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LMH205-ARC-killy_ouv_ok 11/01/08 19:40 Page 53 les archives KILLY par KILLY DOSSIER COORDONNÉ PAR PATRICIA JOLLY ET PIERRE JULLIEN a victoire va à celui qui prend le plus de risques. » Champion du monde au Chili en 1966, triple médaillé d’or aux Jeux olympiques de Grenoble en 1968, le plus grand skieur alpin de l’histoire a parfaitement su exploiter son succès, au-delà de sa carrière sportive. Homme d’affaires perfectionniste et dirigeant sportif comblé, Jean-Claude Killy L’EQUIPE / PRESSE SPORTS L a accepté, pour Le Monde 2, de commenter, DÉBUTS Jean-Claude Killy raconte pour en les émaillant d’anecdotes, ses photos Le Monde 2 : «Cette photo doit préférées, sportives ou personnelles. dater de 1962. Je n’étais pas un très bon élève et une convocation De sa première victoire internationale, pour les “espoirs de Chamonix” en décembre 1961, au Comité international a achevé de convaincre mon père olympique, dont il est membre depuis 1995, de me laisser quitter l’école. J’y en passant par sa société de vêtements de sport, ai passé trois semaines avant de m’entraîner avec les “grands” fondée en 1976, l’itinéraire d’un gagnant. de l’équipe de France. En SOMMAIRE • Et 1, et 2 et 3 médailles d’or • Une énergie farouche • Vainqueur du slalom géant • Troisième médaille d’or sur le tapis vert • Entretien avec Jean-Claude Killy: « Je n’ai pas de regrets » • cinq semaines, je suis devenu prétendant à l’équipe de France, c’était incroyable.» 19 JANVIER 2008 LE MONDE 2 53 LMH205-ARC-killy_p54-57 11/01/08 19:44 Page 54 les archives | K I L L Y FLAIR « Tu vois, là-haut, on va tout gagner », glissait Jean-Claude Killy à Marielle Goitschel lors de la cérémonie d’ouverture des JO de Grenoble le 6 février 1968. Dix jours et trois victoires plus tard, le champion tenait sa promesse. Et 1, et 2, et 3 médailles d’or SERGE BOLLOCH, « LE MONDE » DU 9 FÉVRIER 1998 n février 1968, aux Français qui sans doute « s’ennuient » déjà, le général de Gaulle offre les Jeux olympiques. Depuis des années, le chef de l’Etat a encouragé l’organisation de ce grand rendez-vous international. Il a poussé les Grenoblois à se lancer dans l’aventure et a mobilisé la nation pour financer la fête. Mais lorsque, le mardi 6 février, le général déclare, devant 70 000 spectateurs,«ouverts les Xes Jeux olympiques d’hiver»,il n’a encore aucune certitude sur le nombre de médailles que « ses » sportifs peuvent gagner. Pour l’image de la France, pour cette grandeur qui toujours inspire son action, il espère une moisson abondante. Depuis les piètres résultats des athlètes nationaux aux Jeux de Rome, il a pris des dispositions qui doivent éviter les humiliations. Quelques militaires ont été officiellement chargés de réorganiser le sport français, et les caisses de l’Etat se sont ouvertes sans grande restriction. De Gaulle a confiance en l’équipe de ski alpin. Il a apprécié les résultats de ses membres lors des championnats du monde à Portillo, au Chili, en août 1966 – seize médailles dont six d’or – et les a récompensés par une distribution de Légions d’honneur. « Pour E de Gaulle, Killy et tous les skieurs, c’est sacré, écrit Michel Clare dans L’Equipe Magazine du 31 janvier 1998. La famille Killy, qui a fui l’Alsace pour ne pas devenir allemande, est formée de membres qui ont été des compagnons d’armes en s’engageant dans la France libre. Pas touche… » Pour le skieur de Val-d’Isère, qui défile en compagnie de Marielle Goitschel lors de cette cérémonie protocolaire, l’instant est important. C’est à ce moment, selon son biographe Thierry Dussard (éd. Jean-Claude Lattès, 1991), qu’il glisse à l’oreille de l’autre skieuse de la Tarentaise, lui montrant les sommets enneigés : « Tu vois, làhaut, on va tout gagner. » L’homme n’est pas particulièrement vantard, il est même plutôt réservé. Mais il sait que le moment est venu de frapper un grand coup. Champion du monde de descente, il compte bien se maintenir au premier rang. Il a soigné sa préparation, la décalant légèrement dans la saison, afin d’être au maximum de sa forme au mois de février. Un choix tactique qui a valu une avalanche de critiques et qui a endormi la méfiance de ses rivaux. Puis, à quinze jours du début des Jeux, il disparaît. Envolé de Megève, où il a juste reconnu le parcours du slalom géant, Jean- | Killy par Killy COLLECTION PARTICULIÈRE. OFFICE DE TOURISME DE VAL-D’ISERE. COLLECTION PRIVÉE On est en décembre 1961 à Val-d’Isère, chez moi. Je viens de remporter ma toute première victoire internationale, un slalom géant, et mon petit frère Mic, mon cadet de sept ans, vient me féliciter. Personne ne me connaît encore… C’est une double victoire car je porte le dossard 39 et, avec le niveau de préparation des pistes à l’époque, on était condamné à finir dans les derniers et il n’y avait plus personne en bas à vous attendre. Pourtant Aldo, le starter officiel, croyait en moi. Il était propriétaire du restaurant Val-d’Isère à Paris, rue de Berri, et faisait le starter par passion. C’était un copain de papa. La veille au bistrot, il avait prédit que j’allais gagner… CREDITS PHOTOS ICI, MERCI f 1961 : MA PREMIÈRE VICTOIRE INTERNATIONALE LMH205-ARC-killy_p54-57 11/01/08 19:44 Page 55 Claude Killy reste introuvable pour les journalistes. Réfugié à Montgenèvre, chez un couple d’anciens membres de l’équipe de France, il se détend, pratique le yoga, consulte un radiesthésiste. Et avec Michel Arpin, l’ancien compagnon des séances d’entraînement devenu son préparateur, il teste skis et chaussures. L’ami, surnommé « Picabouic », multiplie les essais sur les VR 7 de Dynamic alors que le bottier fournit des nouveaux modèles de Trappeur. « Toute sa sensibilité passe par le pied, donc par la chaussure, un peu comme un violoniste avec son archet. Il sollicite beaucoup les chevilles et exige donc des chaussures à la fois rigides et tolérantes », assure celui qui est devenu l’ange gardien du champion. Il a appris depuis longtemps à connaître Jean-Claude Killy, il sait quelle force extraordi- Sportif du siècle Pour la première fois, les Français ont été consultés sur les thèmes des timbres qu’ils souhaitaient utiliser. Ainsi, plus de 600 000 foyers ont choisi, du 20 septembre au 20 octobre 1999, Jean-Claude Killy, Carl Lewis, l’équipe de France de football, Marcel Cerdan et Charles Lindbergh, dans la catégorie des « Sportifs du siècle ». Les cinq élus apparaissent sur autant de timbres à 3 francs (0,46 euro) en vente à partir du 17 avril 2000. La mémoire collective rejoint les choix de l’exploitant postal puisque, dès 1927, une vignette sur la Légion américaine évoque Lindbergh quatre mois après sa traversée de l’Atlantique à bord du Spirit-of-Saint-Louis. Pour sa part, Le Monde accueillait, en octobre 1991, la vente anticipée d’un premier timbre consacré à Cerdan. Enfin, comment oublier le timbre rond imprimé en 1998 dans la foulée de la victoire de l’équipe de France en finale de la Coupe du monde de football ? Il restait encore à Killy et à Carl Lewis – vainqueur du 100 m en moins de 10 secondes en 1984 – à devancer les candidats qui leur étaient opposés dans le sondage : Jesse Owens, Pelé, Borg ou Nadia Comaneci… PIERRE JULLIEN, « LE MONDE » DU 8 AVRIL 2000 naire motive ce skieur déterminé à réussir. Les diverses épreuves qu’il a subies dans son enfance, de la séparation de ses parents à la lutte contre la maladie, ont formé son caractère. L’élève, dont un proviseur a écrit sur le bulletin scolaire : « Ne pense qu’au ski, attention à la catastrophe », a enfin trouvé le moyen de s’exprimer. « Je ne savais faire qu’une chose, affirme JCK : descendre la montagne plus vite que les autres, quand il y avait de la neige. » Le jour de la descente, il est prêt à remplir cet objectif. Un méchant contrat (10 000 francs) qui le liait à une marque de bâtons italienne a été racheté (30 000 francs) en grand secret par le colonel Marceau Crespin, directeur des sports, en piochant dans les caisses du secrétariat d’Etat, au mépris de toutes les règles de la comptabilité publique. L’Américain Avery Brundage, président du Comité international olympique, n’a plus de raison de s’opposer officiellement à l’athlète, qui, selon lui, violait trop allègrement les règles d’un amateurisme déjà à bout de souffle. EMPORTÉ PAR LA VITESSE Tout semble donc parfait pour une course programmée depuis longtemps. Tout sauf le temps qui, ce jeudi 8 février, ne veut pas être de la partie, alors que le vent se fait plus fort et que le brouillard s’installe sur Chamrousse. D’abord décalé, le départ de l’épreuve reine des Jeux est finalement reporté au lendemain. « Toutoune », ainsi que le nomment ses intimes, affiche son calme. Vendredi 9 février, dossard numéro 14 fixé sur la poitrine avec du sparadrap pour offrir le moins de prise possible à l’air, JeanClaude Killy sait, en se présentant dans la cabane de départ, qu’il doit faire mieux que Guy Périllat, auteur d’un époustouflant chrono (1 min 59 s 93) avec le dossard 1. Bâtons plantés à l’extérieur du portillon de chronométrage, il bascule dans la pente comme lui seul sait le faire, spatules des skis dans la pente, talons en l’air : f LES ANNÉES SKI 30 AOÛT 1943 Naissance à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine). Fils de Robert Killy et de Madeleine de Ridder. 1946 Robert Killy (ancien pilote de chasse) s’établit à Val-d’Isère pour y ouvrir un magasin d’articles de sport. AVRIL 1953 « Un grand moment. J’ai mon nom dans le Dauphiné libéré. Je vois sur trois colonnes ce titre : “Jean-Claude Killy (10 ans) enlève le Critérium des jeunes de HauteTarentaise”. » 1960 Remporte tous les titres de sa catégorie (junior) aux championnats de France à La Clusaz. 1962 Service militaire en Algérie. 7 AOÛT 1966 f IL FONDAIT SUR MARIELLE ET MOI LA SOUTANE AU VENT Champion du monde de descente et de combiné à Portillo (Chili). JANVIER 1967 Remporte la première Coupe du monde de ski. Débuts en course automobile. FÉVRIER 1968 Triplé olympique à Grenoble. Killy remporte la Coupe du monde de ski. SEPTEMBRE 1968 Participe aux f COLLECTION PARTICULIÈRE. OFFICE DE TOURISME DE VAL-D’ISERE. COLLECTION PRIVÉE CREDITS PHOTOS ICI, MERCI L’abbé Charvin. C’était le curé de Val-d’Isère. Il est décédé il y a peu de temps. Le jeudi, il y avait catéchisme mais pour Marielle [Goitschel] et moi, le caté n’était pas l’école, alors on se tirait au ski. Il nous pourchassait à skis sur les pistes – qui n’avaient rien à voir avec le domaine skiable actuel – pour nous ramener. C’était un excellent skieur. Il fondait sur nous la soutane au vent et, quand il nous rattrapait, il nous tirait les cheveux. Le jeu était de crier plus fort que la douleur qu’on ressentait. 24 Heures du Mans (Chevrolet Corvette) qu’il ne termine pas. L’année suivante, il abandonne de nouveau sur une Alpine avec Bob Wollek. MON PÈRE, MON FRÈRE ET GALOP, MON CHIEN Je dois avoir 17 ou 18 ans et mon frère 10 ou 11. Aujourd’hui, le père [Robert] est parti [décédé le 14 mai 2001] mais nous avons toujours fonctionné comme trois frères. Il y avait du respect, jamais de trahison, ni d’accès d’autorité ou de remontrance. A Val-d’Isère, mon frère s’occupe toujours des boutiques [que Robert a commencé à ouvrir en 1946]. Cette photo m’a fait un choc aussi parce qu’en bas à gauche, j’y ai retrouvé notre chien, Galop, un teckel à poil dur extraordinaire qui couchait toujours dans mon lit sous mes pieds. C’était ma bouillotte. J’ai toujours eu une passion pour les animaux. 19 JANVIER 2008 LE MONDE 2 55 LMH205-ARC-killy_p54-57 11/01/08 19:44 Page 56 les archives | K I L L Y f « Au “go” du starter, je bondis, racontera-t-il plus tard. Jamais je n’ai Jean-Claude Killy a été le grand homme des championnats de France de ski de Méribel-les-Allues [en 1964]. Vainqueur du slalom spécial et du slalom géant, JCK redonne confiance à ses partisans qui doutaient un peu de lui depuis les JO d’Innsbruck. En effet, Killy manqua toutes ses courses sur les pentes des montagnes du Tyrol autrichien. S’il est vrai que c’est dans l’adversité que se forment les caractères, Killy allait avoir à forger le sien. A 13 ans, suite à une primoinfection, il avait dû passer quatre mois dans un préventorium. En 1962, il se fractura une cheville. La maladie le frappa de nouveau au cours de l’été, en Algérie, où il se trouvait comme militaire. A force de volonté, il surmonta tous ces coups durs et gagna sa sélection pour les JO au sein d’une équipe très forte, où il était difficile d’obtenir une place. Honoré Bonnet, qui croit en lui, le sélectionna pour les trois épreuves, ce qui donna lieu à des critiques. De médiocres résultats parurent les étayer, mais Bonnet s’y connaît en hommes. « LE MONDE » DU 10 MARS 1964 (EXTRAITS) Lundi 12 février, la deuxième médaille d’or tombe presque naturellement dans son escarcelle. Vainqueur de la première manche du slalom géant le dimanche, il s’est classé deuxième derrière l’Américain Billy Kidd dans la seconde. Sa maîtrise, ses prises de risque étonnent les commentateurs. Lui se contente de répondre que, grâce à l’aide de Michel Arpin, il possédait les meilleurs skis. VERS D’AUTRES EXPLOITS La France se passionne alors pour les Jeux et vibre pour sa nouvelle idole. François Missoffe, ministre des sports, assure que le Général se tient au courant des résultats. Cette montée d’enthousiasme, ces lettres et ces messages qui s’accumulent à La Bergerie, l’hôtel familial de Val-d’Isère, ne bouleversent pas le programme que s’est fixé le champion. Il va préparer la course suivante en prenant le temps de dîner avec son père, descendu pour l’occasion des montagnes de Tarentaise. Le slalom spécial ne l’impressionne pas plus que les autres courses. Celle-là, il va la gagner sur la piste, mais aussi dans le bureau du jury. Trois médailles d’or lui offrent la consécration suprême à laquelle un skieur peut rêver. Aujourd’hui, Jean-Claude Killy assure que s’il n’avait remporté que deux titres, il aurait continué la compétition. « Pendant deux ans au moins je savais que je pouvais les tenir tous, dans les trois disciplines ! », déclare-t-il dans L’Equipe Magazine. A l’époque, âgé de 24 ans et demi, il ne dédaigne pas la provocation et, moyennant finances, s’affiche avec ses médailles au cou à la « une » d’un hebdomadaire. La Fédération internationale de ski le menace de suspension, mais Killy n’en a cure. Pour lui, l’histoire de l’équipe de France de ski se termine, l’amateurisme n’est plus son affaire. Il part vers les Etats-Unis, vers un autre monde, celui des affaires, où il compte réaliser d’autres exploits. Les Jeux de 1968 n’ont fait que renforcer son esprit de gagneur. G Et d’une… | Une énergie farouche RAYMOND MARCILLAC, « LE MONDE » DATÉ 11-12 FÉVRIER 1968 Au surlendemain de la première médaille d’or de Jean-Claude Killy, le 9 février 1968, Le Monde raconte la descente du skieur. Deux ans après Portillo (Chili), le champion du monde Jean-Claude Killy a renouvelé sa victoire ; Léo Lacroix a été remplacé pour la médaille d’argent par Guy Périllat. Killy c’était le punch, Périllat le style. On peut, en effet, définir ainsi la descente de nos deux champions qui fut très différente. Guy Périllat parti [avec le dossard] numéro 1 accomplit un parcours impeccable, harmonieux, suivant la meilleure ligne, faisant corps avec ses skis sans gestes inutiles, ne bougeant pas d’un pouce, bien qu’il ait décollé sur certaines bosses. La descente de Killy au contraire fut une lutte constante contre les obstacles, contre les virages en dévers, ses skis raclaient la neige, on le sentait animé d’une énergie farouche. Dès qu’il enregistrait le moindre ralentissement, il repartait en appuyant sur ses bâtons. La domination des deux Français fut des plus nettes. Seul le Suisse Daetwyler, 56 LE MONDE 2 19 JANVIER 2008 troisième à 47/100 du vainqueur, a terminé dans le sillage de nos deux champions. Les Autrichiens, en revanche, ont été nettement défaits [Heinrich Messner et Karl Schranz 4e et 5e]. On peut affirmer aujourd’hui qu’Honoré Bonnet a parfaitement conduit la préparation des Français, qui arrivent au sommet de leur forme au moment opportun. Guy Périllat, bien qu’il ne soit âgé que de 29 ans, est l’« ancien » de l’équipe. Il y a onze ans, en effet, qu’il défend nos couleurs sur toutes les pentes du monde. Il est déjà très titré, puisqu’il fut champion du monde du combiné trois épreuves en 1960 à Squaw Valley et champion du monde de slalom géant à Portillo en 1966. Il termina également troisième de la descente des Jeux olympiques de Squaw Valley. En 1961, il fut pratiquement invaincu en descente. Puis il subit une éclipse dans cette discipline. On disait que la technique avait changé, qu’il n’était pas assez lourd. En réalité, il avait perdu cette fougue sans laquelle on ne peut être un descendeur de tout premier plan. Il l’a retrouvée cette année. Jean-Claude Killy a mené sa préparation avec beaucoup de sagesse, d’intelligence et de sang-froid. Que les deux premiers soient descendus au-dessous de 2 minutes [à une moyenne de 103 km/h sur les 2 890 m du parcours, avec un dénivelé de 840 m], et que les trente premiers aient fait mieux que Killy en 1967, démontre le haut niveau de cette compétition. « J’avais confiance, nous a déclaré JeanClaude Killy. Depuis quelques jours, je sentais que j’avais retrouvé le goût de skier. Je l’avais un peu perdu à la suite de tous les ennuis qui m’ont assailli ces dernières semaines. Cependant, ma seconde place dans la descente de Kitzbühel, malgré une faute importante, m’avait rassuré au sujet de ma forme physique. Après Kitzbühel, j’ai un peu lâché la compétition, volontairement, pour retrouver mon enthousiasme, cet appétit de course sans lequel on ne peut G pas gagner. » COLLECTION PRIVÉE. CIO, LAUSANNE FORCE DE CARACTÈRE pris un départ aussi violent. Je plonge dans la ligne droite. La visibilité n’est pas bonne. Je fonce dans un blanc cotonneux. Je ne skie pas avec ma précision habituelle. Après le goulet, je passe les bosses du Coq. Je les avale bien. Puis les virages du col de Balme. J’arrive vite sur les bosses de l’Optraken. Très vite. Je fais un bond de 40 m, je n’en vois pas la fin. J’atterris enfin, en position de léger recul. Un coup de reins et je me rétablis. Mes skis sont bien dans l’axe, sur le long replat. Dans le S en forêt que j’aborde en pleine vitesse, je suis un peu chahuté. Mais je passe bien les dernières bosses du schuss de l’arrivée. » Killy s’est laissé emporter par la vitesse. La force centrifuge l’a fait sortir de la trajectoire idéale de Périllat. A l’arrivée, pourtant, le chronomètre lui compte huit centièmes de seconde de moins. Killy gagne le droit de monter sur la plus haute marche du podium. Vingt ans après Henri Oreiller aux Jeux de Saint-Moritz, huit ans après Jean Vuarnet à ceux de Squaw Valley, l’Avallin gagne la médaille d’or de la descente. Sur la piste de Casserousse, au tracé de 2 890 m, qualifié par les spécialistes de très technique avec des successions de murs, de bosses et de virages serrés, Killy est le plus rapide, sinon le meilleur descendeur du moment. Cette victoire, consacrée et amplifiée par la télévision, qui à Grenoble tisse ses premiers liens avec les Jeux, ne perturbe pas trop le lauréat. Jean-Claude Killy descend de Chamrousse à Grenoble pour la cérémonie protocolaire au volant de sa Mini Cooper en jouant du frein à main. Sa deuxième passion, la conduite automobile, lui permet d’oublier les vivats trop bruyants des spectateurs. Mais le coureur ne perd pas son sens de l’organisation. Il pense que ces quelques centièmes de mieux à l’arrivée sont peut-être le signal d’une bonne série. Le rêve de rejoindre dans la gloire olympique l’Autrichien Toni Sailer qui, en 1956 à Cortina d’Ampezzo, avait gagné les trois titres de ski alpin, s’esquisse. LMH205-ARC-killy_p54-57 11/01/08 19:44 Page 57 | Killy par Killy PORTILLO 1966 : ON A REMPORTÉ 16 MÉDAILLES f Ce fut un moment époustouflant pour l’équipe de France. Lors de ces championnats du monde, qui se déroulaient en août au Chili, on avait remporté 16 médailles sur 24 possibles. Tous les compétiteurs vivaient dans un seul et même hôtel dans la plus totale décontraction. A cette époque, un titre mondial ne rapportait pas d’argent. Avec Léo Lacroix, Jules Melquiond et Guy Périllat, nous avions une cellule avec deux lits superposés. C’était la fraternité et la rigolade même si on prenait la compétition très au sérieux. J’ai gagné la descente et le combiné et je me suis retrouvé au fond de la piscine en tenue de skieur. Je revois toujours mes anciens copains de chambrée avec émotion. Nous formons comme une fratrie que seule la mort pourra détruire. Ça tient à une conjonction de personnalités qui se sont retrouvées sous la baguette d’Honoré Bonnet. Sans lui, nous n’aurions jamais formé un orchestre, une harmonie. Il avait, du haut de son 1,65 m, une formidable autorité naturelle, une capacité à commander sûrement due à sa carrière militaire antérieure, et il était doué d’une psychologie et d’une capacité d’écoute hors du commun. f JE N’AURAIS PAS PU REPARTIR POUR UNE VIE DE « MONOACTIVITÉ » COLLECTION PRIVÉE. CIO, LAUSANNE f J’ai fait deux ou trois saisons de rallye automobile. La saison de ski terminée, je partais avec la bénédiction d’Honoré Bonnet qui me disait : « Ne te fais pas de mal. » Je courais des épreuves d’endurance. C’est l’époque où j’ai rencontré un jeune navigateur, Jean Todt. J’ai gagné la Targa Florio en Sicile. Jacky Ickx, qui courait aussi, m’avait prédit : « Tu ne vas pas y arriver tout de suite, il faut cinq ou six ans pour maîtriser un tel parcours », mais j’avais gardé l’œil exercé du skieur habitué à reconnaître les pistes… Si le Dakar avait existé à l’époque, je l’aurais couru. J’en ai d’ailleurs été le patron [chez Amaury Sport Organisation]. J’aime la manière dont Luc Alphand mène sa seconde carrière sportive dans le rallye-raid. Moi, je n’aurais pas pu repartir pour cinq ou dix ans de « monoactivité » comme je l’avais fait pour le ski. 1968 : J’ÉTAIS PRÊT À ME CASSER UNE JAMBE Le départ de la première descente des JO de Grenoble. Elle avait été reportée de 24 heures, puis encore retardée, mais je n’étais pas stressé. On avait couru sur cette piste les deux années précédentes et j’avais gagné à chaque fois, d’abord aux championnats de France puis aux préolympiques. L’homme qui a la main sur mon épaule est un Strasbourgeois qui travaillait pour la Fédération française de ski, un Alsacien de Val-d’Isère comme mon père. Il a raconté avoir « senti la cabane trembler » quand je me suis élancé. Dans ma tête, tout était clair : j’allais gagner ou tomber. Mes fixations étaient réglées de manière à ce qu’elles ne puissent plus s’ouvrir. J’étais prêt à me casser une jambe. C’était de toute façon la fin de ma carrière. Ce mouvement de ressort des pieds dans le portillon de départ, je l’ai inventé. Il permettait au corps de former un arc et de s’élancer plus vite dans la pente. Des centièmes de seconde qui m’ont permis de faire la différence. 19 JANVIER 2008 LE MONDE 2 57 LMH205-ARC-killy_p58-59 11/01/08 19:48 Page 58 les archives | K I L L Y | Killy par Killy LES MEILLEURS SKIS DE MA VIE f Ce n’est pas prétentieux de dire que le slalom géant des Jeux de Grenoble a été pour moi une formalité. J’avais ce jour-là les meilleurs skis de ma vie. Ils étaient arrivés à peine une semaine avant et, dès que je les ai chaussés, j’ai dit qu’ils seraient champions olympiques. C’était indescriptible, je n’avais rien à faire, ils restaient sur la courbe sans jamais perdre la trajectoire. Je skiais tout simplement comme dans un rêve. Le géant était de toute façon ma discipline de prédilection, celle qui m’avait lancé en décembre 1961 à Val-d’Isère. A l’époque, c’était une vraie épreuve physique. J’étais le seul skieur à avoir un technicien, Michel Arpin, qui était aussi mon homme de confiance et un très grand expert en matière de ski. C’est lui qui était allé chercher cette paire faite sur mes indications. Les techniciens de chez Dynamic allaient parfois jusqu’à laisser une petite unité de l’usine ouverte pour presser des skis spécialement pour moi. f TOUS POUR UN La « une » de L’Equipe, le lendemain du géant aux JO de Grenoble en 1968. C’est la preuve que dans un sport individuel comme le ski alpin, il est impossible de triompher sans une équipe. Il y avait une ambiance inimaginable dans cette bande, une osmose indescriptible… Il y avait 17 titulaires quand j’y suis entré. Mais la jalousie n’avait pas sa place car on avait besoin les uns des autres : les principaux conseils qu’on recevait sur la piste venaient toujours des gars du groupe. Faire la « une » de ce magazine américain, c’était un coup de tonnerre pour un skieur, étranger de surcroît, et ça m’est arrivé trois fois. Celle-ci date de 1965, c’est ma préférée : je suis en train d’y faire la reconnaissance du slalom de Kitzbühel, que j’ai remporté deux ou trois fois. A l’époque, on remontait la piste à ski. Que le ski et ma petite personne puissent intéresser l’Amérique a été un choc pour moi. Sports Illustrated m’avait consacré un bon nombre de pages. J’y étais surnommé « daredevil », le casse-cou, et c’est vrai que seule la première place m’a toujours intéressé. 58 LE MONDE 2 19 JANVIER 2008 L’EQUIPE / PRESSE SPORTS. SPORTS ILLUSTRATED / DR. L’EQUIPE / PRESSE SPORTS f MA COUVERTURE PRÉFÉRÉE LMH205-ARC-killy_p58-59 11/01/08 19:48 Page 59 ET DE DEUX… Trois jours après son premier titre, Jean-Claude Killy remporte le géant à Chamrousse, couru en deux manches, les dimanche 11 et lundi 12 février 1968, et sa deuxième médaille d’or. Compte-rendu. Vainqueur du slalom géant MICHEL CASTAING, « LE MONDE » DU 13 FÉVRIER 1968 ean-Claude Killy a gagné à Chamrousse sa deuxième médaille d’or, celle du slalom géant. Vainqueur de la première manche, la veille [le dimanche 11 février], il s’est classé deuxième lundi matin dans la deuxième manche, derrière l’Américain Billy Kidd, mais avec plus d’une seconde d’avance sur le Suisse Willy Favre, qui était son adversaire le plus dangereux. Aucun des trois pays, l’Autriche, la France et la Suisse, qui se disputent habituellement la suprématie mondiale dans le domaine du ski alpin, n’a véritablement dominé le slalom géant olympique, puisque leurs représentants se partagent les trois premières places. Dans les dix premiers du classement général, on relève, en effet, la présence de trois Autrichiens, de trois Français et de deux Suisses, classement complété par deux Américains. Ces derniers seront assurément dangereux lorsqu’ils se mettront en tête de pratiquer la compétition sur une plus grande échelle. Le préjugé favorable revient évidemment à l’équipe de France avec la deuxième victoire olympique de Jean-Claude Killy. Vainqueur de la première manche, le champion français a remarquablement su, sur cette piste d’une longueur de 1 680 m pour une dénivellation de 440 m, préserver et même accentuer son avance, alors qu’il partait lundi en treizième position. On sait en effet que, pour mettre les concurrents à égalité de chances, l’ordre des départs de la première et de la deuxième manche avait été inversé. Sur ce tracé, qui comportait 57 portes (contre 70 dimanche) et était donc plus rapide, Killy a fait montre de sa maîtrise, prenant même des risques pour essayer de gagner la manche. Il n’a été battu que par Billy Kidd. J Willy Favre, deuxième de la première manche, n’a pu combler son handicap, concédant finalement deux secondes vingt-deux centièmes à Killy. Cet écart est assez considérable ; il est presque identique à celui qui sépare Favre de Georges Mauduit, neuvième. C’est en tout cas la meilleure performance du jeune Suisse. Favre, 24 ans, s’était en effet classé quatrième de cette même épreuve à Innsbruck et sixième du géant à Portillo. LE CAMP FRANÇAIS DÉÇOIT La quatrième place de Guy Périllat, devancé de vingt-trois centièmes de seconde par l’Autrichien Heinrich Messner, qui donne à son pays la première médaille en ski alpin messieurs, peut constituer une petite déception pour le camp français, si l’on considère que Guy Périllat, troisième de la première manche, était le champion du monde de la spécialité, à Portillo en 1966, devant Georges Mauduit et Karl Schranz. Mauduit, troisième et dernier Français en course, s’est montré peu à l’aise, lundi, et n’a fini que neuvième, après avoir suscité quelque espoir à l’issue de la première course. Les conditions atmosphériques s’étaient légèrement détériorées depuis dimanche : un brouillard assez dense s’était abattu dans la région de Chamrousse et la visibilité n’excédait pas, dans le second tronçon du parcours, une centaine de mètres. Elle fut encore moins bonne pour les concurrents de deuxième série, partant au-delà de la quinzième position. Dans le camp autrichien, en début d’après-midi, le bruit avait couru que le Suisse Willy Favre avait manqué la porte numéro 16, mais la nouvelle était officiellement démentie peu après. G L’EQUIPE / PRESSE SPORTS. SPORTS ILLUSTRATED / DR. L’EQUIPE / PRESSE SPORTS SERGE BOLLOCH, « LE MONDE » DATÉ 8-9 FÉVRIER 1998 toute chance après une chute, le meilleur temps revient à Killy, devant les Autrichiens Alfred Matt et Karl Schranz. Le dossard numéro 15 ne lui a pas été défavorable. Le brouillard étant de plus en plus dense, le jury décide de retarder le départ de la seconde manche. Vers 14 h 40, le champion français s’élance. Dixième de la première manche, le Norvégien Mjoen réalise une course exceptionnelle et vient enlever la médaille d’or. Karl Schranz, au terme d’une deuxième tentative puisqu’il a obtenu l’autorisation de recommencer la course après avoir été, affirme-t-il, gêné à la porte 20 par un militaire qui traversait la piste, se classe lui aussi devant Killy. Troisième, le skieur de Val-d’Isère voit s’en- Les trois médailles d’or décrochées, Killy quitte l’équipe de France et se lance dans le monde des affaires… 1969 Grâce à son agent Mark McCormack, il fait de la pub pour General Motors, Heads, puis United Airlines. 1972 Skieur professionnel, il est champion du monde en 1973. 1973 Killy épouse l’actrice Danièle Gaubert (décédée en 1987). 1976 Il s’associe à Veleda (vêtements de sport) pour créer la marque Killy. 1982 Oscar de l’exportation pour Veleda-Killy. 1987-1992 Coprésident du Comité d’organisation des Jeux d’Albertville. 1992-2000 Président d’Amaury Sport Organisation, du groupe de presse Amaury (Le Parisien, L’Equipe). 18 JUIN 1995 Et de trois ! | Un record en léger différé « Killy serait champion olympique du slalom spécial » : Le Monde daté 18-19 février 1968 se montrait prudent, à la veille de la fin des Jeux olympiques. La tension qui règne, ce samedi 17 février, dans l’aire d’arrivée de la piste tracée à Chamrousse explique les hésitations des rédacteurs et les changements de titres entre les différentes éditions. La journée a mal commencé. La purée de pois se révèle par moments si épaisse que les organisateurs s’interrogent sur l’opportunité de faire disputer l’épreuve. Mais, l’avant-dernier jour des Jeux, il est exclu de reporter une épreuve. A l’heure prévue, le départ est finalement donné pour la première manche. Alors que l’un des favoris, l’Américain Billy Kidd, perd LES ANNÉES BUSINESS voler son rêve de réussir le triplé. Mais les rumeurs qui commencent à courir parmi les entraîneurs se transforment vite en informations : le jury a disqualifié le Norvégien pour avoir manqué les portes 18 et 19. Il est 15 heures et Jean-Claude Killy est médaillé d’argent. Mais les surprises ne sont pas finies pour lui. Honoré Bonnet, le patron de l’équipe de France, a déposé un « protêt » car il a la conviction que le skieur autrichien a menti. A 19 h 36, l’avis du jury est enfin rendu public : Karl Schranz est disqualifié pour avoir manqué deux portes avant d’avoir été gêné. Sur le tapis vert, le record de Toni Sailer est ainsi égalé. Un triple champion olympique a inscrit son nom aux Jeux de Grenoble. • 19 JANVIER 2008 LE MONDE 2 59 Elu membre du Comité international olympique (CIO). 2004 Préside le directoire du comité d’organisation des championnats du monde 2009 de ski à Val-d’Isère (Savoie). Démissionne le 29 juin 2007. 2006 Président de la commission de coordination des JO de Turin. 2007 Président de la commission de coordination des JO de Sotchi en 2014. LMH205-ARC-killy_p60-61 11/01/08 19:50 Page 60 les archives | K I L L Y | Killy par Killy Je ne m’en suis jamais caché, j’ai toujours aimé Jacques Chirac [ici le 11 mars 2005 à l’Elysée]. Je crois pouvoir dire que je suis pour lui un ami de tant d’années, qu’il y a entre nous une espèce de respect mutuel. Quand tout allait bien, il ne venait pas se mettre sur la photo mais quand la foudre m’est tombée dessus, une ou deux fois, il a eu des gestes d’amitié, des démonstrations de chaleur que je n’oublierai pas. Lorsque ma femme est décédée à 3 heures du matin, il était premier ministre et atterrissait d’un voyage officiel en Israël. Dès 6 heures du matin, il me téléphonait en direct pour proposer de venir. Quand le monde s’écroule, un homme peut faire en sorte que ce soit moins brutal. f MA RENCONTRE AVEC LE CINÉMA Le titre original de ce film était Snow Job. On a tourné en 1971 pendant dix-sept semaines à Zermatt (Suisse) et Cervinia (Italie) avec Vittorio De Sica qui était un géant du niveau de Fellini. Ma femme, Danièle, qui jouait aussi, m’avait convaincu qu’on pouvait s’amuser à faire ça. Ce fut ma découverte du cinéma hollywoodien. Alors que je skiais à Sun Valley, la Warner Bros m’a envoyé l’avion privé de Frank Sinatra pour que je vienne discuter et signer mon contrat dans ses studios. Je n’ai jamais rencontré Sinatra de ma vie, mais j’ai été tellement impressionné qu’il prête son avion pour moi que j’ai accepté. J’ai tenu à faire cette cascade moi-même parce que j’admirais Jean-Paul Belmondo qui ne se faisait jamais doubler. C’était une manière de me prendre un peu pour lui. J’ai même réussi à ne pas me faire mal… ENTRETIEN Fasciné par l’Amérique, Jean-Claude Killy a été le premier Français à y exploiter sa carrière sportive. Quarante ans après son triplé olympique, il nous raconte son parcours, ses expériences, ses rencontres… « Je n’ai pas de regrets » PROPOS RECUEILLIS PAR PATRICIA JOLLY ous avez réalisé votre triplé olympique il y a quarante ans. Quelle vie professionnelle avez-vous menée depuis ? xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx Je suis membre du Comité international olympique (CIO) depuis 1995, et j’ai été président de la commission de coordination pour les Jeux d’hiver de Turin en 2006, puis pour ceux de Sotchi en 2014. Je veille à ce que les valeurs de l’olympisme soient respectées par les comités d’organisation. Car ils n’ont que sept ans pour mettre sur pied un événement qui reste dans l’histoire et dans les esprits. Je suis aussi membre de la commission des finances du CIO depuis sept ans. Après ma carrière de skieur, j’ai travaillé dans le monde entier, principalement aux Etats-Unis. J’avais quinze à vingt contrats à la fois. J’ai aussi tourné une centaine de publicités télévisées. J’acceptais les propositions cadrant avec mes plans de voyage en gardant une éthique : éviter les marques d’alcool ou de cigarettes. Je V 60 LE MONDE 2 19 JANVIER 2008 sortais de quinze années de vie consacrées au ski et j’étais curieux de voir ce qui se trouvait de l’autre côté du mur. J’étais fasciné par l’Amérique qui était encore le pays de cocagne où tout se passait pour qui voulait réussir. J’ai quitté l’école à 15 ans mais, avec Léo Lacroix [coéquipier de l’équipe de France], nous avons vite compris que parler anglais nous serait utile. Nous l’avons appris seuls, avec la méthode Assimil, dès le début des années 1960. C’était simple, tous les soirs une nouvelle leçon avec la révision de celle de la veille. J’ai été le premier sportif français à obtenir des contrats à l’étranger, mais Val-d’Isère ne m’en voulait pas car tout ce que je souhaitais, c’était simplement amasser un petit magot pour y retourner et ne plus rien faire. Je n’ai jamais voulu vivre aux Etats-Unis, je partais donc avec ma valise pour des tournées de six semaines, et je chassais mes contrats. Le premier a été pour la promo des voitures Chevrolet. J’y ai connu O.J. Simpson qui travaillait aussi pour la marque américaine, nous avons été très copains. PATRICK KOVARIK / AFP. COLLECTION CHRISTOPHEL. ERIC FEFERBERG / AFP f UN AMI DE TANT D’ANNÉES LMH205-ARC-killy_p60-61 11/01/08 19:51 Page 61 CONTRIBUTEURS & SOURCES f 1992 : LE SOMMET ÉMOTIONNEL DE MA SECONDE CARRIÈRE Le discours de la cérémonie d’ouverture des JO d’Albertville en 1992 avec Juan Antonio Samaranch et Michel Barnier : ce moment a sûrement représenté le sommet émotionnel de ma seconde carrière. J’ai été un bon skieur et on se serait toujours souvenu de moi comme tel. Mais, ce jour-là, j’ai connu la fierté d’être parvenu à sortir de cet état somptueux de sportif de SERGE BOLLOCH Journaliste, entré au Monde en 1979 à la rubrique Education. Participe à la création de l’édition RhôneAlpes du quotidien en 1986, puis devient reporter à la section « Sports » (de 1986 à 1991). Chef de la séquence Aujourd’hui en 2003, il coordonne actuellement la page Disparition. haut niveau pour avoir l’honneur d’organiser les Jeux dans mon pays. J’étais là, debout sur cet autre podium avec mon vieux copain Michel Barnier [alors président du conseil général de Savoie et co-organisateur de l’événement] pour faire tellement mieux que recevoir une médaille : lancer les JO en prenant la parole devant 1,5 milliard de personnes. RAYMOND MARCILLAC (1917-2007). Journaliste, fut chef du service des sports du Monde de 1952 à 1967. En même temps, il entre à l’ORTF en 1957 comme directeur des émissions sportives télévisées. Il en a produit plusieurs dont « Sports Dimanche » et a publié plusieurs ouvrages dont Chronique de la télévision en 1996. PATRICIA JOLLY est reporter au service des sports du Monde depuis 1995. Elle suit surtout les disciplines olympiques, et a couvert les Jeux d’Atlanta, de Nagano, de Sydney, d’Athènes et de Turin. À LIRE PATRICK KOVARIK / AFP. COLLECTION CHRISTOPHEL. ERIC FEFERBERG / AFP Jean-Claude Mais les propositions commerciales affluaient déjà pour vous avant les Jeux de Grenoble et une rencontre a tout changé… Oui, j’avais réussi une saison incroyable en 1967 avec 26 victoires en 32 courses et l’Amérique se montrait généreuse : un homme d’affaires m’avait, par exemple, proposé 2 000 dollars de rente à vie, c’était une somme énorme… Ça n’existait pas en France. C’est à la même époque que j’ai rencontré Mark McCormack [fondateur d’International Management Group, spécialisé dans la gestion de fortune de sportifs et de célébrités] à Genève chez un ami commun, Hank Ketcham, le dessinateur de la BD Dennis The Menace. Il n’était encore qu’un jeune avocat représentant des joueurs de golf dont Arnold Palmer. En mai 1968, j’ai signé un contrat avec lui. C’est sans doute l’homme qui m’a le plus marqué, c’était un génie. Je pensais que quatre ans après mes titres olympiques tout serait fini, simplement parce qu’il y aurait un nouveau champion olympique. McCormack m’a expliqué que je me trompais, que je finirais dans les conseils d’administration de grandes entreprises : je l’ai été chez Coca-Cola, et je le suis toujours chez Rolex, marque avec laquelle je travaille depuis trente ans au même titre que Jacky Stewart ou Roger Federer. Il m’a également expliqué qu’avant de gagner de l’argent, il ne fallait pas en perdre, notamment fiscalement, et m’a convaincu de m’installer en Suisse d’où une partie de ma famille est originaire. J’habite la même maison à Genève depuis quarante ans. Quels sont les faits les plus marquants de votre carrière de skieur alpin ? On ne me croit jamais quand je le dis, mais ce ne sont pas les Jeux de Grenoble qui ont le plus compté. Mes plus beaux souve- Killy, de Thierry Dussard. Lattès, 1991, 304 p., 19 €. Jean-Claude Killy, de Michel Clare. Hachette, 1968, 190 p. nirs sont au nombre de trois. Il y a d’abord eu ce Critérium de la première neige en 1961 que j’ai remporté avec le dossard 39, alors que j’étais inconnu [lire p. 54]. Mais il manquait les Autrichiens, qui ne venaient pas toujours… Puis il y a eu ma première victoire dans le slalom de Kitzbühel, chez eux, en 1965 : un monument pour un skieur… On ne sait jamais si on décrochera une victoire de ce calibre dans sa carrière, alors, paradoxalement, je ne l’ai pas vécue comme un point de départ mais plutôt comme une ligne d’arrivée, comme une consécration qui me permettrait d’aller encore plus haut. Enfin, il y a eu les mondiaux de Portillo au Chili en 1966 [lire p. 57] avec mes deux titres en descente et en combiné : les premiers, ceux qui marquent le plus. Si c’était à refaire ? Je n’ai pas de regrets. Mais si je n’avais été Jean-Claude Killy, j’aurais aimé être avocat d’affaires à l’américaine. C’est un état d’esprit qui correspond très bien à quelqu’un qui a chassé le centième de seconde une partie de sa vie. J’aurais aussi voulu être dernier dan de karaté, car je pense que ça donne une assurance qu’on ne possède pas toujours naturellement, mais je n’en ai jamais fait. Enfin, j’aurais souhaité être fort en claquettes comme Fred Astaire. J’ai même pris des cours. Je ne skie plus du tout depuis 1988 ni ne joue plus au golf. C’est le moment où je me suis impliqué dans le Comité d’organisation des Jeux d’Albertville. C’était un privilège que je voulais vivre à fond. Les voitures ne m’intéressent plus non plus : c’est bruyant, ça pollue et c’est dépassé. J’ai commencé à conduire quand il n’y avait ni lignes jaunes ni limitations de vitesse. Quand on ne peut plus s’exprimer dans un domaine, il faut passer à autre chose. 19 JANVIER 2008 LE MONDE 2 Photo tirée de Treize Jours en France, film de Claude Lelouch et François Reichenbach, 1968. REMERCIEMENTS à Thierry Dussard et… Jean-Claude Killy. PROCHAIN DOSSIER L’AFFAIRE DU CURÉ D’URUFFE Le Monde 2 du 26 janvier 2008 61