la tragedie russo-tchetchene : la voie vers la paix et la democratie

Transcription

la tragedie russo-tchetchene : la voie vers la paix et la democratie
LA TRAGEDIE RUSSO-TCHETCHENE :
LA VOIE VERS LA PAIX
ET LA DEMOCRATIE
L’INDEPENDANCE CONDITIONNELLE
SOUS
ADMINISTRATION INTERNATIONALE
Ministère des Affaires étrangères
de la République Tchétchène d'Ichkérie
Février 2003
-1-
-2-
Beaucoup de choses ont été dites au sujet d'une solution politique du conflit en
Tchétchénie, mais pratiquement rien de concret n’a été fait jusqu'à présent. C’est la
raison pour laquelle des milliers de personnes innocentes continuent à mourir dans
cette guerre absurde, qui n'est ni de l’intérêt de la Tchétchénie, ni de la Russie, ni
de la communauté internationale. Il importe par conséquent que toutes les
initiatives possibles soient prises pour arrêter cette effroyable tragédie.
Reconnaissant cette urgente nécessité et responsabilité morale et politique, le
Ministère des Affaires étrangères tchétchène prend actuellement des mesures
foncièrement nouvelles afin de résoudre définitivement ce conflit, en donnant pleine
satisfaction aux intérêts de la Tchétchénie, de la Russie et de la communauté
internationale. Pour tous ceux qui se sont véritablement engagés pour la paix et la
démocratie en Tchétchénie, en Russie et dans le Caucase méridional, il n'y a
aucune bonne raison de rejeter cette proposition.
J'invite donc instamment la Russie et la Communauté internationale, ainsi que tous
les individus et toutes les organisations dans le monde qui croient aux droits et
aux libertés de l'humanité, à soutenir cette proposition et partant,
à donner une chance à la paix et à la démocratie tant pour le peuple tchétchène
que pour le peuple russe.
I LYAS A KHMADOV
Ministre des Affaires étrangères
-3-
-4-
SOMMAIRE
INTRODUCTION ------------------------------------------------------------------------------------------------ 6
CHAPITRE I : LES AFFRES DE LA GUERRE - POURQUOI AGIR ? ----------------------------------- 8
COÛTS HUMANITAIRES ----------------------------------------------------------------------------------------------------- 8
LA CRISE ÉCOLOGIQUE ----------------------------------------------------------------------------------------------------10
COÛTS SOCIAUX ------------------------------------------------------------------------------------------------------------10
LOURDE CHARGE SUR UNE ÉCONOMIE RUSSE CHANCELANTE -------------------------------------------------------11
MENACE POUR LA DÉMOCRATISATION DE LA RUSSIE ----------------------------------------------------------------11
RADICALISATION DE LA TCHÉTCHÉNIE ---------------------------------------------------------------------------------13
PHÉNOMÈNE D'EXTENSION ------------------------------------------------------------------------------------------------14
CHAPITRE II : LA TCHÉTCHÉNIE DANS LE CONTEXTE DU TERRORISME
INTERNATIONAL : LA NÉCESSITÉ DE FAIRE DES DISTINCTIONS------------------------ 15
CHAPITRE III : SÉCESSION CONTRE AUTONOMIE --------------------------------------------- 18
VOLONTÉ DE COEXISTER --------------------------------------------------------------------------------------------------18
CARACTÉRISTIQUES DE LA COMMUNAUTÉ -----------------------------------------------------------------------------18
L’ÉTAT DE DROIT-----------------------------------------------------------------------------------------------------------19
LA CAUSE DU CONFLIT-----------------------------------------------------------------------------------------------------20
HISTOIRE DU CONFLIT -----------------------------------------------------------------------------------------------------20
LA RÉSISTANCE -------------------------------------------------------------------------------------------------------------22
CHAPITRE IV : ARGUMENTS DE LA RUSSIE CONTRE LA SÉCESSION DE LA
TCHÉTCHÉNIE ----------------------------------------------------------------------------------------------- 23
LA TCHÉTCHÉNIE DANS LE CONTEXTE « D’ÉTRANGER PROCHE » DE LA RUSSIE ---------------------------------23
LA TCHÉTCHÉNIE DANS LA POLITIQUE PÉTROLIÈRE ------------------------------------------------------------------23
L’EFFET DOMINO -----------------------------------------------------------------------------------------------------------24
LES INTÉRÊTS DE SÉCURITÉ DE LA RUSSIE -----------------------------------------------------------------------------26
CHAPITRE V : LA SOLUTION – L’ INDÉPENDANCE CONDITIONNELLE – UN
DÉNOUEMENT POSITIF POUR TOUTES LES PARTIES----------------------------------------- 29
LES ATTENTES DE LA TCHÉTCHÉNIE ------------------------------------------------------------------------------------29
LES VÉRITABLES INTÉRÊTS DE SÉCURITÉ DE LA RUSSIE --------------------------------------------------------------30
INTÉRÊTS INTERNATIONAUX ----------------------------------------------------------------------------------------------31
LE MÉCANISME -------------------------------------------------------------------------------------------------------------31
L’AUTORITÉ CHARGÉE DE L’ADMINISTRATION ET LES PRIORITÉS POLITIQUES------------------------------------32
UNE SOLUTION POSITIVE POUR TOUTES LES PARTIES -----------------------------------------------------------------33
EN CONCLUSION ------------------------------------------------------------------------------------------------------------34
CHAPITRE VI : CONCLUSION --------------------------------------------------------------------------- 35
-5-
I N T R OD U CT I ON
En septembre 1999, les forces russes envahirent la Tchétchénie pour la
deuxième fois depuis 1994, malgré les leçons de l'histoire brutale et déjà longue
du conflit russo-tchétchène. Les trois dernières années d’impasse militaire et la
dévastation totale de la Tchétchénie ont, depuis, montré ce qui était évident pour
de nombreuses personnes depuis le début : qu’il ne peut y avoir de solution
militaire au conflit russo-tchétchène. C’est tout bonnement impossible. Le conflit
concerne un différend politique et peut uniquement être résolu par une solution
politique exhaustive.1
Ce document examine quelques aspects essentiels du conflit et propose une
formule tout à fait nouvelle, qui peut véritablement résoudre les désaccords
séculaires entre la Russie et la Tchétchénie et ce, de manière positive pour les
deux parties. Il soutient que la poursuite de la guerre est inadmissible, compte
tenu des enjeux pour l’avenir de la Russie et de la Tchétchénie et des intérêts et
de la crédibilité de la communauté internationale. Les actions doivent, toutefois,
être précédées d’une vision et d’un objectif clairs. La Tchétchénie ne peut plus
faire partie de la Russie, mais elle peut et devrait faire partie du monde
démocratique. Le peuple tchétchène devrait disposer d'un État propre, fondé sur
la démocratisation et placé sous tutelle internationale pendant une période de
transition de plusieurs années, ce qui pourrait satisfaire les aspirations légitimes
de la Tchétchénie et permettre à la société tchétchène de se rétablir de la
catastrophe qu’a été la dernière décennie, tout en rencontrant les intérêts de
sécurité réels de la Russie et ceux de la communauté internationale, y compris
de la Géorgie. C’est la seule solution viable à ce conflit compliqué et ancré dans
l’histoire.
Ce document s’articule comme suit. Le premier chapitre montre que les coûts de
la guerre sont trop importants pour continuer à différer une solution politique du
conflit, et demande la participation de tierces parties. Le deuxième chapitre
étudie la Tchétchénie dans le contexte du terrorisme international. Il soutient
que les tentatives russes d’associer la Tchétchénie au terrorisme international
sont infondées et contre-productives. Le troisième chapitre étudie la possibilité
de résoudre le conflit en intégrant la Tchétchénie dans l’État russe, et démontre
l’invraisemblance de cette proposition. Le quatrième chapitre examine les
principaux arguments de la Russie contre la sécession tchétchène et argumente
que la Russie, comme la Tchétchénie et tout autre pays, a le droit d’être
préoccupée par sa propre sécurité ; tout comme la Tchétchénie, de la même
façon que la Russie, a le droit d’être délivrée de l’intolérance, de l’extrémisme et
de la violence arbitraire. Ce document montre que le défi est de répondre aux
aspirations légitimes de la Tchétchénie tout en satisfaisant les intérêts de
sécurité de la Russie. Le cinquième chapitre montre que la transformation de la
Tchétchénie en un État véritablement démocratique et pacifique et placé sous
administration internationale pendant une période transitoire de plusieurs
années, permettrait non seulement de relever ce défi, mais également de
satisfaire les intérêts de la communauté internationale et de résoudre ce conflit
de manière salutaire pour toutes les parties concernées.
Dans ce document, le terme “résolution de conflit” et ses synonymes doivent être
compris comme une solution permanente au problème, en opposition à une simple
gestion ou règlement du conflit.
1
-6-
Enfin, le sixième chapitre invite la communauté internationale à agir sans
attendre de manière efficace pour mettre en œuvre la solution proposée. En
particulier, il recommande aux États-Unis, à l’Union européenne et à ses États
membres
1) de changer complètement leur politique qui consiste à prétendre d'accepter la
guerre de la Russie en Tchétchénie en contrepartie de sa volonté à coopérer
dans d’autres domaines, et d’accorder au conflit russo-tchétchène la plus
haute priorité dans leurs relations avec la Russie,
2) d’examiner attentivement la proposition d’indépendance conditionnelle,
et
3) de mettre en place une structure tripartite au niveau des Nations unies pour
résoudre le conflit en mettant en œuvre la proposition d’indépendance
conditionnelle.
-7-
CH AP I T R E I : L E S AF F R E S DE L A GU E R R E - P OU R QU OI AGI R ?
Les dommages causés par le conflit russo-tchétchène au cours des huit dernières
années uniquement sont tels qu’il est absurde pour la Russie, la Tchétchénie et
la communauté internationale de continuer à différer une solution politique du
conflit. Il est urgent d’agir car il y a toutes les raisons de le faire. Les coûts de
substitution à la paix (les coûts de la guerre) sont simplement trop préjudiciables
et trop dangereux.
COU T S H U MAN I T AI R E S
Premièrement, la souffrance et les coûts humains causés par le conflit sont
extraordinairement élevés. Selon certaines estimations, 100.000 personnes - soit
10 % de la population tchétchène d’avant - guerre - seraient mortes pendant le
précédent conflit qui opposa Russes et Tchétchènes de 1994 à 1996.2 Bien que
les chiffres exacts ne soient pas disponibles, il est très probable que 250.000
personnes, pour la plupart des civils tchétchènes, soient mortes depuis 1994 de
causes liées à la guerre. En outre, le nombre de personnes blessées, accidentées
et malades, notamment de maladies graves, correspond sans doute à l’ensemble
de la population tchétchène. Sans exagérer, la population tchétchène tout
entière, est en train de devenir une population d’infirmes et de handicapés.
Le nombre de victimes russes est lui aussi exceptionnellement élevé. Selon le
Comité de l’union des mères de soldats, une ONG russe des droits de l’homme
créée en 1989 pour protéger les droits humains des recrues, des soldats et de
leurs parents, 14.000 soldats russes sont morts pendant la guerre russotchétchène de 1994-963 et 14.500 autres soldats russes ont jusqu’à présent
4 Bien que ces chiffres soient terrifiants,
perdu la vie au cours de l'actuelle guerre.
le nombre réel de victimes russes pourrait être bien plus élevé car ces chiffres
sont constamment revus.
En fait, les droits de l’homme sont inexistants
dans l’état de terreur et d’impunité qui
caractérise la réalité tchétchène aujourd’hui.
Des milliers de Tchétchènes, dont des enfants,
sont soumis à la torture, au viol et autres abus
atroces.5 Presque chaque village et ville
“…Le nombr e de T chétchènes dis par us
ces der nier s mois indique une
agr es s ion cons tante pr oche d'un
génocide contr e le peuple tchétchène”
I n t er n at i on al H el s i n ki F ou n dat i on
f or H u m an R i gh t s , 2 3 j u i l l et 2 0 0 2
Article de MSF : No end in sight to the war in Chechnya, 04.03.2002.
The union of committees of soldier's mothers is going to make the list of names of the
military men who have died in Chechnya (Le Comité de l’union des mères de soldats
dressera la liste des militaires qui sont morts en Tchétchénie), une chaîne informative
politique www.polit.ru, 22.01.2000.
4 Towards Peace in Chechnya, Présentation d’Ivan Rybkin, ancien Président de la Douma
russe et ancien secrétaire du Conseil de sécurité russe, sur la participation militaire
russe dans la guerre actuelle en Tchétchénie. Mercredi 23 octobre 2002. The Carnegie
Endowment for International Peace.
5 Voir par exemple le document public d’Amnesty International - AI Index EUR
46/036/2000, Russian Federation: Continuing torture and rape in Chechnya,
08/06/2000.
2
3
-8-
" La guer r e qui a pr ovoqué l'ex ode de
centaines de millier s de per s onnes es t
entr ée dans une nouvelle phas e. Apr ès
des bombar dements intens ifs et une
des tr uction mas s ive, l'ar mée a adopté
une attitude plus per ver s e dans les
zones " r econquis es " . Elle a mis en
place la ter r eur par des actes de
violence vis ant à humilier les
populations civiles : ex écutions
ar bitr air es et opér ations d'élimination,
ar r es tations et dis par itions , ex tor s ions ,
r ackets s ur les cadavr es , etc.
Les for ces r us s es ont tr ans for mé la
T chétchénie en un vas te ghetto. Dans
ce ghetto, chaque civil es t s us pect et
la liber té de mouvement es t inter dite.
Même les bles s és et les malades ne
peuvent fr anchir les bar r ages
militair es . Chacun de ces bar r ages es t
une r oulette r us s e mettant les vies en
danger .
tchétchène subit régulièrement des opérations
de ratissage, lors desquelles les troupes russes
s’adonnent à des pillages, des passages à
tabac,
des
viols,
des
exécutions
extrajudiciaires, des extorsions et la détention
illégale de civils tchétchènes. Bon nombre de
détenus sont retrouvés plus tard dans les
charniers, qui sont régulièrement découverts à
travers la Tchétchénie. Mais même la mort ne
délivre pas les victimes : des rançons sont
demandées et souvent payées pour obtenir les
corps.6 La gravité de ces atrocités et le refus
répété de la Russie d’y mettre fin et d’accepter
une enquête indépendante révèlent leur nature
délibérée.
La campagne militaire et la gravité de ces
atrocités ont poussé au moins la moitié de la
population tchétchène à quitter leur maison
Ces opér ations militair es et ces actes
(ou plutôt ce qui en restait après les
de violences commis contr e des
bombardements barbares et les campagnes de
per s onnes r es s emblent à une punition
pilonnage d’artillerie).7 Plus de 300.000
collective qui tr ans for me tous les civils
en s us pects et en victimes
personnes sont déplacées à l’intérieur des
potentielles . Cette ter r eur implacable
territoires d’Ingouchie, de la Tchétchénie et du
s e double de conditions de vie tr ès
Daguestan. La plupart vivent dans des
pr écair es pour la population
tchétchène, dont les bes oins d'aide
conditions insupportables et ne disposent
humanitair es s ont immens es et
souvent ni de toit adéquat, ni de nourriture,
aux quels per s onne n'a encor e r éagi.
d’eau potable, de chauffage, d’aide médicale,
d’instruction et d’autres éléments essentiels.
" T h e pol i t i cs of T er r or " ( L a
pol it i qu e de la t er r eu r ) , u n r appor t
En outre, comme les autorités russes
de Médeci n s s an s f r on t i èr es
continuent à presser les réfugiés de rentrer en
( MS F ) / D oct or s W i t h ou t B or der s ,
Tchétchénie, ces derniers vivent dans la peur
2 2 n ovem br e 2 0 0 2
d’un rapatriement forcé dans une zone de
guerre, comme l’a enfin dénoncé récemment le Commissaire européen à l’aide
humanitaire, Poul Nielson.8
En outre, la persécution des Tchétchènes ne se limite pas à la Tchétchénie, mais
s’étend à l’ensemble du territoire de la Fédération russe, particulièrement à
Moscou et aux régions du Sud de la Russie.9 La police russe a souvent carte
blanche pour terroriser les minorités tchétchènes. Les vérifications arbitraires de
passeports et de cartes d’identité, les fouilles illégales de locaux, la détention
arbitraire et les mauvais traitements, la fabrication de casiers judiciaires
(notamment pour accusation illégale de détention d’armes, d’explosifs et de
drogues), la limitation de la circulation et le choix du lieu de résidence, le refus
d’émission de documents personnels et la déportation forcée sont des pratiques
Consulter le document AI-index: EUR 46/007/2001 d’Amnesty International, Russian
Federation-Chechnya Only an international investigation will end impunity The UN
Commission on Human Rights must act now, 29/03/2001.
7 Un nombre ignoré de Tchétchènes sont dispersés dans d’autres régions russes et il est
probable que 70.000 Tchétchènes aient trouvé refuge à l’étranger, principalement en
Géorgie, Azerbaïdjan, Kazakhstan, Turquie et en Europe.
8 Rapport de Radio Liberty, 14/11/2002.
9 Amnesty International, AI-index: EUR 46/047/1999, Chechens targeted in Moscow and
at home, 22 décembre 1999.
6
-9-
courantes. La discrimination collective des minorités tchétchènes par la Russie
au-delà du territoire en guerre souligne clairement la nature collective de la
persécution des Tchétchènes par les Russes.
Cette catastrophe humanitaire et l’importance des crimes de guerre et des crimes
contre l’humanité commis par la Russie en Tchétchénie constituent des raisons
humanitaires, morales et juridiques essentielles d'agir immédiatement, de mettre
fin à la guerre et de résoudre le conflit. De même, le manque de volonté apparent
de l’Occident à contester la situation affaiblit la crédibilité de la communauté
internationale et compromet les accomplissements qui suivirent la deuxième
guerre mondiale dans le domaine des droits et des libertés de l’humanité.
L A CR I S E E COL OGI QU E
Outre le coût énorme en vies humaines, la guerre en Tchétchénie impose un coût
écologique élevé. Les bombardements aériens et d’artillerie de puits pétroliers,
d’usines chimiques, de raffineries de pétrole et de sites radioactifs ont provoqué
une pollution très importante de l’eau, du sol et de l’air. Dans certains cas, des
puits de pétrole ont brûlé en dehors de tout contrôle pendant des mois et
souvent obscurci le ciel pendant la journée. Le marché noir de pétrole brut,
pratiqué sous la protection des militaires russes, contribue aussi au problème.
Les systèmes d’approvisionnement et d’épuration de l’eau ont été presque
complètement détruits. En outre, des rapports fiables indiquent que les militaires
russes ont utilisé des armes chimiques en Tchétchénie pendant la première et la
deuxième guerre. Le 9 août 1995, par exemple, Agency France Press a signalé
qu’un groupe de travailleurs humanitaires parrainé par l’ONU, avait découvert
des manifestations d’irritation cutanée et des arbres défoliés, ce qui correspond à
l’utilisation de substances chimiques toxiques.10 Des faits similaires continuent à
être rapportés de Tchétchénie pendant la guerre qui sévit actuellement. On a
souvent décrit des nuages jaunes de gaz inflammables après ces explosions. La
radiation a été constatée dans toutes les villes tchétchènes importantes. Elle
dépassait par endroits de plus de 800 fois le niveau admissible et a provoqué des
maladies graves telles que des maladies de sang et des troubles du système
nerveux central.11 Alors que des preuves supplémentaires doivent encore être
réunies et analysées, la Tchétchénie a été appelée à juste titre « un désert
écologique ».12 Il est, de toute évidence, urgent d’évaluer les dommages
écologiques et de prendre des mesures efficaces pour en combattre les
conséquences.
COU T S S OCI AU X
Parmi les coûts à long terme de la guerre, il y a les coûts sociaux visibles et non visibles.
Le nombre de troupes russes en Tchétchénie varie de 80.000 à plus de 100.000. En
raison des rotations constantes de ces troupes, plus d’un million de militaires russes et
RFE/RL Report No. 155, 1e partie, 10 août 1995.
Interfax: Radiation situation serious in Chechnya – health official, 19 novembre 2002.
12 L’écologiste Aleksei Yablokov, ancien assistant de Boris Eltsine est cité par Christopher
Ingold dans Chechnya Conflict and Environmental Implications, ICE Case Studies, Numéro
93, Juin 2002.
10
11
- 10 -
de membres du personnel de police ont subi les affres de la guerre. Vu le degré élevé de
découragement et l’absence de centres de réinsertion, le stress post-traumatique et le
changement des normes de comportement causent manifestement de plus en plus
d’alcoolisme, de violence aveugle, de suicides et un taux de criminalité élevé chez les
participants russes à la guerre en Tchétchénie. Le ministre russe de l’Intérieur rapporte
que les vétérans du conflit commettent la majorité des crimes les plus graves en Russie
aujourd’hui.13 Du côté tchétchène, la population tout entière a été traumatisée et est
condamnée à en supporter les conséquences pendant un long moment encore.
L OU R D E CH AR GE S U R U N E E CON OMI E R U S S E CH AN CE L AN T E
Les coûts économiques directs de la guerre sont estimés à entre 2 et 3 milliards
de dollars par an, environ l’équivalent de la moitié de l’ensemble des dépenses du
gouvernement fédéral pour la santé et l’enseignement.14 Même si la guerre
actuelle de la Russie en Tchétchénie a coïncidé avec des prix pétroliers élevés, il
est clair que la campagne militaire est une entreprise coûteuse, qui implique des
dépenses importantes de la part du gouvernement, qui détourne les ressources
d’une économie russe chancelante, et retarde ainsi les réformes économiques
russes et donc la démocratisation.
En outre, les coûts économiques directs
ne représentent qu’une partie des
coûts. L'étendue de la destruction en
Tchétchénie, qui est le résultat du
recours aveugle et disproportionné à la
force, y compris à des armes de
destruction massive est indescriptible.
La capitale tchétchène Grozny, qui
comptait auparavant plus de 400.000
habitants et est presque rasée, reflète
les dommages causés aux villes et
infrastructures
tchétchènes
et
démontre que la Tchétchénie devra en
grande
partie
être
entièrement
reconstruite. Étant donné l’importance
des dégâts, il est clair que la
reconstruction de
la Tchétchénie
coûtera des milliards de dollars.
“Les élections en Rus s ie doivent encor e devenir
un mécanis me de s ucces s ion. Aucune élection –
et cela inclut les élections per dues – n’a obtenu
le dépar t d’un gouver nement ou d’un Pr és ident.
Et j amais , un changement de politique
gouver nementale ne s ’es t pr oduit
confor mément au pr incipe de r es pons abilité
démocr atique. Jamais une élection – malgr é
qu’elles s oient libr es en ter mes de par ticipation
des électeur s et des candidats – n’a four ni de
conditions j us tes pour tous les candidats . Enfin,
malgr é le nombr e d’élections qui ont eu lieu
dans ce pays , aucune gar antie ins titutionnelle
fiable n’a été offer te pour empêcher qu’elles
s oient per tur bées ou que leur r és ultat s oit
déclar é nul et non avenu, s i un événement du
gr oupe au pouvoir s ubit une défaite.”
Vl adim i r Gel m an , E l ect or al D em ocr acy in
R u s s ia, Magaz i n e “ R u s s ia on R u s s ia” ,
n u m ér o 3 , oct obr e 2 0 0 0
M E N ACE P OU R L A D E MOCR AT I S AT I ON D E L A R U S S I E
Plus de dix ans après la dissolution de l’ex-URSS, l’avenir de la Russie reste
incertain. La Fédération russe n’est peut-être plus un empire classique, mais elle
Towards Peace in Chechnya, Présentation d’Ivan Rybkin, ancien Président de la Douma
russe et ancien secrétaire du Conseil de sécurité russe, sur la participation militaire
russe dans la guerre actuelle en Tchétchénie. Mercredi 23 octobre 2002, the Carnegie
Endowment for International Peace.
14 Putin's Agenda, America's Choice: Russia's Search for Strategic Stability
, Policy Brief
#99—mai 2002, par Clifford Caddy et Fiona Hill.
13
- 11 -
n’est pas encore une vérifiable démocratie. La Russie reste à un stade de
transition et le succès de cette transition dépend largement de la résolution du
conflit russo-tchétchène. Bien que l’école eurasienne en Russie perde du terrain
au profit des européanistes, une bonne part de la politique étrangère de la Russie
reste celle d’un État révisionniste, en particulier concernant le Sud Caucase et
les régions d’Asie centrale. Compte tenu du fait que la politique étrangère de la
Russie, comme celle de tout autre État, est le prolongement de sa politique
interne, la guerre en Tchétchénie, l’extension du pouvoir des va-t-en-guerre, la
promotion de la culture de guerre et l’affaiblissement des droits civils et
politiques jouent un rôle important dans le choix de l’orientation que prendra la
Russie. Ceci est particulièrement évident dans les offensives contre la liberté de
parole et les médias. Des journalistes faisant des comptes rendus de la guerre
ont été à maintes reprises menacés et, dans certains cas, illégalement
emprisonnés et torturés. Le cas d’Andrei Babitzky, un correspondant à Moscou
de Radio Liberty, qui a subi un emprisonnement illégal et des passages à tabac
en janvier/février 2000, met en exergue le fait qu’aucun État ne peut se
permettre une liberté de presse alors que ses troupes perpètrent des crimes de
guerre et des crimes contre l’humanité. Ces deux pratiques sont incompatibles et
il convient de choisir entre les deux. Étant donné que le 31 octobre 2002, la
Douma russe a adopté des dispositions très restrictives concernant la loi sur les
médias, qui ont été dénoncées par le représentant de l’OSCE sur la liberté des
médias, M. Freimut Duve, la Russie semble s’orienter vers la censure.15 Il va de
soi que sans liberté d’expression, il ne peut y avoir de démocratie ; les
restrictions imposées à la liberté de parole et aux médias ont des implications
inquiétantes pour la démocratisation en Russie.
Qui plus est, la guerre en Tchétchénie durcit la société et la politique russes en
renforçant l’influence des services de sécurité russes, et les généraux accusés de
crimes de guerre sont promus à des hautes charges politiques. Le Général
Vladimir Shamanov par exemple, qui a commandé le massacre de civils à
Alkhan-Yurt en décembre 1999, a reçu depuis la récompense de Héros de Russie
et est devenu, avec le soutien du Kremlin, gouverneur d’Ulianovsk.16 Le Général
Viktor Kazantsev, ancien commandant du groupe des forces armées unies en
Tchétchénie, qui a ordonné la détention de tous les hommes tchétchènes de 10 à
60 ans, a été nommé représentant présidentiel dans le district fédéral du sud.17
Le Général Konstantin Pulikovsky, ancien commandant par intérim des forces
russes en Tchétchénie qui, le 19 août 1996, a posé aux civils l’ultimatum de
quitter Grozny le 21 août avant minuit ou d’affronter une attaque générale, a été
nommé représentant présidentiel dans le district fédéral d’Extrême-Orient. En
promouvant les « généraux tchétchènes », le Président Poutine vise apparemment
à asseoir sa popularité et donc son autorité sur les forces armées. Cette politique
soutient en outre l’influence des va-t-en-guerre et la culture de la guerre sur la
scène politique.
OSCE media watchdog concerned over increased pressure on media in Russia,
Communiqué de presse de l’OSCE, 3 novembre2002. Voir également une récente
interview de Rudolf Bindig, journaliste qui a suivi l’Assemblée parlementaire sur la liberté
de la presse et des médias: Rudolf Bindig: We must urge Moscow to guarantee press
freedom, 3 décembre 2002, www.coe.int.
16 Human Rights Watch, Open Letter to President Bush: Bush-Putin Summit: Human Rights
and U.S.-Russia Relations, 8 juin 2001
17 Welcome to Hell, Rapport de Human Rights Watch, sur la détention arbitraire, la
torture et l’extorsion en Tchétchénie, Octobre 2000.
15
- 12 -
L’amplification du phénomène du mouvement néo-nazi et skinhead et les autres
exemples de xénophobie du même type en Russie peuvent être imputés en
majorité à la popularité grandissante de la culture de la guerre et au fait que la
technique du bouc émissaire a été associée au conflit en Tchétchénie.18 Les
déclarations irresponsables et souvent ouvertement fascistes de l’élite politique et
militaire russe encouragent considérablement ces tendances dangereuses dans la
société. La déclaration de sympathie personnelle du ministre de la Défense,
Sergei Ivanov pour le Colonel Budanov, qui a violé et assassiné une jeune
tchétchène de 18 ans, n’est qu’un exemple parmi d’autres.19 L’appel du Général
Gennady Troshev à une pendaison publique des Tchétchènes capturés20 et celui
du Général Shamanov à tuer toutes les femmes et enfants des combattants
tchétchènes en sont d’autres.21
De toute évidence, il y a actuellement peu d’espace pour des valeurs partagées
avec l’Occident, sans lesquelles il ne peut pourtant pas y avoir de partenariat
concret. « L’imitation de la démocratie » en Russie n’a d’égal que « l’imitation de
l’intégration » avec le monde libre – un jeu dangereux, dont le prix à payer sera
fort.22 Il est sans aucun doute urgent de remplacer ces simulacres par une
démocratisation et une intégration véritables. Mais l’intégration ne peut se faire
que si la Russie suit la voie de la démocratisation et adopte des valeurs
démocratiques libérales.
Avec cette guerre en Tchétchénie et les atrocités qui l’accompagnent, l’espace
pour une telle évolution est restreint. Se comporter en êtres civilisés vis-à-vis de
l’Occident et en barbares vis-à-vis de la Tchétchénie sont des attitudes
inconciliables qui se répercutent fortement sur la paix et la stabilité en Europe.
D’une part, aucune Europe unie ou vraiment sûre ne peut émerger si la Russie ne
devient pas un État démocratique ; d’autre part, la guerre actuelle en Tchétchénie
compromet gravement la démocratisation en Russie. Mettre fin à la guerre et
résoudre le conflit russo-tchétchène serait dès lors un pas important vers une
véritable démocratie en Russie et pour une intégration digne de ce nom avec
l’Occident – une occasion à ne pas manquer.
R AD I CAL I S AT I ON D E L A T CH E T CH E N I E
Quand elle s’accompagne de l’impunité, la violence ne manque pas de causer
d’autres violences. La terreur, l’humiliation des civils et le climat d’impunité
radicalisent la Tchétchénie. Le drame des otages dans un théâtre de Moscou le 23
octobre ne s'enracine pas dans le terrorisme international, comme le Kremlin le
prétend, mais dans les crimes incommensurables commis pendant des années par
la Russie en Tchétchénie. Un acte de violence contre des civils est clairement un
Voir un article bref mais intéressant sur le sujet : New Trends in Federal and National
Policies in Russia: From Yeltsin to Putin, Présentation des grandes lignes, par Emil Pain,
Kennan Institute, 2002,
www.ceip.org/files/programs/russia/tenyears/presentation/pain.htm
19 Moscow minister backs colonel who killed girl, 18, The Telegraph, par Marcus Warren à
Moscou, 9 mai 2001
20 Is Troshev Feeling Stressed? The Moscow Times, Pavel Felgenhauer, 08-06-2001
21 Russian general brands his men drunken looters, par Marcus Warren dans Moscow,
The Telegraph, 20/06/2000.
22 Between stabilization and a breakthrough: Interim results of Vladimir Putin’s presidency,
Lilia Shevtsova, Briefing papers, numéro I, Janvier 2002, Carnegie Moscow Center
18
- 13 -
crime, tant moralement que légalement ; mais l’échec à reconnaître et à traiter les
causes de ces crimes est un crime politique dont le prix est bien plus élevé. Sans
perspective de fin, la poursuite de la guerre risque de créer un cercle vicieux de
vengeance, de haine et de violence indépendant du programme politique.
P H E N OME N E D ' E XT E N S I ON
La préférence du Kremlin pour une impossible solution militaire au conflit russotchétchène s'étend aux conflits internationaux auxquels Moscou est confronté
dans le Sud Caucase. Jusqu’à présent, cela s’est principalement ressenti dans
les relations fragiles qu'entretiennent la Russie et la Géorgie. Accusant la Géorgie
d’abriter des « terroristes » tchétchènes, terme par lequel le Kremlin désigne
officiellement tous les membres de la résistance tchétchène - y compris le
Président Maskhadov, l’aviation militaire et les hélicoptères russes ont à
plusieurs reprises bombardé le territoire géorgien pendant la guerre actuelle,
provoquant parfois la mort de civils géorgiens.23 Ces tensions se sont récemment
aggravées. Le 11 septembre 2002, le Président Poutine a ouvertement menacé la
Géorgie d’une intervention militaire, modifiant ainsi sa tactique habituelle de
dénégation.24 Bien que depuis, les groupes tchétchènes soient, semble-t-il,
rentrés en Tchétchénie, les derniers plans russes de révision de la doctrine de
sécurité nationale pour y intégrer l’usage « préventif » de la force contre les pays
étrangers, annoncés par le ministre russe de la Défense le 4 novembre, semblent
s’adresser spécifiquement à la Géorgie.25 Ceci constitue une progression
dangereuse, qui risque de déclencher une guerre dans l’ensemble du Caucase,
où l’Occident a des intérêts stratégiques importants.26
Pour conclure, le carnage insensé et les coûts de la guerre qui l’ont accompagné
ont, depuis longtemps, dépassé tous les avantages que la Russie pourrait avoir
envisagés en prônant une solution militaire qui n’existe pas pour la Tchétchénie.
D’une part, les atrocités perpétrées par les forces russes ont supprimé tous les
doutes que les Tchétchènes auraient pu avoir sur le caractère inéluctable de la
sécession avec la Russie. D’autre part, les coûts sociaux, économiques et
politiques considérables de la guerre qui entravent la démocratisation en Russie,
entre autres, ont largement annulé tous les bénéfices de l’occupation de la
Tchétchénie. En outre, l’importance du désastre humanitaire, les retombées
potentielles de la guerre et les défis pour la communauté internationale qui y
sont liés, nécessitent une initiative internationale sur la Tchétchénie. D’autant
que l’incapacité évidente des dirigeants russes à trouver un accord politique avec
la partie adverse a explicitement montré la nécessité de l’implication
internationale au conflit.
Voir par exemple le communiqué de presse de la Maison blanche Russian Bombing of
Georgia, Bureau du secrétariat de presse, Washington, DC, 24 août 2002.
24 Putin Considers Strikes on Georgia, The Moscow Times, jeudi 12 septembre 2002, page 1.
25 Russia Revises Security Doctrine, Caucasus Tremble, Intercon Daily Report on Russia, 5
novembre, 2002.
26 Depuis l’effondrement de l’ancienne URSS, la Géorgie, tout comme l’Azerbaïdjan, est
devenue un état fondamental dans le jeu de pouvoirs sur l’avenir des 8 Nouveaux Etats
Indépendants d’Asie centrale et du Caucase. Grâce au conflit du Karabakh, la Géorgie est
devenue pour l’Occident une route favorable pour transporter les énormes ressources
gazières et pétrolières de la région en Europe, ce qui diminue ainsi la vulnérabilité un NIS
par rapport au chantage économique de la Russie et la dépendance occidentale par
rapport au pétrole du Golfe persique.
23
- 14 -
CH AP I T R E I I : L A T CH E T CH E N I E D AN S L E CON T E XT E D U
T E R R OR I S ME I N T E R N AT I ON AL : L A N E CE S S I T E D E F AI R E
D E S D I S T I N CT I ON S
« Il faut faire la distinction entre…le terrorisme, qui est répréhensible sous toutes ses
formes et où qu’il soit et les crises qui demandent effectivement la recherche d'une
solution politique. C’est clairement le cas en Tchétchénie ; nous le disons depuis des
années » Dominique de Villepin, Ministre des Affaires étrangères en France 27
On entend souvent dire que les épouvantables attaques terroristes du 11
septembre ont changé le monde. Même si c’est peut-être une exagération, ces
attaques effrayantes ont forcé les États-Unis à reconnaître la nécessité de
combattre le terrorisme mondial. Depuis, le régime taliban en Afghanistan a été
détruit, le réseau Al-Qaeda a été sévèrement mis à mal et des mesures ont été
prises pour cibler les réseaux financiers terroristes partout dans le monde. Pour
soutenir les capacités de lutte contre le terrorisme, des formations et une aide
technique ont été offertes aux pays menacés par ce terrorisme, et des mesures
ont également été prises pour isoler et exercer des pressions sur les États qui
parrainent le terrorisme. Ces actions antiterroristes ont certainement été
nécessaires et ont été très efficaces, mais il reste beaucoup à faire. En particulier,
il est crucial de différentier le terrorisme et les victimes de la terreur. La lutte
contre le terrorisme mondial ne peut servir d'alibi aux régimes répressifs
souhaitant légitimer la tyrannie qu'ils imposent aux personnes innocentes et qui
nuit, entre autres, à la crédibilité de la véritable lutte contre le terrorisme
mondial. Le groupe de travail politique des Nations unies contre le terrorisme, un
groupe de réflexion mis en place à la demande du Secrétaire général en octobre
2001, a souligné à juste titre, ce point dans son récent rapport.
Alors que les actes terroristes sont habituellement perpétrés par des groupes
sous-nationaux ou transnationaux, le terrorisme a, à différents moments,
également été adopté comme instrument de contrôle par les chefs d’État.
L’appellation « lutte contre le terrorisme » peut être utilisée pour justifier des
actes soutenant des programmes politiques, tels que la stabilisation du pouvoir
politique, l’élimination des opposants politiques, l’interdiction de divergences
d’opinion légitimes et/ou la suppression de la résistance à l’occupation militaire.
Étiqueter les opposants ou les adversaires de terroristes est une technique qui a
fait ses preuves et permet de les priver de leur légitimité et de les diaboliser.28
Le cas de la Tchétchénie illustre parfaitement l'utilisation du label de terrorisme
tant pour justifier l’occupation militaire que pour priver la résistance de sa
légitimité. Bien qu'à Moscou l’apparente commodité du paradigme de la lutte
contre le terrorisme soit extrêmement tentante pour justifier la politique en
Cité par Reuters dans Chechen peace likely victim of Moscow siege, 27 octobre.
Rapport du groupe de travail politique sur les Nations unies et le terrorisme. Annexe à
A/57/273, S/2002/875, http://www.un.org/terrorism/a57273.htm.
27
28
- 15 -
Tchétchénie, elle est en réalité contre-productive – priver la résistance tchétchène
de sa légitimité n’aboutit ni à la victoire ni à une solution mais à la poursuite
pure et simple de la guerre et au renforcement de la polarisation des deux parties
opposées. Reconnaître la distinction qui oppose indiscutablement terrorisme
international et conflit russo-tchétchène est, par conséquent, une condition
préalable à la résolution du conflit.
En premier lieu, le conflit russo-tchétchène et le terrorisme international n’ont
aucun point commun. Le premier est profondément ancré dans l’histoire et a une
cause politique bien définie. Il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau, il n’est ni
mondial ni anti-occidental. Le conflit existait bien avant l’apparition du
terrorisme international et les Tchétchènes n’ont jamais connu de différend avec
le monde occidental démocratique ni d’ailleurs avec aucun pays. La cause du
conflit se limite strictement à la confrontation russo-tchétchène.
En outre, l’opération militaire américaine en Afghanistan et les invasions russes
de la Tchétchénie ne sont en aucun cas semblables. Les États-Unis ne se sont
pas rendus en Afghanistan pour opprimer le séparatisme et terroriser le peuple
afghan. Les exécutions extrajudiciaires, la torture, le viol et les camps de
concentration ne sont pas pratiques courantes en Afghanistan mais elles le sont
en Tchétchénie russe.
En deuxième lieu, les programmes de ces deux conflits sont incompatibles Les
tentatives visant à associer la tentative de sécession tchétchène avec le
terrorisme de Ben Laden confondent la lutte pour un État – un objectif politique
spécifique – avec une guerre contre le système particulier des États – un
programme idéologique transnational abstrait. Il existe indiscutablement une
différence incompatible entre la lutte pour un État et la lutte contre le système
des États.
En troisième lieu, il n’y a pas de comparaison possible entre les acteurs. La
résistance tchétchène représente une véritable bataille nationale menée par un
Président et un Parlement démocratiquement élus, alors que le terrorisme
international ne possède ni mandat ni nation.
Enfin, la résistance tchétchène, contrairement au terrorisme international, n’est
pas un combat offensif qui utilise n’importe quel moyen, mais une autodéfense
volontairement limitée à des cibles légitimes. Même si des éléments terroristes
peuvent avoir infiltré la Tchétchénie, comme ils l’ont également fait aux ÉtatsUnis et en Europe, le gouvernement tchétchène a constamment rejeté le
terrorisme sous toutes ses formes, et s’est même délibérément abstenu
d’attaquer des cibles militaires légitimes russes extérieures à la Tchétchénie. La
récente prise d’otages à Moscou – un acte comparable au terrorisme mondial
dans ses moyens mais pas dans son contexte ni son programme – était de toute
évidence un acte autonome qui a échappé à la chaîne de commandement
légitime.29
Contrairement à l’affrontement séculaire qui oppose la Tchétchénie à l’autorité
brutale de la Russie, Ben Laden n’a pas résisté à une occupation militaire
coupable de génocide mais tué des civils innocents dans le pays qui avait permis
Russie: Maskhadov Says Moscow To Blame For Hostage Crisis, (Russie : Selon
Maskhadov, il faut blâmer Moscou pour la crise des otages) par Valentinas Mite, Prague,
29 octobre 2002 (RFE/RL).
29
- 16 -
aux Afghans de défendre leurs libertés contre l'occupation soviétique violente des
décennies précédentes.
En résumé, la résistance tchétchène est étrangère au terrorisme international. Ils
diffèrent en effet du point de vue de leur contexte, de leur programme, des
acteurs en présence et des moyens utilisés. Néanmoins, il est vrai que la
politique russe de terreur collective et d’absence totale de responsabilité fait de la
Tchétchénie un terrain fertile pour le terrorisme. La prise d’otages à Moscou
démontre explicitement le désespoir extrême de la Tchétchénie et sa
radicalisation grandissante. Sans aucun doute, la poursuite de la guerre
poussera une partie de la résistance armée tchétchène à une violence
irrationnelle et indifférenciée et à une vengeance étrangère au programme
politique, que ni le Président Maskhadov ni personne ne pourra contrôler. Mettre
fin à la guerre et résoudre le conflit sont incontestablement les seuls moyens
d’empêcher cela.
L'action doit toutefois être précédée d’une vision et d’un objectif clairs. Même s'il
est plaisant de se bercer d’illusions et de confondre ses désirs et la réalité, une
telle attitude ne permet pas de résoudre le problème. Il faut commencer par
reconnaître qu’une proposition d’autonomie au sein de la Russie ne peut
résoudre le conflit, comme le démontre le prochain chapitre.
- 17 -
CH AP I T R E I I I : S E CE S S I ON CON T R E AU T ON OMI E
Dans le contexte des conflits sécessionnistes et/ou de décolonisation – à une
période où la communauté internationale se satisfait de la carte politique
existante – une possibilité consiste à intégrer les entités sécessionnistes, selon
différents scénarios, au sein de l'État métropolitain. Le degré d’autonomie
accordé aux territoires dissidents varie selon les formules. Le système fédéral est
celui qui offre le plus d'autonomie à l’intérieur d’un seul État et partage entre les
différents niveaux de gouvernement dotés de compétences propres et communes
l’autorité législative et administrative. Bien que les systèmes fédéraux aient bien
fonctionné dans de nombreux cas, plusieurs éléments importants indiquent que
le conflit russo-tchétchène ne peut être résolu dans le cadre d’un seul État.
V OL ON T E D E COE XI S T E R
Le succès des formules fédérales ou de tout autre arrangement constitutionnel
analogue dépend largement de la volonté des communautés opposées à coexister
et à rétablir des relations politiques, économiques et sociales dans le cadre d’un
seul État. Cependant, lorsque le conflit a dégénéré en une guerre sans merci, la
volonté des parties rivales à cohabiter est largement compromise. Par
conséquent, plus le conflit devient intense et violent, plus grande est la
polarisation des parties et plus rares sont les chances de réconciliation. Dans le
cas présent, comme cela a été montré ci-dessus, la violence sans limites et les
atrocités commises par les Russes ont supprimé toute volonté tchétchène
éventuelle d’accepter une souveraineté russe sur la Tchétchénie.
CAR ACT E R I S T I QU E S D E L A COMMU N AU T E
L’intégration de la communauté dépend
également des caractéristiques individuelles " I l es t une nation s ur laquelle la
ps ychologie de la s oumis s ion r es ta s ans
des communautés concernées. Même s’il aucun effet; pas des individus is olés ! des
n’existe pas de formule consacrée permettant r ebelles ! non : la nation tout entièr e. Ce
d'évaluer la capacité d’une communauté à s ont les T chétchènes Les autor ités , qui
pos s édent ce pays depuis tr ente ans , ne
s’intégrer à d’autres, le nombre de mariages s ont pas par venues à les for cer de
intracommunautaires est, semble-t-il, le
r es pecter leur s lois .”
meilleur critère. Dans le cas de la
Tchétchénie, la longue domination soviétique A. S olj en it s yn e “ L ’Ar ch i pel du Gou lag”
et son insistance sur l’unité de classe n’est
pas parvenue à produire un nombre important de mariages de ce type. La société
tchétchène est très autonome.
- 18 -
L ’É T AT D E D R OI T
« C’est une démocratie sans racines, accrochée en plein ciel, prête à s’effondrer
quand le taux de popularité de son dirigeant diminue » Lilia Shevtsova30
Les accords fédéraux se fondent sur la Constitution qui est en théorie la loi
suprême de l’État mais pas nécessairement en pratique. La réussite de la mise en
œuvre des accords fédéraux dépend en grande partie de la suprématie du droit
qui impose, entre autres, que les gouvernements et les individus soient soumis à
la loi et régis par celle-ci. Dans le cas de la Russie, il est évident que la
suprématie du droit est marginalisée par la suprématie du pouvoir.
Depuis l’entrée en fonction de Poutine, plusieurs changements importants ont
ébranlé la structure de l’État russe. À présent, le Président a le droit de limoger
les gouverneurs élus qu’il a déjà expulsés du Parlement. Plusieurs districts
fédéraux ont été créés qui sont dirigés par des représentants officiels de la
Présidence dont deux seulement sont des civils. Plusieurs républiques russes ont
été obligées de modifier leur Constitution et le Kremlin exerce des pressions
constantes en vue de réviser la Constitution fédérale et renforcer son autorité sur
les régions. L’obsession du Président Poutine pour le « pouvoir vertical » - une
idée en contradiction avec le fédéralisme - est instructive parce qu’elle atteste que
les accords dans la Russie d’aujourd’hui sont de courte durée et dépendent des
préférences du chef de l’État et non de la Constitution.
Le sort du Traité de paix russo-tchétchène, qui a été signé le 12 mai 1997 par les
Présidents Eltsine et Maskhadov illustre parfaitement ce point. Le traité rejetait «
à tout jamais l’utilisation de la force ou de la menace pour résoudre tous les
sujets de discorde » et stipulait que les deux parties « baseraient leurs relations
sur les principes et les normes de droit international généralement reconnus ».31
En septembre 1999, le Président russe qui avait apposé sa signature au Traité
n’a pas hésité à lancer la deuxième campagne militaire contre la Tchétchénie et à
déclarer illégitime le même Président Tchétchène, alors que l’OSCE avait déclaré
l’élection de Maskhadov libre et juste32 et que Eltsine avait lui-même exprimé sa «
pleine satisfaction ».33
Pour en venir au cœur du sujet, le problème n’est pas l’absence d’engagements
internes ou internationaux de la Russie, mais le fait que la Russie ne les honore
pas. Dans le cas contraire, la Russie n’aurait pas pu déclencher la première ou la
deuxième offensive contre la Tchétchénie.
Lilia Shevtsova, Between Stabilization and a Breakthrough: Interim Results of Vladimir
Putin’s Presidency, Briefing paper, Vol. 4, numéro 1, Janvier 2002, Moscow Carnegie
Foundation.
31 Le texte du traité est disponible en ligne :
www.incore.ulst.ac.uk/cds/agreements/pdf/rus2.pdf
32 Rapport de CNN, Chechen rebel leader claims presidential victory, 28 janvier, 1997,
http://www.cnn.com/WORLD/9701/28/chechnya/
30
- 19 -
L A CAU S E D U CON F L I T
Pour résoudre un conflit, il est nécessaire d’en résoudre les causes. La résistance
de la Tchétchénie face à la Russie a toujours eu trait à la lutte pour
l’indépendance. C’est le refus d’autonomie de la Tchétchénie au sein de la Russie
qui a permis la campagne militaire de 1994 et c’est la demande continue de
souveraineté de la Tchétchénie qui a permis à Poutine de se lancer dans une
deuxième guerre en 1999. Il est certain que de nombreux facteurs immédiats et à
court terme, tels que les élections présidentielles russes à venir, ont contribué à
l’escalade du conflit en une guerre sans merci mais la cause du conflit a toujours
été la détermination de la Tchétchénie à faire sécession. Partant, une autonomie
au sein de la Russie est une chose qu’aucun dirigeant légitime tchétchène n’a
jamais acceptée et représenterait une capitulation. Il est remarquable dans
l’histoire de la Tchétchénie, qu’il n’y a aucun précédent de ce type et qu’il ne
risque pas d’y en avoir.
H I S T OI R E D U CON F L I T
Alors que la phase moderne du conflit a commencé avec la dissolution de l’URSS,
le conflit proprement dit s'enracine dans une histoire longue et brutale et ne peut
être entièrement compris sans référence au passé.
En résumé, depuis le début de l’expansion coloniale systématique de la Russie
vers le sud jusqu’au Nord Caucase au début du 18e siècle, l’histoire se résume à
une guerre quasi permanente et des massacres répétés. Chaque fois que c’était
possible, les Tchétchènes combattaient l’expansion russe avec l’aide d’un allié.
Quand ce n’était pas possible, ils se battaient seuls.
Un demi-siècle de guerre sans trêve au 19e siècle qui s'est caractérisée par une
politique russe « d’extermination et d’expulsion systématiques » a réduit le
nombre des Tchétchènes à « quelque 50.000 personnes », mais même alors «
chaque génération tchétchène est retournée au combat ».34 La seule période de
paix de la coexistence russo-tchétchène a débuté vers 1956/7, lorsque les
Tchétchènes ont commencé à rentrer de la 4e déportation génocide pour prendre
fin à l’effondrement de l’Union soviétique.35 Toutefois, même pendant cette
période, le pays a subi une forte discrimination et certains Tchétchènes ont
continué la résistance armée. Étonnamment, ce n’est qu’en 1976 que le KGB est
parvenu à éliminer Hasuha Magomodov, le dernier rebelle qui a combattu les
autorités russes pendant un demi-siècle.
Cette histoire vieille de trois siècles regorge d’atrocités. La tragédie tchétchène a
ses Auschwitz, Oradour, Majdanek, Nemmersdorf et Srebrenica. En février 1944,
quand le régime de Staline a déclenché la déportation génocide qui a tué près de
Russia's Choice for Chechnya Proclaims Victory in Elections
, par Vanora Bennett, Los
Angeles Times, GROZNY, Russia, 29 janvier, 1997, Volume 116, Numéro 69, page 2.
34 Chechnia: political developments and strategic implications for the North Caucasus,
Marie Bennigsen, Central Asian Survey, Volume 18, Numéro 4, Décembre 1999, pages
536-7.
35 Pour plus d’informations sur les déportations, consulter : Russia confronts Chechnya:
Roots of a separatist conflict, John B. Dunlop, Cambridge University Press, 1998.
33
- 20 -
la moitié de la population tchétchène, 700 personnes ont été brûlées vives à
Khaibakh, un village montagnard tchétchène.36 Il ne s’agissait pas d’un accident
isolé mais d’une des nombreuses horreurs du conflit depuis que le Général Alexei
Emrolov écrivit au Tsar Alexandre en 1818 « qu’il ne trouverait pas la paix
jusqu’à la mort du dernier Tchétchène ».37 La réapparition de la politique barbare
d’Ermolov à l’égard de la Tchétchénie a été clairement démontrée le 7-8 avril
1995, quand les troupes russes ont massacré des centaines de civils tchétchènes
à Samashki, un village de Tchétchénie occidentale. Dans la campagne militaire
russe actuelle, les massacres, les tortures et les viols sont fréquents: exécutions
massives de civils tchétchènes en décembre 1999 dans le village de Alkhan-Yurt,
exécutions sommaires de janvier 2000 dans le district Staropromyslovski de
Grozny (dont au moins 23 femmes), massacre du 5 février dans le district Aldi de
Grozny,38 camp de concentration de Chernokozovo et nombreux autres camps de
concentration, viol collectif de juillet 2001 à Sernovodsk39 et nombreuses autres
atrocités sans bornes. Chacune de ces barbaries a sa place dans la mémoire
tchétchène et les Tchétchènes considèrent à juste titre la phase actuelle du
conflit comme une continuation directe de l’histoire, qui a trait à leurs choix et
leurs décisions.
La principale leçon que les Tchétchènes ont apprise est que faire partie de la
Russie les rend vulnérables à l’autorité arbitraire et à l’oppression. Comme l’a
formulé le Président Maskhadov, l’objectif de la Tchétchénie est « d’empêcher tout
État de tuer » des Tchétchènes « en toute impunité et de considérer ce problème
comme ses affaires intérieures ».40 Les sacrifices dans cette lutte pour la liberté
ont été trop nombreux. Étant donné que ce qui est perdu tend à prendre plus de
valeur que ce qui reste, il est inconcevable pour la Tchétchénie d’avoir sacrifié un
cinquième de sa population au cours des huit dernières années uniquement pour
abandonner la cause au nom de laquelle ces sacrifices ont été faits. La sécession
reste l’objectif en regard duquel les Tchétchènes mesurent leurs pertes. Le fait
que la génération actuelle et presque toutes les générations précédentes depuis
1707 aient consenti des sacrifices similaires pour ce même objectif rend
l’acceptation de l’autonomie au sein de la Russie encore plus inimaginable. Dans
l’esprit des Tchétchènes, ce serait une trahison de l’ensemble de leur lutte et de
leur histoire et surtout, de la mémoire des personnes aimées. Quasiment aucun
pays ne pourrait envisager une telle option.
Chechnya: political developments and strategic implications for the North Caucasus,
Marie Bennigsen, Central Asian Survey, Volume 18, Numéro 4, Décembre 1999, pages
537-38.
37 Chechnya: political developments and strategic implications for the North Caucasus,
Marie Bennigsen, Central Asian Survey, Volume 18, Numéro 4, Décembre 1999, page
536.
38 Ces atrocités sont décrites sur le site Internet de Human Rights Watch: www.hrw.org
39 Pour de plus amples informations, voir: CHECHNYA WEEKLY - News and analysis on
the crisis in Chechnya, 24 juillet 2001 - Volume II, numéro 28, The Jamestown
Foundation. http://www.jamestown.org/
36
- 21 -
L A R E S I S T AN CE
En outre, il est inimaginable que la résistance tchétchène accepte ce type de
proposition. Elle est peut-être divisée sur le choix des moyens et des tactiques
mais elle demeure unie par son objectif ultime qui est d'accéder à un État propre.
Le fait qu’après trois ans de guerre totale, la résistance tchétchène est loin d’être
battue et qu’elle s’étend avec chaque nouvelle atrocité perpétrée par les troupes
russes contre la population locale convainc les dirigeants tchétchènes que tôt ou
tard, ils pourront forcer les troupes russes à se retirer de Tchétchénie.
Pour toutes ces raisons, toute proposition d’autonomie, fut-elle étendue, au sein
de la Russie resterait un exercice purement théorique. Le conflit russotchétchène devrait être résolu en offrant à la Tchétchénie la perspective d’un État
indépendant reconnu en droit. Cela doit s’effectuer eu égard aux intérêts russes
dans la région car cette reconnaissance ne peut se faire sans la volonté de
Moscou, bien que la question d’une souveraineté tchétchène puisse de facto
échapper au pouvoir de la Russie, comme cela s'est vérifié dans le passé. Le
prochain chapitre examine les intérêts de la Russie à la lumière des arguments
contre la sécession de la Tchétchénie.
Chechnya: political developments and strategic implications for the North Caucasus,
Marie Bennigsen, Central Asian Survey, Volume 18, Numéro 4, Décembre 1999, page
553.
40
- 22 -
CH AP I T R E I V : AR GU ME N T S D E L A R U S S I E CON T R E L A
S E CE S S I ON D E L A T CH E T CH E N I E
Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, l’élite politique russe a avancé
plusieurs arguments successifs contre la sécession de la Tchétchénie, mais la
plupart ont été réfutés par les changements de priorités de la Russie et
l’évolution de la situation internationale.
L A T CH E T CH E N I E D AN S L E CON T E XT E « D ’ E T R AN GE R P R OCH E » D E L A R U S S I E
À la mi-1993, lorsque la politique de la première administration Clinton accorda
la priorité à la Russie, les dirigeants du Kremlin ont adhéré à une sorte de «
doctrine Monroe russe”, réclamant un contrôle exclusif sur le territoire de l’exUnion soviétique. Leur ambition de reprendre le contrôle sur le Sud Caucase
rendait la sécession de la Tchétchénie impensable pour des raisons stratégiques,
géographiques et politiques. Toutefois, la situation a radicalement changé depuis
lors et la version russe de la doctrine Monroe est désormais abandonnée. Bien
que lentement et difficilement la Russie passe d’une approche du jeu de somme
nulle à une réflexion plus pragmatique, elle n’espère apparemment plus bloquer
l’engagement occidental vis-à-vis de son « étranger proche ». Cette progression
diminue de manière significative la valeur de la Tchétchénie pour le Kremlin.
L A T CH E T CH E N I E D AN S L A P OL I T I QU E P E T R OL I E R E
L’accord international de septembre 1994 visant à consacrer 7,4 milliards de
dollars au développement des champs pétroliers d’Azerbaïdjan a posé la question
des voies de communication vers les importantes réserves de pétrole et de gaz du
Sud Caucase et d’Asie centrale. Puisque le seul pipeline existant à partir de
Bakou traversait la Tchétchénie et que la Russie espérait continuer à empêcher
une présence occidentale importante dans la région, reprendre le contrôle sur la
république dissidente est devenu prioritaire pour le Kremlin et a provoqué la
première campagne militaire russe en Tchétchénie. La campagne s’est terminée
en désastre et un certain nombre d’événements ont également invalidé
l’importance de la Tchétchénie dans ces calculs. La question du transport de
ressources énergétiques a, dans une large mesure, été réglée. Le 18 septembre
2002, après huit années de débats et de conflits, la construction du pipeline
Bakou-Ceyhan, encouragé par les États-Unis, a été officiellement lancée et
devrait être terminée en 2004.41 De plus, il importe vraisemblablement plus pour
la Tchétchénie qu'en avril 2000, la Russie a terminé la construction d’un
nouveau pipeline pétrolier contournant le territoire tchétchène et s’affranchissant
ainsi de la route qui le traversait.
Néanmoins, du point de vue de la Russie, la sécession de la Tchétchénie reste
inadmissible à deux égards : la crainte d’un précédent ou du soi-disant "effet
domino" et les intérêts de sécurité de la Russie.
41
Associated Press, Baku-Ceyhan Pipeline Breaks Ground, 18 septembre, 2002.
- 23 -
L ’ E F F E T D OMI N O
L’argument de l’effet domino a souvent été invoqué pour justifier le caractère
impraticable de la sécession tchétchène. Il est prétexté que la dissidence de la
Tchétchénie susciterait une réaction en chaîne dans les autres républiques
russes ethno-nationales qui aboutirait à la désintégration de la Fédération russe.
Cet argument se fonde sur l’expérience de l’effondrement de l’Union soviétique
qui a été suivi de l’émergence de 15 États indépendants. Les partisans de cette
logique présentent la guerre contre les séparatistes tchétchènes comme une sorte
« d’attaque préventive » contre l'écroulement potentiel de la Fédération de Russie,
c’est-à-dire en devançant le deuxième acte de la chute de l’URSS. Il est aisé de
démontrer que ce raisonnement est invraisemblable.
Tout d’abord, la désintégration de l’URSS a été causée par des facteurs qui ont
peu en commun avec le conflit russo-tchétchène. La dissolution de l’Union
soviétique n’a pas été provoquée par des tensions entre le centre et l’une de ses
périphéries, mais de l’échec de l’ensemble du système soviétique. Ce n’est pas le
séparatisme mais la déception par rapport à une idéologie redoutable, au fait que
le marché était régi par l’État, à la course à l’armement angoissante et à son
expansion qui a mis fin à « l’empire du mal ». La Tchétchénie, d’autre part, ne se
bat pas contre le nouvel État russe, mais contre l’héritage de l’empire russe qui
freine, entre autres, la transition de la Russie. Quelles qu’aient pu être les
bonnes intentions des réformes russes de cette dernière décennie dans d’autres
domaines, la relation actuelle entre le Kremlin et la Tchétchénie n’est pas
qualitativement très différente de celle du 19e siècle. La sécession de la
Tchétchénie peut, en réalité, aider la Russie à laisser son passé derrière elle et à
avancer vers une Russie moderne, stable et démocratique.
Deuxièmement, aucune autre nation/ethnie russe n’a insisté pour accéder à une
totale indépendance et aucune n’a montré de velléité à risquer une guerre contre
Moscou. L’attitude de ces républiques par rapport à la demande d’indépendance
de la Tchétchénie est clairement résumée ci-dessous dans l’extrait d’un ouvrage
récent d’Aleksei Malashenko et de Dmitri Trenin, du Center of Carnegie
Endowment of International Peace de Moscou.
Contrairement aux chefs de régions principalement russes (au sens ethnique),
les dirigeants des républiques « nationales » ont pris une position plus critique
par rapport aux agissements de Moscou. Nous parlons essentiellement du
Président du Tatarstan qui insiste résolument sur un statut spécifique et des
chefs de Bachkirie, Buryatiya, Kalmoukie, Touva, Tchouvachie et Sakha. Il faut
tenir compte du fait que le séparatisme tchétchène n’a pas suscité de sympathie
dans la majorité de la population des républiques citées ci-dessus. L’attitude
envers les Tchétchènes dans ces régions était tout à fait compatible avec celle de
la population de la Fédération russe en général. Parallèlement, les élites locales
des nations/ethnies ont considéré le « facteur tchétchène » comme un levier
opportun pour exercer des pressions sur le centre fédéral pour obtenir d'une
part, une plus grande autonomie et d’autre part, faire de leur loyauté dans la
question tchétchène une monnaie d’échange avec Moscou. En particulier, aucun
- 24 -
des critiques de Moscou n’a imaginé défier le centre à la manière des
Tchétchènes.42
REPUBLIQUES
Bachkirie
NOMBRE
TOTAL
3943113
Bouriatie
Tchouvachie
Kalmoukie
Tatarstan
Touva
Sakha
1038252
1338023
322579
3641742
308557
1094065
% D’INDIGENES
28.42% Tatars
21.91% Bachkirs
24.03%
67.78%
45.36%
48.48%
64.31%
33.38%
% RUSSES
39.27%
69.94%
26.69%
37.67%
43.26%
32.03%
50.30%
Tableau 1 : structure démographique (recensement de 1989)
Plusieurs raisons justifient "l'absence de solidarité" des républiques avec la
demande d’indépendance de la Tchétchénie. Comme le montre le tableau 1
toutes les républiques sont en mauvaise position du point de vue
démographique. Les populations indigènes représentent plus de 50 % de la
population locale en Bachkirie, Tchouvachie et Touva uniquement, mais même
dans ces républiques, la situation démographique est équilibrée par une forte
présence de minorités russes. Un tel équilibre démographique explique
l’impopularité des idées sécessionnistes dans ces républiques. En outre, la
Bachkirie, la Tchouvachie et le Tatarstan qui sont les plus ambitieuses sont
géographiquement entourées par la Russie. Ce facteur diminue sérieusement
l’option sécessionniste pour ces entités. De surcroît, par rapport à la
Tchétchénie, aucune de ces républiques ne possède d'histoire de résistance, de
souvenirs amers de récentes effusions de sang ou d’identité nationale forte.
Considérés dans leur ensemble, ces facteurs éliminent pratiquement toute
possibilité de scénario de sécession dans ces républiques.
Des craintes ont également été exprimées quant à un éventuel effet domino dans
le Caucase Nord, principalement au Daguestan : au 19e siècle et au début du
20e, celui-ci a connu un soulèvement partiel avec les Tchétchènes contre la
Russie, mais la situation comporte encore moins de risques. Bien que la
population indigène de cette république représente plus de 80 % de ses quelque
2 millions d’habitants, elle se compose de plus de 30 groupes ethniques
différents dont le plus important (les Avars) représente plus de 30 % de la
population. Compte tenu des rivalités historiques et des griefs existant entre ces
différents groupes et de la faiblesse de l’identité supra-ethnique, tout danger de
volonté sécessionniste peut être écarté. En outre, leur dépendance quasi totale
du budget fédéral (85% des dépenses locales sont subsidiées par le fédéral43) et le
fait que les élites sont favorables à Moscou constituent des liens puissants entre
le Kremlin et le Daghestan et favorisent l'attachement à l’État russe. En outre, il
faudrait tenir compte du fait que l’unité historique entre les Tchétchènes et les
montagnards du Daghestan a été gravement mise à mal en 1944, quand la
Ce passage est une traduction de: The Time of the South: Russia in Chechnya,
Chechnya in Russia, Aleksei Malashenko et Dmitri Trenin, Carnegie Endowment for
International Peace, 2002, p. 52. http://pubs.carnegie.ru/books
43 Small Nations and Great Powers. A study of an ethnopolitical conflict in the Caucasus,
Svante E. Cornell, Curzon Caucasus World, 2001, p. 274.
42
- 25 -
Tchétchénie tout entière a été soumise à la déportation génocide de Staline ; les
Tchétchènes qui sont rentrés 13 ans plus tard ont trouvé une bonne part de
leurs propriétés et de leurs terres récupérées par leurs anciens compagnons
d’armes.44 Ceci a évidemment eu un impact important sur les relations entre les
deux parties et a brisé leur unité traditionnelle contre la Russie. Enfin, l’échec
retentissant de l’expédition controversée de Basaev au Daguestan en
août/septembre 1999 pour attirer un minimum de soutien au Daguestan
démontre l’absence de volonté du Daguestan à se détacher de Moscou.
Manifestement, la demande tchétchène de se séparer de la Russie n’a pas inspiré
d’autre mouvement sécessionniste dans les républiques du Caucase Nord et le
Daguestan ne fait pas exception à la règle mais la confirme. Le souhait fiévreux
pendant la période d’Eltsine de prendre « autant de souveraineté que possible »
n’est certainement pas imputable à la volonté des régions à faire sécession, mais
au chaos qui a suivi l'ère soviétique à Moscou. Avec le redressement du centre
fédéral, la "fièvre de souveraineté » a sans aucun doute disparu.
Enfin, l’hypothèse selon laquelle la campagne militaire russe en Tchétchénie
dissuade les velléités de dissidence ailleurs en Russie est peu plausible. Les
horreurs de la guerre sur le plan humanitaire et l’importance de la dévastation
en Tchétchénie peuvent difficilement renforcer la sympathie des régions pour le
Kremlin. Au contraire, elles risquent de causer la crainte de la violence aveugle ;
toutefois, la menace de violence est une base faible sur laquelle bâtir une
fédération démocratique qui est, en principe, une forme d’État fondée sur des
valeurs, des intérêts communs et une souveraineté interne partagée par ses
parties constituantes. De plus, la crainte qu'inspire un pouvoir central à sa
périphérie constitue la base d'un empire colonial qui est un aspect dont la Russie
devrait souhaiter se détacher. L’intégrité territoriale de la Russie s’accomplira
non par la violence interne d’une autorité arbitraire, mais par une véritable
réforme des structures locales et de l’État central, une amélioration des
conditions sociales et économiques, de même que par l’élimination de
l’intolérance ethnique et religieuse. En ce sens, il convient de noter que la
menace pour l’intégrité territoriale de la Russie, au-delà du cas de la
Tchétchénie, ne se trouve pas dans la résolution politique du conflit russotchétchène, mais au contraire dans la poursuite de la guerre.
L E S I N T E R E T S D E S E CU R I T E D E L A R U S S I E
Moscou avance régulièrement que le problème auquel la Russie est confrontée
par rapport à la Tchétchénie n’est pas la sécession mais les menaces qui planent
sur sa sécurité que cette sécession risque de provoquer. Dans son livre
d’entretiens, en réponse à une question directe sur la possibilité de principe
d’une sécession tchétchène, le Président Poutine a répondu qu’elle était possible,
mais que le problème n’était pas la sécession. Selon Poutine, « la Tchétchénie ne
s’arrêtera pas avec son indépendance. Celle-ci sera utilisée comme arrière base
pour une autre attaque de la Russie. » Poutine suppose que l’objectif de ces
attaques sera « de s’emparer de nouveaux territoires ».45 Le 18 juin 2001, le
Small Nations and Great Powers. A study of an ethnopolitical conflict in the Caucasus,
Svante E. Cornell, Curzon Caucasus World, 2001, p. 278.
45 Vladimir Putin, First Person: An Astonishingly Frank Self-Portrait by Russia's President
Vladimir Putin, with Nataliya Gevorkyan, Natalya Timakova, and Andrei Kolesnikov,
traduit par Catherine A. Fitzpatrick (London, Hutchinson, 2000), p. 135.
44
- 26 -
Président Poutine a réaffirmé les intérêts de sécurité de la Russie en Tchétchénie
lors d’une conférence de presse au Kremlin. Bien qu’il justifie de manière
habituelle la campagne militaire russe et qu'il ait signifié sa préférence pour une
Tchétchénie gouvernée par la Russie, Poutine a encore souligné que « la question
de la dépendance ou de l’indépendance de la Tchétchénie aujourd’hui par
rapport à la Russie n’a absolument aucune importance » ; « une seule chose est
fondamentalement importante pour nous. Nous ne permettrons pas que ce
territoire continue à être utilisé comme tête de pont pour une attaque contre la
Russie ».46
La Russie cite l’échec de la tentative de la Tchétchénie visant à asseoir la stabilité
dans l’entre-deux-guerres 1996-1999 et le raid controversé de Basaev au
Daguestan en 1999 comme des exemples de dangers potentiels de la sécession
tchétchène. Il est pourtant difficile d’ignorer que la Russie porte une bonne part
de responsabilité directe et indirecte dans l’objet de son blâme à l’égard de la
Tchétchénie. Le rôle des services de sécurité russes dans le parrainage de
groupes criminels en Tchétchénie, les relations non résolues avec Moscou qui ont
limité les options du Président Maskhadov, la controverse sur le rôle de Moscou
dans les événements de 1999 au Daguestan, le mystère non résolu des
bombardements d'appartements en Russie, y compris l’incident de Ryazan, où le
FSB (service de sécurité fédéral) a été pris en flagrant délit alors qu’il mettait des
explosifs dans un immeuble à appartements de civils, le refus obstiné du Kremlin
de contribuer au rétablissement d’après-guerre en Tchétchénie et surtout les
crimes, les brutalités et la destruction de la première guerre qui ont entraîné une
situation presque ingérable pour le leadership tchétchène d’après-guerre,
peuvent tous être soulignés. En outre, la détérioration galopante manifeste de la
situation depuis le début de la deuxième intervention russe en Tchétchénie, qui
démontre l’inadéquation complète des mesures prises soi-disant pour guérir les
maux de la Tchétchénie séparée, le caractère douteux des présumées intentions
des Tchétchènes « d’arracher plus de territoires » et de nombreux autres faits et
arguments peuvent être ajoutés à cette longue liste de méfaits. Toutefois, le
problème ici, indépendamment du degré de vérité des accusations portées par les
Russes contre la Tchétchénie séparée est que la Russie comme tout autre pays y
compris la Tchétchénie a le droit de s'inquiéter des menaces que représentent ses
voisins et que la Tchétchénie et la Russie ont le droit de vivre sans intolérance,
extrémisme et violence aveugle.
La confusion et l'indiscipline qui règnent en Tchétchénie dans l’entre-deuxguerres, même si l’on peut en comprendre les causes, ne répond certainement
pas aux souhaits et aux besoins du peuple tchétchène, même l'horreur de cette
situation « d’état de nature » d’après le concept de Hobbes, était de loin préférable
aux guerres qui ont précédé et suivi cette période. La Tchétchénie a sans aucun
doute besoin d’un gouvernement élu dans le cadre d’une constitution
démocratique opérationnelle qui sépare clairement les pouvoirs, d’un système de
vérifications et d’équilibre dans un pays disposant d'un marché libre et d’un État
de droit. On ne pourra trop répéter que le meilleur avenir pour la Tchétchénie est
la démocratie et le monde démocratique. Il faut comprendre que le relatif
scepticisme tchétchène par rapport au terme « démocratie » n’est lié en aucune
Putin's interviewwith US journalists, (partie consacrée à la Tchétchénie), Johnson’s
Russia
List
#5312,
posted
on
Chechnya
short-list
20
juin
2001,
http://groups.yahoo.com/group/chechnya-sl/message/16844.
La
transcription
complète de l’interview en russe est disponible sur le site officiel du Président russe à
l’adresse Internet suivante : http://president.kremlin.ru/events/242.html
46
- 27 -
façon à ce que représente la démocratie, – après tout, démocratie signifie la règle
du peuple,47 et c’est exactement ce pour quoi les Tchétchènes se battent – mais à
une démocratie que les Tchétchènes ont vécue dans le cadre désolant de la
Russie actuelle. Expliquer la différence entre un État positivement démocratique
et la Russie actuelle permettra d'assurer le large soutien de la population
tchétchène à la démocratisation de la Tchétchénie.
Pour récapituler, dans le contexte des anciennes politiques russes ouvertement
révisionnistes dans la région, de même que dans le contexte de la politique
pétrolière, la Tchétchénie a perdu toute valeur significative pour la Russie. En
outre, la menace d’un pseudo effet domino se fonde sur des hypothèses erronées
et est par conséquent plus un prétexte qu’un argument objectif contre la
sécession de la Tchétchénie. Toutefois, la Russie, comme la Tchétchénie et tout
autre pays, a le droit de ne pas être menacé dans sa sécurité aux frontières. Il y a
par conséquent lieu de trouver un moyen qui garantira les intérêts légitimes de la
Russie et de la Tchétchénie. Comme le démontre le prochain chapitre, la
reconnaissance
conditionnelle
de
l’indépendance
sous
administration
internationale pendant une période de transition de plusieurs années est la
réponse qu'il convient d'apporter à ce problème.
Il conviendrait peut-être de noter que dans la Grèce antique, où l’idée de démocratie
trouve son origine, le terme “démocratie” signifiait la règle des pauvres et des nombreux
(le demos), qui ne représentaient qu’une partie de la population. Aujourd’hui pourtant,
on pense que la vertu de la démocratie est en principe qu’elle permet de faire avancer les
intérêts de toutes les composantes de la société.
47
- 28 -
CH AP I T R E V : L A S OL U T I ON – L ’I N D E P E N D AN CE
CON D I T I ON N E L L E – U N D E N OU E ME N T P OS I T I F P OU R
T OU T E S L E S P AR T I E S
En principe, la reconnaissance conditionnelle d’un gouvernement ou d’un État
est la reconnaissance de l’entité en question soumise à l’exécution de certaines
conditions préétablies. Une application correcte de ce principe via une
administration internationale peut résoudre le conflit russo-tchétchène de
manière positive. L’idée est simple : il s'agit de transformer la Tchétchénie en un
État réellement démocratique et pacifique via une administration internationale
pendant une période de transition de quelques années. Cette formule n’est peutêtre pas miraculeuse, mais elle offre un moyen de répondre aux aspirations
légitimes de la Tchétchénie et aux intérêts de sécurité réels de la Russie, aux
préoccupations de sécurité de la Géorgie et aux intérêts de la communauté
internationale.
L E S AT T E N T E S D E L A T CH E T CH E N I E
Les Tchétchènes se battent depuis plus de trois siècles pour un État qui leur
appartienne en propre. Ironiquement, c’est en grande partie un choix que les
Tchétchènes étaient prédestinés à faire, en vertu du développement du système
de souveraineté de l'État depuis la Paix de Westphalie en 1648. En d’autres
termes, les concepts de souveraineté interne et d’indépendance externe des États
ne sont pas des concepts élaborés par les Tchétchènes, mais des concepts
auxquels ils tentent de s’adapter. Même si les spécialistes en relations
internationales ont de bonnes raisons de continuer le débat inter-paradigmatique
sur les mérites relatifs du réalisme, du libéralisme et du marxisme, parfois
perturbé par des théoriciens rebelles aux idées novatrices, l’expérience
accumulée au cours des trois derniers siècles a appris aux Tchétchènes que dans
leur cas particulier, seul l’accès à un État propre offrira la sécurité et garantira
les droits et libertés légitimes. Vu que la formule proposée ci-dessus permet aux
Tchétchènes d’obtenir un État reconnu de jure, elle satisfait pleinement les
attentes légitimes de la Tchétchénie.
Il convient également de noter que nous ne devrions pas sous-estimer les
possibilités de la démocratie en Tchétchénie car la culture tchétchène, qui se
fonde sur des valeurs de liberté personnelle et commune profondément ancrées
et sur une histoire démocratique, peut uniquement s'inscrire dans un système
démocratique d’autonomie. Étonnamment, bien avant que les 13 colonies
britanniques en Amérique ne déclarent leur indépendance en 1776 et que
l’Assemblée nationale révolutionnaire française n'adopte la « Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen » en 1789, les Tchétchènes vivaient dans une
démocratie décentralisée basique avec un gouvernement représenté, limité en
autorité et en temps, où chacun jouissait de droits égaux. Ernest Chantre, un
écrivain français du 19e siècle, a témoigné que les Tchétchènes vivaient « comme
un peuple qui ne connaissait pas la différence de classe. … Ils ont tous les
mêmes droits et jouissent d'un statut social équivalent. L’autorité dont ils
investissent leurs chefs tribaux, regroupés au sein d’un conseil élu, est limitée en
- 29 -
temps et en pouvoir ».48 Un historien contemporain note également que « les
décisions concernant les problèmes les plus importants concernant tous les
membres de la commune se fondaient sur l’accord exprimé lors de l’assemblée du
peuple par tous les hommes adultes, qui avaient le droit de s’exprimer et de voter
librement. Dans certaines communes, un vote contre une décision suffisait en
principe à la rejeter d’emblée ».49 Même si cela a beaucoup changé depuis et si
l’autorité russe qui sévit depuis longtemps, a inévitablement laissé des stigmates
dans la société tchétchène, les valeurs traditionnelles tchétchènes fondées sur le
principe de la liberté et de l’égalité politique restent majoritairement la force
agissante de la tentative de sécession. Ce contexte offre manifestement des
chances valables de succès pour la démocratie en Tchétchénie.
L E S VE R I T AB L E S I N T E R E T S D E S E CU R I T E D E L A R U S S I E
La transformation de la Tchétchénie en un pays réellement démocratique et
pacifique, doté d'une place clairement définie au sein de la communauté
internationale, rejoint également les intérêts de sécurité réels de la Russie. D’un
point de vue critique, la sécurité de la Russie n’est pas menacée par l'accès à
l’indépendance de la Tchétchénie, mais au contraire par ses tentatives de la
retenir à tout prix. Vu que la concession de l’indépendance à la Tchétchénie
éliminerait la cause du conflit, la Tchétchénie n’aurait plus de raison de ne pas
tenter de nouer de relations amicales avec la Russie. En outre, avec une
population d’environ un million de personnes, une Tchétchénie démocratique et
stable ne pourrait jamais menacer une Russie forte de 140 millions d’habitants.
Qui plus est, vu qu'une Russie qui ne jouit pas de structures démocratiques
fortes risque de représenter une menace pour le bien-être de la Tchétchénie, la
transformation de la Russie en un État véritablement démocratique et moderne
correspondrait en grande partie aux intérêts nationaux tchétchènes, et
constituerait une passerelle reliant les forces démocratiques des deux pays. De
plus, la proximité géographique et la dominance politique et économique de la
Russie dans la région garantissent une influence russe persistante dans les
calculs de la Tchétchénie. Une classe dirigeante tchétchène responsable est
tenue d’éviter les politiques risquées et de tenir compte des intérêts de la Russie
dans la région. En outre, l’adaptation de certains principes constitutionnels et
institutionnels peut garantir le caractère pacifique d’une Tchétchénie
indépendante. En particulier, le processus décisionnel pourrait être organisé de
manière à nécessiter un large consensus de l’élite politique, ce qui aiderait la
Tchétchénie à éviter d'adopter des politiques irresponsables.
En résumé, une Tchétchénie indépendante peut être rendue totalement
compatible avec les intérêts de sécurité réels de la Russie. La formule proposée
ci-dessus, qui soumet l’indépendance de la Tchétchénie à la démocratisation
pendant une période de transition de plusieurs années d’administration
internationale, offre de toute évidence un moyen pour atteindre cet objectif. Vu
que les encouragements déterminent le comportement, la perspective d’une
reconnaissance de jure de la Tchétchénie motivera fortement le pays à se prêter à
une démocratisation et une démilitarisation véritables.
Ernest Chantre cité dans Crying Wolf, the return of war to Chechnya, Vanora Bennet,
Picador 1998, p. 261-262.
49 In Quest For God and Freedom, Anna Zelkina, New York University Press, 2000, pp. 1718.
48
- 30 -
I N T E R E T S I N T E R N AT I ON AU X
La démocratisation, les réformes liées à la liberté de marché et la coopération
sont les principaux piliers des intérêts de la communauté internationale dans la
région. Étant donné que l’idée d’une indépendance conditionnelle offre à la
communauté internationale le pouvoir de façonner l’avenir de la Tchétchénie et
lui permet de mettre fin à une guerre longue et brutale en procédant à des
réformes démocratiques et de marché, la formule sert clairement les intérêts de
la communauté internationale.
L E ME CAN I S ME
L’idée d’une indépendance conditionnelle peut être mise en œuvre par le système
de tutelle des Nations unies inscrit aux chapitres XII et XIII de la Charte des
Nations unies ou simplement par une résolution du Conseil de sécurité. Puisque
l'indépendance ne peut être obtenue sans l’accord de la Russie et qu'elle est
membre du Conseil de sécurité, la Russie aura son mot à dire sur la manière
dont la Tchétchénie sera gouvernée pendant cette période et sur la désignation
de l’autorité chargée de son administration. De telles dispositions pourraient
aider la Russie à accepter une perspective semblable. Il faut noter que l’accord de
la Russie constituerait la plus grande avancée pour l'association définitive de la
Russie au monde démocratique.
Il est également crucial que les conditions de tutelle soient acceptables pour les
Tchétchènes car sans l’accord volontaire de ces derniers, ce système ne peut être
mis en œuvre. La perspective de la reconnaissance de la Tchétchénie, l’aide à la
reconstruction économique et le remplacement immédiat des troupes russes par
une force internationale par intérim, assurera sans doute l’accord de la
Tchétchénie. Notamment, le modèle proposé pour résoudre ce conflit est proche
de celui qui est appliqué au Kosovo depuis le 10 juin 1999, quand le Conseil de
sécurité de l’ONU a adopté la résolution 1244. Toutefois, dans le cas du Kosovo,
la résolution ne renvoie pas directement à l’option d’un État, même si
aujourd’hui, l’impossibilité d’éviter cette décision s’impose de plus en plus. La
différence fondamentale dans le cas de la Tchétchénie est que le fait de lui
accorder le statut d’État à condition qu’elle remplisse les exigences relatives à la
tutelle internationale, devrait être explicitement défini comme un objectif du
système de tutelle qui dépend de la transformation de la Tchétchénie en un État
démocratique viable. Ceci est en réalité le principe qui peut permettre la
résolution du conflit russo-tchétchène et fournir à la Tchétchénie des
encouragements clairs pour entreprendre des réformes efficaces. Il y a lieu de
noter que la nécessité d’une indépendance conditionnelle a également été
reconnue pour le Kosovo, ce qui n'est guère surprenant. Une Commission
internationale indépendante sur le Kosovo et un groupe de réflexion ad hoc,
établis à l’initiative du Premier ministre suédois Persson, pour analyser les
événements du Kosovo tant dans son rapport principal d’octobre 2000 que dans
son rapport de suivi de septembre 2001, plaident fermement en faveur d’une
indépendance conditionnelle pour le Kosovo.50 The International Crisis Group,
une organisation indépendante spécialisée dans la prévention et la résolution des
Les deux rapports sont disponibles sur la page web de la Commission :
http://www.kosovocommission.org/
50
- 31 -
conflits armés, est également arrivée à la même conclusion dans son rapport sur
le Kosovo de mars 2002.51 Alors que la situation de la Tchétchénie et du Kosovo
est, à bien des égards, différente notamment dans la disparité de pouvoir entre la
Serbie et la Russie et dans la différence d'attitude de la communauté
internationale par rapport à des violations fondamentalement similaires du droit
humanitaire international (avec un plus grand nombre d'atrocités commises en
Tchétchénie), cette situation présente des similitudes au niveau des principes qui
permettent de résoudre les conflits.
L ’ AU T OR I T E CH AR GE E D E L ’ AD MI N I S T R AT I ON E T L E S P R I OR I T E S P OL I T I QU E S
Une autorité internationale responsable de l’administration et approuvée par
l’ONU doit être mise en place et chargée de la mise en œuvre rapide et efficace
des procédures de démocratisation à tous les niveaux, dans le but de préparer la
Tchétchénie à assumer ses devoirs et ses responsabilités d’État indépendant et
légalement reconnu. La reconstruction économique, la démilitarisation, les
réformes structurelles et la formation de fonctionnaires et de policiers, entre
autres, doivent être considérées comme étant prioritaires. La communauté
internationale a acquis une grande expérience dans ce domaine au Timor
oriental, dans les Balkans et au Kosovo en particulier, qui pourrait être utilisée
avec succès en Tchétchénie.
Au début, l’autorité chargée de l’administration devra travailler avec le seul
gouvernement légitime existant dirigé par le président démocratiquement élu, M.
Maskhadov. Ce gouvernement dirige la résistance tchétchène et constitue par
conséquent la seule véritable autorité en Tchétchénie. En effet, le fait qu’il ait pu
organiser et diriger la résistance pendant plus de trois ans démontre clairement
qu’il jouit d’un large soutien de la part de la population tchétchène. Comme au
Kosovo, il faut élaborer dans les plus brefs délais, un cadre clair pour les
compétences spécifiques et partagées du gouvernement tchétchène et pour
l’administration
internationale.
Simultanément,
l’autorité
chargée
de
l’administration devrait s’efforcer de créer les conditions pour une élection libre
et juste d’un nouveau gouvernement dès que cela sera possible.
Les troupes russes et toutes les autres agences gouvernementales devront se
retirer d’emblée. Au même moment, un accord tripartite devrait être élaboré pour
permettre d'aboutir à un compromis sur la force internationale par intérim qui
devra être mise en place en Tchétchénie. Progressivement, un nouvel organe
tchétchène chargé de l’application des lois et formé au plan international devrait
la remplacer. Le règlement du problème du statut définitif de la Tchétchénie
motivera le pays à relever le défi auquel il est confronté. Une des missions les
plus importantes sera de construire un pouvoir judiciaire réellement
indépendant, efficace et apolitique.
Parallèlement au renforcement de la coopération entre l’administration
internationale par intérim et le gouvernement local, un plan sophistiqué de
démilitarisation du pays doit être élaboré. Vu que les armes représentent hormis
leur fonction directe une valeur de stockage, le moyen le plus efficace de les
A Kosovo Roadmap (I): Addressing Final Status, ICG, Rapport Balkans No. 124,
disponible en ligne :
http://www.crisisweb.org/projects/balkans/kosovo/reports/A400561_01032002.pdf
51
- 32 -
récupérer serait peut-être d’offrir des compensations aux prix du marché. Ceci
réussira si on empêche la circulation des armes en provenance de l’extérieur, ce
qui exigera un contrôle efficace aux frontières. La seule frontière non russe de la
Tchétchénie est celle de la Géorgie. Les observateurs de l’OSCE et les forces aux
frontières géorgiennes, contrôlent déjà ce périmètre. À l’avenir, elles devraient
être rejointes par des gardes frontières tchétchènes formés au niveau
international.
Les Tchétchènes et les autres groupes minoritaires qui résidaient en Tchétchénie
avant la première guerre, devraient avoir le choix de rester ou de s’établir
ailleurs. Les personnes qui souhaitent déménager en Tchétchénie ou à l'étranger
devraient recevoir l'aide économique et juridique nécessaires à leur transport et à
leur réinstallation. La minorité tchétchène résidant en Russie devrait également
bénéficier d'options analogues. Étant donné l’étendue de la destruction, une des
premières priorités sera de reconstruire des infrastructures de base et des
logements, et de créer des possibilités d’emploi. L’autorité internationale chargée
de l’administration doit accorder la plus haute priorité au renforcement des
capacités de la population dans tous les domaines de l’administration. Le succès
de l’administration internationale sera en effet jugé sur les droits et libertés
garantis à la population locale et les opportunités qui auront été créées.
Assurément, les programmes d’enseignement et de formation devraient être
organisés à grande échelle.
U N E S OL U T I ON P OS I T I VE P OU R T OU T E S L E S P AR T I E S
Cette formule offre des avantages évidents pour toutes les parties. La résolution
du conflit éliminera bon nombre de ses conséquences négatives et offrira des
avantages supplémentaires à la Russie. La Russie sera libérée du problème
constant de la Tchétchénie. Le déménagement des Tchétchènes qui choisissent
volontairement cette option signifiera également que la Russie sera débarrassée
d’une partie traditionnellement hostile de sa population – un problème qu'elle
tente de résoudre depuis des siècles (la déportation génocide des Tchétchènes en
1944 en est un exemple flagrant). En outre, la Russie pourra arrêter de dilapider
ses ressources, qui sont limitées, dans une guerre impossible à gagner. La Russie
verra également se lever les nombreux obstacles politiques, sociaux et
économiques à la démocratisation et à la modernisation du pays qui dérivent de
cette guerre sans fin. Il est tout aussi important que la Russie libère ses troupes
de Tchétchénie ; il est clair que maintenir l’ensemble des forces de guerre
terrestres du pays en Tchétchénie est une politique très imprudente. Plutôt que
risquer d'accroître la barbarie des troupes dans une guerre toujours plus
démoralisante, il serait préférable que les autorités retirent leurs hommes pour
se consacrer aux indispensables réformes militaires. Sur le plan international, la
Russie a également toutes les chances de gagner. Le retrait des forces russes de
la Tchétchénie fera taire la critique internationale concernant les violations des
droits humains, qui représentent une source d'embarras pour le Président
Poutine. De plus, l'appel de la communauté internationale en faveur d'une
résolution du conflit en Tchétchénie constituera une avancée vers un monde
démocratique qui ne manquera pas de susciter le consensus international
enthousiaste vis-à-vis de la Russie. Une telle approche peut en effet devenir un
véritable aboutissement pour les séculaires missionaires russes auto-proclamés
"en quête d'une âme", et éliminer par voie de conséquence, les différences entre le
monde démocratique et la Russie. Ce sont là manifestement des avantages
- 33 -
importants, à plus forte raison, si on les compare aux pertes subies par la
Russie: une Tchétchénie minuscule, hostile et source d’ennuis. À supposer que
l’UE et d’autres pays donateurs indemnisent la Russie en renforçant l’aide
économique et humanitaire accordée en particulier aux républiques russes du
sud, la perte de la Tchétchénie qui est une source constante d'embarras devient
en effet insignifiante.
La communauté internationale en sortira gagnante également car en résolvant le
conflit russo-tchétchène elle multipliera les possibilités d'émergence d'une Russie
démocratique et stable dont l'importance ne peut être surestimée. Les ressources
et l’engagement considérables nécessaires à l'administration et à la
reconstruction de la Tchétchénie ne sont peut-être pas un prix excessif à payer
pour la stabilité en Europe. En outre, l’utilisation des ressources naturelles de la
Tchétchénie peut couvrir une part substantielle de ces dépenses. Alors que ces
avantages sont importants, il y a plus encore à gagner. La résolution du conflit
russo-tchétchène éliminera, entre autres, le prétendu problème du Pankisi Gorge
et réduira par conséquent les tensions existant entre la Géorgie et la Russie. En
outre, puisque la résolution du conflit facilitera considérablement la
démocratisation en Russie, elle peut également contribuer à la normalisation des
relations de la Russie avec les États voisins dans le Caucase et en Asie centrale.
Puisque la résolution du conflit russo-tchétchène peut également influer sur la
résolution d'autres conflits dans le Caucase, les avantages pour la communauté
internationale et les voisins de la Russie dans le Sud Caucase sont encore plus
importants.
Les avantages pour la Tchétchénie sont évidents. Elle obtiendra ce pour quoi elle
s’est toujours battue – un État propre. Toutefois, même si l’indépendance de la
Tchétchénie devait se produire aujourd’hui, il n’y aurait pas grand-chose à
célébrer en raison de l'importance des pertes humaines, économiques et sociales
subies durant les deux dernières guerres. Seule, la Tchétchénie ne pourra
vraisemblablement pas relever les défis démesurés de l'après-guerre. Le système
de tutelle garantira la reconstruction, l’aide économique, le savoir-faire et une
aide supplémentaire de la communauté internationale. La démocratisation de la
Tchétchénie permettra de se débarrasser de ceux qui ont détourné la cause
tchétchène de ses objectifs. En bref, la Tchétchénie sera gagnante sur tous les
fronts.
E N CON CL U S I ON
La formule de la reconnaissance conditionnelle – transformer la Tchétchénie en un
État réellement démocratique et pacifique après une période de transition de
plusieurs années d’administration internationale – permet de relever plusieurs
défis : satisfaire les attentes légitimes de la Tchétchénie, ainsi que veiller aux
intérêts de sécurité de la Russie et de la communauté internationale. Il s’agit
d’une solution positive pour toutes les parties. Il semble, toutefois, évident que la
mise en œuvre de la formule proposée se heurtera à de nombreux obstacles et
exigera un changement de mentalité de la part de certains décideurs russes,
ainsi qu’une volonté politique forte et un engagement de la communauté
internationale, mais tout cela est loin d’être impossible.
- 34 -
CH AP I T R E VI : CON CL U S I ON
Étant donné les objections que la Russie oppose à une implication internationale
en Tchétchénie, la solution proposée rencontrera certainement au début un
certain scepticisme. Deux points doivent pourtant être clairs.
En premier lieu, tous les politiciens russes ne sont pas opposés à une
intervention internationale dans le conflit. Des politiciens et des personnalités
russes ont déjà ouvertement demandé l'intervention d'une force internationale de
maintien de la paix52 et il est possible qu'ils soient rejoints en cela par de
nombreuses autres voix au moment de l’internationalisation du conflit. En outre,
l’élite politique russe et les experts prennent conscience qu’une solution politique
à ce conflit est inévitable. Vu les sentiments pacifiques grandissants dans
l’opinion publique russe, ces processus continueront de se renforcer.
En deuxième lieu, les raisons de ce scepticisme ne sont pas tant les objections
formulées par la Russie que l’absence de volonté de contestation de la part de la
communauté internationale. Et c’est ce qui doit changer. Les États-Unis et
l’Union européenne disposent des moyens de modifier les perspectives du
Kremlin et ils devraient les utiliser. Bien entendu, personne n’en appelle à une
confrontation militaire avec la Russie ni à son isolement, mais la communauté
internationale devrait modifier sa claire politique qui est d’accepter la guerre
russe en Tchétchénie en échange de la coopération de la Russie dans d’autres
domaines. Les États-Unis, l’Union européenne et ses États membres devraient
accorder à la Tchétchénie la plus haute priorité dans leurs relations avec la
Russie. Faire dépendre les avantages de ces relations de la volonté de la Russie à
coopérer sur la question de la Tchétchénie ne pourra qu'engendrer des résultats
positifs. D’autant que la formule sert objectivement les intérêts réels de la Russie
autant que ceux de la Tchétchénie et de la communauté internationale.
Puisqu'il est clair que la résolution du conflit exige un cadre acceptable de
discussion, de débat, de compromis et de décision, il est indispensable de
disposer d'une structure tripartite, composée de représentants agréés de la Russie,
de la Tchétchénie et de la communauté internationale sous l'égide des Nations
unies. À cette fin, il faudrait demander au Secrétaire général des Nations unies de
désigner un représentant chargé de la promotion de la résolution politique du
conflit russo-tchétchène. Une telle mesure de la part de Kofi Annan contribuerait à
lancer l’organe intermédiaire tripartite, à faciliter et à consolider une solution
pacifique du conflit entre les gouvernements nationaux.
La résolution d’un conflit est habituellement mieux traitée par une diplomatie à
deux voies – la diplomatie du gouvernement officiel (voie 1) et une interaction
informelle (voie 2). Les deux voies peuvent s’appuyer mutuellement en suscitant
des changements d’attitudes dans l’opinion publique et chez les décideurs.
La 2e voie, qui est celle de l'interaction informelle entre les parties, permettrait
d'organiser une série d’ateliers consacrés à la résolution des problèmes, ainsi que
Par exemple, Yuri Rybakov, un membre indépendant du parlement russe, a récemment
demandé une intervention internationale pour le rétablissement de la paix: Russian
lawmaker says leaders will be held responsible for role in Chechnya, par Jan M. Olsen,
Associated Press, 22 novembre, 2002.
52
- 35 -
des forums et des conférences. En particulier, des groupes de réflexion comme le
Center of European Policy Studies, un institut de recherche politique
indépendant situé à Bruxelles, et l’International Crisis Group, une organisation
indépendante qui se consacre à la prévention et à la résolution des conflits
armés, pourraient jouer un rôle instrumental et réunir des experts chargés
d'élaborer des éléments et des recommandations supplémentaires.
Les ONG internationales et les organisations des droits de l’homme peuvent
contribuer à réunir les défenseurs russes et tchétchènes des droits de l’homme,
des personnalités influentes des communautés en présence et des figures
publiques pour discuter des implications de la formule proposée concernant les
besoins et les droits politiques, humains, civils, religieux et économiques. En
outre, la tenue de forums et de conférences unilatérales tchétchènes et russes
favoriserait la compréhension des mérites de la formule, influencerait l’opinion
publique et changerait les attitudes et les perceptions des parties et créerait un
rôle actif pour la société civile tout en s'assurant son soutien dans la mise en
œuvre de l’initiative de paix.
Le Conseil de l’Europe qui n’est pas parvenu jusqu'à présent à améliorer la
situation en Tchétchénie, peut également jouer un rôle important en accordant à
la proposition l’attention qu’elle mérite. En particulier, une évaluation positive de
la formule proposée par l’Assemblée parlementaire du Conseil pourrait
contribuer à sa promotion en Russie et également dans les États membres. Le
Conseil de l’Europe pourrait organiser des conférences de la société civile et des
représentants parlementaires russes et tchétchènes. Ceci aidera les deux parties
à mieux comprendre les mérites de la proposition qui, comme nous l’avons vu,
sert objectivement les intérêts russes et tchétchènes.
Différents groupes partisans de la promotion d’une résolution pacifique du
conflit, comme le Comité américain pour la paix en Tchétchénie et des comités
analogues en Europe, où de nombreuses personnalités reconnues s’efforcent de
mettre un terme au carnage, peuvent jouer un rôle important en sensibilisant
l'opinion publique et les autorités américaines, européennes et russes.
Au niveau de la diplomatie officielle, le rôle premier des institutions nationales de
politique étrangère est évident, mais étant donné les contraintes qui y sont
associées, le Parlement européen, les assemblées nationales européennes et
américaines devraient prendre l’initiative de porter la proposition devant leurs
exécutifs, les Nations unies et la Russie.
Puisque les assemblées nationales des pays européens comptent des partisans
d’une solution pacifique au conflit, le Parlement européen notamment, pourrait
amorcer une coopération parlementaire entre les États membres et les États
candidats à l’Union européenne. Une telle initiative permettrait de réunir les
législateurs européens autour de la question.
De plus, le Parlement européen pourrait mettre en place un groupe de travail
conjoint avec le Congrès des États-Unis, qui compte un grand nombre de
législateurs influents fortement concernés par le conflit russo-tchétchène et par
ses implications pour la paix dans la région et pour la démocratie en Russie. Ce
pont transatlantique pourrait appuyer fortement la promotion de la fin de ce bain
de sang absurde.
- 36 -
La commission des affaires étrangères du Parlement européen, sa délégation
chargée des relations avec la Russie et des commissions analogues dans les
Assemblées nationales pourraient inviter les législateurs russes et européens à
discuter des implications de la formule proposée pour les intérêts nationaux
russes. Cette initiative pourrait contribuer à susciter un changement de la
perception de somme nulle du conflit.
En résumé, les États-Unis, l’UE et ses États membres devraient accorder au
conflit russo-tchétchène la plus haute priorité dans leurs relations avec la
Russie, examiner attentivement la proposition d’indépendance conditionnelle et
mettre en place une structure tripartite au niveau des Nations unies pour mettre
en œuvre la proposition. Dans ce processus, les acteurs gouvernementaux et non
gouvernementaux, internationaux, nationaux et sous-nationaux pourraient tous
contribuer à faire progresser la proposition.
- 37 -

Documents pareils