Che Guevara : L`autre vérité - Lenculus-le
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Che Guevara : L`autre vérité - Lenculus-le
Che Guevara : L'autre vérité Par Historia Si l'on admet, à l'heure de l'Internet, que la popularité d'un homme se mesure au nombre de sites qui lui sont consacrés, Ernesto « Che » Guevara reste, près de quarante ans après sa mort, une valeur sûre. Il est répertorié 633 000 fois sur Google France. Peu si l'on compare aux près de 2 millions de références attachées à Charles de Gaulle. Mais beaucoup si l'on effectue une recherche internationale : le révolutionnaire argentinocubain compte 7,37 millions de sites contre 3,59 millions à l'homme du 18-Juin. La légende dorée du Che ne semble donc pas près de s'éteindre. Sans se livrer à un exercice de démythification, il faut se rendre à l'évidence : Guevara ne fut pas seulement le « guerrillero heroico », glorifié de son vivant - et surtout après sa mort - par le Líder maximó. Les multiples biographies qui lui ont été consacrées rappellent toutes la destinée de l'enfant né dans une famille de la bourgeoisie argentine ; de l'adolescent qui, pour surmonter son asthme, pratique le rugby, le tennis, le golf, la natation, et se montre redoutable aux échecs ; de l'élève doué qui se destine au métier d'ingénieur, mais que le décès de sa grand-mère pousse vers la médecine ; du jeune homme qui, parti à la découverte de l'Amérique du Sud sur sa moto surnommée Poderosa (la Vigoureuse), rencontre la misère de la population, puis prend conscience de la toute-puissance des grandes sociétés, telle la United Fruit qui obtient de la CIA le renversement du régime du progressiste Arbenz au Guatemala. Parvenu à México en 1955, il se lie avec un certain Fidel Castro. Cette légende dorée prend une nouvelle dimension à l'automne 1967 quand l'image du corps du Che, abattu à La Higuera, en Bolivie, après son arrestation, fait la une des quotidiens et l'ouverture des journaux télévisés. Mais c'est une autre photo, prise sept ans plus tôt à La Havane par Alberto Korda - et non publiée alors -, qui va donner au personnage une dimension quasi-mystique. Parfaite incarnation du révolutionnaire que l'on retrouve, accompagnée de ses slogans, en Mai68 (« Soyons réalistes, demandons l'impossible ! ») ou sur les campus américains (« Allumez deux, trois, beaucoup de Viêtnam »)... Une effigie que l'on a vue encore au printemps dernier, lors des manifestations anti-CPE. Mais Historia s'attache à l'autre vérité, celle qui commence à s'écrire. Les moins virulents doutent des diplômes de médecin de celui que Castro avait choisi, entre autres, pour soigner des guérilleros dans le maquis de la Sierra Maestra. D'autres portent des accusations autrement plus graves sur la période où il commandait la garnison de la Cabaña : des témoignages, vérifiés, prouvent qu'il a supervisé directement la mise à mort de près de deux cents opposants, au motif que « les exécutions sont non seulement une nécessité pour le peuple de Cuba mais également un devoir imposé par ce peuple ». Que penser aussi de ses qualités de ministre ? Alors que Cuba est soumis au blocus imposé par les EtatsUnis, il part chercher de l'aide à Moscou, et en revient avec une assistance technique pour la sidérurgie et l'agriculture, mais aussi militaire. L'affaire des missiles nucléaires entraînera un bras de fer entre les deux K, l'Américain Kennedy parvenant à faire plier le Soviétique Khrouchtchev. Le « diplomate » Guevara, qui était prêt à ce que le feu atomique soit allumé, n'admettra jamais cette reculade de Moscou et, électron libre, s'en prendra avec virulence à l'Union soviétique au sommet d'Alger, mettant Fidel Castro luimême dans l'embarras. Enfin, que penser de l'auteur de La Guerre de guérilla qui, renonçant à toutes ses fonctions et même à sa nationalité cubaine - à la demande du Líder maximó ? -, exporte la révolution mais connaît l'échec d'abord au Congo, puis en Bolivie, où il aurait été trahi par ceux-là mêmes qu'il était venu libérer, des paysans ? La naissance d'une icône C'est probablement le portrait photographique le plus célèbre du monde. Il représente le Che, vêtu d'un treillis militaire recouvert d'un blouson, un béret avec une étoile enfoncé sur la tête. Nous sommes le 5 mars 1960. Un million de personnes assistent au cimetière de Colón, à La Havane, à l'un des discours enflammés de Fidel Castro. Il s'agit d'honorer les victimes (entre 70 et 100 morts selon les sources) de l'attentat attribué à la CIA contre le cargo français La Coubre qui déchargeait, la veille, des armes achetées par Cuba à la Belgique. A la tribune officielle, aux côtés du Líder máximo, se trouvent, entre autres, les intellectuels français JeanPaul Sartre et Simone de Beauvoir. Le photographe du journal Revolución, Alberto Días Gutierrez Korda, assiste à ce rassemblement. Dans le livre Les 100 photos du siècle (éd. du Chêne, 1999), il raconte : « Je n'avais pas vu le Che, qui était à l'arrière de la tribune. Jusqu'à ce qu'il s'avance pour embrasser du regard la foule amassée sur des kilomètres. J'ai juste eu le temps de prendre une photo horizontale, puis une seconde verticale [...]. Je préférais la verticale, mais il y a la tête d'un homme qui dépasse au-dessus de l'épaule du Che. » Il décide alors de recadrer la photo horizontale en éliminant le profil d'un homme (à gauche) et un palmier (à droite). Il fait plusieurs tirages dont un qu'il offre à Giangiacomo Feltrinelli, à l'occasion d'un voyage de l'éditeur italien à La Havane. Sept ans passent, jusqu'au 9 octobre 1967, jour où Ernesto « Che » Guevara est abattu par l'armée bolivienne. Feltrinelli ressort la photo prise par Korda, fait tirer un million de posters revendus 5 dollars pièce, avec pour seule mention « Copyright Feltrinelli ». La photo entame son tour du monde. Et devient une icône. Alberto Korda (qui pose avec la photo du Che non recadrée à Sète) ne deviendra célèbre, à son tour, qu'au milieu des années 1990, époque à laquelle il commencera à toucher des droits d'auteur. Il est décédé en mai 2001. Repères 1928 Naissance d'Ernesto Guevara de la Serna, en Argentine. 1943 Guevara entre au lycée. Il veut devenir ingénieur. 1947 Entre à la faculté de médecine de Buenos Aires. 1951 Infirmier sur des navires marchands. 1952 Entame avec un camarade un tour de l'Amérique du Sud sur une moto. 1953 Diplôme de docteur en médecine en poche, il repart, cette fois en train, pour une nouvelle traversée de l'Amérique du Sud qui le conduit à México. - Che Pour certains, le surnom de Che, donné à Guevara, serait dû à un tic linguistique, propre aux Argentins qui consiste à débuter chaque phrase par ce mot, dont l'origine "c'e" ("il y a") viendrait des immigrants italiens. D'autres attribuent ce surnom à l'asthme dont souffrait Ernesto Guevar Le pantin de Fidel Subjugué, dès leur première rencontre à México en 1955, par l'avocat rebelle cubain, le jeune médecin révolutionnaire argentin se pliera à toutes les injonctions de son mentor... Par Rémi Kauffer Juin 1955. Ernesto Guevara vit la bohème avec sa première femme, la Péruvienne Hilda Gadea, et traîne son désir de révolution à México où il exerce divers métiers alimentaires, médecin à temps partiel mais aussi journaliste ou photographe de rue. Des copains exilés cubains le présentent à Raúl Castro, le frère cadet de Fidel. Libéré par Batista en mai, Raúl affiche des idées très à gauche. Communistes même, puisqu'avant de monter avec son aîné et leurs amis à l'assaut de la garnison de la Moncada à Santiago de Cuba, le 26 juillet 1953 - la première action d'éclat de Castro tourne au fiasco -, il avait déjà la carte du parti en poche. Cet engagement politique plaît à l'Argentin. Les deux exilés sympathisent ; ils se voient de plus en plus. Fidel, lui, est toujours à Cuba (condamné à quinze ans de prison, il a été libéré en mai) même si Raúl annonce sa prochaine venue. Un jour prochain, c'est sûr... Ce jour finit par arriver. Nous sommes en juillet. Un grand escogriffe d'un mètre quatre-vingt-six pousse à la volée la porte du 49, rue Emparán, le rendez-vous des exilés anti-Batista de México. C'est lui, c'est Fidel ! Dans cette « auberge cubaine » où Mariá Antonia Gonzáles et son mari Avelimo Palomo accueillent tout le monde avec chaleur, Guevara attend le nouveau venu. Pour se laisser emporter par le torrent de verbe castriste. Conversation passionnée. De 8 heures du soir jusqu'à l'aube, Fidel parle. Guevara, subjugué, écoute, réplique quelquefois à mots brefs, évoquant ses souvenirs de juin-juillet 1954 au Guatemala, quand la CIA et ses alliés locaux renversaient le gouvernement de gauche de Jacobo Arbenz. Surtout, il fait montre d'une culture marxiste-léniniste qui ne laisse pas son interlocuteur indifférent. « Révélation dans la révolution » : s'il est vrai que tout révolutionnaire cherche inconsciemment un maître, Guevara vient de trouver le sien. « C'est un événement politique d'avoir fait la connaissance de Fidel Castro, le révolutionnaire cubain, homme jeune, intelligent, sûr de lui et d'une audace extraordinaire. Je crois que nous avons sympathisé mutuellement », se réjouit-il le lendemain dans son journal personnel. Cette fascination ne se démentira jamais. Deux ans plus tard, le « Che » confie par exemple à son compatriote et ami Ricardo Masetti : « Fidel m'a laissé l'impression d'un homme extraordinaire. Il faisait face aux choses les plus impossibles et leur trouvait une solution. » A la vie, à la mort. L'Argentin errant et son mentor cubain accordent leurs violons plusieurs fois par semaine. Il s'agit de mettre sur pied l'expédition qui doit conduire au renversement de la dictature. Se nouent en ces heures cruciales d'étroits rapports. Egalitaires ? Non car dans le duo, c'est toujours Fidel qui domine, le Che acceptant sans réticence de jouer les brillants seconds. Guevara ne se sent pas taillé pour le rôle de numéro un. Ça tombe bien : Castro a horreur des rivaux potentiels... Leur aventure commune se confond d'abord avec le débarquement à Cuba du Granma, le 2 décembre 1956, puis avec les maquis de la Sierra Maestra. Guevara s'y montre bon guérillero. Et mieux, l'un des plus « castromaboules » parmi les « barbudos » - et la concurrence est rude ! La récompense ne se fait pas attendre. Le 21 juillet 1957, sans avoir consulté qui que ce soit, Fidel nomme l'Argentin comandante. Ainsi vont en effet les promotions dans l'armée rebelle : au bon vouloir du seul chef suprême. Guevara monte en puissance. Le 21 août 1958, il prend la tête d'une colonne de barbudos qui quitte la Sierra Maestra, direction la province de Las Villas, au centre de l'île. L'objectif : mettre au pas les militants du mouvement castriste local et ceux d'un groupe rival, le Directoire révolutionnaire. Tâche délicate dont le Che s'acquitte si bien qu'il se rend maître de la province et, dans les tout premiers jours de janvier 1959, de sa capitale Santa Clara, verrou stratégique sur la route de La Havane. Voici notre barbudo promu au rang de vedette médiatique, coqueluche des photographes de la presse internationale à l'instar, et ça, c'est grave, de Fidel. A lui, auteur d'une si belle percée, la gloire d'entrer le premier dans La Havane ? Non, tranche Castro, déjà metteur en scène de la marche triomphale qui, de ville « libérée » en ville « libérée », doit le mener en vainqueur dans la capitale. Le Che s'effacera aussi devant un autre chef guérillero, son meilleur ami, Camilo Cienfuegos. A popularité égale, Cienfuegos présente deux avantages majeurs : il est cubain et fait moins d'ombre à Fidel. Prisonnier de son refus des honneurs, Guevara avale la couleuvre sans broncher. Et presque aussitôt, un reptile plus consistant encore. Promu « fusilleur en chef » du nouveau régime (lire page 56), il se couvre les mains de sang cubain. Quelle légitimité possède donc un Argentin à régler ainsi les comptes de l'ère Batista ? Surtout quand son bras droit, Mark Hermann, est un Américain, un de ces gringos dont les compatriotes, taxés d'impérialisme, sont accusés d'avoir téléguidé la dictature ! Et comme d'habitude, c'est Fidel qui va tirer les marrons du feu roulant des pelotons d'exécution : définitivement compromis par ces fusillades en série, le Che ne peut plus rebrousser chemin. Le cherche-t-il d'ailleurs ? Le 20 octobre 1959, un des guérilleros les plus prestigieux du pays, Huber Matos, donne sa démission. Ce responsable de la province de Camagüey s'inquiète de la dérive du nouveau régime, contraire aux idéaux démocratiques. La nomination de Raúl Castro à la Défense notamment, qui accentue la mainmise des deux frères sur le pays. Comme pour lui donner raison, Fidel ordonne à Camilo Cienfuegos d'arrêter le « traître » sur-le-champ. La mort dans l'âme, ce dernier s'exécute, non sans avoir tenté de fléchir Castro au téléphone en lui rappelant l'évidence : Matos n'a rien d'un comploteur contre-révolutionnaire et tout d'un vieux camarade de lutte allergique au communisme. Mort dans l'âme et bientôt mort tout court puisque dès le 26 octobre, l'avion de Cienfuegos disparaît corps et biens. Vrai-faux accident ? Beaucoup à Cuba le pensent sans oser le dire, mais Guevara, même déchiré, encaisse cette disparition de son ami Camilo, son frère. Comme il accepte, en décembre, l'injuste sentence de vingt ans de prison qui frappe Matos. A l'heure où la dictature des frères Castro s'impose, l'Argentin reste béat d'admiration devant Fidel au point d'en perdre tout sens critique. Ce qui est bon pour le Líder máximo est, croit-il, bon pour la Révolution. Celle-ci prend un tour plus radical, dont Guevara, tout à son désir d'absolu, n'est pas le moindre des acteurs. Promu diplomate, il visite l'Union soviétique à la fin 1960 pour en revenir ébloui, assurant que ses dirigeants, bien qu'épris de paix, seraient prêts à risquer la guerre nucléaire pour protéger Cuba. Il clame aussi que les citoyens soviétiques auraient un très haut niveau politique, assertion de nature à plier tout bon Moscovite de rire, mais à La Havane... La sincérité et le courage physique du Che ne font pas l'ombre d'un doute - il les démontre une fois encore en avril 1961, quand les anticastristes alliés à la CIA tentent de débarquer à la baie des Cochons. Sincérité fluctuante qui peut toutefois changer au gré des humeurs castristes. Quelques mois plus tard, quand Fidel décide de mettre au pas les communistes proMoscou, le Che lui emboîte le pas, siégeant dans la commission d'enquête clandestine chargée de « préparer » leur dossier. Ce qui n'empêche ni Moscou d'installer des rampes de lancement de missiles nucléaires à Cuba ni Castro et Guevara de s'en féliciter. Quelques mois plus tard, en octobre, Khrouchtchev et les Russes font pourtant marche arrière devant la détermination de Kennedy. Fureur du dictateur des Caraïbes et du Che qui auraient préféré une attaque nucléaire contre les Etats-Unis ! Et début d'une période de désamour entre Moscou et La Havane. L'Argentin la vit très mal, en privé comme en public. Invité du séminaire afro-asiatique d'Alger en février 1965, l'ancien as des Forces aériennes françaises libres Pierre Clostermann, parfait hispanophone, l'entend par exemple insulter les délégués soviétiques, s'en prenant à leur virilité en termes orduriers. Castro désapprouve-t-il ce type de sortie ? Que nenni : il est des cas où le bras droit doit ignorer ce que fait le bras gauche et inversement. Pour prolonger la métaphore, disons que le bras droit de Fidel, c'est Raúl, et son bras gauche, c'est le Che, toujours aussi admiratif, toujours aussi instrumentalisé et toujours aussi consentant pour l'être. De quoi relativiser les interprétations trotskisantes du type « Fidel s'est bureaucratisé mais Guevara, lui, restait un pur révolutionnaire ». En fait, l'Argentin, gênant dans l'exercice quotidien du pouvoir compte tenu du besoin castriste maladif de tout contrôler et des monumentales erreurs commises en matière économique (lire page 60), s'avère bien utile s'il s'agit - et c'est le cas au milieu des années 1960 - d'impulser des guérillas dans toute l'Amérique latine. Le Che est d'accord. Bien sûr. Mieux, il en redemande : en route pour de nouvelles aventures au service de l'utopie révolutionnaire et plus concrètement de la stratégie du Líder máximo. Le 14 mars 1965, Guevara apparaît pour la dernière fois en public. Peu après, il aurait eu un long tête-à-tête amical avec Castro, dit la version officielle, griffonné quelques billets, dont un à ses parents, et une lettre pour Fidel sur laquelle nous reviendrons (lire page 52). A ceux qu'il rencontre, Guevara assure prendre du recul pour s'en aller couper la canne à sucre. L'Afrique l'attend, soit qu'il ait de lui-même voulu épauler les rebelles congolais marxisants, soit que ce détour ait été imposé par les services secrets de Castro pour motif de discrétion et/ou pour placer l'Argentin dans un état de dépendance complète en le coupant à jamais de ses bases cubaines. Et dans ce dernier cas, sur ordre de qui ? Précaution supplémentaire, Castro rend publique, le 3 octobre 1965 à La Havane, la fameuse lettre de Guevara, annonçant qu'il reprenait sa liberté pour poursuivre le combat révolutionnaire ailleurs qu'à Cuba (lire page 64). Comment revenir en arrière après un coup d'éclat pareil ! Retourner à La Havane ? Le Che perdrait à jamais la face. Impossible pour un vrai latino... Tout se passe comme si Guevara avait désormais vocation à se sacrifier au profit du Líder máximo. La guérilla au Congo n'est qu'un hors-d'oeuvre (Castro a de la suite dans les idées, et les années 1970 verront s'épanouir son rêve africain avec l'intervention cubaine en Angola). Le plat de résistance s'appelle Amérique latine. Après un an et demi de vie clandestine, Guevara pénètre sous une fausse identité en Bolivie le 3 novembre 1966. Qu'il réussisse dans son entreprise de guérilla et Fidel pourra se présenter comme l'initiateur de l'opération, et en recueillir les fruits. Qu'il tombe au combat, et Castro récupérera son image héroïque pour s'en faire un drapeau. Dans tous les cas, c'est le dictateur des Tropiques qui sortira gagnant de l'affaire. Gentil Fidel, qui pousse une fois encore la « bonne volonté » jusqu'à faire rendre public, en mai 1967, ce fameux appel du Che à la conférence Tricontinentale, texte plein de morbidité qui se termine par ces mots terribles : « Qu'importe le lieu où nous surprendra la mort, qu'elle soit la bienvenue pourvu que notre cri soit entendu, qu'une autre main se tende pour empoigner nos armes et que d'autres hommes se lèvent pour entonner les chants funèbres dans le crépitement des mitrailleuses et des nouveaux cris de guerre et de victoire. » Qui jette de telles phrases sur le papier ne peut, là encore, plus reculer... Le 9 octobre 1967, Guevara, capturé et déjà blessé, est assassiné par un sergent des rangers boliviens, issue fatale qui fait bien les affaires de Castro. Le dictateur a toujours su manipuler les symboles religieux omniprésents dans un vieux pays catholique comme Cuba, mais comment aurait-il pu prévoir ce merveilleux cadeau du destin : la photo du Che mort aux fausses allures de Christ ? Un Jésus martyr de la lutte armée : du jamais vu ! Et le pire, c'est que ça va marcher. Jusqu'au bout, Castro aura su tirer parti de l'aveuglement de son compagnon... L Rémi Kauffer vient de publier Le Réseau Bucéphale (Ed. du Seuil), un roman historique sur la Résistance française. Repères La marche vers le pouvoir 1953 Le 26 juillet, Fidel Castro et ses compagnons attaquent la garnison de la Moncada, coeur de la répression du régime Batista. Coup de main raté - Castro est arrêté. Libéré en 1955, il crée le Mouvement du 26-juillet (M 26-7). 1955 Guevara rencontre Castro à México, où ils préparent l'invasion de Cuba. 1956 Sur ordre des Américains, Castro, le Che et les autres Cubains sont arrêtés dans la banlieue de México. Libérés, ils embarquent avec 80 rebelles sur le Granma. Santiago de Cuba s'est soulevé. 1957 Les rebelles s'implantent dans la Sierra Maestra, à l'est de l'île et mènent les premières opérations de guérilla. Ils sont soutenus par la population. 1959 Victoire décisive le 2 janvier : ils enlèvent la ville de Santa Clara dans le centre de l'île. Batista a pris, la veille, le chemin de l'exil. Le 8, ils sont à La Havane. Batista Simple sergent, Fulgencio Batista Zaldivar, organise un coup d'Etat militaire à Cuba en 1933 et, devenu chef de l'armée cubaine, s'illustre l'année suivante en faisant lyncher des ouvriers. En 1940, il remporte les élections et est porté au pouvoir. En 1945, à la fin de son mandat, il prend sa retraite à Miami. En 1951, il reçoit Fidel Castro chez lui. En 1952, il sort de sa retraite et organise un second coup d'Etat. Fin 1958, il est chassé du pouvoir par la révolution castriste et prend la fuite en République dominicaine. Un bien étrange testament En 1965, Guevara se démet de toutes ses fonctions officielles à Cuba pour s'en aller reprendre la révolution, d'abord en Afrique. Il laisse plusieurs lettres dont l'une adressée au Líder máximo. Reste à savoir si elle ne lui a pas, du moins en partie, été dictée. Par Rémy Kauffer Le 20 avril 1965, Fidel Castro proclame que le « comandante Ernesto Che Guevara se trouve là où il est le plus utile à la révolution ». En l'occurrence, l'exCongo belge (actuel Zaïre). Guevara a quitté clandestinement Cuba le 2 avril. Avant son départ, Fidel et lui se seraient entretenus en tête à tête. Le 22 mars, le Che réunissait ses collaborateurs du ministère de l'Industrie sans leur livrer le secret de son départ. Quelques jours plus tard, le 30 ou le 31 croit-on, le révolutionnaire argentin aurait écrit trois lettres d'adieu : la première à ses parents, en particulier à sa mère très malade (il s'y déclare partisan de « la lutte armée comme unique solution ») ; la deuxième aux cinq enfants issus de ses deux mariages, Hildita, Aleidita, Camilo, Celia et Ernesto (il laisse entendre que si ces derniers lisent cette lettre, c'est qu'il sera mort) ; la dernière à Castro lui-même. Telle est la version avalisée - par la bande - par les autorités cubaines. Seule certitude, le Che se trouve au Sud-Kivu, une des régions du Congo, le 3 octobre 1965, quand Fidel lit la lettre d'adieu dont il était le destinataire à la tribune du congrès de fondation du comité central du nouveau parti communiste cubain. De prime abord, l'initiative castriste semble étonnante : pourquoi agiter ostensiblement le chiffon rouge sous le nez des « impérialistes américains » ? Moins, après réflexion, s'il s'agit de couper pour toujours la route du retour à son ancien bras droit. Guevara, lui, est effondré. Il confie à ses compagnons cubains du Congo que cette lettre ne devait être dévoilée qu'en cas de malheur : « Ce n'est pas drôle d'être enterré vivant. » Réalise-t-il alors que Fidel le mène depuis vingt ans par les poils de la barbe ? La lettre que le dictateur authentifie avec tant de complaisance contient d'abord quelques souvenirs personnels : les premières rencontres des deux hommes en 1955 à México, chez la Cubaine María Antonia Gonzáles et son mari Avelimo Palomo. Vient ensuite le paragraphe crucial qui dégage la responsabilité de Cuba dans les guérillas guévaristes présentes et à venir : « Je renonce officiellement à mes responsabilités à la direction du parti, à mon poste de ministre, à mon grade de commandant, à ma condition de Cubain. Plus rien ne me rattache légalement à Cuba, seulement des liens d'une autre espèce qui, contrairement aux postes officiels, ne peuvent être cassés. » Le style a tout de celui de Guevara, et l'inspiration pour partie aussi. Pour partie seulement car la formule « Plus rien ne me rattache légalement à Cuba » est de celles qui retiennent l'attention. D'autant que deux paragraphes plus loin, l'auteur récidive en termes à peu près similaires : « Je répète que je décharge Cuba de toute responsabilité. » Par leur juridisme pointilleux, ces phrases ressemblent aux clauses tordues grâce auxquelles organismes publics ou entreprises privées se ménagent une porte de sortie en cas d'imprévu. Et par leurs implications politiques, à ces mesures de sauvegarde qu'affectionnent les services secrets quand ils lancent des opérations risquées. Rien ni personne ne doit alors permettre de les mettre en cause. Les gens du camp opposé, ceux de la CIA, préparent toujours ce qu'ils appellent un « démenti plausible ». Mais on peut s'étonner que Guevara, dont le renseignement n'a jamais été la tasse de maté (sa boisson non alcoolisée favorite), ait conçu seul un tel coupe-circuit. Quelqu'un de mieux informé des procédures d'action clandestine a-t-il suggéré, voire imposé, cette formule qui ne vise qu'à protéger l'Etat cubain ? Et dans ce cas, qui : Fidel Castro ? Ramiro Valdéz, le ministre de l'Intérieur, grand maître de la police et de la DGI, les services spéciaux ? Son bras droit le vice-ministre Manuel Piñeiro, l'homme des opérations illégales ? Osmany Cienfuegos, adjoint de Piñeiro et frère de Camilo Cienfuegos, l'ami du Che mort mystérieusement en 1959 ? Un proche, de toute façon... La lettre se poursuit par un satisfecit de révolutionnaire en règle avec sa conscience. Pour glisser sans transition dans la flagornerie la plus plate : « Tout ce que je peux me reprocher, c'est de ne pas t'avoir fait plus confiance dès les premiers temps de la Sierra Maestra et de ne pas avoir compris assez vite tes qualités de dirigeant et de révolutionnaire. » Passage qui, là encore, pose problème. Pourquoi Guevara, en principe ami personnel de Fidel, se plie-t-il à ce rite stalinien de glorification servile du chef ? Par lyrisme mal placé ? Par crainte pour lui-même ? Pour les siens, demeurés à Cuba ? Est- ce un hasard s'il fait allusion à sa famille, comptant, comme il ne laisse aucun bien matériel à sa femme et à ses enfants, que « l'Etat leur donnera ce qu'il faut pour vivre et s'éduquer » ? On songe aux lettres de certains accusés des procès de Moscou de la fin des années 1930 qui tentaient de monnayer, à mots couverts, leur avilissement personnel (autoflagellation ; aveux de complots, de crimes imaginaires) contre la survie de leurs proches. Mais en 1965, le régime cubain n'avait pas encore pris le pli ubuesque qu'il allait acquérir au fil des ans. Alors ? La clef de l'énigme réside sans doute dans le contenu même des entretiens entre le Che et son mentor. Y a-til eu constat de lignes politiques opposées ? brouille définitive ? rupture ? La personnalité de Guevara incite à penser que non : d'un caractère entier, pourquoi le révolutionnaire argentin aurait-il proclamé son accord fondamental avec Castro si telle n'était plus la vérité ? Et dans le cas contraire, pour quelle raison aurait-il changé si brutalement au point de se renier ? Faute de documents d'archives, toujours en possession de la seule dictature castriste s'ils ont jamais existé, nous voici réduits aux conjectures à propos de cette lettre mystère dont on ne sait ni à quelle date exacte, ni dans quelles conditions elle a été rédigée. En 1985 puis 1987, Castro fera bien mine de lever le voile sur ses ultimes entretiens avec le Che lors de conversations avec le moine dominicain Frei Betto, puis le journaliste italien Gianni Minna. Mais peut-on croire le dictateur quand il affirme que la publication du testament de Guevara était le seul moyen de répondre aux rumeurs colportées par la presse internationale ? Dans le doute, on s'en tiendra à la version la plus logique. En 1965, le Che restait sous le coup de l'admiration béate envers Castro qu'il avait éprouvé dès les premières heures. Et quand les deux hommes se sont revus en 1966 pour préparer l'aventure bolivienne, Guevara ne pouvait plus reculer. Beaucoup moins romantique que la légende guévariste dorée, à coup sûr, car cette faille marque les limites du personnage. Mais beaucoup plus proche de la vérité sans doute. Castro a-t-il sacrifié son compañero ? L'hypothèse séduit les anticastristes de droite, mais aussi d'extrême gauche où certains verraient bien levilain-bureaucrate-stalinien livrer le brave-guérillerogénéreux à la CIA, les services secrets américains, dans le but d'empêcher le brasier révolutionnaire de dévorer toute l'Amérique du Sud. L'amoralisme habituel du dictateur ne pouvant tenir lieu de preuve historique, rien ne l'étaye de manière convaincante. Ce qu'on sait, c'est que Castro avait promis armes et soutien à la guérilla bolivienne, et qu'il s'est bien vite contenté du « service minimum », au risque - sans doute conscient de réduire à néant les chances de réussite. Parce qu'il avait cessé d'y croire au vu du démarrage poussif des opérations dont le Journal de Bolivie du Che (Castro luimême le rendra public en mai 1968) donne une idée précise ? Parce que des éléments nouveaux de nature à modifier sa stratégie étaient intervenus entre-temps ? Si Guevara fut une victime de la tortueuse politique du Líder máximo, force est de constater, en l'absence de toute protestation de sa part, qu'il s'agissait d'une victime consentante.R. K. En complément Ernesto Guevara connu aussi comme le Che, de Paco Ignacio Taibo II (Métailié/Payot, 2001). Che, de Pierre Kalfon (Le Seuil, 1998). Œuvres III, "Textes politiques", d'Ernesto Che Guevara (Maspéro, 1971). Œuvres IV, "Journal de Bolivie", d'Ernesto Che Guevara (rééd. La Découverte, 1995). L'année où nous n'étions nulle part, extraits du journal d'Ernesto Che Guevara en Afrique, de Paco Ignacio Taibo II, Froilán Escobar, Félix Guerre (Métailié, 1995). Le "petit boucher" de la Cabaña Durant les premiers mois qui suivent la victoire de la révolution cubaine, le comandante Guevara se retrouve à la tête d'une forteresse militaire. Sa mission : superviser les exécutions des anciens du régime de Batista, puis de révolutionnaires jugés trop timorés. Avec un zèle manifeste ! Par Jacobo Machover Les exécutions sont non seulement une nécessité pour le peuple de Cuba mais également un devoir imposé par ce peuple. » Telle est la réponse, datée du 5 février 1959, signée du commandant en chef du département militaire de la Cabaña, une ancienne forteresse coloniale de La Havane, Ernesto Che Guevara, à une lettre de son compatriote, l'Argentin Luis Paredes, qui s'inquiète des exécutions quotidiennes et massives que rapporte la presse internationale. Guevara ajoute : « J'aimerais que vous vous informiez par une presse qui ne soit pas tendancieuse afin de pouvoir apprécier dans toute sa dimension le problème que cela suppose. » La presse non « tendancieuse », notamment Revolución, l'organe du Mouvement du 26-juillet (M 267), l'organisation dirigée par Fidel Castro, informe effectivement au quotidien, sans rien cacher, des exécutions perpétrées dans l'ensemble de l'île, particulièrement à la Cabaña, et ce depuis les premiers jours de la prise du pouvoir par les barbudos. Les tribunaux révolutionnaires siègent sans discontinuer dans toutes les casernes, depuis la Moncada, à Santiago de Cuba, à l'est de l'île - sous les ordres de Raúl Castro, le frère de Fidel -, jusqu'à la Cabaña, à La Havane, sous les ordres, elle, de Guevara depuis le 3 janvier. Leur rôle est d'en finir avec les « sbires » de la dictature de Batista afin d'empêcher toute possibilité contre-révolutionnaire et, surtout, de répandre la terreur vis-à-vis de quiconque aurait l'intention de se soulever contre le nouveau pouvoir. Les titres et les éditoriaux de Revolución assument, sans aucun état d'âme, les sentences prononcées après des simulacres de procès qui aboutissent, en règle générale, à la peine capitale. Le ton est radical, surtout après les premières critiques de la presse américaine : « Suspendre les exécutions reviendrait à irriter le peuple », « Contre le pardon », « N'arrêtez pas la justice exemplaire », « Les exécutions éviteront davantage de sang » (sic), « Pourquoi nous fusillons les criminels de guerre », etc. Les tribunaux prononcent ainsi leur verdict sous les feux de la rampe. Raúl Castro ordonne des exécutions massives dans l'est du pays. En un seul jour, soixante-huit personnes sont passées par les armes. Revolución l'annonce fièrement à la une : « Exclusif ! Voyez la liste des fusillés à Santiago de Cuba. » A la Cabaña, les procès ont lieu en présence des journalistes. Quelques heures, parfois quelques minutes suffisent pour envoyer à la mort des hommes considérés comme des tortionnaires ayant servi la dictature mais aussi des gens qui n'ont joué aucun rôle dans la répression. Il suffit d'une dénonciation, de quelques cris poussés par un homme ou une femme assoiffés de vengeance, pour que la sentence soit prononcée et, quelques heures plus tard, pendant la nuit, mise à exécution. Des « volontaires » sont mis à contribution. Parfois, ce sont des membres de la famille des « martyrs de la Révolution » qui sont invités à faire partie du peloton. C'est le cas d'Olga Guevara (sans aucun lien de parenté avec le guérillero), soeur d'un révolutionnaire assassiné, qui répond à cette étrange invitation (faire partie de ceux qui vont exécuter un des condamnés à mort) par une fin de non-recevoir : « Ce militaire-là a tué mon frère et trente habitants de Pilón, mais je ne pourrais pas tirer sur lui de sang-froid. » Ce sera le seul témoignage critique sur les exécutions publié dans Revolución. Pour la plupart, les exécutants des basses oeuvres sont les soldats de la caserne de San Ambrosio, aux ordres d'un des guérilleros qui comptera parmi les fidèles du Che, l'accompagnant de la Sierra Maestra jusqu'au Congo et en Bolivie, avant son exil en France en 1996, qui forment le gros des pelotons : Dariel Alarcón Ramírez, dit « Benigno ». Lui-même les emmène parfois à la Cabaña, où il voit le Che. Il entend aussi les témoignages des soldats qui décrivent Guevara observant les exécutions, en fumant un cigare sur le mur qui surplombe le fossé de la forteresse. « Pour ces soldats qui, jamais auparavant, n'avaient vu le Che, c'était quelque chose d'important. Cela leur donnait beaucoup de courage », raconte-t-il aujourd'hui. De fait, la présence de Guevara est alors une caution et un stimulant pour les soldats. Mais le Che lui-même n'est qu'un exécutant. Les ordres viennent de plus haut. Ils arrivent sous la forme d'enveloppes scellées, tous les soirs vers six heures. Selon le témoignage de « Benigno », Guevara les attend avec impatience, faisant preuve d'une étrange nervosité lorsque le messager prend du retard. Ces plis contiennent les sentences qui vont être prononcées un peu plus tard par le tribunal révolutionnaire de la Cabaña, le plus important et le plus implacable qui, toutefois, ne fait que suivre les instructions de Fidel Castro en personne. Il est rare que quelqu'un soit acquitté. C'est soit la peine de mort, soit dix, vingt, trente ans de prison. Ce sont d'abord les hommes de l'armée de Batista qui sont condamnés. Les exécutions sont filmées et les images diffusées ensuite à la télévision et aux actualités cinématographiques projetées sur grand écran. Ainsi, dans l'un des films conservés, on voit un ex-militaire noir se plier en deux après la décharge des fusils puis tomber à la renverse dans le fossé. Dans un autre film, on voit le chapeau d'un des principaux officiers de l'armée vaincue s'envoler au moment où il va lui aussi s'écrouler dans le fossé. Celui-ci avait d'abord été jugé dans un stade de base-ball, devant une foule enhardie et face aux caméras de télévision. Il avait même osé comparer son procès à un « cirque romain ». Devant le tollé d'une partie de la population cubaine et de la presse américaine, il fut rejugé, plus discrètement cette fois, mais n'échappa pas à la mort. Les journaux, surtout le grand hebdomadaire Bohemia, reprennent des séquences photos pleine page et racontent dans le détail ce qui se passe au cours des procès, particulièrement les témoignages des dénonciateurs. Les juges improvisés (peu de temps auparavant, ils se trouvaient encore dans les maquis) ne font que suivre les demandes des procureurs (eux aussi improvisés), elles-mêmes dictées par l'ancien avocat Fidel Castro, qui ne s'embarrasse guère d'arguties légales. La révolution n'est-elle pas source de droit ? C'est en tout cas ce qu'affirment certains juristes importants qui, eux, n'étaient pas improvisés. La presse, essentiellement Bohemia, tout de suite après la prise du pouvoir par Castro, avance le chiffre de vingt mille morts, chiffre invérifiable et manifestement exagéré, qui a pour but de donner une dimension autrement épique à une guérilla facilement venue à bout d'une armée démoralisée et peu préparée à faire face à des adversaires décidés. L'exagération, abondamment illustrée par des photos de cadavres de révolutionnaires et de civils en première page des journaux, vise aussi, bien sûr, à justifier les procès organisés sans les moindres garanties judiciaires. Il arrive pourtant que des juges refusent de condamner sans preuves des accusés. C'est le cas des pilotes de l'armée de Batista accusés d'avoir bombardé des villes et des villages pendant cette guerre qui n'en fut pas une. Les membres du tribunal qui osent acquitter les pilotes sont aussitôt démis de leurs fonctions. Fidel Castro, qui n'a que faire de la séparation des pouvoirs, accourt devant le tribunal pour faire office de procureur et annuler la sentence trop clémente à son goût, si bien que les pilotes sont de nouveau condamnés, quelques jours plus tard, au cours d'un autre procès. Che Guevara, lui, est plus discret. Il n'use guère de ses talents oratoires, beaucoup moins développés que ceux du commandant en chef, pour parvenir à la condamnation des accusés. Il lui suffit de recevoir les ordres pour les faire appliquer. Au cours des premiers mois de 1959, pendant lesquels il officie à la Cabaña, près de deux cents exécutions documentées, avec le nom des victimes et la date de leur mort, sont à mettre directement à son compte. C'est ce qui lui vaut, à l'époque, le surnom de carnicerito (le petit boucher) de la Cabaña. Le boucher principal, lui, ne trempe pas directement ses mains dans le sang. Castro se contente de déclarer à la foule : « Il n'y aura plus de sang. » Les journaux annoncent la suspension des exécutions, puis, le jour suivant, leur reprise. La clémence n'est que de courte durée. Le Che, cependant, ne se contente pas d'appliquer les ordres de l'état-major, de juger les accusés, si toutefois l'on peut considérer cela comme des jugements, et de veiller à leur application immédiate. Il pratique également des simulacres d'exécution et des sévices moraux. Selon le témoignage de Fausto Menocal, qui n'a échappé à la mort que parce qu'il était membre de la famille d'un ancien président de la République de Cuba, Guevara a été son geôlier personnel pendant près de deux jours : « J'ai dû rester debout quarante heures, jour et nuit, sans manger, sans boire, devant lui, dans son bureau. C'était un long couloir où des hommes en armes allaient et venaient, pour lui faire signer des ordres et recueillir ses instructions. Ils se moquaient de moi lorsqu'ils me voyaient. C'était Guevara lui-même qui m'interrogeait. Un soir, après avoir été enfermé dans une cellule, il est venu me voir pour me dire : "Ecoutez, Menocal, nous allons vous fusiller cette nuit." J'ai été amené devant le peloton d'exécution. On m'a attaché à un poteau, on m'a bandé les yeux, puis il y a eu une décharge de fusils. Alors, on est venu tirer le coup de grâce. J'ai senti sur ma tempe un grand coup. C'était en fait un coup porté à la crosse du fusil, à la suite de quoi je me suis évanoui. » Fausto Menocal était accusé, à tort, d'être un mouchard à la solde de Batista. Il fut emprisonné dès les premiers jours de janvier 1959 pour n'être relâché qu'en avril. Après quoi, il prit le chemin de l'exil. Guevara s'acharne particulièrement sur ceux qu'il considère comme étant des « mouchards » ou des « sbires » de la dictature. Mais ensuite vient le tour d'anciens révolutionnaires. Nombre de ceux qui, imprudemment, avaient fait l'éloge de la répression, qui n'avait pour but que d'instaurer la terreur autour du chef suprême, se trouvent pris dans un engrenage dont ils ne peuvent plus sortir. C'est le cas de Huber Matos, l'égal de Guevara et de Camilo Cienfuegos lors de la guérilla de la Sierra Maestra, qui fut l'un des principaux chefs guérilleros avant d'être nommé gouverneur miliaire de la province de Camagüey, au centre du pays. Tous ont trempé, à un degré ou un autre, dans les exécutions qui ne cesseront jamais au cours d'un demi-siècle de révolution (précisons que le castrisme s'est chargé de rétablir la peine de mort, abolie par la Constitution de 1940). Ils semblent d'ailleurs appuyés ou entraînés par des foules déchaînées qui réclament dans la rue et dans les meetings officiels « ¡ Paredón ! ¡ Paredón ! » (« Au poteau ! Au poteau ! »). Matos ne conteste pas la légitimité de la répression barbare, mais il manifeste son désaccord avec le tournant pris par le gouvernement révolutionnaire dans le sens d'une plus grande radicalisation et d'un rapprochement avec l'Union soviétique. Il envoie alors une lettre de démission à Fidel Castro. Il est aussitôt arrêté par Camilo Cienfuegos - qui disparaît quelques jours plus tard dans un accident d'avion dont jamais on n'a retrouvé les restes. Au procès de Huber Matos, c'est le commandant en chef lui-même qui assume le rôle de procureur, face à un accusé qui n'échappe à la mort que pour être condamné à vingt ans de prison. Guevara, pour sa part, a su rester en retrait de ces dissensions au sommet et de ces purges. Il est le fidèle parmi les fidèles, au même titre que Raúl Castro. Jamais il n'émet la moindre critique. Au contraire, il pousse dans le sens d'un virage plus rapide vers le communisme. Il en devient même le théoricien, celui qui est chargé de visiter les pays socialistes et de défendre la révolution cubaine dans les tribunes internationales. Même à l'étranger, il est marqué par son passé, celui des quelques mois passés à la Cabaña. Après un discours devant l'Assemblée générale des Nations unies le 11 décembre 1964, il est interrogé par les délégués de certains pays latino-américains et par celui des Etats-Unis sur la répression dans l'île. Il répond sans ambages : « Nous avons fusillé, nous fusillons et nous continuerons à fusiller tant que cela sera nécessaire. Notre lutte est une lutte à mort. » En 1964, cela fait déjà longtemps que les annonces et les photos des exécutions ne s'étalent plus en première page des quelques publications qui paraissent encore dans l'île. Quelques mois plus tard, d'ailleurs, il n'en restera plus qu'une : le quotidien Granma, organe du comité central du Parti communiste de Cuba, né de la fusion de Revolución et du quotidien du Parti socialiste populaire (l'ancien PC stalinien), Hoy. L'annonce de cette fusion, par « manque de papier », est faite par Castro dans son discours de mise en place du comité central, prononcé le 3 octobre 1965. Dans ce même discours, il donne lecture à la lettre d'adieu du Che (lire page 52). Les propos de Guevara aux Nations unies, sa revendication publique des actes les plus barbares de la révolution, ne sont pas pour rien dans son départ forcé de Cuba. Il est trop radical pour Castro. Son image n'est pas celle d'un libertaire idéaliste, mais plutôt d'un homme de pouvoir implacable. Les paroles contenues dans sa lettre, adressée à Fidel, dans laquelle il envisage son propre sacrifice plutôt que la mort des autres, contribueront à modifier son image : « Si mon heure définitive arrive sous d'autres cieux, que l'on sache que ma dernière pensée sera pour ce peuple et spécialement pour toi. » Ainsi, peu à peu, Che Guevara va acquérir une autre dimension. L'homme qui a procédé à tant d'exécutions laisse place au guérillero qui n'hésite pas à donner sa vie pour ses idéaux. Le passé de bourreau est ainsi occulté au profit de l'idée de martyr. Sa mort en Bolivie dans des conditions sordides consolidera le mythe. Mais, pour les descendants des fusillés, le révolutionnaire argentin restera à jamais l'homme des tribunaux révolutionnaires et des pelotons d'exécution de la Cabaña. L Né à La Havane en 1954, Jacobo Machover réside à Paris depuis 1963. Il enseigne également à l'Ecole supérieure de gestion de Paris. Il est l'auteur de Cuba, totalitarisme tropical (10/18), et prépare un ouvrage sur Che Guevara, à paraître chez Buchet-Chastel. Les témoignages ont été recueillis par l'auteur qui est aussi le traducteur des textes de Guevara. leçons Les expérimentations de Guevara dans l'agriculture, l'industrie ou à la Banque nationale aboutissent toutes à un bilan globalement... négatif. L'économie cubaine, marquée par son idéologie, en paye, encore aujourd'hui, le prix. Par Vincent Bloch Depuis la fin du XVIIIe siècle, l'inquiétude autour de l'hétérogénéité « raciale » et sociale des composantes de la nation avait fait de l'unanimité et de l'homogénéité les valeurs centrales de la culture politique cubaine. En rendant les conflits et le manque d'audace politique responsables des maux du pays, Fidel Castro s'inscrit dans la même matrice : seule une transmission directe et sans discussion des ordres, du sommet de l'Etat vers le bas de la société, pourra instaurer un ordre national et mener Cuba vers le destin messianique que lui avait prophétisé José Martí, le « héros de la république », instigateur de la seconde guerre d'Indépendance, mort au combat en 1895. Il existe donc une affinité particulière entre la vision politique de Fidel Castro et les principes économiques prônés par Ernesto Che Guevara. Malgré son identification avec les idéaux révolutionnaires les plus avant-gardistes, Guevara partage la vision traditionnelle des élites latinoaméricaines au sujet des « classes subalternes » : sans conscience politique ni aptitude propre à fonder un ordre social juste, elles doivent être guidées dans la découverte de leur « vertu » civique par les gens « capables » et « civilisés ». Castro est autant convaincu de la possibilité de réduire l'imprévisible à néant, en soumettant la société à une organisation infaillible, que Guevara veut couper radicalement les hommes de tout ce qu'ils avaient vécu auparavant, au moyen d'une refonte totale des structures économiques. « L'homme nouveau » se trouve au carrefour de ces deux appréhensions de l'action politique : Ernesto Guevara veut « produire » des citoyens conscients de toutes les incidences de leur comportement individuel sur la « santé » du collectif. « L'homme nouveau » est loyal, désintéressé, discipliné, disposé au sacrifice, car son bonheur individuel doit consister à vivre dans la norme décidée pour le groupe par les leaders. L'Etat, la société civile et les individus ne doivent faire qu'un, et poursuivent les mêmes buts. En outre, la progressive éradication de l'argent et des stimulants matériels entre dans le cadre d'une vision austère de « l'homme nouveau ». Après la prise du pouvoir, la « viabilité » de la nation, donc du projet révolutionnaire, est subordonnée au développement économique. Parce qu'elle mobilise l'essentiel des ressources du pays en même temps qu'elle assure la partie la plus importante de ses revenus, l'économie sucrière étouffe le développement des autres secteurs. La réforme agraire doit permettre la redistribution des terres et, de là, la diversification de la production agricole, qui générera une augmentation du produit intérieur brut (PIB). De cette façon, il sera possible de lancer la phase d'industrialisation qui fera de Cuba un pays autosuffisant. En complément des revenus additionnels tirés de la croissance économique, l'emprunt sur le marché international est censé financer le projet de développement. En elle-même, cette vision n'est guère éloignée des stratégies de substitution des importations appliquées ailleurs, mais ce sont les moyens de sa mise en oeuvre qui en diffèrent radicalement. La réforme agraire revêt une importance politique de premier ordre. D'une part, le clan rapproché de Fidel Castro est persuadé qu'il ne peut y avoir de révolution sans l'appui des paysans et des ouvriers, et d'autre part, alors que les institutions sont encore sous le contrôle de la coalition démocratique et libérale qui réunit toutes les forces d'opposition à Fulgencio Batista, la création de l'Institut national de la réforme agraire (Inra) va permettre de fixer le pouvoir entre les mains des éléments les plus radicaux. En février 1959, la Constitution de 1940 - suspendue de fait depuis le coup d'Etat du 10 mars 1952 - est remplacée par une nouvelle loi fondamentale qui, conformément à la législation en vigueur dans la Sierra Maestra pendant la phase de guérilla, prévoit une réforme agraire. Finalement promulguée le 17 mai 1959, elle s'appuie sur l'article 90 de la Constitution de 1940, qui proscrit le latifundisme et l'augmentation de la propriété étrangère sur la terre. Rédigée par l'assistant de Guevara, le géographe et économiste Antonio Núñez Jiménez, la loi interdit la possession de fincas (propriétés rurales) d'une superficie supérieure à 30 caballerías (402,6 hectares). Le maximum peut être élevé à 100 caballerías (1 342 hectares), s'il s'agit de cannaies ou de rizières « d'intérêt national », et ce même si elles appartiennent à des étrangers. Environ 10 % des fincas et 40 % des terres sont affectées par la réforme. La compensation s'effectue avec des bons à vingt ans dont le taux d'intérêt est fixé à 4 %. Pourtant, alors que la réforme se réclame du principe selon lequel « la terre appartient à celui qui la travaille », la plupart des domaines confisqués sont nationalisés et transformés en coopératives. Fidel Castro est nommé président de l'Inra et Núñez Jiménez assure la direction quotidienne des opérations. Guevara voit l'Armée rebelle - qui s'est illustrée dans la Sierra Maestra comme l'avant-garde de la révolution, et veut à terme forger tout le peuple cubain à son image. La nouvelle armée exécute les décisions de l'Inra, dirigeant parfois les exploitations transformées en coopératives, tandis que des départements sont créés au sein de l'institution - celui de l'industrialisation est ainsi confié au Che - et permettent au groupe rapproché de Fidel Castro d'accroître ses pouvoirs en empiétant sur les prérogatives du gouvernement. Non seulement une large marge de manoeuvre est octroyée aux officiers chargés de nationaliser les exploitations en difficulté - en vertu d'une nouvelle loi de novembre 1959 - ou affectés à la direction des coopératives, mais l'Inra contrôle également le crédit autant qu'il assigne les ressources. A terme, cet institut incorpore également le commerce des produits, et la création en 1961 de l'Association nationale des petits agriculteurs (Anap) répond à la volonté de Guevara d'intégrer l'intégralité de la production agricole au service de la Junte centrale de planification (Juceplan), mis en place en février 1960. C'est l'Anap qui procure les semis aux agriculteurs, lesquels doivent vendre quasiment l'intégralité de leur récolte à l'Etat. Dès lors, au lieu de la diversification agricole, de l'augmentation de la production et d'une meilleure allocation des ressources, les pénuries font rapidement leur apparition, et les carnets de rationnement sont instaurés en mars 1962. La réorganisation de l'industrie nationale s'effectue également dans le cadre de l'Inra. Le manque de rentabilité ou les conflits entre la direction et les salariés servent de prétexte pour nationaliser petit à petit les entreprises. En février 1961, le département de l'industrie contrôle environ les trois quarts des capacités industrielles de l'île et un ministère de l'Industrie est créé sous la direction de Guevara. Sur le même modèle que l'agriculture, et alors que 60 000 des 150 000 « travailleurs » que son ministère emploie sont affectés dans le secteur du sucre, le Che adopte un système de centralisation d'une grande rigidité. La désorganisation est pourtant l'empreinte caractéristique de son passage au ministère. Le départ en exil de nombreux administrateurs et statisticiens, la difficulté d'assurer l'approvisionnement en pièces détachées, le manque de pétrole et d'autres ressources naturelles font cruellement défaut à la fois à l'industrie existante et aux plans élaborés par Guevara. L'une des solutions mises en place par le ministre consiste à développer le travail volontaire pour pallier le manque d'efficacité des « cadres ». Il finit par reconnaître lui-même la qualité médiocre des biens de consommation courante qui sortent des usines cubaines, mais insiste encore une fois sur le niveau de conscience que doivent atteindre les « travailleurs » dans une société révolutionnaire. Ce n'est qu'à la fin des années 1960 et surtout dans les années 1970 que les « stimulants moraux » seront graduellement remplacés par des « stimulants matériels », guère plus efficaces d'ailleurs. Un vaste secteur privé regroupant artisans, plombiers, mécaniciens, etc. survit sans que sa contribution soit mise à profit. Guevara élabore par ailleurs les projets les plus divers pour doter le pays d'une industrie propre. Mais les plans concernant les industries navale, mécanique, sidérurgique, chimique, ou dérivées de la canne à sucre, se heurtent, au même titre que le recrutement de techniciens qualifiés d'Europe de l'Est, à l'impossibilité d'enrayer le déficit de la balance des paiements. De 12,3 millions de pesos en 1961, le déficit commercial passe à 237 millions en 1962 et à 322,2 millions en 1963. Depuis le troisième remaniement ministériel de novembre 1959, Ernesto Guevara a remplacé l'économiste libéral Felipe Pazos à la tête de la Banque nationale de Cuba. Encore une fois, l'improvisation est la marque de sa gestion, alors que le financement des réformes agricoles et industrielles est la clé de voûte de ses projets économiques. L'impossibilité d'assurer des crédits à long terme pour le développement des différents projets rend la politique économique de plus en plus hasardeuse et conduit au gel des prix en mars 1962. Finalement, en 1964, le gouvernement révolutionnaire décide d'abandonner l'industrialisation et se replie sur la stratégie fondée sur le sucre et l'agriculture. C'est aussi le moment où Ernesto Guevara se réoriente vers la propagation de la révolution à l'échelle internationale. Le symbole de son échec économique est le retour à une économie prisonnière du sucre et dépendante de l'aide des « pays frères ». Son idée selon laquelle « il est impossible de construire le socialisme avec les instruments du capitalisme » fera pourtant long feu, bien longtemps après son départ de la Banque nationale et du ministère de l'Industrie. En 1968, le gouvernement déclenche « l'Offensive révolutionnaire » et en termine avec tous les petits commerces et les petits métiers privés qui subsistaient légalement à Cuba. Pour la zafra (la récolte) de 1970, Fidel Castro fixe la barre à 10 millions de tonnes (la récolte de la canne à sucre n'atteindra que 8 millions de tonnes, un record malgré tout), et affecte toutes les forces productives à la réalisation de l'objectif, alors que la comptabilité dans les entreprises a été abolie. La mobilisation révolutionnaire de « l'homme nouveau » rejaillit par période, et Fidel Castro déclare dans les années 1970 que les dirigeants ont géré l'économie dans les années 1960 avec « une mentalité de guérilleros ». L'absentéisme, le faible intérêt pour le travail à l'intérieur du secteur étatique, les vols - qui sont aujourd'hui légion dans toutes les entreprises et à tous les niveaux - sont une réaction à cette conduite de l'économie qui date des origines de la révolution cubaine. Depuis les années 1970, la réimplantation partielle et à chaque fois provisoire de secteurs privés régis par la loi de l'offre et de la demande a toujours redonné du dynamisme à l'économie, mais l'enrichissement privé et la liberté individuelle continuent d'être vus comme sources de conflit, qui font craindre une rupture de l'unité sociale et de la nation. Doctorant en sociologie à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Repères Aux affaires 1959 Castro nomme Guevara, chef de la section Industrie à l'Institut national de la réforme agraire, le 7 octobre. Le 10 décembre, il est président de la Banque centrale. 1961 Le 24 janvier, il devient le premier ministre de l'Industrie du régime castriste ; le 5 septembre, ministre du Travail. 1964 Le 25 mars, il représente Cuba à la première conférence de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui se tient à Genève. Il y dénonce le blocus mis en place par les USA. Le 24 octobre, l'économie de pénurie est décrétée. Le "comandante" des guerres perdues Renonçant à ses fonctions à Cuba, le Che entreprend d'allumer "deux, trois Viêtnam" dans le tiers-monde. L'aventure congolaise tourne au cauchemar, celle de Bolivie se conclut par son assassinat. Par Paul-Eric Blanrue Le 14 mars 1965, Ernesto Guevara descend de l'avion qui le ramène de Prague, après une longue mission diplomatique autour du monde, et s'enferme avec Fidel Castro durant quarante heures à Cojimar, près de La Havane. On ne reverra plus le Che en public. Les rumeurs vont bon train. A-t-il fait défection ? A-t-il été éliminé ? A-t-il été conduit dans un asile d'aliénés ? Ses démêlés avec les bureaucrates cubains sont fréquents : il soutient qu'une économie socialiste doit être dépourvue de critère de rentabilité (lire page 60). Par ailleurs, le discours qu'il a prononcé à Alger, le 24 février précédent, est un véritable réquisitoire contre les Soviétiques, qu'il accuse de « marchander leur soutien aux révolutions populaires au profit d'une politique étrangère égoïste, éloignée des grands objectifs de la classe ouvrière ». La lumière sur sa disparition ne se fera que deux ans plus tard. En fait, Fidel n'a pas supprimé physiquement son compañero : il lui a seulement, dira-t-il plus tard, « confié d'autres missions qui devraient enrichir son expérience de la guérilla »... Che Guevara est-il parti volontairement, a-t-il été sacrifié pour des motivations politiques ou est-il la victime d'une rancune personnelle ? Nul doute que sa présence embarrasse Fidel Castro, qui dès 1959 en a fait son ambassadeur sur les tous les continents. La lettre du Che, lue en public en octobre 1965 (lire page 54) dégage à ce point le Líder máximo de toute responsabilité que certains n'hésitent pas à lui imputer le retrait brutal d'Ernesto Guevara de la vie politique cubaine. Le fait est que le Che, grand admirateur de Mao et du défunt Staline (« Celui qui n'a pas lu les quatorze tomes des écrits de Staline ne peut pas se considérer comme tout à fait communiste », déclare-t-il), ne s'est jamais satisfait de la « coexistence pacifique ». Quelques années plus tôt, il publie le traité, La Guerre de guérilla, dans lequel il promeut l'expérience de la révolution cubaine comme méthode de prise du pouvoir dans le tiers-monde. Il appelle de ses voeux à la création d'armées populaires dans chaque point chaud du globe afin de multiplier les fronts pour abattre l'impérialisme yankee. Ce qu'il appelle « allumer deux, trois, plusieurs Viêtnam ». Homme d'action plus que de pouvoir, « petit condottiere » comme il s'intitule lui-même, le Che - qu'il ait eu ou non le choix de partir - a sans doute sauté sur l'occasion qui lui était offerte de se relancer dans une aventure qui lui permettait de mettre en pratique ses théories sur la lutte armée, en même temps qu'elle rendait service à Castro et élargissait l'influence de Cuba dans le camp des non-alignés (ni sur Moscou ni sur Washington). Le 22 mars 1965, au ministère de l'Industrie, Guevara prend congé de ses collaborateurs. Début avril, barbe rasée, maquillé par les services secrets cubains, il s'embarque incognito pour Dar es-Salaam, en Tanzanie. Objectif : intégrer l'Armée de libération du Congo et renverser le pouvoir « impérialiste » qui s'est emparé du pays. Le 11 décembre précédent, dans son discours devant l'Assemblée nationale des Nations unies, il a déclaré que « tous les hommes libres du monde doivent s'apprêter à venger le crime du Congo », à savoir l'assassinat en janvier 1961, du Premier ministre Patrice Lumumba - celui qu'Allen Dulles, directeur général de la CIA, les services secrets américains, a qualifié d'« autre Castro ». Il se donne cinq ans pour y parvenir. Il n'y restera que sept mois. Ex-possession belge, indépendante en juin 1960, le Congo-Léopoldville (puis Congo-Kinshasa, puis Zaïre, actuellement République démocratique du Congo) traverse une période agitée. Avec l'aide des Etats-Unis, le nouveau Premier ministre Moïse Tshombé veut mater la rébellion qui, sous l'inspiration de mouvements progressistes et communistes, embrase le pays. Le Che y envisage une nouvelle Sierra Maestra pour enflammer l'Afrique noire. Sur place, une équipe de combattants cubains le rejoint : tous noirs de peau, pour sensibiliser la population à la cause. Fidèle à ses principes, Guevara choisit de se fondre dans le milieu local. Armé d'un dictionnaire de swahili, il porte le nom de Tatu, qui signifie « trois » (car il se présente comme le n° 3 de la hiérarchie, après deux Noirs). Un premier petit groupe, dont fait partie Tatu, quitte Dar es-Salaam pour le Congo. Le 22 avril, ils arrivent à Kigoma, sur le lac Tanganyika, qu'ils traversent avec difficulté pour rejoindre Kibamba, qui leur sert de base. Une centaine de guérilleros cubains arrivent ensuite. Guevara se heurte vite à la réalité congolaise. La nourriture est peu abondante, le paludisme et les maladies vénériennes, contractées dans les maisons closes de Kigoma, font des ravages parmi les troupes. Le choc le plus brutal est d'ordre culturel : animisme, polygamie, schémas comportementaux qui se fracassent... Lorsqu'il apprend que les Congolais absorbent de la dawa, une « potion magique » censée rendre invulnérable aux balles, et que les soldats refusent par superstition de se réfugier dans des tranchées, le Che s'aperçoit que sa vision du monde est à mille lieues de celles des autochtones. L'optimisme des débuts laisse place à l'inquiétude. Il découvre aussi qu'il existe de nombreuses dissensions chez les guérilleros. Entre combattants rwandais et congolais tout d'abord, ce qui rend difficile la lutte commune : les rivalités ethniques masquent les rapports de force, malgré un ennemi commun, les Etats-Unis. Entre les combattants congolais du front et leurs dirigeants qui restent à l'arrière, ensuite. De plus, la situation n'est guère plus brillante : les désaccords au sein de l'état-major de la rébellion congolaise se font chaque jour de plus en plus évidents. Au bout d'un mois et demi, le Che définit, dans son Journal, l'Armée de libération comme une « armée de parasites », qui ne sait ni s'entraîner ni travailler. L'indiscipline est totale. Les rares combats sont des fiascos. Guevara et le commandant rwandais Mundandi étudient un plan d'attaque contre la centrale électrique de Bendera, située sur le fleuve Kimbi. Bilan : vingt-deux morts, dont quatre Cubains, tués par un déluge d'artillerie. L'attaque prévue au même moment contre la caserne de Katenga, se solde aussi par un échec. Certains Cubains dépités sont tentés de déserter. Un comportement qui ne lève pas la suspicion que nourrissent les Congolais à leur égard. S'y ajoute le manque de chance : à peine Mitoudidi, chef d'étatmajor de la guérilla congolaise, tente-t-il de réorganiser le camp de base qu'il se noie en traversant le lac ! Le 7 juillet, après des semaines de tergiversation, Laurent-Désiré Kabila, l'un des chefs maquisards, alors âgé de 27 ans, accompagné de Massengho, arrive enfin à Kibamba et rencontre le Che qui lui fait part de son désir d'aller sur le front, un « privilège » qui ne lui a pas encore été accordé par les Congolais. Mais Kabila repart au bout de cinq jours pour la Tanzanie et la base du Che se retrouve de nouveau plongée dans une semiléthargie. Tatu est las. Il se sent « plus dans la peau d'un étudiant boursier que dans celle d'un combattant ». Tout au plus participe-t-il, le 11 septembre, fusil-mitrailleur au poing, à l'attaque d'un convoi de camions ennemis. Un Rwandais ne respecte pas la consigne et provoque une fusillade générale. Nouvel échec... Les trois mois restants accentuent la dégringolade. En septembre, le président tanzanien Julius Nyerere, pourtant allié de Cuba, lâche le Che en suspendant l'autorisation de faire transiter des armes par son pays. Vers la fin du mois, le gouvernement congolais lance une contre-offensive, promettant la vie sauve à tout porteur de tracts antiguérilla se rendant à l'armée loyaliste. Puis Moïse Tschombé est démis de ses fonctions : pour beaucoup de Congolais, la lutte ne se justifie plus. La décomposition de l'Armée de libération du Congo est entamée. Guevara se voit dans l'obligation de commencer l'évacuation des Cubains, qui embarquent à l'aube du 21 novembre pour Kigoma. C'est pour lui, note-t-il, un « spectacle douloureux, lamentable, bruyant et sans gloire ». Plaquer le modèle de la Sierra Maestra sur le Congo a été une erreur tragique. Il passe quatre mois à Dar es-Salaam, dans l'ambassade de Cuba, au secret. Il tente de comprendre sa faillite : « J'ai essayé de faire adopter par mes hommes le même point de vue que moi sur la situation et j'ai échoué. » Avant de rentrer, en catimini, à Cuba, en juillet 1966, il passe quatre autres mois à Prague. C'est d'ailleurs dans la capitale tchécoslovaque qu'il commence à songer à la Bolivie. Il veut y créer un centre de formation de guérilleros. Pourquoi la Bolivie ? Sans doute parce qu'elle est limitrophe de cinq poudrières, agitées de divers mouvements révolutionnaires : le Pérou, le Chili, le Paraguay, le Brésil et son Argentine natale. De plus, la situation du pays, à la tête duquel se trouve la junte du général Barrientos (démocratiquement élu, pourtant), est marquée par de grandes inégalités sociales : de larges couches de la population vivent dans la pauvreté. La Bolivie compte enfin cinq millions d'habitants regroupés sur un dixième du pays. En théorie, la tête de pont idéale pour soulever tout le continent sud-américain. Dans les faits, rien ne va fonctionner comme prévu durant de cette aventure bolivienne. Chauve, rasé de près et chaussé de grosses lunettes, Guevara, alias Ramón Benitez, quitte La Havane pour Moscou le 23 octobre 1966. A Prague, il prend un train pour Vienne, passe par Paris avant d'embarquer pour le Brésil. Il arrive à La Paz, capitale de la Bolivie, le 3 novembre, avec un passeport uruguayen au nom d'Adolfo Mena González. Puis il redevient « Ramón ». C'est dans une ferme perdue au bord du rio Nancahuazú, au sud-est du pays, qu'il implante sa base d'entraînement. Ils sont dix-sept Cubains, lui compris, peu à peu rejoints par une poignée de Boliviens et de Péruviens, formant un groupe d'une cinquantaine de personnes en tout. Comme d'habitude, un optimisme à tous crins est de rigueur au début, même si le Che estime qu'il lui faudra ce coup-ci pas moins de « dix ans avant de terminer la phase insurrectionnelle » ! Mais à nouveau, les problèmes s'accumulent. Il faut d'abord supporter le climat de la jungle bolivienne, une géographie hostile, la maladie, les insectes. Le petit groupe n'est pas adapté à ces conditions extrêmes. Ensuite, le Che doit faire face à des déconvenues liées à la population. En raison d'une récente réforme agraire, les paysans sont moins enclins que prévu à s'enflammer pour la cause des guérilleros - qui ont d'ailleurs, du fait de leur fatigue et des maladies, des allures telles qu'ils apeurent ceux qu'ils sont censés venir libérer. Dans la plupart des cas, les paysans, d'origine guaranie, méfiants envers les étrangers, sont indifférents. Il faut ajouter que la région choisie est peu habitée, ce qui rend difficile par définition tout soulèvement populaire. Parmi les « alliés », même panade. Guevara bénéficie tout d'abord de l'appui de Mario Monje, secrétaire général du Parti communiste bolivien (PCB), qui promet approvisionnement et aide. Mais coup de théâtre : le 31 décembre, après une rencontre tendue avec le Che, Monje met fin à la coopération et appelle à cesser la lutte. Le plus proche soutien du Che retourne sa veste ! Moscou n'a pas besoin de révolution en Amérique latine. L'internationalisme prolétarien n'est plus ce qu'il était... Lorsque, plus tard, Jorge Kolle, second secrétaire du PCB, et Simon Reyes, dirigeant des mineurs, rentrent de La Havane disposés à débattre avec le Che des conditions de la lutte en Bolivie, la guérilla rurale est coupée de tous liens avec la ville à la suite du début des combats : la rencontre n'a jamais lieu. Bref, il faut faire la révolution sans médicament (le Che est asthmatique), sans provision (ils en sont parfois réduits à manger leur cheval...), sans carte précise et sans communication, leur radio étant incapable d'envoyer le moindre message ! Non relayés, les communiqués de la guérilla ne rencontreront aucun écho : le Che en est réduit à les laisser à des paysans de rencontre. Les premières actions de terrain commencent au début de 1967. En février, une vingtaine d'hommes partent en reconnaissance dans la région nord, vers le rio Grande. Ils y restent le double du temps prévu, soit quarantehuit jours, ce qui provoque leur épuisement prématuré et des interrogations dans les rangs. Moises Guevara (simple homonyme), ex-membre du PCB, a rejoint la guérilla avec huit recrues. Cela aurait pu être le début d'un retournement de situation ; ce sera une catastrophe. Le 11 mars, deux hommes désertent et l'un d'eux, fait prisonnier, donne ses camarades. Un troisième suivra et confirmera tout. Voilà donc l'armée informée de l'existence d'une guérilla sur son sol, dont le chef se fait appeler « Ramón » et pourrait être le Che. Le 23 mars, le premier véritable combat contre une patrouille militaire fait 7 morts et 14 prisonniers dans les rangs de l'armée bolivienne. Mais l'allégresse du Che n'a qu'un temps. La venue d'une équipe de trois « internationalistes », composée de l'intellectuel français Régis Debray, alias « Danton », de l'Argentin Ciro Bustos et de l'Argentino-Allemande Tamara Bunke, alias « Tania », va compliquer singulièrement sa tâche. La Jeep de celle-ci est découverte, avec des documents compromettants. Puis, comme l'armée bolivienne se met en marche, il faut évacuer Régis Debray - qui de son propre aveu ne se sent « pas mûr pour la mort » et Ciro Bustos. Résultat : la guérilla se sépare en deux groupes, celui de Joaquín (identifié par certains comme étant Juan Vitalo Acuna) et celui du Che. Ils ne se reverront plus. Debray et Bustos sont arrêtés en compagnie du journaliste anglais Roth qui a cherché à faire un scoop. Tandis que Debray est enfermé, Bustos croque les visages des guérilleros, dont il livre tous les noms - et dénonce la présence du Che. L'armée bolivienne a occupé le campement central. Si elle perd quelques hommes au cours d'embuscades, plusieurs guérilleros de valeur sont tués durant les combats, notamment Eliseo Reyes, « le meilleur homme de la guérilla », selon le Che. Pour lutter contre la guérilla, l'effectif des soldats boliviens est porté à 5 000 hommes. En face, ils sont 25 à être restés autour du Che - qui porte désormais le pseudonyme de Fernando -, arpentant les montagnes dans tous les sens, à la recherche d'eau, de nourriture... et de Joaquín. Ils parcourront environ 600 kilomètres en six mois ! Un front va s'ouvrir un moment : les districts miniers ont été rebaptisés « Territoires libres » par les ouvriers. Mais l'embellie ne durera pas. Alors que les mineurs décident de soutenir la guérilla, l'armée occupe les installations. Le 7 juin, le gouvernement bolivien décrète l'état de siège. Le 24, c'est le « massacre de la Saint-Jean » : des dizaines de mineurs sont tués, 200 sont envoyés en camps. Début juillet, l'Armée de libération nationale de Bolivie (tel est le nom de la troupe de rebelles) occupe la localité de Samaipata (1 700 habitants) et reprend momentanément espoir. Rien à faire, le désastre continue : un déserteur conduit l'armée régulière à une cache, plusieurs hommes sont tués au combat. Et le 31 août, au cours d'une embuscade au gué de Puerto Mauricio, la colonne de Joaquín est décimée. En septembre, le gouvernement bolivien présente des photos retrouvées à Nancahuazú, au campement central, dont celles des faux passeports uruguayens du Che. Les autorités savent maintenant que c'est lui qui dirige les opérations, une information qui donne une saveur particulière à la traque des rebelles. Guevara, apprenant par radio le massacre de la troupe de Joaquín, est anéanti. Ses hommes, en guenilles, sont réduits à boire leur urine. Tout le monde tombe malade. Epuisement général. Le Che décide de se diriger vers le nord, où il couve l'idée chimérique d'ouvrir un « deuxième front ». Fin septembre, l'avant-garde tombe dans une embuscade, qui lui cause de nouveaux morts. Le révolutionnaire a désormais conscience que la fin approche. Le 8 octobre, comble de l'ironie, les guérilleros se font dénoncer par un paysan, Pedro Pena, qui a pris peur à leur vue. Ils sont poursuivis dans le canyon de Churo et se font encercler par 300 soldats, encadrés par des « conseillers » américains. Guevara note : « Si le combat se produit après 15 heures, et dans notre intérêt le plus tard possible, grandes seront nos chances car la nuit [...] est l'alliée naturelle des guérilleros. » Seulement voilà : le combat commence vers 13 heures. Pour échapper aux rangers du régiment Manchego, le Che fragmente son groupe. Il est blessé et gravit la montagne, appuyé sur l'un de ses compagnons, « Willy ». Les deux hommes tombent aux mains de l'armée bolivienne et sont conduits à La Higuera, un village à deux kilomètres de là, où on les enferme dans une école. Le 9 octobre, vers midi, Guevara est abattu à bout portant d'une rafale de mitraillette par le soldat Mario Terán. Son corps, dans lequel on retrouve neuf impacts, est exposé le lendemain dans une morgue improvisée de Vallegrande. Fin de la mission bolivienne. Cette fois, le Che n'a pas eu l'occasion de s'interroger sur son nouvel échec. Revenant du Congo, il a cru que sa déconvenue africaine lui avait fait prendre conscience de ses erreurs. Mais les préparatifs de la guérilla bolivienne ont été encore plus hâtifs : malgré un entraînement draconien dans la province de Pinar, auquel Castro a lui-même assisté, aucun réseau n'a été développé, aucune vérification sérieuse sur place effectuée. Le Che s'est fié à son intuition, à quelques relais et aux hommes qui l'entouraient. Bon tacticien mais piètre stratège, il a négligé la situation internationale, croyant peut-être que Moscou le soutiendrait, alors qu'il avait déjà été lâché au Congo. Il a ensuite mal jugé la situation locale, ne parvenant pas à sensibiliser les autochtones. Les insurgés n'ont pas réussi à incarner les attentes de la population rurale (en fait, ce sont les mineurs qui ont été les plus sympathisants et non les paysans) et à transformer la guérilla en guerre de masse. Selon la terminologie marxiste-léniniste, les conditions n'étaient pas « remplies pour déclencher la révolution ». Volontariste et impatient, contredisant certaines de ses propres maximes, Guevara a cru qu'un foyer insurrectionnel pouvait suffire à en créer les prémices, à l'image de ce qui s'était passé à Cuba (avec Castro), en Chine (avec Mao) et au Viêtnam (avec Giap). Mais ni au Congo ni en Bolivie il n'est parvenu à gouverner la moindre zone rurale, une assise qui lui aurait permis de grignoter le terrain et de faire tomber les villes. Reste à savoir si Guevara voulait vraiment gagner ces guerres, ou s'il lui importait d'abord de les faire. Son idéologie personnelle l'a poussé à vouloir créer un « homme nouveau » qui ne doit pas hésiter à se sacrifier. D'un autre côté, son retrait plus ou moins forcé des affaires cubaines l'a certainement conduit à accepter l'idée de sa mort. Il s'obstine à tel point dans sa fuite en avant qu'à la lecture de son Journal de Bolivie certains ne peuvent s'empêcher de penser à une sorte de suicide conscient. Un suicide qui rejoindrait son désir de raser la société capitaliste jusque dans ses fondements. Le guérillero écrit en effet, dans son dernier message, d'avril 1967 : « Il faut mener la guerre jusqu'où l'ennemi la mène : chez lui, dans ses lieux d'amusement ; il faut la faire totalement. » Des paroles que ceux qui prennent le Che pour un martyr christique ont quelque peu opportunément oubliées... L Spécialisé dans les mystifications historiques, Paul-Eric Blanrue éclaire de manière critique les grandes énigmes de l'Histoire. Repères 1965 Mars : Guevara quitte ses fonctions ministérielles. Avril : arrivée au Congo avec les premiers Cubains. Novembre : évacuation du Congo. 1966 Octobre : Guevara part pour Moscou, Vienne, le Brésil, pour gagner la Bolivie. 3 novembre : arrivée à La Paz. 7 novembre : il installe son camp à Nancahuazú. 1967 Mars : premiers affrontements avec des soldats boliviens. Mai : répression de l'armée bolivienne contre les mineurs. Septembre : des "conseillers techniques" américains accompagnent les rangers boliviens à La Higuera. 8 octobre : Guevara, blessé, est capturé. Il est exécuté d'une rafale de mitraillette le lendemain. Le "barbudo" et les barbouzes Dans l'ultime lettre à ses parents, Guevara se compare à un don Quichotte qui sentirait une fois de plus sous ses talons « les côtes de Rossinante ». Le fait est qu'en tentant d'exporter la révolution dans toute l'Amérique latine, le naïf au poing levé va s'engluer dans une toile d'araignée dont plusieurs services secrets tirent les fils. A commencer par la Dirección General de Inteligencia (Direction générale du renseignement) cubaine. Plus précisément le vice-ministre de l'Intérieur Manuel Piñeiro et son adjoint Osmany Cienfuegos, le frère de feu Camilo. Ils vont orchestrer la « disparition » du Che, son implantation au Congo, son retour à Cuba, ses ultimes rencontres avec Castro, son entrée clandestine en Bolivie. A l'insu du KGB soviétique ? Peu probable car, depuis 1963, nombre de cadres de la DGI sont entraînés en URSS. De plus, à partir de 1965, la HvA (Hauptverwaltung für Aufklärung, Administration centrale de renseignement) est-allemande est très présente à Cuba. Justement, on a prétendu que l'EstAllemande « Tania » (Haidee Tamara Bunke Bider), très proche du Che, aurait émargé à la HvA. Son objectif : torpiller la guérilla de l'intérieur en commettant des erreurs permettant aux Boliviens de repérer Guevara. Mais « Tania » a été tuée par l'armée bolivienne le 31 août 1967 et aucune preuve n'a été apportée à l'appui de cette thèse. Vu son itinéraire - parents installés en RDA dès 1952, responsabilités dans les Jeunesses communistes, premier séjour à Cuba dès 1961, et installation sous fausse identité en Bolivie fin 1964 -, on peine à croire que la jeune femme n'aurait pas entretenu le moindre lien avec la HvA. Reste la CIA. Son chef de station à La Paz, John Tilton, « traitait » personnellement l'agent américain le plus haut placé en Bolivie, le ministre de l'Intérieur et chef de la police secrète Antonio Arguedas. Mais de prime abord, l'Agence ne croit pas à la présence de Guevara dans le pays. C'est avec l'arrivée d'un nouveau directeur des Plans (les opérations clandestines), Thomas Karamessines, qu'elle expédie une équipe de Cubains anticastristes. Parmi eux Félix Rodríguez, dont on ignore le rôle exact dans l'exécution du Che. Par ailleurs, une équipe de Bérêts verts, commandée par le major Ralph Shelton dit « Pappy », futur chef d'étatmajor des forces terrestres américaines, entraînait les rangers boliviens qui ont traqué Guevara avec succès. Rémi Kauffer