Anne Deneys-Tunney - Philippe Sollers/Pileface

Transcription

Anne Deneys-Tunney - Philippe Sollers/Pileface
PAROLEIMAGECOULEUR
PRESENCE A SOI ET SUPPLEMENT,
AU CROISEMENT FARGIER-SOLLERS
ANNE DENEYS-TUNNEY
Quelques point de repères historiques d’abord, sur ces jeux croisés entre Fargier/Sollers, de ces
jeux entre identité, identification, double, dédoublement et redoublements.
Premier acte, sanctification ou de l’adoration du verbe: le jeu du Fils.
1980-1983, Jean-Paul Fargier réalise Sollers au Paradis, « un film de Philippe Sollers et JeanPaul Fargier » de 60 minutes. Décrit par Jean-Paul Fargier ainsi, au dos de la boîte du DVD du
film :
« Philippe Sollers, cerné dʼimages comme un saint de vitrail ceint de son auréole, lit une heure
de son Paradis 2...
On est en 1981 ou 83, ou 2016 ou 2299... Le temps ne compte plus, cʼest lui qui nous conte et
Sollers est son prophète, son aède, son reporter, son envoyé spécial.
Le Poète a évité lʼEnfer, contourné le purgatoire, dormi au paradis, son berceau de
naissance... Soleil de retour, il contemple la Terre, constate la catastrophe, regarde lʼagitation,
les foules, les sols, les fleuves, les chocs, sʼouvre, remonte le courant et au centre de la fureur
écoute battre son cœur, palpiter son souffle, jaillir des mots, des phrases, la musique... Il
parle, se parle, nous parle dʼHistoire, dʼÉternité... Paroles sans chaîne dʼun corps glorieux...
Venise existe toujours, Dante attend la visite de lʼéchappée. »
Acte deux, d’un catholique à l’autre: l’incarnation ou la Littérature :
1984, Sollers au pied du mur, un film de Philippe Sollers et de Jean-Paul Fargier de 60 minutes,
décrit ainsi par Jean-Paul Fargier au dos du DVD :
« Le Mur des Lamentations, le Mont des Oliviers, la grotte du Saint-Sépulcre, la pente de la
Mer Morte, les falaises de Qumran, les trompettes introuvables de Jéricho...
En Israël, Philippe Sollers médite à haute voix sur les traces visibles de la Bible. Exégète, il
pointe les échos entre les deux Testaments... LʼÉcriture, la Parole, la Résurrection, le Messie,
le Fils de la Vierge, père de sa mère...
Prophète contemporain, il vitupère lʼoubli de la transcendance... Prêtre de la Littérature, il
lance Joyce vers le Mur millénaire... célèbre une messe dont lʼépître est son Paradis...
Un voyage unique, impossible aujourdʼhui. »
Acte trois :
Mai 1984, Sollers joue Diderot réalisé par Jean-Paul Fargier, produit par la Maison de la
Culture de Reims.
Dernier acte, c’est ce film qui nous a réunis cet été, Jean-Paul Fargier et moi, dans un château
du côté de Dijon, où nous étions invités à parler, lui de son film et de Sollers en Diderot, et moi
de Diderot joué par Sollers et mis en scène dans les ravissants jardins du Palais Royal (aucun
lieu au monde n’exprime à ce point ce que le mot culture veut dire) par Jean-Paul Fargier.
Sollers en costume d’époque, traînant sur les bancs du jardin une jolie femme au profond
décolleté, tandis qu’il lui sussure à l’oreille les paroles de qui ? De Jacques dans Jacques le
Fataliste ? À moins qu’il ne s’agisse de d’Alembert dans Le Rêve de d’Alembert? Ou encore,
paroles de Sollers ou de Fargier : « la télévision, c’est la psychanalyse » ?
Jean-Paul Fargier a trouvé en Sollers son double, religieux d’abord : catholiques tous les deux,
l’un, Fargier, devait entrer dans les ordres, avant d’arriver à Paris et d’être détourné de sa foi et
de son destin par l’Histoire avec un grand H, c’est-à- dire par le cinéma et Mai 68, tandis que
l’autre, Sollers, déclarera beaucoup plus tard que sa foi en l’Église romaine et la littérature sont
les seuls remparts efficaces contre la vulgarité et le vide du monde moderne. Double politique
ensuite. Tandis que l’un fonde Tel Quel, et combat l’antilittérature (Philippe), l’autre, JeanPaul, entre aux Cahiers du Cinéma, puis passe du côté de la vidéo art, des images télévisuelles
pour dire que ce sont elles le vrai langage de la modernité. Complices de jeu dans L’Art :
comme le dit Sollers: « soit on est dans le cercle de l’art, soit on n’y est pas ». C’est dans cette
foi en l’Art qu’ils se sont reconnus ultimement, de l’art comme seule chance de survie, comme
seule réalité capable de réenchanter le monde, et d’accéder à la beauté c’est-à-dire à la
possibilité de vivre, tout simplement.
Sollers a articulé pour Fargier, une fois pour toutes, que l’art est un combat – ainsi pour Sollers
l’image la plus appropriée pour représenter l’écrivain est celle du Mousquetaire combattant
l’ignominie et l’infamie, c’est-à-dire la rentabilité, le pouvoir, l’industrie, la modernité,
l’université, la marchandise, etc. Et comme il n’y a jamais de hasard dans la vie, c’est ainsi que
quelques années plus tard, Jean-Paul s’installera à Paris pour une femme, dans l’ancien
appartement, derrière la Place des Vosges, des trois Mousquetaires !
Si l’œuvre vidéo de Fargier est habitée par tant d’écrivains, c’est que pour Fargier, il y a
fondamentalement – c’est aussi la thèse de Sollers – une unité de l’art. Et que le moteur de cette
unité ce n’est pas l’image, mais bien plutôt la parole. C’est la parole qui fait bouger les images
chez Fargier, qui leur donne leur rythme, leur orientation dans l’espace. Orientation qui est
aussi, comme dirait Kant, « une orientation dans la pensée ». Oralité, rythme, carnavalesque,
collages, mots grossiers, religieux et sublimes, tout part toujours de la parole, tout le génie
s’exprime par le dire, qui prend sa forme et sa couleur dans l’image vidéo.
Diderot rêvait d’un clavecin animé, dans Le Rêve de d’Alembert, c’est-à-dire d’un clavecin où
chaque note produirait une couleur différente. C’est en quelque sorte les Correspondances de
Baudelaire avant la lettre. Jean-Paul Fargier dans sa relation à Philippe Sollers a donné forme et
vie à ce rêve. Correspondances, décalages, métaphorisations à l’infini entre la parole, la bouche
qui dit les mots (gros plans sur la bouche de Sollers dans Sollers Paradis, art de la digression,
ainsi dans cette vidéo, une marguerite incrustée en haut de l’image circule joyeusement pour
faire éclater les couleurs pop – la bouche qui parle produit des sons tandis que l’image son
s’amuse avec eux. Les met en couleurs. En forme, les étire dans le temps. Disjointes ou
rapprochées, le couple paroles/mouvements des images s’amuse et nous sourit. Festin pour
l’oreille et l’œil, l’image devient dans l’art vidéo de Fargier cet art total qui absorbe tout, ou
plutôt crée une harmonie et un rythme total qui absorbent en eux la pensée, la couleur, la parole
incarnée du Verbe de la Littérature, la beauté, le sacré, le cul (gros plan porno sur les parties
génitales d’un couple qui fait l’amour) et l’intempestif. C’est ce dialogue constant entre la
parole de l’écrivain et l’image du vidéaste, de l’écriture, de la voix qui lit le texte, et de l’image
vidéo, c’est de ce dialogue des formes « où les sons et les couleurs se répondent » (Baudelaire),
de cet enroulement de l’image sur la parole, c’est sur ce mode que l’art de Fargier se décline,
ayant comme double, à la fois comme père idéal, fils, rival, super-ego, Dieu, la bouche d’ombre
d’où sort le Verbe, le génie Sollers.
Loin de vouloir tuer le père, ou Dieu, Fargier dans son œuvre joyeuse et subversive se cache
derrière Sollers, par modestie. Par révérence aussi. Sollers est la bouche d’ombre qui dit le
sacré. Et Fargier et sa caméra vidéo tournent autour de cette bouche d’ombre pour y trouver sa
lumière, sa vérité. Admiration, amour, rivalité, filiation, double infiniment dédoublé et célébré,
il y a beaucoup de choses dans cette partition à deux. Fargier admire et filme, Sollers se laisse
embarquer dans ce nouveau Cythère des images... tous les signifiants bougent dans ce festin
pour l’œil et l’oreille. Tout fait sens et refuse le sens à la fois. On n’est pas ici dans la durée de
l’image cinéma, mais dans l’instant vidéo, image plate faite d’incrustations où tout glisse à
toute vitesse et circule comme sur une patinoire à glace.
« L’importance de la couleur dans la vidéo vient de ce que la couleur est une fonction primaire
du sexe » écrit Fargier dans Sollers vidéo Fargier, définissant ainsi son esthétique. Parole,
couleur, vidéo, sexe, tout prend sens dans ce carambolage métaphysique. Présence à soi? Estce que c’est cela qu’apporte aux images de Fargier la voix de Sollers? Les gestes de Sollers? Le
visage de Sollers se lisant lui-même? Il faut du sacré pour que l’art advienne et ce sacré, c’est
quelque part Sollers qui le porte en lui et le répand dans ses paroles. Dans ce fétichisme de la
parole de l’écrivain dont témoignent les images de Fargier, ce qui se joue c’est peut-être la
même quête, enquête ou plutôt célébration de cette parole qui contient en elle la prophétie ou la
présence à soi de l’esprit (ou de l’art) nécessaire pour que la couleur et l’image vidéo se mettent
en branle.
« Il y a le Sollers de la télé, que l’on connaît, brillant, enjoué, vif, profond tout en restant léger,
fonçant droit sur l’objectif qu’il s’est assigné, calculant son temps, le jouant serré, l’air relaxe.
Et il y a un autre Sollers, le même mais moins pressé, ou davantage, que j’enregistre depuis
sept ans en vidéo. Sept vidéos. Sept fois une voix. Il est temps de voir ce que cela donne sur du
papier. Un livre ? Un livret ? Une vidéo délivrée ? Du vide ? » écrit Fargier en 1988.
Filmer Sollers c’est faire de l’image vidéo un manifeste. Car Sollers incarne dans la littérature
française contemporaine la parole, c’est-à-dire l’urgence de la Littérature. Le mettre en scène
c’est à chaque fois tenter d’atteindre le chant de la Littérature où la voix de l’écrivain devient
musique, avec ses accélérations vertigineuses, ses respirations, ses pauses, ses rythmes en
accélérations constantes. Comme dans une danse érotique, la voix de Sollers monte et descend,
animant l’image de sauts et sursauts imprévisibles et nécessaires. Aléatoires, mais nécessaires.
C’est de ce dialogue entre la voix et l’image que se cherche et s’élabore le nouveau dia- logue
du son et de l’image, du signifiant et du signifié (qui est qui dans ce jeu de dédoublements
perpétuels?). Ce n’est pas un hasard si Diderot est aussi de la partie. Ce maître irrévérencieux
du dialogue fait voler en éclats toutes les catégories de la métaphysique et de sa déconstruction.
Ainsi tout est dans tout chez Diderot: le monstre devient l’homme (pour la femme) et vice versa
; et les chèvre-pieds font disparaître à la fin du Rêve de d’Alembert la séparation biologique
entre le valet et la chèvre, pour libérer les hommes du travail humiliant et contraire à leur
identité d’hommes de l’état social dégradant de valets.
En supprimant la ponctuation dans son Paradis, Sollers ouvre la voie à une écriture orale qui
n’est plus rythmée que par les respirations ou reprises du souffle de celui qui lit. Ainsi Sollers
indique-t-il à Fargier, comme Godard précédemment, l’Art du pneuma, c’est-à-dire l’art
comme respiration fondamentale. L’art qui s’écrit comme un souffle vital qui se reprend et
s’essouffle pour mieux s’expirer juste après. C’est dans ce mouvement que l’image vidéo se
découvre, elle aussi, comme respiration vitale – tantôt comme jeu digressif, comme montage
parodique ou carnavalesque – c’est dans ce jeu permanent de point et de contrepoint (l’art de la
fugue ?), de jeu digressif entre la couleur et la voix que se dit le désir, la beauté, la vérité, et le
rire. Il y a toujours beaucoup d’humour dans le rapport des images de Fargier à la voix de
Sollers. Comme une danse qui n’est jamais illustrative de la voix, mais rythmique, et qui de
temps en temps ne suit plus le tempo, s’émancipe, pour ensuite revenir au rythme initial... La
pensée – image de l’œuvre de Fargier a besoin de Sollers pour se mettre en branle, se lancer,
s’amuser, s’autoréférencer. Dans ce jeu, les signifiants et les signifiés à la fois se démultiplient
et se brouillent. Qui est le sujet? Qui est l’objet? Le référant? Le référé? Écoute-t-on Sollers
pour mieux voir les Images de Fargier? Ou voit-on mieux les images de Fargier parce qu’elles
sont parlées par la bouche de Sollers ? Qu’y a-t-il à voir et à entendre ? Le son de l’Image? Ou
la couleur du Verbe?
Fargier fait de la littérature une performance et un spectacle. Ce faisant, il renoue ainsi avec
l’ancienne tradition de la littérature orale et chamanique. Ce pionnier de l’art vidéo qu’est
Fargier doit donc remonter aux sources d’un art primitif de la voix et du verbe, sacrés parce que
de l’ordre d’une présence à soi qui se réalise par l’intermédiaire d’un Verbe toujours relié à
Dieu. De même, l’art vidéo ne peut accéder à lui-même qu’en remontant à la source du Verbe,
la Littérature, pour accéder à une présence qui à la fois le dépasse (l’écriture) et ne se restitue à
lui que sous la forme d’une parole originaire. Le « supplément de l’écriture » (comme dirait
Derrida à propos de Rousseau) a ainsi été évacué, pour que la présence à soi de l’image son
vidéo parvienne à s’accomplir. Pas de hors-champ dans l’art vidéo. Une présence à soi réalisée
dans la dimension de l’image parole qui évacue toute référence à un au-delà. Dans Paradis
vidéo Fargier fait de la voix un spectacle, effaçant ainsi le signifiant de l’écriture. Il ne reste
plus grâce à l’imagesoncouleur de la vidéo que cette imagesoncouleur et la bouche d’ombre qui
parle. Cette évaporation disparition de l’écrit du roman, de la page du livre, indique bien qu’il
s’agit pour Fargier d’effectuer avec l’art vidéo, dans l’art vidéo, un changement de paradigme
historique et culturel. Oublions les livres et revenons à la paroleimagecouleur. Dans cet
effacement de l’écrit, de l’écriture, ce qui se dit c’est bien la fin d’une époque métaphysique et
de la supériorité de l’écriture sur l’oralité. Toute l’œuvre de Derrida est une tentative de
déconstruction, dans De la Grammatologie en particulier, de cette opposition entre l’oralité
(soit la « présence à soi ») d’un côté, et l’écriture (soit le « dangereux supplément ») de l’autre,
qui produit une chute dans la représentation, hors de la présence.
Dans le fond, c’est peut-être cela le projet esthétique de Fargier. Faire échapper l’œuvre à la
représentation, en la réinscrivant dans ce qui la fuit depuis ses origines, à savoir le Verbe ou la
Parole. Retrouver une présence à soi qui ne doit rien aux signes ou aux symboles, ou à
l’écriture, mais qui prend sa source, part directement du souffle, de la parole. L’image n’est
plus ici, comme l’écriture dans sa relation à la parole, un « dangereux supplément », mais au
contraire, elle est ce qui démultiplie comme un écho démultiplie le son et le rythme des bruits,
le battement de la voix et de la vie. Le couple Fargier-Sollers, c’est un couple de situationnistes
de la « voix image ». Pas de passé, pas de futur, mais un présent éternellement rejoué d’une
parole qui s’effectue dans la couleur d’images sons qui s’écoutent comme un cœur qui bat.
Picasso a dit un jour: « La ponctuation est un cache-sexe qui sert à dissimuler les parties
honteuses de la littérature ». Moi je dirai que la voiximagecouleur de Fargier permet non
seulement la disparition de la ponctuation, mais aussi de l’écriture, de la page et du livre. Elle
permet une réinscription dans le corps sexe du spectateur du sens et de la beauté.

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