poutine vise apparemment à asseoir sa popularité et donc son autorité sur les forces armées. Cette politique soutient en outre l’influence des va-t-en-guerre et la culture de la guerre sur la scène politique. OSCE media watchdog concerned over increased pressure on media in Russia, Communiqué de presse de l’OSCE, 3 novembre2002. Voir également une récente interview de Rudolf Bindig, journaliste qui a suivi l’Assemblée parlementaire sur la liberté de la presse et des médias: Rudolf Bindig: We must urge Moscow to guarantee press freedom, 3 décembre 2002, www.coe.int. 16 Human Rights Watch, Open Letter to President Bush: Bush-Putin Summit: Human Rights and U.S.-Russia Relations, 8 juin 2001 17 Welcome to Hell, Rapport de Human Rights Watch, sur la détention arbitraire, la torture et l’extorsion en Tchétchénie, Octobre 2000. 15 - 12 - L’amplification du phénomène du mouvement néo-nazi et skinhead et les autres exemples de xénophobie du même type en Russie peuvent être imputés en majorité à la popularité grandissante de la culture de la guerre et au fait que la technique du bouc émissaire a été associée au conflit en Tchétchénie.18 Les déclarations irresponsables et souvent ouvertement fascistes de l’élite politique et militaire russe encouragent considérablement ces tendances dangereuses dans la société. La déclaration de sympathie personnelle du ministre de la Défense, Sergei Ivanov pour le Colonel Budanov, qui a violé et assassiné une jeune tchétchène de 18 ans, n’est qu’un exemple parmi d’autres.19 L’appel du Général Gennady Troshev à une pendaison publique des Tchétchènes capturés20 et celui du Général Shamanov à tuer toutes les femmes et enfants des combattants tchétchènes en sont d’autres.21 De toute évidence, il y a actuellement peu d’espace pour des valeurs partagées avec l’Occident, sans lesquelles il ne peut pourtant pas y avoir de partenariat concret. « L’imitation de la démocratie » en Russie n’a d’égal que « l’imitation de l’intégration » avec le monde libre – un jeu dangereux, dont le prix à payer sera fort.22 Il est sans aucun doute urgent de remplacer ces simulacres par une démocratisation et une intégration véritables. Mais l’intégration ne peut se faire que si la Russie suit la voie de la démocratisation et adopte des valeurs démocratiques libérales. Avec cette guerre en Tchétchénie et les atrocités qui l’accompagnent, l’espace pour une telle évolution est restreint. Se comporter en êtres civilisés vis-à-vis de l’Occident et en barbares vis-à-vis de la Tchétchénie sont des attitudes inconciliables qui se répercutent fortement sur la paix et la stabilité en Europe. D’une part, aucune Europe unie ou vraiment sûre ne peut émerger si la Russie ne devient pas un État démocratique ; d’autre part, la guerre actuelle en Tchétchénie compromet gravement la démocratisation en Russie. Mettre fin à la guerre et résoudre le conflit russo-tchétchène serait dès lors un pas important vers une véritable démocratie en Russie et pour une intégration digne de ce nom avec l’Occident – une occasion à ne pas manquer. R AD I CAL I S AT I ON D E L A T CH E T CH E N I E Quand elle s’accompagne de l’impunité, la violence ne manque pas de causer d’autres violences. La terreur, l’humiliation des civils et le climat d’impunité radicalisent la Tchétchénie. Le drame des otages dans un théâtre de Moscou le 23 octobre ne s'enracine pas dans le terrorisme international, comme le Kremlin le prétend, mais dans les crimes incommensurables commis pendant des années par la Russie en Tchétchénie. Un acte de violence contre des civils est clairement un Voir un article bref mais intéressant sur le sujet : New Trends in Federal and National Policies in Russia: From Yeltsin to Putin, Présentation des grandes lignes, par Emil Pain, Kennan Institute, 2002, www.ceip.org/files/programs/russia/tenyears/presentation/pain.htm 19 Moscow minister backs colonel who killed girl, 18, The Telegraph, par Marcus Warren à Moscou, 9 mai 2001 20 Is Troshev Feeling Stressed? The Moscow Times, Pavel Felgenhauer, 08-06-2001 21 Russian general brands his men drunken looters, par Marcus Warren dans Moscow, The Telegraph, 20/06/2000. 22 Between stabilization and a breakthrough: Interim results of Vladimir Putin’s presidency, Lilia Shevtsova, Briefing papers, numéro I, Janvier 2002, Carnegie Moscow Center 18 - 13 - crime, tant moralement que légalement ; mais l’échec à reconnaître et à traiter les causes de ces crimes est un crime politique dont le prix est bien plus élevé. Sans perspective de fin, la poursuite de la guerre risque de créer un cercle vicieux de vengeance, de haine et de violence indépendant du programme politique. P H E N OME N E D ' E XT E N S I ON La préférence du Kremlin pour une impossible solution militaire au conflit russotchétchène s'étend aux conflits internationaux auxquels Moscou est confronté dans le Sud Caucase. Jusqu’à présent, cela s’est principalement ressenti dans les relations fragiles qu'entretiennent la Russie et la Géorgie. Accusant la Géorgie d’abriter des « terroristes » tchétchènes, terme par lequel le Kremlin désigne officiellement tous les membres de la résistance tchétchène - y compris le Président Maskhadov, l’aviation militaire et les hélicoptères russes ont à plusieurs reprises bombardé le territoire géorgien pendant la guerre actuelle, provoquant parfois la mort de civils géorgiens.23 Ces tensions se sont récemment aggravées. Le 11 septembre 2002, le Président Poutine a ouvertement menacé la Géorgie d’une intervention militaire, modifiant ainsi sa tactique habituelle de dénégation.24 Bien que depuis, les groupes tchétchènes soient, semble-t-il, rentrés en Tchétchénie, les derniers plans russes de révision de la doctrine de sécurité nationale pour y intégrer l’usage « préventif » de la force contre les pays étrangers, annoncés par le ministre russe de la Défense le 4 novembre, semblent s’adresser spécifiquement à la Géorgie.25 Ceci constitue une progression dangereuse, qui risque de déclencher une guerre dans l’ensemble du Caucase, où l’Occident a des intérêts stratégiques importants.26 Pour conclure, le carnage insensé et les coûts de la guerre qui l’ont accompagné ont, depuis longtemps, dépassé tous les avantages que la Russie pourrait avoir envisagés en prônant une solution militaire qui n’existe pas pour la Tchétchénie. D’une part, les atrocités perpétrées par les forces russes ont supprimé tous les doutes que les Tchétchènes auraient pu avoir sur le caractère inéluctable de la sécession avec la Russie. D’autre part, les coûts sociaux, économiques et politiques considérables de la guerre qui entravent la démocratisation en Russie, entre autres, ont largement annulé tous les bénéfices de l’occupation de la Tchétchénie. En outre, l’importance du désastre humanitaire, les retombées potentielles de la guerre et les défis pour la communauté internationale qui y sont liés, nécessitent une initiative internationale sur la Tchétchénie. D’autant que l’incapacité évidente des dirigeants russes à trouver un accord politique avec la partie adverse a explicitement montré la nécessité de l’implication internationale au conflit. Voir par exemple le communiqué de presse de la Maison blanche Russian Bombing of Georgia, Bureau du secrétariat de presse, Washington, DC, 24 août 2002. 24 Putin Considers Strikes on Georgia, The Moscow Times, jeudi 12 septembre 2002, page 1. 25 Russia Revises Security Doctrine, Caucasus Tremble, Intercon Daily Report on Russia, 5 novembre, 2002. 26 Depuis l’effondrement de l’ancienne URSS, la Géorgie, tout comme l’Azerbaïdjan, est devenue un état fondamental dans le jeu de pouvoirs sur l’avenir des 8 Nouveaux Etats Indépendants d’Asie centrale et du Caucase. Grâce au conflit du Karabakh, la Géorgie est devenue pour l’Occident une route favorable pour transporter les énormes ressources gazières et pétrolières de la région en Europe, ce qui diminue ainsi la vulnérabilité un NIS par rapport au chantage économique de la Russie et la dépendance occidentale par rapport au pétrole du Golfe persique. 23 - 14 - CH AP I T R E I I : L A T CH E T CH E N I E D AN S L E CON T E XT E D U T E R R OR I S ME I N T E R N AT I ON AL : L A N E CE S S I T E D E F AI R E D E S D I S T I N CT I ON S « Il faut faire la distinction entre…le terrorisme, qui est répréhensible sous toutes ses formes et où qu’il soit et les crises qui demandent effectivement la recherche d'une solution politique. C’est clairement le cas en Tchétchénie ; nous le disons depuis des années » Dominique de Villepin, Ministre des Affaires étrangères en France 27 On entend souvent dire que les épouvantables attaques terroristes du 11 septembre ont changé le monde. Même si c’est peut-être une exagération, ces attaques effrayantes ont forcé les États-Unis à reconnaître la nécessité de combattre le terrorisme mondial. Depuis, le régime taliban en Afghanistan a été détruit, le réseau Al-Qaeda a été sévèrement mis à mal et des mesures ont été prises pour cibler les réseaux financiers terroristes partout dans le monde. Pour soutenir les capacités de lutte contre le terrorisme, des formations et une aide technique ont été offertes aux pays menacés par ce terrorisme, et des mesures ont également été prises pour isoler et exercer des pressions sur les États qui parrainent le terrorisme. Ces actions antiterroristes ont certainement été nécessaires et ont été très efficaces, mais il reste beaucoup à faire. En particulier, il est crucial de différentier le terrorisme et les victimes de la terreur. La lutte contre le terrorisme mondial ne peut servir d'alibi aux régimes répressifs souhaitant légitimer la tyrannie qu'ils imposent aux personnes innocentes et qui nuit, entre autres, à la crédibilité de la véritable lutte contre le terrorisme mondial. Le groupe de travail politique des Nations unies contre le terrorisme, un groupe de réflexion mis en place à la demande du Secrétaire général en octobre 2001, a souligné à juste titre, ce point dans son récent rapport. Alors que les actes terroristes sont habituellement perpétrés par des groupes sous-nationaux ou transnationaux, le terrorisme a, à différents moments, également été adopté comme instrument de contrôle par les chefs d’État. L’appellation « lutte contre le terrorisme » peut être utilisée pour justifier des actes soutenant des programmes politiques, tels que la stabilisation du pouvoir politique, l’élimination des opposants politiques, l’interdiction de divergences d’opinion légitimes et/ou la suppression de la résistance à l’occupation militaire. Étiqueter les opposants ou les adversaires de terroristes est une technique qui a fait ses preuves et permet de les priver de leur légitimité et de les diaboliser.28 Le cas de la Tchétchénie illustre parfaitement l'utilisation du label de terrorisme tant pour justifier l’occupation militaire que pour priver la résistance de sa légitimité. Bien qu'à Moscou l’apparente commodité du paradigme de la lutte contre le terrorisme soit extrêmement tentante pour justifier la politique en Cité par Reuters dans Chechen peace likely victim of Moscow siege, 27 octobre. Rapport du groupe de travail politique sur les Nations unies et le terrorisme. Annexe à A/57/273, S/2002/875, http://www.un.org/terrorism/a57273.htm. 27 28 - 15 - Tchétchénie, elle est en réalité contre-productive – priver la résistance tchétchène de sa légitimité n’aboutit ni à la victoire ni à une solution mais à la poursuite pure et simple de la guerre et au renforcement de la polarisation des deux parties opposées. Reconnaître la distinction qui oppose indiscutablement terrorisme international et conflit russo-tchétchène est, par conséquent, une condition préalable à la résolution du conflit. En premier lieu, le conflit russo-tchétchène et le terrorisme international n’ont aucun point commun. Le premier est profondément ancré dans l’histoire et a une cause politique bien définie. Il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau, il n’est ni mondial ni anti-occidental. Le conflit existait bien avant l’apparition du terrorisme international et les Tchétchènes n’ont jamais connu de différend avec le monde occidental démocratique ni d’ailleurs avec aucun pays. La cause du conflit se limite strictement à la confrontation russo-tchétchène. En outre, l’opération militaire américaine en Afghanistan et les invasions russes de la Tchétchénie ne sont en aucun cas semblables. Les États-Unis ne se sont pas rendus en Afghanistan pour opprimer le séparatisme et terroriser le peuple afghan. Les exécutions extrajudiciaires, la torture, le viol et les camps de concentration ne sont pas pratiques courantes en Afghanistan mais elles le sont en Tchétchénie russe. En deuxième lieu, les programmes de ces deux conflits sont incompatibles Les tentatives visant à associer la tentative de sécession tchétchène avec le terrorisme de Ben Laden confondent la lutte pour un État – un objectif politique spécifique – avec une guerre contre le système particulier des États – un programme idéologique transnational abstrait. Il existe indiscutablement une différence incompatible entre la lutte pour un État et la lutte contre le système des États. En troisième lieu, il n’y a pas de comparaison possible entre les acteurs. La résistance tchétchène représente une véritable bataille nationale menée par un Président et un Parlement démocratiquement élus, alors que le terrorisme international ne possède ni mandat ni nation. Enfin, la résistance tchétchène, contrairement au terrorisme international, n’est pas un combat offensif qui utilise n’importe quel moyen, mais une autodéfense volontairement limitée à des cibles légitimes. Même si des éléments terroristes peuvent avoir infiltré la Tchétchénie, comme ils l’ont également fait aux ÉtatsUnis et en Europe, le gouvernement tchétchène a constamment rejeté le terrorisme sous toutes ses formes, et s’est même délibérément abstenu d’attaquer des cibles militaires légitimes russes extérieures à la Tchétchénie. La récente prise d’otages à Moscou – un acte comparable au terrorisme mondial dans ses moyens mais pas dans son contexte ni son programme – était de toute évidence un acte autonome qui a échappé à la chaîne de commandement légitime.29 Contrairement à l’affrontement séculaire qui oppose la Tchétchénie à l’autorité brutale de la Russie, Ben Laden n’a pas résisté à une occupation militaire coupable de génocide mais tué des civils innocents dans le pays qui avait permis Russie: Maskhadov Says Moscow To Blame For Hostage Crisis, (Russie : Selon Maskhadov, il faut blâmer Moscou pour la crise des otages) par Valentinas Mite, Prague, 29 octobre 2002 (RFE/RL). 29 - 16 - aux Afghans de défendre leurs libertés contre l'occupation soviétique violente des décennies précédentes. En résumé, la résistance tchétchène est étrangère au terrorisme international. Ils diffèrent en effet du point de vue de leur contexte, de leur programme, des acteurs en présence et des moyens utilisés. Néanmoins, il est vrai que la politique russe de terreur collective et d’absence totale de responsabilité fait de la Tchétchénie un terrain fertile pour le terrorisme. La prise d’otages à Moscou démontre explicitement le désespoir extrême de la Tchétchénie et sa radicalisation grandissante. Sans aucun doute, la poursuite de la guerre poussera une partie de la résistance armée tchétchène à une violence irrationnelle et indifférenciée et à une vengeance étrangère au programme politique, que ni le Président Maskhadov ni personne ne pourra contrôler. Mettre fin à la guerre et résoudre le conflit sont incontestablement les seuls moyens d’empêcher cela. L'action doit toutefois être précédée d’une vision et d’un objectif clairs. Même s'il est plaisant de se bercer d’illusions et de confondre ses désirs et la réalité, une telle attitude ne permet pas de résoudre le problème. Il faut commencer par reconnaître qu’une proposition d’autonomie au sein de la Russie ne peut résoudre le conflit, comme le démontre le prochain chapitre. - 17 - CH AP I T R E I I I : S E CE S S I ON CON T R E AU T ON OMI E Dans le contexte des conflits sécessionnistes et/ou de décolonisation – à une période où la communauté internationale se satisfait de la carte politique existante – une possibilité consiste à intégrer les entités sécessionnistes, selon différents scénarios, au sein de l'État métropolitain. Le degré d’autonomie accordé aux territoires dissidents varie selon les formules. Le système fédéral est celui qui offre le plus d'autonomie à l’intérieur d’un seul État et partage entre les différents niveaux de gouvernement dotés de compétences propres et communes l’autorité législative et administrative. Bien que les systèmes fédéraux aient bien fonctionné dans de nombreux cas, plusieurs éléments importants indiquent que le conflit russo-tchétchène ne peut être résolu dans le cadre d’un seul État. V OL ON T E D E COE XI S T E R Le succès des formules fédérales ou de tout autre arrangement constitutionnel analogue dépend largement de la volonté des communautés opposées à coexister et à rétablir des relations politiques, économiques et sociales dans le cadre d’un seul État. Cependant, lorsque le conflit a dégénéré en une guerre sans merci, la volonté des parties rivales à cohabiter est largement compromise. Par conséquent, plus le conflit devient intense et violent, plus grande est la polarisation des parties et plus rares sont les chances de réconciliation. Dans le cas présent, comme cela a été montré ci-dessus, la violence sans limites et les atrocités commises par les Russes ont supprimé toute volonté tchétchène éventuelle d’accepter une souveraineté russe sur la Tchétchénie. CAR ACT E R I S T I QU E S D E L A COMMU N AU T E L’intégration de la communauté dépend également des caractéristiques individuelles " I l es t une nation s ur laquelle la ps ychologie de la s oumis s ion r es ta s ans des communautés concernées. Même s’il aucun effet; pas des individus is olés ! des n’existe pas de formule consacrée permettant r ebelles ! non : la nation tout entièr e. Ce d'évaluer la capacité d’une communauté à s ont les T chétchènes Les autor ités , qui pos s édent ce pays depuis tr ente ans , ne s’intégrer à d’autres, le nombre de mariages s ont pas par venues à les for cer de intracommunautaires est, semble-t-il, le r es pecter leur s lois .” meilleur critère. Dans le cas de la Tchétchénie, la longue domination soviétique A. S olj en it s yn e “ L ’Ar ch i pel du Gou lag” et son insistance sur l’unité de classe n’est pas parvenue à produire un nombre important de mariages de ce type. La société tchétchène est très autonome. - 18 - L ’É T AT D E D R OI T « C’est une démocratie sans racines, accrochée en plein ciel, prête à s’effondrer quand le taux de popularité de son dirigeant diminue » Lilia Shevtsova30 Les accords fédéraux se fondent sur la Constitution qui est en théorie la loi suprême de l’État mais pas nécessairement en pratique. La réussite de la mise en œuvre des accords fédéraux dépend en grande partie de la suprématie du droit qui impose, entre autres, que les gouvernements et les individus soient soumis à la loi et régis par celle-ci. Dans le cas de la Russie, il est évident que la suprématie du droit est marginalisée par la suprématie du pouvoir. Depuis l’entrée en fonction de Poutine, plusieurs changements importants ont ébranlé la structure de l’État russe. À présent, le Président a le droit de limoger les gouverneurs élus qu’il a déjà expulsés du Parlement. Plusieurs districts fédéraux ont été créés qui sont dirigés par des représentants officiels de la Présidence dont deux seulement sont des civils. Plusieurs républiques russes ont été obligées de modifier leur Constitution et le Kremlin exerce des pressions constantes en vue de réviser la Constitution fédérale et renforcer son autorité sur les régions. L’obsession du Président Poutine pour le « pouvoir vertical » - une idée en contradiction avec le fédéralisme - est instructive parce qu’elle atteste que les accords dans la Russie d’aujourd’hui sont de courte durée et dépendent des préférences du chef de l’État et non de la Constitution. Le sort du Traité de paix russo-tchétchène, qui a été signé le 12 mai 1997 par les Présidents Eltsine et Maskhadov illustre parfaitement ce point. Le traité rejetait « à tout jamais l’utilisation de la force ou de la menace pour résoudre tous les sujets de discorde » et stipulait que les deux parties « baseraient leurs relations sur les principes et les normes de droit international généralement reconnus ».31 En septembre 1999, le Président russe qui avait apposé sa signature au Traité n’a pas hésité à lancer la deuxième campagne militaire contre la Tchétchénie et à déclarer illégitime le même Président Tchétchène, alors que l’OSCE avait déclaré l’élection de Maskhadov libre et juste32 et que Eltsine avait lui-même exprimé sa « pleine satisfaction ».33 Pour en venir au cœur du sujet, le problème n’est pas l’absence d’engagements internes ou internationaux de la Russie, mais le fait que la Russie ne les honore pas. Dans le cas contraire, la Russie n’aurait pas pu déclencher la première ou la deuxième offensive contre la Tchétchénie. Lilia Shevtsova, Between Stabilization and a Breakthrough: Interim Results of Vladimir Putin’s Presidency, Briefing paper, Vol. 4, numéro 1, Janvier 2002, Moscow Carnegie Foundation. 31 Le texte du traité est disponible en ligne : www.incore.ulst.ac.uk/cds/agreements/pdf/rus2.pdf 32 Rapport de CNN, Chechen rebel leader claims presidential victory, 28 janvier, 1997, http://www.cnn.com/WORLD/9701/28/chechnya/ 30 - 19 - L A CAU S E D U CON F L I T Pour résoudre un conflit, il est nécessaire d’en résoudre les causes. La résistance de la Tchétchénie face à la Russie a toujours eu trait à la lutte pour l’indépendance. C’est le refus d’autonomie de la Tchétchénie au sein de la Russie qui a permis la campagne militaire de 1994 et c’est la demande continue de souveraineté de la Tchétchénie qui a permis à Poutine de se lancer dans une deuxième guerre en 1999. Il est certain que de nombreux facteurs immédiats et à court terme, tels que les élections présidentielles russes à venir, ont contribué à l’escalade du conflit en une guerre sans merci mais la cause du conflit a toujours été la détermination de la Tchétchénie à faire sécession. Partant, une autonomie au sein de la Russie est une chose qu’aucun dirigeant légitime tchétchène n’a jamais acceptée et représenterait une capitulation. Il est remarquable dans l’histoire de la Tchétchénie, qu’il n’y a aucun précédent de ce type et qu’il ne risque pas d’y en avoir. H I S T OI R E D U CON F L I T Alors que la phase moderne du conflit a commencé avec la dissolution de l’URSS, le conflit proprement dit s'enracine dans une histoire longue et brutale et ne peut être entièrement compris sans référence au passé. En résumé, depuis le début de l’expansion coloniale systématique de la Russie vers le sud jusqu’au Nord Caucase au début du 18e siècle, l’histoire se résume à une guerre quasi permanente et des massacres répétés. Chaque fois que c’était possible, les Tchétchènes combattaient l’expansion russe avec l’aide d’un allié. Quand ce n’était pas possible, ils se battaient seuls. Un demi-siècle de guerre sans trêve au 19e siècle qui s'est caractérisée par une politique russe « d’extermination et d’expulsion systématiques » a réduit le nombre des Tchétchènes à « quelque 50.000 personnes », mais même alors « chaque génération tchétchène est retournée au combat ».34 La seule période de paix de la coexistence russo-tchétchène a débuté vers 1956/7, lorsque les Tchétchènes ont commencé à rentrer de la 4e déportation génocide pour prendre fin à l’effondrement de l’Union soviétique.35 Toutefois, même pendant cette période, le pays a subi une forte discrimination et certains Tchétchènes ont continué la résistance armée. Étonnamment, ce n’est qu’en 1976 que le KGB est parvenu à éliminer Hasuha Magomodov, le dernier rebelle qui a combattu les autorités russes pendant un demi-siècle. Cette histoire vieille de trois siècles regorge d’atrocités. La tragédie tchétchène a ses Auschwitz, Oradour, Majdanek, Nemmersdorf et Srebrenica. En février 1944, quand le régime de Staline a déclenché la déportation génocide qui a tué près de Russia's Choice for Chechnya Proclaims Victory in Elections , par Vanora Bennett, Los Angeles Times, GROZNY, Russia, 29 janvier, 1997, Volume 116, Numéro 69, page 2. 34 Chechnia: political developments and strategic implications for the North Caucasus, Marie Bennigsen, Central Asian Survey, Volume 18, Numéro 4, Décembre 1999, pages 536-7. 35 Pour plus d’informations sur les déportations, consulter : Russia confronts Chechnya: Roots of a separatist conflict, John B. Dunlop, Cambridge University Press, 1998. 33 - 20 - la moitié de la population tchétchène, 700 personnes ont été brûlées vives à Khaibakh, un village montagnard tchétchène.36 Il ne s’agissait pas d’un accident isolé mais d’une des nombreuses horreurs du conflit depuis que le Général Alexei Emrolov écrivit au Tsar Alexandre en 1818 « qu’il ne trouverait pas la paix jusqu’à la mort du dernier Tchétchène ».37 La réapparition de la politique barbare d’Ermolov à l’égard de la Tchétchénie a été clairement démontrée le 7-8 avril 1995, quand les troupes russes ont massacré des centaines de civils tchétchènes à Samashki, un village de Tchétchénie occidentale. Dans la campagne militaire russe actuelle, les massacres, les tortures et les viols sont fréquents: exécutions massives de civils tchétchènes en décembre 1999 dans le village de Alkhan-Yurt, exécutions sommaires de janvier 2000 dans le district Staropromyslovski de Grozny (dont au moins 23 femmes), massacre du 5 février dans le district Aldi de Grozny,38 camp de concentration de Chernokozovo et nombreux autres camps de concentration, viol collectif de juillet 2001 à Sernovodsk39 et nombreuses autres atrocités sans bornes. Chacune de ces barbaries a sa place dans la mémoire tchétchène et les Tchétchènes considèrent à juste titre la phase actuelle du conflit comme une continuation directe de l’histoire, qui a trait à leurs choix et leurs décisions. La principale leçon que les Tchétchènes ont apprise est que faire partie de la Russie les rend vulnérables à l’autorité arbitraire et à l’oppression. Comme l’a formulé le Président Maskhadov, l’objectif de la Tchétchénie est « d’empêcher tout État de tuer » des Tchétchènes « en toute impunité et de considérer ce problème comme ses affaires intérieures ».40 Les sacrifices dans cette lutte pour la liberté ont été trop nombreux. Étant donné que ce qui est perdu tend à prendre plus de valeur que ce qui reste, il est inconcevable pour la Tchétchénie d’avoir sacrifié un cinquième de sa population au cours des huit dernières années uniquement pour abandonner la cause au nom de laquelle ces sacrifices ont été faits. La sécession reste l’objectif en regard duquel les Tchétchènes mesurent leurs pertes. Le fait que la génération actuelle et presque toutes les générations précédentes depuis 1707 aient consenti des sacrifices similaires pour ce même objectif rend l’acceptation de l’autonomie au sein de la Russie encore plus inimaginable. Dans l’esprit des Tchétchènes, ce serait une trahison de l’ensemble de leur lutte et de leur histoire et surtout, de la mémoire des personnes aimées. Quasiment aucun pays ne pourrait envisager une telle option. Chechnya: political developments and strategic implications for the North Caucasus, Marie Bennigsen, Central Asian Survey, Volume 18, Numéro 4, Décembre 1999, pages 537-38. 37 Chechnya: political developments and strategic implications for the North Caucasus, Marie Bennigsen, Central Asian Survey, Volume 18, Numéro 4, Décembre 1999, page 536. 38 Ces atrocités sont décrites sur le site Internet de Human Rights Watch: www.hrw.org 39 Pour de plus amples informations, voir: CHECHNYA WEEKLY - News and analysis on the crisis in Chechnya, 24 juillet 2001 - Volume II, numéro 28, The Jamestown Foundation. http://www.jamestown.org/ 36 - 21 - L A R E S I S T AN CE En outre, il est inimaginable que la résistance tchétchène accepte ce type de proposition. Elle est peut-être divisée sur le choix des moyens et des tactiques mais elle demeure unie par son objectif ultime qui est d'accéder à un État propre. Le fait qu’après trois ans de guerre totale, la résistance tchétchène est loin d’être battue et qu’elle s’étend avec chaque nouvelle atrocité perpétrée par les troupes russes contre la population locale convainc les dirigeants tchétchènes que tôt ou tard, ils pourront forcer les troupes russes à se retirer de Tchétchénie. Pour toutes ces raisons, toute proposition d’autonomie, fut-elle étendue, au sein de la Russie resterait un exercice purement théorique. Le conflit russotchétchène devrait être résolu en offrant à la Tchétchénie la perspective d’un État indépendant reconnu en droit. Cela doit s’effectuer eu égard aux intérêts russes dans la région car cette reconnaissance ne peut se faire sans la volonté de Moscou, bien que la question d’une souveraineté tchétchène puisse de facto échapper au pouvoir de la Russie, comme cela s'est vérifié dans le passé. Le prochain chapitre examine les intérêts de la Russie à la lumière des arguments contre la sécession de la Tchétchénie. Chechnya: political developments and strategic implications for the North Caucasus, Marie Bennigsen, Central Asian Survey, Volume 18, Numéro 4, Décembre 1999, page 553. 40 - 22 - CH AP I T R E I V : AR GU ME N T S D E L A R U S S I E CON T R E L A S E CE S S I ON D E L A T CH E T CH E N I E Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, l’élite politique russe a avancé plusieurs arguments successifs contre la sécession de la Tchétchénie, mais la plupart ont été réfutés par les changements de priorités de la Russie et l’évolution de la situation internationale. L A T CH E T CH E N I E D AN S L E CON T E XT E « D ’ E T R AN GE R P R OCH E » D E L A R U S S I E À la mi-1993, lorsque la politique de la première administration Clinton accorda la priorité à la Russie, les dirigeants du Kremlin ont adhéré à une sorte de « doctrine Monroe russe”, réclamant un contrôle exclusif sur le territoire de l’exUnion soviétique. Leur ambition de reprendre le contrôle sur le Sud Caucase rendait la sécession de la Tchétchénie impensable pour des raisons stratégiques, géographiques et politiques. Toutefois, la situation a radicalement changé depuis lors et la version russe de la doctrine Monroe est désormais abandonnée. Bien que lentement et difficilement la Russie passe d’une approche du jeu de somme nulle à une réflexion plus pragmatique, elle n’espère apparemment plus bloquer l’engagement occidental vis-à-vis de son « étranger proche ». Cette progression diminue de manière significative la valeur de la Tchétchénie pour le Kremlin. L A T CH E T CH E N I E D AN S L A P OL I T I QU E P E T R OL I E R E L’accord international de septembre 1994 visant à consacrer 7,4 milliards de dollars au développement des champs pétroliers d’Azerbaïdjan a posé la question des voies de communication vers les importantes réserves de pétrole et de gaz du Sud Caucase et d’Asie centrale. Puisque le seul pipeline existant à partir de Bakou traversait la Tchétchénie et que la Russie espérait continuer à empêcher une présence occidentale importante dans la région, reprendre le contrôle sur la république dissidente est devenu prioritaire pour le Kremlin et a provoqué la première campagne militaire russe en Tchétchénie. La campagne s’est terminée en désastre et un certain nombre d’événements ont également invalidé l’importance de la Tchétchénie dans ces calculs. La question du transport de ressources énergétiques a, dans une large mesure, été réglée. Le 18 septembre 2002, après huit années de débats et de conflits, la construction du pipeline Bakou-Ceyhan, encouragé par les États-Unis, a été officiellement lancée et devrait être terminée en 2004.41 De plus, il importe vraisemblablement plus pour la Tchétchénie qu'en avril 2000, la Russie a terminé la construction d’un nouveau pipeline pétrolier contournant le territoire tchétchène et s’affranchissant ainsi de la route qui le traversait. Néanmoins, du point de vue de la Russie, la sécession de la Tchétchénie reste inadmissible à deux égards : la crainte d’un précédent ou du soi-disant "effet domino" et les intérêts de sécurité de la Russie. 41 Associated Press, Baku-Ceyhan Pipeline Breaks Ground, 18 septembre, 2002. - 23 - L ’ E F F E T D OMI N O L’argument de l’effet domino a souvent été invoqué pour justifier le caractère impraticable de la sécession tchétchène. Il est prétexté que la dissidence de la Tchétchénie susciterait une réaction en chaîne dans les autres républiques russes ethno-nationales qui aboutirait à la désintégration de la Fédération russe. Cet argument se fonde sur l’expérience de l’effondrement de l’Union soviétique qui a été suivi de l’émergence de 15 États indépendants. Les partisans de cette logique présentent la guerre contre les séparatistes tchétchènes comme une sorte « d’attaque préventive » contre l'écroulement potentiel de la Fédération de Russie, c’est-à-dire en devançant le deuxième acte de la chute de l’URSS. Il est aisé de démontrer que ce raisonnement est invraisemblable. Tout d’abord, la désintégration de l’URSS a été causée par des facteurs qui ont peu en commun avec le conflit russo-tchétchène. La dissolution de l’Union soviétique n’a pas été provoquée par des tensions entre le centre et l’une de ses périphéries, mais de l’échec de l’ensemble du système soviétique. Ce n’est pas le séparatisme mais la déception par rapport à une idéologie redoutable, au fait que le marché était régi par l’État, à la course à l’armement angoissante et à son expansion qui a mis fin à « l’empire du mal ». La Tchétchénie, d’autre part, ne se bat pas contre le nouvel État russe, mais contre l’héritage de l’empire russe qui freine, entre autres, la transition de la Russie. Quelles qu’aient pu être les bonnes intentions des réformes russes de cette dernière décennie dans d’autres domaines, la relation actuelle entre le Kremlin et la Tchétchénie n’est pas qualitativement très différente de celle du 19e siècle. La sécession de la Tchétchénie peut, en réalité, aider la Russie à laisser son passé derrière elle et à avancer vers une Russie moderne, stable et démocratique. Deuxièmement, aucune autre nation/ethnie russe n’a insisté pour accéder à une totale indépendance et aucune n’a montré de velléité à risquer une guerre contre Moscou. L’attitude de ces républiques par rapport à la demande d’indépendance de la Tchétchénie est clairement résumée ci-dessous dans l’extrait d’un ouvrage récent d’Aleksei Malashenko et de Dmitri Trenin, du Center of Carnegie Endowment of International Peace de Moscou. Contrairement aux chefs de régions principalement russes (au sens ethnique), les dirigeants des républiques « nationales » ont pris une position plus critique par rapport aux agissements de Moscou. Nous parlons essentiellement du Président du Tatarstan qui insiste résolument sur un statut spécifique et des chefs de Bachkirie, Buryatiya, Kalmoukie, Touva, Tchouvachie et Sakha. Il faut tenir compte du fait que le séparatisme tchétchène n’a pas suscité de sympathie dans la majorité de la population des républiques citées ci-dessus. L’attitude envers les Tchétchènes dans ces régions était tout à fait compatible avec celle de la population de la Fédération russe en général. Parallèlement, les élites locales des nations/ethnies ont considéré le « facteur tchétchène » comme un levier opportun pour exercer des pressions sur le centre fédéral pour obtenir d'une part, une plus grande autonomie et d’autre part, faire de leur loyauté dans la question tchétchène une monnaie d’échange avec Moscou. En particulier, aucun - 24 - des critiques de Moscou n’a imaginé défier le centre à la manière des Tchétchènes.42 REPUBLIQUES Bachkirie NOMBRE TOTAL 3943113 Bouriatie Tchouvachie Kalmoukie Tatarstan Touva Sakha 1038252 1338023 322579 3641742 308557 1094065 % D’INDIGENES 28.42% Tatars 21.91% Bachkirs 24.03% 67.78% 45.36% 48.48% 64.31% 33.38% % RUSSES 39.27% 69.94% 26.69% 37.67% 43.26% 32.03% 50.30% Tableau 1 : structure démographique (recensement de 1989) Plusieurs raisons justifient "l'absence de solidarité" des républiques avec la demande d’indépendance de la Tchétchénie. Comme le montre le tableau 1 toutes les républiques sont en mauvaise position du point de vue démographique. Les populations indigènes représentent plus de 50 % de la population locale en Bachkirie, Tchouvachie et Touva uniquement, mais même dans ces républiques, la situation démographique est équilibrée par une forte présence de minorités russes. Un tel équilibre démographique explique l’impopularité des idées sécessionnistes dans ces républiques. En outre, la Bachkirie, la Tchouvachie et le Tatarstan qui sont les plus ambitieuses sont géographiquement entourées par la Russie. Ce facteur diminue sérieusement l’option sécessionniste pour ces entités. De surcroît, par rapport à la Tchétchénie, aucune de ces républiques ne possède d'histoire de résistance, de souvenirs amers de récentes effusions de sang ou d’identité nationale forte. Considérés dans leur ensemble, ces facteurs éliminent pratiquement toute possibilité de scénario de sécession dans ces républiques. Des craintes ont également été exprimées quant à un éventuel effet domino dans le Caucase Nord, principalement au Daguestan : au 19e siècle et au début du 20e, celui-ci a connu un soulèvement partiel avec les Tchétchènes contre la Russie, mais la situation comporte encore moins de risques. Bien que la population indigène de cette république représente plus de 80 % de ses quelque 2 millions d’habitants, elle se compose de plus de 30 groupes ethniques différents dont le plus important (les Avars) représente plus de 30 % de la population. Compte tenu des rivalités historiques et des griefs existant entre ces différents groupes et de la faiblesse de l’identité supra-ethnique, tout danger de volonté sécessionniste peut être écarté. En outre, leur dépendance quasi totale du budget fédéral (85% des dépenses locales sont subsidiées par le fédéral43) et le fait que les élites sont favorables à Moscou constituent des liens puissants entre le Kremlin et le Daghestan et favorisent l'attachement à l’État russe. En outre, il faudrait tenir compte du fait que l’unité historique entre les Tchétchènes et les montagnards du Daghestan a été gravement mise à mal en 1944, quand la Ce passage est une traduction de: The Time of the South: Russia in Chechnya, Chechnya in Russia, Aleksei Malashenko et Dmitri Trenin, Carnegie Endowment for International Peace, 2002, p. 52. http://pubs.carnegie.ru/books 43 Small Nations and Great Powers. A study of an ethnopolitical conflict in the Caucasus, Svante E. Cornell, Curzon Caucasus World, 2001, p. 274. 42 - 25 - Tchétchénie tout entière a été soumise à la déportation génocide de Staline ; les Tchétchènes qui sont rentrés 13 ans plus tard ont trouvé une bonne part de leurs propriétés et de leurs terres récupérées par leurs anciens compagnons d’armes.44 Ceci a évidemment eu un impact important sur les relations entre les deux parties et a brisé leur unité traditionnelle contre la Russie. Enfin, l’échec retentissant de l’expédition controversée de Basaev au Daguestan en août/septembre 1999 pour attirer un minimum de soutien au Daguestan démontre l’absence de volonté du Daguestan à se détacher de Moscou. Manifestement, la demande tchétchène de se séparer de la Russie n’a pas inspiré d’autre mouvement sécessionniste dans les républiques du Caucase Nord et le Daguestan ne fait pas exception à la règle mais la confirme. Le souhait fiévreux pendant la période d’Eltsine de prendre « autant de souveraineté que possible » n’est certainement pas imputable à la volonté des régions à faire sécession, mais au chaos qui a suivi l'ère soviétique à Moscou. Avec le redressement du centre fédéral, la "fièvre de souveraineté » a sans aucun doute disparu. Enfin, l’hypothèse selon laquelle la campagne militaire russe en Tchétchénie dissuade les velléités de dissidence ailleurs en Russie est peu plausible. Les horreurs de la guerre sur le plan humanitaire et l’importance de la dévastation en Tchétchénie peuvent difficilement renforcer la sympathie des régions pour le Kremlin. Au contraire, elles risquent de causer la crainte de la violence aveugle ; toutefois, la menace de violence est une base faible sur laquelle bâtir une fédération démocratique qui est, en principe, une forme d’État fondée sur des valeurs, des intérêts communs et une souveraineté interne partagée par ses parties constituantes. De plus, la crainte qu'inspire un pouvoir central à sa périphérie constitue la base d'un empire colonial qui est un aspect dont la Russie devrait souhaiter se détacher. L’intégrité territoriale de la Russie s’accomplira non par la violence interne d’une autorité arbitraire, mais par une véritable réforme des structures locales et de l’État central, une amélioration des conditions sociales et économiques, de même que par l’élimination de l’intolérance ethnique et religieuse. En ce sens, il convient de noter que la menace pour l’intégrité territoriale de la Russie, au-delà du cas de la Tchétchénie, ne se trouve pas dans la résolution politique du conflit russotchétchène, mais au contraire dans la poursuite de la guerre. L E S I N T E R E T S D E S E CU R I T E D E L A R U S S I E Moscou avance régulièrement que le problème auquel la Russie est confrontée par rapport à la Tchétchénie n’est pas la sécession mais les menaces qui planent sur sa sécurité que cette sécession risque de provoquer. Dans son livre d’entretiens, en réponse à une question directe sur la possibilité de principe d’une sécession tchétchène, le Président Poutine a répondu qu’elle était possible, mais que le problème n’était pas la sécession. Selon Poutine, « la Tchétchénie ne s’arrêtera pas avec son indépendance. Celle-ci sera utilisée comme arrière base pour une autre attaque de la Russie. » Poutine suppose que l’objectif de ces attaques sera « de s’emparer de nouveaux territoires ».45 Le 18 juin 2001, le Small Nations and Great Powers. A study of an ethnopolitical conflict in the Caucasus, Svante E. Cornell, Curzon Caucasus World, 2001, p. 278. 45 Vladimir Putin, First Person: An Astonishingly Frank Self-Portrait by Russia's President Vladimir Putin, with Nataliya Gevorkyan, Natalya Timakova, and Andrei Kolesnikov, traduit par Catherine A. Fitzpatrick (London, Hutchinson, 2000), p. 135. 44 - 26 - Président Poutine a réaffirmé les intérêts de sécurité de la Russie en Tchétchénie lors d’une conférence de presse au Kremlin. Bien qu’il justifie de manière habituelle la campagne militaire russe et qu'il ait signifié sa préférence pour une Tchétchénie gouvernée par la Russie, Poutine a encore souligné que « la question de la dépendance ou de l’indépendance de la Tchétchénie aujourd’hui par rapport à la Russie n’a absolument aucune importance » ; « une seule chose est fondamentalement importante pour nous. Nous ne permettrons pas que ce territoire continue à être utilisé comme tête de pont pour une attaque contre la Russie ».46 La Russie cite l’échec de la tentative de la Tchétchénie visant à asseoir la stabilité dans l’entre-deux-guerres 1996-1999 et le raid controversé de Basaev au Daguestan en 1999 comme des exemples de dangers potentiels de la sécession tchétchène. Il est pourtant difficile d’ignorer que la Russie porte une bonne part de responsabilité directe et indirecte dans l’objet de son blâme à l’égard de la Tchétchénie. Le rôle des services de sécurité russes dans le parrainage de groupes criminels en Tchétchénie, les relations non résolues avec Moscou qui ont limité les options du Président Maskhadov, la controverse sur le rôle de Moscou dans les événements de 1999 au Daguestan, le mystère non résolu des bombardements d'appartements en Russie, y compris l’incident de Ryazan, où le FSB (service de sécurité fédéral) a été pris en flagrant délit alors qu’il mettait des explosifs dans un immeuble à appartements de civils, le refus obstiné du Kremlin de contribuer au rétablissement d’après-guerre en Tchétchénie et surtout les crimes, les brutalités et la destruction de la première guerre qui ont entraîné une situation presque ingérable pour le leadership tchétchène d’après-guerre, peuvent tous être soulignés. En outre, la détérioration galopante manifeste de la situation depuis le début de la deuxième intervention russe en Tchétchénie, qui démontre l’inadéquation complète des mesures prises soi-disant pour guérir les maux de la Tchétchénie séparée, le caractère douteux des présumées intentions des Tchétchènes « d’arracher plus de territoires » et de nombreux autres faits et arguments peuvent être ajoutés à cette longue liste de méfaits. Toutefois, le problème ici, indépendamment du degré de vérité des accusations portées par les Russes contre la Tchétchénie séparée est que la Russie comme tout autre pays y compris la Tchétchénie a le droit de s'inquiéter des menaces que représentent ses voisins et que la Tchétchénie et la Russie ont le droit de vivre sans intolérance, extrémisme et violence aveugle. La confusion et l'indiscipline qui règnent en Tchétchénie dans l’entre-deuxguerres, même si l’on peut en comprendre les causes, ne répond certainement pas aux souhaits et aux besoins du peuple tchétchène, même l'horreur de cette situation « d’état de nature » d’après le concept de Hobbes, était de loin préférable aux guerres qui ont précédé et suivi cette période. La Tchétchénie a sans aucun doute besoin d’un gouvernement élu dans le cadre d’une constitution démocratique opérationnelle qui sépare clairement les pouvoirs, d’un système de vérifications et d’équilibre dans un pays disposant d'un marché libre et d’un État de droit. On ne pourra trop répéter que le meilleur avenir pour la Tchétchénie est la démocratie et le monde démocratique. Il faut comprendre que le relatif scepticisme tchétchène par rapport au terme « démocratie » n’est lié en aucune Putin's interviewwith US journalists, (partie consacrée à la Tchétchénie), Johnson’s Russia List #5312, posted on Chechnya short-list 20 juin 2001, http://groups.yahoo.com/group/chechnya-sl/message/16844. La transcription complète de l’interview en russe est disponible sur le site officiel du Président russe à l’adresse Internet suivante : http://president.kremlin.ru/events/242.html 46 - 27 - façon à ce que représente la démocratie, – après tout, démocratie signifie la règle du peuple,47 et c’est exactement ce pour quoi les Tchétchènes se battent – mais à une démocratie que les Tchétchènes ont vécue dans le cadre désolant de la Russie actuelle. Expliquer la différence entre un État positivement démocratique et la Russie actuelle permettra d'assurer le large soutien de la population tchétchène à la démocratisation de la Tchétchénie. Pour récapituler, dans le contexte des anciennes politiques russes ouvertement révisionnistes dans la région, de même que dans le contexte de la politique pétrolière, la Tchétchénie a perdu toute valeur significative pour la Russie. En outre, la menace d’un pseudo effet domino se fonde sur des hypothèses erronées et est par conséquent plus un prétexte qu’un argument objectif contre la sécession de la Tchétchénie. Toutefois, la Russie, comme la Tchétchénie et tout autre pays, a le droit de ne pas être menacé dans sa sécurité aux frontières. Il y a par conséquent lieu de trouver un moyen qui garantira les intérêts légitimes de la Russie et de la Tchétchénie. Comme le démontre le prochain chapitre, la reconnaissance conditionnelle de l’indépendance sous administration internationale pendant une période de transition de plusieurs années est la réponse qu'il convient d'apporter à ce problème. Il conviendrait peut-être de noter que dans la Grèce antique, où l’idée de démocratie trouve son origine, le terme “démocratie” signifiait la règle des pauvres et des nombreux (le demos), qui ne représentaient qu’une partie de la population. Aujourd’hui pourtant, on pense que la vertu de la démocratie est en principe qu’elle permet de faire avancer les intérêts de toutes les composantes de la société. 47 - 28 - CH AP I T R E V : L A S OL U T I ON – L ’I N D E P E N D AN CE CON D I T I ON N E L L E – U N D E N OU E ME N T P OS I T I F P OU R T OU T E S L E S P AR T I E S En principe, la reconnaissance conditionnelle d’un gouvernement ou d’un État est la reconnaissance de l’entité en question soumise à l’exécution de certaines conditions préétablies. Une application correcte de ce principe via une administration internationale peut résoudre le conflit russo-tchétchène de manière positive. L’idée est simple : il s'agit de transformer la Tchétchénie en un État réellement démocratique et pacifique via une administration internationale pendant une période de transition de quelques années. Cette formule n’est peutêtre pas miraculeuse, mais elle offre un moyen de répondre aux aspirations légitimes de la Tchétchénie et aux intérêts de sécurité réels de la Russie, aux préoccupations de sécurité de la Géorgie et aux intérêts de la communauté internationale. L E S AT T E N T E S D E L A T CH E T CH E N I E Les Tchétchènes se battent depuis plus de trois siècles pour un État qui leur appartienne en propre. Ironiquement, c’est en grande partie un choix que les Tchétchènes étaient prédestinés à faire, en vertu du développement du système de souveraineté de l'État depuis la Paix de Westphalie en 1648. En d’autres termes, les concepts de souveraineté interne et d’indépendance externe des États ne sont pas des concepts élaborés par les Tchétchènes, mais des concepts auxquels ils tentent de s’adapter. Même si les spécialistes en relations internationales ont de bonnes raisons de continuer le débat inter-paradigmatique sur les mérites relatifs du réalisme, du libéralisme et du marxisme, parfois perturbé par des théoriciens rebelles aux idées novatrices, l’expérience accumulée au cours des trois derniers siècles a appris aux Tchétchènes que dans leur cas particulier, seul l’accès à un État propre offrira la sécurité et garantira les droits et libertés légitimes. Vu que la formule proposée ci-dessus permet aux Tchétchènes d’obtenir un État reconnu de jure, elle satisfait pleinement les attentes légitimes de la Tchétchénie. Il convient également de noter que nous ne devrions pas sous-estimer les possibilités de la démocratie en Tchétchénie car la culture tchétchène, qui se fonde sur des valeurs de liberté personnelle et commune profondément ancrées et sur une histoire démocratique, peut uniquement s'inscrire dans un système démocratique d’autonomie. Étonnamment, bien avant que les 13 colonies britanniques en Amérique ne déclarent leur indépendance en 1776 et que l’Assemblée nationale révolutionnaire française n'adopte la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » en 1789, les Tchétchènes vivaient dans une démocratie décentralisée basique avec un gouvernement représenté, limité en autorité et en temps, où chacun jouissait de droits égaux. Ernest Chantre, un écrivain français du 19e siècle, a témoigné que les Tchétchènes vivaient « comme un peuple qui ne connaissait pas la différence de classe. … Ils ont tous les mêmes droits et jouissent d'un statut social équivalent. L’autorité dont ils investissent leurs chefs tribaux, regroupés au sein d’un conseil élu, est limitée en - 29 - temps et en pouvoir ».48 Un historien contemporain note également que « les décisions concernant les problèmes les plus importants concernant tous les membres de la commune se fondaient sur l’accord exprimé lors de l’assemblée du peuple par tous les hommes adultes, qui avaient le droit de s’exprimer et de voter librement. Dans certaines communes, un vote contre une décision suffisait en principe à la rejeter d’emblée ».49 Même si cela a beaucoup changé depuis et si l’autorité russe qui sévit depuis longtemps, a inévitablement laissé des stigmates dans la société tchétchène, les valeurs traditionnelles tchétchènes fondées sur le principe de la liberté et de l’égalité politique restent majoritairement la force agissante de la tentative de sécession. Ce contexte offre manifestement des chances valables de succès pour la démocratie en Tchétchénie. L E S VE R I T AB L E S I N T E R E T S D E S E CU R I T E D E L A R U S S I E La transformation de la Tchétchénie en un pays réellement démocratique et pacifique, doté d'une place clairement définie au sein de la communauté internationale, rejoint également les intérêts de sécurité réels de la Russie. D’un point de vue critique, la sécurité de la Russie n’est pas menacée par l'accès à l’indépendance de la Tchétchénie, mais au contraire par ses tentatives de la retenir à tout prix. Vu que la concession de l’indépendance à la Tchétchénie éliminerait la cause du conflit, la Tchétchénie n’aurait plus de raison de ne pas tenter de nouer de relations amicales avec la Russie. En outre, avec une population d’environ un million de personnes, une Tchétchénie démocratique et stable ne pourrait jamais menacer une Russie forte de 140 millions d’habitants. Qui plus est, vu qu'une Russie qui ne jouit pas de structures démocratiques fortes risque de représenter une menace pour le bien-être de la Tchétchénie, la transformation de la Russie en un État véritablement démocratique et moderne correspondrait en grande partie aux intérêts nationaux tchétchènes, et constituerait une passerelle reliant les forces démocratiques des deux pays. De plus, la proximité géographique et la dominance politique et économique de la Russie dans la région garantissent une influence russe persistante dans les calculs de la Tchétchénie. Une classe dirigeante tchétchène responsable est tenue d’éviter les politiques risquées et de tenir compte des intérêts de la Russie dans la région. En outre, l’adaptation de certains principes constitutionnels et institutionnels peut garantir le caractère pacifique d’une Tchétchénie indépendante. En particulier, le processus décisionnel pourrait être organisé de manière à nécessiter un large consensus de l’élite politique, ce qui aiderait la Tchétchénie à éviter d'adopter des politiques irresponsables. En résumé, une Tchétchénie indépendante peut être rendue totalement compatible avec les intérêts de sécurité réels de la Russie. La formule proposée ci-dessus, qui soumet l’indépendance de la Tchétchénie à la démocratisation pendant une période de transition de plusieurs années d’administration internationale, offre de toute évidence un moyen pour atteindre cet objectif. Vu que les encouragements déterminent le comportement, la perspective d’une reconnaissance de jure de la Tchétchénie motivera fortement le pays à se prêter à une démocratisation et une démilitarisation véritables. Ernest Chantre cité dans Crying Wolf, the return of war to Chechnya, Vanora Bennet, Picador 1998, p. 261-262. 49 In Quest For God and Freedom, Anna Zelkina, New York University Press, 2000, pp. 1718. 48 - 30 - I N T E R E T S I N T E R N AT I ON AU X La démocratisation, les réformes liées à la liberté de marché et la coopération sont les principaux piliers des intérêts de la communauté internationale dans la région. Étant donné que l’idée d’une indépendance conditionnelle offre à la communauté internationale le pouvoir de façonner l’avenir de la Tchétchénie et lui permet de mettre fin à une guerre longue et brutale en procédant à des réformes démocratiques et de marché, la formule sert clairement les intérêts de la communauté internationale. L E ME CAN I S ME L’idée d’une indépendance conditionnelle peut être mise en œuvre par le système de tutelle des Nations unies inscrit aux chapitres XII et XIII de la Charte des Nations unies ou simplement par une résolution du Conseil de sécurité. Puisque l'indépendance ne peut être obtenue sans l’accord de la Russie et qu'elle est membre du Conseil de sécurité, la Russie aura son mot à dire sur la manière dont la Tchétchénie sera gouvernée pendant cette période et sur la désignation de l’autorité chargée de son administration. De telles dispositions pourraient aider la Russie à accepter une perspective semblable. Il faut noter que l’accord de la Russie constituerait la plus grande avancée pour l'association définitive de la Russie au monde démocratique. Il est également crucial que les conditions de tutelle soient acceptables pour les Tchétchènes car sans l’accord volontaire de ces derniers, ce système ne peut être mis en œuvre. La perspective de la reconnaissance de la Tchétchénie, l’aide à la reconstruction économique et le remplacement immédiat des troupes russes par une force internationale par intérim, assurera sans doute l’accord de la Tchétchénie. Notamment, le modèle proposé pour résoudre ce conflit est proche de celui qui est appliqué au Kosovo depuis le 10 juin 1999, quand le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté la résolution 1244. Toutefois, dans le cas du Kosovo, la résolution ne renvoie pas directement à l’option d’un État, même si aujourd’hui, l’impossibilité d’éviter cette décision s’impose de plus en plus. La différence fondamentale dans le cas de la Tchétchénie est que le fait de lui accorder le statut d’État à condition qu’elle remplisse les exigences relatives à la tutelle internationale, devrait être explicitement défini comme un objectif du système de tutelle qui dépend de la transformation de la Tchétchénie en un État démocratique viable. Ceci est en réalité le principe qui peut permettre la résolution du conflit russo-tchétchène et fournir à la Tchétchénie des encouragements clairs pour entreprendre des réformes efficaces. Il y a lieu de noter que la nécessité d’une indépendance conditionnelle a également été reconnue pour le Kosovo, ce qui n'est guère surprenant. Une Commission internationale indépendante sur le Kosovo et un groupe de réflexion ad hoc, établis à l’initiative du Premier ministre suédois Persson, pour analyser les événements du Kosovo tant dans son rapport principal d’octobre 2000 que dans son rapport de suivi de septembre 2001, plaident fermement en faveur d’une indépendance conditionnelle pour le Kosovo.50 The International Crisis Group, une organisation indépendante spécialisée dans la prévention et la résolution des Les deux rapports sont disponibles sur la page web de la Commission : http://www.kosovocommission.org/ 50 - 31 - conflits armés, est également arrivée à la même conclusion dans son rapport sur le Kosovo de mars 2002.51 Alors que la situation de la Tchétchénie et du Kosovo est, à bien des égards, différente notamment dans la disparité de pouvoir entre la Serbie et la Russie et dans la différence d'attitude de la communauté internationale par rapport à des violations fondamentalement similaires du droit humanitaire international (avec un plus grand nombre d'atrocités commises en Tchétchénie), cette situation présente des similitudes au niveau des principes qui permettent de résoudre les conflits. L ’ AU T OR I T E CH AR GE E D E L ’ AD MI N I S T R AT I ON E T L E S P R I OR I T E S P OL I T I QU E S Une autorité internationale responsable de l’administration et approuvée par l’ONU doit être mise en place et chargée de la mise en œuvre rapide et efficace des procédures de démocratisation à tous les niveaux, dans le but de préparer la Tchétchénie à assumer ses devoirs et ses responsabilités d’État indépendant et légalement reconnu. La reconstruction économique, la démilitarisation, les réformes structurelles et la formation de fonctionnaires et de policiers, entre autres, doivent être considérées comme étant prioritaires. La communauté internationale a acquis une grande expérience dans ce domaine au Timor oriental, dans les Balkans et au Kosovo en particulier, qui pourrait être utilisée avec succès en Tchétchénie. Au début, l’autorité chargée de l’administration devra travailler avec le seul gouvernement légitime existant dirigé par le président démocratiquement élu, M. Maskhadov. Ce gouvernement dirige la résistance tchétchène et constitue par conséquent la seule véritable autorité en Tchétchénie. En effet, le fait qu’il ait pu organiser et diriger la résistance pendant plus de trois ans démontre clairement qu’il jouit d’un large soutien de la part de la population tchétchène. Comme au Kosovo, il faut élaborer dans les plus brefs délais, un cadre clair pour les compétences spécifiques et partagées du gouvernement tchétchène et pour l’administration internationale. Simultanément, l’autorité chargée de l’administration devrait s’efforcer de créer les conditions pour une élection libre et juste d’un nouveau gouvernement dès que cela sera possible. Les troupes russes et toutes les autres agences gouvernementales devront se retirer d’emblée. Au même moment, un accord tripartite devrait être élaboré pour permettre d'aboutir à un compromis sur la force internationale par intérim qui devra être mise en place en Tchétchénie. Progressivement, un nouvel organe tchétchène chargé de l’application des lois et formé au plan international devrait la remplacer. Le règlement du problème du statut définitif de la Tchétchénie motivera le pays à relever le défi auquel il est confronté. Une des missions les plus importantes sera de construire un pouvoir judiciaire réellement indépendant, efficace et apolitique. Parallèlement au renforcement de la coopération entre l’administration internationale par intérim et le gouvernement local, un plan sophistiqué de démilitarisation du pays doit être élaboré. Vu que les armes représentent hormis leur fonction directe une valeur de stockage, le moyen le plus efficace de les A Kosovo Roadmap (I): Addressing Final Status, ICG, Rapport Balkans No. 124, disponible en ligne : http://www.crisisweb.org/projects/balkans/kosovo/reports/A400561_01032002.pdf 51 - 32 - récupérer serait peut-être d’offrir des compensations aux prix du marché. Ceci réussira si on empêche la circulation des armes en provenance de l’extérieur, ce qui exigera un contrôle efficace aux frontières. La seule frontière non russe de la Tchétchénie est celle de la Géorgie. Les observateurs de l’OSCE et les forces aux frontières géorgiennes, contrôlent déjà ce périmètre. À l’avenir, elles devraient être rejointes par des gardes frontières tchétchènes formés au niveau international. Les Tchétchènes et les autres groupes minoritaires qui résidaient en Tchétchénie avant la première guerre, devraient avoir le choix de rester ou de s’établir ailleurs. Les personnes qui souhaitent déménager en Tchétchénie ou à l'étranger devraient recevoir l'aide économique et juridique nécessaires à leur transport et à leur réinstallation. La minorité tchétchène résidant en Russie devrait également bénéficier d'options analogues. Étant donné l’étendue de la destruction, une des premières priorités sera de reconstruire des infrastructures de base et des logements, et de créer des possibilités d’emploi. L’autorité internationale chargée de l’administration doit accorder la plus haute priorité au renforcement des capacités de la population dans tous les domaines de l’administration. Le succès de l’administration internationale sera en effet jugé sur les droits et libertés garantis à la population locale et les opportunités qui auront été créées. Assurément, les programmes d’enseignement et de formation devraient être organisés à grande échelle. U N E S OL U T I ON P OS I T I VE P OU R T OU T E S L E S P AR T I E S Cette formule offre des avantages évidents pour toutes les parties. La résolution du conflit éliminera bon nombre de ses conséquences négatives et offrira des avantages supplémentaires à la Russie. La Russie sera libérée du problème constant de la Tchétchénie. Le déménagement des Tchétchènes qui choisissent volontairement cette option signifiera également que la Russie sera débarrassée d’une partie traditionnellement hostile de sa population – un problème qu'elle tente de résoudre depuis des siècles (la déportation génocide des Tchétchènes en 1944 en est un exemple flagrant). En outre, la Russie pourra arrêter de dilapider ses ressources, qui sont limitées, dans une guerre impossible à gagner. La Russie verra également se lever les nombreux obstacles politiques, sociaux et économiques à la démocratisation et à la modernisation du pays qui dérivent de cette guerre sans fin. Il est tout aussi important que la Russie libère ses troupes de Tchétchénie ; il est clair que maintenir l’ensemble des forces de guerre terrestres du pays en Tchétchénie est une politique très imprudente. Plutôt que risquer d'accroître la barbarie des troupes dans une guerre toujours plus démoralisante, il serait préférable que les autorités retirent leurs hommes pour se consacrer aux indispensables réformes militaires. Sur le plan international, la Russie a également toutes les chances de gagner. Le retrait des forces russes de la Tchétchénie fera taire la critique internationale concernant les violations des droits humains, qui représentent une source d'embarras pour le Président Poutine. De plus, l'appel de la communauté internationale en faveur d'une résolution du conflit en Tchétchénie constituera une avancée vers un monde démocratique qui ne manquera pas de susciter le consensus international enthousiaste vis-à-vis de la Russie. Une telle approche peut en effet devenir un véritable aboutissement pour les séculaires missionaires russes auto-proclamés "en quête d'une âme", et éliminer par voie de conséquence, les différences entre le monde démocratique et la Russie. Ce sont là manifestement des avantages - 33 - importants, à plus forte raison, si on les compare aux pertes subies par la Russie: une Tchétchénie minuscule, hostile et source d’ennuis. À supposer que l’UE et d’autres pays donateurs indemnisent la Russie en renforçant l’aide économique et humanitaire accordée en particulier aux républiques russes du sud, la perte de la Tchétchénie qui est une source constante d'embarras devient en effet insignifiante. La communauté internationale en sortira gagnante également car en résolvant le conflit russo-tchétchène elle multipliera les possibilités d'émergence d'une Russie démocratique et stable dont l'importance ne peut être surestimée. Les ressources et l’engagement considérables nécessaires à l'administration et à la reconstruction de la Tchétchénie ne sont peut-être pas un prix excessif à payer pour la stabilité en Europe. En outre, l’utilisation des ressources naturelles de la Tchétchénie peut couvrir une part substantielle de ces dépenses. Alors que ces avantages sont importants, il y a plus encore à gagner. La résolution du conflit russo-tchétchène éliminera, entre autres, le prétendu problème du Pankisi Gorge et réduira par conséquent les tensions existant entre la Géorgie et la Russie. En outre, puisque la résolution du conflit facilitera considérablement la démocratisation en Russie, elle peut également contribuer à la normalisation des relations de la Russie avec les États voisins dans le Caucase et en Asie centrale. Puisque la résolution du conflit russo-tchétchène peut également influer sur la résolution d'autres conflits dans le Caucase, les avantages pour la communauté internationale et les voisins de la Russie dans le Sud Caucase sont encore plus importants. Les avantages pour la Tchétchénie sont évidents. Elle obtiendra ce pour quoi elle s’est toujours battue – un État propre. Toutefois, même si l’indépendance de la Tchétchénie devait se produire aujourd’hui, il n’y aurait pas grand-chose à célébrer en raison de l'importance des pertes humaines, économiques et sociales subies durant les deux dernières guerres. Seule, la Tchétchénie ne pourra vraisemblablement pas relever les défis démesurés de l'après-guerre. Le système de tutelle garantira la reconstruction, l’aide économique, le savoir-faire et une aide supplémentaire de la communauté internationale. La démocratisation de la Tchétchénie permettra de se débarrasser de ceux qui ont détourné la cause tchétchène de ses objectifs. En bref, la Tchétchénie sera gagnante sur tous les fronts. E N CON CL U S I ON La formule de la reconnaissance conditionnelle – transformer la Tchétchénie en un État réellement démocratique et pacifique après une période de transition de plusieurs années d’administration internationale – permet de relever plusieurs défis : satisfaire les attentes légitimes de la Tchétchénie, ainsi que veiller aux intérêts de sécurité de la Russie et de la communauté internationale. Il s’agit d’une solution positive pour toutes les parties. Il semble, toutefois, évident que la mise en œuvre de la formule proposée se heurtera à de nombreux obstacles et exigera un changement de mentalité de la part de certains décideurs russes, ainsi qu’une volonté politique forte et un engagement de la communauté internationale, mais tout cela est loin d’être impossible. - 34 - CH AP I T R E VI : CON CL U S I ON Étant donné les objections que la Russie oppose à une implication internationale en Tchétchénie, la solution proposée rencontrera certainement au début un certain scepticisme. Deux points doivent pourtant être clairs. En premier lieu, tous les politiciens russes ne sont pas opposés à une intervention internationale dans le conflit. Des politiciens et des personnalités russes ont déjà ouvertement demandé l'intervention d'une force internationale de maintien de la paix52 et il est possible qu'ils soient rejoints en cela par de nombreuses autres voix au moment de l’internationalisation du conflit. En outre, l’élite politique russe et les experts prennent conscience qu’une solution politique à ce conflit est inévitable. Vu les sentiments pacifiques grandissants dans l’opinion publique russe, ces processus continueront de se renforcer. En deuxième lieu, les raisons de ce scepticisme ne sont pas tant les objections formulées par la Russie que l’absence de volonté de contestation de la part de la communauté internationale. Et c’est ce qui doit changer. Les États-Unis et l’Union européenne disposent des moyens de modifier les perspectives du Kremlin et ils devraient les utiliser. Bien entendu, personne n’en appelle à une confrontation militaire avec la Russie ni à son isolement, mais la communauté internationale devrait modifier sa claire politique qui est d’accepter la guerre russe en Tchétchénie en échange de la coopération de la Russie dans d’autres domaines. Les États-Unis, l’Union européenne et ses États membres devraient accorder à la Tchétchénie la plus haute priorité dans leurs relations avec la Russie. Faire dépendre les avantages de ces relations de la volonté de la Russie à coopérer sur la question de la Tchétchénie ne pourra qu'engendrer des résultats positifs. D’autant que la formule sert objectivement les intérêts réels de la Russie autant que ceux de la Tchétchénie et de la communauté internationale. Puisqu'il est clair que la résolution du conflit exige un cadre acceptable de discussion, de débat, de compromis et de décision, il est indispensable de disposer d'une structure tripartite, composée de représentants agréés de la Russie, de la Tchétchénie et de la communauté internationale sous l'égide des Nations unies. À cette fin, il faudrait demander au Secrétaire général des Nations unies de désigner un représentant chargé de la promotion de la résolution politique du conflit russo-tchétchène. Une telle mesure de la part de Kofi Annan contribuerait à lancer l’organe intermédiaire tripartite, à faciliter et à consolider une solution pacifique du conflit entre les gouvernements nationaux. La résolution d’un conflit est habituellement mieux traitée par une diplomatie à deux voies – la diplomatie du gouvernement officiel (voie 1) et une interaction informelle (voie 2). Les deux voies peuvent s’appuyer mutuellement en suscitant des changements d’attitudes dans l’opinion publique et chez les décideurs. La 2e voie, qui est celle de l'interaction informelle entre les parties, permettrait d'organiser une série d’ateliers consacrés à la résolution des problèmes, ainsi que Par exemple, Yuri Rybakov, un membre indépendant du parlement russe, a récemment demandé une intervention internationale pour le rétablissement de la paix: Russian lawmaker says leaders will be held responsible for role in Chechnya, par Jan M. Olsen, Associated Press, 22 novembre, 2002. 52 - 35 - des forums et des conférences. En particulier, des groupes de réflexion comme le Center of European Policy Studies, un institut de recherche politique indépendant situé à Bruxelles, et l’International Crisis Group, une organisation indépendante qui se consacre à la prévention et à la résolution des conflits armés, pourraient jouer un rôle instrumental et réunir des experts chargés d'élaborer des éléments et des recommandations supplémentaires. Les ONG internationales et les organisations des droits de l’homme peuvent contribuer à réunir les défenseurs russes et tchétchènes des droits de l’homme, des personnalités influentes des communautés en présence et des figures publiques pour discuter des implications de la formule proposée concernant les besoins et les droits politiques, humains, civils, religieux et économiques. En outre, la tenue de forums et de conférences unilatérales tchétchènes et russes favoriserait la compréhension des mérites de la formule, influencerait l’opinion publique et changerait les attitudes et les perceptions des parties et créerait un rôle actif pour la société civile tout en s'assurant son soutien dans la mise en œuvre de l’initiative de paix. Le Conseil de l’Europe qui n’est pas parvenu jusqu'à présent à améliorer la situation en Tchétchénie, peut également jouer un rôle important en accordant à la proposition l’attention qu’elle mérite. En particulier, une évaluation positive de la formule proposée par l’Assemblée parlementaire du Conseil pourrait contribuer à sa promotion en Russie et également dans les États membres. Le Conseil de l’Europe pourrait organiser des conférences de la société civile et des représentants parlementaires russes et tchétchènes. Ceci aidera les deux parties à mieux comprendre les mérites de la proposition qui, comme nous l’avons vu, sert objectivement les intérêts russes et tchétchènes. Différents groupes partisans de la promotion d’une résolution pacifique du conflit, comme le Comité américain pour la paix en Tchétchénie et des comités analogues en Europe, où de nombreuses personnalités reconnues s’efforcent de mettre un terme au carnage, peuvent jouer un rôle important en sensibilisant l'opinion publique et les autorités américaines, européennes et russes. Au niveau de la diplomatie officielle, le rôle premier des institutions nationales de politique étrangère est évident, mais étant donné les contraintes qui y sont associées, le Parlement européen, les assemblées nationales européennes et américaines devraient prendre l’initiative de porter la proposition devant leurs exécutifs, les Nations unies et la Russie. Puisque les assemblées nationales des pays européens comptent des partisans d’une solution pacifique au conflit, le Parlement européen notamment, pourrait amorcer une coopération parlementaire entre les États membres et les États candidats à l’Union européenne. Une telle initiative permettrait de réunir les législateurs européens autour de la question. De plus, le Parlement européen pourrait mettre en place un groupe de travail conjoint avec le Congrès des États-Unis, qui compte un grand nombre de législateurs influents fortement concernés par le conflit russo-tchétchène et par ses implications pour la paix dans la région et pour la démocratie en Russie. Ce pont transatlantique pourrait appuyer fortement la promotion de la fin de ce bain de sang absurde. - 36 - La commission des affaires étrangères du Parlement européen, sa délégation chargée des relations avec la Russie et des commissions analogues dans les Assemblées nationales pourraient inviter les législateurs russes et européens à discuter des implications de la formule proposée pour les intérêts nationaux russes. Cette initiative pourrait contribuer à susciter un changement de la perception de somme nulle du conflit. En résumé, les États-Unis, l’UE et ses États membres devraient accorder au conflit russo-tchétchène la plus haute priorité dans leurs relations avec la Russie, examiner attentivement la proposition d’indépendance conditionnelle et mettre en place une structure tripartite au niveau des Nations unies pour mettre en œuvre la proposition. Dans ce processus, les acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux, internationaux, nationaux et sous-nationaux pourraient tous contribuer à faire progresser la proposition. - 37 -