Che Guevara : L`autre vérité - Lenculus-le

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Che Guevara : L`autre vérité - Lenculus-le
Che Guevara : L'autre
vérité
Par Historia
Si l'on admet, à l'heure de l'Internet, que la popularité
d'un homme se mesure au nombre de sites qui lui sont
consacrés, Ernesto « Che » Guevara reste, près de
quarante ans après sa mort, une valeur sûre. Il est
répertorié 633 000 fois sur Google France. Peu si l'on
compare aux près de 2 millions de références attachées
à Charles de Gaulle. Mais beaucoup si l'on effectue une
recherche internationale : le révolutionnaire argentinocubain compte 7,37 millions de sites contre 3,59
millions à l'homme du 18-Juin. La légende dorée du Che
ne semble donc pas près de s'éteindre.
Sans se livrer à un exercice de démythification, il faut
se rendre à l'évidence : Guevara ne fut pas seulement
le « guerrillero heroico », glorifié de son vivant - et
surtout après sa mort - par le Líder maximó. Les
multiples biographies qui lui ont été consacrées
rappellent toutes la destinée de l'enfant né dans une
famille de la bourgeoisie argentine ; de l'adolescent qui,
pour surmonter son asthme, pratique le rugby, le
tennis, le golf, la natation, et se montre redoutable aux
échecs ; de l'élève doué qui se destine au métier
d'ingénieur, mais que le décès de sa grand-mère
pousse vers la médecine ; du jeune homme qui, parti à
la découverte de l'Amérique du Sud sur sa moto
surnommée Poderosa (la Vigoureuse), rencontre la
misère de la population, puis prend conscience de la
toute-puissance des grandes sociétés, telle la United
Fruit qui obtient de la CIA le renversement du régime
du progressiste Arbenz au Guatemala. Parvenu à
México en 1955, il se lie avec un certain Fidel Castro.
Cette légende dorée prend une nouvelle dimension à
l'automne 1967 quand l'image du corps du Che, abattu
à La Higuera, en Bolivie, après son arrestation, fait la
une des quotidiens et l'ouverture des journaux
télévisés. Mais c'est une autre photo, prise sept ans
plus tôt à La Havane par Alberto Korda - et non publiée
alors -, qui va donner au personnage une dimension
quasi-mystique. Parfaite incarnation du révolutionnaire
que l'on retrouve, accompagnée de ses slogans, en Mai68 (« Soyons réalistes, demandons l'impossible ! ») ou
sur les campus américains (« Allumez deux, trois,
beaucoup de Viêtnam »)... Une effigie que l'on a vue
encore au printemps dernier, lors des manifestations
anti-CPE.
Mais Historia s'attache à l'autre vérité, celle qui
commence à s'écrire. Les moins virulents doutent des
diplômes de médecin de celui que Castro avait choisi,
entre autres, pour soigner des guérilleros dans le
maquis de la Sierra Maestra. D'autres portent des
accusations autrement plus graves sur la période où il
commandait la garnison de la Cabaña : des
témoignages, vérifiés, prouvent qu'il a supervisé
directement la mise à mort de près de deux cents
opposants, au motif que « les exécutions sont non
seulement une nécessité pour le peuple de Cuba mais
également un devoir imposé par ce peuple ».
Que penser aussi de ses qualités de ministre ? Alors
que Cuba est soumis au blocus imposé par les EtatsUnis, il part chercher de l'aide à Moscou, et en revient
avec une assistance technique pour la sidérurgie et
l'agriculture, mais aussi militaire. L'affaire des missiles
nucléaires entraînera un bras de fer entre les deux K,
l'Américain Kennedy parvenant à faire plier le
Soviétique Khrouchtchev. Le « diplomate » Guevara, qui
était prêt à ce que le feu atomique soit allumé,
n'admettra jamais cette reculade de Moscou et,
électron libre, s'en prendra avec virulence à l'Union
soviétique au sommet d'Alger, mettant Fidel Castro luimême dans l'embarras.
Enfin, que penser de l'auteur de La Guerre de guérilla
qui, renonçant à toutes ses fonctions et même à sa
nationalité cubaine - à la demande du Líder maximó ? -,
exporte la révolution mais connaît l'échec d'abord au
Congo, puis en Bolivie, où il aurait été trahi par ceux-là
mêmes qu'il était venu libérer, des paysans ?
La naissance d'une icône
C'est probablement le portrait photographique le plus
célèbre du monde. Il représente le Che, vêtu d'un treillis
militaire recouvert d'un blouson, un béret avec une
étoile enfoncé sur la tête. Nous sommes le 5 mars
1960. Un million de personnes assistent au cimetière de
Colón, à La Havane, à l'un des discours enflammés de
Fidel Castro. Il s'agit d'honorer les victimes (entre 70 et
100 morts selon les sources) de l'attentat attribué à la
CIA contre le cargo français La Coubre qui déchargeait,
la veille, des armes achetées par Cuba à la Belgique.
A la tribune officielle, aux côtés du Líder máximo, se
trouvent, entre autres, les intellectuels français JeanPaul Sartre et Simone de Beauvoir. Le photographe du
journal Revolución, Alberto Días Gutierrez Korda,
assiste à ce rassemblement. Dans le livre Les 100
photos du siècle (éd. du Chêne, 1999), il raconte : « Je
n'avais pas vu le Che, qui était à l'arrière de la tribune.
Jusqu'à ce qu'il s'avance pour embrasser du regard la
foule amassée sur des kilomètres. J'ai juste eu le temps
de prendre une photo horizontale, puis une seconde
verticale [...]. Je préférais la verticale, mais il y a la tête
d'un homme qui dépasse au-dessus de l'épaule du Che.
» Il décide alors de recadrer la photo horizontale en
éliminant le profil d'un homme (à gauche) et un palmier
(à droite). Il fait plusieurs tirages dont un qu'il offre à
Giangiacomo Feltrinelli, à l'occasion d'un voyage de
l'éditeur italien à La Havane.
Sept ans passent, jusqu'au 9 octobre 1967, jour où
Ernesto « Che » Guevara est abattu par l'armée
bolivienne. Feltrinelli ressort la photo prise par Korda,
fait tirer un million de posters revendus 5 dollars pièce,
avec pour seule mention « Copyright Feltrinelli ». La
photo entame son tour du monde. Et devient une icône.
Alberto Korda (qui pose avec la photo du Che non
recadrée à Sète) ne deviendra célèbre, à son tour,
qu'au milieu des années 1990, époque à laquelle il
commencera à toucher des droits d'auteur. Il est
décédé en mai 2001.
Repères
1928
Naissance d'Ernesto Guevara de la Serna, en
Argentine.
1943
Guevara entre au lycée. Il veut devenir ingénieur.
1947
Entre à la faculté de médecine de Buenos Aires.
1951
Infirmier sur des navires marchands.
1952
Entame avec un camarade un tour de l'Amérique du
Sud sur une moto.
1953
Diplôme de docteur en médecine en poche, il repart,
cette fois en train, pour une nouvelle traversée de
l'Amérique du Sud qui le conduit à México.
- Che Pour certains, le surnom de Che, donné à Guevara,
serait dû à un tic linguistique, propre aux Argentins qui
consiste à débuter chaque phrase par ce mot, dont
l'origine "c'e" ("il y a") viendrait des immigrants
italiens. D'autres attribuent ce surnom à l'asthme dont
souffrait Ernesto Guevar
Le pantin de Fidel
Subjugué, dès leur première rencontre à México
en 1955, par l'avocat rebelle cubain, le jeune
médecin révolutionnaire argentin se pliera à
toutes les injonctions de son mentor...
Par Rémi Kauffer
Juin 1955. Ernesto Guevara vit la bohème avec sa
première femme, la Péruvienne Hilda Gadea, et traîne
son désir de révolution à México où il exerce divers
métiers alimentaires, médecin à temps partiel mais
aussi journaliste ou photographe de rue. Des copains
exilés cubains le présentent à Raúl Castro, le frère
cadet de Fidel. Libéré par Batista en mai, Raúl affiche
des idées très à gauche. Communistes même,
puisqu'avant de monter avec son aîné et leurs amis à
l'assaut de la garnison de la Moncada à Santiago de
Cuba, le 26 juillet 1953 - la première action d'éclat de
Castro tourne au fiasco -, il avait déjà la carte du parti
en poche. Cet engagement politique plaît à l'Argentin.
Les deux exilés sympathisent ; ils se voient de plus en
plus. Fidel, lui, est toujours à Cuba (condamné à quinze
ans de prison, il a été libéré en mai) même si Raúl
annonce sa prochaine venue. Un jour prochain, c'est
sûr...
Ce jour finit par arriver. Nous sommes en juillet. Un
grand escogriffe d'un mètre quatre-vingt-six pousse à la
volée la porte du 49, rue Emparán, le rendez-vous des
exilés anti-Batista de México. C'est lui, c'est Fidel ! Dans
cette « auberge cubaine » où Mariá Antonia Gonzáles et
son mari Avelimo Palomo accueillent tout le monde
avec chaleur, Guevara attend le nouveau venu. Pour se
laisser emporter par le torrent de verbe castriste.
Conversation passionnée. De 8 heures du soir jusqu'à
l'aube, Fidel parle. Guevara, subjugué, écoute, réplique
quelquefois à mots brefs, évoquant ses souvenirs de
juin-juillet 1954 au Guatemala, quand la CIA et ses
alliés locaux renversaient le gouvernement de gauche
de Jacobo Arbenz. Surtout, il fait montre d'une culture
marxiste-léniniste qui ne laisse pas son interlocuteur
indifférent.
« Révélation dans la révolution » : s'il est vrai que tout
révolutionnaire cherche inconsciemment un maître,
Guevara vient de trouver le sien. « C'est un événement
politique d'avoir fait la connaissance de Fidel Castro, le
révolutionnaire cubain, homme jeune, intelligent, sûr de
lui et d'une audace extraordinaire. Je crois que nous
avons sympathisé mutuellement », se réjouit-il le
lendemain dans son journal personnel. Cette fascination
ne se démentira jamais. Deux ans plus tard, le « Che »
confie par exemple à son compatriote et ami Ricardo
Masetti : « Fidel m'a laissé l'impression d'un homme
extraordinaire. Il faisait face aux choses les plus
impossibles et leur trouvait une solution. »
A la vie, à la mort. L'Argentin errant et son mentor
cubain accordent leurs violons plusieurs fois par
semaine. Il s'agit de mettre sur pied l'expédition qui
doit conduire au renversement de la dictature. Se
nouent en ces heures cruciales d'étroits rapports.
Egalitaires ? Non car dans le duo, c'est toujours Fidel
qui domine, le Che acceptant sans réticence de jouer
les brillants seconds. Guevara ne se sent pas taillé pour
le rôle de numéro un. Ça tombe bien : Castro a horreur
des rivaux potentiels...
Leur aventure commune se confond d'abord avec le
débarquement à Cuba du Granma, le 2 décembre 1956,
puis avec les maquis de la Sierra Maestra. Guevara s'y
montre bon guérillero. Et mieux, l'un des plus «
castromaboules » parmi les « barbudos » - et la
concurrence est rude ! La récompense ne se fait pas
attendre. Le 21 juillet 1957, sans avoir consulté qui que
ce soit, Fidel nomme l'Argentin comandante. Ainsi vont
en effet les promotions dans l'armée rebelle : au bon
vouloir du seul chef suprême.
Guevara monte en puissance. Le 21 août 1958, il prend
la tête d'une colonne de barbudos qui quitte la Sierra
Maestra, direction la province de Las Villas, au centre
de l'île. L'objectif : mettre au pas les militants du
mouvement castriste local et ceux d'un groupe rival, le
Directoire révolutionnaire. Tâche délicate dont le Che
s'acquitte si bien qu'il se rend maître de la province et,
dans les tout premiers jours de janvier 1959, de sa
capitale Santa Clara, verrou stratégique sur la route de
La Havane. Voici notre barbudo promu au rang de
vedette médiatique, coqueluche des photographes de
la presse internationale à l'instar, et ça, c'est grave, de
Fidel.
A lui, auteur d'une si belle percée, la gloire d'entrer le
premier dans La Havane ? Non, tranche Castro, déjà
metteur en scène de la marche triomphale qui, de ville
« libérée » en ville « libérée », doit le mener en
vainqueur dans la capitale. Le Che s'effacera aussi
devant un autre chef guérillero, son meilleur ami,
Camilo Cienfuegos. A popularité égale, Cienfuegos
présente deux avantages majeurs : il est cubain et fait
moins d'ombre à Fidel.
Prisonnier de son refus des honneurs, Guevara avale la
couleuvre sans broncher. Et presque aussitôt, un reptile
plus consistant encore. Promu « fusilleur en chef » du
nouveau régime (lire page 56), il se couvre les mains de
sang cubain. Quelle légitimité possède donc un
Argentin à régler ainsi les comptes de l'ère Batista ?
Surtout quand son bras droit, Mark Hermann, est un
Américain, un de ces gringos dont les compatriotes,
taxés d'impérialisme, sont accusés d'avoir téléguidé la
dictature ! Et comme d'habitude, c'est Fidel qui va tirer
les marrons du feu roulant des pelotons d'exécution :
définitivement compromis par ces fusillades en série, le
Che ne peut plus rebrousser chemin.
Le cherche-t-il d'ailleurs ? Le 20 octobre 1959, un des
guérilleros les plus prestigieux du pays, Huber Matos,
donne sa démission. Ce responsable de la province de
Camagüey s'inquiète de la dérive du nouveau régime,
contraire aux idéaux démocratiques. La nomination de
Raúl Castro à la Défense notamment, qui accentue la
mainmise des deux frères sur le pays. Comme pour lui
donner raison, Fidel ordonne à Camilo Cienfuegos
d'arrêter le « traître » sur-le-champ. La mort dans
l'âme, ce dernier s'exécute, non sans avoir tenté de
fléchir Castro au téléphone en lui rappelant l'évidence :
Matos n'a rien d'un comploteur contre-révolutionnaire
et tout d'un vieux camarade de lutte allergique au
communisme. Mort dans l'âme et bientôt mort tout
court puisque dès le 26 octobre, l'avion de Cienfuegos
disparaît corps et biens. Vrai-faux accident ? Beaucoup
à Cuba le pensent sans oser le dire, mais Guevara,
même déchiré, encaisse cette disparition de son ami
Camilo, son frère. Comme il accepte, en décembre,
l'injuste sentence de vingt ans de prison qui frappe
Matos. A l'heure où la dictature des frères Castro
s'impose, l'Argentin reste béat d'admiration devant
Fidel au point d'en perdre tout sens critique. Ce qui est
bon pour le Líder máximo est, croit-il, bon pour la
Révolution.
Celle-ci prend un tour plus radical, dont Guevara, tout à
son désir d'absolu, n'est pas le moindre des acteurs.
Promu diplomate, il visite l'Union soviétique à la fin
1960 pour en revenir ébloui, assurant que ses
dirigeants, bien qu'épris de paix, seraient prêts à
risquer la guerre nucléaire pour protéger Cuba. Il clame
aussi que les citoyens soviétiques auraient un très haut
niveau politique, assertion de nature à plier tout bon
Moscovite de rire, mais à La Havane...
La sincérité et le courage physique du Che ne font pas
l'ombre d'un doute - il les démontre une fois encore en
avril 1961, quand les anticastristes alliés à la CIA
tentent de débarquer à la baie des Cochons. Sincérité
fluctuante qui peut toutefois changer au gré des
humeurs castristes. Quelques mois plus tard, quand
Fidel décide de mettre au pas les communistes proMoscou, le Che lui emboîte le pas, siégeant dans la
commission d'enquête clandestine chargée de «
préparer » leur dossier. Ce qui n'empêche ni Moscou
d'installer des rampes de lancement de missiles
nucléaires à Cuba ni Castro et Guevara de s'en féliciter.
Quelques mois plus tard, en octobre, Khrouchtchev et
les Russes font pourtant marche arrière devant la
détermination de Kennedy. Fureur du dictateur des
Caraïbes et du Che qui auraient préféré une attaque
nucléaire contre les Etats-Unis ! Et début d'une période
de désamour entre Moscou et La Havane.
L'Argentin la vit très mal, en privé comme en public.
Invité du séminaire afro-asiatique d'Alger en février
1965, l'ancien as des Forces aériennes françaises libres
Pierre Clostermann, parfait hispanophone, l'entend par
exemple insulter les délégués soviétiques, s'en prenant
à leur virilité en termes orduriers.
Castro désapprouve-t-il ce type de sortie ? Que nenni :
il est des cas où le bras droit doit ignorer ce que fait le
bras gauche et inversement. Pour prolonger la
métaphore, disons que le bras droit de Fidel, c'est Raúl,
et son bras gauche, c'est le Che, toujours aussi
admiratif, toujours aussi instrumentalisé et toujours
aussi consentant pour l'être. De quoi relativiser les
interprétations trotskisantes du type « Fidel s'est
bureaucratisé mais Guevara, lui, restait un pur
révolutionnaire ». En fait, l'Argentin, gênant dans
l'exercice quotidien du pouvoir compte tenu du besoin
castriste maladif de tout contrôler et des monumentales
erreurs commises en matière économique (lire page
60), s'avère bien utile s'il s'agit - et c'est le cas au
milieu des années 1960 - d'impulser des guérillas dans
toute l'Amérique latine.
Le Che est d'accord. Bien sûr. Mieux, il en redemande :
en route pour de nouvelles aventures au service de
l'utopie révolutionnaire et plus concrètement de la
stratégie du Líder máximo. Le 14 mars 1965, Guevara
apparaît pour la dernière fois en public. Peu après, il
aurait eu un long tête-à-tête amical avec Castro, dit la
version officielle, griffonné quelques billets, dont un à
ses parents, et une lettre pour Fidel sur laquelle nous
reviendrons (lire page 52). A ceux qu'il rencontre,
Guevara assure prendre du recul pour s'en aller couper
la canne à sucre.
L'Afrique l'attend, soit qu'il ait de lui-même voulu
épauler les rebelles congolais marxisants, soit que ce
détour ait été imposé par les services secrets de Castro
pour motif de discrétion et/ou pour placer l'Argentin
dans un état de dépendance complète en le coupant à
jamais de ses bases cubaines. Et dans ce dernier cas,
sur ordre de qui ? Précaution supplémentaire, Castro
rend publique, le 3 octobre 1965 à La Havane, la
fameuse lettre de Guevara, annonçant qu'il reprenait sa
liberté pour poursuivre le combat révolutionnaire
ailleurs qu'à Cuba (lire page 64). Comment revenir en
arrière après un coup d'éclat pareil ! Retourner à La
Havane ? Le Che perdrait à jamais la face. Impossible
pour un vrai latino...
Tout se passe comme si Guevara avait désormais
vocation à se sacrifier au profit du Líder máximo. La
guérilla au Congo n'est qu'un hors-d'oeuvre (Castro a
de la suite dans les idées, et les années 1970 verront
s'épanouir son rêve africain avec l'intervention cubaine
en Angola).
Le plat de résistance s'appelle Amérique latine. Après
un an et demi de vie clandestine, Guevara pénètre sous
une fausse identité en Bolivie le 3 novembre 1966. Qu'il
réussisse dans son entreprise de guérilla et Fidel pourra
se présenter comme l'initiateur de l'opération, et en
recueillir les fruits. Qu'il tombe au combat, et Castro
récupérera son image héroïque pour s'en faire un
drapeau. Dans tous les cas, c'est le dictateur des
Tropiques qui sortira gagnant de l'affaire. Gentil Fidel,
qui pousse une fois encore la « bonne volonté » jusqu'à
faire rendre public, en mai 1967, ce fameux appel du
Che à la conférence Tricontinentale, texte plein de
morbidité qui se termine par ces mots terribles : «
Qu'importe le lieu où nous surprendra la mort, qu'elle
soit la bienvenue pourvu que notre cri soit entendu,
qu'une autre main se tende pour empoigner nos armes
et que d'autres hommes se lèvent pour entonner les
chants funèbres dans le crépitement des mitrailleuses
et des nouveaux cris de guerre et de victoire. » Qui
jette de telles phrases sur le papier ne peut, là encore,
plus reculer...
Le 9 octobre 1967, Guevara, capturé et déjà blessé, est
assassiné par un sergent des rangers boliviens, issue
fatale qui fait bien les affaires de Castro. Le dictateur a
toujours su manipuler les symboles religieux
omniprésents dans un vieux pays catholique comme
Cuba, mais comment aurait-il pu prévoir ce merveilleux
cadeau du destin : la photo du Che mort aux fausses
allures de Christ ? Un Jésus martyr de la lutte armée :
du jamais vu ! Et le pire, c'est que ça va marcher.
Jusqu'au bout, Castro aura su tirer parti de
l'aveuglement de son compagnon... L
Rémi Kauffer vient de publier Le Réseau Bucéphale
(Ed. du Seuil), un roman historique sur la Résistance
française.
Repères
La marche vers le pouvoir
1953
Le 26 juillet, Fidel Castro et ses compagnons attaquent
la garnison de la Moncada, coeur de la répression du
régime Batista. Coup de main raté - Castro est arrêté.
Libéré en 1955, il crée le Mouvement du 26-juillet (M
26-7).
1955
Guevara rencontre Castro à México, où ils préparent
l'invasion de Cuba.
1956
Sur ordre des Américains, Castro, le Che et les autres
Cubains sont arrêtés dans la banlieue de México.
Libérés, ils embarquent avec 80 rebelles sur le Granma.
Santiago de Cuba s'est soulevé.
1957
Les rebelles s'implantent dans la Sierra Maestra, à l'est
de l'île et mènent les premières opérations de guérilla.
Ils sont soutenus par la population.
1959
Victoire décisive le 2 janvier : ils enlèvent la ville de
Santa Clara dans le centre de l'île. Batista a pris, la
veille, le chemin de l'exil. Le 8, ils sont à La Havane.
Batista
Simple sergent, Fulgencio Batista Zaldivar, organise un
coup d'Etat militaire à Cuba en 1933 et, devenu chef de
l'armée cubaine, s'illustre l'année suivante en faisant
lyncher des ouvriers.
En 1940, il remporte les élections et est porté au
pouvoir. En 1945, à la fin de son mandat, il prend sa
retraite à Miami.
En 1951, il reçoit Fidel Castro chez lui. En 1952, il sort
de sa retraite et organise un second coup d'Etat. Fin
1958, il est chassé du pouvoir par la révolution
castriste et prend la fuite en République dominicaine.
Un bien étrange
testament
En 1965, Guevara se démet de toutes ses
fonctions officielles à Cuba pour s'en aller
reprendre la révolution, d'abord en Afrique. Il
laisse plusieurs lettres dont l'une adressée au
Líder máximo. Reste à savoir si elle ne lui a pas,
du moins en partie, été dictée.
Par Rémy Kauffer
Le 20 avril 1965, Fidel Castro proclame que le «
comandante Ernesto Che Guevara se trouve là où il est
le plus utile à la révolution ». En l'occurrence, l'exCongo belge (actuel Zaïre). Guevara a quitté
clandestinement Cuba le 2 avril. Avant son départ, Fidel
et lui se seraient entretenus en tête à tête. Le 22 mars,
le Che réunissait ses collaborateurs du ministère de
l'Industrie sans leur livrer le secret de son départ.
Quelques jours plus tard, le 30 ou le 31 croit-on, le
révolutionnaire argentin aurait écrit trois lettres d'adieu
: la première à ses parents, en particulier à sa mère très
malade (il s'y déclare partisan de « la lutte armée
comme unique solution ») ; la deuxième aux cinq
enfants issus de ses deux mariages, Hildita, Aleidita,
Camilo, Celia et Ernesto (il laisse entendre que si ces
derniers lisent cette lettre, c'est qu'il sera mort) ; la
dernière à Castro lui-même. Telle est la version avalisée
- par la bande - par les autorités cubaines. Seule
certitude, le Che se trouve au Sud-Kivu, une des régions
du Congo, le 3 octobre 1965, quand Fidel lit la lettre
d'adieu dont il était le destinataire à la tribune du
congrès de fondation du comité central du nouveau
parti communiste cubain. De prime abord, l'initiative
castriste semble étonnante : pourquoi agiter
ostensiblement le chiffon rouge sous le nez des «
impérialistes américains » ? Moins, après réflexion, s'il
s'agit de couper pour toujours la route du retour à son
ancien bras droit.
Guevara, lui, est effondré. Il confie à ses compagnons
cubains du Congo que cette lettre ne devait être
dévoilée qu'en cas de malheur : « Ce n'est pas drôle
d'être enterré vivant. » Réalise-t-il alors que Fidel le
mène depuis vingt ans par les poils de la barbe ?
La lettre que le dictateur authentifie avec tant de
complaisance contient d'abord quelques souvenirs
personnels : les premières rencontres des deux
hommes en 1955 à México, chez la Cubaine María
Antonia Gonzáles et son mari Avelimo Palomo. Vient
ensuite le paragraphe crucial qui dégage la
responsabilité de Cuba dans les guérillas guévaristes
présentes et à venir : « Je renonce officiellement à mes
responsabilités à la direction du parti, à mon poste de
ministre, à mon grade de commandant, à ma condition
de Cubain. Plus rien ne me rattache légalement à Cuba,
seulement des liens d'une autre espèce qui,
contrairement aux postes officiels, ne peuvent être
cassés. »
Le style a tout de celui de Guevara, et l'inspiration pour
partie aussi. Pour partie seulement car la formule « Plus
rien ne me rattache légalement à Cuba » est de celles
qui retiennent l'attention. D'autant que deux
paragraphes plus loin, l'auteur récidive en termes à peu
près similaires : « Je répète que je décharge Cuba de
toute responsabilité. » Par leur juridisme pointilleux, ces
phrases ressemblent aux clauses tordues grâce
auxquelles organismes publics ou entreprises privées
se ménagent une porte de sortie en cas d'imprévu. Et
par leurs implications politiques, à ces mesures de
sauvegarde qu'affectionnent les services secrets quand
ils lancent des opérations risquées. Rien ni personne ne
doit alors permettre de les mettre en cause. Les gens
du camp opposé, ceux de la CIA, préparent toujours ce
qu'ils appellent un « démenti plausible ».
Mais on peut s'étonner que Guevara, dont le
renseignement n'a jamais été la tasse de maté (sa
boisson non alcoolisée favorite), ait conçu seul un tel
coupe-circuit. Quelqu'un de mieux informé des
procédures d'action clandestine a-t-il suggéré, voire
imposé, cette formule qui ne vise qu'à protéger l'Etat
cubain ? Et dans ce cas, qui : Fidel Castro ? Ramiro
Valdéz, le ministre de l'Intérieur, grand maître de la
police et de la DGI, les services spéciaux ? Son bras
droit le vice-ministre Manuel Piñeiro, l'homme des
opérations illégales ? Osmany Cienfuegos, adjoint de
Piñeiro et frère de Camilo Cienfuegos, l'ami du Che
mort mystérieusement en 1959 ? Un proche, de toute
façon...
La lettre se poursuit par un satisfecit de révolutionnaire
en règle avec sa conscience. Pour glisser sans transition
dans la flagornerie la plus plate : « Tout ce que je peux
me reprocher, c'est de ne pas t'avoir fait plus confiance
dès les premiers temps de la Sierra Maestra et de ne
pas avoir compris assez vite tes qualités de dirigeant et
de révolutionnaire. » Passage qui, là encore, pose
problème. Pourquoi Guevara, en principe ami personnel
de Fidel, se plie-t-il à ce rite stalinien de glorification
servile du chef ? Par lyrisme mal placé ? Par crainte
pour lui-même ? Pour les siens, demeurés à Cuba ? Est-
ce un hasard s'il fait allusion à sa famille, comptant,
comme il ne laisse aucun bien matériel à sa femme et à
ses enfants, que « l'Etat leur donnera ce qu'il faut pour
vivre et s'éduquer » ?
On songe aux lettres de certains accusés des procès de
Moscou de la fin des années 1930 qui tentaient de
monnayer, à mots couverts, leur avilissement personnel
(autoflagellation ; aveux de complots, de crimes
imaginaires) contre la survie de leurs proches. Mais en
1965, le régime cubain n'avait pas encore pris le pli
ubuesque qu'il allait acquérir au fil des ans. Alors ?
La clef de l'énigme réside sans doute dans le contenu
même des entretiens entre le Che et son mentor. Y a-til eu constat de lignes politiques opposées ? brouille
définitive ? rupture ? La personnalité de Guevara incite
à penser que non : d'un caractère entier, pourquoi le
révolutionnaire argentin aurait-il proclamé son accord
fondamental avec Castro si telle n'était plus la vérité ?
Et dans le cas contraire, pour quelle raison aurait-il
changé si brutalement au point de se renier ?
Faute de documents d'archives, toujours en possession
de la seule dictature castriste s'ils ont jamais existé,
nous voici réduits aux conjectures à propos de cette
lettre mystère dont on ne sait ni à quelle date exacte, ni
dans quelles conditions elle a été rédigée.
En 1985 puis 1987, Castro fera bien mine de lever le
voile sur ses ultimes entretiens avec le Che lors de
conversations avec le moine dominicain Frei Betto, puis
le journaliste italien Gianni Minna. Mais peut-on croire le
dictateur quand il affirme que la publication du
testament de Guevara était le seul moyen de répondre
aux rumeurs colportées par la presse internationale ?
Dans le doute, on s'en tiendra à la version la plus
logique. En 1965, le Che restait sous le coup de
l'admiration béate envers Castro qu'il avait éprouvé dès
les premières heures. Et quand les deux hommes se
sont revus en 1966 pour préparer l'aventure bolivienne,
Guevara ne pouvait plus reculer. Beaucoup moins
romantique que la légende guévariste dorée, à coup
sûr, car cette faille marque les limites du personnage.
Mais beaucoup plus proche de la vérité sans doute.
Castro a-t-il sacrifié son compañero ?
L'hypothèse séduit les anticastristes de droite, mais
aussi d'extrême gauche où certains verraient bien levilain-bureaucrate-stalinien livrer le brave-guérillerogénéreux à la CIA, les services secrets américains, dans
le but d'empêcher le brasier révolutionnaire de dévorer
toute l'Amérique du Sud. L'amoralisme habituel du
dictateur ne pouvant tenir lieu de preuve historique,
rien ne l'étaye de manière convaincante. Ce qu'on sait,
c'est que Castro avait promis armes et soutien à la
guérilla bolivienne, et qu'il s'est bien vite contenté du «
service minimum », au risque - sans doute conscient de réduire à néant les chances de réussite. Parce qu'il
avait cessé d'y croire au vu du démarrage poussif des
opérations dont le Journal de Bolivie du Che (Castro luimême le rendra public en mai 1968) donne une idée
précise ? Parce que des éléments nouveaux de nature à
modifier sa stratégie étaient intervenus entre-temps ?
Si Guevara fut une victime de la tortueuse politique du
Líder máximo, force est de constater, en l'absence de
toute protestation de sa part, qu'il s'agissait d'une
victime consentante.R. K.
En complément
Ernesto Guevara connu aussi comme le Che, de Paco
Ignacio Taibo II (Métailié/Payot, 2001).
Che, de Pierre Kalfon (Le Seuil, 1998).
Œuvres III, "Textes politiques", d'Ernesto Che Guevara
(Maspéro, 1971).
Œuvres IV, "Journal de Bolivie", d'Ernesto Che
Guevara (rééd. La Découverte, 1995).
L'année où nous n'étions nulle part, extraits du journal
d'Ernesto Che Guevara en Afrique, de Paco Ignacio
Taibo II, Froilán Escobar, Félix Guerre (Métailié, 1995).
Le "petit boucher" de la
Cabaña
Durant les premiers mois qui suivent la victoire
de la révolution cubaine, le comandante Guevara
se retrouve à la tête d'une forteresse militaire.
Sa mission : superviser les exécutions des
anciens du régime de Batista, puis de
révolutionnaires jugés trop timorés. Avec un zèle
manifeste !
Par Jacobo Machover
Les exécutions sont non seulement une nécessité pour
le peuple de Cuba mais également un devoir imposé
par ce peuple. » Telle est la réponse, datée du 5 février
1959, signée du commandant en chef du département
militaire de la Cabaña, une ancienne forteresse
coloniale de La Havane, Ernesto Che Guevara, à une
lettre de son compatriote, l'Argentin Luis Paredes, qui
s'inquiète des exécutions quotidiennes et massives que
rapporte la presse internationale. Guevara ajoute : «
J'aimerais que vous vous informiez par une presse qui
ne soit pas tendancieuse afin de pouvoir apprécier dans
toute sa dimension le problème que cela suppose. »
La presse non « tendancieuse », notamment
Revolución, l'organe du Mouvement du 26-juillet (M 267), l'organisation dirigée par Fidel Castro, informe
effectivement au quotidien, sans rien cacher, des
exécutions perpétrées dans l'ensemble de l'île,
particulièrement à la Cabaña, et ce depuis les premiers
jours de la prise du pouvoir par les barbudos.
Les tribunaux révolutionnaires siègent sans
discontinuer dans toutes les casernes, depuis la
Moncada, à Santiago de Cuba, à l'est de l'île - sous les
ordres de Raúl Castro, le frère de Fidel -, jusqu'à la
Cabaña, à La Havane, sous les ordres, elle, de Guevara
depuis le 3 janvier. Leur rôle est d'en finir avec les «
sbires » de la dictature de Batista afin d'empêcher
toute possibilité contre-révolutionnaire et, surtout, de
répandre la terreur vis-à-vis de quiconque aurait
l'intention de se soulever contre le nouveau pouvoir.
Les titres et les éditoriaux de Revolución assument,
sans aucun état d'âme, les sentences prononcées après
des simulacres de procès qui aboutissent, en règle
générale, à la peine capitale. Le ton est radical, surtout
après les premières critiques de la presse américaine :
« Suspendre les exécutions reviendrait à irriter le
peuple », « Contre le pardon », « N'arrêtez pas la justice
exemplaire », « Les exécutions éviteront davantage de
sang » (sic), « Pourquoi nous fusillons les criminels de
guerre », etc. Les tribunaux prononcent ainsi leur
verdict sous les feux de la rampe.
Raúl Castro ordonne des exécutions massives dans l'est
du pays. En un seul jour, soixante-huit personnes sont
passées par les armes. Revolución l'annonce fièrement
à la une : « Exclusif ! Voyez la liste des fusillés à
Santiago de Cuba. »
A la Cabaña, les procès ont lieu en présence des
journalistes. Quelques heures, parfois quelques minutes
suffisent pour envoyer à la mort des hommes
considérés comme des tortionnaires ayant servi la
dictature mais aussi des gens qui n'ont joué aucun rôle
dans la répression. Il suffit d'une dénonciation, de
quelques cris poussés par un homme ou une femme
assoiffés de vengeance, pour que la sentence soit
prononcée et, quelques heures plus tard, pendant la
nuit, mise à exécution.
Des « volontaires » sont mis à contribution. Parfois, ce
sont des membres de la famille des « martyrs de la
Révolution » qui sont invités à faire partie du peloton.
C'est le cas d'Olga Guevara (sans aucun lien de parenté
avec le guérillero), soeur d'un révolutionnaire
assassiné, qui répond à cette étrange invitation (faire
partie de ceux qui vont exécuter un des condamnés à
mort) par une fin de non-recevoir : « Ce militaire-là a
tué mon frère et trente habitants de Pilón, mais je ne
pourrais pas tirer sur lui de sang-froid. » Ce sera le seul
témoignage critique sur les exécutions publié dans
Revolución.
Pour la plupart, les exécutants des basses oeuvres sont
les soldats de la caserne de San Ambrosio, aux ordres
d'un des guérilleros qui comptera parmi les fidèles du
Che, l'accompagnant de la Sierra Maestra jusqu'au
Congo et en Bolivie, avant son exil en France en 1996,
qui forment le gros des pelotons : Dariel Alarcón
Ramírez, dit « Benigno ». Lui-même les emmène parfois
à la Cabaña, où il voit le Che. Il entend aussi les
témoignages des soldats qui décrivent Guevara
observant les exécutions, en fumant un cigare sur le
mur qui surplombe le fossé de la forteresse. « Pour ces
soldats qui, jamais auparavant, n'avaient vu le Che,
c'était quelque chose d'important. Cela leur donnait
beaucoup de courage », raconte-t-il aujourd'hui.
De fait, la présence de Guevara est alors une caution et
un stimulant pour les soldats. Mais le Che lui-même
n'est qu'un exécutant. Les ordres viennent de plus
haut. Ils arrivent sous la forme d'enveloppes scellées,
tous les soirs vers six heures. Selon le témoignage de «
Benigno », Guevara les attend avec impatience, faisant
preuve d'une étrange nervosité lorsque le messager
prend du retard. Ces plis contiennent les sentences qui
vont être prononcées un peu plus tard par le tribunal
révolutionnaire de la Cabaña, le plus important et le
plus implacable qui, toutefois, ne fait que suivre les
instructions de Fidel Castro en personne.
Il est rare que quelqu'un soit acquitté. C'est soit la
peine de mort, soit dix, vingt, trente ans de prison. Ce
sont d'abord les hommes de l'armée de Batista qui sont
condamnés. Les exécutions sont filmées et les images
diffusées ensuite à la télévision et aux actualités
cinématographiques projetées sur grand écran. Ainsi,
dans l'un des films conservés, on voit un ex-militaire
noir se plier en deux après la décharge des fusils puis
tomber à la renverse dans le fossé. Dans un autre film,
on voit le chapeau d'un des principaux officiers de
l'armée vaincue s'envoler au moment où il va lui aussi
s'écrouler dans le fossé. Celui-ci avait d'abord été jugé
dans un stade de base-ball, devant une foule enhardie
et face aux caméras de télévision. Il avait même osé
comparer son procès à un « cirque romain ». Devant le
tollé d'une partie de la population cubaine et de la
presse américaine, il fut rejugé, plus discrètement cette
fois, mais n'échappa pas à la mort.
Les journaux, surtout le grand hebdomadaire Bohemia,
reprennent des séquences photos pleine page et
racontent dans le détail ce qui se passe au cours des
procès, particulièrement les témoignages des
dénonciateurs. Les juges improvisés (peu de temps
auparavant, ils se trouvaient encore dans les maquis)
ne font que suivre les demandes des procureurs (eux
aussi improvisés), elles-mêmes dictées par l'ancien
avocat Fidel Castro, qui ne s'embarrasse guère
d'arguties légales. La révolution n'est-elle pas source de
droit ? C'est en tout cas ce qu'affirment certains juristes
importants qui, eux, n'étaient pas improvisés.
La presse, essentiellement Bohemia, tout de suite après
la prise du pouvoir par Castro, avance le chiffre de vingt
mille morts, chiffre invérifiable et manifestement
exagéré, qui a pour but de donner une dimension
autrement épique à une guérilla facilement venue à
bout d'une armée démoralisée et peu préparée à faire
face à des adversaires décidés. L'exagération,
abondamment illustrée par des photos de cadavres de
révolutionnaires et de civils en première page des
journaux, vise aussi, bien sûr, à justifier les procès
organisés sans les moindres garanties judiciaires.
Il arrive pourtant que des juges refusent de condamner
sans preuves des accusés. C'est le cas des pilotes de
l'armée de Batista accusés d'avoir bombardé des villes
et des villages pendant cette guerre qui n'en fut pas
une. Les membres du tribunal qui osent acquitter les
pilotes sont aussitôt démis de leurs fonctions. Fidel
Castro, qui n'a que faire de la séparation des pouvoirs,
accourt devant le tribunal pour faire office de procureur
et annuler la sentence trop clémente à son goût, si bien
que les pilotes sont de nouveau condamnés, quelques
jours plus tard, au cours d'un autre procès.
Che Guevara, lui, est plus discret. Il n'use guère de ses
talents oratoires, beaucoup moins développés que ceux
du commandant en chef, pour parvenir à la
condamnation des accusés. Il lui suffit de recevoir les
ordres pour les faire appliquer. Au cours des premiers
mois de 1959, pendant lesquels il officie à la Cabaña,
près de deux cents exécutions documentées, avec le
nom des victimes et la date de leur mort, sont à mettre
directement à son compte. C'est ce qui lui vaut, à
l'époque, le surnom de carnicerito (le petit boucher) de
la Cabaña.
Le boucher principal, lui, ne trempe pas directement
ses mains dans le sang. Castro se contente de déclarer
à la foule : « Il n'y aura plus de sang. » Les journaux
annoncent la suspension des exécutions, puis, le jour
suivant, leur reprise. La clémence n'est que de courte
durée.
Le Che, cependant, ne se contente pas d'appliquer les
ordres de l'état-major, de juger les accusés, si toutefois
l'on peut considérer cela comme des jugements, et de
veiller à leur application immédiate. Il pratique
également des simulacres d'exécution et des sévices
moraux. Selon le témoignage de Fausto Menocal, qui
n'a échappé à la mort que parce qu'il était membre de
la famille d'un ancien président de la République de
Cuba, Guevara a été son geôlier personnel pendant
près de deux jours : « J'ai dû rester debout quarante
heures, jour et nuit, sans manger, sans boire, devant
lui, dans son bureau. C'était un long couloir où des
hommes en armes allaient et venaient, pour lui faire
signer des ordres et recueillir ses instructions. Ils se
moquaient de moi lorsqu'ils me voyaient. C'était
Guevara lui-même qui m'interrogeait. Un soir, après
avoir été enfermé dans une cellule, il est venu me voir
pour me dire : "Ecoutez, Menocal, nous allons vous
fusiller cette nuit." J'ai été amené devant le peloton
d'exécution. On m'a attaché à un poteau, on m'a bandé
les yeux, puis il y a eu une décharge de fusils. Alors, on
est venu tirer le coup de grâce. J'ai senti sur ma tempe
un grand coup. C'était en fait un coup porté à la crosse
du fusil, à la suite de quoi je me suis évanoui. »
Fausto Menocal était accusé, à tort, d'être un mouchard
à la solde de Batista. Il fut emprisonné dès les premiers
jours de janvier 1959 pour n'être relâché qu'en avril.
Après quoi, il prit le chemin de l'exil.
Guevara s'acharne particulièrement sur ceux qu'il
considère comme étant des « mouchards » ou des «
sbires » de la dictature. Mais ensuite vient le tour
d'anciens révolutionnaires.
Nombre de ceux qui, imprudemment, avaient fait
l'éloge de la répression, qui n'avait pour but que
d'instaurer la terreur autour du chef suprême, se
trouvent pris dans un engrenage dont ils ne peuvent
plus sortir. C'est le cas de Huber Matos, l'égal de
Guevara et de Camilo Cienfuegos lors de la guérilla de
la Sierra Maestra, qui fut l'un des principaux chefs
guérilleros avant d'être nommé gouverneur miliaire de
la province de Camagüey, au centre du pays. Tous ont
trempé, à un degré ou un autre, dans les exécutions qui
ne cesseront jamais au cours d'un demi-siècle de
révolution (précisons que le castrisme s'est chargé de
rétablir la peine de mort, abolie par la Constitution de
1940). Ils semblent d'ailleurs appuyés ou entraînés par
des foules déchaînées qui réclament dans la rue et
dans les meetings officiels « ¡ Paredón ! ¡ Paredón ! » («
Au poteau ! Au poteau ! »).
Matos ne conteste pas la légitimité de la répression
barbare, mais il manifeste son désaccord avec le
tournant pris par le gouvernement révolutionnaire dans
le sens d'une plus grande radicalisation et d'un
rapprochement avec l'Union soviétique. Il envoie alors
une lettre de démission à Fidel Castro. Il est aussitôt
arrêté par Camilo Cienfuegos - qui disparaît quelques
jours plus tard dans un accident d'avion dont jamais on
n'a retrouvé les restes. Au procès de Huber Matos, c'est
le commandant en chef lui-même qui assume le rôle de
procureur, face à un accusé qui n'échappe à la mort
que pour être condamné à vingt ans de prison.
Guevara, pour sa part, a su rester en retrait de ces
dissensions au sommet et de ces purges. Il est le fidèle
parmi les fidèles, au même titre que Raúl Castro. Jamais
il n'émet la moindre critique. Au contraire, il pousse
dans le sens d'un virage plus rapide vers le
communisme. Il en devient même le théoricien, celui
qui est chargé de visiter les pays socialistes et de
défendre la révolution cubaine dans les tribunes
internationales.
Même à l'étranger, il est marqué par son passé, celui
des quelques mois passés à la Cabaña. Après un
discours devant l'Assemblée générale des Nations unies
le 11 décembre 1964, il est interrogé par les délégués
de certains pays latino-américains et par celui des
Etats-Unis sur la répression dans l'île. Il répond sans
ambages : « Nous avons fusillé, nous fusillons et nous
continuerons à fusiller tant que cela sera nécessaire.
Notre lutte est une lutte à mort. »
En 1964, cela fait déjà longtemps que les annonces et
les photos des exécutions ne s'étalent plus en première
page des quelques publications qui paraissent encore
dans l'île. Quelques mois plus tard, d'ailleurs, il n'en
restera plus qu'une : le quotidien Granma, organe du
comité central du Parti communiste de Cuba, né de la
fusion de Revolución et du quotidien du Parti socialiste
populaire (l'ancien PC stalinien), Hoy. L'annonce de
cette fusion, par « manque de papier », est faite par
Castro dans son discours de mise en place du comité
central, prononcé le 3 octobre 1965. Dans ce même
discours, il donne lecture à la lettre d'adieu du Che (lire
page 52).
Les propos de Guevara aux Nations unies, sa
revendication publique des actes les plus barbares de la
révolution, ne sont pas pour rien dans son départ forcé
de Cuba. Il est trop radical pour Castro. Son image n'est
pas celle d'un libertaire idéaliste, mais plutôt d'un
homme de pouvoir implacable. Les paroles contenues
dans sa lettre, adressée à Fidel, dans laquelle il
envisage son propre sacrifice plutôt que la mort des
autres, contribueront à modifier son image : « Si mon
heure définitive arrive sous d'autres cieux, que l'on
sache que ma dernière pensée sera pour ce peuple et
spécialement pour toi. »
Ainsi, peu à peu, Che Guevara va acquérir une autre
dimension. L'homme qui a procédé à tant d'exécutions
laisse place au guérillero qui n'hésite pas à donner sa
vie pour ses idéaux. Le passé de bourreau est ainsi
occulté au profit de l'idée de martyr. Sa mort en Bolivie
dans des conditions sordides consolidera le mythe.
Mais, pour les descendants des fusillés, le
révolutionnaire argentin restera à jamais l'homme des
tribunaux révolutionnaires et des pelotons d'exécution
de la Cabaña. L
Né à La Havane en 1954, Jacobo Machover réside à
Paris depuis 1963. Il enseigne également à l'Ecole
supérieure de gestion de Paris. Il est l'auteur de Cuba,
totalitarisme tropical (10/18), et prépare un ouvrage sur
Che Guevara, à paraître chez Buchet-Chastel. Les
témoignages ont été recueillis par l'auteur qui est aussi
le traducteur des textes de Guevara.
leçons
Les expérimentations de Guevara dans
l'agriculture, l'industrie ou à la Banque nationale
aboutissent toutes à un bilan globalement...
négatif. L'économie cubaine, marquée par son
idéologie, en paye, encore aujourd'hui, le prix.
Par Vincent Bloch
Depuis la fin du XVIIIe siècle, l'inquiétude autour de
l'hétérogénéité « raciale » et sociale des composantes
de la nation avait fait de l'unanimité et de
l'homogénéité les valeurs centrales de la culture
politique cubaine. En rendant les conflits et le manque
d'audace politique responsables des maux du pays,
Fidel Castro s'inscrit dans la même matrice : seule une
transmission directe et sans discussion des ordres, du
sommet de l'Etat vers le bas de la société, pourra
instaurer un ordre national et mener Cuba vers le destin
messianique que lui avait prophétisé José Martí, le «
héros de la république », instigateur de la seconde
guerre d'Indépendance, mort au combat en 1895. Il
existe donc une affinité particulière entre la vision
politique de Fidel Castro et les principes économiques
prônés par Ernesto Che Guevara.
Malgré son identification avec les idéaux
révolutionnaires les plus avant-gardistes, Guevara
partage la vision traditionnelle des élites latinoaméricaines au sujet des « classes subalternes » : sans
conscience politique ni aptitude propre à fonder un
ordre social juste, elles doivent être guidées dans la
découverte de leur « vertu » civique par les gens «
capables » et « civilisés ». Castro est autant convaincu
de la possibilité de réduire l'imprévisible à néant, en
soumettant la société à une organisation infaillible, que
Guevara veut couper radicalement les hommes de tout
ce qu'ils avaient vécu auparavant, au moyen d'une
refonte totale des structures économiques.
« L'homme nouveau » se trouve au carrefour de ces
deux appréhensions de l'action politique : Ernesto
Guevara veut « produire » des citoyens conscients de
toutes les incidences de leur comportement individuel
sur la « santé » du collectif.
« L'homme nouveau » est loyal, désintéressé,
discipliné, disposé au sacrifice, car son bonheur
individuel doit consister à vivre dans la norme décidée
pour le groupe par les leaders. L'Etat, la société civile et
les individus ne doivent faire qu'un, et poursuivent les
mêmes buts. En outre, la progressive éradication de
l'argent et des stimulants matériels entre dans le cadre
d'une vision austère de « l'homme nouveau ».
Après la prise du pouvoir, la « viabilité » de la nation,
donc du projet révolutionnaire, est subordonnée au
développement économique. Parce qu'elle mobilise
l'essentiel des ressources du pays en même temps
qu'elle assure la partie la plus importante de ses
revenus, l'économie sucrière étouffe le développement
des autres secteurs. La réforme agraire doit permettre
la redistribution des terres et, de là, la diversification de
la production agricole, qui générera une augmentation
du produit intérieur brut (PIB). De cette façon, il sera
possible de lancer la phase d'industrialisation qui fera
de Cuba un pays autosuffisant. En complément des
revenus additionnels tirés de la croissance économique,
l'emprunt sur le marché international est censé financer
le projet de développement. En elle-même, cette vision
n'est guère éloignée des stratégies de substitution des
importations appliquées ailleurs, mais ce sont les
moyens de sa mise en oeuvre qui en diffèrent
radicalement.
La réforme agraire revêt une importance politique de
premier ordre. D'une part, le clan rapproché de Fidel
Castro est persuadé qu'il ne peut y avoir de révolution
sans l'appui des paysans et des ouvriers, et d'autre
part, alors que les institutions sont encore sous le
contrôle de la coalition démocratique et libérale qui
réunit toutes les forces d'opposition à Fulgencio Batista,
la création de l'Institut national de la réforme agraire
(Inra) va permettre de fixer le pouvoir entre les mains
des éléments les plus radicaux.
En février 1959, la Constitution de 1940 - suspendue de
fait depuis le coup d'Etat du 10 mars 1952 - est
remplacée par une nouvelle loi fondamentale qui,
conformément à la législation en vigueur dans la Sierra
Maestra pendant la phase de guérilla, prévoit une
réforme agraire. Finalement promulguée le 17 mai
1959, elle s'appuie sur l'article 90 de la Constitution de
1940, qui proscrit le latifundisme et l'augmentation de
la propriété étrangère sur la terre. Rédigée par
l'assistant de Guevara, le géographe et économiste
Antonio Núñez Jiménez, la loi interdit la possession de
fincas (propriétés rurales) d'une superficie supérieure à
30 caballerías (402,6 hectares). Le maximum peut être
élevé à 100 caballerías (1 342 hectares), s'il s'agit de
cannaies ou de rizières « d'intérêt national », et ce
même si elles appartiennent à des étrangers. Environ
10 % des fincas et 40 % des terres sont affectées par la
réforme. La compensation s'effectue avec des bons à
vingt ans dont le taux d'intérêt est fixé à 4 %.
Pourtant, alors que la réforme se réclame du principe
selon lequel « la terre appartient à celui qui la travaille
», la plupart des domaines confisqués sont nationalisés
et transformés en coopératives. Fidel Castro est nommé
président de l'Inra et Núñez Jiménez assure la direction
quotidienne des opérations. Guevara voit l'Armée
rebelle - qui s'est illustrée dans la Sierra Maestra comme l'avant-garde de la révolution, et veut à terme
forger tout le peuple cubain à son image. La nouvelle
armée exécute les décisions de l'Inra, dirigeant parfois
les exploitations transformées en coopératives, tandis
que des départements sont créés au sein de l'institution
- celui de l'industrialisation est ainsi confié au Che - et
permettent au groupe rapproché de Fidel Castro
d'accroître ses pouvoirs en empiétant sur les
prérogatives du gouvernement.
Non seulement une large marge de manoeuvre est
octroyée aux officiers chargés de nationaliser les
exploitations en difficulté - en vertu d'une nouvelle loi
de novembre 1959 - ou affectés à la direction des
coopératives, mais l'Inra contrôle également le crédit
autant qu'il assigne les ressources. A terme, cet institut
incorpore également le commerce des produits, et la
création en 1961 de l'Association nationale des petits
agriculteurs (Anap) répond à la volonté de Guevara
d'intégrer l'intégralité de la production agricole au
service de la Junte centrale de planification (Juceplan),
mis en place en février 1960. C'est l'Anap qui procure
les semis aux agriculteurs, lesquels doivent vendre
quasiment l'intégralité de leur récolte à l'Etat. Dès lors,
au lieu de la diversification agricole, de l'augmentation
de la production et d'une meilleure allocation des
ressources, les pénuries font rapidement leur
apparition, et les carnets de rationnement sont
instaurés en mars 1962.
La réorganisation de l'industrie nationale s'effectue
également dans le cadre de l'Inra. Le manque de
rentabilité ou les conflits entre la direction et les
salariés servent de prétexte pour nationaliser petit à
petit les entreprises. En février 1961, le département de
l'industrie contrôle environ les trois quarts des
capacités industrielles de l'île et un ministère de
l'Industrie est créé sous la direction de Guevara.
Sur le même modèle que l'agriculture, et alors que 60
000 des 150 000 « travailleurs » que son ministère
emploie sont affectés dans le secteur du sucre, le Che
adopte un système de centralisation d'une grande
rigidité. La désorganisation est pourtant l'empreinte
caractéristique de son passage au ministère.
Le départ en exil de nombreux administrateurs et
statisticiens, la difficulté d'assurer l'approvisionnement
en pièces détachées, le manque de pétrole et d'autres
ressources naturelles font cruellement défaut à la fois à
l'industrie existante et aux plans élaborés par Guevara.
L'une des solutions mises en place par le ministre
consiste à développer le travail volontaire pour pallier le
manque d'efficacité des « cadres ». Il finit par
reconnaître lui-même la qualité médiocre des biens de
consommation courante qui sortent des usines
cubaines, mais insiste encore une fois sur le niveau de
conscience que doivent atteindre les « travailleurs »
dans une société révolutionnaire. Ce n'est qu'à la fin
des années 1960 et surtout dans les années 1970 que
les « stimulants moraux » seront graduellement
remplacés par des « stimulants matériels », guère plus
efficaces d'ailleurs. Un vaste secteur privé regroupant
artisans, plombiers, mécaniciens, etc. survit sans que
sa contribution soit mise à profit.
Guevara élabore par ailleurs les projets les plus divers
pour doter le pays d'une industrie propre. Mais les plans
concernant les industries navale, mécanique,
sidérurgique, chimique, ou dérivées de la canne à
sucre, se heurtent, au même titre que le recrutement
de techniciens qualifiés d'Europe de l'Est, à
l'impossibilité d'enrayer le déficit de la balance des
paiements. De 12,3 millions de pesos en 1961, le déficit
commercial passe à 237 millions en 1962 et à 322,2
millions en 1963.
Depuis le troisième remaniement ministériel de
novembre 1959, Ernesto Guevara a remplacé
l'économiste libéral Felipe Pazos à la tête de la Banque
nationale de Cuba. Encore une fois, l'improvisation est
la marque de sa gestion, alors que le financement des
réformes agricoles et industrielles est la clé de voûte de
ses projets économiques. L'impossibilité d'assurer des
crédits à long terme pour le développement des
différents projets rend la politique économique de plus
en plus hasardeuse et conduit au gel des prix en mars
1962. Finalement, en 1964, le gouvernement
révolutionnaire décide d'abandonner l'industrialisation
et se replie sur la stratégie fondée sur le sucre et
l'agriculture.
C'est aussi le moment où Ernesto Guevara se réoriente
vers la propagation de la révolution à l'échelle
internationale. Le symbole de son échec économique
est le retour à une économie prisonnière du sucre et
dépendante de l'aide des « pays frères ». Son idée
selon laquelle « il est impossible de construire le
socialisme avec les instruments du capitalisme » fera
pourtant long feu, bien longtemps après son départ de
la Banque nationale et du ministère de l'Industrie.
En 1968, le gouvernement déclenche « l'Offensive
révolutionnaire » et en termine avec tous les petits
commerces et les petits métiers privés qui subsistaient
légalement à Cuba. Pour la zafra (la récolte) de 1970,
Fidel Castro fixe la barre à 10 millions de tonnes (la
récolte de la canne à sucre n'atteindra que 8 millions de
tonnes, un record malgré tout), et affecte toutes les
forces productives à la réalisation de l'objectif, alors
que la comptabilité dans les entreprises a été abolie.
La mobilisation révolutionnaire de « l'homme nouveau »
rejaillit par période, et Fidel Castro déclare dans les
années 1970 que les dirigeants ont géré l'économie
dans les années 1960 avec « une mentalité de
guérilleros ». L'absentéisme, le faible intérêt pour le
travail à l'intérieur du secteur étatique, les vols - qui
sont aujourd'hui légion dans toutes les entreprises et à
tous les niveaux - sont une réaction à cette conduite de
l'économie qui date des origines de la révolution
cubaine.
Depuis les années 1970, la réimplantation partielle et à
chaque fois provisoire de secteurs privés régis par la loi
de l'offre et de la demande a toujours redonné du
dynamisme à l'économie, mais l'enrichissement privé et
la liberté individuelle continuent d'être vus comme
sources de conflit, qui font craindre une rupture de
l'unité sociale et de la nation.
Doctorant en sociologie à l'Ecole des hautes études en
sciences sociales.
Repères
Aux affaires
1959
Castro nomme Guevara, chef de la section Industrie à
l'Institut national de la réforme agraire, le 7 octobre. Le
10 décembre, il est président de la Banque centrale.
1961
Le 24 janvier, il devient le premier ministre de
l'Industrie du régime castriste ; le 5 septembre,
ministre du Travail.
1964
Le 25 mars, il représente Cuba à la première
conférence de l'Organisation de coopération et de
développement économiques (OCDE), qui se tient à
Genève. Il y dénonce le blocus mis en place par les
USA. Le 24 octobre, l'économie de pénurie est
décrétée.
Le "comandante" des
guerres perdues
Renonçant à ses fonctions à Cuba, le Che
entreprend d'allumer "deux, trois Viêtnam" dans
le tiers-monde. L'aventure congolaise tourne au
cauchemar, celle de Bolivie se conclut par son
assassinat.
Par Paul-Eric Blanrue
Le 14 mars 1965, Ernesto Guevara descend de l'avion
qui le ramène de Prague, après une longue mission
diplomatique autour du monde, et s'enferme avec Fidel
Castro durant quarante heures à Cojimar, près de La
Havane. On ne reverra plus le Che en public. Les
rumeurs vont bon train. A-t-il fait défection ? A-t-il été
éliminé ? A-t-il été conduit dans un asile d'aliénés ? Ses
démêlés avec les bureaucrates cubains sont fréquents :
il soutient qu'une économie socialiste doit être
dépourvue de critère de rentabilité (lire page 60). Par
ailleurs, le discours qu'il a prononcé à Alger, le 24
février précédent, est un véritable réquisitoire contre
les Soviétiques, qu'il accuse de « marchander leur
soutien aux révolutions populaires au profit d'une
politique étrangère égoïste, éloignée des grands
objectifs de la classe ouvrière ».
La lumière sur sa disparition ne se fera que deux ans
plus tard. En fait, Fidel n'a pas supprimé physiquement
son compañero : il lui a seulement, dira-t-il plus tard, «
confié d'autres missions qui devraient enrichir son
expérience de la guérilla »...
Che Guevara est-il parti volontairement, a-t-il été
sacrifié pour des motivations politiques ou est-il la
victime d'une rancune personnelle ? Nul doute que sa
présence embarrasse Fidel Castro, qui dès 1959 en a
fait son ambassadeur sur les tous les continents. La
lettre du Che, lue en public en octobre 1965 (lire page
54) dégage à ce point le Líder máximo de toute
responsabilité que certains n'hésitent pas à lui imputer
le retrait brutal d'Ernesto Guevara de la vie politique
cubaine.
Le fait est que le Che, grand admirateur de Mao et du
défunt Staline (« Celui qui n'a pas lu les quatorze tomes
des écrits de Staline ne peut pas se considérer comme
tout à fait communiste », déclare-t-il), ne s'est jamais
satisfait de la « coexistence pacifique ». Quelques
années plus tôt, il publie le traité, La Guerre de guérilla,
dans lequel il promeut l'expérience de la révolution
cubaine comme méthode de prise du pouvoir dans le
tiers-monde. Il appelle de ses voeux à la création
d'armées populaires dans chaque point chaud du globe
afin de multiplier les fronts pour abattre l'impérialisme
yankee. Ce qu'il appelle « allumer deux, trois, plusieurs
Viêtnam ».
Homme d'action plus que de pouvoir, « petit
condottiere » comme il s'intitule lui-même, le Che - qu'il
ait eu ou non le choix de partir - a sans doute sauté sur
l'occasion qui lui était offerte de se relancer dans une
aventure qui lui permettait de mettre en pratique ses
théories sur la lutte armée, en même temps qu'elle
rendait service à Castro et élargissait l'influence de
Cuba dans le camp des non-alignés (ni sur Moscou ni
sur Washington).
Le 22 mars 1965, au ministère de l'Industrie, Guevara
prend congé de ses collaborateurs. Début avril, barbe
rasée, maquillé par les services secrets cubains, il
s'embarque incognito pour Dar es-Salaam, en Tanzanie.
Objectif : intégrer l'Armée de libération du Congo et
renverser le pouvoir « impérialiste » qui s'est emparé
du pays. Le 11 décembre précédent, dans son discours
devant l'Assemblée nationale des Nations unies, il a
déclaré que « tous les hommes libres du monde doivent
s'apprêter à venger le crime du Congo », à savoir
l'assassinat en janvier 1961, du Premier ministre Patrice
Lumumba - celui qu'Allen Dulles, directeur général de la
CIA, les services secrets américains, a qualifié d'« autre
Castro ». Il se donne cinq ans pour y parvenir. Il n'y
restera que sept mois.
Ex-possession belge, indépendante en juin 1960, le
Congo-Léopoldville (puis Congo-Kinshasa, puis Zaïre,
actuellement République démocratique du Congo)
traverse une période agitée. Avec l'aide des Etats-Unis,
le nouveau Premier ministre Moïse Tshombé veut mater
la rébellion qui, sous l'inspiration de mouvements
progressistes et communistes, embrase le pays. Le Che
y envisage une nouvelle Sierra Maestra pour enflammer
l'Afrique noire.
Sur place, une équipe de combattants cubains le rejoint
: tous noirs de peau, pour sensibiliser la population à la
cause. Fidèle à ses principes, Guevara choisit de se
fondre dans le milieu local. Armé d'un dictionnaire de
swahili, il porte le nom de Tatu, qui signifie « trois » (car
il se présente comme le n° 3 de la hiérarchie, après
deux Noirs).
Un premier petit groupe, dont fait partie Tatu, quitte
Dar es-Salaam pour le Congo. Le 22 avril, ils arrivent à
Kigoma, sur le lac Tanganyika, qu'ils traversent avec
difficulté pour rejoindre Kibamba, qui leur sert de base.
Une centaine de guérilleros cubains arrivent ensuite.
Guevara se heurte vite à la réalité congolaise. La
nourriture est peu abondante, le paludisme et les
maladies vénériennes, contractées dans les maisons
closes de Kigoma, font des ravages parmi les troupes.
Le choc le plus brutal est d'ordre culturel : animisme,
polygamie, schémas comportementaux qui se
fracassent... Lorsqu'il apprend que les Congolais
absorbent de la dawa, une « potion magique » censée
rendre invulnérable aux balles, et que les soldats
refusent par superstition de se réfugier dans des
tranchées, le Che s'aperçoit que sa vision du monde est
à mille lieues de celles des autochtones. L'optimisme
des débuts laisse place à l'inquiétude.
Il découvre aussi qu'il existe de nombreuses dissensions
chez les guérilleros. Entre combattants rwandais et
congolais tout d'abord, ce qui rend difficile la lutte
commune : les rivalités ethniques masquent les
rapports de force, malgré un ennemi commun, les
Etats-Unis. Entre les combattants congolais du front et
leurs dirigeants qui restent à l'arrière, ensuite. De plus,
la situation n'est guère plus brillante : les désaccords au
sein de l'état-major de la rébellion congolaise se font
chaque jour de plus en plus évidents. Au bout d'un mois
et demi, le Che définit, dans son Journal, l'Armée de
libération comme une « armée de parasites », qui ne
sait ni s'entraîner ni travailler. L'indiscipline est totale.
Les rares combats sont des fiascos. Guevara et le
commandant rwandais Mundandi étudient un plan
d'attaque contre la centrale électrique de Bendera,
située sur le fleuve Kimbi. Bilan : vingt-deux morts, dont
quatre Cubains, tués par un déluge d'artillerie.
L'attaque prévue au même moment contre la caserne
de Katenga, se solde aussi par un échec.
Certains Cubains dépités sont tentés de déserter. Un
comportement qui ne lève pas la suspicion que
nourrissent les Congolais à leur égard. S'y ajoute le
manque de chance : à peine Mitoudidi, chef d'étatmajor de la guérilla congolaise, tente-t-il de réorganiser
le camp de base qu'il se noie en traversant le lac !
Le 7 juillet, après des semaines de tergiversation,
Laurent-Désiré Kabila, l'un des chefs maquisards, alors
âgé de 27 ans, accompagné de Massengho, arrive enfin
à Kibamba et rencontre le Che qui lui fait part de son
désir d'aller sur le front, un « privilège » qui ne lui a pas
encore été accordé par les Congolais. Mais Kabila repart
au bout de cinq jours pour la Tanzanie et la base du
Che se retrouve de nouveau plongée dans une semiléthargie.
Tatu est las. Il se sent « plus dans la peau d'un étudiant
boursier que dans celle d'un combattant ». Tout au plus
participe-t-il, le 11 septembre, fusil-mitrailleur au poing,
à l'attaque d'un convoi de camions ennemis. Un
Rwandais ne respecte pas la consigne et provoque une
fusillade générale. Nouvel échec...
Les trois mois restants accentuent la dégringolade. En
septembre, le président tanzanien Julius Nyerere,
pourtant allié de Cuba, lâche le Che en suspendant
l'autorisation de faire transiter des armes par son pays.
Vers la fin du mois, le gouvernement congolais lance
une contre-offensive, promettant la vie sauve à tout
porteur de tracts antiguérilla se rendant à l'armée
loyaliste. Puis Moïse Tschombé est démis de ses
fonctions : pour beaucoup de Congolais, la lutte ne se
justifie plus.
La décomposition de l'Armée de libération du Congo est
entamée. Guevara se voit dans l'obligation de
commencer l'évacuation des Cubains, qui embarquent
à l'aube du 21 novembre pour Kigoma. C'est pour lui,
note-t-il, un « spectacle douloureux, lamentable,
bruyant et sans gloire ». Plaquer le modèle de la Sierra
Maestra sur le Congo a été une erreur tragique.
Il passe quatre mois à Dar es-Salaam, dans
l'ambassade de Cuba, au secret. Il tente de comprendre
sa faillite : « J'ai essayé de faire adopter par mes
hommes le même point de vue que moi sur la situation
et j'ai échoué. » Avant de rentrer, en catimini, à Cuba,
en juillet 1966, il passe quatre autres mois à Prague.
C'est d'ailleurs dans la capitale tchécoslovaque qu'il
commence à songer à la Bolivie. Il veut y créer un
centre de formation de guérilleros. Pourquoi la Bolivie ?
Sans doute parce qu'elle est limitrophe de cinq
poudrières, agitées de divers mouvements
révolutionnaires : le Pérou, le Chili, le Paraguay, le
Brésil et son Argentine natale. De plus, la situation du
pays, à la tête duquel se trouve la junte du général
Barrientos (démocratiquement élu, pourtant), est
marquée par de grandes inégalités sociales : de larges
couches de la population vivent dans la pauvreté. La
Bolivie compte enfin cinq millions d'habitants regroupés
sur un dixième du pays. En théorie, la tête de pont
idéale pour soulever tout le continent sud-américain.
Dans les faits, rien ne va fonctionner comme prévu
durant de cette aventure bolivienne.
Chauve, rasé de près et chaussé de grosses lunettes,
Guevara, alias Ramón Benitez, quitte La Havane pour
Moscou le 23 octobre 1966. A Prague, il prend un train
pour Vienne, passe par Paris avant d'embarquer pour le
Brésil. Il arrive à La Paz, capitale de la Bolivie, le 3
novembre, avec un passeport uruguayen au nom
d'Adolfo Mena González. Puis il redevient « Ramón ».
C'est dans une ferme perdue au bord du rio
Nancahuazú, au sud-est du pays, qu'il implante sa base
d'entraînement. Ils sont dix-sept Cubains, lui compris,
peu à peu rejoints par une poignée de Boliviens et de
Péruviens, formant un groupe d'une cinquantaine de
personnes en tout. Comme d'habitude, un optimisme à
tous crins est de rigueur au début, même si le Che
estime qu'il lui faudra ce coup-ci pas moins de « dix ans
avant de terminer la phase insurrectionnelle » !
Mais à nouveau, les problèmes s'accumulent. Il faut
d'abord supporter le climat de la jungle bolivienne, une
géographie hostile, la maladie, les insectes. Le petit
groupe n'est pas adapté à ces conditions extrêmes.
Ensuite, le Che doit faire face à des déconvenues liées à
la population. En raison d'une récente réforme agraire,
les paysans sont moins enclins que prévu à
s'enflammer pour la cause des guérilleros - qui ont
d'ailleurs, du fait de leur fatigue et des maladies, des
allures telles qu'ils apeurent ceux qu'ils sont censés
venir libérer. Dans la plupart des cas, les paysans,
d'origine guaranie, méfiants envers les étrangers, sont
indifférents. Il faut ajouter que la région choisie est peu
habitée, ce qui rend difficile par définition tout
soulèvement populaire.
Parmi les « alliés », même panade. Guevara bénéficie
tout d'abord de l'appui de Mario Monje, secrétaire
général du Parti communiste bolivien (PCB), qui promet
approvisionnement et aide. Mais coup de théâtre : le 31
décembre, après une rencontre tendue avec le Che,
Monje met fin à la coopération et appelle à cesser la
lutte. Le plus proche soutien du Che retourne sa veste !
Moscou n'a pas besoin de révolution en Amérique
latine. L'internationalisme prolétarien n'est plus ce qu'il
était...
Lorsque, plus tard, Jorge Kolle, second secrétaire du
PCB, et Simon Reyes, dirigeant des mineurs, rentrent
de La Havane disposés à débattre avec le Che des
conditions de la lutte en Bolivie, la guérilla rurale est
coupée de tous liens avec la ville à la suite du début
des combats : la rencontre n'a jamais lieu.
Bref, il faut faire la révolution sans médicament (le Che
est asthmatique), sans provision (ils en sont parfois
réduits à manger leur cheval...), sans carte précise et
sans communication, leur radio étant incapable
d'envoyer le moindre message ! Non relayés, les
communiqués de la guérilla ne rencontreront aucun
écho : le Che en est réduit à les laisser à des paysans
de rencontre.
Les premières actions de terrain commencent au début
de 1967. En février, une vingtaine d'hommes partent en
reconnaissance dans la région nord, vers le rio Grande.
Ils y restent le double du temps prévu, soit quarantehuit jours, ce qui provoque leur épuisement prématuré
et des interrogations dans les rangs.
Moises Guevara (simple homonyme), ex-membre du
PCB, a rejoint la guérilla avec huit recrues. Cela aurait
pu être le début d'un retournement de situation ; ce
sera une catastrophe. Le 11 mars, deux hommes
désertent et l'un d'eux, fait prisonnier, donne ses
camarades. Un troisième suivra et confirmera tout.
Voilà donc l'armée informée de l'existence d'une
guérilla sur son sol, dont le chef se fait appeler « Ramón
» et pourrait être le Che.
Le 23 mars, le premier véritable combat contre une
patrouille militaire fait 7 morts et 14 prisonniers dans
les rangs de l'armée bolivienne. Mais l'allégresse du
Che n'a qu'un temps. La venue d'une équipe de trois «
internationalistes », composée de l'intellectuel français
Régis Debray, alias « Danton », de l'Argentin Ciro
Bustos et de l'Argentino-Allemande Tamara Bunke, alias
« Tania », va compliquer singulièrement sa tâche. La
Jeep de celle-ci est découverte, avec des documents
compromettants. Puis, comme l'armée bolivienne se
met en marche, il faut évacuer Régis Debray - qui de
son propre aveu ne se sent « pas mûr pour la mort » et Ciro Bustos. Résultat : la guérilla se sépare en deux
groupes, celui de Joaquín (identifié par certains comme
étant Juan Vitalo Acuna) et celui du Che. Ils ne se
reverront plus.
Debray et Bustos sont arrêtés en compagnie du
journaliste anglais Roth qui a cherché à faire un scoop.
Tandis que Debray est enfermé, Bustos croque les
visages des guérilleros, dont il livre tous les noms - et
dénonce la présence du Che.
L'armée bolivienne a occupé le campement central. Si
elle perd quelques hommes au cours d'embuscades,
plusieurs guérilleros de valeur sont tués durant les
combats, notamment Eliseo Reyes, « le meilleur
homme de la guérilla », selon le Che.
Pour lutter contre la guérilla, l'effectif des soldats
boliviens est porté à 5 000 hommes. En face, ils sont 25
à être restés autour du Che - qui porte désormais le
pseudonyme de Fernando -, arpentant les montagnes
dans tous les sens, à la recherche d'eau, de nourriture...
et de Joaquín. Ils parcourront environ 600 kilomètres en
six mois !
Un front va s'ouvrir un moment : les districts miniers
ont été rebaptisés « Territoires libres » par les ouvriers.
Mais l'embellie ne durera pas. Alors que les mineurs
décident de soutenir la guérilla, l'armée occupe les
installations. Le 7 juin, le gouvernement bolivien
décrète l'état de siège. Le 24, c'est le « massacre de la
Saint-Jean » : des dizaines de mineurs sont tués, 200
sont envoyés en camps.
Début juillet, l'Armée de libération nationale de Bolivie
(tel est le nom de la troupe de rebelles) occupe la
localité de Samaipata (1 700 habitants) et reprend
momentanément espoir. Rien à faire, le désastre
continue : un déserteur conduit l'armée régulière à une
cache, plusieurs hommes sont tués au combat. Et le 31
août, au cours d'une embuscade au gué de Puerto
Mauricio, la colonne de Joaquín est décimée.
En septembre, le gouvernement bolivien présente des
photos retrouvées à Nancahuazú, au campement
central, dont celles des faux passeports uruguayens du
Che. Les autorités savent maintenant que c'est lui qui
dirige les opérations, une information qui donne une
saveur particulière à la traque des rebelles.
Guevara, apprenant par radio le massacre de la troupe
de Joaquín, est anéanti. Ses hommes, en guenilles, sont
réduits à boire leur urine. Tout le monde tombe malade.
Epuisement général. Le Che décide de se diriger vers le
nord, où il couve l'idée chimérique d'ouvrir un «
deuxième front ». Fin septembre, l'avant-garde tombe
dans une embuscade, qui lui cause de nouveaux morts.
Le révolutionnaire a désormais conscience que la fin
approche. Le 8 octobre, comble de l'ironie, les
guérilleros se font dénoncer par un paysan, Pedro Pena,
qui a pris peur à leur vue. Ils sont poursuivis dans le
canyon de Churo et se font encercler par 300 soldats,
encadrés par des « conseillers » américains.
Guevara note : « Si le combat se produit après 15
heures, et dans notre intérêt le plus tard possible,
grandes seront nos chances car la nuit [...] est l'alliée
naturelle des guérilleros. » Seulement voilà : le combat
commence vers 13 heures. Pour échapper aux rangers
du régiment Manchego, le Che fragmente son groupe. Il
est blessé et gravit la montagne, appuyé sur l'un de ses
compagnons, « Willy ». Les deux hommes tombent aux
mains de l'armée bolivienne et sont conduits à La
Higuera, un village à deux kilomètres de là, où on les
enferme dans une école.
Le 9 octobre, vers midi, Guevara est abattu à bout
portant d'une rafale de mitraillette par le soldat Mario
Terán. Son corps, dans lequel on retrouve neuf impacts,
est exposé le lendemain dans une morgue improvisée
de Vallegrande. Fin de la mission bolivienne.
Cette fois, le Che n'a pas eu l'occasion de s'interroger
sur son nouvel échec. Revenant du Congo, il a cru que
sa déconvenue africaine lui avait fait prendre
conscience de ses erreurs. Mais les préparatifs de la
guérilla bolivienne ont été encore plus hâtifs : malgré
un entraînement draconien dans la province de Pinar,
auquel Castro a lui-même assisté, aucun réseau n'a été
développé, aucune vérification sérieuse sur place
effectuée. Le Che s'est fié à son intuition, à quelques
relais et aux hommes qui l'entouraient.
Bon tacticien mais piètre stratège, il a négligé la
situation internationale, croyant peut-être que Moscou
le soutiendrait, alors qu'il avait déjà été lâché au Congo.
Il a ensuite mal jugé la situation locale, ne parvenant
pas à sensibiliser les autochtones. Les insurgés n'ont
pas réussi à incarner les attentes de la population
rurale (en fait, ce sont les mineurs qui ont été les plus
sympathisants et non les paysans) et à transformer la
guérilla en guerre de masse. Selon la terminologie
marxiste-léniniste, les conditions n'étaient pas «
remplies pour déclencher la révolution ». Volontariste et
impatient, contredisant certaines de ses propres
maximes, Guevara a cru qu'un foyer insurrectionnel
pouvait suffire à en créer les prémices, à l'image de ce
qui s'était passé à Cuba (avec Castro), en Chine (avec
Mao) et au Viêtnam (avec Giap). Mais ni au Congo ni en
Bolivie il n'est parvenu à gouverner la moindre zone
rurale, une assise qui lui aurait permis de grignoter le
terrain et de faire tomber les villes.
Reste à savoir si Guevara voulait vraiment gagner ces
guerres, ou s'il lui importait d'abord de les faire. Son
idéologie personnelle l'a poussé à vouloir créer un «
homme nouveau » qui ne doit pas hésiter à se sacrifier.
D'un autre côté, son retrait plus ou moins forcé des
affaires cubaines l'a certainement conduit à accepter
l'idée de sa mort. Il s'obstine à tel point dans sa fuite en
avant qu'à la lecture de son Journal de Bolivie certains
ne peuvent s'empêcher de penser à une sorte de
suicide conscient. Un suicide qui rejoindrait son désir de
raser la société capitaliste jusque dans ses fondements.
Le guérillero écrit en effet, dans son dernier message,
d'avril 1967 : « Il faut mener la guerre jusqu'où l'ennemi
la mène : chez lui, dans ses lieux d'amusement ; il faut
la faire totalement. » Des paroles que ceux qui
prennent le Che pour un martyr christique ont quelque
peu opportunément oubliées... L
Spécialisé dans les mystifications historiques, Paul-Eric
Blanrue éclaire de manière critique les grandes
énigmes de l'Histoire.
Repères
1965
Mars : Guevara quitte ses fonctions ministérielles.
Avril : arrivée au Congo avec les premiers Cubains.
Novembre : évacuation du Congo.
1966
Octobre : Guevara part pour Moscou, Vienne, le Brésil,
pour gagner la Bolivie.
3 novembre : arrivée à La Paz.
7 novembre : il installe son camp à Nancahuazú.
1967
Mars : premiers affrontements avec des soldats
boliviens.
Mai : répression de l'armée bolivienne contre les
mineurs.
Septembre : des "conseillers techniques" américains
accompagnent les rangers boliviens à La Higuera.
8 octobre : Guevara, blessé, est capturé. Il est exécuté
d'une rafale de mitraillette le lendemain.
Le "barbudo" et les barbouzes
Dans l'ultime lettre à ses parents, Guevara se compare
à un don Quichotte qui sentirait une fois de plus sous
ses talons « les côtes de Rossinante ». Le fait est qu'en
tentant d'exporter la révolution dans toute l'Amérique
latine, le naïf au poing levé va s'engluer dans une toile
d'araignée dont plusieurs services secrets tirent les fils.
A commencer par la Dirección General de Inteligencia
(Direction générale du renseignement) cubaine. Plus
précisément le vice-ministre de l'Intérieur Manuel
Piñeiro et son adjoint Osmany Cienfuegos, le frère de
feu Camilo. Ils vont orchestrer la « disparition » du
Che, son implantation au Congo, son retour à Cuba, ses
ultimes rencontres avec Castro, son entrée clandestine
en Bolivie.
A l'insu du KGB soviétique ? Peu probable car, depuis
1963, nombre de cadres de la DGI sont entraînés en
URSS. De plus, à partir de 1965, la HvA
(Hauptverwaltung für Aufklärung, Administration
centrale de renseignement) est-allemande est très
présente à Cuba. Justement, on a prétendu que l'EstAllemande « Tania » (Haidee Tamara Bunke Bider), très
proche du Che, aurait émargé à la HvA. Son objectif :
torpiller la guérilla de l'intérieur en commettant des
erreurs permettant aux Boliviens de repérer Guevara.
Mais « Tania » a été tuée par l'armée bolivienne le 31
août 1967 et aucune preuve n'a été apportée à l'appui
de cette thèse. Vu son itinéraire - parents installés en
RDA dès 1952, responsabilités dans les Jeunesses
communistes, premier séjour à Cuba dès 1961, et
installation sous fausse identité en Bolivie fin 1964 -, on
peine à croire que la jeune femme n'aurait pas
entretenu le moindre lien avec la HvA.
Reste la CIA. Son chef de station à La Paz, John Tilton,
« traitait » personnellement l'agent américain le plus
haut placé en Bolivie, le ministre de l'Intérieur et chef
de la police secrète Antonio Arguedas. Mais de prime
abord, l'Agence ne croit pas à la présence de Guevara
dans le pays. C'est avec l'arrivée d'un nouveau
directeur des Plans (les opérations clandestines),
Thomas Karamessines, qu'elle expédie une équipe de
Cubains anticastristes. Parmi eux Félix Rodríguez, dont
on ignore le rôle exact dans l'exécution du Che. Par
ailleurs, une équipe de Bérêts verts, commandée par le
major Ralph Shelton dit « Pappy », futur chef d'étatmajor des forces terrestres américaines, entraînait les
rangers boliviens qui ont traqué Guevara avec succès.
Rémi Kauffer

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